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36 | 2013
Proust, 1913
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/genesis/866
DOI : 10.4000/genesis.866
ISSN : 2268-1590
Éditeur :
Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), Société internationale de génétique artistique
littéraire et scientifique (SIGALES)
Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2013
ISBN : 978-2-84050-893-9
ISSN : 1167-5101
Référence électronique
Genesis, 36 | 2013, « Proust, 1913 » [En ligne], mis en ligne le , consulté le 12 janvier 2023. URL :
https://journals.openedition.org/genesis/866 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genesis.866
INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Textes réunis et présentés par Nathalie Mauriac Dyer
1913 : Proust corrige d'abondance les épreuves de son premier volume et bouleverse le
plan du roman pour faire place au personnage d'Albertine. Le centenaire de la
publication de Du côté de chez Swann est l'occasion de revenir sur une année capitale
pour À la recherche du temps perdu, à mi-chemin de sa fascinante genèse (1908-1922).
Alors que la Bibliothèque nationale de France célèbre de son côté le cinquantenaire du
fonds Proust et qu'une centaine de cahiers sont maintenant accessibles sur Gallica, ces
brouillons exceptionnels, complétés par les placards corrigés de la fondation Bodmer,
font l'objet d'enquêtes génétiques inédites, contrastées et stimulantes. Édition
électronique, théorie des textes possibles, histoire sociale et culturelle, approches
cognitives, stylistique ou thématique: une multiplicité d'instruments critiques sont mis
à contribution pour une exploration inédite du continent manuscrit proustien et un
bilan prospectif de "Proust 2013".
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SOMMAIRE
Présentation
Varia
La rédaction de Genesis
Enjeux
Renaissances proustiennes
Antoine Compagnon
Études
De l’importance de Mme Sazerat dans la délivrance des « grandes lois » : les corrections sur
les placards Bodmer
Isabelle Serça
Gomorrhe 1913-1915
Survivance de l’affaire Dreyfus dans le Cahier 54
Yuji Murakami
Entretien
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Inédit
Chroniques I
Le généticien en mosaïste
La reconstitution du manuscrit d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Pyra Wise
Varia
Retenir et reprendre
L’écriture dans la pratique de recherche du zoologiste Karl von Frisch
Christoph Hoffmann
Chroniques II
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Crítica genética y edición de manuscritos hispánicos contemporáneos.
Aportaciones a una « poética de transición entre estados », dir. Bénédicte Vauthier,
Jimena Gamba Corradine, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2012, 309 p. [en
espagnol, français et italien]
Andrés Betancourt Morales
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Présentation
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Proust deux mille treize
Nathalie Mauriac Dyer
1 Alors que, le 29 mai 1913, le public du tout nouveau théâtre des Champs-Élysées se
déchaîne à la première du Sacre du printemps, Proust est probablement chez lui, en train
de corriger les placards d’un premier volume qui a failli s’appeler « Le Temps perdu »
ou encore « Charles Swann ». L’année suivante, il se flattera, sous couvert d’anonymat,
qu’un même critique ait pu distinguer à la fois le Sacre et Du côté de chez Swann, qu’il
définit comme faisant partie des « plus curieuses productions de la littérature et de la
musique » contemporaines1. Un siècle après sa publication, Swann reste sans conteste le
volume le plus lu et le plus célèbre d’À la recherche du temps perdu. Son centenaire, qui
coïncide avec un autre anniversaire important – le cinquantenaire du fonds Proust de
la Bibliothèque nationale de France – est l’occasion de faire le bilan prospectif d’une
recherche génétique proustienne en plein essor, et de revenir sur une année cruciale
dans la genèse d’un des romans majeurs du XXe siècle.
2 Ces manuscrits où s’est jouée l’aventure d’une genèse hors du commun, Bernard de
Fallois fut le premier, au tournant des années cinquante, à s’y immerger totalement et
avec passion. Pour la première fois il a accepté de revenir sur cette plongée de plusieurs
années d’où il ramena deux trésors inédits, Jean Santeuil puis Contre Sainte-Beuve,
substituant ainsi à l’image d’un Proust dandy et mondain celle du travailleur
infatigable, et établissant les piliers de toute recherche ultérieure sur la genèse de la
Recherche.
3 En 1962, dix ans après la publication de Jean Santeuil, les manuscrits de Proust entraient
à la Bibliothèque nationale. Inventoriés et classés par Florence Callu, restaurés, ils
n’étaient alors accessibles qu’à la table de la Réserve du département des Manuscrits,
rue de Richelieu, tandis qu’au Centre d’Analyse des Manuscrits de la rue d’Ulm, ancêtre
de l’ITEM, quelques pionniers commençaient (sur de simples microfilms en noir et
blanc) la cartographie systématique de cet immense continent. Guillaume Fau,
aujourd’hui en charge du fonds à la BnF, raconte l’histoire de sa constitution et de sa
préservation. La dernière péripétie n’est pas la moins palpitante : c’est celle de la
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immédiate – peuvent, sans trop de difficultés, faire l’objet des encodages qui les
rendront explorables en tous sens (par correspondant, par date, par domaine
thématique…). La numérisation des quelques milliers de lettres de Proust serait ainsi,
nous dit Françoise Leriche, la première « brique » d’un futur hypertexte électronique
proustien qui pourrait absorber tous les matériaux et documents d’une « œuvre » dont
les frontières sont elles-mêmes en constante redéfinition, mais dont les manuscrits de
travail restent le cœur.
7 Quant à la numérisation de ces derniers – non pas en mode image, puisqu’elle est
acquise, on l’a vu, mais en mode texte, de façon à en structurer et donc pouvoir en
exploiter les contenus – elle est le préalable de toute édition électronique authentique
et fait l’objet de recherches actives. Elena Pierazzo présente avec Julie André un
prototype innovant d’encodage de quelques folios du Cahier 46, qui a été réalisé selon
les principes de la Text Encoding Initiative (TEI). L’encodage est associé à un visualiseur
diplomatique qui permet de suggérer le mouvement de l’écriture. L’édition
électronique serait également le support le plus approprié à la diffusion du manuscrit
morcelé d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, que Pyra Wise travaille patiemment à
reconstituer depuis une dizaine d’années. Car les manuscrits de Proust sont dispersés,
non seulement du fait des aléas de leur histoire, mais aussi en raison des nombreux
découpages (suivis de collages) auxquels l’écrivain les soumettait au cours de la genèse.
En témoigne le placard de Du côté de chez Swann que nous reconstituons ici
virtuellement (fig. 1), placard dont la partie gauche se trouve aujourd’hui à la
Fondation Martin Bodmer, en Suisse, et la partie droite au département des Manuscrits
de la Bibliothèque nationale de France. Il faut se projeter dans l’avenir, espérons-le
proche, où sur une « table de la Réserve » virtuelle, un chercheur pourra appeler toutes
les richesses proustiennes de bibliothèques réunies en réseau.
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Fig. 1
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913. Reconstitution du placard Grasset numéro 50,
13 mai 1913 (date cachée par le papier collé). Les quatre colonnes de gauche
appartiennent au jeu conservé à la Fondation Bodmer (Cologny, Genève) ; les quatre
colonnes de droite se trouvent au département des Manuscrits de la Bibliothèque
nationale de France (NAF 16753, f° 7). Cf. À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1987, t. I, p. 343-352. Dimension du placard d’origine :
380 x 555 mm.
[Le lecteur de Genesis 36 au format papier trouvera, glissé entre les pages, ce placard
reconstitué.]
8 On peut dire de 1913, à mi-chemin ou presque d’une longue genèse inachevée, qu’elle
fut une année « capitalissime ». Proust, refusé par Fasquelle, la Nouvelle Revue
Française et Ollendorff, se résout à la publication à compte d’auteur de la
dactylographie du « Temps perdu » (sept cent douze pages), reçoit et corrige
d’abondance les placards que lui envoie Grasset au printemps – ces grandes planches
regroupant huit pages imprimées consécutives – et publie finalement, en novembre, Du
côté de chez Swann, premier volume d’une trilogie, et non plus d’un diptyque comme il
l’avait d’abord prévu. C’est le début d’une longue expansion que seule la mort
interrompra, et que Gaston Gallimard, selon ses propres mots, « rationalisera » dans les
sept tomes canoniques que nous connaissons, dont trois publiés à titre posthume.
9 Sur les placards, le travail de révision est spectaculaire : non seulement parce que, sous
la pression de Grasset, Proust a dû en réduire le nombre de quatre-vingt-quinze à
soixante et un5, mais parce qu’il s’y livre à d’amples réécritures, presque comme s’il
s’agissait d’un nouveau manuscrit. Il barre, déplace, raboute des fragments en utilisant
les trois jeux qu’il a reçus ; il ajoute, colle des béquets – de nombreux béquets, qui sont,
dans l’histoire génétique du roman, les toutes premières « paperoles » après celles de la
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dactylographie du « Temps perdu ». Non seulement le titre du volume, mais le titre
général se fixe : « Les Intermittences du cœur » deviennent À la recherche du temps
perdu, « Le Temps perdu » laisse place à Du côté de chez Swann. Selon les propres mots de
Proust, « Il ne reste pas une ligne sur 20 du texte primitif (remplacé du reste par un
autre). C’est rayé, corrigé dans toutes les parties blanches que je peux trouver, et je
colle des papiers en haut, en bas, à droite, à gauche, etc. 6 ». Les ouvriers typographes
doivent recomposer et réimposer le livre « presque trois fois7 », travail considérable, et
fort coûteux pour l’auteur. Ces placards corrigés, conservés depuis 2001 à la Fondation
Bodmer – et qui, à l’initiative de Jean-Yves Tadié, font chez Gallimard à l’occasion du
centenaire de Swann l’objet d’une édition en fac-similé transcrite par Charles Méla –
avaient encore été peu exploités8. Dans la première partie, « Combray », Isabelle Serça
examine un bouquet de corrections convergentes qui révèlent un Proust nouvellement
soucieux d’incarner, à travers la particularité de personnages ou de situations, les
« grandes lois » qui font de la Recherche une œuvre dogmatique : le travail est
méticuleux, systématique. Du côté d’« Un amour de Swann », Françoise Leriche revient
sur la soirée chez la marquise de Saint-Euverte au cours de laquelle Swann réentend la
« petite phrase », désormais attribuée à Vinteuil – Vinteuil, précisément né en 1913 sur
ces placards de la fusion de deux personnages secondaires, le naturaliste de Combray,
Vington, et le compositeur Berget9. Françoise Leriche présente les additions qui
saturent les grandes marges des placards : sous l’influence de certains concerts
auxquels il a assisté au printemps de 1913, Proust y infléchit le discours du roman sur la
musique, accusant d’autant plus l’esthétisme fin de siècle de Swann qu’il sait devoir
ménager la découverte, par le héros seul, de la modernité de Vinteuil. Mais Proust fut-il
si sensible au modernisme esthétique de l’immédiate avant-guerre, en tout cas à celui
des Ballets russes ? Pour ma part, je doute même qu’il ait assisté à l’autre pièce
scandaleuse de la troupe de Diaghilev, L’Après-midi d’un faune, en 1913 ou lors de sa
création l’année précédente, et cela même si le « tableau chorégraphique » de Nijinsky
a laissé des traces sur un des placards du premier volume (ceux qui sont conservés à la
BnF, cette fois) : comme dans un cahier de 1915, c’est à travers le filtre d’une critique du
journaliste Henry Bidou que Proust s’y intéresse.
10 C’est une œuvre en pleine métamorphose dont la Guerre interrompt la publication,
même si, au début de 1913, Proust pouvait penser que les deux volumes des
« Intermittences du cœur », « Le Temps perdu » et « Le Temps retrouvé », auraient fini
de paraître l’année suivante. Mais dès le mois d’août, quand il revient en catastrophe de
Cabourg avec son chauffeur-secrétaire Alfred Agostinelli (qui le quittera en décembre
et se noiera à la suite d’un accident d’avion le 30 mai 1914), le roman bascule. Proust
jette dans un cahier qu’il intitule Dux les linéaments d’un drame de la jalousie et de la
possession, relate à l’automne dans un autre cahier, Vénusté, les affres de M. de Charlus
amoureux d’un jeune aviateur, revient à Dux pour raconter la fuite d’Albertine, à
Vénusté l’année suivante pour le récit de sa mort accidentelle et du chagrin du
protagoniste. C’est, en quelques mois, la cristallisation de ce qu’il appellera désormais,
comme dans une tragédie, « l’Épisode », et dont l’impact sur la structure la plus
profonde du roman se fera sentir jusqu’à sa mort, en 1922. Dès novembre 1913, à peine
publié, le plan en trois volumes qui accompagne Du côté de chez Swann est caduc. Mais on
aurait tort de croire que le roman imite la vie – c’est bien plutôt la vie qui adopte déjà la
forme romanesque d’un scénario, ou plutôt, comme le formule exemplairement le
narrateur dans un cahier de la Guerre, qui mélange les « genres » : « […] telle vie est
comme un essai de psychologie subjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à
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quelque distance son “action” au roman purement réaliste d’une autre réalité, d’une
autre existence, et [dont] à leur tour les péripéties viennent infléchir la courbe et
changer la direction de l’essai psychologique10 ». Les études de Yuji Murakami et
Guillaume Perrier sur Dux et Vénusté explorent sous des angles inattendus ce jeu de
masques et de soupçons où la cruauté et la mauvaise foi de l’amoureux rivalisent avec
celles des antisémites et des antidreyfusards, où des codages intimes transforment
secrètement les pages d’un cahier en « tombeau ».
11 Dans une étude qui revient sur la genèse précoce, dans le projet Contre Sainte-Beuve de
1909, d’un des lieux les plus fascinants de la Recherche – le long incipit de Swann,
tourbillonnant dans les « mondes désorbités » du demi-sommeil –, Maya Lavault
s’interroge, après bien d’autres, sur la naissance de l’écriture ou plutôt sur ce qu’on
pourrait appeler la mise en scène de cette naissance : à travers des micro-récits qui
apparaissent, s’apparient, disparaissent, insistent, la fiction esquisse quelques figures
de son avenir et, déjà, travaille à effacer ses propres traces. Un nouveau mouvement est
lancé, un mouvement dont les manuscrits, « gardiens fidèles », conservent toutes les
promesses, tous les possibles qu’il ne tient qu’à nous de déplier. Gageons que, dans
moins de dix ans, à l’occasion d’un autre centenaire, celui de la disparition de l’écrivain,
ce sera un autre continent manuscrit proustien, encore, que nous célébrerons.
NOTES
1. Voir Corr., t. XIII, p. 161, et p. 162 la note 3 de Ph. Kolb.
2. Voir l’ensemble : <www.item.ens.fr/index.php ?id =578147>.
3. Brepols Publishers et Bibliothèque nationale de France.
4. Proust et l’art pictural, Paris, Champion, 2010.
5. Si l’on compte les deux placards qu’il a « rapportés » après le placard 59 pour créer sa nouvelle
fin.
6. Corr., t. XII, p. 132.
7. Ibid., t. XIII, p. 407.
8. Voir Anthony Pugh, The Growth of À la recherche du temps perdu. A Chronological Examination of
Proust’s Manuscripts from 1909 to 1914, Toronto, University of Toronto Press, 2004 ; Jo Yoshida, « Ce
que nous apprennent les épreuves de Du côté de chez Swann dans la collection Bodmer », BIP, n o 35,
2005.
9. Voir K. Yoshikawa, « Vinteuil ou la genèse du Septuor », Cahiers Marcel Proust 9, Études
proustiennes, n° III, 1979.
10. Cahier XII, paperole au folio 121 ro ; AD, IV, p. 82.
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INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, édition génétique, édition critique, édition électronique,
numérisation, archives, encodage, intertextualité, XXe siècle
AUTEUR
NATHALIE MAURIAC DYER
NATHALIE MAURIAC DYER, directeur de recherche au CNRS (ITEM-ENS), s’est d’abord intéressée à la
nathalie.mauriac[arobase]ens.fr
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Varia
La rédaction de Genesis
1 L’ombre de Proust ne nous quitte pas dans les Varia, puisque Guillaume Bellon étudie la
trace qu’elle a laissée dans les derniers manuscrits de Barthes et le rôle qu’elle a joué
dans l’évolution vers une nouvelle forme d’écriture dont témoignent ces manuscrits. Il
expérimente au passage le traitement d’une constellation de documents génétiques
hétérogènes qui ne peuvent en aucun cas être considérés comme des réécritures les uns
des autres, mais qui jettent des lumières irremplaçables sur leurs genèses respectives.
2 Jacques Neefs revient sur la poétique de la prose flaubertienne et montre qu’en dépit de
son idéal de perfection formelle, elle n’est pas issue d’une esthétique abstraite
préexistante, mais d’une recherche obstinée de l’intensité, à travers la manifestation
d’un « réel écrit », qui s’impose avec toute la puissance objective d’une apparition et
toute la subjectivité qui émane, comme l’avait bien vu Proust, du choix des mots et des
rythmes.
3 En décrivant plusieurs types de manuscrits et de fichiers du zoologiste Karl von Frisch,
ayant trait à ses recherches sur la fameuse « danse des abeilles », Christoph Hoffmann
montre l’importance, pour la genèse de la connaissance scientifique, chez ce savant et
sans doute chez bien d’autres chercheurs, de la prise de notes, des différents systèmes
d’organisation de ces notes, et plus généralement de la dimension scripturale. Il étudie
les processus de condensation et de réduction du foisonnement des observations
expérimentales, l’organisation a priori des données et la réorganisation après coup qui
conduit à la découverte par des voies imprévues.
4 La rubrique Chroniques II comporte des comptes rendus et, comme tous les numéros
pairs de Genesis, une bibliographie des publications génétiques parues dans l’année
écoulée.
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Enjeux
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Renaissances proustiennes
Antoine Compagnon
1 Au moment d’aborder une autre année Proust, la question brûle les lèvres : qu’écrire
encore, que dire de nouveau après un siècle que Du côté de chez Swann a été publié chez
Grasset, et lu, étudié, commenté, critiqué par plusieurs générations d’amateurs
2 et de spécialistes, aussi savants et perspicaces les uns que les autres ? Tout n’a-t-il pas
été dit ? Des tonnes de livres, d’articles, de thèses sur l’écrivain et son œuvre s’alignent
sur les rayons des bibliothèques et s’entassent désormais dans les archives numériques.
La bibliographie est prodigieuse, immaîtrisable ; elle s’empile dans d’innombrables
langues ; elle allonge à une vitesse galopante. Suivant la Revue d’histoire littéraire de la
France, nous en sommes à deux cent soixante-sept publications consacrées à Proust en
2010, plus que pour tout autre écrivain français.
3 Les professeurs ont l’habitude de mettre en garde leurs étudiants quand ceux-ci
expriment ingénument le souhait d’écrire une thèse sur Proust : « Qu’aurez-vous à dire
de nouveau ? », demandent-ils. « Ce sera nouveau, puisque je n’ai pas encore parlé de
Proust », répliquent les plus intrépides. Mais la probabilité pour que ce ne soit pas
nouveau paraît au contraire d’autant plus élevée qu’ils n’ont encore rien écrit sur
Proust et que jamais ils n’épuiseront la bibliographie, comme Péguy rappelait avec
insistance que l’érudition lansonienne l’exigeait. Dans ces conditions, ne vaudrait-il pas
mieux se taire ? Ne serait-il pas judicieux d’imposer un moratoire, d’éviter Proust, de
consacrer sa vie à un auteur mineur, délaissé par les lecteurs, les professeurs, les
chercheurs, à une gloire locale pour académie de province ?
4 De fait, tout au contraire, il semble que le moment soit particulièrement opportun pour
que de jeunes ambitieux se lancent dans les études proustiennes, car celles-ci ont
connu un nouveau départ durant les dernières années, disons, au cours de la dernière
décennie. Nombre de thèses soutenues récemment ont été particulièrement
fructueuses. Longtemps, les nouvelles éditions d’À la recherche du temps perdu, publiées à
la fin des années quatre-vingt, lors de la chute de l’œuvre dans le domaine public,
semblent avoir effarouché les candidats. Elles n’ont pas eu le même effet
d’entraînement sur la recherche que les publications des années cinquante, Jean
Santeuil et Contre Sainte-Beuve, procurés par Bernard de Fallois, puis l’édition de la
« Bibliothèque de la Pléiade » de Pierre Clarac et André Ferré. Coïncidant avec la
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8 Nous ne connaissons pas bien – en tout cas, pas assez bien – le contexte culturel de
l’apparition de l’œuvre de Proust. À chaque fois que nous nous penchons sur une page
difficile, que nous tentons de percer les secrets d’une allusion, nous nous rendons
compte des immenses recherches qui seraient indispensables pour atteindre la
signification, directe ou indirecte, d’un mot, d’un adjectif, d’une expression, d’une
phrase. Comme il m’est arrivé de le recommander un peu naïvement, il faudrait lire
toute la presse contemporaine, se pénétrer intimement de cet air du temps qui souffle
entre les lignes de la Recherche du temps perdu, pour avoir quelque chose de vraiment
nouveau et pertinent à dire du roman de Proust. Certains chercheurs ont pris ce conseil
à la lettre et n’ont pas hésité à dépouiller tous les quotidiens que Proust a pu lire durant
l’affaire Dreyfus ou la Grande Guerre. La tâche, d’apparence titanesque, a toutefois été
facilitée, là aussi, par la numérisation d’une bonne partie de la presse de l’époque sur
Gallica.
9 La nécessité d’ouvrir l’enquête intertextuelle à l’ensemble de la culture contemporaine
de Proust, alors qu’elle avait été le plus souvent limitée à la haute culture, littéraire,
musicale ou plastique, cette évidence s’était imposée à moi lors de l’annotation de
Sodome et Gomorrhe, il y a une trentaine d’années, et à de nombreuses occasions depuis
cette première expérience qui m’avait montré combien la convergence des approches
génétique et intertextuelle pouvait être profitable. J’ai souvent soutenu l’idée que la
Recherche du temps perdu, peut-être comme tout grand roman, constituait la mémoire, la
vraie mémoire d’une culture. Tout y est, pour qui se donne la peine de chercher. Le
roman de Proust est la somme intégrale de la culture au tournant des XIXe et
XXe siècles, un lieu de mémoire, et c’est en en parlant comme tel, au terme de la
campagne d’édition des années quatre-vingt, pour Les Lieux de mémoire de Pierre Nora,
que m’est venue cette conviction.
10 Un second domaine dans lequel les recherches proustiennes ont été très riches durant
la période récente a été celui de l’éthique, ou de la philosophie morale, remise au goût
du jour, dans les pays de langue anglaise, puis en France, par l’analyse des grands
romans qui ont formé les adolescents au cours des deux derniers siècles. On a pu parler
d’un « tournant éthique » des études littéraires, au cours des années quatre-vingt-dix,
après une génération d’absence ou de disqualification depuis les années soixante ou
soixante-dix. La morale ayant été identifiée à l’ancienne critique, reproduisant des
normes implicites et des interdits bourgeois, la nouvelle critique l’avait bannie. La
critique éthique aurait été nécessairement idéologique, moins morale que moraliste ou
moralisatrice, aliénante et aliénée. Une génération a donc été élevée, dressée contre la
lecture éthique de la littérature, contre une vision de la littérature occidentale comme
création et transmission de valeurs, conception commune depuis Aristote, qui
rattachait la fonction de la littérature à son sens moral. La portée ou valeur morale de
la littérature était censée relever d’une tradition dont il était urgent de se débarrasser :
l’idée humaniste, perpétuée jusqu’au milieu du XXe siècle, qu’on vivait mieux avec la
littérature.
11 La fonction éthique de la littérature a ainsi été déniée, traitée d’illusion éthique, auprès
des autres illusions, biographique, référentielle ou expressive, par la plupart des
théoriciens de la littérature, plus platoniciens en cela qu’aristotéliciens, ou réduisant la
Poétique d’Aristote à un examen de la forme, et se méfiant des arts, lesquels rendent
plus émotionnels, non moins émotionnels, les condamnant comme des manipulations.
La résolution cathartique était identifiée à un dispositif bourgeois, par exemple dans la
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descendance brechtienne. Or, ce sont les romans qui nous ont initiés aux cas de
conscience qui nous ont appris à vivre, et c’est ainsi qu’À la recherche du temps perdu a
commencé d’être relu, d’abord par des philosophes, ensuite par des littéraires. Je
m’abstiendrai là aussi de donner des titres, mais chacun les a en tête.
12 Durant mes deux premières années de cours au Collège de France, ce sont ces deux
avenues que j’ai successivement empruntées, sous les titres « Proust, mémoire de la
littérature » en 2006, puis « Morales de Proust » en 2007, parce qu’elles me semblaient
les plus fécondes, permettant de relire autrement des passages familiers, d’enrichir
leur signification. Au moment du centenaire de Du côté de chez Swann, là réside encore la
nouveauté.
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insignifiant en face de l’ambassadeur. Nous imaginons que les autres ne nous voient
guère, qu’ils s’aperçoivent à peine de notre existence lorsque nous la manifestons
volontairement, et encore moins quand elle échappe à notre intention ; nous comptons
donc sur eux pour ne pas remarquer nos bévues, nos impairs, nos gaffes, ou pour les
oublier aussitôt, autant et même plus que tout le reste.
18 Or, bien entendu, c’est tout le contraire qui a lieu. Entre le vieil ambassadeur, l’homme
en vue, et le jeune garçon manquant de tout titre de reconnaissance, la disproportion
est telle que, en la circonstance, le narrateur fait confiance à M. de Norpois pour ne
garder aucun souvenir de l’incident, mais pour se rappeler qu’il a promis de toucher un
mot sur son compte chez les Swann. Le criminel, quand il croit qu’on ne pourra pas
recouper son témoignage, se fait des illusions sur les prodiges de l’attention et de la
mémoire humaine, car tout a des chances de se conserver. Suivant la conception de la
mémoire romanesque qui est celle de Proust, rien ne se perd : « Mais il est bien possible
que, même en ce qui concerne la vie millénaire de l’humanité, la philosophie du
feuilletoniste selon laquelle tout est promis à l’oubli soit moins vraie qu’une
philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses » (I, p. 469). À la
vérité, on trouverait peu de réflexions aussi importantes dans la Recherche du temps
perdu sur le fonctionnement de la mémoire, à la fois individuelle et collective, car
Proust les assimile, faisant lui-même le pont entre histoire culturelle et éthique. Il
oppose ainsi à la philosophie mondaine de l’oubli, de l’insignifiance des choses du
monde, une philosophie de la mémoire exhaustive, sans doute plus inquiétante, mais
aussi plus riche :
Dans le même journal où le moraliste du « Premier Paris », nous dit d’un
événement, d’un chef-d’œuvre, à plus forte raison d’une chanteuse qui eut « son
heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième
page, le compte rendu de l’Académie des inscriptions ne parle-t-il pas souvent d’un
fait par lui-même moins important, d’un poème de peu de valeur, qui date de
l’époque des Pharaons et qu’on connaît encore intégralement ? (I, p. 469).
19 Les philologues les plus savants méprisent les distractions de leurs contemporains,
s’isolent dans leurs études, fuient le monde dans les bibliothèques, mais se rendent-ils
compte que la noble matière de leurs travaux est souvent faite de l’écume des jours des
civilisations disparues ? Ainsi, ils recueillent précieusement les traces de la vie
quotidienne d’un passé auxquelles ils n’accorderaient pas le moindre regard s’ils les
rencontraient aujourd’hui. Par ce renversement de perspective, Proust justifie sans
doute la démarche de son roman, peut-être de tout roman, métamorphosant la petite
histoire en épopée.
20 L’ambassadeur n’a donc pas soufflé un mot au sujet du héros chez les Swann ; il s’en est
bien gardé, et le narrateur en apprendra les raisons bien plus tard, tout à fait par
hasard :
21 Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui s’y trouvait
en visite, me semblait le plus solide appui que j’y puisse rencontrer, parce qu’il était
ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d’ailleurs habitué par
sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l’ambassadeur parti, on me
raconta qu’il avait fait allusion à une soirée d’autrefois dans laquelle il avait « vu le
moment où j’allais lui baiser les mains », je ne rougis pas seulement jusqu’aux oreilles,
je fus stupéfait d’apprendre qu’étaient si différentes de ce que j’aurais cru, non
seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de
ses souvenirs (I, p. 469).
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22 La scène est importante d’un point de vue moral : le narrateur est brutalement, sans
préparation, confronté à l’image de lui-même qui existe dans le monde en son absence,
à la manière dont on parle de lui quand il n’est pas là, comme s’il était soudain mis en
présence de son double, comme s’il rencontrait son image à l’improviste. D’autres
situations de cette nature sont examinées à plusieurs reprises dans le roman et
intéressent Proust, parce qu’elles révèlent des secrets, ménagent des ouvertures
imprévues sur notre statut existentiel dans la conscience d’autrui. Un de ces moments
qui dépaysent a lieu lorsque le héros revient de Doncières pour voir sa grand-mère et
qu’il la surprend dans le salon, en train de lire, alors qu’elle ne sait pas encore le retour
de son petit-fils. Une belle parenthèse tente de capter la rareté d’une telle occasion : « –
par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la
faculté d’assister brusquement à notre propre absence – » (II, p. 438). Proust ne désigne
nulle part aussi nettement ce fantasme du narrateur, « assister à sa propre absence »,
mais n’est-ce pas l’une des plus hautes ambitions de son roman ?
23 Ici, il transpose aussitôt ce fantasme du plan existentiel ou éthique au plan historique
et culturel : « Ce “potin” m’éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de
présence d’esprit, de mémoire et d’oubli dont est fait l’esprit humain ; et je fus aussi
merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de
Maspero, qu’on savait exactement la liste des chasseurs qu’Assourbanipal invitait à ses
battues, dix siècles avant Jésus-Christ » (I, p. 469). L’analogie établie par Proust entre le
commérage, en tant que révélateur du fonctionnement des relations entre les hommes,
et l’archéologie, constitue encore un encouragement à croiser éthique et histoire
culturelle dans l’approche de son œuvre.
24 Le narrateur se souvient ici d’un livre familier de l’égyptologue Gaston Maspero
(1846-1916), un manuel scolaire répandu, Lectures historiques. Histoire ancienne, Égypte,
Assyrie. Au temps de Ramsès et d’Assourbanipal. Pour la classe de sixième. Dans cet ouvrage,
qui connut de nombreuses réimpressions après sa première édition chez Hachette en
1890, tout un chapitre est en effet dédié à « La chasse royale » en Assyrie, au sixième
siècle avant Jésus-Christ, et non au dixième siècle. Comme invités d’Assourbanipal,
Maspero donne les noms d’Oummanigâsh, Oummanappa, Tammaritou, Koudourrou et
Parrou (p. 268). C’est à eux que Proust songe, sans nécessairement retourner au livre.
25 Dans une lettre de décembre 1906, il remerciait Marie Nordlinger de lui avoir « renvoyé
ce petit livre de classe ». Selon le témoignage de la destinataire, recueilli par Philip
Kolb, il s’agissait de l’ouvrage de Maspero (Corr., t. VI, p. 308), qui aurait donc été en
possession de Proust à l’époque de la composition de la Recherche du temps perdu. Du
reste, peu après la lettre à Marie Nordlinger, la même référence, accompagnée cette
fois de nombreux détails, figurait dans le compte rendu des Mémoires de Mme de Boigne
que Proust rédigea au début de 1907, et qui fut publié dans Le Figaro du 20 mars 1907,
mais sans le long passage en question, qui avait été coupé :
Les poètes et les philosophes nous ont dit longtemps, que pour nous tous tant que
nous sommes, même pour les plus grands, notre vie était promise à l’immense oubli
qui en quelques années dévore et abolit ce qui paraissait le plus assuré de durer
dans la mémoire des hommes. Mais voici que les archéologues et les archivistes
nous montrent, au contraire, que rien n’est oublié, rien n’est détruit, que la plus
chétive circonstance de la vie, la plus éloignée de nous, est allée marquer son sillon
dans les immenses catacombes du passé où l’humanité raconte sa vie heure par
heure (EA, p. 925).
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26 Le thème était déjà celui de l’exhaustivité de la mémoire historique, indifférente aux
hiérarchies, accordant autant de valeur aux faits divers, aux « oiseux détails », aux
« vains plaisirs », aux « divertissements », qu’aux grandes batailles. Et l’exemple était
celui-ci :
Comment Assourbanipal s’y prenait quand il voulait donner une chasse en
l’honneur d’Oummanigâsh, d’Oummanappa, de Tamaritou et de Koudourrou, dans
les tirés voisins de Dour-Sharoukin, les divers épisodes des battues, les incidents du
lancer, la mise à mort du gros gibier, le luxe du déjeuner servi sur le terrain de
chasse dans un pavillon, l’exagération même des tableaux (Tiglath-Phalazar se
vantant d’avoir tué cent vingt lions), le retour des invités, nous savons tout cela
avec la même exactitude que s’il s’agissait des battues de Bois-Boudran ou des
laisser-courre de Vallière (EA, p. 925).
27 Proust laisse encore longtemps courir sa plume en comparant les chroniques de
François Ferrari à la rubrique « Le Monde et la Ville », dans Le Figaro, sur les réceptions
des Greffulhe à Bois-Boudran ou à Vallière, aux récits de Maspero détaillant « les noms
des lévriers que les piqueurs tiennent en laisse, Abaïkaro, Pouhtes, Togrou ». Même si
l’article était bien plus complaisant que le roman, accumulait les noms propres, citait
abondamment, la thèse était la même, portant sur la manière dont l’histoire peut
renverser les proportions entre les événements majeurs et mineurs de l’actualité. Plus
expéditif, le passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs n’en est pas moins complexe et
suggestif : M. de Norpois se souvient du geste incongru et inachevé du héros le jour du
dîner chez les parents du jeune homme et, des années plus tard, il le relate dans un
salon, comme Maspero retrouvait les détails les plus minces des chasses
d’Assourbanipal, le nom des invités ou des chiens. Ainsi, rien ne s’oublie et tout se
conserve, ou peut être conservé. La page donne lieu à une rencontre entre une analyse
de l’image que l’autre se fait de nous-mêmes et une réflexion sur la mémoire et l’oubli.
Le « potin » est une matière importante du roman de Proust, la mémoire des choses
infimes, honteuses parfois, ici rachetées. Le héros a éprouvé de la honte à la suite de
son geste de tendresse envers M. de Norpois, il a espéré que cet incident serait
définitivement enterré, que nul ne s’en souviendrait, qu’il ne reviendrait pas le hanter,
mais, comme un crime inexpiable, une occasion de honte ne s’oublie jamais.
28 L’écume de la mondanité est conservée par la littérature comme trésor complet de la
culture. Proust insiste sur la mémoire de la littérature, qui se souvient de tout, comme
un abîme sans fond, individuel et collectif. C’est cet abîme qu’il nous revient d’explorer,
de détailler. Nous nous en faisons les archéologues, mais, moins positivistes en cela que
nos ancêtres, la génération des Gaston Maspero, notre exploration du réseau culturel
du roman et de sa genèse vise la genèse de cas moraux, grands et petits, qu’il ne cesse
de poser.
29 Toute une culture se tapit dans le roman, mais il dépend aussi du hasard que nous l’y
retrouvions. Un trait commun à la mémoire et à l’éthique proustiennes, celles de
l’œuvre comme celles que requiert son étude et qui doivent inspirer ceux qui décident
de lui consacrer des recherches, c’est l’aléa, la reconnaissance du hasard. Tout peut
sans doute être conservé, mais tout ne l’est pas. Et tout n’est pas dans tout. C’est
pourquoi les interprétations intertextuelles comme les lectures existentielles du roman
demandent beaucoup de prudence. Sans doute les découvertes relatives à la genèse
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peuvent-elles donner plus de poids au déchiffrement d’une allusion, mais rares sont les
preuves irréfutables, et la logique de la mémoire culturelle comme celle des cas de
conscience peut être hautement capricieuse.
30 L’ouverture de « Combray » est pour le lecteur une initiation au hasard, et cette leçon,
le critique doit la garder à l’esprit. Le narrateur se propose de donner à son récit l’ordre
non de la chronologie, mais du retour arbitraire des souvenirs. Sans doute le spectre de
la chronologie s’impose-t-il peu à peu dans le déroulement de l’intrigue, mais, aux
premières pages de
31 « Combray », le narrateur est perdu, égaré dans les méandres des chambres du
souvenir, entre Paris, Combray, Balbec, Doncières et Tansonville : « Un homme qui
dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes »
(I, p. 5). Mais, à son réveil, il passe par un moment d’égarement, incertain de la
chambre où il se trouve :
[…] quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je
ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa
simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un
animal ; […] quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y
réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses,
les pays, les années (I, p. 5-6).
32 Ce sentiment d’inquiétude, de trouble physique, de corps déconcerté, la recherche doit
parvenir à le transmettre dans sa précieuse précision :
Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait
successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les
murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée,
tourbillonnaient dans les ténèbres (I, p. 6).
33 Le départ du roman est livré au hasard. Tout est en mémoire, ou presque tout, mais se
présentera suivant un ordre non intentionnel, celui du lapsus :
[…] le branle était donné à ma mémoire ; […] je passais la plus grande partie de la
nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand-tante, à Balbec,
à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes
que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté (I, p. 9).
34 Ainsi s’annonce un roman qui n’aura pas lieu, un roman peut-être impossible : le récit
sera à peu près fidèle à la chronologie, malgré de grandes analepses et prolepses, mais
il ne donnera pas les souvenirs suivant les rayons d’un carrefour en forêt, comme dans
un jardin des sentiers qui bifurquent. Reste que la mémoire est d’abord associée à la
dispersion, à l’égarement, à la perte de soi, à la surprise de se retrouver, comme si on
« assistait à sa propre absence ». C’est sur le caractère aléatoire, arbitraire, capricieux
de la mémoire, inséparable de l’oubli, soumise aux intermittences, que le roman insiste.
Avant l’épisode de la madeleine, il propose comme modèle du retour du passé celui de
la légende celtique :
Mort à jamais ? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort,
souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons
perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une
chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne
vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de
l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous
les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu
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la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer,
tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine
et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet
objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que
nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas (I,
p. 43-44).
35 Admettre le rôle du hasard dans la recherche, qu’est-ce que cela veut dire ? Que l’œuvre
gardera ses secrets, que ni la génétique ni l’intertextualité, aussi efficaces qu’elles
soient devenues aujourd’hui – car les humanités numériques les rendent encore plus
redoutables : combien d’allusions de Proust ont-elles été résolues par Google ? –, nous
ne saurons jamais tout. Admettre le rôle du hasard, c’est reconnaître qu’il y a une grâce
du chercheur, un flair, une intuition, et que sans elle, il n’ira pas loin. Sans doute
assistons-nous à un renouveau des études proustiennes – dans les directions que j’ai
tenté d’indiquer. Mais restons conscients de la modestie de nos démarches.
RÉSUMÉS
Quels sont les lieux principaux du renouveau des études proustiennes en ce début du XXIe siècle ?
L’approche historique ou contextuelle de l’œuvre, au sens large de l’histoire culturelle qui s’est
beaucoup développée dans les études sur les littératures et les arts des XIXe et XXe siècles, a
permis de faire se rejoindre les méthodes de la génétique et d’une intertextualité désormais
élargie à l’ensemble de la culture contemporaine de Proust. Le roman en est le lieu d’une
mémoire intégrale. Un second domaine dans lequel les recherches proustiennes ont été très
riches durant la période récente a été celui de la philosophie morale, à la suite du « tournant
éthique » des études littéraires au cours des années 1990. On étudie une page de la Recherche qui,
en établissant une analogie entre le commérage, révélateur du fonctionnement des relations
entre les hommes, et l’archéologie, constitue un encouragement à croiser éthique et histoire
culturelle dans l’approche de l’œuvre.
At the beginning of the 21st century, which new paths are Proust studies following? The
historical or contextual approach, in the wider sense of cultural studies (with its important
recent development in the area of 19th-20th centuries literature and arts) has allowed us to unite
genetic and intertextual (in the wider sense of intercultural) studies. The novel wholly captures
the memory of culture in Proust’s time. A second area in which Proust studies have richly
developed recently is that of moral philosophy, in the wake of the 1990s “ethical turn” in literary
studies. We look into a passage from À la recherche which, as it establishes an analogy between
gossip, indicative of human relationships, and archaeology, validates this crossing between ethics
and cultural history as a new research area in the study of the novel.
¿Cuáles son los principales lugares de la renovación de los estudios proustianos en estos
comienzos del siglo XXI? El enfoque histórico o contextual de la obra –en el sentido amplio de la
historia cultural que se ha desarrollado notablemente en los estudios de la literatura y las artes
de los siglos XIX y XX– ha permitido conjugar los métodos de la genética y de una intertextualidad
que abarca actualmente el conjunto de la cultura contemporánea de Proust. La novela es la sede
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de una memoria integral. Un segundo campo, en el que las investigaciones proustianas han sido
muy ricas en un periodo reciente, ha sido el de la filosofía moral, como consecuencia del “giro
ético” de los estudios literarios en el curso de los años noventa. Se estudia aquí una página de En
busca… que, estableciendo una analogía entre el chisme, revelador del funcionamiento de las
relaciones entre los hombres, y la arqueología, constituye un incentivo para entrecruzar ética e
historia cultural en el análisis de la obra.
Welchen Weg werden die wieder auflebenden Proust-Studien zu Beginn dieses 21. Jahrhunderts
einschlagen? Der historische und kontextuelle Ansatz im weiteren Sinne der Cultural Studies, die
sich im Bereich der Literatur und der Kunst des 19. und 20. Jahrhunderts stark entwickelt haben,
hat es ermöglicht, die Methoden der Genetik und der Intertextualität (nunmehr ausgedehnt auf
Prousts gesamtes zeitgenössisches kulturelles Werk) zusammenfließen zu lassen. Der Roman ist
ein vollständiger Ausdruck davon. Ein zweiter Bereich, in welchem sich die Proust-Studien in
letzter Zeit stark entwickelt haben, ist jener der Moralphilosophie, infolge des „ethical turn“ in
der Literaturwissenschaft in den 1990er Jahren. Wir betrachten hier eine Seite von Auf der Suche
nach der verlorenen Zeit, die, indem sie eine Analogie zwischen dem Geschwätz als Ausdruck
menschlicher Beziehungen und der Archäologie herstellt, zu dieser Kreuzung von Ethik und
kultureller Geschichte als neuer Forschungsansatz für die Untersuchung dieses Romans anregt.
Quali sono i luoghi principali del rinnovamento degli studi proustiani in questo avvio del
XXI secolo? L’analisi storica o contestuale dell’opera, nel senso ampio della storia culturale che si
è largamente sviluppata negli studi sulla letteratura e le arti del XIX e XX secolo, ha consentito di
far interagire la genetica testuale e l’analisi delle intertestualità ormai estesa a tutta la cultura
contemporanea a Proust. Il romanzo, infatti, ne è il luogo di una memoria integrale. Un secondo
campo in cui le indagini recenti sull’opera proustiana si sono rivelate vitali e feconde è stato
quello della filosofia morale, sulla scorta della “svolta etica” degli studi letterari nel corso degli
anni Novanta. Si propone inoltre l’analisi di una pagina della Recherche che, stabilendo
un’analogia fra il chiacchiericcio come spia del funzionamento dei rapporti umani, e
l’archeologia, rappresenta un incoraggiamento a congiungere etica e storia culturale nello studio
del romanzo.
Quais são os principais espaços da renovação dos estudos proustianos, neste início do século XXI?
A abordagem histórica ou contextual da obra, no sentido lato de história cultural que se tem
generalizado no estudo das literaturas e artes dos séculos XIX e XX, aproximou os métodos da
genética e de uma intertextualidade que abrange toda a cultura contemporânea a Proust. O
romance presta-se a ser o espaço de uma memória integral. Um segundo espaço de opulência nos
estudos proustianos recentes tem sido a filosofia moral, na esteira da “viragem ética” registada
pelos estudos literários na década de 1990. Em estudo está uma página da Recherche que
estabelece uma analogia entre a bisbilhotice (fofoca), reveladora dos mecanismos de relação
pessoal, e a arqueologia, resultando em incentivo para o cruzamento de ética e história cultural
no estudo da obra.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, À la recherche du temps perdu, XXe siècle
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AUTEUR
ANTOINE COMPAGNON
Antoine Compagnon est professeur au Collège de France, chaire de littérature française
moderne et contemporaine, et à l’Université Columbia (New York). De Proust, il a édité aux
Éditions Gallimard Sodome et Gomorrhe (« Bibliothèque de la Pléiade », 1988), Du côté de chez Swann
(« Folio ») et les Carnets (2002). Il est notamment l’auteur de Proust entre deux siècles (Seuil, 1989),
Le Démon de la théorie (Seuil, 1998), Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes
(Gallimard, 2005), et Le Cas Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité nationale (Gallimard, 2009).
Proust, la mémoire et la littérature (Odile Jacob, 2009) et Morales de Proust (Cahiers de littérature
française, no 9-10, 2010) rassemblent deux de ses séminaires récents au Collège de France, où un
troisième cours a porté sur « Proust en 1913 ».
antoine.compagnon[arobase]college-de-france.fr
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Rééditer Proust au vingt et unième
siècle
Intertexte, intratexte, avant-texte
Françoise Leriche
1 On commencera par une évidence : un lecteur ne peut connaître d’un auteur que ce qui
en est publié. Il ne peut le lire que dans les éditions disponibles. Sa conception de
l’« œuvre » dépend donc entièrement de ce que propose (ou impose) l’éditeur, et dans
le cas de l’édition critique d’un auteur « canonique », des choix des « éditeurs
scientifiques ». « Bonnes Lettres », « Belles Lettres », « Littérature », « Texte »,
« Écriture », autant de conceptions qui, en leur temps, ont produit dans le champ des
Humanités de nouveaux périmètres du « littéraire » et du « non littéraire », défini de
nouveaux critères de valeur, et produit les pratiques éditoriales adaptées à leurs objets
et aux attentes (réelles ou présumées) du public.
2 La radicale séparation de l’homme et l’œuvre qui a caractérisé notre modernité
théorique à partir de la fin du XIXe siècle1, théorie d’une « conscience créatrice […] seule
face à la foule des lecteurs inconnus, d’une Littérature où l’on appréhende l’œuvre
comme totalité close », « c’est aussi la pointe extrême de l’âge de l’imprimé », selon
l’analyse médiologique proposée par Dominique Maingueneau2, dans la lignée des
travaux de Michel Foucault et de Jack Goody3. « En disposant des signes invariants sur
l’espace blanc d’une page identique aux autres, l’imprimerie a rendu possible une
littérature où le texte peut se croire abstrait de tout processus de communication 4 »,
notamment quand la diffusion de l’édition à travers tout le territoire et la
démocratisation de la lecture ont permis à la littérature de sortir du milieu parisien des
salons.
3 Or paradoxalement, au moment où s’affirmait l’effacement de l’individu derrière le
signe imprimé, le début du XXe siècle voyait se multiplier les media réintroduisant
l’image du corps, du mouvement, et la voix (photographie, cinéma, phonographie) dans
la diffusion de l’art, et il n’est pas inintéressant de constater qu’au début des années
vingt Lanson et Proust, éminents théoriciens de l’œuvre sans l’homme, enrichissaient, à
l’initiative de leurs éditeurs respectifs, l’un son Histoire illustrée de la littérature française
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érudite, prennent acte du caractère interdiscursif de l’écriture et de la lecture, dans un
double mouvement d’historicisation et d’actualisation.
7 On peut mesurer de façon tangible cette différence d’appréhension du roman proustien
en comparant l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » procurée par Pierre Clarac et
André Ferré en 1954 ou les éditions de poche de l’époque, sans note ni apparat critique,
et les éditions annotées et savantes des années 1980-1990 (que ce soit celle de la
« Pléiade » dirigée par Jean-Yves Tadié, reprise en « Folio », ou les autres éditions de
poche : Flammarion, Livre de Poche classique), qui consignent la richesse philologique
accumulée par plusieurs générations de chercheurs et constituent, de facto, le texte en
« hypertexte ». Reste à savoir si, en termes de maniabilité et d’information, une édition
imprimée qui rassemble son apparat critique en fin de volume et qui est contrainte à
des notes référentielles brèves, est bien le mode éditorial le plus adéquat pour
permettre la lecture « hypertextuelle » à laquelle, implicitement, elle invite.
8 Parallèlement, les années 1970-1980 ont vu la déconstruction de la conception
textualiste et rhétoricienne de l’« écriture » par la constitution de la critique génétique,
qui a permis l’appréhension – et la théorisation – de l’écriture comme « mouvement »,
comme « processus » virtuellement « sans fin » et du texte publié comme « possible »,
contre une conception téléologique de la nécessité formelle12. L’œuvre proustienne,
caractérisée par l’inachèvement, s’éclaire particulièrement à l’aune de cette conception
de l’écriture : chez Proust en effet, l’inachèvement du roman n’est pas seulement
« accidentel » (dû à la mort de l’écrivain), mais constitutif : il n’a jamais cessé de défaire
et reconstruire autrement ses épisodes13. L’accès aux brouillons du roman restitue ce
foisonnement des possibles et l’inventivité incessante d’une écriture caractérisée par sa
mobilité, sa mouvance. Les brouillons et, dans une certaine mesure, la correspondance
de l’écrivain14 livrent également, outre les scénarios auxquels il a renoncé, des
références intertextuelles qui, dans le texte imprimé, sont souvent si allusives qu’elles
passent inaperçues ou paraissent incertaines15. Le texte publié n’est donc pas seulement
un palimpseste de la littérature et des discours de son temps, mais encore la mémoire de
sa propre genèse.
9 Cette intertextualité interne, ou « intratextualité », qui mène du texte à son avant-texte
et à la correspondance de l’écrivain, est partiellement prise en compte dans les éditions
savantes actuelles, comme la « Bibliothèque de la Pléiade » (1987-1989), dont l’apparat
critique augmente le texte d’un choix d’« Esquisses », et dont les notes font référence à
la correspondance ou aux écrits de jeunesse aussi bien qu’aux « sources » littéraires et
discursives externes.
10 Ainsi depuis une vingtaine d’années (depuis les années quatre-vingt-dix), le lecteur
proustien s’est-il habitué à « naviguer » non seulement entre le texte, l’intertexte, le
hors- texte et le métatexte critique, mais aussi entre le texte et l’avant-texte, entre
« texte réel » et mondes fictionnels « possibles » qui viennent se surimprimer dans sa
mémoire – du moins de façon partielle et aléatoire. Partielle, car seule une partie du
corpus manuscrit (correspondance, œuvres inachevées, carnets et brouillons du
roman) est publiée, dans des proportions inégales. Aléatoire surtout, car le régime de
l’imprimé disperse l’information en des publications diverses, sans autre outil de
repérage que des index de noms ou de titres d’œuvres, rendant alors difficile la mise en
relation des éléments textuels « concordants ».
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20 Parce qu’une correspondance est – on l’a dit – un corpus mouvant qui ne cesse de
croître à mesure que de nouvelles lettres apparaissent, une édition imprimée devient
vite obsolète ; l’édition numérique est le seul moyen d’actualiser le corpus en
permanence. La Correspondance de Proust publiée par Philip Kolb chez Plon en vingt et
un volumes entre 1970 et 1993 compte environ cinq mille lettres ; or, depuis la
publication du dernier volume, plusieurs centaines de lettres sont réapparues. Par
ailleurs, comme Proust ne datait pas ses lettres, la datation se fait soit en fonction d’un
événement dont parle la lettre, soit par recoupement thématique avec les lettres
connues ; la réapparition de lettres inédites permet donc souvent de redater des lettres
déjà publiées ; parfois aussi, si une lettre a été publiée d’après le texte qu’en avait
fourni le destinataire, l’original permet de restituer des passages tronqués ou des noms
propres supprimés. Enfin, la plupart des volumes étant épuisés et Plon n’ayant pas
l’intention de les réimprimer (car du fait de leur obsolescence partielle, il faudrait les
rééditer), l’édition numérique est la seule forme éditoriale qui convienne pour
l’actualisation du corpus épistolaire. Non pas une numérisation pure et simple de
l’édition de Kolb (que ce soit en mode image ou en mode texte), mais une édition
numérique, procurant un texte revu sur les originaux ou leur photocopie quand ils sont
disponibles, et assorti d’une datation et d’une annotation également revues.
21 D’autre part, même pour les heureux possesseurs de l’édition complète ou ceux qui ont
accès à une bibliothèque proustienne, ce corpus en vingt et un tomes est difficilement
maniable : outre les renvois incessants d’un tome à l’autre dans l’annotation, et la
présence de lettres « en Annexe » lorsque Kolb les a trouvées trop tard pour les éditer
dans le volume où, chronologiquement, elles auraient dû se situer, il est très difficile de
chercher ou retrouver une information, même si nous bénéficions d’un index des noms
propres et des titres d’œuvres24, et d’une chronologie récapitulative par tome. À la
différence d’une œuvre fictionnelle, une correspondance générale se prête mal à une
lecture suivie et systématique, et son ampleur même excède toute mémorisation par le
lecteur. Telle qu’elle est organisée, l’édition Kolb est prévue, implicitement, pour des
recherches biographiques ou du moins, chronologiques. Or, « une correspondance » est
d’abord un échange entre deux personnes, et cette problématique qui intéresse les
études littéraires actuelles, l’épistolaire, en tant que genre discursif, peut difficilement
être appréhendée dans une correspondance générale classée chronologiquement. Ce
modèle éditorial des « correspondances générales », s’il s’est imposé comme plus
« scientifique » en permettant de recouper les indices, ou comme plus pratique pour les
recherches biographiques ou génétiques, n’est en rien un ordre « naturel ». L’épistolier
entretenant, parallèlement ou à des époques différentes, des relations spécifiques avec
tel ou tel de ses amis et correspondants, il n’y a pas en réalité « une » correspondance,
mais des correspondances parallèles ou qui se croisent de façon discontinue, chacune
avec un « ton » et un registre particulier, à un rythme plus ou moins rapproché ou
espacé, centrée sur un certain type d’intérêts communs ou d’échanges de services.
Publier les lettres correspondant par correspondant, comme l’avaient fait Robert
Proust et Paul Brach dans la Correspondance générale en six volumes entre 1930 et 1936,
présentait l’intérêt de faire apparaître ces différents registres cultivés par Proust avec
les uns et les autres, mettant ainsi en relief de façon saisissante un « plaisir du texte »
(ou du jeu verbal) spécifique à l’épistolaire, une aptitude à s’adresser à chacun selon la
nuance très personnelle de leur relation (et même de suivre les fluctuations de ces
registres). Dans une édition imprimée, il est nécessaire de choisir un mode de
présentation ou un autre ; l’édition électronique permet, au contraire, de ne pas avoir à
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HyperProust qui pourrait, à terme, rassembler les diverses composantes de l’œuvre
proustienne27.
28 Dans combien de temps une édition électronique des brouillons proustiens (qui lierait
aux fac-similés numériques leur transcription diplomatique) sera-t-elle réalisable ? Un
HyperProust qui permettrait de naviguer de l’œuvre publiée à son avant-texte, de
l’avant-texte à l’intertexte, de l’intertexte à la correspondance, littéralement et dans
tous les sens, paraît un rêve vertigineux et presque inconcevable. Une telle lecture
« enrichie » correspond, en réalité, à un déport de la lecture du « texte » (imprimé) vers
l’écriture en acte, vers les textes « possibles » – ou plutôt impossibles puisque ce ne sont
pas encore des textes mais des séquences. Cet imaginaire – cet idéal – de l’hypertexte,
c’est-à-dire la construction éditoriale d’un univers intégratif accordant un même statut
de dignité, de visibilité, aux œuvres de jeunesse inachevées, aux lettres, aux brouillons
de l’œuvre et à l’œuvre publiée, repose sur une valorisation de l’« écriture » entendue
dans un sens dynamique, laissant le lecteur libre, finalement, de pratiquer une lecture
téléologique (vectorisée) des différents documents, ou d’y contempler au contraire des
« possibles », des réalisations alternatives de ce qui reste, cependant, un même
univers : celui de l’auteur. Alors que l’imprimé valorise la forme achevée et a bien du
mal à admettre (et, matériellement, à traiter) l’inachevé, l’édition électronique, par sa
nature virtuelle et ses possibilités de multifenêtrage, a tendance au contraire à
privilégier les notions de scénarios parallèles, l’« entre-deux », le suspens, le virtuel, et
à proposer une lecture en « sur-impression », où la valeur ne réside pas dans
l’achèvement, dans la forme, mais dans la tension vers la forme, ou même dans
l’inventivité et l’éventail de combinaisons qu’ouvre l’écrivain chaque fois qu’il envisage
une idée ou une formulation nouvelle. Ce mouvement de relativisation de la notion de
« forme aboutie » ressemble, dans une certaine mesure, à celui qui produisit l’abandon
de la conception rhétorique de la littérature à la fin du XVIIIe siècle et la naissance d’un
intérêt nouveau pour le fragment, le projet, pour la « diction » au moment de son
émergence.
29 En ré-immergeant concrètement les textes publiés par les écrivains dans la masse de
leurs tentatives de formulation, de leurs notes personnelles, et de leurs écrits privés ou
intimes, l’hypertexte intégratif donne corps à la conception du travail littéraire comme
« écriture sans fin » – mais peut-être pas « sans début », justement. La pratique
épistolaire incarne, pour chaque écrivain singulier, et pour Proust manifestement, l’un
de ces « débuts ».
NOTES
1. Lanson, dès 1895 (Hommes et livres, Lecène, Oudin et Cie, « Avant-propos », p. XI), soulignait la
nécessité de distinguer les « écrits secondaires », liés à la « vie familière », de ceux qui
s’inscrivent délibérément dans une démarche de « création littéraire ». Cette opposition entre les
écrits intimes et les écrits « littéraires », ou entre « l’homme » et « l’œuvre », se trouve chez les
théoriciens majeurs de l’époque, tels Remy de Gourmont (Le Problème du style, Paris, Mercure de
France, 1902) ou Mallarmé.
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RÉSUMÉS
Comment lira-t-on Proust au XXIe siècle ? Les éditions imprimées des années 1980-1990, en
intégrant l’intertexte, l’intratexte, et partiellement l’avant-texte dans l’apparat critique d’À la
recherche du temps perdu, témoignent d’une évolution de l’intérêt du public vers les processus
d’écriture et invitent à une lecture dynamique et « enrichie ». Cette conception « réticulaire » de
l’œuvre et du texte en devenir est contemporaine d’une nouvelle épistémê, celle du rhizome, de la
navigation. On rêve d’un HyperProust savant qui permettrait d’interconnecter tous les corpus,
mais en attendant qu’il soit techniquement possible d’éditer numériquement les brouillons, tout
désigne la correspondance pour être la première brique d’une telle entreprise. En effet toute
édition imprimée de ce corpus en expansion modelé par la réapparition des lettres est vouée à
une obsolescence rapide, et la nature interdiscursive du texte épistolaire, en prise sur son
époque, en fait le premier réseau intertextuel de l’œuvre.
How are we to read Proust in the 21st century? In the 80s-90s, printed editions of À la recherche
have started to include intertextual and intratextual elements and draft transcriptions in their
apparatus, reflecting and boosting public interest for the making of a work. Understanding
literary works as cultural hypertexts and works in progress is contemporary to the Internet age
of networking and browsing. The ultimate step should be an HyperProust that would link all the
writings of Marcel Proust with their textual environment. A digital edition of the drafts not being
technically achievable yet, the simpler correspondence manuscripts are fit to be the first brick of
this project. Moreover printed editions of Proust’s letters quickly become obsolete as
unpublished material appears, and a correspondence, being a series of individualized exchanges
discussing cultural or society issues, is by essence a network, an hypertext, and the basis for
eventual writing.
¿Cómo se leerá a Proust en el siglo XXI? Las ediciones impresas en los años 1980-1990, al integrar
el intertexto, el intratexto y, parcialmente, el pre-texto en el aparato crítico de En busca del tiempo
perdido, han dado testimonio de una evolución del interés del público por los procesos de
escritura e invitan a una lectura dinámica y “enriquecida”. Esta concepción “reticular” de la obra
y del texto en construcción es contemporánea de una nueva episteme : la del rizoma, de la
navegación. Podemos soñar con un HyperProust erudito que permita interconectar todos los
corpus pero, en la espera de que sea técnicamente posible editar digitalmente los borradores, es
evidente que la correspondencia ha de constituir el primer ladrillo de esta construcción. En
efecto, toda edición impresa de ese corpus en expansión, modelado por la reaparición de cartas,
está condenado a una obsolescencia rápida, y la naturaleza interdiscursiva del texto epistolar,
articulado con su época, constituyen la primera red inter- textual de la obra.
Wie soll Proust im 21. Jahrhundert gelesen werden? Die gedruckten Versionen von 1980-1990, die
im kritischen Apparat von Auf der Suche nach der verlorenen Zeit den Intertext, den Intratext und
insbesondere den Avant-Text integrieren, zeugen von einem wachsenden öffentlichen Interesse
am Schreibprozess und laden zu einer dynamischen und „erweiterten“ Lektüre ein. Diese
„netzförmige“ Konzeption des literarischen Werks und der Textentstehung entspricht dem
Internetzeitalter des Networkings und Browsings. Das höchste Ziel wäre ein HyperProust, der
dessen gesamte Korpora miteinander verbinden würde. Bis es jedoch technisch möglich ist, die
Entwürfe numerisch zu edieren, dienen die einfacheren Korrespondenzhandschriften als erster
Baustein für ein solches Unternehmen. Aufgrund stets neu auftauchender Briefe würde eine
gedruckte Edition dieses Korpus nämlich rasch veralten, und der interdiskursive Charakter der
Korrespondenz im Kontext ihrer Epoche stellt das erste intertextuelle Netz des Werkes dar.
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Como será lido Proust no século XXI? As edições impressas dos anos 1980-1990, integrando
intertexto, intratexto e parte do ante-texto no aparato crítico de À la recherche du temps perdu,
reflectem a evolução no interesse do público para os processos de escrita e convidam a uma
leitura dinâmica e “mais rica”. A concepção “em rede” do texto e do texto como processo é
contemporânea de uma nova épistémê, dominada por imagens como rizoma ou navegação.
Começa a sonhar-se com um HyperProust erudito, que permitiria interligar todos os corpora,
mas até ao momento em que for tecnicamente possível editar digitalmente os rascunhos, o
epistolário presta-se a ser o primeiro tijolo de tal edifício. De facto, qualquer edição impressa do
expansivo corpus epistolar, condicionado pela redescoberta de cartas, estaria condenada a rápida
obsolescência e a natureza interdiscursiva do texto epistolar, engatado na sua época, faz dele a
primeira rede intertextual da obra.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, À la recherche du temps perdu, XXe siècle
AUTEUR
FRANÇOISE LERICHE
Françoise Leriche, ancienne assistante de Philip Kolb à l’Université d’Urbana-Champaign
(Illinois), enseigne actuellement à l’Université de Grenoble. Spécialiste de la correspondance de
Proust, de la genèse de l’œuvre, et des problématiques de l’édition numérique, elle a récemment
publié une réédition anthologique de la Correspondance (Lettres 1879-1922, Plon, 2004), collaboré à
l’édition du Cahier 26 (BnF-Brepols, 2010), et coordonné avec Alain Pagès le volume Genèse et
correspondances (EAC, 2012). Elle codirige la collection « La Fabrique de l’œuvre » aux ELLUG.
francoise.leriche[arobase]wanadoo.fr
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Études
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De l’importance de Mme Sazerat
dans la délivrance des « grandes
lois » : les corrections sur les
placards Bodmer
Isabelle Serça
1 On connaît la visée de Proust, qui est de délivrer des lois générales dans un ouvrage
qu’il qualifie de « dogmatique », comme il l’écrit à Rivière en février 1914, quelques
mois après la sortie de Swann : « Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est
un ouvrage dogmatique et une construction1 ! » Rien ne l’ulcérait tant en effet dans les
critiques dont Swann fut l’objet lors de sa sortie que les qualificatifs de « précieux » ou
« raffiné » appliqués à son œuvre, comme en témoignent les remarques du Temps
retrouvé2 – si l’on m’autorise ce passage de l’homme à l’œuvre. De fait, les critiques
reconnaissent volontiers une profondeur et une justesse inédites dans l’analyse, mais
elles sont quasi unanimes pour dénoncer un manque de composition. L’impression
première est celle d’une « forêt touffue », pour reprendre l’expression d’André
Chaumeix dans un article au demeurant élogieux3. C’est la même image qui revient sous
la plume d’Henri Ghéon dans La NRF, où il critique l’absence de perspective de cette
« œuvre de loisir » :
La moindre image de rencontre, le moindre souffle printanier, comme le moindre
passant de la rue, ont pris dans sa mémoire une place aussi grande et non moins
privilégiée que les plus rares aventures, que les plus déchirantes passions, que les
êtres les plus attachés à sa vie. Loin de lui le dessein de choisir et de « préférer »
dans tout cela ! Toutes choses sont égales4.
2 Parmi les passages que cite le critique à l’appui de ses dires, figure la longue description
des vitraux de l’église de Combray5. La flèche acérée que décoche Ghéon vient alors
clouer au sol la pauvre Mme Sazerat agenouillée dans le reflet du roi de jeu de cartes :
Voilà le feu d’artifice d’images et de notations que suscitera un vitrail et M. Proust
ne nous fera pas même grâce de Mme Sazerat avec son paquet de gâteaux ; il suffit
qu’il se souvienne de l’avoir vue à l’église une fois ! Qu’est donc Mme Sazerat ! Un
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comparse, dont à peine il reparlera. Mais M. Proust croirait mentir s’il nous celait sa
présence fortuite.
3 « Proust n’a refusé rien », n’étant pas guidé par « le dessein de choisir », affirme
Ghéon ; or la silhouette de Mme Sazerat se découpant sur le reflet du vitrail n’apparaît
pas au fil de la plume profuse d’un auteur qui ne saurait pas choisir. La mise en scène du
personnage est en effet l’objet d’un ajout sur la dactylographie, qui présentait une
phrase plus courte, sans la longue parenthèse :
Ces vitraux qui ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil ne se montrait
pas, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église ; l’un
rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de
cartes, qui vivait là-haut entre ciel et terre ; un autre où une montagne de neige
rose […] (NAF 16733, fo 151 ; voir fig. 1).
Fig. 1
4 C’est donc délibérément que Proust place l’élément particulier qu’est ce personnage
emblématique du village de Combray dans la description de l’église : prenant à contre-
pied l’affirmation de Ghéon, on montrera ici, à partir des corrections apportées sur les
épreuves, que Proust suit un dessein précis, celui de nouer par des liens serrés le
général au particulier, d’où le choix d’ajouter Mme Sazerat lors de la relecture.
Formuler « les grandes lois » est certes le but que doit s’assigner l’écrivain selon Proust,
mais, comme le veut la leçon du Temps retrouvé6, l’artiste ne peut dégager la loi générale
qu’en plongeant au cœur du particulier. Le texte fait ainsi la navette entre « grandes
lois » et « riens puérils » – tissage auquel n’est pas étrangère la genèse de l’œuvre. Les
corrections sur épreuves – tout particulièrement celles que Proust a apportées sur les
premières épreuves de Swann (dites « placards Bodmer ») au printemps 1913 – sont à
cet égard très significatives, car elles systématisent cette tendance, en donnant un tour
particulier aux passages généralisants.
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41
5 Cette dernière étape des corrections sur épreuves constitue un corpus génétique de
premier intérêt. Les placards Bodmer, où les corrections manuscrites montent à
l’assaut des pavés imprimés, sont en effet spectaculaires ; l’imprimeur sera d’ailleurs
obligé de recomposer entièrement ces premières épreuves, sur lesquelles Proust
procédera encore à des modifications7. D’un point de vue thématique, ces corrections
sont le lieu de reconfigurations qui engagent la composition même de l’œuvre, comme
l’a montré par exemple Jo Yoshida8. D’un point de vue stylistique, elles sont, avec les
dactylographies, un moment charnière, à l’articulation du manuscrit et de l’imprimé.
J’ai étudié ailleurs comment des corrections minuscules comme celles qui ont trait à la
ponctuation dessinent alors la phrase9 ; je m’intéresserai ici aux corrections qui visent à
resserrer ce lien entre général et particulier. L’on observe alors un « Proust aux
brouillons10 » attentif à ne délivrer aucune vérité générale en tant que telle, toujours
soucieux au contraire de l’entrelacer d’un lien intime au particulier, en l’occurrence un
détail de l’univers de Combray.
Resserrer la focalisation sur Combray
6 Ce resserrement autour de l’univers combraysien se manifeste ainsi çà et là par des
corrections de détail, comme la modification ci-dessous par laquelle « un jardinier »
devient « le jardinier que méprisait ma grand-mère » : l’article défini en lieu et place de
l’article indéfini donne une détermination spécifique au référent, identifié par la
relative déterminative qui le suit. On a alors ce que les linguistes appellent une
« description définie », qui isole un objet particulier dans un contexte, alors que le
déterminant indéfini, dans son emploi générique, référait à une classe :
[…] impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre
jardin, produit sans prestige de la <correcte> fantaisie d’un jardinier <du jardinier
que méprisait ma grand-mère> […] (Premières épreuves corrigées, Fondation
Martin Bodmer, plac. 14, col. 5 ; « Combray », I, p. 85).
7 Vétilles que de telles corrections : cependant, prises dans leur ensemble, elles dessinent
ce souci de resserrer la focale sur Combray, et plus précisément, dans cette « chronique
quotidienne » que relate le narrateur11, sur l’unité itérative du dimanche. Ainsi de
l’évocation des après-midi consacrées à la lecture, fondée sur un imparfait dont Gérard
Genette a montré comment il mêlait singulatif et itératif12 ; le terme « dimanche » est
ajouté sur les placards :
Beaux après-midi <du dimanche> sous le cèdre <marronnier> du jardin de Combray
[…] (plac. 15, col. 1 ; « Combray », I, p. 87).
8 Ainsi du petit morceau de madeleine, offert au narrateur par la tante Léonie « tous les
matins », qui ne l’est plus que « le dimanche matin » sur les placards. La version finale,
qui ritualise autour du dimanche ce qui était au départ un événement quotidien voit
alors apparaître la parenthèse qui justifie que ce soit ce jour-là et non un autre que le
narrateur aille rendre visite à sa tante :
Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que tous les matins <le
dimanche matin> à Combray <(parce que ce jour-là je ne sortais pas de bonne heure
avant l’heure de la messe)>, quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma
tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou <de thé ou>
de tilleul (plac. 9, col. 2 ; I, p. 46).
9 Combray est l’aune à partir de laquelle se mesure l’expérience du monde chez le
narrateur : le côté de Méséglise et le côté de Guermantes constituent en effet « [l]es
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gisements profonds de [son] sol mental13 ». Rien ne lui vaut Combray, puisque aussi
bien « il y a quelque chose d’individuel dans les lieux 14 ». Rien ne vaut les comparaisons
empruntées à l’univers de Combray – c’est-à-dire à la diégèse –, comme le souligne le
commentaire métatextuel en italique dans le passage ci-dessous, qui fait partie d’un
ajout sur les placards. Ce commentaire a pour fonction de justifier, après la
présentation circonstanciée d’un premier comparant fort éloigné du point de départ
que constitue le comparé – Swann en Aristée –, un second, plus adéquat car il a « plus
de chance de venir à l’esprit » du personnage, où Swann devient Ali Baba 15. Les
rapprochements sont tous deux tirés d’une œuvre littéraire : le premier des Géorgiques,
le second des Mille et Une Nuits ; même si l’on connaît l’importance de cette référence
dans la Recherche, la seconde n’est pas combraysienne pour autant – à ceci près que la
décoration des assiettes à petits-fours constitue le chaînon textuel qui la rattache
solidement à la diégèse :
Mais si l’on avait dit à ma grand-tante que ce Swann qui, […] ; qu’en sortant de chez
nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à
peine la rue tournée et se rendait dans tel « salon » insoupçonné et prestigieux
comme l’éblouissante caverne où on voyait entrer Ali Baba sur les assiettes à
dessert de Combray, quand il était sûr qu’on ne le voyait pas <« salon que jamais
l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne contempla>, cela eût paru aussi
extraordinaire à ma tante que pourrait <aurait pu> l’être pour une dame plus
lettrée la pensée d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris,
en se rappelant les Georgiques, qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein
des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et où
Virgile nous le montre reçu à bras ouverts, <ou pour s’en tenir à une image qui avait
plus de chance de lui venir à l’esprit car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits
fours de Combray, d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul,
pénétrera dans la caverne éblouissante et insoupçonnée éblouissante de trésors
insoupçonnés> (plac. 3, col. 8 ; I, p. 18 ; je souligne ; fig. 2) 16.
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Fig. 2
10 La figure d’Ali Baba était évoquée un peu plus haut dans la phrase comme comparant
d’un de ces salons prestigieux où se rend Swann ; précédée du commentaire, l’analogie
s’intègre encore davantage dans la diégèse, puisqu’elle devient une comparaison que
pourrait faire le personnage lui-même et non plus seulement le narrateur.
11 L’exemple emblématique de cette focalisation sur l’univers combraysien pourrait être
la citation suivante, qui voit surgir sur les placards les sœurs de la grand-mère dans un
passage où elles n’ont apparemment rien à faire :
Exposés sur ce silence imperceptible, qui n’en absorbait rien, les bruits les plus
éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autre bout de la ville, se
percevaient détaillés avec tant de netteté, avec un tel « fini » qu’ils semblaient ne
devoir cet « effet de lointain » qu’à leur pianissimo, comme ces motifs qu’un
instrumentiste placé dans un orchestre au milieu des autres exécute en sourdine, et
que le public croit entendre bien loin de la salle de concert quoique l’auteur se soit
naturellement arrangé pour que cette distance, illusoire, n’empêche pas une seule
des notes, tout le contour mélodique, de parvenir aux oreilles avec la plus intacte
précision. <en sourdine si bien exécutés par l’orchestre du Conservatoire que
quoiqu’on n’en perde pas une note on croit les entendre cependant bien loin de la
salle du concert et que les abonnés comme les sœurs de ma grand-mère quand
Swann leur avait donné ses places tous les vieux abonnés, <comme> les sœurs de ma
grand-mère quand Swann leur avait donné ses places – tendaient avec ravissement
tous les vieux abonnés rav, les sœurs de ma gd-mère quand Swann leur avait donné
ses places ten tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains
d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise.> (plac. 6,
col. 8 ; I, p. 32 ; fig. 3).
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Fig. 3
12 Le lecteur ne laisse pas de se demander ce que viennent faire les personnages dans
cette parenthèse lato sensu qui a tout d’une digression, véritablement « hors sujet 17 ». Or
ce resserrement autour de l’univers de Combray va de pair avec un ancrage « réaliste »,
fruit du mouvement de retouche sur les placards. L’allusion aux sœurs de la grand-
mère n’est pas présente dans la dactylographie, où il est fait référence à un orchestre et
non à l’orchestre précis du Conservatoire :
[…] ne devoir cet « effet de lointain » qu’à leur pianissimo, comme ces motifs qu’un
instrumentiste placé dans un orchestre au milieu des autres exécute si pianissimo
<en sourdine et> que le public croit les entendre bien loin de la salle de concert, à
une grande distance, et quoique l’auteur se soit naturellement arrangé pour que
cette distance factice, illusoire, n’empêche pas une seule des notes, tout le contour
mélodique de parvenir aux oreilles avec la plus intacte précision (« Deuxième
dactylographie », NAF 16733, fo 66 ro).
13 Comme plus haut, le remplacement de l’article indéfini « un » par l’article défini « le »
substitue à la valeur générique une valeur spécifique, le référent étant ici identifié par
une expansion présentant un nom propre : l’image est ainsi lestée d’un poids réaliste 18.
C’est alors que Proust place parmi « les vieux abonnés » de l’orchestre du Conservatoire
« les sœurs de la grand-mère » du narrateur, dont la présence, qui convoque par
ricochet celle de Swann, ancre ainsi davantage le texte dans l’univers combraysien. On
notera à cet égard le curieux imparfait de la seconde consécutive coordonnée par « et »
(« et que tous les vieux abonnés […] tendaient l’oreille […] ») alors que la première est
au présent de vérité générale qui va de pair avec un « on » comme il est habituel (« […]
si bien exécutés que […] on croit les entendre […] »). Cet imparfait (et le plus-que-
parfait de la comparaison hypothétique) retrouve le temps passé du début de la phrase
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18 Un tel rapprochement entre amour filial et sentiment amoureux a d’ailleurs déjà été
développé quelques pages plus haut, au sein même du drame du coucher, lorsque le
narrateur-enfant veut revoir sa mère25. Le texte rapproche alors cette situation de celle
d’un couple dont l’un veut retrouver l’autre par un intermédiaire, ami ou domestique ;
d’un côté le récit premier relaté par un Je au passé simple, de l’autre un commentaire
généralisant, assumé par un Nous au présent générique. Cependant des liens subtils et
des transitions insensibles viennent entrecroiser les fils du récit et de cette « fiction
théorique », pour reprendre le terme évocateur de Jacques Dubois26, si bien que chaque
plan occupe alternativement le devant de la scène.
19 Proust va encore resserrer les liens entre les deux plans lors de la relecture des
placards en ajoutant deux « comparaisons » au sens large – plus exactement deux
comparatives – qui rapprochent la situation particulière du commentaire général et
inversement. La première comparaison est un ajout sur la marge de gauche placé entre
deux tirets, qui met en regard le Nous et le Je, le présent de vérité générale et le passé
du récit par le biais de l’expression temporelle « en ce moment » :
Que nous l’aimons, <– comme en ce moment j’aimais Françoise –> le parent
<l’intermédiaire> bien intentionné […] (plac. 6, col. 2 ; I, p. 30).
20 La seconde comparaison fait partie d’un long passage ajouté en lieu et place des
quelques lignes biffées ci-dessous. Les paroles de la mère rapportées au narrateur-
enfant par Françoise assurent le passage d’un plan à l’autre, dans la mesure où elles
sont elles-mêmes rattachées par le narrateur à la « fiction théorique » : « que depuis j’ai
si souvent entendus […] » :
Maman ne vint pas et […] elle me fit dire que je devrais être endormi depuis
longtemps, qu’elle était très fâchée. Françoise se retira […]. Je me couchai m<M>ais
au bout de quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman […] (plac. 6,
col. 6-7).
Ma mère ne vint pas, et […] me fit dire par Françoise ces mots : « Il n’y a pas de
réponse » que depuis j’ai si souvent entendu des concierges de « palaces » […]
rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a rien dit […]. » Et –
de même qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du bec supplémentaire
que le concierge veut allumer pour elle, et reste là, n’entendant plus que les rares
propos sur le temps qu’il fait échangés entre le concierge et un chasseur qu’il
envoie tout d’un coup en s’apercevant de l’heure, faire rafraîchir dans la glace la
boisson d’un client – ayant décliné l’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de
rester auprès de moi, je la laissai retourner à l’office, je me couchai et je fermai les
yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le café au
jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman
[…]27 (I, p. 31-32).
21 La trame du récit second croise ainsi la chaîne du récit premier pour former le tissu du
texte dans un va-et-vient constant entre les deux plans, le général et le particulier.
22 Parfois les corrections sont plus systématiques, comme dans le long développement sur
le sadisme, qui fait suite à l’épisode de Montjouvain relaté pages 157-163 dans l’édition
de la « Bibliothèque de la Pléiade ». La scène proprement dite va jusqu’à « je n’en
entendis pas davantage » (p. 161) et présente ensuite l’analyse psychologique ; sur les
placards, cette analyse se fonde au début sur le personnage – Mlle Vington, qui n’est
pas encore Mlle Vinteuil – auquel elle revient à la fin. Vers le milieu du développement
cependant, Proust se laisse en quelque sorte emporter par sa visée généralisante,
oubliant en chemin Mlle Vington pour s’attacher à décrire « le » sadique ; c’est ce
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passage trop théorique qu’il corrige lorsqu’il se relit sur les épreuves, procédant à des
retouches systématiques visant à recentrer l’analyse sur le personnage de la diégèse :
Mais, au-delà de l’apparence, dans le cœur du sadique <de Mlle Vington>, le mal, au
début du moins, est bien loin d’être <ne fut sans doute pas> sans mélange. Le
sadique <Une sadique comme était Mlle Vington> est l’artiste du mal, un être
entièrement mauvais ne pourrait pas être sadique <ce qu’une créature entièrement
mauvaise ne pourrait être> car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait
tout naturel, ne se distinguerait même pas de lui <d’elle> ; et la vertu, la mémoire
des morts, la tendresse filiale, comme il <elle> n’en aurait pas le culte, il <elle> ne
trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques <comme
Mlle Vington> sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux
que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des
méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est
dans la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice,
de façon à avoir eu un moment l’illusion de s’être évadé de leur âme scrupuleuse et
tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et on comprend combien ils le
désireraient <Et je comprenais combien elle l’eût désiré> en voyant combien il leur
est <lui était> impossible d’y réussir. […] Ce n’est pas le mal qui donne <lui donnait>
l’idée du plaisir aux sadiques, qui leur est <lui semblait> agréable ; c’est le plaisir qui
leur semble <lui semblait> malin. Et comme chaque fois qu’ils <elle> s’y adonnent
<adonnait> il s’accompagne <s’accompagnait> pour eux <elle> de ces pensées
mauvaises qui le reste du temps sont absents de leur âme vertueuse, ils finissaient
<étaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait> par trouver au plaisir
quelque chose de diabolique, par l’identifier au Mal. Peut-être Mlle Vington […]
(plac. 26, col. 1-2 ; I, p. 162 ; fig. 4).
Fig. 4
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23 Proust remplace systématiquement le déterminant défini singulier ou pluriel (« le » ou
« les » sadique[s])28 par le nom propre ou le pronom anaphorique qui lui est associé
(« elle ») : « dans le cœur du sadique » devient ainsi « dans le cœur de Mlle Vington ».
Disparaît alors la valeur générique du déterminant défini qui renvoie à une classe –
autrement dit à un type, celui du sadique –, pour désigner un individu concret par le
biais du nom propre. L’on passe ainsi d’une valeur générique maximale à une valeur
spécifique maximale, puisque le nom propre est le seul de tous les mots à désigner
directement un être particulier et non une classe d’êtres29… c’est-à-dire très
exactement ce que fait Proust avec cette correction, passant d’une définition générale à
une description singulière. Il lui suffit parfois d’ajouter simplement le nom propre par
le biais d’un « comme » et de remplacer le déterminant défini par l’indéfini pour
infléchir ce caractère général, sans changer ensuite le reste de la phrase : « Le sadique
est l’artiste du mal […] » devient ainsi « Une sadique comme était Mlle Vington est
l’artiste du mal […] ».
24 De même, le présent gnomique – qui affecte la plupart du temps le verbe « être », verbe
d’état par excellence –, est remplacé par un temps du passé, l’imparfait la plupart du
temps puisqu’il s’agit de décrire une propriété, ou bien le passé simple lorsqu’il s’agit
d’une évolution : « […] dans le cœur du sadique, le mal, au début du moins, est bien loin
d’être sans mélange » devient « dans le cœur de Mlle Vington, le mal, au début du
moins, ne fut sans doute pas sans mélange ». Le passé simple, temps de base du système
du « récit » au sens de Benveniste, ancre ainsi la description dans le cadre narratif.
25 Le On du commentaire général est alors remplacé par un Je, sujet du verbe
« comprendre » conjugué à l’imparfait, qui mène explicitement le développement
réflexif : « Et on comprend combien ils le désireraient en voyant combien il leur est
impossible d’y réussir » devient : « Et je comprenais combien elle l’eût désiré en voyant
combien il lui était impossible d’y réussir » – le subjonctif plus-que-parfait marquant
l’irréel dans un contexte au passé, alors que le conditionnel dans la version précédente
marquait l’irréel du présent, comme le montre la suite de la phrase.
26 Cette irruption du Je se retrouve çà et là dans les corrections sur les placards, où la
première personne est associée à des verbes d’appréhension intellectuelle qui mettent
en scène la quête du narrateur de la Recherche, laquelle ne trouvera son terme que dans
le dernier tome. C’est ce Je que nous connaissons bien, au moyen duquel le
commentaire est présenté comme se formant dans le temps même de la séquence 30 ou
bien a posteriori, bénéficiant du savoir du narrateur – l’instance narrative – dont est
privé le narrateur-personnage31, comme dans la citation suivante :
Et <je me rends compte maintenant que> ces Vertus et ces Vices de Padoue lui
ressemblaient encore d’une autre manière. De même que […] (plac. 13, col. 8 ; I,
p. 80).
27 Par une modification très simple, le narrateur ajoute son grain de sel au
rapprochement que pose Swann entre la fille de cuisine et la Charité de Giotto : le Je,
qui actualise la description, présente ici un « présent de l’écriture », accompagné de
l’adverbe déictique « maintenant ». Ce simple ajout modifie ainsi en profondeur la
structure de la phrase, puisqu’il constitue la proposition principale de ce qui suit : la
phrase simple devient alors une complétive, rattachée au raisonnement du narrateur et
apparaît comme le fruit de sa réflexion.
28 Ces retouches ne réduisent pas la visée générale : elles ne font que l’ancrer dans le cas
particulier de façon à ce que le développement s’inscrive pleinement dans la chronique
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de Combray. Ainsi la période binaire qui résume l’analyse sur le sadisme en milieu de
paragraphe garde-t-elle sa tournure de maxime, avec un parallélisme syntaxique qui
met en relief le chiasme ainsi opéré : « Ce n’est pas le mal qui donne l’idée du plaisir
aux sadiques, qui leur est agréable ; c’est le plaisir qui leur semble malin » devient « Ce
n’est pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable ; c’est le plaisir
qui lui semblait malin ». Ainsi retouchée, la sentence est prise dans le tissu narratif du
récit et le développement sur « le » sadique est entièrement retaillé sur Mlle Vington.
29 L’analyse psychologique n’est pas seule à faire l’objet de telles retouches, puisque
Proust s’intéresse aussi bien aux « grandes lois » du kaléidoscope social ou de la
création artistique. La critique littéraire, on s’en souvient, est le point de départ du
Contre Sainte-Beuve qui devait s’achever par une « conversation avec Maman » où le
narrateur racontait l’article qu’il projetait d’écrire sur Sainte-Beuve. C’est précisément
« Maman » qui dans « Combray » est au cœur du passage sur la lecture que Proust
retouche sur les placards. La version non corrigée – celle de la dactylographie –
pourrait figurer telle quelle dans un ouvrage de critique littéraire : se fondant sur un
présent de vérité générale et usant du vocabulaire de la linguistique (« phrase »,
« accent », « mot », « épithète », « temps des verbes », « imparfait », « passé défini »,
« syllabe », « rythme », « prose »), le développement met en scène un « on », puis, pour
finir, « le lecteur » soi-même auquel Proust délivre la marche à suivre dans la formule
sans appel qui clôt le paragraphe. Ce « traité sur la lecture » est alors amendé sur les
placards pour faire entendre à l’imparfait la voix de la mère lisant George Sand :
Aux phrases les plus simples est immanent, ou plutôt préexistant un accent cordial,
qui les fait attaquer dans le ton qu’il faut, mais que les mots n’indiquent pas ;
chemin faisant, c’est lui qui choisit les épithètes et, si on ne le fait pas sentir sous
elles, on ne comprend plus la raison de leur choix, elles semblent communes : il
amortit en passant <Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu’il faut, l’accent
cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui,
elle amortissait au passage> toute crudité dans les temps des verbes, de façon à
donner <donnait> à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté,
la mélancolie qu’il y a dans la tendresse. Puis il dirige <, dirigeait> la phrase qui finit
<finissait> vers celle qui va <allait> commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant
la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités soient
<fussent> différentes, dans un rythme uniforme <insufflant 32 à cette prose si
commune une sorte de vie continue et sentimentale>. C’est cet accent, ce souffle
continu qui fait vivre cette prose et que le lecteur doit trouver en soi pour pouvoir
le lui donner (plac. 8, col. 3-4 ; I, p. 42 ; fig. 5).
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Fig. 5
30 Le morceau, qui occupe plus de six lignes sur le placard, est barré et remplacé par une
longue bulle manuscrite dans la marge de gauche, qui est insérée au long, Proust
supprimant le retour à la ligne pour intégrer encore davantage le morceau corrigé.
Comme dans le passage précédent sur le sadisme, cet exposé théorique fait suite à un
épisode du récit dans lequel Proust n’a rien modifié. Il ne corrige que ce qui lui semble
par trop abstrait à la relecture. Le passage présentait en effet une série de verbes au
présent gnomique, dont le sujet est un « accent cordial ». Proust modifie le temps des
verbes pour les conjuguer à l’imparfait, renouant avec l’énonciation des phrases
précédentes et surtout, il rapporte ces verbes à la mère – ou à la voix de la mère – qui
devient le sujet syntaxique : l’« accent cordial », déterminé par l’article défini, devient
alors l’objet des verbes dont elle est le sujet. La phrase d’ouverture, on l’a vu, est
adaptée et modifiée ; quant à la phrase de clôture, elle est purement et simplement
supprimée : le ton y était en effet celui d’un traité mettant en scène la figure du
« lecteur », avec les modalisateurs « devoir » et « pouvoir ». Proust fait disparaître ce
ton quelque peu sentencieux en substituant à ce sujet « immanent » – l’« accent
cordial » qui « préexiste » aux mots –, un actant incarné en la personne de la mère, dont
la voix devient le principe actif de cette lecture intelligente et sensible. Dans la
dactylographie, « le lecteur […] doit trouver en soi » cet « accent » pour « pouvoir [le]
donner » à la prose ; dans la version finale, c’est la voix de la mère qui le fait entendre.
On avait un traité du rythme dans la dactylographie ; c’est la mère qui le met en œuvre
en lisant à haute voix François le Champi dans la version finale. La correction actualise
ainsi (au sens narratologique et au sens linguistique) le traité didactique et, par suite,
l’épisode est inséré dans l’univers de Combray. Tout le passage est alors homogène,
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débutant à la page précédente par « Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris
François le Champi […] » et se terminant sur l’évocation de la voix maternelle.
31 Cette voix des origines est celle par laquelle, au seuil de la Recherche, le narrateur fait
son entrée en littérature. L’écriture passe en effet par la figure privilégiée de la mère :
en témoigne la « conversation avec Maman » des projets du Contre Sainte-Beuve, que
Proust pensa tout d’abord à reporter à la fin de l’œuvre en devenir 33, avant d’en
abandonner l’idée. À l’essai de critique littéraire de facture classique, il préférait une
mise en scène singulière, portée par un Je aux prises avec un Tu. Le Tu disparaîtra dans
le roman : ne restera que le Je, qui fait entendre tout uniment plusieurs voix.
32 C’est ce Je polyphonique qui fait la navette entre le narratif et l’argumentatif dans un
mouvement continu de va-et-vient. Le Je est en effet le point de passage, l’un de ces
sentiers mal gardés qui permettent de passer clandestinement la frontière entre les
deux genres littéraires de l’essai et du roman34.
33 Bien plus tard, l’année même de sa mort, Proust reviendra sur ce qu’il vécut comme un
douloureux quiproquo entre lui et la critique :
J’ai eu le malheur de commencer un livre par le mot « je » et, aussitôt, on a cru
qu’au lieu de chercher à découvrir des lois générales, je « m’analysais » au sens
individuel et étroit du mot35.
34 Le narrateur, est-il dit dans Le Temps retrouvé, essaie de « décrire la courbe » et de
« dégager la loi » des « gestes » ou des « paroles » des personnages, de leur « vie » et de
leur « nature »36. La Recherche glisse ainsi dans un va-et-vient constant entre général et
particulier, comme dans la double parenthèse que Proust a ajoutée sur les placards
dans la description des vitraux de l’église37. La première, on l’a vu, a pour fonction
d’actualiser la description en posant un personnage combraysien dans le reflet d’un des
vitraux ; elle resserre progressivement le champ, pour le fixer tout à la fin sur le point
que forme Mme Sazerat, tandis que la seconde parenthèse, enchâssée dans la première,
aura élargi la vision à l’église tout entière en redéployant la description pour la porter à
un niveau général. Le texte fait varier la distance focale, zoom avant pour présenter un
détail en gros plan, zoom arrière pour offrir un plan d’ensemble, le point de passage
étant fondé sur le déterminant discontinu « un de ces… qui… », qui met en œuvre
l’exophore mémorielle par laquelle se « réalise le passage idéal du particulier au
général38 ». Il fallait que Mme Sazerat vînt s’agenouiller dans le « reflet oblique et bleu
du vitrail » et que le roi de jeu de cartes se projetât sur le paquet de petits-fours pour
que la Recherche pût déployer les « lois générales » à l’œuvre dans l’« individuel » – dans
le sens large que Proust veut sans doute donner à ce terme : ce qui est propre à
l’individu dans la personne.
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NOTES
1. Corr., t. XIII, p. 43.
2. « Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails » (TR, IV, p. 618).
3. Le Journal des Débats, 25 janvier 1914.
4. La NRF, 1er janvier 1914. Proust sera profondément blessé et écrira d’ailleurs aussitôt à Ghéon,
le 2 janvier, pour répondre « à quelques paroles par trop injustes » (Corr., t. XIII, p. 22).
5. « Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que
fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église ; l’un était rempli dans toute sa
grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais
architectural, entre ciel et terre (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de
semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office – à l’un de ces rares moments où l’église aérée,
vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l’air presque
habitable comme le hall, de pierre sculptée et de verre peint, d’un hôtel de style Moyen Âge – on
voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé
de petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour
le déjeuner) ; dans un autre une montagne de neige rose […] » (« Combray », I, p. 58-59).
6. TR, IV, p. 479.
7. Les premières épreuves corrigées de Swann, constituées des placards composés par Grasset,
sont restées longtemps inaccessibles jusqu’à leur acquisition en 2000 par la Fondation Martin
Bodmer sise à Cologny (Genève), d’où leur désignation : « Placards Bodmer » ; on s’intéressera le
cas échéant aux deux états du texte qui encadrent ces Placards Bodmer, les deuxièmes épreuves
corrigées, ainsi que le jeu dactylographique qui a servi pour l’impression, qui sont conservés au
département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, sous la cote NAF 16755 pour
les épreuves et NAF 16733 pour la dactylographie.
8. Voir « Ce que nous apprennent les épreuves de Du côté de chez Swann dans la collection
Bodmer », BIP, n° 35, 2005, p. 31-45.
9. Voir Esthétique de la ponctuation, Paris, Gallimard, 2012.
10. Pour reprendre le titre de l’ouvrage édité en 2011 par N. Mauriac Dyer et K. Yoshikawa aux
éditions Brepols.
11. En regard de la « chronique quotidienne mais immémoriale de Combray » que la tante Léonie
lit du matin au soir en regardant la rue depuis son lit (I, p. 51).
12. « Discours du récit », Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 145 sq.
13. I, p. 182.
14. Ibid. Le passage pose une analogie entre l’attachement au paysage de Combray et
l’attachement à la mère.
15. J’utilise, ici et plus loin, les termes de « comparant », « comparé » et « comparaison » lato
sensu, puisqu’il s’agit stricto sensu d’une analogie, fondée sur une structure comparative en
« aussi… que » : « […] aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus
lettrée la pensée […]. »
16. Le tiret double qui isole dans la version finale le commentaire justifiant le second
rapprochement sera ajouté sur les deuxièmes épreuves corrigées (NAF 16755, fos 12 ro-vo).
17. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Bayard, qui ne manque pas de relever ce
passage (Le Hors-sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit, 1996, note 7 de la page 21).
18. Le Conservatoire national de musique était situé jusqu’en 1911 à l’angle de la rue du
Conservatoire, parallèle à la rue de Trévise mentionnée dans le texte.
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19. Deuxièmes épreuves corrigées, NAF 16755, fo 21 vo. Voir I, p. 32-33 : « tous les vieux abonnés
– les sœurs de ma grand-mère aussi quand Swann leur avait donné ses places – tendaient l’oreille
[…] ».
20. I, p. 47.
21. Voir l’article de Françoise Leriche qui fait le point sur la question : « Hésitations énonciatives
et génériques dans la genèse du roman proustien », BIP, n° 42, 2012, p. 69-84.
22. Corr., t. VIII, p. 171, décembre 1908. Voir aussi la lettre à Mme de Noailles, ibid., p. 170.
23. Voir la mise au point que constituent les articles regroupés sous le titre « Essai et fiction dans
la Recherche : le partage des genres ? », dans la troisième partie du BIP, n° 42 mentionné supra,
présentée et éditée par Maya Lavault. (Contributions de F. Leriche, F. Goujon, F. Godeau,
J. Dubois, V. Ferré et M. Lavault.)
24. Il s’agit du paragraphe qui clôt le drame du coucher, épisode séparé dans l’édition de la
« Pléiade » par un saut de deux lignes de l’expérience de la madeleine qui termine le premier
chapitre de « Combray » : « Mes remords étaient calmés […] encore de moi » (I, p. 42-43) ; le
passage (plus d’une trentaine de lignes, quasi une colonne entière) qui est biffé sur le placard, est
placé après « Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là ».
25. I, p. 29-32. Pour une analyse détaillée de ce passage, voir I. Serça, « Une parenthèse dans le
drame du coucher », Les Coutures apparentes de la Recherche : Proust et la ponctuation, Paris,
Champion, coll. « Recherches proustiennes », 2010, p. 163 sq.
26. Voir « Petits éléments de fiction théorique », BIP, n° 42, op. cit., p. 109-112, où J. Dubois
montre, à partir de « certaines digressions caractéristiques », qu’entre discours narratif et
discours essayiste, « c’est à qui prendra le pas sur l’autre ».
27. Les modifications sont trop importantes pour être rapportées ici dans leur entier, puisque les
quatre colonnes qui précèdent – où apparaît le thème de la « pauvre fille » – sont biffées, de
même que le passage qui les remplaçait dans un premier temps (col. 3-6). Comme plus haut, les
tirets qui isolent la comparative (« Et – de même que […] ») seront ajoutés sur les deuxièmes
épreuves (NAF 16755, fo 20 vo).
28. La valeur générique du déterminant défini est plus faible avec le pluriel, car la classe est alors
construite comme une totalité d’individus appréhendée collectivement.
29. L’extension du nom propre est réduite à un seul élément : les noms propres sont placés à part
dans les dictionnaires, puisqu’un article consacré à un nom propre ne propose pas une définition,
mais la description du référent.
30. Voir la citation précédente (« Et je comprenais combien… »). Gérard Genette a montré
comment les descriptions et/ou les commentaires proustiens sont en quelque sorte narrativisés
(« Discours du récit », op. cit., p. 133-138).
31. Rappelons que le Je polyphonique de la Recherche recouvre à la fois, pour faire vite, le
personnage et l’instance narrative (ou plutôt les instances narratives).
32. Proust remplacera le participe présent « insufflant » par la forme conjuguée à l’imparfait
« elle insufflait » sur les deuxièmes épreuves (NAF 16755, fo 27 vo).
33. Voir la lettre qu’il adresse au directeur du Mercure de France pendant l’été 1909 : « Je termine
un livre qui, malgré son titre provisoire : Contre Sainte-Beuve. Souvenirs d’une matinée est un
véritable roman […]. Le nom de Sainte-Beuve ne vient pas par hasard. Le livre finit bien par une
longue conversation sur Sainte-Beuve et l’esthétique » (Corr., t. IX, p. 78, juillet-août 1909).
34. Voir, pour le point de vue stylistique, mon étude « Roman/Essai : le cas Proust », dans L’Essai :
métamorphoses d’un genre, dir. Pierre Glaudes, Toulouse, PUM, coll. « Cribles », 2002, p. 83-106.
35. « Réponses à une enquête des “Annales” » [26 février 1922], EA, p. 640.
36. TR, IV, p. 564.
37. Voir note 5.
38. Éric Bordas, « Un stylème dix-neuviémiste : le déterminant discontinu un de ces… qui… »,
L’Information grammaticale, n° 90, 2001, p. 34. Plus exactement, cette cataphore démonstrative se
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rapproche fort de l’exophore mémorielle, bien qu’elle n’en présente pas la forme canonique. Voir
du même auteur « Proust et l’exophore mémorielle », BIP, n° 35, 2005, p. 131-147.
RÉSUMÉS
L’analyse des corrections sur les premières épreuves de Swann (placards conservés à la Fondation
Bodmer) montre comment Proust met en œuvre le but qu’il s’est fixé, à savoir formuler « les
grandes lois » en plongeant au cœur du particulier. Qu’il s’agisse du sadisme ou de la littérature,
il « raccroche » au récit les morceaux qu’il juge à ce moment-là – en se relisant – trop généraux.
Le présent gnomique est remplacé par un temps du passé, et le type visé par le déterminant défini
fait place à un personnage de la diégèse, comme dans le passage sur Montjouvain. Les corrections
de Proust resserrent ainsi le maillage entre essai et récit qui caractérise son roman – tissage
auquel n’est pas étrangère la genèse de l’œuvre, du Contre Sainte-Beuve à la Recherche.
The corrections on the first Swann’s galleys (the Bodmer Foundation) show how Proust deals with
his project: to bring out “the great laws” from the particular. Whatever the subject – sadism or
literature –, he corrects the passages which seem to him too abstract when he is rereading his
text. The gnomic present is replaced with the past tense, and the type aimed at by the definite
determiner is replaced by a character of the story, as in the Montjouvain episode. These
corrections strengthen the connection between essay and narration which characterizes Proust’s
novel – as the genesis of the opus, from Contre Sainte-Beuve to À la recherche du temps perdu,
reminds us.
El análisis de las correcciones en las primeras pruebas de Swann (Galeradas conservadas en la
Fundación Bodmer) revela de qué manera Proust llevaba a la práctica la finalidad que se había
fijado, es decir, formular “las grandes leyes”, sumergiéndose en el corazón de lo particular. Ya se
trate del sadismo o de la literatura, el escritor “adhiere” al relato los fragmentos que en ese
momento –releyéndose– considera como demasiado generales. El presente gnómico es
reemplazado por un tiempo del pasado y el tipo designado por el determinante definido es
sustituido por un personaje de la diégesis, como ocurre en el pasaje sobre Montjouvain. Las
correcciones de Proust aprietan de este modo el entramado entre ensayo y relato que caracteriza
su novela – entramado al que no es ajena la génesis de la obra, desde Contra Sainte-Beuve hasta En
busca del tiempo perdido.
Die Untersuchung der Korrekturen der (von der Fondation Bodmer aufbewahrten) ersten Fahnen
von Swann stellt dar, wie Proust sein Ziel, „die großen Gesetze“ minuziös in Worte zu fassen, in
die Tat umsetzt. Sei es Sadismus oder Literatur – er hat alle Passagen, die ihm beim nochmaligen
Lesen in jenem Moment zu vage erschienen, mit der Erzählung verbunden. Das gnomische
Präsens wurde durch eine Vergangenheitsform ersetzt und der vom definitiven Determinanten
angestrebte Typ weicht einem Charakter der Diegese, gleich wie in der Episode über Montjouvain.
Prousts Korrekturen verstärken so den für seinen Roman charakteristischen Zusammenhang
zwischen Essay und Erzählung, der sich in der Genese des gesamten Werks, von Gegen Sainte-
Beuve zu Auf der Suche nach der verlorenen Zeit abzeichnet.
L’esame delle correzioni apportate sulle prime bozze di Swann (conservate presso la Fondazione
Bodmer) mostra come Proust abbia raggiunto l’obiettivo che pure si era fissato: formulare “le
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grandi leggi” immergendosi nel particolare. Qualsivoglia fosse il progetto, sadismo o letteratura,
egli corregge – nella fase di rilettura – i passaggi che ai suoi occhi avevano il sapore di astratte
formulazioni. Il presente gnomico viene allora sostituito dal passato, e il tipo finalizzato a un
assunto definito fa posto ad un personaggio del racconto, come avviene nel passaggio di
Montjouvain. Le correzioni di Proust rafforzano in tal modo l’intreccio di saggio e narrazione,
che poi caratterizza il suo romanzo : una tessitura cui non è estranea la stessa genesi dell’opera,
da Contre Sainte-Beuve a la Recherche.
A análise das correcções nas primeiras provas de Swann (pastas conservadas na Fundação
Bodmer) mostra como Proust faz por alcançar os seus objetivos, arrancando “leis maiores” do
âmago do particular. Quer se trate de sadismo ou de literatura, Proust marca os segmentos de
narrativa que considera, nesse momento de releitura, como demasiado gerais. O presente
gnômico é substituído por um tempo verbal do pretérito e tipos visados por determinantes
definidos dão lugar a personagens diegéticas, como na passagem sobre Montjouvain. As
correcções de Proust reforçam assim a malha entre ensaio e história que caracteriza o romance –
tessitura a que não é estranha a génese do trabalho, desde Contre Sainte-Beuve até à Recherche.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, XXe siècle
AUTEUR
ISABELLE SERÇA
Isabelle Serça est professeur de stylistique française à l’université de Toulouse-le-Mirail. Elle
travaille sur l’écriture du temps et de la mémoire dans la prose moderne et contemporaine, avec
comme biais privilégié la ponctuation et comme corpus privilégié l’œuvre de Proust – la version
publiée comme les manuscrits. Elle a rédigé les entrées autour du langage dans le Dictionnaire
Marcel Proust paru aux éditions Champion (2004) et a publié en 2010 chez le même éditeur Les
Coutures apparentes de la Recherche, Proust et la ponctuation dans la collection « Recherches
proustiennes ». Son dernier livre, Esthétique de la ponctuation, est paru chez Gallimard dans la
collection « Blanche » en 2012.
isabelle.serca[arobase]free.fr
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Bidou, Bergotte, la Berma et les
Ballets russes
Une enquête génétique
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mines3, pour la recherche génétique. Dans le cas des Ballets russes, c’est évidemment ce
dossier qu’il faudrait dépouiller en priorité, et systématiquement, pour les années
1909-1914. Or le chercheur qui se livre à ce travail ne doit pas privilégier les passages
explicitement dévolus au commentaire des « Russes » (puisque, je l’ai dit, les références
se dispersent tout en s’opacifiant), et, tout en gardant en mémoire vive l’ensemble du
texte romanesque, se rendre attentif à des phénomènes de surimpressions partielles,
troubles en quelque sorte. Pour créer les conditions d’une sérendipité maximale, la
mémoire du texte devrait, idéalement, se doubler de celle des avant-textes. Fort
heureusement, leur connaissance de plus en plus intégrale et systématique – telle
qu’elle se développe actuellement grâce à l’édition des cahiers de brouillon – nous
épargne à elle seule, parfois, quelques détours.
3 Mais il ne suffit pas, bien entendu, de lire les cahiers, car il serait illusoire de penser
que le processus de métabolisation s’y donne à voir dans quelque transparence native
(l’allusion, l’image cryptique se manifestent d’emblée telles quelles, ne faisant ensuite
que se préciser, se renforcer ou s’atténuer, secréter un réseau, parfois se
recontextualiser). Pourtant il peut arriver que Proust mentionne l’ouvrage, la revue,
l’article ou, dans le cas qui nous occupe, l’auteur et le sujet, qui a été (ou sera) associé
par divers phénomènes d’hybridation textuelle partielle au processus rédactionnel.
L’occurrence que je prendrai ici sera donc le point de départ d’un trajet dans les
brouillons. Trajet au cours duquel on s’efforcera de repérer et mesurer dans toute leur
épaisseur temporelle les phénomènes de métamorphose et d’appropriation d’un texte
« étranger ». On verra d’ailleurs que la temporalité de l’indice ne coïncide pas
forcément avec celle du processus (mais la présentation suivra ici l’ordre de la
recherche, et non celui de la genèse). On constatera qu’au cours du travail rédactionnel
Proust fait subir au texte étranger ou externe le sort que subissent souvent ses propres
fragments ou unités rédactionnelles, à savoir l’éclatement et la dissémination. La
diversité des contextes d’inscription de la référence ainsi reconfigurée conduira à
s’interroger in fine sur la ou les intentionnalités qui pourraient la sous-tendre : de quels
discours obliques pourraient relever, dans notre exemple, le travestissement et la
transposition des références ?
4 Je partirai d’un extrait de La Prisonnière4, tome publié à titre posthume (1923) et qui n’a
été qu’irrégulièrement revu par Proust : la rédaction du passage retenu remonte à la fin
de 1915 ou au début de 1916, dans le Cahier dit de « mise au net » XI. Le contexte est
celui de la soirée Verdurin, dominée par deux « exécutions », celle, musicale, du
septuor posthume de Vinteuil, décisive dans l’initiation esthétique du protagoniste, et
celle, mondaine, de M. de Charlus, brutalement chassé du salon 5. Le baron ayant en
effet imprudemment humilié les ambitions aristocratiques de la Patronne, elle se venge
en montant contre lui son amant et protégé, le violoniste Morel :
« Laissez-moi je vous défends de m’approcher, cria Morel au baron. Vous ne devez
pas être à votre coup d’essai, je ne suis pas le 1er que vous essayez de pervertir ! »
Ma seule consolation du était que j’allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par
M. de Charlus. […] Or il se produisit cette chose extraordinaire […] dans ce salon
qu’il dédaignait, ce grand seigneur (à qui n’était pas plus inhérente essentiellement
inhérente la supériorité sur les roturiers qu’elle ne le fut à tel de ses ancêtres
angoissés devant le tribunal révolutionnaire,) ne sut […] que balbutier : « Qu’est-ce
que cela veut dire, qu’est-ce qu’il y a. » On ne l’entendait même pas. <Et la
pantomime éternelle de la terreur panique a si peu changé qu’aujourd’hui encore
[que] ce vieux Monsieur à qui il arrivait dans un une aventure désagréable dans un
salon parisien répétait à son insu les quelques attitudes schématiques où la plus
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archaïque sculpture grecque dans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges
stylisait une fuite de l’épouvante des nymphes poursuivies par le Dieu Pan.>
(Cahier XI, fo 30 et papiers collés, fo 31 et marge ; voir P, III, p. 820-821).
5 La chute, en fin de paragraphe, est suivie d’une longue digression anticipatrice rédigée
sur une paperole, à la fin de laquelle Proust reprend l’image frappante : « Tandis que
M. de Charlus, assommé <sur le coup> par les paroles de <que venait de prononcer>
Santois [Morel] et l’attitude de la Patronne faisait les prenait la pose épouvantée de la
nymphe en proie à la terreur pani[que] […] » (Cahier XI, paperole au folio 31 ; voir P, III,
p. 823). Frappé par le burlesque de la métamorphose en nymphe du vieil inverti 6, en un
de ces retournements carnavalesques qu’aime ménager l’écriture proustienne, le
lecteur ne s’arrête pas aux « quelques attitudes schématiques dans lesquelles la
sculpture grecque des premiers âges stylisait l’épouvante des nymphes poursuivies par
le Dieu Pan ». C’est pourtant une pseudo-référence7 puisque, contrairement à ce que
prétend le narrateur, Pan pourchasseur de nymphes n’est pas un thème de la sculpture
grecque archaïque, mais un motif littéraire tardif, popularisé à Rome par les
Métamorphoses d’Ovide8. Sauf à buter sur la légère « agrammaticalité », le lecteur passe
sans s’attarder ; la poursuite de la nymphe Syrinx par Pan étant au moins un topos de la
peinture occidentale, la référence semble plausible.
Fig. 1
6 C’est donc dans les marges d’une autre recherche (en prélude à l’établissement du fac-
similé critique du Cahier 73 pour l’édition des Cahiers 1 à 75 de la BnF) qu’est apparue la
note de régie qui fait rebondir la lecture en rouvrant la perspective génétique. Ce
cahier fait en effet partie de ceux auxquels manquent un certain nombre de feuillets
(ou fragments de feuillets), qu’un Proust de plus en plus pressé a pendant la Guerre, à
l’étape de la « mise au net », arrachés, découpés ou déchirés puis collés pour s’épargner
quelques recopiages. Afin de fournir au lecteur une version aussi intelligible que
possible et de rendre compte du dynamisme de la genèse, l’éditeur doit retrouver ces
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fragments, les identifier de manière certaine et les restituer à leur place originelle
avant de procéder à leur transcription9.
7 Le Cahier 73, ainsi dépecé au profit des Cahiers IX, X et XI, est le seul brouillon connu
de la soirée Verdurin. Il prend fin précisément sur l’exclusion de Charlus ; la scène
commence à la dernière page recto du cahier (fo 61 ro) et se poursuit sur le verso en vis-
à-vis. Or ce folio 60 vo est lacunaire (fig. 1). Il n’a pas été difficile de retrouver le
fragment manquant dans le Cahier XI, au folio 26 ro, où il correspond à la face envers du
fragment collé « en plein » sur la page. Les restaurateurs de la Bibliothèque nationale
l’ayant en partie dégagé (fig. 2), il ne restait plus qu’à reconstituer numériquement le
feuillet (fig. 3), à le déchiffrer et à le transcrire. On y trouve le premier jet de notre
passage :
Fig. 2
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quatrième saison des Ballets russes au théâtre du Châtelet au printemps de 1912, avec
la musique composée par Debussy sur le poème de Mallarmé du même nom 11, dans un
décor et des costumes de Léon Bakst.
Fig. 3
9 La parenthèse de régie du Cahier 73 annonce celle du Cahier 74, relative aux chroniques
militaires du même auteur : « (voir les admirables articles d’Henri [sic] Bidou) »
(fo 126 vo). Ces articles du Journal des Débats ont en effet nourri en 1917 l’exposé de
stratégie de Saint-Loup intégré ensuite au Côté de Guermantes I 12, Proust imputant plus
loin au personnage sa propre admiration pour le journaliste 13. Cette contribution à la
genèse de la Recherche est bien connue, mais on sait moins que, avant la Guerre, de 1911
à 1913, Bidou avait tenu au même Journal des Débats la chronique dramatique
hebdomadaire14 et surtout que Proust la suivait.
10 Cet article, extrêmement élogieux, mérite de retenir l’attention (et d’être relu : à ma
connaissance du moins, aucune bibliographie de la réception du Faune ne le
mentionne). Le « tableau chorégraphique » de Nijinsky avait été donné entre le 29 mai
et le 10 juin 191215 : que Bidou ait attendu le matin de la « dernière » pour le publier
n’est certainement pas un hasard. Il ne s’agit pas là, semble-t-il laisser entendre, de
l’article d’un proche, d’un membre du « premier cercle », comme ceux de Jean Cocteau
et de Jacques-Émile Blanche, respectivement parus la veille et le matin de la
« première16 » ; il ne s’agit pas non plus d’un article hostile, scandalisé et pudibond
comme celui publié par Gaston Calmette au lendemain de cette première (30 mai 17), ni
d’une riposte « à chaud » comme celle de Diaghilev ou de Rodin (31 mai 18) – d’ailleurs
les censeurs l’ont emporté, imposant dès la deuxième représentation une modification
du geste final, puisqu’il « convenait de ne pas oublier que “le spectateur français veut
être respecté”19 ». Bidou a pris son temps : sa critique sera dépassionnée et
« objective », mais aussi ambitieuse, puisqu’il s’agit de réfléchir à l’« esthétique » de
Nijinsky.
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fuite. […] [Nijinsky] vient à cette conclusion hardie, mais raisonnable et belle, que
l’immobilité représente le mouvement mieux que le mouvement même 24.
14 La posture des nymphes en fuite, décrites « les genoux pliés » ou « ployés 25 », « courant
si bas qu’elles sont presque agenouillées, le torse de face », une main ou un bras « levé
et l’autre sur la hanche » correspond approximativement à celle d’une photographie du
Faune posée devant l’objectif du baron Adolf de Meyer, vraisemblablement en 1912 26
(fig. 4). Le cliché photographique accentue la ressemblance avec la figure statuaire citée
par Bidou, celle de l’Artémis ailée, arborant l’attitude que les Grecs appelaient de la
« course agenouillée » (fig. 5 et 5 bis). C’est donc dans cette pose caractéristique de la
« terreur panique » que le lecteur de la Recherche pourrait, dorénavant, se figurer M. de
Charlus.
Fig. 4
L’Après-midi d’un faune. Le faune (Nijinsky) et une nymphe (photographie Adolf de Meyer, 1912)
© RMN
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Fig. 5
Artémis ailée de Mikkiadès et Archermos (extrait du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de
Charles Daremberg et Edmond Saglio, Hachette, 1892, tome deuxième, première partie, fig. 2349,
p. 133, détail)
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Fig. 5 bis
Ménélas poursuit Hélène. Détail d’un cratère attique à figures rouges, 450-440 av. J.-C. (Louvre,
département des Antiquités grecques, collection Campana)
15 Proust a effacé le titre de l’œuvre (d’autant moins repérable que le faune est devenu
Pan), le nom du chorégraphe et celui du journaliste : M. de Charlus paniqué « répétait à
son insu les quelques attitudes schématiques dans lesquelles » Nijinsky, selon Henry
Bidou, « stylisait » dans L’Après-midi d’un faune « l’épouvante des nymphes poursuivies
par le Dieu Pan » d’après « la sculpture grecque des premiers âges ». Les omissions
produisent un court-circuit des rapports : là où chez Bidou un comparé (la posture des
nymphes en fuite) appelait des comparants (certaines œuvres grecques), chez Proust le
comparé a « glissé » et s’est assimilé aux comparants, autrement dit les nymphes sont
« devenues » les œuvres que certains de leurs gestes évoquaient, et Charlus s’est glissé à
son tour à la place du comparé laissée vacante.
16 Pourquoi l’omission systématique de tous les indices ? Certes, Proust exploite sans
vergogne certains motifs de l’article de Bidou : la formule « une fuite de nymphes » (en
tout cas dans la version du Cahier 73), la comparaison avec la statuaire grecque, l’image
de la pantomime, plus proche de l’art dramatique que de la danse – mais rien de tout
cela n’était bien original. En réalité, les deux scènes ne se superposent en rien.
Contrairement au « tableau chorégraphique » de 1912, la scène proustienne (qui
couronne dans le Cahier 73 une série d’images de travestissement de Charlus) présente
une sorte d’anti-nymphe (masculine, âgée, peu attrayante) et subvertit la structure du
mythe : en effet, sa panique naît précisément de n’être pas, ou plus, désirée par son
faune (Morel27) – d’être chassée loin de sa vue, et non pas pourchassée par lui. Au
renversement des âges et des sexes s’ajoute donc une réécriture parodique. Ce côté
« Belle Hélène » de la scène proustienne, mais aussi son profond pathétique,
n’invitaient guère, en effet, au rappel, même allusif, du Faune mallarméen, debussyste
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et nijinskien, ce dernier fidèle au modèle antique jusqu’à embrasser avec passion une
esthétique archaïsante et primitiviste. Le motif de la nymphe en fuite est profondément
renouvelé et dramatisé par Proust, et sa source chorégraphique enfermée au fond d’une
des nombreuses « cryptes » du roman.
17 Peut-être Nijinsky et Proust se rejoignent-ils pourtant ici par un même intérêt pour la
survivance de certaines formes expressives – un intérêt qu’Aby Warburg problématise à
la même époque à travers les Pathosformeln, où Ninfa, la Nymphe, joue d’ailleurs un rôle
prépondérant28. « À son insu », autrement dit dans l’expression involontaire d’un fonds
anthropologique dont les formes plastiques gardent la mémoire vive et souvent
pathétique, M. de Charlus exprime, aussi bien qu’une jeune fille, la pantomime sans âge
de la « terreur panique ».
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Fig. 6
Placard Grasset du premier volume, n° 70, col. 4, détail (BnF, NAF 16753)
BnF
Fig. 7
Placard Grasset du premier volume, n° 70, col. 5, détail (BnF, NAF 16753)
BnF
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Fig. 8
Hespéride sur une métope d’Olympie (d’après Maxime Collignon, Manuel d’archéologie grecque,
Quantin, 1881, p. 179, détail)
23 L’inscription textuelle d’un minuscule fragment de l’article de Bidou et sa transposition
contextuelle (de la chorégraphie à l’interprétation tragique) sont indiscernables pour le
lecteur « moyen ». Faut-il alors parler de « plagiat » ? Non, puisque l’article est cité en
mention, entre guillemets, comme propos rapporté. Il y a ainsi au moins un lecteur qui
aurait pu en reconnaître l’origine, et s’y reconnaître, c’est évidemment Henry Bidou,
qui aurait pu être amusé, flatté de voir sa prose et ses analyses mises dans la bouche du
personnage du grand écrivain qu’admire le jeune héros, dans une transposition fidèle à
l’esprit de sa chronique, celle d’un critique dramatique appréciant l’esthétique d’un
danseur dans la mesure où elle « intéresse tous les interprètes tragiques ». Au moment
où Proust corrige le placard, en juin 1913, la scène fait encore partie du livre qui doit
sortir quelques mois plus tard, et on ne peut donc écarter l’intention, qui serait bien
dans sa manière, d’une petite « carte de visite » adressée à Bidou, d’un hommage en
forme de clin d’œil34. Dans cette hypothèse, ce n’est pas L’Après-midi d’un faune qui
aurait intéressé Proust en 1912-1913 (et d’ailleurs rien ne certifie qu’il l’ait vu 35), mais le
style, le ton, la vision d’un journaliste.
24 Revenons pour finir à 1915 : pourquoi Proust introduisit-il finalement cette image
frappante au moment de l’expulsion de Charlus ? Selon une addition apportée des
années plus tard à la dactylographie de Sodome et Gomorrhe II (1922), M. de Charlus est le
« manager » qui « sut mettre [la] virtuosité [de Morel] au service d’un sens artistique
multiple et qui la décupla. Qu’on imagine quelque artiste purement adroit des Ballets
russes, stylé, instruit, développé en tous sens par M. de Diaghilev 36 » – qu’on imagine,
autrement dit, le premier Nijinsky. Le parallèle entre le couple que forment Charlus et
Morel et le couple Diaghilev-Nijinsky est quasi explicite 37. S’agit-il alors d’une « pierre
d’attente » qui aurait permis à certains lecteurs contemporains proches du milieu des
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Ballets russes d’entrevoir, en filigrane de l’exécution de Charlus, nymphe tragique et
délaissée par son faune, la figure de Serge de Diaghilev, abandonné en 1914 par
Nijinsky ? L’enquête génétique, loin de stabiliser l’interprétation, en déplie les
horizons, et la rend toujours plus fuyante et feuilletée.
25 Retenons de cet exemple quelques traits du « style de genèse 38 » proustien :
prélèvements ciblés dans un texte « source » d’éléments qui se trouvent reconfigurés
par ellipse et condensation, ou qui sont cités en mention au sein de la fiction
(« Bergotte-Bidou » montrant en l’occurrence que l’exemple connu39 d’« Elstir-Mâle »
n’est pas un cas isolé) ; absence de coïncidence entre la thématique du texte source et
celle du ou des contextes d’inscription ; pluralité de ces inscriptions ; extension
chronologique possible de l’usage d’un même texte source ; présence de visées
allusives ; spécificité de ces visées. Enfin, l’extension au sein du roman de Proust de tels
phénomènes complexes d’intertextualité est probablement sous-estimée, et constitue
aujourd’hui un enjeu important de la recherche génétique. La numérisation extensive
des sources (ouvrages, revues et presse) ne suffira pas à les repérer : les textes utilisés
ne sont qu’exceptionnellement mentionnés dans les brouillons, et le travail d’écriture
les déguise, les opacifie et les réinvente de façon imprévisible. Mais nous sommes, en
puissance, les nouveaux destinataires de ces allusions perdues 40 de la Recherche.
NOTES
1. Voir Akio Wada, Index général des cahiers de brouillon de Marcel Proust, Osaka, Graduate School of
Letters, 2009.
2. Voir Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural, Paris, Champion, 2010.
3. Voir Hiroya Sakamoto, « Quelques allusions à la presse dans les cahiers de la Guerre », BIP,
no 42, 2012.
4. Une première version de cette enquête génétique a été présentée le 9 avril 2010, lors d’une
journée d’étude organisée par Pierre-Edmond Robert au Centre de recherches proustiennes de
l’Université Paris III-Sorbonne nouvelle.
5. Le texte joue bien sur le double sens : « Il vaudrait mieux retarder cette exécution [celle de
Charlus] jusqu’après celle des morceaux », estime Mme Verdurin, soucieuse de ne pas troubler
Morel (P, III, p. 749).
6. Voir Martine Reid, « Exécution (Proust) », dans Terreur et représentation, dir. Pierre Glaudes,
Grenoble, ELLUG, 1996, p. 236.
7. Pierre-Edmond Robert, seul éditeur de La Prisonnière qui se soit risqué à annoter, ne fournit
aucune référence concluante : voir P, III, p. 821, n. 1.
8. I, vers 689-746.
9. Sur les modalités et les problèmes posés par cette restitution, voir mon article « La
reconstitution des cahiers de brouillon du fonds Proust : points de méthode et principes de
foliotation complémentaire », BIP, n° 38, 2008, p. 99-105. Le Cahier 73 a été transcrit sous le
protocole diplomatique de l’édition Brepols par Shuji Kurokawa, et il est en cours de relecture.
10. Journal des Débats, « La Semaine dramatique », 10 juin 1912, p. 1-2.
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31. NAF 16753, plac. 70, col. 5.
32. Voir Corr., t. XIII, p. 396.
33. La planche en question du manuscrit morcelé des Jeunes filles, « No 15 », est conservée à la
Beinecke Library (Yale University). Voir infra l’article de P. Wise.
34. Notons que Proust « tire » lui-même l’art chorégraphique du côté de l’art dramatique. Dans le
Cahier 67, le narrateur enveloppe dans une même admiration deux exemples d’« artiste
théâtral », l’actrice Sarah Bernhardt et le « danseur de génie » Nijinsky (f os 10-13 vos ; JF, I,
« Esquisse III », p. 1001-1002) ; tous deux poursuivent le même but, produire « l’impression
fugitive », donner à la fois « du ravissement et du regret ».
35. Le 13 mai 1912, Proust est « trop souffrant » pour voir au théâtre du Châtelet Le Dieu bleu, de
Cocteau, F. de Madrazo et R. Hahn, qui ouvre avec d’autres pièces la saison « russe » (Corr., t. XI,
p. 124), « si souffrant » qu’il manque sans doute le spectacle suivant, Thamar (ainsi que Carnaval,
Le Prince Igor et Petrouchka) et le dîner offert chez Larue par Misia Edwards (ibid., p. 131, [le samedi
25 mai 1912]). Sur L’Après-midi d’un faune dont la répétition générale eut lieu le 28 mai et la
première le 29, la correspondance est muette. Maurice Rostand affirme l’avoir vu en la
compagnie de Proust (Confession d’un demi-siècle, Paris, La Jeune Parque, 1948, p. 175), Kolb et
d’autres critiques plaçant l’événement plutôt en 1913, mais sans preuve (Corr., t. XII, p. 12 ; J.-
M. Nectoux, « Proust et Nijinsky », art. cité, 2000, p. 79 et n. 5).
36. NAF 16740, fo 49 (SG II, III, p. 303).
37. Ce qu’avait déjà remarqué Jo Yoshida : voir « Proust et les Ballets russes : autour de
Nijinsky », BIP, no 31, 2000, p. 60-61.
38. Sur cette notion problématisée par Anne Herschberg Pierrot, voir par exemple, de cet auteur,
« Style de genèse et style d’auteur », Romantisme, n° 148 (2010-2), p. 103-113.
39. Voir JF, II, p. 195-198 et p. 198, n. 1.
40. J’emprunte l’expression à Antoine Compagnon (voir « L’allusion et le fait littéraire », dans
L’Allusion dans la littérature, dir. Michel Murat, Paris, PUPS, 2000, p. 245).
RÉSUMÉS
La présence des Ballets russes (ou de toute autre manifestation artistique ou culturelle) dans le
texte d’À la recherche du temps perdu ne se limite pas aux références explicites. L’écriture de Proust
est constamment oblique et allusive. On suit ici, à partir d’un indice laissé par l’écrivain dans un
cahier de brouillon, les usages, étalés entre 1912 et 1915, d’une chronique que le journaliste
Henry Bidou avait consacrée à L’Après-midi d’un faune. Le caractère elliptique et condensé des
réinscriptions de cet article, comme les contextes où elles interviennent, les rendent quasi
indiscernables au lecteur contemporain de la Recherche : mais il est probable qu’elles constituent,
en réalité, des allusions, dont nous pouvons chercher à identifier, parmi les contemporains de
Proust, les destinataires possibles. En général, en l’absence de tout indice laissé par l’écrivain (ce
qui est le cas le plus fréquent), ce sont des irrégularités locales (syntaxiques, lexicales,
référentielles) qui peuvent nous alerter sur la présence d’un intertexte dans le texte publié et sur
l’intérêt d’une enquête génétique.
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and 1915 Proust used in his own text a newspaper chronicle by Henry Bidou on L’Après-midi d’un
faune. Even though the condensed, elliptic character of its reinscriptions and the contexts in
which they take place render them quite indiscernible to modern readers, it is likely that these
were allusions destined to some of Proust’s friends or contemporaries, whom we try to identify.
When, as is usually the case, we have no such indication of a “source” from Proust’s manuscripts,
we can be alerted to the presence of some intertext, and the relevance of a genetic enquiry, by
local disruptions in syntax, vocabulary or referential order.
La presencia de los Ballets rusos (o de cualquier otra manifestación artística o cultural) en el
texto de En busca del tiempo perdido, no se limita a las referencias explícitas. La escritura de Proust
es permanentemente oblicua y alusiva. Se estudian aquí, a partir de un indicio dejado por el
escritor en un cuaderno de borradores, la utilización, desplegada entre 1912 y 1915, de una
crónica que el periodista Henry Bidou había dedicado a La siesta de un fauno. El carácter elíptico y
condensado de las reinscripciones de este artículo, como los contextos en los que se producen, las
vuelven casi indiscernibles para el lector contemporáneo de En busca…, pero es probable que, en
realidad, constituyan alusiones y que sea posible identificar, entre los contemporáneos de Proust,
a los destinatarios de las mismas. En general, y ante la ausencia de cualquier indicio dejado por el
escritor (lo que ocurre con mayor frecuencia), son las irregularidades locales (sintácticas, léxicas,
referenciales) las que pueden hacernos vislumbrar la presencia de un intertexto en el texto
publicado y el interés de un análisis genético.
Die Gegenwart des russischen Balletts (oder jeglicher anderer artistischer oder kultureller
Ausdrucksformen) im Text Auf der Suche nach der verlorenen Zeit beschränkt sich nicht auf
explizite Erwähnungen. Prousts Schreibstil ist stets indirekt und voller Anspielungen. Ausgehend
von einem Hinweis des Autors in einem Notizbuch untersucht dieser Beitrag, wie sich Proust
zwischen 1912 und 1915 einer dem L’Après-midi d’un faune gewidmeten Chronik des Journalisten
Henry Bidou bedient. Die Vermerke auf diesen Artikel sind aufgrund ihres kondensierten,
elliptischen Charakters und des Kontexts, in dem sie vorkommen, für den modernen Leser kaum
zu erkennen. Wahrscheinlich handelt es sich um Anspielungen, die für einen von Prousts
Freunden oder Zeitgenossenen bestimmt waren, dessen Identität wir hier nachgehen wollen.
Wenn (wie meistens der Fall) keinerlei Hinweise des Autors vorhanden sind, sind es meist lokale
Unregelmäßigkeiten (in der Syntax, in der Lexik, in der Referenz), die auf einen Intertext im
veröffentlichten Text hinweisen und das Interesse an einer genetischen Untersuchung wecken
können.
La presenza dei Balletti russi (o di qualsivoglia altro evento artistico o culturale) nel testo della
Recherche du temps perdu non si limita ai riferimenti espliciti. La scrittura di Proust è, infatti,
costantemente obliqua ed allusiva. A partire da un indizio affidato a un quaderno di abbozzi, il
saggio esplora come Proust abbia reimpiegato a più riprese, fra il 1912 e il 1915, una cronaca che
il giornalista Henry Bidou aveva dedicato a L’Après-midi d’un faune. Il carattere ellittico e
condensato delle riscritture di tale articolo, come anche i contesti in cui esse si presentano, le
rendono quasi irriconoscibili al lettore attuale della Recherche ; ma è probabile che esse
rispondessero tuttavia a una strategia allusiva, di cui giova identificare, fra i contemporanei di
Proust, i possibili destinatari immediati. In generale, in assenza di indizi d’autore (ed è il caso più
frequente), sono le irregolarità localizzate (di ordine sintattico, lessicale, referenziale) che
possono segnalarci la presenza di un intertesto nel testo pubblicato e l’interesse di un’indagine
genetica.
A presença dos Ballets Russos (ou de outra manifestação artística ou cultural) no texto de À la
recherche du temps perdu não está limitada às referências explícitas. A escrita de Proust é sempre
oblíqua e alusiva. Com pistas deixadas pelo escritor em um caderno de rascunhos, seguimos a sua
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utilização, entre 1912 e 1915, de uma crónica do jornalista Henry Bidou dedicada a L’Après-midi
d’un faune. O carácter elíptico e condensado dos recursos a esse artigo, bem como o contexto em
que ocorrem, tornam-nos quase indistinguíveis ao leitor contemporâneo da Recherche : mas é
provável que eles sejam, na verdade, alusões de que os contemporâneos de Proust podiam
identificar os possíveis destinatários. Em geral, na ausência de indícios deixados pelo escritor
(caso mais comum), são irregularidades localizadas (sintácticas, lexicais, referenciais) que nos
podem alertar para a presença de um intertexto no texto publicado e para o interesse de uma
investigação genética.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu,
génétique textuelle, XXe siècle
AUTEUR
NATHALIE MAURIAC DYER
Nathalie Mauriac Dyer, directrice de recherche au CNRS (ITEM-ENS), s’est d’abord intéressée à
la genèse et à l’histoire des tomes posthumes d’À la recherche du temps perdu (Proust inachevé. Le
dossier « Albertine disparue », Champion, 2005). Actuellement responsable du Bulletin d’Informations
proustiennes (Éditions Rue d’Ulm), elle pilote l’édition des Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale
de France (Brepols/BnF) où elle a notamment coédité les Cahier 54 (2008), 71 (2009) et 53 (2012).
Derniers ouvrages codirigés : Proust aux brouillons (Brepols, 2011), Proust face à l’héritage du xixe
siècle. Tradition et métamorphose (PSN, 2012).
nathalie.mauriac[arobase]ens.fr
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Écriture et mnémotechnie :
l’exemple des Cahiers Dux et Vénusté
Guillaume Perrier
1 Comment Proust a-t-il pu maîtriser la masse de ses manuscrits, dès lors qu’ils eurent
atteint une certaine quantité ? Comment a-t-il pu se souvenir de tout ce qu’il avait
écrit, de l’emplacement matériel où tel fragment avait été noté ou rédigé ? Émettons
l’hypothèse que, face à une matière aussi foisonnante, la « mémoire naturelle » de
l’écrivain n’ait pas suffi et qu’il ait eu recours – à partir d’un certain moment, par
nécessité pratique – à la « mémoire artificielle1 », c’est-à-dire à divers procédés
mnémotechniques. Cela suppose qu’il ait utilisé des procédés existants, ou qu’il ait
inventé ses propres procédés. Pour envisager ces différents points, on peut prendre
comme repère la date de 1913, année marquée non seulement par la publication de Du
côté de chez Swann mais aussi par l’invention de « l’épisode Albertine », qui inaugure un
accroissement considérable de la matière romanesque2. On s’appuiera sur l’édition
génétique des Cahiers 71 et 54, dont la rédaction première remonte à 1913-1914 3. Parmi
tous les procédés textuels ou graphiques que Proust a pu employer, on se limitera ici à
deux types de signes linguistiques plus ou moins étudiés, mais dont la dimension
mnémotechnique reste à établir : d’une part, les amorces de notes du type
« capitalissime » ; d’autre part, les noms de pages ou de cahiers.
2 Avant tout, qu’est-ce qu’un procédé mnémotechnique dans un manuscrit ? Comment
définir, à l’intérieur d’une masse de documents écrits, certains éléments que l’écrivain
adresserait spécifiquement à sa mémoire ? L’histoire des procédés mnémotechniques
semble intrinsèquement liée à une tradition orale antérieure à l’invention de
l’imprimerie, où la rareté des supports d’écriture impliquait de connaître les discours
« par cœur » et de les prononcer de vive voix. De tels procédés, d’abord purement
mentaux, s’adressaient moins aux écrivains qu’aux orateurs et aux récitants. Mais
Frances Yates et ses successeurs ont montré que la tradition antique et médiévale de
« l’art de la mémoire » s’est perpétuée après l’invention de l’imprimerie, dans une
culture lettrée4. Ces systèmes de mémorisation, qui consistaient pour la plupart à
inscrire des « images frappantes » dans des « lieux », n’ont jamais été aussi florissants
qu’à la Renaissance. Ils se sont concrétisés dans les œuvres elles-mêmes, de l’Antiquité
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jusqu’à aujourd’hui. Les commentateurs ont identifié leurs traces aussi bien chez Joyce
que Tite-Live, Dante ou Montaigne. Georges Perec a composé l’un de ses romans en
s’appropriant un tel système. Dans une perspective génétique, la référence à l’art de la
mémoire a pu contribuer à éclairer certains manuscrits de Pascal et Stendhal 5.
Fig. 1
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5 Dans les Cahiers 71 et 54, Proust fait précéder certaines notes de la mention « ne pas
oublier » qui vise explicitement sa propre mémoire. On en trouve une occurrence dans
le Cahier 71, au folio 103 vo (fig. 1) : « Ne pas oublier qu’après cette séparation je vais au
pianola […]12 ». Deux apparaissent dans le Cahier 54, la première au folio 28 v o (fig. 2) :
« Ne pas oublier quand elle est morte Capital », amorce suivie d’une comparaison entre
l’état d’esprit du héros-narrateur après la rupture avec Gilberte et après la mort
d’Albertine ; la seconde dans la marge du folio 31 r o : « Ne pas oublier de montrer la
solennité que prennent certaines de ses paroles et la phrase de sa lettre écrite sans
doute sans y penser : je vous laisse le meilleur de moi-même. Et peut’être
crépusculaire. »
Fig. 2
6 L’expression « Ne pas oublier » pour introduire une note n’est pas la plus fréquente,
loin de là. D’autres expressions qui jouent un rôle identique, quoique moins explicite,
reviennent plus souvent : dix occurrences d’« important » et « très important » dans le
Cahier 71, neuf dans le Cahier 54, dont plusieurs sont soulignées ; six occurrences
d’« essentiel » dans le Cahier 54, dont deux soulignées. Mais on sait que l’amorce
favorite de Proust est l’adjectif « capital » ou « capitalissime ». On trouve seulement
deux « capital » dans le Cahier 71, mais quarante-trois dans le Cahier 54, dont douze
soulignés, ainsi que neuf « capitalissime », dont cinq soulignés. Il y a donc une
démultiplication des emplois dans le Cahier 5413. On observe parallèlement une
autonomisation de ces mots. Certaines occurrences, minoritaires, interviennent dans
une structure syntaxique : « Il faudra marquer ceci qui est capital » (fig. 3), à savoir
qu’Albertineesttantôt « immense », tantôt réduite à « presque rien » dans la pensée du
héros (Cahier 71, fo 58 ro, fig. 3). Les autres occurrences, très majoritaires, apparaissent
hors de tout cadre syntaxique, soit comme celle que l’on a citée plus haut dans le même
syntagme que « Ne pas oublier » (Cahier 54, fo 28 vo, fig. 2), soit, le plus fréquemment,
isolées typographiquement sur la page, par exemple dans le Cahier 54, f o 7 vo (fig. 4) :
« Capital », commençant « Q. Q. part après la mort », sur deux lignes différentes, en
introduction d’une note sur les sentiments éprouvés par le héros pour des personnages
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de Bergotte, comparés à ses sentiments pour Albertine. Par leur caractère répétitif et
asyntaxique, ces mots voient leur signification très affaiblie au profit de leur fonction
purement signalétique ou, comme l’on essaye de le montrer, mnémotechnique.
Fig. 3
Fig. 4
7 Selon Florence Callu, « capital » et « capitalissime » jouent « un rôle d’aide-mémoire, de
signaux à usage interne qui permettront à Proust, le moment venu, de retrouver ses
notes ou de ne pas les retrouver […] et d’en faire l’usage qu’il voudra 14 ». On remarque
en effet la liberté de l’écrivain dans ce domaine. Par exemple, au folio 9 v o du Cahier 71,
en dessous de « Capital » isolé en tête, on peut lire une note qui commence ainsi : « En
dehors des nombreuses Albertines simultanées (ou du moins remarquées pendant les
mêmes vacances) il y aura les nombreuses Albertine qu’elle fut pour moi d’année en
année. » L’idée est reprise dans plusieurs autres cahiers et notamment dans le
Cahier 54, au folio 63 vo et folio 86 v o, dans des additions beaucoup plus développées15.
Mais l’abandon ou l’oubli n’est pas exclu : par exemple la note en marge des folios 51 r o
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et 52 ro du Cahier 54, relative au « doigt en crochet », geste obscène d’Albertine qui fait
souffrir le héros quand il y repense après l’avoir oublié. Cet élément ne sera pas repris
bien qu’il soit introduit ici par un « Capitalissime » souligné deux fois 16. Dans les deux
cas, Proust note quelque chose qui doit être repris et développé dans une version
ultérieure… si et seulement si l’occasion se présente. La mémoire artificielle semble
rejoindre ici la mémoire involontaire.
8 Un autre aspect des manuscrits et de la formulation des notes est susceptible de
confirmer cette idée. Anne Herschberg Pierrot esquisse une comparaison entre
« l’espace-temps des cahiers » et l’art de la mémoire17. Elle remarque que la note de
régie « attribue une place » au fragment qu’elle accompagne, mais aussi qu’il y a une
« fragilité du fragment », un « caractère fondamentalement précaire des notations et de
l’écriture qu’elles escortent ». La « durée de la genèse » n’est pas une mémoire totale,
elle laisse place à un « temps de l’oubli18 ». En effet, certaines notes, même introduites
par « capital » ou « capitalissime », sont accompagnées d’expressions aussi imprécises
que « Mettre quelque part » ou « ailleurs ». Par exemple, dans une note que l’on a déjà
citée à propos du détachement typographique du premier mot : « <Capital>/Q. Q. part
après la mort19 » (Cahier 54, fo 7 vo, fig. 4). Ces amorces de notes ont donc, en définitive,
un caractère non seulement répétitif mais imprécis. Elles ne visent pas à mémoriser
définitivement, à fixer prématurément quelque chose d’encore mobile et inabouti, mais
à enregistrer matériellement et peut-être à oublier mentalement – si l’on peut dire –
pour mieux se ressouvenir après coup.
Les noms de pages et de cahiers
9 On a pu se référer également aux théâtres de la mémoire de la Renaissance pour définir
la mnémotechnie proustienne20. Ce modèle évoque l’espace physique et mental où
l’écrivain crée son œuvre, où il peut embrasser du regard tous ses documents de travail,
tout ce qu’il doit mémoriser. Le théâtre de Giulio Camillo 21 ne donnait pas à voir
directement le savoir universel qu’il prétendait contenir, mais des signes
mnémotechniques qui permettaient de décomposer et de symboliser chaque
composante de ce savoir. Dans le cas d’un écrivain comme Proust, les choses à
mémoriser seraient les fragments discursifs plus ou moins longs qui constituent la
matière de l’œuvre en devenir ; les signes seraient les noms inscrits, le cas échéant, sur
la couverture de tel ou tel cahier, ainsi que les notes et les signes graphiques les plus
visibles, qui permettent de localiser tel ou tel fragment, dans l’espace physique du
cahier mais aussi dans l’espace virtuel de l’œuvre. À la différence des amorces de notes,
les noms de pages ou de cahiers associent un mot singulier à une unité matérielle
donnée. Ce sont des titres, ou plutôt des noms, qu’il faudrait replacer dans un ensemble
très riche de « renvois génétiques22 » d’une page à une autre, d’un cahier à un autre.
10 Dans le Cahier 54, on rencontre trois noms de page : la page « MORS », f o 60 ro (fig. 5),
mentionnée au folio 28 vo (fig. 2), la page « Mac », f o 88 vo (fig. 6), mentionnée au
folio 96 ro, et la page « Per », fo 102 ro (fig. 7), mentionnée plus haut, f o 69 ro – sans
compter « la page Barimore du Cahier Vénusté » mentionnée dans le Cahier 56
(fo 24 vo), non localisée, sans doute détachée par Proust, puis perdue ou détruite.
D’emblée, on remarque l’hétérogénéité de ces noms, mais aussi la brièveté et
l’étrangeté apparente qu’ils ont en commun.
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11 La page « MORS », qui en fait se prolonge sur cinq rectos, ne contient pas, comme on
pourrait le croire, l’instant précis de l’annonce de la mort d’Albertine, mais une
réflexion sur la persistance de la douleur après la mort de l’être aimé, une remise en
cause de l’illusion de « la suppression de ma douleur » espérée à cette occasion. Elle
contient également un rappel de la conversation avec Charlus qui renvoie à la première
séquence du cahier (fos 1 vo à 9 r o) et dont toute l’importance apparaît
rétrospectivement ici. Tout le passage introduit par ce nom « MORS » doit être
intercalé « dans les pages qui commencent 31 pages plus haut et peut’être [ceci]
commandera comme une armature tout ce qui suit la nouvelle de sa mort » (f o 60 ro).
L’attribution d’un nom à cette page – ou ces pages – se justifie d’un point de vue
pratique par l’importance de son contenu et par la nécessité d’opérer un remaniement
important. En même temps que l’allusion érudite à un poème des Contemplations
élucidée par les éditeurs23, notons le choix d’un mot latin et l’emploi des majuscules
tracées au crayon de couleur rouge, de manière spectaculaire, non seulement sur la
page ainsi nommée (fo 60 ro), mais aussi sur celle du renvoi (fo 28 vo). L’emploi des
couleurs, notamment du rouge, est un procédé traditionnel de l’ars memoriae et plus
particulièrement de la composition des « images frappantes », procédé répertorié dans
les traités antiques et médiévaux et employé par Giotto dans ses allégories de Padoue 24.
« MORS » pourrait donc être considéré comme une « image » destinée à rendre la page
mémorable, en évoquant de manière fantasmatique et décalée la mort violente, peut-
être le corps ensanglanté d’Albertine, en lien avec l’intensité de la douleur du héros.
Fig. 5
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Fig. 6
Fig. 7
12 La page « Mac » et la page « Per », qui correspondent toutes les deux au récit du début
de l’oubli, plus précisément à la recherche de nouvelles jeunes filles et à l’image
d’Albertine enfermée dans un cachot souterrain, sont notées de manière plus sobre. Les
noms sont simplement inscrits en tête de la page qu’ils désignent : « Mac » (f o 88 vo) et
« Page Per (suite d’une marge indiquée) » (fo 102 ro). Ils sont intégrés dans une phrase
lors du renvoi : « Peut’être ceci pourrait-il précéder la page Mac qui est au verso
7 pages avant » (fo 96 ro) et « Peut’être intercal[er] là la page Per qui est une des
dernières du cahier » (fo 69 ro, en marge). L’initiale comporte une majuscule, comme il
se doit pour un nom propre. Ces noms semblent choisis d’après l’amorce des pages en
question, c’est-à-dire leurs premiers mots, voire dans un cas, d’après le dernier mot
également. La page « Mac » commence ainsi : « Quand ma curiosité de ce qui avait été la
vie passée d’Albertine devint moins douloureuse ». « Mac » est l’initiale du groupe sujet
de cette proposition, isolée et extraite du syntagme propositionnel 25. La page « Per »,
quant à elle, commence de la manière suivante, après une phrase qui permet de situer
l’addition : « À cause de cet affaiblissement de la mémoire Albertine finit par devenir
un simple mot, une personne pareille aux autres ». « Personne » est le premier mot de
la troisième ligne après la phrase introductive – sachant que les deux premières sont
surchargées et difficiles à lire. La page se termine par « que mon imagination n’arrivait
plus à percer » (biffé), mots qui signifient l’impossibilité d’accéder aux profondeurs du
moi où Albertine est enfermée. De « personne » et « percer », Proust tire les trois
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premières lettres, comme il l’a fait pour « ma curiosité ». Les noms obtenus sont
monosyllabiques, comme « mors », mais ils sont encore plus courts et apparemment
privés de sens. Ils évoquent simplement les mots dont ils sont l’initiale, ainsi que, pour
« Per », la préposition latine qui n’est pas sans rapport avec le second de ces mots.
Proust opère donc par prélèvement de lettres et par opacification du sens pour obtenir
des noms opaques, brefs et percutants.
13 Mais les noms les plus frappants et les plus mystérieux sont ceux des cahiers eux-
mêmes : « Dux » et « Vénusté », inscrits sur la couverture des Cahiers 71 et 54. Pour en
éclaircir la signification, empruntons le détour de certains autres noms de cahiers, plus
faciles à élucider. Proust donne lui-même la clef de l’appellation « cahier noir
Serviette » pour désigner le Cahier 5726. Ce cahier qui contient une version précoce de
la fin du roman, remontant à 1911 mais enrichie de notes 27 jusqu’en 1916 ou 1917, est
désigné ainsi sur la couverture d’un cahier ultérieur. Cela tend à confirmer que les
procédés mnémotechniques – si l’on veut bien considérer les noms de cahiers comme
tels – ne sont pas apparus dès le début de la rédaction du roman. On lit sur la
couverture du Cahier 74, lequel porte aussi un nom étrange que l’on ne tentera pas
d’élucider ici mais qui a des connotations très riches, à la fois exotiques et familières :
« Babouche/Et dans babouche plusieurs enclaves du dernier cahier noir Serviette qui
finit le livre[,] enclaves que je n’ai pas eu la place de mettre dans le dit cahier noir (où il
y a Serviette dans la 1re phrase) ». Le nom « Serviette » est donc simplement emprunté
à la première page du cahier qu’il désigne. Comme dans les noms de pages, c’est
l’amorce du contenu à mémoriser qui sert à désigner l’ensemble, à cette différence près
que, ici, le mot ne semble pas choisi arbitrairement : il désigne le déclencheur d’une
fameuse réminiscence du Temps retrouvé, et il doit lui-même déclencher le souvenir du
contenu du cahier. La référence chromatique ne suffit pas toujours, car plusieurs
cahiers ont la même couleur. C’est le cas des cahiers noirs à couverture moleskine dont
Proust a utilisé un nombre assez important. D’où le recours à un élément
supplémentaire. Récapitulons ici les règles de nomination du Cahier 57, qui sont au
nombre de trois : couleur de la couverture, mot tiré du début du texte du cahier, mot
désignant une réminiscence dans la fiction.
14 Un autre nom de cahier a été élucidé par les commentateurs. Il s’agit du Cahier 33, qui
porte sur sa couverture la mention : « Cahier Fridolin ». En cherchant à dater la
rédaction de ce cahier, Maurice Bardèche fait ce commentaire éclairant : « Cette
dénomination patriotique indique une date vraisemblablement postérieure à
octobre 1914 qui fut le moment où, par suite des détails donnés sur la “guerre de
positions”, l’uniforme feldgrau de l’infanterie allemande fut connu par le public, en
même temps que le surnom “fritz” ou “fridolin” était donné aux soldats allemands 28 ».
La couleur vert-gris des uniformes allemands ressemble en effet à celle des coins et du
dos du cahier. Plusieurs remarques s’imposent ici : le glissement de la couleur du cahier
à celle de l’uniforme et au surnom des soldats ; l’origine étrangère du nom, qui est déjà
un nom propre ; l’allusion au contexte historique de guerre ; l’absence de rapports
apparents entre le titre et le contenu du cahier, fragments relatifs à Albertine à Balbec.
Pierre-Louis Rey conteste cette interprétation et en propose une autre29, en s’appuyant
sur un passage du Cahier 51 (fo 68 vo), auquel il faut ajouter un passage du Cahier 57
(fo 40 ro) : le héros-narrateur découvre l’apparence très vieillie du prince de
Guermantes, alors qu’il se serait attendu à le voir en « costume du prince Fridolin 30 ». Il
s’agit selon toute vraisemblance d’une référence à l’« opéra-bouffe-féerie » d’Offenbach
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tard, en 1922, en employant les termes « hideux » et « pénible 41 ». Si cette inspiration
verlainienne est avérée, alors on comprend mieux la charge émotionnelle et le
caractère transgressif de « vénusté », susceptibles d’en faire une image frappante et un
titre adéquat pour le Cahier 54. Ce mot condenserait la passion amoureuse de Charlus
pour Félix et celle du héros pour Albertine, et refléterait les tourments de Proust lui-
même. Il véhiculerait une puissance comparable à celle que Bataille a conférée au mot
« érotisme » et correspondrait bien au procédé indiqué par l’auteur de la Rhétorique à
Hérennius : « créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la
mémoire », « des images qui ne soient ni nombreuses ni vagues mais actives », qui
doivent avoir « une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière 42 ».
Fig. 8
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de la matière romanesque et une superposition des tâches cognitives de l’écrivain. Cela
expliquerait pourquoi Proust commence alors à intensifier et à multiplier les procédés
susceptibles de renforcer sa mémoire.
NOTES
1. Distinction établie depuis l’Antiquité et toujours en vigueur dans la psychologie moderne et les
sciences cognitives, même si l’artificiel se confond désormais avec la technologie informatique.
2. Voir Nathalie Mauriac Dyer, Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue », Paris, Champion,
2005, p. 34-37.
3. Marcel Proust, Cahier 54, éd. Francine Goujon, Nathalie Mauriac Dyer et Chizu Nakano, Paris,
Bibliothèque nationale de France, Turnhout, Brepols Publishers, coll. « Marcel Proust. Cahiers 1 à
75 de la Bibliothèque nationale de France », 2008, 2 vol. ; Marcel Proust, Cahier 71, éd. Shuji
Kurokawa, Pierre-Edmond Robert, Francine Goujon et Nathalie Mauriac Dyer, Paris, Bibliothèque
Nationale de France, Turnhout, Brepols Publishers, coll. « Marcel Proust. Cahiers 1 à 75 de la
Bibliothèque nationale de France », 2009, 2 vol.
4. Frances Yates, L’Art de la mémoire [1966], trad. Daniel Arasse, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque des Histoires », 1975 ; Mary Carruthers, Le Livre de la mémoire. Une étude de la
mémoire dans la culture médiévale [1990], trad. Diane Meur, Paris, Macula, coll. « Argô », 2002 ; Lina
Bolzoni, La Chambre de la mémoire. Modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimerie [1995],
trad. Marie-France Merger, Genève, Droz, 2005.
5. Catherine Baroin, Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris,
Belin, 2010 ; Luigi De Poli, La Structure mnémonique de La Divine comédie, Frankfurt am Main, Bern
et New York, Peter Lang, 1999 ; Daniel Martin, L’Architecture des Essais de Montaigne. Mémoire
artificielle et mythologie, Paris, Nizet, 1992 ; Jacques Roubaud, « Hypothèses génétiques concernant
la perecquation de la forme roman (communication du 6 juin 1993 au Séminaire Perec de Paris
VII) », Le Cabinet d’amateur, no 4, 1995, p. 9-23 ; Daniel Ferrer, « Loci Memoriae : Joyce and the Art of
Memory », dans Franca Ruggieri (dir.), Classic Joyce. Papers from the XVI International James Joyce
Symposium, Rome 14-20 June 1998, Roma, Bulzoni editore, 1999, p. 355-360 ; Jean-Louis Lebrave,
« Hypertextes – mémoires – écritures », Genesis, no 5, 1994, p. 9-24.
6. Platon, Phèdre [275 a], trad. Luc Brisson, suivi de Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon »
[1968], Paris, Flammarion, coll. « GF », 2004, p. 178. Voir le commentaire de Jacques Derrida, ibid.,
p. 310-317.
7. Traduction envisagée par Jacques Derrida pour le grec pharmakon, rendu traditionnellement,
selon les contextes, par « drogue » ou « remède » (ibid., p. 310-317) ; Platon l’emploie à propos de
l’écriture.
8. Article « Aide-mémoire », préfiguration en ligne du Dictionnaire de critique génétique de l’ITEM,
version du 21 décembre 2010 : http://www.item.ens.fr/index.php?id=577448
9. Anne Herschberg Pierrot, « Les notes de Proust », Genesis, n o 6, « Enjeux critiques », 1994, p. 61.
10. Ibid., p. 61.
11. Frances Yates, op. cit., p. 27, 55, 63, 330, 407 ; Mary Carruthers, op. cit., p. 162-163 ; Marc
Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria », de la Renaissance au seuil de l’époque
classique, Genève, Droz, 1980, p. 259, n. 67.
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12. Toutes les références à ces deux cahiers publiés chez Brepols peuvent se lire, pour chaque
cahier, soit dans le volume I en fac-similé, soit dans le volume II en transcription diplomatique.
Nous linéarisons ici cette dernière.
13. Florence Callu avance également la date de fin 1913 ; voir « “Capital, capitalissime”, un mode
de composition chez Marcel Proust ? », dans Almuth Grésillon et Michael Werner (dir.), Leçons
d’écriture. Ce que disent les manuscrits. Hommage à Louis Hay, Paris, Minard, 1985, p. 81-82.
14. Ibid., p. 82.
15. Voir les notes des éditeurs à ce sujet, Cahier 71, op. cit., p. 206.
16. Une autre occurrence de ce geste, au folio 57 ro, est biffée. Voir la note des éditeurs, Cahier 54,
op. cit., p. 262.
17. Anne Herschberg Pierrot, « Proust et les notes de régie », dans Nathalie Mauriac Dyer,
Kazuyoshi Yoshikawa (dir.), Proust aux brouillons, Turnhout, Brepols, coll. « Le champ proustien »,
2011, p. 67 : « La Recherche, et ce n’est pas nouveau, s’écrit comme un art de la mémoire, des lieux
et des figures de la fiction, mais aussi de l’espace-temps des cahiers. »
18. 18. Ibid., p. 65.
19. Cité par Anne Herschberg Pierrot, ibid., p. 64.
20. Antoine Compagnon (dir.), Proust, la mémoire et la littérature, textes réunis par Jean-Baptiste
Amadieu, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France », 2009, p. 12-13 ; voir aussi Proust entre deux
siècles, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1989, p. 136.
21. Construction en bois ornée de nombreuses images (symboles religieux, figures mythologiques
et astrologiques), aujourd’hui perdue, connue par la description et l’explication que son auteur
en a données (Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire [1550], trad. Eva Cantavenera et Bertrand
Schefer, Paris, Allia, 2007).
22. Titre d’un index fourni par les éditeurs de chaque cahier Brepols (dans le volume II), outil
indispensable aux analyses qui suivent.
23. Cahier 54, op. cit., p. 268.
24. Rhétorique à Hérennius, III, XXII ; cité par F. Yates, op. cit., p. 22.
25. Voir Julie André, « Le Cahier 46 de Marcel Proust : transcription et interprétation », thèse de
doctorat, Université Paris III-Sorbonne nouvelle, 2009, t. I, p. 29.
26. Publié dans Marcel Proust, Matinée chez la princesse de Guermantes. Cahiers du Temps retrouvé,
éd. Henri Bonnet et Bernard Brun, Paris, Gallimard, 1982.
27. Notes riches en « Capital », « Capitalissime ». On trouve même un
« [Ca]pitalissississimeissime » (ibid., p. 229) et un « capitalissime issime, issime » (ibid., p. 331).
28. Maurice Bardèche, Marcel Proust romancier, Paris, Les Sept couleurs, 1971, vol. II, p. 33.
L’expression « dénomination patriotique » est bien sûr ironique. Mais à supposer que Proust ait
éprouvé des sentiments germanophiles, c’est dans un contexte bien différent de celui où s’est
tristement illustré Maurice Bardèche.
29. « Notice », RTP, II, p. 1327, n. 1. En ce qui concerne la datation, l’objection de Pierre-Louis Rey
n’est pas nécessairement valide, car la nomination du cahier peut être postérieure à sa rédaction,
si l’on considère que Proust nomme certains cahiers pour mieux les identifier,
rétrospectivement.
30. RTP, IV, p. 874, 878 (« Esquisses »).
31. Voir Théophile Thomas, Maquettes de costumes pour le « Roi Carotte » (en particulier la
planche 3), conservées à la Bibliothèque-musée de l’Opéra sous la cote D 216 Z 1, et reproduites
sur le site « Banque d’images » de la BnF. Les couleurs du plat du Cahier 33 ressemblent
étrangement aux teintes variées du costume du prince Fridolin, mais il est très improbable que
Proust ait eu accès, directement ou indirectement, à ces documents. Il n’y a aucune référence
explicite au Roi Carotte dans les écrits de Proust mais il faut bien que l’écrivain ait entendu parler
de ce spectacle pour qu’il emploie l’expression de « costume de prince Fridolin ». On trouve du
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RÉSUMÉS
En même temps qu’il publie Du côté de chez Swann et qu’il travaille à la publication des tomes
suivants, Proust rédige les premières versions de « l’épisode d’Albertine ». Ces manuscrits de
1913-1914 présentent, en marge du texte, un certain nombre de signes que l’écrivain adresse à sa
propre mémoire pour ne rien perdre de ce qui surgit au cours de cette période d’intense vie
créative mais aussi affective. Deux procédés sont étudiés ici : les amorces de notes du type
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« capitalissime » d’une part, les noms de pages et de cahiers comme « Dux » et « Vénusté »
d’autre part. Ils sont situés dans la longue histoire des rapports entre écriture et mnémotechnie
et plus particulièrement dans la tradition de « l’art de la mémoire ». Ils permettent d’envisager
comment l’écrivain a développé les propriétés naturelles de sa mémoire pour créer une œuvre
hors norme. Proust emploie ces procédés avec régularité mais aussi avec souplesse, de manière à
capter le pouvoir des affects, de l’oubli et des réminiscences.
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lunga storia del rapporto tra scrittura e memoria, e più specificamente, nella tradizione dell’“arte
della memoria” ; ma permettono, anzi, di osservare in quali modi lo scrittore ha sviluppato le
proprietà naturali della sua “memoria” per creare un’opera che andasse al di là della norma.
Proust utilizza questi procedimenti con regolarità, ma anche con una qual certa duttilità, sì da
catturare l’intensità delle emozioni, degli oblii e dei ricordi.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu,
génétique textuelle, XXe siècle
AUTEUR
GUILLAUME PERRIER
Guillaume Perrier, docteur de l’université Paris Diderot-Paris VII, est l’auteur de La Mémoire du
lecteur. Essais sur Albertine disparue et Le Temps retrouvé, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque
proustienne », 2011. Il a coédité avec Raymonde Coudert, Textuel, n° 45, « Proust. Surprises de la
Recherche », 2004. Ses travaux sur Proust ont donné lieu à des publications dans les revues Écrire
l’histoire, Revue internationale de philosophie, Études littéraires, ainsi que dans le Bulletin d’Informations
proustiennes où il anime la rubrique « Notes de lecture ». Il a organisé en avril 2012 à l’ITEM une
journée d’étude intitulée « La mémoire volontaire de l’écrivain ».
guillaume.perrier[arobase]gmail.com
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Gomorrhe 1913-1915
Survivance de l’affaire Dreyfus dans le Cahier 54
Yuji Murakami
1 On sait que Proust était passionnément dreyfusard et qu’il a largement incorporé, entre
1897 et 1899, l’Affaire en cours dans son roman inachevé Jean Santeuil. Le jeune écrivain
n’avait pourtant pas trouvé un point de vue cohérent pour affronter le sujet de
l’antisémitisme. Il n’en est pas de même dans À la recherche du temps perdu, où la voix
des antirévisionnistes est représentée à travers divers personnages fictifs. Or, à côté
d’une telle écriture explicite et polyphonique, bien connue des chercheurs, Proust
semble avoir inventé une autre manière d’aborder le discours antisémite et sa propre
identité juive. Métaphorique et allégorique, cette autre écriture de l’affaire Dreyfus, qui
commence à émerger vers 1899, culmine avec la description de Gomorrhe dans le cycle
d’Albertine. À travers une relecture du Cahier 54, édité en 2008 par Francine Goujon,
Nathalie Mauriac Dyer et Chizu Nakano, nous nous proposons de mettre en évidence
cet aspect obscur de l’écriture historiographique proustienne, à savoir la transposition
critique du discours antidreyfusard et antisémite vers les premières années de la
Première Guerre mondiale.
L’affaire Dreyfus dans le Cahier 54
2 L’« enquête » du narrateur sur les « trahisons » d’Albertine, présente ou disparue, est
contrainte à une oscillation incessante entre « l’idée de la culpabilité » et « l’idée de
l’innocence ». Bien que Proust n’établisse jamais dans le texte de la Recherche un
parallèle explicite entre Gomorrhe et l’affaire Dreyfus, la mémoire de celle-ci paraît
fortement présente dans une série de comparaisons judiciaires et policières, tels les
« aveux » d’Albertine, les interrogatoires des témoins, les « révélations » d’un agent
secret du narrateur. L’unique référence explicite à l’Affaire dans le Cahier 54 nous
permet d’avancer l’hypothèse d’une transposition quasi méthodique de
l’antidreyfusisme dans la description de Gomorrhe :
Après que tant de preuves si fortes, si précises, si nouvelles (la doucheuse, la
blanchisseuse) m’avaient laissé incrédule, c’est à ces petits soupçons anciens et qui
m’avaient paru alors si peu probants que je n’en étais pas resté inquiété, que je
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comme pour démontrer que l’Affaire Dreyfus est la clef de toute notre histoire,
parlementaire et militaire, judiciaire et politique, morale même 3. »
5 La déclaration de guerre en août change cette situation. La constitution de l’Union
sacrée réalisant une sorte d’amnistie, l’affaire Dreyfus est frappée de tabou, comme le
montre l’affirmation de Maurras dans L’Action française du 4 août 1914 : « C’est une
erreur matérielle pure qui a fait insérer hier notre rubrique habituelle du calendrier de
l’Affaire Dreyfus. Le souvenir n’en est pas plus possible devant l’ennemi, à la veille des
luttes où chacun peut se racheter4. » À partir de cette date, l’Affaire disparaît de L’Action
française, abstraction faite de quelques exemples négligeables. Cette « convention
tacite5 » relative à l’ancienne guerre civile s’observe de façon symptomatique dans un
article que Maurras publia un an plus tard : « Nos profonds soucis présents nous
défendent de revenir sur cette histoire et même de la désigner par son nom 6. »
6 Pour revenir au Cahier 54, le fait que l’affaire Dreyfus y est un hapax ne signifie pas le
caractère fortuit de l’analogie entre le narrateur devenu enquêteur de la vie d’Albertine
et les antidreyfusards, à savoir ceux qui soutiennent la culpabilité de l’officier juif. Une
comparaison analogue est déjà présente dans le Cahier 25 de 1909 où Proust écrit à
propos des soupçons de Swann portés sur sa maîtresse : « Et comme une hypothèse
vraie en physique ou dans l’affaire Dreyfus c’était toujours cela qui était vérifié 7. » Pour
nous limiter à la partie du Cahier 54 rédigée en 1914, l’ombre de l’Affaire est sensible
aux folios 94-95 ros où le narrateur est tenté d’attribuer la discrétion d’une amie intime
d’Albertine au « sentiment qu’irréfléchi et irrésistible analogue au patriotisme qui lui
faisait penser qu’on <doit> mentir dans ces cas là8 ». L’expression fait immédiatement
songer à l’auteur du « faux Henry » transformé par Maurras en un martyr patriote peu
après le drame du Mont-Valérien. Une addition aux épreuves Grasset du Côté de
Guermantes I, postérieure au début de 19159, atteste que Proust mettait effectivement en
parallèle la péripétie d’Agostinelli et l’affaire Dreyfus, en particulier les aveux et le
suicide du colonel Henry :
Même plus tard, et pour en rester à l’affaire Dreyfus, quand <se produisit> les aveux
et le suicide d’Henry un fait aussi éclatant que l’aveu et d’Henry, suivi de son
suicide, non seulement ce fait fut aussitôt interprété de façon opposée par des
ministres dreyfusards, et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la
découverte du faux et conduit l’interrogatoire, mais parmi les ministres
dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les mêmes
pièces, mais dans le même esprit, le rôle d’Henry fut expliqué de façon entièrement
opposée, les uns voyant en lui un complice d’Esterhazy, les autres assignant au
contraire ce rôle à Du Paty de Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire
Cuignet et étant en complète opposition avec leur partisan Reinach. D’ailleurs
pourquoi les événements historiques seraient-ils en dehors de la vie, puisque des
hommes y sont mêlés ; et dans la vie privée <nous simples particuliers> <dans la vie
privée> ne gardons-nous pas une incertitude profonde sur les véritables mobiles des gens que
nous avons approché [sic] le plus près ; pouvons-nous affirmer dix ans après que dans notre
séparation <rupture> avec notre maîtresse c’est elle en conclusion <qui d’elle ou de nous> qui
a eu les torts, que si nous avions agi autre[ment] cette rupture était préméditée par elle quoi
que nous fissions etc. Or pourquoi la vérité <sur la> politique, la vérité historique
serait-elle plus concrète ; c’est-à-dire serait-elle en dehors de la vie, puisque les
événements politiques et historiques sur les événements politiques, historiques,
serait-elle autre, plus concrète, indiscutable, c’est-à-dire en dehors de la vie,
pourquoi le serait-elle puisque à ces événements sont mêlés des hommes c’est-à-
dire des créatures qui difficiles à connaître et qui ne se connaissent pas eux-
mêmes10.
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7 De la même manière que dans le Cahier 54, Proust enchaîne implicitement le drame du
colonel Henry (la découverte du crime, l’interrogatoire, les aveux, le suicide dans la
prison, la divergence d’interprétations sur cette affaire) à celui d’Albertine-Agostinelli.
Dans l’esprit du romancier, les interrogatoires d’Andrée par le narrateur sur la
culpabilité ou l’innocence d’Albertine sont parallèles à l’entretien de Bloch avec le
diplomate sur la culpabilité ou l’innocence du capitaine Dreyfus.
La métaphore de l’espionne
8 Face à Albertine, le narrateur joue en effet systématiquement le rôle de l’état-major et
des antisémites dénonçant la trahison juive. La métaphore de l’espionne, récurrente
aux versos du Cahier 54, semble confirmer l’hypothèse d’une transposition de
l’antidreyfusisme dans l’enquête du narrateur sur Gomorrhe. Voyons d’abord un
passage inscrit entre décembre 1913 et 1915 au folio 19 vo :
[…] c’est peut’être le/a souvenir reviviscence de la douleur que m’avait causée la
lettre d’Aimé : « Oui elle était comme ça » qui me fa à cause de la particularité
étrange, mystérieuse, de toute douleur nouvelle, me faisait croire que les femmes
« comme ça » formaient une race à part, à laquelle en ne me disant qu’elle y
appartenait, Albertine avait vécu chez moi aussi mensongèrement que si elle avait été
espionne allemande. Bien plus, car le mensonge tenait bien plus aux racines de l’être et à ce
qui pouvait le plus me faire souffrir11 (fig. 2).
Fig. 2
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10 La comparaison d’un débauché suivant des femmes fait penser au portrait de Daltozzi
dressé dans un fragment de Jean Santeuil14. On notera que ce nom est employé pour
désigner le capitaine Dreyfus dans un autre fragment du même roman, rédigé en 1899 15,
et que le rapport du commandant Du Paty de Clam en 1894 décrivait « la vie double » et
désordonnée de l’inculpé en débusquant de nombreuses maîtresses dont l’une était une
Autrichienne susceptible d’être espionne16. Quant à la métaphore du regard d’un espion
au travail, elle réapparaît près de dix ans plus tard au sein de « La Race des Tantes »
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composée dans le Cahier 6 (1909)17, ainsi que dans une description du marquis de
Guercy du Cahier 7 (1909)18, avant d’être développée, avec l’image des fous, dans une
esquisse du Cahier 35 (1911-1912) consacrée à Charlus devant le casino 19.
11 Si l’on tient compte de l’affinité ainsi constatée entre la métaphore de l’espion et les
thèmes de l’Affaire et de l’inversion sexuelle chez Proust, il ne sera pas difficile de
débusquer dans la comparaison – empreinte trop visiblement de la guerre de 1914 –
d’un traître pire qu’une « espionne allemande » qu’on trouve dans le Cahier 54 un
souvenir du discours antisémite du temps de la tempête dreyfusienne. En soulignant
l’étrangeté radicale des juifs par rapport à la France, Barrès écrivait dans un ouvrage de
1902, bien connu de notre romancier : « Dreyfus n’appartient pas à notre nation et dès
lors comment la trahirait-il ? Les juifs sont de la patrie où ils trouvent leur plus grand
intérêt. Et par là on peut dire qu’un juif n’est jamais un traître 20. » Or, ce raisonnement
antijuif fut incorporé un an après l’Armistice dans les épreuves Gallimard du Côté de
Guermantes I sous la forme d’une tirade de Charlus : après avoir déclaré que Dreyfus ne
pouvait pas être un traître puisqu’il n’appartenait pas à la France, le personnage
affirme au narrateur : « Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction
aux lois de réciprocité règles sur <de> l’hospitalité 21. » Votre Dreyfus, et non votre
Albertine : on aura noté une ressemblance frappante entre ce passage et la citation du
folio 19 vo du Cahier 54.
12 D’ailleurs, cet exemple-ci n’est pas un cas isolé : aux pages versos du même Cahier
rédigées entre décembre 1913 et 1915, Albertine morte est comparée, toujours pour
mettre en relief son altérité inassimilable, tantôt à une « compatriote d’autres femmes
qui sont étrangères [au narrateur] […] égarée cinq*/six mois sous [son] toit comme une
espionne qui s’est faite pour un temps cordonnière22 », tantôt à une femme vivant
« sous un faux nom, usurpant une nationalité et un état civil qui n’étaient pas le
sien23 ».
La loi Delbrück et L’Avant-Guerre
13 Étudions maintenant ces métaphores de l’espionne du Cahier 54 dans le contexte du
post-antidreyfusisme au temps de la Grande Guerre. Il faut constater que la situation de
l’espionnage au moment de la rédaction du Cahier 54 n’était pas identique à celle du
temps de l’affaire Dreyfus. L’article 76 du Code pénal français de 1913 explicitait la
peine de mort24. Préparés techniquement et localement dès le début de 1913, les camps
de concentration furent ouverts au début d’août 1914 ; les suspects d’espionnage
faisaient l’objet d’une mesure d’internement en application de la loi du 9 août 1849 sur
l’état de siège25. L’atmosphère extrêmement tendue de cette période est rapportée par
Aladar Kuncz, professeur hongrois qui fut interné pendant cinq ans dans un camp de
concentration breton :
Paris était en proie à la haine de l’étranger, à l’« espionnite » ; c’est le même esprit
qui, dès le premier jour, aboutit au meurtre infâme de Jaurès […]. Il n’était pas
prudent pour les étrangers de se montrer dans la rue. Non seulement les
représentants officiels de la police demandaient couramment à voir les papiers,
mais des particuliers, s’improvisant détectives, arrêtaient à tout moment des
passants, particulièrement des hommes blonds. Car, blond signifiait Allemand, et
Allemand était synonyme d’espion. Toutefois, il faut avouer que cela n’avait rien
d’étonnant si les gens avaient peur même de leur ombre, car, dans les premières
semaines, l’Allemagne menaçait de très près Paris, et les journaux entretenaient et
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excitaient même l’agitation. Si bien que, sous l’influence de la presse, le Français
moyen, crédule, en était arrivé à se former, du « Boche » puant, à « tête carrée »,
une sorte d’épouvantail mythique, inspiré par la plus sectaire fantaisie 26.
14 Comme en témoigne le « triste souvenir27 » d’une dénonciation calomnieuse évoqué
dans une lettre d’avril 1920, Proust était lui-même plongé dans cette atmosphère
d’espionnite (fig. 4) lors de la rédaction du Cahier 54. Pour revenir au double écho de la
guerre de 1914 et du discours antisémite que nous avons décelé dans une série de
métaphores de l’espionne, il reflète manifestement le post-antidreyfusisme de L’Action
française. Malgré la disparition des références dreyfusiennes après le 4 août 1914, le
thème de la trahison juive survivait sous d’autres formes dans ce milieu antisémite 28. À
la suite de la crise d’Agadir, Léon Daudet avait ouvert, dans le numéro du 17 septembre
1911, une investigation sur les activités des espions allemands et juifs destinées à
faciliter l’invasion ennemie (fig. 5). Pendant toute l’année 1912, le journaliste
« révélait » à ses lecteurs l’étendue de la mainmise des agents allemands sur les grandes
industries de la France. Cette série d’articles fut réunie dans un volume paru au début
de mars 1913 sous le titre L’Avant-Guerre. Études et documents sur l’espionnage juif-allemand
en France depuis l’affaire Dreyfus (fig. 6). Selon Eugen Weber, onze mille exemplaires
furent vendus à la déclaration de guerre, vingt-cinq mille jusqu’à janvier 1915 ; en 1918,
l’ouvrage atteignit le cinquantième tirage29.
Fig. 4
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Fig. 5
Fig. 6
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21 Les empreintes de l’affaire Dreyfus et de l’antisémitisme en voie de transformation que
nous avons identifiées dans le Cahier 54 semblent permettre d’élargir le champ
d’interprétation possible du texte de l’édition d’Albertine disparue. Si l’on étudie ces
allusions politiques à la lumière d’autres manuscrits thématiquement éloignés du cycle
d’Albertine, comme les placards du Côté de Guermantes I et les brouillons du Temps
retrouvé, on pourrait relire le roman d’Albertine comme une historiographie profonde
de l’affaire Dreyfus et de la Grande Guerre, autrement dit comme le double négatif de la
matinée chez Mme de Villeparisis et du dernier volet de la Recherche. D’autre part, si
l’on ne néglige pas de dépouiller systématiquement la Correspondance et le dossier
d’avant Swann, des écrits de jeunesse au Contre Sainte-Beuve, la publication intégrale des
Cahiers de brouillon permettra d’éclaircir de façon globale la longue évolution de
thèmes constitués et largement développés bien avant la Recherche, comme l’affaire
Dreyfus et la métaphore de l’espion.
NOTES
1. Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France. Cahier 54, Bibliothèque nationale de France,
Nouvelles acquisitions françaises 16694, éd. Francine Goujon, Nathalie Mauriac Dyer et Chizu Nakano,
Turnhout, Brepols/Bibliothèque nationale de France, 2008, 2 vol. [ = Cahier 54], f o 98 ro ; nous
soulignons.
2. Voir RTP, IV, AD, p. 123-125.
3. Charles Maurras, « Politiciens ou généraux ? Réponse à M. Clemenceau », L’Action française,
25 juillet 1914.
4. Id., « La Vérité », L’Action française, 4 août 1914.
5. Id., « La politique », L’Action française, 6 février 1915.
6. Id., « La politique », L’Action française, 3 novembre 1915.
7. Cahier 25, fo 44 vo (printemps ou été 1909) : JF, II, « Esquisse XLV », p. 929.
8. Cahier 54, fo 95 ro.
9. Datation proposée par Laurence Teyssandier, « La genèse de Charlus dans les cahiers de Marcel
Proust », thèse de doctorat, Université Paris IV, 2009, 2 vol., t. I, p. 316.
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RÉSUMÉS
On sait que Proust était passionnément dreyfusard et qu’il a largement incorporé, entre 1897 et
1899, l’Affaire en cours dans son roman inachevé Jean Santeuil. L’écrivain n’avait pourtant pas
trouvé un point de vue cohérent pour affronter le sujet de l’antisémitisme. Il n’en est pas de
même dans la Recherche, où la voix des antirévisionnistes est représentée à travers divers
personnages fictifs. Or, à côté d’une telle écriture explicite et polyphonique, Proust semble avoir
inventé une autre manière d’aborder le discours antisémite et sa propre identité juive.
Métaphorique et allégorique, cette autre écriture de l’affaire Dreyfus, qui commence à émerger
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vers 1899, culmine avec la description de Gomorrhe dans le cycle d’Albertine. À travers une
relecture du Cahier 54, édité en 2008, on propose de mettre en évidence cet aspect méconnu de
l’écriture historiographique proustienne, à savoir la transposition critique du discours
antidreyfusard et antisémite vers le début de la Grande Guerre.
It is well known that Proust was an ardent Dreyfus supporter and that, between 1897 and 1899,
he largely incorporated the ongoing Affair in his unfinished novel Jean Santeuil. However, he had
not yet found a coherent point of view on the question of antisemitism. In À la recherche however,
the anti-Dreyfus party is explicitly voiced through several fictional characters. It seems though
that, as early as 1899, Proust found yet another way to tackle the anti-Semite discourse and his
Jewish identity, that is, through metaphor and allegory. This yet unknown type of Proust’s
historiographic style culminates with the description of Gomorrah in the Albertine cycle. The
article describes it through a re-reading of Cahier 54 (Brepols, 2008), so as to enlighten the
transposition of antisemitic and anti-Dreyfus discourses at the beginning of the Great War.
Es sabido que Proust era apasionadamente dreyfusard y que incorporó profusamente, entre 1897 y
1899, el proceso en curso, en su novela inconclusa Jean Santeuil. Sin embargo, el escritor no había
encontrado un punto de vista coherente para afrontar el tema del antisemitismo. No ocurre lo
mismo con En busca del tiempo perdido, en donde la voz de los antirrevisionistas aparece
representada a través de diversos personajes ficticios. Ahora bien, paralelamente a esa escritura
explícita y polifónica, Proust parece haber inventado otra manera de abordar el discurso
antisemita y su propia identidad judía. Metafórica y alegórica, esta otra escritura del proceso
Dreyfus, que comienza a emerger hacia 1899, culmina con la descripción de Gomorra en el ciclo
Albertine. A través de una relectura del Cuaderno 54, editado en 2008, se trata de poner en
evidencia este aspecto desconocido de la escritura historiográfica proustiana, a saber : la
transposición crítica del discurso antidreyfusard y antisemita en los comienzos de la Gran Guerra.
Es ist bekannt, dass Proust ein leidenschaftlicher Anhänger von Dreyfus war und dass er
zwischen 1897 und 1899 die laufende Affäre weitgehend in seinen unvollendeten Roman Jean
Santeuil integriert hat. Zu jenem Zeitpunkt hatte er allerdings noch keine kohärente Einstellung
bezüglich der Frage des Antisemitismus gefunden. In Auf der Suche nach der verlorenen Zeit
hingegen kommt die antirevisionistische Partei durch diverse fiktive Charakteren zu Wort.
Neben dieser expliziten und polyphonen Schreibweise scheint Proust jedoch noch eine andere
Form gefunden zu haben, den antisemitischen Diskurs und seine eigene jüdische Identität
anzugehen. Diese andere, metaphorische und allegorische Schreibweise über die Affäre Dreyfus,
die sich ab 1899 abzuzeichnen beginnt, erreicht ihren Höhepunkt mit der Beschreibung von
Gomorrhe im Zyklus von Albertine. Durch eine erneute Lektüre des 2008 veröffentlichten
Hefts 54 hat der vorliegende Beitrag zum Ziel, diesen noch unbeachteten Aspekt von Prousts
historiographischem Schreiben, nämlich die kritische Verlagerung des antisemitischen und anti-
Dreyfus Diskurses zu Beginn des Großen Krieges darzustellen.
È noto che Proust fu un fervente dreyfusard e che assorbì, fra il 1897 e il 1899, lo svolgimento
dell’Affaire nel suo romanzo incompiuto Jean Santeuil. Tuttavia, lo scrittore non aveva ancora
trovato un punto di vista coerente per trattare il tema dell’antisemitismo. Non così nella
Recherche, in cui la voce della corrente anti-dreyfusarda viene rappresentata attraverso svariati
personaggi immaginari. Ma, accanto a tale scrittura esplicita e polifonica, Proust sembra aver
inventato un altro approccio al discorso antisemita e alla propria identità ebraica. Metaforica e
allegorica, questa seconda rilettura dell’Affaire, che debutta intorno al 1899, culmina con la
descrizione di Gomorrhe nel ciclo di Albertine. Attraverso un’analisi del Quaderno 54, pubblicato
nel 2008, il saggio mette in evidenza questo aspetto poco conosciuto della scrittura storiografica
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di Proust, ovvero la trasposizione critica del discorso anti-dreyfusardo e antisemita prima dello
scoppio della Grande Guerra.
Sabe-se que Proust era apaixonadamente “dreyfusard” e que incorporou, entre 1897 e 1899, o
“affaire” no seu romance inacabado Jean Santeuil. O escritor ainda não tinha encontrado um
ponto de vista coerente para abordar o tema do anti-semitismo. Não é esse o caso na Recherche,
onde a voz dos anti-revisionistas está representada por diversas personagens fictícias. No
entanto, ao lado dessa escrita explícita e polifónica, Proust parece ter inventado uma outra
maneira de abordar o discurso anti-semita e sua própria identidade judaica. Metafórica e
alegórica, essa outra escrita do caso Dreyfus, que começa a emergir por 1899, culmina com a
descrição de Gomorra no ciclo de Albertine. Através da releitura do caderno 54, publicado em
2008, destaca-se esse aspecto pouco conhecido da escrita historiográfica proustiana, ou seja, a
transposição crítica do discurso anti-dreyfusard e anti-semita nos inícios da Grande Guerra.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu,
génétique textuelle, XXe siècle, Affaire Dreyfus, cahier
AUTEUR
YUJI MURAKAMI
Yuji Murakami a soutenu une thèse de doctorat sur « L’affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust »
à l’Université Paris IV (prix Hertz 2012). Auteur de nombreux articles sur Proust, il collabore à
l’édition du Cahier 44 dans la collection des Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France. Il est
actuellement maître de conférences associé au Collège de France, rattaché à la chaire d’Antoine
Compagnon : « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie ».
murakami_yuji[arobase]hotmail.com
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Du côté de l’incipit de la Recherche :
la genèse de la fiction selon Proust
Maya Lavault
1 L’évolution récente de la génétique textuelle autour de la position de la discipline au
carrefour de l’herméneutique philologique et de la logique des possibles doit être mise
en relation avec l’intérêt qu’ont porté ces dernières années un nombre croissant de
critiques non seulement à la notion de « monde possible », mais aussi à la théorie des
textes possibles1 – ce qui ne revient pas exactement au même 2. Je pense en particulier à
Daniel Ferrer3, qui s’est attaché à examiner les conditions de l’application de la notion
de « monde possible » à la génétique, en partant du constat que la prolifération
indicielle engendrée par le matériau génétique est à la fois enracinée dans la
matérialité du document, à travers les signes tangibles de la création qu’il exhibe, et
génératrice de « mondes possibles » vers lesquels pointent tous les signes contenus
dans les avant-textes comme autant de scénarios hypothétiques dont l’existence, restée
en suspens, n’est pas encore réalisée. S’appuyant sur l’hypothèse d’une possible
analogie entre faits d’écriture et faits de lecture, sa réflexion pose les bases, mais
suggère aussi les limites d’une appréhension des œuvres virtuelles esquissées par les
manuscrits comme des mondes possibles que la critique génétique se donnerait pour
tâche d’étudier, en comparant les propriétés des différents univers créés par les états
successifs d’un même texte pour comprendre les transformations qui mènent de l’un à
l’autre.
2 L’objectif de la réflexion proposée ici est de combiner génétique textuelle et théorie des
textes possibles : dans la mesure où cette dernière a entrepris de forger une méthode
d’analyse textuelle véritablement créatrice, qui entend confronter le texte « réel » à ce
qu’il aurait pu être, elle partage avec la génétique la conscience du caractère relatif du
texte, qui va de pair avec un intérêt pour ses virtualités étudiées en tant que telles, en
même temps qu’une réflexion sur sa fabrique, sa cohérence interne et son
fonctionnement. Il m’a semblé intéressant, dans la perspective d’une réflexion sur la
genèse de l’œuvre qui tienne compte de l’émergence d’une conception de la fiction
comme saisie des possibles qui la constituent4, de se pencher à nouveau sur les
premières pages de la Recherche, déjà abondamment commentées par les généticiens 5,
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mais beaucoup moins par les théoriciens des textes possibles. Dans la lignée de Michel
Charles qui, dans Introduction à l’étude des textes, avait étudié la cohérence possible de ce
qu’il désignait comme des « récits parasites ou récits fantômes 6 » qui « hantent » le
début de la Recherche, je voudrais revenir sur les micro-récits, courtes saynètes ou
« capsules7 » fictionnelles, qui jalonnent l’ouverture de l’œuvre pour en dégager une
autre cohérence, à partir de l’étude des avant-textes. Il s’agira, non pas comme le fait
Michel Charles, dans la perspective de ce qui s’apparente à une « génétique sans
brouillons8 », de faire surgir, dans la synchronie de la lecture littéraire, d’autres récits
possibles sous le texte lu, mais de montrer comment s’est progressivement construite,
dans la diachronie de l’écriture, la cohérence des micro-récits de l’incipit, pour mettre
en évidence à la fois le processus d’effacement et les traces de la persistance, au sein du
texte publié, de scénarios abandonnés qui continuent de hanter le début du roman. Si la
méthode adoptée est donc toute génétique, l’objectif poursuivi se veut résolument
proche de celui de Michel Charles : il s’agit de retrouver les scénarios et les motifs qui
ont servi à l’élaboration des premières pages de la Recherche pour montrer que ces
possibles effacés au fil du processus de genèse continuent de « résonner » sous le texte
publié.
3 L’étude des Cahiers 3, 5 et 1 permet de retracer la genèse de l’ouverture de
« Combray », de la fin 1908 à 1909, au moment où Proust travaille au projet du Contre
Sainte-Beuve. Ces pages, abondamment réécrites d’un cahier à l’autre, étaient à l’époque
destinées au « récit d’une matinée9 » censé introduire la « conversation avec Maman ».
Le Cahier 3, premier des « Cahiers Sainte-Beuve », pose ainsi les jalons de l’expérience
de désorientation spatio-temporelle du « dormeur éveillé ». L’énonciateur y est Marcel
Proust lui-même : ayant pris l’habitude de ne dormir que le jour et de se coucher au
matin, avant que « Maman » n’entre dans sa chambre lui apporter le journal, il guette
les premières lueurs du jour qui, dans une semi-obscurité et un état de demi-sommeil,
modifient les contours de sa chambre. Cette évocation amène une comparaison avec un
malade obligé de coucher dans une chambre inconnue, qui sert de prétexte au
développement d’un bref scénario imaginaire, opérant un glissement de la première
personne – je du dormeur, nous de généralité – à la troisième personne d’une figure de
voyageur anonyme située à mi-chemin entre cas clinique et personnage d’une fiction
parallèle, quasi autonome :
J’étais couché depuis une heure environ. Le jour n’avait pas encore tracé audessus
[sic] des rideaux de ma fenêtre cette ligne blanche qui dans l’obscurité de la
chambre dans la chambre là à l’endroit où nous imaginions la commode […]. Parfois
c’est une clarté, reflet d’une braise <qui a oublié de s’éteindre> sur le cuivre d’un
meuble <d’une braise oubliée dans le feu éteint,> qui nous a trompé et que nous
croyions déjà le jour audessus des rideaux de la fenêtre, moins triste que la raie de
lumière qui, sous la p[orte] dans la chambre d’un hôtel inconnu, trompe le malade ;
dressé sur son lit par une crise cruelle qui l’a réveillé, il voit cette lumière sous la
porte et se dit c’est le jour, je n’entends pas encore de bruit, mais bientôt tout le
monde va se lever, je n’aurai pas le on viendra me porter secours, je n’ai plus
longtemps à attendre, et il compte les minutes. Bientôt la lumière sous la porte
s’éteint et il retombe se retrouve <tout rentre> dans l’obscurité. Il comprend, sa
crise l’avait éveillé presque au moment où il venait // de s’endormir. Il est minuit.
Dans l’hôtel inconnu on vie[nt] le garde de nuit don[t] il y a cinq minutes encore il
aurait pu demander l’assistance vient d’éteindre le gaz, et il devra rester seul toute
la nuit, à souffrir sans aide (Cahier 3, fos 1-2 ros10).
4 La focalisation interne sur le malade donne une autonomie au récit, en suscitant
l’empathie du lecteur et en ménageant un bref suspense avant l’effet de « chute » final,
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tandis que l’utilisation du discours direct, qui reproduit les pensées du personnage à la
première personne sans guillemets introductifs, établit une confusion entre le je du
« dormeur éveillé » et celui de ce « malade imaginaire ». L’introduction, au sein de la
rêverie du « dormeur éveillé », de cette micro-fiction centrée sur une figure autre que
le je de l’énonciation, mais qui entre avec lui dans un jeu de partage des référents, a
toute son importance. C’est en effet le seul élément de l’incipit qui soit en place dès les
toutes premières versions proposées dans le Cahier 3 : les réécritures suivantes n’en
modifieront pas la place, mais seulement la rédaction, dans le sens à la fois d’une plus
grande autonomie de la « capsule » fictionnelle et d’un raccord plus souple avec la
trame narrative principale. Ainsi, la version publiée en 1913, fixée à quelques détails
près dès le Cahier 1 (fos 71-70 vos), développe par le truchement du discours indirect
libre à la troisième personne les pensées intimes du malade, tandis que la chute, par le
rappel de l’heure et l’utilisation de la tournure impersonnelle, permet le raccord avec la
situation du « dormeur éveillé11 ».
5 Bien plus loin dans le Cahier 3, au folio 18 ro, l’organisation de ces premiers fragments
constituant l’incipit est bouleversée par une invention capitale, qui donne aux
premières pages de l’œuvre leur dynamique et au système énonciatif qu’elles mettent
en place sa singularité : il s’agit de l’opposition entre l’époque révolue où le je dormait
la nuit – à laquelle renvoie la désormais célèbre formule liminaire « Longtemps je me
suis couché de bonne heure », introduite en 1911 sur la première dactylographie
corrigée du « Temps perdu12 » – et l’époque actuelle, qui correspond au présent de
l’énonciation, où il ne dort plus que le jour. À la suite du Cahier 3, le Cahier 5 exploite
cette opposition structurelle en introduisant une réflexion sur le sommeil d’autrefois,
propice aux rêves :
Jusque vers l’âge de vingt ans, je dormis la nuit. Mon sommeil n’était qu’une <. Une>
sorte de communion avec <participation à> l’obscurité de la chambre et à la vie
inconsciente de ses […] cloisons et de ses meubles <tel était mon sommeil.> […]
D’ailleurs j’avais mes rêves. Je ressuscitais à une vie où je n’avais j’éprouvais en
dormant les sensations des années // pendant lesquels j’éprouvais ces sensations,
ces idées bizarres d’un autre temps que nous ne pensions plus pouvoir jamais
ressentir. […] C’est ainsi que souvent mes réveils étaient causés par l’épouvante de
m’être aperçu que mon oncle <notre curé> arrivait à pas de loup derrière moi pour
me tirer par mes boucles, ce qui avait été l’épouvante le cauchemard [sic] <l’effroi>
de mon enfance acte par lequel il avait empoisonné mon enfance <ce qui avait été la
terreur et le supplice de mon enfance.> <Je voulais me sauver, il les tirait, j’essayais
de me détourner, je ne pouvais pas, je m’éveillais.> Or il y avait bien des années que
je n’avais plus de boucles, plus de <mon> grand oncle […] (Cahier 5, f os 113-112 vos).
6 L’épisode des boucles tirées prend dans les Cahiers 5 et 1 une importance majeure :
Proust le retravaille successivement, le développant parfois très longuement, pour
introduire une réflexion sur les « terreurs », « effrois » et autres « supplices » d’une
enfance à jamais révolue, que son narrateur ne peut se remémorer que dans le
sommeil, par le truchement du rêve. Dans les versions successives de cet épisode,
l’homme qui tirait les boucles est tour à tour le curé de Combray, l’oncle et le grand-
oncle du protagoniste (Cahier 5, fos 113, 112, 110 vos : voir fig. 1 et fig. 3 ; Cahier 1,
fo 69 vo), puis son grand-père13 (Cahier 1, fo 65 ro) ; dans la version définitive, qui est plus
condensée, c’est le grand-oncle qui joue ce rôle14. Ce souvenir d’enfance retrouvé dans
le sommeil s’inscrit dans un espace de « mémoire indécise 15 » à la fois onirique et
autobiographique, qui pourrait bien trouver à s’insérer dans la trame de « Combray » :
il possède un « air de famille » évident, quoique rarement décelé, avec l’épisode de
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l’adieu aux aubépines, où il est justement question des boucles du héros enfant. Voici la
première rédaction de l’épisode dans le Cahier 29, daté de 1909-1910 :
Les années où j’étais je fus obligé de quitter Combray après les fêtes <lendemain> de
la Pentecôte, je trouvais mes parents barbares de me faire quitter mes chères
aubépines. J’allais leur dire adieu, je les pressais sur mon cœur, arrachant ma veste
à la grande colère de Maman. Ce n’est pas vous qui voudriez me faire de la peine,
mes pauvres petites aubépines leur disais-je en pleurant. Mon gr oncle pour me
faire plaisir coupait de grandes branches qu’il nous donnait en partant <en nous
disant adieu sur le pas de la porte*>, mais Maman n’avait rien de plus pressé que de
les jeter ou de les laisser dans la voi <de faire> // semblant de les oublier dans la
voiture, disant que rien n’est plus ennuyeux que des fleurs en voyage. Je savais au
moment où nous Aussi sachant que je ne les verrais plus le matin du départ je me
sortais de bonne heure et j’allais leur dire adieu. Je les pressais sur mon cœur, ce qui
me faisait à la grande colère de Maman, revenir avec une veste toute arrachée. « Ce
n’est pas vous qui chercheriez à me faire de la peine, à me forcer à quitter ce que
j’aime <leur disais-je> ». Jamais, ce n’est pas vous qui me feriez pleurer mes pauvres
petites aubépines, leur disais-je, jamais vous ne m’avez fait de chagrin, vous », leur
disais-je en pleurant (Cahier 29, fos 71-72 vos16).
7 C’est bien une manière de scène de sadisme, traitée sur le mode de la distanciation
ironique, qui se dessine ici : le rôle de « bourreau » est attribué aux parents « barbares »
qui obligent le héros à quitter ses « chères » aubépines, et plus particulièrement à la
mère, qui s’empresse de se débarrasser des fleurs importunes. L’oncle y occupe un rôle
inverse de celui qu’il tient dans l’épisode des boucles tirées : c’est lui qui coupe les
branches d’aubépines pour faire plaisir à son jeune neveu. La parenté des deux épisodes
apparaît plus clairement encore à la lecture de la première version connue de la scène
des aubépines, centrée sur le frère du protagoniste, Robert, en proie au désespoir de
quitter un chevreau17. L’oncle a emmené Robert se faire photographier à Évreux après
lui avoir fait friser les cheveux : avec ses « cheveux noirs bouffants » et ses « grands
nœuds », sa « petite robe » et sa « jupe de dentelle », le jeune enfant est comparé à une
« infante de Velasquez », qui prend l’attitude d’une « princesse de tragédie pompeuse
et désespérée », comparaison qui amène la référence à Phèdre ; accusant ses
« persécuteurs » de vouloir l’arracher à un chevreau pour lui faire prendre le train en
tenant des propos raciniens qui annoncent ceux du jeune héros de la Recherche, il finit
par arracher les nœuds de ses cheveux, puis par s’asseoir sur la voie de chemin de fer,
contraignant ses parents à l’arracher aux rails.
8 En effet, l’épisode « Robert et le chevreau » peut être mis en relation avec un fragment
du Cahier 6 qui y fait directement allusion, en marge de l’évocation de la tristesse du
héros lorsque sa mère quittait Combray :
Moi je ne <ne> voyais au contraire jamais sans tristesse les clochers de Chartres, car
souvent c’est jusqu’à Chartres que nous accompagnions Maman quand elle quittait
Combray avant nous. Et je voyais // et la forme horrible <inéluctable> des <deux>
clochers m’apparaissait aussi terrible que la gare. J’allais vers eux comme vers le
moment où il faudrait dire adieu à Maman, sentir mon cœur s’ébranler dans ma
poitrine, se détacher de moi pour la suivre et revenir seuls [sic]. Je me souviens d’un
jour particulièrement triste où Maman emmenait mon frère dans la voiture devant
nous conduire de Combray à Chartres et c’était bien loin. On avait faire [sic]
photographier mon frère le matin avant qu’il partît (Cahier 6, f os 69-68 vos18).
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Fig. 1
9 La scène du chevreau, centrée sur le petit frère, s’inscrit donc dans le contexte d’une
autre séparation, celle du protagoniste avec sa mère, comme si ce motif essentiel était
masqué par une autre séparation qui vient en redoubler la violence, mais de manière
détournée, par déplacement du héros à Robert et de « Maman » au chevreau. C’est ce
que dit explicitement la fin de l’épisode « Robert et le chevreau », où la fureur du héros
rejoue avec un mimétisme confondant la « tragédie » vécue par le petit frère :
Une ou deux fois sur la route, une sorte de fureur m’envahit, je me considérais
comme persécuté par elle et mon père, qui m’empêchait de partir avec elle, j’aurais
voulu me venger en lui faisant manquer le train, en l’empêchant de partir, en
mettant le feu à la maison19.
10 Dans les deux versions de l’épisode – le chevreau et les aubépines –, les parents
tiennent le rôle de « persécuteurs », rôle attribué dans le souvenir des boucles tirées de
l’incipit au grand-oncle/grand-père/oncle/curé qui, dans « Robert et le chevreau », joue
sous les traits de l’oncle un rôle au contraire très positif. Tout se passe donc comme si
l’ambivalence de cette fonction générique de précepteur avait été résolue par une
distribution quasi axiologique des rôles : aux parents est attribué le rôle de
« bourreaux », à « l’oncle » celui de conciliateur. Le souvenir des boucles tirées
introduit au contraire une autre partition : c’est l’oncle à l’identité instable qui y joue le
rôle de persécuteur, annonçant ainsi le motif essentiel du « drame du coucher » où
l’ambivalence de la fonction parentale, à travers les figures du père, du grand-père et
de la mère du héros, est pleinement exploitée. Le micro-récit centré sur le souvenir des
boucles peut en ce sens apparaître comme une préfiguration du « supplice » du
coucher, dont il propose une version atténuée, presque expurgée, et détournée : ainsi
pourrait-on expliquer que la rédaction définitive de l’épisode ait atténué l’idée de
« supplice », réservée au récit du coucher, en adoptant le terme plus neutre de
« terreur ».
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110
retour, le bon dîner qu’il a fait chez des hôtes à qui il a promis de revenir le plaisir
goûté avec les amis qu’il vient de quitter, le plaisir du retour (Cahier 1, f os 71-70 vos,
voir fig. 2a).
Fig. 2
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fer et l’angoisse de coucher dans une chambre inconnue, encore redoublée par la
pensée que sa mère ne sera pas du voyage (II, p. 6).
17 Le train apparaît dans cet épisode à la fois comme un refuge désirable, en ce que la nuit
qu’y passe le héros repousse l’échéance de la « cruelle première nuit où [il] entrer[a]
dans une demeure nouvelle et accepter[a] d’y vivre » (II, p. 8) et comme l’instrument de
la séparation avec la mère. Le récit du départ à Balbec reprend en effet l’épisode
primitif de « Robert et le chevreau » suivi de « Maman part en voyage », qui est donc
doublement réinvesti dans la Recherche : tandis que la violence du sentiment causé par
la séparation – essentiellement assumée par Robert dans la scène du chevreau –
s’exprime dans la scène de l’adieu aux aubépines, l’analyse à la fois dramatisée et
ironique de ce sentiment est livrée dans la scène du départ pour Balbec. Notons enfin
que le héros, au moment de ce voyage, est un malade, convalescent tout juste sorti de
son amour pour Gilberte, et surtout sujet à des « crises de suffocation » qui ruinent sa
santé, comme le voyageur du second micro-récit.
18 Revenons maintenant à la version de l’incipit donnée dans le Cahier 1 : pour la première
fois dans le processus de genèse, les quatre micro-récits qui constitueront l’ouverture
de Du côté de chez Swann en 1913, juste avant l’évocation tournoyante des chambres,
sont en place et dessinent une cohérence qui donne une dynamique nouvelle à ce début
d’œuvre. Tandis que les deux premiers sont centrés sur une figure de voyageur au sein
de scénarios imaginés par le protagoniste qui ne s’est pas encore endormi – ils sont
étroitement liés par la mention de l’heure : « il n’était pas encore minuit » répète le
narrateur (fos 71-70 vos) –, le suivant introduit une rêverie érotique provoquée par
l’engourdissement du corps dans le tout premier stade du sommeil :
Quelquefois comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme s’élevait <naissait>
d’une fausse position de ma cuisse. Pétrie du <Formée par le> plaisir que j’étais sur
le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui
sentait en elle sa propre chaleur voulait se rejoindre à elle, je m’éveillais. Tout le
reste des humains m’apparaissait comme bien lointain à cô au prix de cette femme
que je venais de quitter, // avec qui j’avais connu tant de plaisirs ; c’était la plus
récente la plus d et je l’avais vue de cette manière j’avais la tête <joue encore>
chaude encore de ces [sic] baisers, le corps courbaturé par le poids de sa taille. Puis
Bientôt <Peu à peu> je j’ava son souvenir se dissipait s’évanouissait ; et bientôt
j’avais oublié la fille de mon rêve <maintenant*> aussi vite que si c’eût été une
amante véritable (Cahier 1, fos 70-69 vos, voir fig. 2b).
19 Cette rêverie érotique avait été introduite, dans une rédaction très proche de celle-ci,
au sein d’une addition au folio 111 ro du Cahier 5, qui développait le souvenir des
boucles tirées, comme si dans le processus de genèse, le travail autour de l’épisode des
boucles avait suscité, comme une excroissance, l’écriture du songe sensuel (fig. 3). Dans
le Cahier 1, l’évocation érotique précède immédiatement le souvenir des boucles tirées,
alors que dans la version publiée c’est elle qui clôt la série des premiers micro-récits du
« dormeur éveillé », en venant se placer juste après le souvenir des boucles tirées, le
réveil marquant alors simultanément la fin du songe et la projection de la femme
fantasmée dans la réalité du protagoniste qui se rêve en « voyageur 24 » idéaliste.
20 Après le développement du souvenir des boucles tirées, le Cahier 1 contient le récit
d’une scène de masturbation juvénile dans le cabinet « qui était en haut du château et
<de notre maison à Combray> où des colliers de graines d’iris étaient suspendus »
(fo 68 vo) (fig. 4) : il s’agit de la réécriture d’un fragment déjà développé, mais
interrompu, au folio 109 du Cahier 5, autour du thème des sensations ressurgies d’un
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112
âge lointain de l’existence par le truchement des rêves nés d’un premier sommeil. Les
deux scènes – la rêverie érotique et la scène de masturbation juvénile – y apparaissent
thématiquement liées au récit des boucles tirées : « Le plus souvent je dormais / Si
parfois je reprenais <aisément> en dormant cet âge inaccessible <enfui> <irretrouvable>
où l’on a des boucles <craintes> et des désirs <plaisirs> aujourd’hui inexplicables, le plus
souvent je dormais sans rêves […] » (Cahier 1, f o 64 vo). Est ensuite longuement
retravaillé l’épisode des boucles : cette insistance fait de ce souvenir enfoui d’une
« terreur » primitive un moment essentiel de l’ouverture de l’œuvre, dont l’importance
a été amoindrie dans le texte publié, où il se trouve, sous une forme condensée,
intercalé entre le micro-récit centré sur le voyageur malade et la rêverie érotique 25.
Fig. 3
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113
Fig. 4
21 Plus loin dans le Cahier 1, apparaît un autre récit de souvenir, longuement développé à
la suite de l’évocation des chambres : il s’agit du séjour du protagoniste au château de
Réveillon. L’évocation des retours de promenade à Réveillon est intéressante à plus
d’un titre : d’abord parce qu’elle est discrètement reliée à la scène de masturbation
juvénile qui, dans sa première rédaction, prenait place « en haut du château » (le terme
a été biffé au folio 68 vo pour être remplacé par « en haut de notre maison à
Combray ») ; ensuite, parce qu’elle mêle des éléments qui, dans le texte publié, seront
distribués dans le récit des retours de promenade à Combray et dans l’épisode de la
lanterne magique26. En voici le dernier développement, qui clôt une série de fragments
où l’épisode est successivement retravaillé (fig. 5) :
nous sortions du village <;> sur une moitié des champs le couchant s’était éteint ;
sur l’autre, la lune était déjà allumée ; nous ne rencontri nous traversions je
traversais la grande rue du village où çà et là une boutique éclairée de l’intérieur
par comme un aquarium et remplie par la lumière onctueuse et pailletée de la
lampe nous montrait sous sa paroi de verre des personnages prolongés, qui
<prolongés de leur ombre> déplaçaient avec lenteur <leurs ombres noires> dans la
liqueur d’or et nous présentaient les scènes l’apparence un table des scènes variées
dans une scène usuelle et fantastique le secret éclatant <et surpris> de leur vie ; puis
nous ne rencontrions plus que quelques le triangle irrégulier bleuâtre et mouvant
des moutons qui rentraient, puis j’arrivais dans l’immensité les champs dont ; sur
une moitié le couchant s’était éteint ; sur l’autre la lune était déjà allumée, bientôt
le clair de lune les remplissait tout entières. Je m’avançais <dans leur étendue la
plaine> comme une barque qui a une longue navigation à accomplir qui
<rapidement> accomplit <de nuit> sa navigation de nuit <solitaire> ; […] j’avais
<laissé> derrière moi une traversé, puis laissé derrière moi une étendue enchantée.
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« l’étendue de la campagne déserte », « par une de ces belles nuits pavées de clair de
lune » (Cahier 1, fos 71-70 vos), fait écho à la fois au décor féerique dans lequel se
meuvent Geneviève et Golo (une « lande » tour à tour « dorée » dans le Cahier 6 et
« jaune » dans le Cahier 8) et à l’« étendue enchantée » baignée de clair de lune aux
alentours de Réveillon. Ce sont les mêmes éléments encore que l’on trouve dans les
fragments des Cahiers 6 et 8 évoquant la lecture de George Sand par la mère du héros,
le fameux soir du « drame du coucher » où le père consentit à ce qu’elle passât la nuit
auprès de son fils : « Mais après que Maman se fut couchée et endormie, la nuit
magique du Champi sous la forêt enchantée par le clair de lune […] » (Cahier 8, f o 44 ro).
24 Dans le texte publié, ces éléments sont absents du « drame du coucher », mais le lien
avec les deux premiers micro-récits de l’incipit y est explicitement marqué par la
comparaison entre la chambre de Combray, rendue encore plus étrangère à l’enfant par
l’éclairage de la lanterne magique, et « une chambre d’hôtel ou de “chalet”, où [il fût]
arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer 28 » (I, p. 9). En outre, la
version définitive du premier micro-récit condense deux éléments essentiels au
prélude du « supplice du coucher » : ainsi des « adieux sous la lampe étrangère » qui
suivent le voyageur « dans le silence de la nuit », en un écho discret à l’enfant quittant
la salle à manger éclairée pour monter seul affronter l’obscurité de sa chambre à
coucher ; enfin, la mention du « chant d’un oiseau dans une forêt » (I, p. 4), absente des
premières rédactions du passage, pourrait bien être un écho à la forêt de Golo en même
temps qu’un résidu de celle du Champi. Ainsi pourrait-on lire sous ce premier micro-
récit, qui relate un scénario imaginaire en apparence euphorique – « excitation »,
« gaîté » « plaisir » dit la version du Cahier 1 –, un texte enfoui où se dessine sous les
traits réjouis du voyageur se hâtant de rejoindre la prochaine gare pour rentrer chez
lui, la figure angoissée de l’enfant qui, les soirs où Swann vient dîner ou bien les soirs
de retour de promenade du côté de Guermantes, monte se coucher seul, privé du baiser
maternel, obligé de traverser l’obscurité de la nuit « sans viatique 29 » (I, p. 27).
25 On voit ainsi se dessiner des liens qui établissent une cohérence discrète, mais
essentielle, entre les « capsules » narratives de l’incipit et les éléments qui, au sein du
récit du « drame du coucher », contribuent à dramatiser l’épisode. Ainsi, le personnage
de Golo « plein d’un affreux dessein », tel qu’il est introduit dans le Cahier 8 (f o 9 vo),
offre la première incarnation de la cruauté dans le roman, en prélude à la première
scène de sadisme : le « supplice » infligé à la grand-mère par la grand-tante du héros
qui incite le grand-père à boire du cognac dans le jardin de Combray, juste avant la
scène du coucher. Les épisodes de la lanterne magique et du « supplice du cognac »
trouvent ainsi leur cohérence au sein du texte définitif autour non seulement de la
notion de supplice, mais aussi du personnage de la grand-tante qui fait le lien entre les
deux scènes et endosse à son tour le rôle de persécutrice ou du moins de complice 30 :
c’est elle, déjà, qui accompagne de sa lecture la chevauchée criminelle de Golo. Le
sentiment de culpabilité éprouvé par le héros, qui se juge impuissant à éviter le
supplice, est mis en évidence à la fin des deux scènes, la perversité de Golo et de la
grand-tante provoquant l’une un examen de conscience, l’autre le refuge dans le plaisir
solitaire : la scène de masturbation dans « une petite pièce sentant l’iris » (I, p. 12), qui
reprend la scène de la masturbation juvénile introduite dans le Cahier 5 (f o 109 vo) puis
retravaillée dans le Cahier 1 (fo 68 vo) en relation avec le souvenir des boucles, est
donnée en contrepoint de la scène de supplice du cognac comme si elle en était la
conséquence directe.
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26 C’est peut-être la même logique sous-jacente qui, dans l’incipit, explique que le supplice
des boucles tirées – il s’agit visiblement d’un châtiment, impliquant en amont une faute
du protagoniste – suscite immédiatement la rêverie érotique autour de « la fille de mon
rêve » (I, p. 5). Ainsi, ce lien implicite entre supplice, culpabilité et sensualité, pourrait
avoir motivé le déplacement du souvenir des boucles tirées juste avant la rêverie
érotique à l’ouverture de la Recherche, contrairement à l’ordre donné dans le Cahier 1,
où la rêverie érotique précédait le souvenir des boucles (fos 70-69 vos).
27 Cette relecture génétique des premières pages de l’œuvre aura permis de dégager la
cohérence des quatre départs fictionnels donnés par le « dormeur éveillé » autour d’un
motif insistant, le supplice, dont la violence, quasi occultée en amont de la scène du
coucher dans le texte publié en 1913, est évidente dans les avant-textes dont les
réécritures successives ont permis la mise en place de l’incipit de la Recherche. Les
scénarios minimalistes ébauchés à l’ouverture de Du côté de chez Swann portent la trace
de motifs progressivement gommés : les éléments renvoyant au thème de la séparation
avec la mère ont ainsi été distribués dans d’autres épisodes du roman, en lien avec le
drame du coucher vers lequel convergent tous les fils effacés. Hors de toute enquête
génétique, c’est la perception par le (re)lecteur de l’œuvre de cette cohérence profonde
des micro-scénarios de l’incipit, en lien avec d’autres moments et d’autres lieux du
roman, qui lui fait ressentir, comme l’a bien montré Michel Charles, que ce début est
« gros » de virtualités narratives : malgré – il faudrait plutôt dire à cause de – leur
caractère allusif, la matière romanesque de la Recherche semble sortir (presque) tout
entière de ces premières ébauches de récit, comme Combray de la tasse de thé du héros.
28 Il me semble que le début de la Recherche gagne une nouvelle lisibilité à la lumière de ce
« croisement » entre analyse génétique et théorie des textes possibles : on peut en effet
y lire la mise en scène du processus qui a permis qu’émerge la Recherche à partir du
projet du Contre Sainte-Beuve, et avant lui, de ces éparses « Pages écrites » dont
l’énumération à la fois récapitulative et programmatique dans le Carnet 1 ne pouvait
suffire à construire une cohérence. À l’incipit du roman tel qu’il prend forme à la
charnière des années 1908-1909, se joue la mise en route de la « machine fictionnelle »,
dont les micro-récits analysés apparaissent comme les premiers ronronnements :
aussitôt ébauchée, chaque « capsule » fictionnelle se referme pour laisser place à la
suivante, de sorte que chacune semble fonctionner de manière quasi autonome, en
marge du destin du « dormeur éveillé ». Ces amorces narratives anticipent le premier
départ de la fiction avec la remémoration volontaire du « drame du coucher », qui
constituera à son tour un « faux départ », avant la restitution complète du souvenir
déclenchée par l’épisode de la madeleine. L’enjeu de ces premières pages est bien
d’instituer l’instance d’énonciation à la fois en tant que personnage de fiction et en tant
que sujet producteur de cette fiction, et ce par le truchement d’une série d’ébauches de
récits qui esquissent, sur le mode de la « variante par anticipation », comme dirait un
théoricien des textes possibles, le drame du coucher. Ainsi, le début de la Recherche
mime à sa manière la genèse de la fiction en exhibant les rouages d’une énonciation
productrice de fables, contribuant ainsi à définir la forme romanesque comme l’espace
du déploiement des possibles.
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NOTES
1. Théorie des textes possibles, dir. M. Escola, CRIN, n° 57, 2012 (présentation de M. Escola, « Le
chêne et le lierre. Critique et création », p. 7-18).
2. Voir La Théorie littéraire des mondes possibles, dir. F. Lavocat, Paris, CNRS Éditions, 2010.
3. D. Ferrer, « Le matériel et le virtuel : du paradigme indiciaire à la logique des mondes
possibles », Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories, dir. M. Contat et D. Ferrer, Paris,
CNRS Éditions, coll. « Textes et manuscrits », 1998, p. 11-30, et « Mondes possibles, mondes
fictionnels, mondes construits et processus de genèse », Genesis, n o 30, « Théorie : état des lieux »,
2010, p. 109-130.
4. Je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat : « Des secrets à l’œuvre : formes et enjeux
romanesques du secret dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust », Université Paris-
Sorbonne, 2009, partie III (à paraître aux éd. Champion).
5. N. Mauriac Dyer fait le point sur le dossier génétique de l’ouverture de la Recherche dans
« Découverte d’un inédit : du nouveau sur l’incipit d’À la recherche du temps perdu », Genesis, n° 27,
2006, p. 141-157.
6. M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1995,
p. 169.
7. J’emprunte cette expression à J. Dubois (« Petits éléments de fiction théorique », dans Essai et
fiction, BIP, n° 42, 2012, p. 109-112).
8. Selon l’expression de M. Escola dans « Le rêve et la formule : de l’éclair de génie au bon à tirer,
l’analyse génétique », [en ligne], http://www.fabula.org/cr/80.php (compte rendu de P.-M. de
Biasi, La Génétique des textes, Paris, Nathan, coll. « 128 », 2000).
9. Corr., t. VIII, p. 320.
10. Transcription de B. Brun, dans « Le dormeur éveillé, genèse d’un roman de la mémoire »,
Cahiers Marcel Proust 11, Études proustiennes IV, Paris, Gallimard, 1982, p. 244-245.
11. « J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller […]. Je frottais une
allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé
de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en
apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c’est déjà le matin ! Dans un moment les
domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être
soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas ; les pas se
rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on
vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir
sans remède » (I, p. 4).
12. C’est le titre donné par Proust à la première partie de son roman en 1911 : voir N. Mauriac
Dyer, art. cité, p. 141-142.
13. Ces figures masculines occupent toutes dans le système des personnages du roman une place
de « précepteur » à la fois bienveillant et persécuteur – risquons l’hypothèse que c’est peut-être
la proximité phonétique des termes précepteur et persécuteur qui motive l’emploi du mot
précepteur dans le Cahier 5 où le terme est d’abord biffé, puis réintroduit au folio 112 v o,
traduisant ainsi sans doute l’ambivalence liée à cette fonction. Rappelons que c’est la « férocité
inconsciente » du père et du grand-père qui est à l’origine du « supplice » du coucher de l’enfant
(I, p. 27) : nous verrons plus loin le lien que cet épisode entretient justement avec le « drame du
coucher ».
14. « Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive,
retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes
boucles et qu’avait dissipée le jour – date pour moi d’une ère nouvelle – où on les avait coupées.
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J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aussitôt que
j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de
précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde
des rêves » (I, p. 4).
15. Selon la belle expression de M. Charles (op. cit., p. 203).
16. Transcription de B. Brun, dans « Brouillons des aubépines », Cahiers Marcel Proust 12, Études
proustiennes V, Paris, Gallimard, 1984, p. 232 ; transcription revue.
17. L’épisode est désigné sous le titre « Robert et le chevreau » dans le Carnet 1, qui contient la
liste des « Pages écrites » que Proust destinait au roman auquel il travaillait au premier semestre
1908, avant de se lancer dans le projet du Contre Sainte-Beuve (Carnets, éd. F. Callu et
A. Compagnon, Paris, Gallimard, 2002, p. 43, n. 79). Certaines de ces pages correspondent aux
soixante-quinze feuillets manuscrits dont subsistent des fragments reproduits dans le volume
Contre Sainte-Beuve édité par B. de Fallois en 1954 : c’est le cas de l’épisode « Robert et le
chevreau » (Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, p. 286-290).
18. Transcription d’A. Wada, « L’évolution de “Combray” depuis l’automne 1909 », thèse de
doctorat, Université de Paris IV, 1986, t. II, p. 13-14 ; transcription revue par J. André en vue de
l’édition du Cahier 6 dans la collection des Cahiers 1 à 75 (BnF-Brepols). B. de Fallois raccorde les
deux fragments au sein de l’épisode « Robert et le chevreau » dans son édition du Contre Sainte-
Beuve (op. cit., p. 285).
19. Fin de l’épisode « Robert et le chevreau » : voir CSB, op. cit., p. 291.
20. Selon la liste des « Pages écrites » qui figure dans le Carnet 1, f o 7 vo, cet épisode du départ
maternel devait suivre immédiatement dans le projet romanesque ébauché celui du chevreau, et
précéder la distinction des deux côtés, ainsi que ce qui apparaît comme le canevas d’un « drame
du coucher » : « Robert et le chevreau, Maman part en voyage. / Le côté de Villebon et le côté de
Méséglise. / Le vice interpré sceau et ouverture du visage. La déception qu’est une possession,
embrasser le visage. / Ma gd mère au jardin, le dîner de M. de Bretteville, je monte, le visage de
Maman alors et depuis dans mes rêves, je ne peux m’endormir, concessions etc. […] » (Carnets,
éd. citée, p. 43, transcription revue).
21. Voir CS, I, p. 663 (« Esquisse VI. 2 ») ; transcription revue par J. André. B. de Fallois raccorde
également ce fragment à l’épisode « Robert et le chevreau » (CSB, op. cit., p. 292).
22. Voir F. Leriche, « Attention, un train peut en cacher un autre », Surprises de la Recherche,
Textuel, n° 45, 2004, p. 91.
23. Voir Cahier 26, éd. F. Leriche, A. Wada et H. Yuzawa, Turnhout, BnF/Brepols, 2010, vol. II, n. 1
du folio 61 ro (p. 175-176).
24. « Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la
vie, j’allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour
voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme
du songe » (I, p. 5).
25. On verra plus loin que cet ordre n’est pas anodin : il peut être interprété à la lumière de la
suite du récit, qui prélude au « drame du coucher ».
26. L’épisode apparaît dans le Cahier 6 (f os 2 ro, 6-7 ros, 5 vo), puis est développé dans une addition
aux fos 9-11 vos du Cahier 8 où il vient se greffer sur le thème des chambres ; ce n’est qu’au
moment où il corrige la première dactylographie du « Temps perdu » que Proust retranche
l’épisode de la lanterne magique de l’ouverture du récit pour le placer plus loin, en prélude au
drame du coucher : voir P.-L. Rey et J. Yoshida, CS, « Notice », I, p. 1064.
27. Notons que tout ce fragment du Cahier 1 a été directement intégré aux pages destinées au
dernier volume du cycle d’Albertine : dans le texte publié d’Albertine disparue, c’est Gilberte qui
incarne la châtelaine qui accompagne le héros lors de promenades nocturnes autour de
Tansonville (IV, p. 267).
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28. Dans les versions antérieures, le lien avec les micro-récits de l’incipit n’était pas si explicite :
dans le Cahier 8, « le changement d’éclairage causé par la lanterne » donne au protagoniste
l’impression d’être dans un hôtel inconnu en bord de mer (f o 11 vo).
29. La comparaison entre les figures de l’enfant et du voyageur était plus insistante encore dans
Jean Santeuil, où l’angoisse de Jean au moment de se coucher était décrite comme « l’horrible
souffrance indéfinissable qui peu à peu devenait grande comme la solitude, comme le silence et
comme la nuit », dans laquelle il ne pouvait s’engloutir que muni du baiser maternel, véritable
« viatique » offert « pour qu’il accomplît sans terreur le voyage souterrain, traversât rassasié les
royaumes sombres » (JS, p. 205). Notons qu’à l’approche de l’heure fatidique du coucher, cette
angoisse se trouvait un instant conjurée par la « grosse lampe », « épanouissant sa lumière
cordiale » (ibid.) ; ce chapitre consacré au coucher de Jean se clôt par un développement plus
général sur l’habitude qui, seule, avait pu le guérir de son angoisse d’enfant, mais dont l’effet ne
pouvait rien contre l’inquiétude qu’il devait éprouver toute sa vie de coucher « dans une
chambre inconnue, dans un château ou à l’hôtel » (ibid., p. 209).
30. Le texte du Côté de Guermantes confond d’ailleurs, dans un rappel de la scène du cognac, la
grand-tante et le grand-oncle (II, p. 471), preuve que cette dernière peut à bon droit figurer dans
la liste des « persécuteurs » aux côtés de ses complices masculins.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, édition génétique, XXe siècle, incipit
AUTEUR
MAYA LAVAULT
Maya Lavault, professeur agrégée de Lettres modernes, chercheuse rattachée à l’équipe Proust
de l’ITEM (CNRS-ENS), a soutenu en décembre 2009 une thèse de doctorat intitulée « Des secrets à
l’œuvre : formes et enjeux romanesques du secret dans À la recherche du temps perdu de Marcel
Proust », qui sera prochainement publiée aux éditions Champion. Elle est l’auteur de plusieurs
articles autour des motifs du secret dans la Recherche et de la conception proustienne de la fiction
comme exploration des possibles.
mlavaut[arobase]gmail.com
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Entretien
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Bernard de Fallois – « L’histoire d’un
roman est un roman »
Entretien avec Nathalie Mauriac Dyer
Né en 1926, grand professeur, éditeur et lecteur, fondateur en 1987 des Éditions
qui portent son nom, Bernard de Fallois est le proustien capital à qui on doit
l’invention de Jean Santeuil (1952)1 et de Contre Sainte-Beuve (1954)2. Ces deux
éditions ont révolutionné l’image qu’on se faisait encore de Marcel Proust au début
des années cinquante : un esthète qui, sur le tard, aurait renoncé au monde pour
écrire À la recherche du temps perdu. Or Fallois révélait d’abord l’existence d’un
roman de jeunesse à la troisième personne, roman abandonné par son auteur,
« immense poème en prose », comme il l’écrivit3, roman « colossal » comme il me
l’a dit dans cet entretien, qu’il intitula du nom de son protagoniste, Jean Santeuil.
Il s’agissait avec ce manuscrit – où le Proust de la maturité ne cessa de puiser –
d’un des principaux avant-textes d’À la recherche du temps perdu. Deux ans après
Jean Santeuil, Contre Sainte-Beuve révélait la naissance de la Recherche elle-même.
Parmi les nombreux manuscrits encore en vrac chez la nièce de Marcel Proust –
feuilles volantes, carnets et cahiers d’écolier – Fallois avait identifié les traces du
projet du même nom que l’écrivain mentionnait dans deux lettres de la fin de
19084. Dans une longue préface, il expliquait comment les notes d’un « petit
agenda étroit et long » – il s’agissait d’un des carnets offerts à Proust par
Mme Straus, le fameux Carnet de 19085 ou Carnet 1 – l’avaient guidé pour classer ces
manuscrits de 1908 et 1909. En dix-sept chapitres, Contre Sainte-Beuve liait, dans
une intuition géniale, l’essai critique amorcé sur des feuilles volantes au cadre
(auto)fictionnel de la conversation avec Maman développé ensuite dans sept
cahiers ; les grands morceaux critiques sur Balzac, Nerval ou Baudelaire
alternaient avec ce qui, rétrospectivement, apparaissait bien comme les premiers
« crayons » du roman (« La race maudite », « Noms de personnes »). Fallois
décrivait dans sa préface la méthode de travail de Proust, cet « homme d’un seul
livre », à l’écriture proliférante – « il n’a jamais écrit de façon linéaire, ses
ébauches se succèdent, s’accroissent, se défont, se rejoignent » – et plaidait lui-
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même pour la critique interne, génétique, de la littérature, ou plutôt de l’aventure
de l’écriture : « L’histoire véritable d’un écrivain […] n’a rien de figé. Elle est faite
de rencontres, de haltes, de surprises, de projets abandonnés qui reparaissent
après dix ans, de personnages qui se dédoublent ou se rejoignent, d’éclairages
mystérieusement transformés : l’histoire d’un roman est un roman 6. »
Les « généticiens » du texte devaient, vingt ans plus tard, entériner la justesse des
intuitions de Fallois quant à l’absorption du projet d’essai critique « contre Sainte-
Beuve » dans le cadre fictionnel d’un récit, puis d’un roman. Bien que les éditions
Gallimard aient ensuite « refait » ses éditions pionnières 7, c’est le Contre Sainte-
Beuve de Bernard de Fallois et non celui de Pierre Clarac, réduit aux seuls
morceaux de critique des cahiers, que continue à publier la collection de poche
« Folio ». C’est dans son édition que les jeunes lecteurs et les étudiants découvrent
donc Contre Sainte-Beuve, à elle que continuent de se référer la plupart des lecteurs.
On sait moins qu’on doit aussi à Bernard de Fallois la publication de nombreuses
autres pages critiques, qu’il réunit en 1954 sous le titre de Nouveaux mélanges à la
suite de Contre Sainte-Beuve8 : la Bibliothèque nationale les a ensuite classées, avec
les fragments sur feuilles volantes du Contre Sainte-Beuve, dans ce que l’on a
longtemps appelé, d’après la cotation provisoire du fonds Proust, le « Proust 45 9 ».
C’est encore lui qui a fait entrer la Recherche au Livre de Poche au milieu des
années soixante, sous les mémorables couvertures sépia de Pierre Faucheux qui
mêlaient photographies de l’écrivain et fac-similés des manuscrits : Proust
devenait accessible à tous, comme il l’avait lui-même toujours souhaité.
Bernard de Fallois n’avait encore jamais évoqué dans un entretien ses années
proustiennes. La conversation a eu lieu le 28 juin 2011, dans le grand bureau de sa
maison d’édition, à Paris.
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Fournier, Aldous Huxley, les romanciers anglais de cette époque, le Silbermann de
Lacretelle, Notre jeunesse de Péguy, les premiers essais de Berl… et naturellement les
quinze petits volumes de la Recherche du temps perdu. Je lui demandai conseil. Fallait-il
les lire ? Elle me dit d’essayer. C’est ainsi que je lus « Combray », avec un plaisir
constant, mais je ne sais pourquoi je n’allai pas plus loin. C’est l’année suivante, au
cours de ma classe de première, qu’intrigué par le personnage de Swann, si effacé
dans « Combray », je voulus lire l’histoire de son amour, et tombai ensuite comme
une drogue dans la lecture de la Recherche d’un bout à l’autre. Tout cela au milieu des
événements, des restrictions, des inquiétudes, des travaux scolaires, des amours, de
la vie qu’ont les garçons de cet âge. Cela me surprend quand j’y repense. Proust fut
comme un îlot séparé de tout le reste. Jeunes, nous avons le pouvoir de vivre
intensément sur plusieurs plans à la fois, et d’avoir en quelque sorte des vies
simultanées. L’une de ces vies avait été pour moi celle que j’avais passée avec Proust.
N. M. D. – Vous êtes un des premiers vrais proustiens. Vous avez lancé, ou plutôt
relancé les études proustiennes, qui étaient inexistantes dans la France de l’après-
guerre…
B. de F. – C’est assez normal. Le moment n’était pas venu. D’abord il faut se rappeler
qu’à cette époque la Sorbonne était une vieille dame prudente, qui considérait
qu’avant d’étudier une œuvre il fallait s’assurer que cette œuvre en valait la peine,
qu’elle résisterait au temps, qu’elle passerait le cap de ces trente ans qui suivent la
mort d’un écrivain et où son œuvre, n’étant plus soutenue par la nouveauté, risque de
disparaître à jamais. Les choses ont certainement beaucoup changé depuis, pas
forcément en bien. En tout cas, dans cette année 1950 il n’y avait pas de
« vingtiémiste » à la Sorbonne. Il ne faut pas oublier non plus que la situation de
Proust était très particulière. Les vingt-cinq années qui suivent sa mort sont celles
d’une double accélération : accélération de l’histoire – les événements se précipitent
– et accélération de la vitesse – on commence à vivre à toute allure. L’une et l’autre
très peu favorables à cette lente plongée dans la vie intérieure qui est nécessaire à la
lecture en général et à celle de la Recherche en particulier. Il faut remarquer d’ailleurs
que les deux premières études sérieuses sur Proust sont dues à des professeurs
français qui enseignaient à l’étranger. Albert Feuillerat et Robert Vigneron étaient
tous les deux professeurs aux États-Unis. J’avais lu leurs études 10, toutes les deux
passionnantes parce qu’elles faisaient comprendre comment l’œuvre terminée en
1913 avait été profondément modifiée, enrichie, étendue par les deux accidents
imprévus, l’un très petit, l’autre immense, que furent la mort d’Alfred Agostinelli et
la guerre de 1914. Le premier de ces deux événements a donné naissance au
personnage d’Albertine, et le deuxième, en obligeant l’auteur à surseoir quatre ans à
son projet de publication, lui a en quelque sorte donné le temps de procéder à une
refonte de son roman, augmenté d’un « épisode » entier, qu’il n’avait pas imaginé au
début.
Mais personne n’avait encore cherché à connaître toutes les années qui avaient
précédé la Recherche. Une autre raison pour laquelle on ne s’était pas lancé dans les
études proustiennes, c’est que l’œuvre elle-même faisait un peu peur. Très peu de
lecteurs en avaient réellement pris la mesure. Elle impressionnait, mais on la
considérait comme quelque chose qui était à part, elle n’était vraiment familière qu’à
un petit nombre de lecteurs. Elle était entourée d’une légende de phrases trop
longues, d’une absence d’intrigue romanesque, et finalement d’un esprit assez
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éloigné des préoccupations du moment. Les mêmes raisons qui avaient fait refuser
Proust par les premiers éditeurs, y compris la NRF, quand il leur proposa son
manuscrit en 1912, et qu’on pourrait appeler « le mépris Bloch », continuaient à peser
sur la réputation de Proust. On se souvient que Bloch, à qui Proust a prêté par avance
tous les arguments qui seraient invoqués contre lui, avait l’habitude de dire :
« J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez. »
N. M. D. – Comment avez-vous découvert Jean Santeuil ?
B. de F. – Je pourrais renverser le mot célèbre de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si
tu ne m’avais déjà trouvé », et dire à mon tour : « Je ne l’aurais pas trouvé si je ne
l’avais pas cherché. » Il s’agissait d’une hypothèse à vérifier.
Qu’est-ce que je cherchais ? Je cherchais qui était le vrai Proust. Car je n’étais pas
convaincu par le portrait que tout le monde en faisait. Celui d’un jeune homme de
famille bourgeoise aisée, de santé fragile, ayant mené jusqu’à la trentaine une vie
d’oisif, passionné seulement par les salons et la mondanité, jusqu’au jour où, frappé
d’une soudaine illumination, il s’était enfermé dans une chambre aux murs de liège,
et avait en quelques années composé À la recherche du temps perdu.
Ainsi cette œuvre immense, cette cathédrale, ce monument de la littérature française
et mondiale serait tombé du ciel sans aucun signe précurseur, sans travaux
préparatoires, comme par magie. Non, je ne pouvais pas croire une seconde à cette
version. Mais d’un autre côté, si cela ne s’était pas passé ainsi, comment se faisait-il
que tant de témoins que je lisais, des témoins toujours vivants, très fiers de l’avoir
approché, n’aient pas raconté l’histoire de la naissance de ce chef-d’œuvre ?
Car Proust était mort si jeune qu’en 1950 la plupart étaient vivants. Non seulement
ceux qui l’avaient rencontré après sa consécration – Morand, Cocteau, Colette – mais
ceux qui avaient été ses camarades de classe, comme mon cousin Max Daireaux ou
Daniel Halévy, que son petit-fils Jean-Pierre, mon camarade à Janson-de-Sailly,
m’avait permis de rencontrer et que j’avais longuement interrogé sur Marcel Proust.
Là-dessus, alors que je m’étais découragé et que j’étais prêt à abandonner l’idée
d’écrire une thèse sur la formation de la Recherche, parut la biographie de Maurois 11,
qui allait tout changer.
N. M. D. – André Maurois connaissait-il Jean Santeuil ?
B. de F. – Non, pas du tout. Mais cet excellent biographe avait eu l’idée simple – simple
mais il fallait l’avoir – d’interroger la famille. Il faut dire qu’il était bien placé pour le
faire, puisque sa deuxième femme n’était autre que la fille de Gilberte 12. Il avait donc
cité quelques notes inédites tirées des mystérieux « Carnets », dont la nièce de Marcel
Proust lui avait révélé l’existence. Il fallait suivre cette piste. Très bravement, je
téléphonai à Maurois et lui expliquai mon cas. Il m’invita à venir le voir, me reçut
avec la gentillesse, la courtoisie et les égards que seuls les hommes très intelligents
réservent aux jeunes gens, et après m’avoir écouté, il me proposa de téléphoner à
Suzy Mante-Proust13 et de lui demander de me recevoir. Huit jours plus tard, je faisais
la connaissance de Suzy. Elle me montra ce jour-là les Carnets, mais me proposa de
revenir pour prendre le temps de les déchiffrer et elle me demanda si j’accepterais de
l’aider à classer tous les manuscrits qu’elle avait conservés depuis la mort de son
père.
Ce fut le début d’un travail de quelques années, qui furent pour moi des années de
bonheur. Si les « Cahiers » préparatoires de la Recherche étaient bien classés, il y avait
en revanche, dans le grenier de la belle maison de la rue Dehodencq, des lettres, des
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articles de journaux, des factures, des faire-part, des brouillons de toutes sortes, des
fragments des Plaisirs et les jours, d’autres des Ruskin, souvent déchirés, formant un
ensemble assez disparate.
Cependant, à mesure que je lisais, j’étais frappé par l’apparition de nombreux
morceaux qui avaient en commun la présence d’un personnage nommé Jean,
quelquefois aussi Jean Santeuil, formant indiscutablement un ensemble, une sorte de
roman autobiographique, mais un roman assez spécial pour que Proust ait pu écrire
dans un des feuillets qui ressemblaient à une préface les mots suivants : « Puis-je
appeler ce livre un roman ? »
Le tout formait maintenant un énorme dossier de près de mille pages. Il était clair
que l’entreprise avait commencé dès le lendemain de la publication des Plaisirs et les
jours. Je ne connaissais pas alors la lettre de Proust à Reynaldo dans laquelle il lui dit
qu’il vient de se lancer dans un roman immense, et que Reynaldo y sera présent, sans
être nommé, d’un bout à l’autre, comme un dieu caché dans sa création 14. Je ne
connaissais peut-être même pas Reynaldo Hahn à cette époque, je ne savais pas – ou
j’avais oublié – l’histoire de leur voyage ensemble à Beg-Meil. Mais en regardant ce
que je venais de découvrir, j’éprouvai une des impressions les plus fortes que j’ai eues
dans ma vie.
La légende du jeune oisif était en miettes.
Il fallait tout repenser. On ne pouvait plus désormais parler de Proust comme on
l’avait fait jusque-là. Il n’était pas le dilettante qu’on avait dit, puisque, à vingt-cinq
ans à peine, ne doutant de rien, il avait formé le projet d’écrire un livre unique et
total, où il y aurait l’enfance, les passions, les grandes heures, la comédie des vanités,
mais aussi la beauté secrète de la nature, ce livre qui serait un roman, mais beaucoup
plus et même le contraire d’un roman, puisqu’il s’efforcerait d’atteindre « l’essence
des choses » et non leur apparence. Un livre dont avec une énergie créatrice
incroyable il avait poursuivi la rédaction pendant des années, pour finalement avoir
le courage et la lucidité d’y renoncer, d’enfermer tout cela à double tour, sans rien en
dire à personne parce qu’à mesure qu’il avançait dans l’entreprise, il s’apercevait
qu’elle était encore inférieure à ce qu’il avait imaginé, et qu’il fallait attendre avant
de tout recommencer.
Il en serait récompensé, et nous aussi. Mais au moment où il avait pris cette décision,
il ne le savait pas.
N. M. D. – Quel en fut l’accueil ?
B. de F. – Très contrasté.
Du côté de la Sorbonne, dépit et mépris. Silence rompu par un olibrius nommé
Antoine Adam, grande autorité dans le monde universitaire, qui se fendit d’un long
article dans une revue lilloise pour dénoncer une imposture, suggérant que j’avais
manipulé le texte pour donner une apparence d’unité à des fragments épars. C’est
tout juste si je n’étais pas accusé d’avoir fabriqué ce prodigieux document. Et d’être
finalement l’auteur de Jean Santeuil. Malgré ce qu’il y avait de flatteur dans cette
accusation saugrenue, j’en ai conservé une certaine gêne envers l’établissement,
moins pour l’attaque elle-même que parce que personne n’avait songé à me défendre.
Au contraire, bonne surprise, joie chez tous ceux qui étaient depuis longtemps les
admirateurs de Proust et ses amis, Mauriac, Morand, Berl, Cocteau. Ce coup de
théâtre stupéfiant, arrivant au moment où l’on s’y attendait le moins, remettait sur le
devant de la scène et à la première place l’écrivain qu’ils avaient admiré dans leur
jeunesse et que les nouvelles modes croyaient avoir enterré. Cette résurrection ne
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pouvait que les réjouir. Il faut dire, on l’a sûrement oublié, qu’on était dans les années
cinquante, et que ce n’était pas tel ou tel écrivain, c’était la littérature tout entière
qui était singulièrement dévaluée. Dans la hiérarchie des valeurs, ce n’était plus la
littérature, c’étaient l’histoire et la philosophie qui étaient maintenant au sommet
pour les jeunes étudiants, parce que ces disciplines pouvaient être plus facilement
reliées au marxisme qui s’était imposé à tous. La NRF, rappelons-le, était alors
interdite, pour avoir continué à paraître pendant la guerre. La revue Les Temps
modernes, qui avait pris sa place, prônait une littérature « engagée » – et qui est moins
« engagé » que Marcel Proust ?
Pour une autre raison, Jean Santeuil eut une influence assez nette sur la situation de
Proust au lendemain de la guerre et jusqu’à maintenant. En donnant un coup de
projecteur très nouveau sur son itinéraire, il permit de prendre conscience de ce qui
avait échappé jusqu’alors, la formidable aventure spirituelle et intellectuelle que
représentait la vie de cet artiste, une des plus grandes sinon la plus grande des temps
modernes. Du même coup, les fidèles arrivèrent en masse. On se passionna pour sa
vie, on voulut en connaître les détails, c’est alors que commencèrent à paraître les
volumes de correspondance retrouvée et datée par Philip Kolb, la biographie de
Painter qui allait être suivie par plusieurs autres, minutieusement établies, ainsi que
les interprétations des essayistes à la mode. Proust et son temps devenaient l’objet
d’un culte, d’un culte qu’il aurait été le premier à juger hérétique, et qu’il avait par
avance dénoncé dans son Contre Sainte-Beuve.
En trouvant les pièces qui manquaient à l’histoire de son roman, avais-je contribué à
favoriser et à cautionner ce culte ? Je me consolais en pensant que c’est une pente
naturelle de chacun de nous de vouloir mieux connaître ceux à qui nous devons les
œuvres d’art qui nous ont touchés. Proust lui-même, revenant d’un voyage en
Hollande, n’écrivait-il pas à sa mère pour lui demander de lui envoyer Les Maîtres
d’autrefois d’Eugène Fromentin, en lui expliquant qu’on a toujours envie d’en savoir
un peu plus sur ceux à qui on doit ces chefs-d’œuvre15 ?
N. M. D. – Venons-en à votre édition de Contre Sainte-Beuve. Quand, après les feuilles
volantes de Jean Santeuil, vous vous êtes attaqué à la masse des cahiers, comment avez-
vous procédé ?
B. de F. – J’ai commencé, naturellement, par les lire in extenso. Au fur et à mesure je
voyais que des épisodes étaient repris, et comment les « morceaux » s’assemblaient et
s’organisaient. Il était évident qu’il manquait des cahiers.
N. M. D. – Comme vous l’indiquez dans votre préface au Contre Sainte-Beuve16, vous avez
pris pour guide la lettre de Proust à Georges de Lauris que ce dernier avait publiée en
1948…
B. de F. – L’édition de Contre Sainte-Beuve, le dessin de ce livre en train de se faire qui se
serait appelé Contre Sainte-Beuve, est né en effet de la première clé qui se trouve dans
la correspondance. Proust se demande si, partant d’une simple idée d’article, il ne va
pas la développer sous la forme d’un essai, ou sous la forme d’un livre de souvenirs et
d’un roman17 : le souvenir d’une matinée18 où Maman entre dans sa chambre, Le Figaro
à la main, où sont ensuite évoqués d’autres lieux, d’autres personnages… Cette idée
de la « conversation avec Maman » donnait le fil directeur : tous les manuscrits dans
lesquels elle apparaissait formaient un ensemble. Nous n’étions plus comme dans Jean
Santeuil dans une sorte d’autobiographie à la troisième personne. C’était déjà la
première personne, et déjà À la recherche du temps perdu. Très vite Proust a eu l’idée de
déconstruire et de reconstruire autrement (ce qu’il symbolisera par l’image de la
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« robe »). Après « Combray », après « Un amour de Swann », vient la révélation de la
scène finale, ce qui lui permettra d’affirmer par la suite qu’il a écrit la fin de son livre
très tôt. Je pense que Proust a eu l’idée de cette fin à l’occasion d’une soirée musicale
chez la princesse de Polignac, quelque temps après la mort de sa mère, une soirée où
l’on jouait une œuvre inédite de Reynaldo Hahn, Le Bal de Béatrice d’Este. Le
lendemain, Proust écrit à Reynaldo : « Que tous les gens que j’ai connus ont vieilli 19 ! »
Cette lettre, c’est pour moi l’invention du « Bal de têtes » et du Temps retrouvé.
N. M. D. – Vous avez écrit, dans la préface de votre édition : « Contre Sainte-Beuve au fond
n’est pas un livre : c’est le rêve d’un livre, c’est une idée de livre20 ». Vous aviez donc bien
conscience que vous reconstruisiez quelque chose qui, d’une certaine façon, n’avait jamais
existé ?
B. de F. – Oui, c’était en fusion. C’était la Recherche qui était en train de naître. Il n’y a
pas eu de solution de continuité. C’est cela qui, petit à petit, en quelques mois, est
devenu la Recherche. Comment savoir quel jour il a renoncé à l’idée initiale de Contre
Sainte-Beuve, en décidant de mettre la conversation avec Maman qui, pratiquement,
est l’exposé de son esthétique, à la fin du livre ? Ensuite c’est Le Temps retrouvé qui est
devenu la conclusion du livre, et a incarné sa théorie esthétique. Le compas s’est
élargi considérablement plus tard avec l’intervalle de la Guerre, qui ajoutait la
disparition de tout un monde.
N. M. D. – Aviez-vous conscience avec ces publications de changer la hiérarchie des
valeurs littéraires qui avait cours alors… ?
B. de F. – Oui, de faire de la pédagogie, en remettant les choses à leur place, à savoir
Proust à la hauteur de Montaigne, de Molière, de Chateaubriand, etc. Or cette œuvre
unique se trouve être, en plus, un merveilleux exemple de création littéraire, qu’il
faut replacer pour le comprendre dans le contexte de cette fin du XIXe siècle où le
wagnérisme a été une illumination extraordinaire. Proust avait bien compris que
Balzac, même sans le réussir vraiment, avait déjà tenté avec La Comédie humaine de
regrouper toute sa création en un seul grand cycle. Cela l’a aidé à faire cette œuvre
gigantesque.
Proust avait-il attendu, comme on l’a dit, la mort de ses parents pour commencer son
œuvre ? Non, très vite après Jean Santeuil les deux traductions de Ruskin sont le
moment du recommencement. Dans les longues notes qu’il ajoute en bas du texte,
dans la préface à Sésame et les Lys, il s’autorise pour la première fois à parler à la
première personne. Et à partir de cet instant le « je » que nous entendons est celui
que nous allons continuer à entendre dans toute la Recherche. Il est véritablement lui-
même, tandis que le déguisement de Jean Santeuil ne lui convenait pas.
J’étais étonné que l’on n’ait pas donné plus d’importance à son premier livre, Les
Plaisirs et les jours. Loin d’être un exemple de la littérature « fin de siècle » qu’on y a
vu, avec des grâces surannées, ce livre révèle une personnalité qui est déjà tout
entière affirmée, sans détour, sans timidité, assez audacieusement pour qu’on cesse
de parler, comme on l’a fait, du désir de Proust de cacher son homosexualité. Par
ailleurs, la diversité des styles et des époques dont il fait ici en quelque sorte un
bouquet y est le signe précurseur de ce fantastique amalgame de toutes les grandes
époques du style français qu’est le style de la Recherche.
Je tiens les pastiches pour un moment très important dans la naissance de la
Recherche. Proust adolescent avait un don d’imitateur merveilleux (on l’invitait
beaucoup pour cette raison chez les parents de ses amis). Cet aspect est absent de Jean
Santeuil, mais en 1908, quand il se met à écrire ses pastiches, à la suite du succès de
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Reboux et Müller, il comprend sans doute qu’il pourra en tirer parti pour les
personnages de son futur roman. Il pourra « faire du Charlus », et aussi du Norpois,
du Guermantes, etc. Balzac avait déjà eu cette idée, mais il s’y essayait assez
maladroitement.
Par une intuition étonnante Proust avait deviné qu’en pastichant en quelque sorte ses
personnages – des personnages qu’il avait créés de toutes pièces ! – il les rendrait plus
vrais, il les ferait exister. Il avait compris que la caricature la plus comique, ce n’est
pas la plus grosse, c’est au contraire la plus fine, celle qui n’a pas l’air d’être une
caricature. J’en ai eu la preuve en retrouvant un jour une lettre que Proust avait
écrite, lors d’un séjour à Cabourg, à un jeune homme à qui il faisait la cour et qui lui
avait posé un lapin21. Les invectives dont Proust l’accablait, il me semblait bien les
avoir lues quelque part, et en effet je les ai retrouvées quelques semaines après dans
la bouche de Swann. C’est-à-dire que Proust faisait du Swann (ou du Charlus) ou que
Swann (ou Charlus) faisait du Proust, magnifique exemple de ce procédé comique, qui
était au fond celui de Molière dans Les Femmes savantes.
René Clair m’a raconté que, se retrouvant pendant la Guerre au front avec Lucien
Daudet, ce dernier a tenu pendant une permission à lui faire connaître Proust, dont il
parlait comme d’« un génie ». Proust se serait mis à leur lire un dîner chez Madame
Verdurin en étouffant de rire (« non, je ne peux pas publier ça, c’est trop bête ! »).
Le comique, voilà encore une dimension supplémentaire, merveilleuse, de la
Recherche du temps perdu.
N. M. D. – Vous avez changé l’histoire de la littérature française en publiant des travaux
préparatoires…
B. de F. – Oui, j’apportais une révélation. Mais en même temps, j’avais parfaitement
conscience que l’on aurait pu ne rien savoir de tout de ce qui avait précédé la
Recherche du temps perdu et que la Recherche du temps perdu était là.
N. M. D. – En 1960, vous avez quitté votre poste de professeur agrégé et vous êtes entré au
Livre de Poche.
B. de F. – Trois ans plus tard, après être devenu le directeur général du Livre de Poche,
j’ai demandé à Gallimard d’y laisser paraître la Recherche. Pierre Faucheux a fait les
très jolies couvertures que l’on connaît22. En arrivant au Livre de Poche, j’avais dit au
directeur d’alors, Guy Schoeller, que les couvertures me paraissaient inesthétiques,
qu’il fallait y travailler.
N. M. D. – C’était encore un coup d’éclat éditorial.
B. de F. – Suzy Mante-Proust répétait aux Gallimard le mot de Marcel Proust, disant
qu’il aurait voulu que son livre soit vendu « dans les gares 23 ». Et maintenant il est
partout, puisqu’il est dans le domaine.
N. M. D. – En 1989, vous avez publié un recueil de Maximes et pensées tirées de la
Recherche24. Il vous arrive encore de relire Proust ?
B. de F. – Il me sera toujours proche, même si je ne le reprends pas spécialement. Je l’ai
lu de manière continue à deux reprises, en 1941 et 1942, puis dans les années quatre-
vingt, parce que le club France Loisirs qui avait décidé de publier À la recherche du
temps perdu m’avait demandé conseil. Je leur avais d’abord suggéré de l’éditer en
quinze volumes, comme la première édition, de manière très lisible. Finalement j’ai
rédigé les préfaces de cette édition, de courtes synthèses accessibles. Ce sont les trois
occasions où je l’ai relu en entier.
Quant aux maximes, l’idée d’en faire un recueil était d’ailleurs venue à plusieurs
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personnes avant moi. Je ne le savais pas. Albert Thibaudet en parlait dans un article
de la NRF avant la guerre, et François Mauriac un peu après la guerre. Mais il se
trouve que j’avais déjà réalisé ce travail dans ma première période proustienne, et j’ai
donc pu le faire paraître à la suite de l’édition France Loisirs.
N. M. D. – Dans la collection de poche de Gallimard, « Folio », savez-vous que c’est votre
édition de 1954 qui est reprise de préférence à celle que Pierre Clarac avait refaite pour la
« Bibliothèque de la Pléiade » en 1971 ? Pierre Clarac avait refusé votre idée du Contre
Sainte-Beuve « roman ». Elle a depuis été acceptée par tous les « généticiens »… Mais à quoi
ressemble pour vous une « bonne » édition de la Recherche ?
B. de F. – Je n’ai eu aucune objection à ce que Gallimard refasse l’édition de Jean
Santeuil et ensuite celle de Contre Sainte-Beuve, et j’ai conservé mon exemplaire de la
première édition de la Recherche dans la « Bibliothèque de la Pléiade 25 ». Quand cette
collection en général – pas seulement pour l’œuvre de Proust –, s’est mise à faire des
éditions considérablement annotées, je l’ai regretté parce que cela rendait les livres
beaucoup moins maniables. J’ai un faible pour l’édition de la Recherche que j’ai faite à
France Loisirs26, précisément parce qu’elle ne comporte aucune note.
N. M. D. – Terminons sur une note plus personnelle… Je me souviens, enfant, de vos visites
à ma grand-mère, Suzy Mante-Proust, les 1er janvier… Elle en était très touchée et il était
évident qu’elle avait une grande affection pour vous. Vous a-t-elle jamais fait des
confidences sur l’histoire d’Albertine disparue ?
B. de F. – Non. Mais je savais que son père était intervenu à ce moment-là, qu’il était en train
de corriger les épreuves…
N. M. D. – Alors restons sur ce mystère !
NOTES
1. Marcel Proust, Jean Santeuil, préface par André Maurois, Paris, Gallimard, 1952.
2. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux mélanges, préface par Bernard de Fallois,
Paris, Gallimard, 1954.
3. Ibid., p. 42.
4. Lettres publiées pour la première fois respectivement en 1931 et 1948. Voir infra, note 17.
5. D’après le nom que lui a donné Philip Kolb dans son édition, Paris, Gallimard, 1976.
6. CSB, éd. citée, p. 9, 13, 10.
7. Jean Santeuil, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Pierre Clarac avec la collab. d’Yves Sandre,
1971 ; Contre Sainte-Beuve, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Pierre Clarac, 1971.
8. Ils ont été repris par la « Bibliothèque de la Pléiade » au nombre des Essais et articles (Paris,
Gallimard, 1971).
9. Aujourd’hui NAF 16636.
10. Albert Feuillerat, Comment Marcel Proust a composé son roman, New Haven, Yale University
Press, 1934 ; Robert Vigneron, « Genèse de Swann », Revue d’histoire de la philosophie, 15 janvier
1937, p. 67-115.
11. André Maurois, À la recherche de Marcel Proust, Paris, Librairie Hachette, 1949.
12. Simone Arman de Caillavet (1894-1968), modèle de Mlle de Saint-Loup.
13. Suzy Mante-Proust (1903-1986), fille de Robert Proust (1873-1935).
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INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu,
génétique textuelle, édition génétique, édition critique, archives, XXe siècle, Contre Sainte-
Beuve, Jean Santeuil
AUTEUR
NATHALIE MAURIAC DYER
NATHALIE MAURIAC DYER, directeur de recherche au CNRS (ITEM-ENS), s’est d’abord intéressée à la
nathalie.mauriac[arobase]ens.fr
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Inédit
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1913 : la réécriture du concert Saint-
Euverte sur les placards de Du côté
de chez Swann
Françoise Leriche
[L]a partie que j’aime [le mieux] commence
justement après [l]e 45e placard. (Et c’est pour
cela que je n’ai pu encore me résoudre à la
renvoyer à Grasset. (Il [y] en a 95 en tout, mais je
trouve que c’est trop long et j’arrêterai le volume
plus tôt.) À Louis de Robert, [peu après le 19 juin
1913]1
1 Un mois après avoir renvoyé à son éditeur les quarante-cinq premiers placards du
premier volume corrigés2, pourquoi Proust ne peut-il toujours pas « se résoudre » à se
séparer de la partie finale d’« Un amour de Swann », celle qui commence avec la soirée
chez la marquise de Saint-Euverte, au placard 45 ? L’argument de la tomaison (Proust a
expliqué à Grasset qu’il lui fallait attendre d’avoir reçu la totalité de ses placards pour
savoir le nombre exact de pages imprimées que représentait la dactylographie de son
premier tome, avant de décider où il pourrait couper) n’est guère convaincant : c’était
la troisième partie du volume qu’il faudrait probablement écourter, mais la deuxième,
« Un amour de Swann », qui se termine au placard 52 (soit environ à la page 420),
n’était pas concernée par cette question de la césure. Même si Proust avait décidé de
couper cette masse de sept cent soixante pages en deux petits volumes vendus
ensemble, solution un moment envisagée3, on imagine difficilement qu’il eût pratiqué
la coupure juste avant le dernier épisode d’« Un amour de Swann ». La raison donnée à
Louis de Robert paraît plus plausible : Proust tenait particulièrement à cette soirée
Saint-Euverte. Et, ce qu’il ne dit pas à son ami, il était précisément en train d’y opérer
d’importantes modifications…
2 Les soixante et un placards finalement retenus pour Du côté de chez Swann ont presque
tous été abondamment corrigés, on le savait, et leur réapparition en 2000 a permis de
constater par simple feuilletage le nombre impressionnant d’additions marginales, de
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134
becquets, de paperoles, d’interpolations de paragraphes entiers, mais aussi de ratures,
de suppressions4.
3 Or, dans ce gigantesque chantier de réécriture, le concert Saint-Euverte – pendant
lequel Swann, malheureux et délaissé par Odette, réentend la sonate associée à son
amour – devient le lieu d’une réorientation significative du discours esthétique sur la
musique, dans une restructuration globale des épisodes musicaux du roman.
4 Le passage que nous avons retenu ne présente pas de suppressions, mais des additions
de deux ordres différents : quelques notations renforçant l’ironie du moraliste ;
d’importantes additions qui transforment le discours du roman sur la musique.
Le renforcement de la dimension moraliste
5 Les modifications ne concernent en effet ni le scénario global de la soirée, ni la fonction
cathartique du concert, restés identiques à travers toutes les phases génétiques de
l’épisode : remis en présence de la « petite phrase » de la sonate qui était devenue
« l’hymne national de son amour » avec Odette, Swann est assailli par les souvenirs de
son bonheur et, revivant de façon sensible ces épisodes oubliés, il n’en éprouve que
mieux, par comparaison, l’indifférence que lui témoigne désormais Odette – cette prise
de conscience le menant sur le chemin du détachement. Mais quelques additions et
reformulations viennent renforcer de façon ironique le malheur du personnage :
– dans la longue réécriture de la colonne 6 du placard 49 (fig. 5), les éléments
additionnels soulignent le décalage et l’évolution inverse des désirs respectifs de Swann
et Odette (lorsqu’elle manifestait pour lui un désir ardent, il préférait s’en tenir avec
elle à une relation galante ; et c’est lorsqu’elle a commencé à s’intéresser à d’autres que,
jaloux, il a subordonné à cet amour toutes ses activités) ;
– addition dans la marge gauche, le monocle que Swann ôte et essuie souligne
symboliquement son aveuglement, en un contrepoint caustique.
Une modification importante de l’esthétique musicale
dans le roman
6 Ce qui est le plus notable sur ces placards, c’est la réorientation du discours esthétique
sur la musique.
Musique et impressions sensibles
7 Dans la réécriture des colonnes 5-6 du placard 49 (fig. 4 et 5), l’opposition entre les
« expressions abstraites » de la mémoire et l’« essence » du passé vécu se trouve
approfondie et subrepticement réorientée en une opposition entre l’« intelligence » et
« un réseau d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de réactions cutanées »,
« réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris » (je souligne), la petite
phrase ramenant ces impressions sensorielles. Alors que le texte initial, biffé, détaillait
des scènes principalement visuelles (les pétales de chrysanthème, l’adresse du
restaurant sur la lettre, le froncement de sourcils inquiet d’Odette), la réécriture
accentue la dimension olfactive (odeur du fer à friser) et les sensations d’humidité, de
froid, etc., le passé ainsi revécu dans sa vérité sensorielle ayant toutes les
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caractéristiques de celui que restitue la mémoire involontaire. Le terme d’« essence »
(« il retrouva tout ce qui de ce bonheur avait fixé à jamais la spécifique et volatile
essence »), loin de désigner une quelconque abstraction métaphysique, une réalité
universelle, signifie ainsi explicitement, chez Proust, un substrat de sensations très
individuelles, la qualité existentielle d’un vécu personnel.
8 Cette coloration individuelle d’expériences universelles (l’amour, la réception d’une
œuvre musicale), qui confère à chaque existence sa radicale singularité, est
précisément l’élément qui amène Proust en 1913, selon nous, à reconsidérer sa théorie
esthétique relative à la musique, et à renforcer de façon perceptible l’idéalisme
(schopenhauerien) de Swann afin de ménager, dans la suite du roman, l’espace d’un
autre discours, qui sera attribué au protagoniste5.
9 Le texte initial (bas de la col. 8, plac. 49) affirmait, à propos de la musique : « Mais ces
idées d’un autre monde, d’un autre ordre que sont les motifs musicaux, idées voilées de
ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, n’en sont pas moins entre elles
parfaitement distinctes les unes des autres [etc.] ». L’instance narratrice assumait ainsi
l’existence en-soi de telles « idées », de ces « millions de touches de tendresse, de
passion, de sérénité » simplement « découvertes [c’est-à-dire : dévoilées] par quelques
grands artistes » qui « nous rendent le service » de lire plus aisément dans « notre
âme ». C’est cet universalisme anthropologique qui se trouve désormais mis en
question. Une simple addition en marge de la colonne 8 (« Mais depuis plus d’une année
que […] l’amour de la musique était […] né en lui, Swann tenait les motifs musicaux
pour des idées de véritables Idées », fig. 5) suffit à attribuer explicitement à Swann (et
non plus à l’instance narratrice) ce propos idéaliste ; on note la correction d’« idées »
en « Idées », la majuscule faisant immédiatement référence, pour le lecteur averti, à
l’un des concepts majeurs de la philosophie schopenhauerienne de la connaissance 6.
Par le biais de la focalisation interne et du récit de pensée, Proust rejette donc sur
l’esthète décadent certains éléments schopenhaueriens encore assumés par la
narration dans la dactylographie de 1912. Cette unification7 du discours prend valeur
de clarification théorique, clarification qui paraît motivée par les réflexions nouvelles
que Proust est en train d’élaborer depuis le début de 1913, et qu’il s’agit de « préparer »
le roman à accueillir en ménageant entre Swann et le protagoniste une nette
distribution des rôles.
La musique, non plus expression de la Nature, mais « création »
formelle
10 La correspondance et les documents de genèse révèlent qu’entre janvier et avril 1913,
Proust assiste à plusieurs concerts, lit des ouvrages sur la musique. Apparaissent alors
dans le Carnet 2 des réflexions nouvelles, qui incluent la musique dans le cadre de la
théorie poétique que le Contre Sainte-Beuve et les notes du Carnet 1 8 avaient développée
pour la littérature et la peinture – une œuvre d’art rend perceptible l’imaginaire
particulier d’un artiste. Ainsi, Proust note à propos de Lalo :
affinité qui appelle certaines créatures dans le cerveau d’un certain homme dont
elles sont les fées familières (phrases de Lalo dans la Rhapsodie norvégienne
pareilles à Namouna)9.
11 Berget, l’auteur de la sonate entre 1911 et 1913 (c’est encore ce nom qui figure, ci-après,
au folio 20 ro du Carnet 2), n’apparaissait jamais comme personnage dans le roman : ce
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n’était qu’un nom – on ne savait rien de lui. Il était donc le parfait « révélateur » de cet
absolu auquel Swann pensait accéder en écoutant la « divine » petite phrase. La
correction en « Vinteuil » partout sur les placards témoigne de la transformation du
scénario musical à l’échelle du roman : plutôt que d’inventer un nouveau personnage,
Proust transforme le naturaliste de Combray, Vington (dont l’œuvre inachevée devait
être complétée et publiée par l’amie de sa fille) en un professeur de musique (rebaptisé
d’abord Vindeuil puis Vinteuil)10, indice qu’il a prévu, dès avril ou mai 1913, d’attribuer
au compositeur une œuvre posthume qui vérifiera la théorie des « phrases-types ».
12 Parallèlement, il cherche à transformer la sonate, jusqu’ici œuvre romantique
sentimentale, en une œuvre d’avant-garde novatrice sur le plan formel :
Me Cottard n’aime pas la peinture d’Elstir. / Elle dira ces femmes bleues, vertes
rouges, et enlaidies, lourdes. De même que pour Berget cela a l’air faux des gens qui
s’essayent à des notes. C’est ainsi qd on dépouille un poncif11.
13 Cet intérêt pour les révolutions formelles en art, pour la dissonance, paraît
contemporain du choc reçu par Proust, le 19 avril 1913, en entendant la sonate pour
piano et violon de César Franck interprétée d’une manière qui en renouvelle
profondément l’esthétique :
Grosse émotion ce soir. À peu près mort je suis allé […] entendre la Sonate de
Franck que j’aime tant, non pour entendre Enesco que je n’avais jamais entendu
[…]. Or je l’ai trouvé admirable, les pépiements douloureux de son violon, les
gémissants appels, répondaient au piano, comme d’un arbre, comme d’une feuillée
mystérieuse. C’était une très grande impression. […] Et il désaffadit et redessine le
rondeau [ sic] qu’on a l’habitude de jouer en se pâmant sous prétexte qu’il est
angélique ; […] il y aurait des choses importantes à dire 12.
14 Ce jeu énergique, expressionniste, correspond aux mutations esthétiques de l’avant-
guerre (peu après, en mai, les Ballets russes donnaient L’Après-midi d’un faune et Le Sacre
du printemps avec le scandale que l’on sait). Changer Berget, le « séraphique » auteur de
la sonate, en un Vinteuil hardi inventeur de formes expérimentales mais timide et
incompris (à l’exemple de Franck), c’est prendre acte de la modernité en germe dans
cette sonate (de 1886). Mais la « petite phrase » souple et gracieuse de Swann ne
pouvant guère se transformer en un motif avant-gardiste déroutant, Proust procède
« audacieusement » lui aussi en inventant sur le placard 50, pour y faire apparaître les
prémisses de cette révolution chromatique (qui triomphera dans le dissonant Septuor),
« un long morceau que le pianiste de Madame Verdurin sautait toujours » et que par
conséquent Swann n’a jamais entendu :
ô plus grande découverte < découverte aussi audacieuse> <audace aussi géniale>
peut’être, se disait-il, que les découvertes <celles> d’un Lavoisier, d’un Ampère, celle
d’un Vinteuil l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes
d’une force inconnue, et dans son tête à tête avec l’inconnaissable menant à travers
l’inexploré, vers le <seul> but qu’il doit atteindre <nécessaire> <possible> l’attelage
invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais (Plac. 50, col. 2, addition
marginale, fig. 7).
15 Mais ayant situé « Un amour de Swann » dans le contexte des années 1886-1888, Proust
ne pouvait sans anachronisme doter ce personnage du recul esthétique, ou de la théorie
qui lui permettraient de comprendre pleinement le travail entrepris par le compositeur.
Depuis le départ, les rôles sont clairement répartis : c’est au protagoniste du roman
qu’il reviendra de mener à son terme l’enquête sur la nature de l’art. Une note du
Carnet 2 organise deux voies discursives antithétiques : la théorisation poéticienne de
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Transcription de la figure 1
Fig. 2
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Transcription de la figure 2
Schéma de lecture pour les figures suivantes (fig. 3 à 8)
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Fig. 3
Fig. 4
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Transcription de la figure 4
Fig. 5
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143
Transcription de la figure 5
Fig. 6
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Transcription de la figure 6
Fig. 7
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145
Transcription de la figure 7
Fig. 8
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Transcription de la figure 8
NOTES
1. Marcel Proust, Lettres, p. 622-623.
2. Proust a reçu ses placards d’imprimerie entre le 31 mars et le 11 juin 1913. C’est le 23 mai qu’il
a renvoyé ces placards corrigés : voir Corr., t. XIV, p. 381-383 (Lettres, p. 618-619).
3. Solution suggérée à Proust par Louis de Robert, vers la fin juin 1913 (voir Corr., t. XII,
p. 219-220, la lettre 98 de L. de Robert à Proust, et p. 224, le post-scriptum de la lettre 100, de
Proust à son ami).
4. Longtemps réputés « disparus », les placards corrigés de Du côté de chez Swann sont réapparus
en 2000 dans une vente publique et ont été acquis par la Fondation Martin Bodmer (Cologny,
Suisse). Pour leur description matérielle, voir Vérène de Soultrait, « Du côté de chez Swann […] »,
BIP, no 31, 2000, p. 171-180.
5. Anne Henry avait souligné, en l’imputant à l’inconséquence philosophique de Proust,
l’incompatibilité théorique qui existe entre la conception schopenhauerienne de la musique dans
« Un amour de Swann », et la poétique des « phrases-types » de Vinteuil dans La Prisonnière,
inspirée par la théorie des motifs obsédants de Walter Pater pour les arts plastiques (voir Marcel
Proust. Théories pour une esthétique, Paris, Klincksieck, 1981, p. 302 sq.), attribuant les divers
discours esthétiques du roman à l’auteur lui-même. Pour une analyse qui différencie les discours
de Swann et du héros, et un parcours génétique qui montre comment, entre 1911 et 1913, Proust
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INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, À la recherche du temps perdu, critique génétique,
XXe siècle
AUTEUR
FRANÇOISE LERICHE
Françoise Leriche, ancienne assistante de Philip Kolb à l’Université d’Urbana-Champaign
(Illinois), enseigne actuellement à l’Université de Grenoble. Spécialiste de la correspondance de
Proust, de la genèse de l’œuvre, et des problématiques de l’édition numérique, elle a récemment
publié une réédition anthologique de la Correspondance (Lettres 1879-1922, Plon, 2004), collaboré à
l’édition du Cahier 26 (BnF/Brepols, 2010), et coordonné avec Alain Pagès le volume Genèse et
correspondances (EAC, 2012). Elle codirige la collection « La Fabrique de l’œuvre » aux ELLUG.
francoise.leriche[arobase]wanadoo.fr
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Chroniques I
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Le fonds Proust au département des
Manuscrits de la Bibliothèque
nationale de France
Notes pour un cinquantenaire
Guillaume Fau
1 Si le temps de la création est du domaine de la génétique des textes – comment, en une
quinzaine d’années seulement, de 1908 environ à sa mort en 1922, Marcel Proust a-t-il
conçu, écrit, remanié, corrigé et, pour partie, publié le texte d’À la recherche du temps
perdu, et selon quelles étapes ? –, le temps de la conservation publique des archives –
cinquante ans en 2012 depuis l’arrivée du fonds à la Bibliothèque nationale en 1962 –
relève du domaine plus prosaïque de la bibliothéconomie : temps de l’institution et des
opérations de traitement qu’elle met en œuvre. Retracer l’histoire de la conservation
du fonds Proust, c’est sauver de l’oubli ces données administratives et techniques qui
ont contribué, depuis un demi-siècle, à façonner l’aspect des manuscrits tels qu’ils sont
aujourd’hui accessibles aux chercheurs.
Trois acquisitions majeures et leur signalement
2 En 1962, la Bibliothèque nationale, sous l’administration de Julien Cain, achète à la
nièce de Proust, Suzy Mante-Proust, les manuscrits restés en la possession de la famille
du frère de l’écrivain, Robert Proust. Avec cette acquisition1, entrent dans les
collections nationales les manuscrits d’À la recherche du temps perdu comme ceux des
œuvres de jeunesse. Par la suite, deux autres acquisitions importantes sont venues
compléter le fonds : un reliquat de fragments, « paperoles » et correspondances
diverses, acheté à Suzy Mante-Proust en 19772, et treize cahiers de brouillon de la
Recherche, issus de la collection de Jacques Guérin, entrés au département des
Manuscrits en 19833.
3 Faut-il rappeler que, jusqu’en 2000, Florence Callu fut le maître d’œuvre du colossal
chantier d’accroissement, de classement, de signalisation, de restauration, de
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Fig. 1
Le Cahier XX (NAF 16727) avant restauration. Illustration tirée de l’ouvrage de P. Abraham, Proust,
recherches sur la création intellectuelle (Paris, Rieder, 1930, p. lX)
Fig. 2 et 3
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Des microfilms à la numérisation
11 La constitution d’une collection de microfilms de substitution fut décidée dès l’arrivée
du fonds en 1962. Effectué au fur et à mesure de l’avancement du classement et de la
restauration, le microfilmage répondit aussi, tout au long des années soixante, aux
nombreuses et pressantes commandes de reproduction portant sur des pans entiers de
la collection, émanant essentiellement, dès 1963, de grandes bibliothèques américaines
(Houghton Library, à Harvard, bibliothèques des universités du Michigan, d’Illinois…).
Le tarissement des commandes américaines de reproduction de masse, aux alentours de
1969, pourrait laisser penser que la couverture microfilm du fonds est quasi exhaustive
à cette date. Les acquisitions ultérieures, quant à elles, furent microfilmées de mai 1984
à mai 1985 (achat et dation de 1983).
12 Les vingt cahiers de la mise au net du texte de la Recherche constituent un cas
particulier. Ils semblent avoir été microfilmés une première fois par la Bibliothèque
nationale dès 1947, pour le compte de Suzy Mante-Proust qui en était alors encore
propriétaire. La consultation de ces microfilms, utilisés par Pierre Clarac et André Ferré
pour l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » de 1954 8, permettrait aujourd’hui de
mieux comprendre l’état de ces vingt cahiers avant leur restauration à la Bibliothèque
nationale dans les années soixante.
13 En 2008, le département des Manuscrits a fait le choix d’abandonner le microfilmage de
ses collections à des fins de sauvegarde au profit de la numérisation. De 2003 à 2011, les
programmes de numérisation du fonds Proust ont constitué un temps fort de cette
(r)évolution des procédures de conservation mais aussi de communication et de
valorisation des fonds patrimoniaux. Le pilotage de ces projets fut assuré en partenariat
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155
par le département des Manuscrits de la BnF et l’équipe Proust de l’ITEM, dirigée par
Nathalie Mauriac.
14 Un premier projet, en guise de galop d’essai, fut proposé par l’ITEM en 2003 à Monique
Cohen, alors directrice du département des Manuscrits. Intitulé IDA, il a permis, dans le
cadre du programme « Société de l’information » du CNRS dirigé par Jean-Louis
Lebrave, de numériser un premier cahier de brouillon (NAF 16694 [Cahier 54]),
contenant des brouillons de Sodome et Gomorrhe II et d’« Albertine disparue ». Réalisée
intra-muros, cette numérisation a permis aux services de la BnF et à l’ITEM d’élaborer
une méthodologie de travail concertée dont ont bénéficié les projets ultérieurs :
numérisation intégrale en TIFF couleurs 400 dpi, feuillets vierges compris, de la double
page du cahier afin de donner l’image fidèle du parcours de l’écriture proustienne ;
mise au point du protocole de numérisation des paperoles (ordre des prises de vues ;
vues d’ensemble paperoles fermées puis ouvertes ; vues de détail). La préparation du
cahier pour la numérisation a aussi été l’occasion d’opérations de restauration
(repositionnement au folio 34 d’une paperole rattachée par erreur au folio 35) et
d’enrichissement des données descriptives (voir la notice NAF 16694 détaillée,
consultable en ligne dans BNF archives et manuscrits). C’est alors également qu’une
minuscule paperole (5 mm pliée), longtemps passée inaperçue, fut découverte au bord
inférieur du folio 80 (« Nota Bene sur la marge »).
15 Les deux programmes de numérisation qui ont suivi ont répondu à des appels à projets
de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Pilotés en partenariat par le département
des Manuscrits, sous la direction de Thierry Delcourt, et par l’ITEM, sous celle de
Pierre-Marc de Biasi puis de Nathalie Mauriac, ils ont constitué, tant par leur
volumétrie que par le prestige attaché aux corpus retenus, une montée en puissance de
la numérisation des fonds littéraires modernes et contemporains.
16 De 2007 à 2010, le projet Optima (« Outils Pour le Traitement et l’analyse de
l’Information dans les MAnuscrits modernes ») a porté sur trois corpus de manuscrits
choisis pour leurs spécificités génétiques (écriture de type scénarique de Gustave
Flaubert, thématique de Paul Valéry et par unité textuelle proliférante dans le cas de
Marcel Proust). À la BnF, une procédure de marché public a retenu l’offre de la société
Jouve pour la numérisation. Le corpus proustien retenu était constitué des soixante-
quinze cahiers de brouillon de Contre Sainte-Beuve et de la Recherche du temps perdu. Les
quelque 6 530 images numériques de ces cahiers (facturées 15 750 euros TTC) ont été
réalisées du 4 septembre 2007 au 22 octobre 2008 dans les locaux du prestataire, à
Mayenne.
17 De 2009 à 2011, le projet Cahiers-Proust a réuni en partenariat la BnF (département des
Manuscrits, département de la Conservation – services Numérisation et Restauration),
l’ITEM (équipe Proust) et le département de littérature française de l’université de
Kyoto représenté par Kazuyoshi Yoshikawa. Il a porté sur les vingt cahiers dits de
« mise au net » de Sodome et Gomorrhe au Temps retrouvé (NAF 16708-16727), sur les trois
cahiers de mise au net du Côté de Guermantes II (NAF 16705-16707), sur les quatre carnets
(NAF 16637-16640) et sur quelques reliquats (NAF 16703, NAF 16729, NAF 27350-1 et 2).
En raison de la complexité et de la fragilité extrêmes de certains des documents à
numériser (cahiers démembrés et entièrement remontés sur onglets comportant des
paperoles proliférantes, de taille très variable), il a été décidé de procéder à la
numérisation in situ afin de mieux pouvoir encadrer les opérations de prise de vue.
C’est donc à l’atelier de numérisation du service Restauration du site Richelieu de la
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156
BnF, sous la direction de Jean-Yves Sarazin puis d’Isabelle Rollet, que se sont déroulées
les opérations de numérisation des quelque 6 500 images, du 1 er avril 2009 au
31 décembre 2011 (fig. 4 à 6). La subvention de l’ANR pour ce projet fut de 17 000 euros
TTC.
18 À ce jour, l’accès libre et gratuit à l’intégralité de ces images s’effectue en ligne aux
trois adresses suivantes : <http://archivesetmanuscrits.bnf.fr/>, pour une recherche
via le catalogue illustré des collections de manuscrits de la BnF ; <http://gallica.bnf.fr/
>, pour une recherche via la bibliothèque numérique de la BnF ; www.item.ens.fr/
index.php?id=578147, pour un accès centralisé via le site de l’ITEM.
19 Les fac-similés papier de quatre premiers cahiers (NAF 16694, NAF 18321, NAF 16666,
NAF 16693) sont également disponibles dans le cadre de la coédition BnF/Brepols
Publishers en cours, dirigée par Nathalie Mauriac depuis 2008, dont le comité éditorial
comprend en outre Bernard Brun (ITEM), Antoine Compagnon (Collège de France),
Pierre-Louis Rey (Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III) et Kazuyoshi Yoshikawa
(Université de Kyoto). Florence Callu, Jean Milly, Michel Raimond et Jean-Yves Tadié en
constituent le comité d’honneur.
Fig. 4
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Fig. 5
Mise à plat du feuillet à numériser
Fig. 6
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NOTES
1. Achat, 1962. A. 23894.
2. Achat, 1977. A. 26803.
3. Achat et dation en paiement des droits de succession, 1983. A. 83-10.
4. Florence Callu, « Le fonds Proust de la Bibliothèque nationale », RTP, I, p. CXLV-CXLVII.
5. Florence Callu, « Le régime des dations à la Bibliothèque nationale : l’acquisition de manuscrits
de Marcel Proust », Études sur la Bibliothèque nationale et témoignages réunis en hommage à Thérèse
Kleindienst, Paris, Bibliothèque nationale, 1985, p. 205-209.
6. Catalogue des Nouvelles acquisitions françaises du département des Manuscrits, 1972-1986,
nos 16428-18755, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 20-34 et 174-175.
7. Voir www.bnf.fr/fr/professionnels/formats_catalogage/a.f_ead.html.
8. André Ferré, « Inédits d’Albertine disparue », BSAMP, n o 2, 1951-1952, p. 17-18.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, Bibliothèque nationale de France, À la recherche du temps
perdu, XXe siècle, numérisation, restauration
AUTEUR
GUILLAUME FAU
Guillaume Fau, conservateur de bibliothèque, est chef du service des manuscrits modernes et
contemporains au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Il a
organisé les expositions « Antonin Artaud » (2006), « Gaston Leroux, de Rouletabille à Chéri-
Bibi » (2008) et prépare une exposition consacrée à Pierre Jean Jouve.
guillaume.fau[arobase]bnf.fr
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Le généticien en mosaïste
La reconstitution du manuscrit d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Pyra Wise
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II, 248-249,
Coll. privée Cahier violet N° 28 37 × 63
278-280
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Fig. 1
À l’ombre des jeunes filles en fleurs, « Cahier violet N° 12 » (50 ✕ 75 cm) (Harry Ransom Center, The
University of Texas at Austin)
II) Les « planches mixtes »
Titre de Format
Provenance Exemplaire RTP
planche (cm)
Vente44 No 3 I, 441-453
Vente47 No 6 I, 449 sq.
Vente49 No 11 I, 514 sq.
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Vente50 No 13 II, 182 sq.
I, 609-610, 621-630
BnF55 No 17 50 × 63 XIX
II, 3-4
Coll. privée58 II, 231 sq.
Vente59 I, 474-476
Vente60 I, 526-539
Vente61 No 20 I, 592 sq.
I, 605-610, 621-624
Coll. privée No 21 50 × 65 XXV
II, 3-4
Vente62 No 22 I, 624-630 ; II, 4-7
Vente63 No 27 II, 53-60
Vente65 No 30 II, 81-92
Vente66 II, 106-116
Vente67 II, 116-126
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165
II, 140-142,
BnF69 64,5 × 25
107-112
Fig. 2
À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Planche « N° 19 » (50 ✕ 75 cm) (Harry Ransom Center, The
University of Texas at Austin)
III) Les « planches-épreuves »
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Fig. 3
À l’ombre des jeunes filles en fleurs, « 2èmes épreuves No 28 » (50 ✕ 65 cm) (Frederick R. Koch
Collection, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University)
IV) Les « planches-placards »
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I, 423-424,
Urbana Recherche du temps perdu pl. 32 XXIII
451-457
V) Les planches manuscrites (sans numéro)
VI) Les pages de cahiers
Vente85 1
Vente87 II, 226 sq.
Bodmer88 II, 264-268
NOTES
1. F. Goujon, « Le manuscrit dispersé d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : le “Cahier violet” », BMP,
no 49, 1999, p. 7-16 ; P. Wise, « L’édition de luxe et le manuscrit dispersé d’À l’ombre des jeunes filles
en fleurs », BIP, no 33, 2003, p. 75-98. Voir aussi la note 8 infra.
2. Comme l’a bien remarqué Pascal Fouché, Correspondance M. Proust – G. Gallimard, Paris,
Gallimard, 1989, p. 142, n. 1.
3. Corr., t. XVII, p. 443-444.
4. Ibid., p. 440.
5. Lettre inédite de Proust conservée à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign, voir
« L’édition de luxe… », art. cité, p. 81.
6. Corr., t. XVIII, p. 295.
7. Voir sa reproduction dans « Le fonds Jean Grenier à la Bibliothèque nationale de France »,
Genesis, n° 29, 2008, p. 154.
Genesis, 36 | 2013
168
8. La question du support se pose cependant. Ces pages avaient-elles été collées sur des cahiers de
mise au net ? Lorsque Proust envoie le manuscrit de la dernière partie des Jeunes filles à son
éditeur, il annonce « 2 cahiers sur Albertine » (Correspondance M. Proust – G. Gallimard, éd. citée,
lettre 41, p. 84). Sur ce point voir F. Goujon, « Les épreuves de À l’ombre des jeunes filles en fleurs :
deux lettres à redater », BMP, no 48, 1998, p. 42-48.
9. Voir P. Wise, « Les paperoles : du papier à lettres dans les cahiers de Proust », dans Proust aux
brouillons, dir. N. Mauriac Dyer et K. Yoshikawa, Turnhout, Brepols, coll. « Le champ proustien »,
2011, p. 29-42.
10. Vente Christie’s Paris, 30 octobre 2012, lot no 172 (voir le tableau V ci-dessous).
11. Soit sur des fragments manuscrits (« Cahier violet N o 12 » et « 3èmes épreuves No 6 »), soit sur
des fragments d’épreuves corrigées (demi-planche mixte de la vente Christie’s du 30 octobre
2012, lot n° 171, voir le tableau II).
12. Cette édition de luxe n’était pas reliée à l’origine. Voir une reproduction de l’emboîtage
original sur le site Internet de Sotheby’s : vente de la collection Pierre Leroy, 27 juin 2007, lot
n° 85.
13. R. Étiemble, Cinq États des « Jeunes filles en fleurs » avec les placards et les manuscrits, Alexandrie,
Éditions du Scarabée, 1947. Les planches présentées sont aujourd’hui à l’université de l’Illinois.
14. F. Goujon, « Le manuscrit dispersé… », art. cité, p. 14-16.
15. P. Clarac, « Note sur le texte », RTP, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1954, p. XXVI.
16. P.-L. Rey, « Note sur le texte », RTP, I, p. 1305-1308.
17. N. Mauriac Dyer, « Les contours d’une édition diplomatique et génétique : Marcel Proust,
Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France, BnF/Brepols », Marcel Proust 7, Proust sans
frontières 2, Caen, Minard, coll. « La Revue des Lettres modernes », 2009, p. 259-266.
18. Corr., t. XVII, p. 444 et t. XVIII, p. 295.
19. Voir l’introduction de P.-L. Rey et la lettre inédite citée, RTP, I, p. 1296, n. 1.
20. Corr., t. XVIII, p. 295. Voir aussi t. XVII, p. 440.
21. Ibid., t. XXI, p. 373.
22. Ibid., p. 474.
23. Ibid., t. XVII, p. 440, et voir t. XVIII, p. 295.
24. Lettre inédite de Proust à Gallimard, voir « L’édition de luxe… », art. cité, p. 82.
25. « Un cabinet de dessins et d’œuvres sur papier », Galerie Jean Brolly, Paris
(8 novembre-31 décembre 2003) ; Make it New : The Rise of Modernism, Harry Ransom Center,
Université du Texas à Austin (21 octobre 2003-7 mars 2004).
26. Pour un premier état des lieux, voir les tableaux dans mon article cité, « L’édition de luxe… »,
p. 93-98.
27. Marcel Proust, Pages inachevées. La Quintette Lepic. L’Orgue du casino de Balbec, Paillart,
Abbeville, 1927.
28. Hôtel Drouot, Paris, 26-27 mai 1986, lot no 561.
29. Frederick R. Koch Collection, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.
30. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (B-V-28).
31. Laurin, 10 avril 1987, lot no 161.
32. Ursus Books, New York, lot no 119319.
33. Carlton Lake Collection, Harry Ransom Center, The University of Texas at Austin.
34. Voir la figure 1.
35. Exemplaire de Robert de Billy.
36. Hôtel Drouot, 6 novembre 1972, lot no 119.
37. Catalogue Pierre Berès, no 87, 1995, lot no 173.
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170
83. Christie’s Paris, 30 octobre 2012, lot no 172.
84. Pierre Bergé, « Pierre Berès, 80 ans de passion. 5 e vente », 13 décembre 2006, no 718.
85. Catalogue Berès no 56, 1956, lot no 488.
86. Tajan, 20 mai 1992, lot no 82.
87. Ibid., lot no 81.
88. Fondation Bodmer (Cologny, Suisse).
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, placards, À la recherche du temps perdu, XXe siècle,
inédit, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, édition, découpage, reconstitution, fragment, papier à
lettres, cahier
AUTEUR
PYRA WISE
Pyra Wise est analyste de sources à l’équipe « Proust » de l’ITEM (CNRS-ENS). Elle publie
régulièrement des lettres inédites dans le Bulletin d’Informations proustiennes et collabore à
l’édition des cahiers de Proust (Cahiers 1 à 75 de la BnF). Coéditions critiques : Marcel Proust,
Cahier 53, N. Mauriac Dyer, P. Wise, K. Yoshikawa, éd. BnF/Brepols, « Cahiers 1 à 75 de la BnF »,
2012 ; Marcel Proust, L’Agenda 1906, édition génétique et critique, N. Mauriac Dyer, G. Fau,
F. Leriche et P. Wise éd., OpenEdition Books-Bnf Édition (à paraître). Articles récents : « Proust et
la “langue poilue” : le cas du mot “boche” », dans Proust écrivain de la Première Guerre
mondiale, sous la direction de P. Chardin et N. Mauriac Dyer, Éditions universitaires de Dijon,
coll. « Écritures », 2014, p. 51-66 ; « “Du côté de chez Proust” : un article retrouvé de Maurice
Sachs », Bulletin Marcel Proust, n° 63, 2013, p. 43-50 ; « Sydney et Violet Schiff », dans Le Cercle de
Marcel Proust, sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Honoré Champion, coll. « Recherches
proustiennes », n° 24, 2013, p. 209-223 ; « Un écrivain courtisé : vingt et une lettres inédites à
Marcel Proust », Bulletin d’Informations proustiennes, n° 42, 2012, p. 19-32 ; « Sur une note de
régie elliptique de Proust : les Saint-Marceaux et les nymphéas de Monet », Actes du Colloque
« Proust écrit un roman », Université de São Paulo, 13-14 octobre 2010, en ligne :
<www.item.ens.fr/index.php ?id =577687>.
pyra.wise[arobase]ens.fr
Genesis, 36 | 2013
171
Un plaidoyer pour l’édition
génétique : les Cahiers de Proust
Dirk Van Hulle
1 Longtemps, ils doivent s’être couchés bien tard, ou levés bien tôt, les chercheurs de
l’équipe qui ont établi les premiers volumes de l’édition magistrale des cahiers de
Marcel Proust. Ce que cette équipe de chercheurs sous la direction de Nathalie Mauriac
a déjà accompli jusqu’à présent est vraiment remarquable, non seulement dans une
perspective proustienne et génétique, mais aussi dans le contexte de ce qui dans la
critique anglophone s’appelle textual scholarship ou scholarly editing.
2 Dans son livre Scholarly Editing in the Computer Age, Peter Shillingsburg distingue cinq
« orientations » dans l’édition critique1. Dans cette catégorisation, il n’y a pas de place
pour l’édition génétique, probablement parce que ce type d’édition n’établit pas un
texte ne varietur (« edited text »). Cependant, il n’y a aucun doute que l’édition génétique
est un type d’édition qui mérite sa propre place, peut-être une place hors catégorie.
L’édition des cahiers de Proust en est la meilleure preuve.
3 Tandis que, dans la catégorisation de Shillingsburg, l’orientation bibliographique sert à
établir une édition critique, le « code bibliographique » (comme l’appelle McGann 2) est
appliqué ici à des manuscrits modernes et employé pour essayer de dater le Cahier 26.
Initialement, ce qui deviendrait À la recherche du temps perdu était conçu comme un
essai sur Sainte-Beuve. L’essai se serait transformé ensuite en un roman, annoncé par
Proust en août 1909. Les « Cahiers Sainte-Beuve » (Cahiers 3, 2, 1, 5, 4, 31, 36, 7, 6, 51)
sont des cahiers de petit format ; le Cahier 26 fait partie d’une série de seulement sept
cahiers du fonds Proust de grand format à la couverture de moleskine noire et dont le
papier vergé porte le filigrane « Sévigné ». Comme Françoise Leriche et Hidehiko
Yuzawa le notent dans leur introduction fascinante et éclairante, en renvoyant à la
description matérielle par Claire Bustarret et Nathalie Mauriac (dans le volume fac-
similé), ces grands cahiers semblent, à première vue, avoir été achetés pour remplir
« une auguste fonction » (Cahier 26, vol. II, p. XXII) : celle de la copie puis de la mise au
net. Certaines des unités textuelles du Cahier 26 sont en effet destinées à la mise au net
du roman de 1909, mais le cahier contient également des unités de caractère assez
différent. En ce qui concerne la datation, le terminus a quo est le moment où Proust
Genesis, 36 | 2013
172
décide de mettre au net la « leçon des côtés » (fos 1 ro-8 ro). Ces premières pages
montrent qu’à l’origine, le Cahier 26 n’était pas conçu comme cahier de brouillon, mais
comme cahier de mise au net. Le terminus ad quem est probablement octobre-novembre
1909. Mais, comme l’introduction l’indique très clairement, les termes a quo et ad quem
pourraient créer l’impression que Proust procédait avec ordre d’un début à une fin.
Cette impression est trompeuse, car l’habitude de l’écrivain était plutôt de travailler
d’abord le début et la fin, et de s’occuper du milieu ensuite. La méthode proustienne est
caractérisée comme rédaction « en zigzag » (Cahier 26, vol. II, p. XXX).
4 Une section remarquable de l’introduction est celle qui concerne l’esthétique de
l’impression et ses mises en fiction. Au folio 7 r o, dans la première unité textuelle de la
« leçon des côtés », Proust développe l’idée des états du moi, successifs mais sans
communication entre eux. Dans la transcription diplomatique par Hidehiko Yuzawa (et
sur le fac-similé correspondant) il est frappant de constater combien d’« états » de
révision il lui fallut pour décrire cette particularité du moi. L’« état » précédent ou la
version précédente (dans le Cahier 4, fo 44 ro) est représentée en transcription
linéarisée dans une note :
Et c’est ainsi sur le côté de Garmantes que j’ai appris à distinguer en moi ces états
distincts, presque opposés, qui se succèdent dans ma vie, dans chaque journée
<même> où la tristesse revient à une certaine heure avec la régularité de la fièvre,
et pendant lesquels ce qui fut désiré <redouté,> accompli, dans les états différents
paraît presque incompréhensible (Cahier 26, vol. II, p. 136, n. 1). La version du
Cahier 26 (fo 7 ro) n’est pas une simple mise au net. Elle ne montre pas moins de
ratures, au contraire (fig. 1).
Fig. 1
Genesis, 36 | 2013
173
5 Une autre unité textuelle (fos 15 ro-21 ro) met l’accent sur l’impression et l’expérience de
la mémoire involontaire comme une résurrection inattendue d’impressions passées,
évoquée ici (fo 19 ro) par la ressemblance du bruit d’une fourchette avec celui des
marteaux que le narrateur a entendu frapper sur les rails lors d’un voyage en chemin
de fer. L’esthétique de l’impression passe ainsi à la découverte de la mémoire
involontaire dans une description particulièrement directe de cette expérience qui
entre-temps est devenue la marque proustienne : « C’est que ma mémoire n’avait pas su
le inconsciente du présent et, ignorante au fond de moi des circonstances où je me
trouvais, l’ayant trouvé exactement semblable au bruit d/que faisaient les marteaux
des employés du train frappe/ant sur les rails, dans la halte que nous avions faite,
envoyait à flots les souvenirs voisins <amis> de celui là le rejoindre <raviver> et se
réjouir avec lui » (fo 19 ro).
6 Proust ne cessait pas d’ajouter des unités textuelles, initialement dans la marge, puis –
s’il n’y avait plus de place – sur la page opposée ou même plus loin. Étant donné que le
manuscrit servait, non pas encore comme « texte » mais comme ce que Daniel Ferrer a
appelé le « protocole pour faire un texte », il était nécessaire de prévoir pour ces unités
ajoutées divers signes de renvoi afin d’indiquer les relations textuelles. Normalement,
un écrivain utilise des lettres ou des petites croix à cette fin, mais sur les folios 37 v o et
38 ro les signes de renvoi de Proust sont si particuliers (représentant par exemple un
poisson ou un visage de profil), que l’édition les visualise en utilisant de mini fac-
similés. Ce n’est qu’un détail qui montre le soin extrême avec lequel cette équipe de
chercheurs déchiffre et transcrit les manuscrits de Proust.
7 L’édition du Cahier 26 est la troisième publication de la série des Cahiers 1 à 75 de la
Bibliothèque nationale de France. Les premières éditions sont les Cahiers 54 et 71. Ces
numéros d’archive ne reflètent pas nécessairement une logique génétique. Bien que
leurs numéros ne se succèdent pas, les Cahiers 54 et 71 forment un « couple » dans le
dossier génétique d’À la recherche du temps perdu.
8 Le Cahier 71, que Proust appelait « le cahier Dux » (Cahier 71, vol. II, p. XXI), traite de la
seconde partie de l’histoire d’Albertine. Le cahier consiste en deux parties, séparées par
plusieurs pages blanches. La première partie (fos 2-33 ros) se base en partie sur une
version précédente dans le Cahier 64 et ne montre que relativement peu de passages
raturés. La seconde partie (fos 58-105 ros ; 38 ro) contient également quelques éléments
du Cahier 64, mais elle est plutôt un brouillon (avec beaucoup de corrections, de ratures
et d’ajouts). Les premières pages versos contiennent le scénario, écrit probablement
après l’achèvement de la première unité textuelle (Cahier 71, vol. II, p. XXIV). La datation
(1913-1914) s’appuie sur la comparaison avec d’autres manuscrits et sur la
correspondance, notamment une lettre à Mme Straus (5 janvier 1914, écrite après la
fuite d’Alfred Agostinelli), dans laquelle Proust note qu’il trouve de la consolation dans
la musique et qu’il a acheté un pianola – ce qui suggère un lien avec les scènes du héros
au pianola après la disparition d’Albertine (fos 103 et 104 vos). Le Cahier 54 peut être
considéré comme le « frère » du Cahier 71 (Cahier 54, vol. II, p. XXVI). Proust l’appelait le
cahier « Vénusté ». Ces deux cahiers forment une unité narrative autour des deux
« catastrophes » que sont la disparition et la mort d’Albertine.
9 Suivant un principe éditorial louable de transparence, chacun des cahiers dans cette
édition consiste en un volume de fac-similés et un volume de transcriptions, ce qui
permet à l’utilisateur de comparer les deux à chaque instant. La transcription
diplomatique essaye de reproduire autant que possible la disposition de la page
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174
manuscrite (Cahier 71, vol. II, p. XXXII) de sorte qu’un ajout en biais est aussi présenté en
biais dans la transcription (par exemple Cahier 71, fo 89 ro ; vol. II, p. 163). Le protocole
de transcription sert comme modèle intéressant pour la transcription des manuscrits
modernes en général. Par exemple, la partie d’un mot qui a fait l’objet d’une surcharge
est biffée, avant un trait oblique suivi dans un caractère plus petit de la version
ultérieure (par exemple : tous/tes). Mais lorsque la surcharge touche un mot inachevé,
la version ultérieure n’est pas donnée dans un caractère plus petit (par exemple Odet/
Albertine). Les incorrections comme les fautes d’orthographe ou mots omis subsistent
dans la transcription ; seuls les accents sont restitués si Proust les a omis.
10 L’édition fait une différence entre « papiers collés » et « paperoles » (vol. II, p. XVII).
Parfois une partie d’une page a été déchirée (par exemple dans le Cahier 71, f o 71b ro) et
retrouvée à un autre endroit. Dans un cas pareil, la page est présentée deux fois : une
fois comme on peut la trouver dans le cahier conservé à la Bibliothèque nationale
(fo 71 ro, avec une partie déchirée) et une fois avec la partie retrouvée réincorporée
(fo 71-71b ro).
11 Les notes qui suivent la transcription expliquent que la partie déchirée a été collée dans
le Cahier 53, fo 10 ro « d » [droite]. Toutes les pages sont subdivisées en zones et un
système similaire est appliqué dans les volumes avec fac-similés, dans la section
« Diagramme des unités textuelles ». Chacune de ces unités consiste en (souvent
plusieurs) zones numérotées pour faciliter la lecture des manuscrits. Cette technique
éditoriale innovatrice permet aussi de faire une différence entre les unités narratives et
les notes de régie (« nr ») de Proust, comme « et puis étoffer ceci avec des choses
différentes » (Cahier 71, fo 15 ro). Puisque les quatre bandes déchirées des folios 67, 68,
70 et 71 du Cahier 71 faisaient partie d’une unité narrative dans ce cahier (avant d’être
incorporées dans le Cahier 53), elles sont numérotées et considérées respectivement
comme les zones 10, 11, 13 et 14 dans une longue unité textuelle qui comprend plus de
quinze pages dans le Cahier 71.
12 Les cahiers sont liés de plusieurs façons. Parfois les notes de régie dans le Cahier 54
renvoient au Cahier 71. Par exemple, sur le folio 10 ro du Cahier 54, Proust renvoie à ce
qu’il appelle la page « 39 » dans le Cahier 71 (« C’est à dire pour intercaler dans la
page 39 du Cahier Dux ») ; comme les notes l’expliquent, la page 39 dans la
numérotation de Proust correspond au folio 104 ro du Cahier 71. Une note
correspondante dans le Cahier 71 renvoie, inversement, au Cahier 54. Vu ce réseau de
renvois entre les cahiers, chaque volume de transcriptions se conclut non seulement
avec un index des noms de personnes, de personnages, des lieux et des œuvres, mais
aussi avec un index de renvois génétiques, reflétant l’énorme complexité de ce
labyrinthe de la création proustienne. On s’imagine que cette édition pourrait bien
fonctionner dans un environnement numérique et on espère que les prototypes comme
ceux d’Elena Pierazzo et Julie André3, ainsi que les échanges d’idées avec d’autres
projets d’édition génétique numérique de manuscrits littéraires du XXe siècle, comme le
Beckett Digital Manuscript Project, pourront contribuer au développement éventuel d’une
architecture numérique, pour laquelle cette édition contient tout le potentiel. Quand
tous les volumes de l’édition seront prêts, les soixante-quinze index réunis seront la
base d’une cartographie impressionnante de l’invention écrite de Proust, permettant
d’explorer la genèse complexe d’une œuvre cruciale de la littérature moderne. Et au-
delà des études proustiennes, cette édition fait partie d’une tendance récente dans la
science de l’édition savante. Après une période de différentiation nécessaire entre la
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175
NOTES
1. Peter Shillingsburg, Scholarly Editing in the Computer Age, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 1996, p. 15-27.
2. Jerome McGann, The Textual Condition, Princeton, NJ, Princeton University Press,
1991, p. 57.
3. Voir ici même leur contribution à ce sujet.
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176
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, édition génétique, édition critique, transcription,
XXe siècle
AUTEUR
DIRK VAN HULLE
Dirk Van Hulle est Professeur de littérature anglaise à l’Université d’Anvers, président de la
European Society for Textual Scholarship et codirecteur du « Beckett Digital Manuscript
Project » (<www.beckettarchive.org>), une édition génétique des manuscrits de Beckett. Il est
l’auteur de Textual Awareness (2004), Manuscript Genetics, Joyce’s Know-How, Beckett’s Nohow (2008),
The Making of Samuel Beckett’s “Stirrings Still” and “what is the word” (2011), et Samuel Beckett’s
Library (avec Mark Nixon, Cambridge University Press, 2013).
dirk.vanhulle[arobase]ua.ac.be
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Le codage en TEI des brouillons de
Proust : vers l’édition numérique
Julie André et Elena Pierazzo
Ce que nous voulons, c’est la littérature qui
bouge, et saisie dans le moment même où elle
semble bouger encore.
Julien Gracq, En lisant, en écrivant1
1 En général, les éditions de manuscrits adoptent la présentation diplomatique, parfois
dite « ultra-diplomatique », qui s’efforce de rendre compte, de manière aussi
mimétique que possible, de la disposition spatiale de l’écriture 2. Bien que ce type
d’édition présente de nombreux avantages, une dimension fondamentale lui fait
défaut : la dimension processuelle, dynamique. Et si le numérique apparaît souvent
comme l’avenir de l’édition, transposer simplement le texte de la page à l’écran se
révèle le plus souvent décevant3. Les éditions ultra-diplomatiques en ligne sont en
général présentées en vis-à-vis du fac-similé du manuscrit, mais cette représentation
n’est pas satisfaisante, et cela pour plusieurs raisons : tout d’abord, l’imitation n’est
jamais parfaite ; ensuite, c’est à l’utilisateur/lecteur de faire la mise en relation de la
transcription avec le document ; enfin, à cause des contraintes spatiales de l’écran, on
doit se contenter de présenter une page à la fois, et non, par exemple, une double page
– ce qui, dans le cas des cahiers de Proust, trahit la réalité du manuscrit, puisque la
double page est, chez Proust, l’espace de l’écriture.
2 L’ambition des humanités numériques (Digital Humanities) consiste précisément à
proposer de nouvelles pistes pour présenter et représenter les textes, notamment les
textes littéraires. Un outil d’encodage comme la TEI (Text Encoding Initiative 4) mis au
point par une équipe internationale de chercheurs a plusieurs avantages : d’une part, la
TEI se veut un standard international de codage ; d’autre part, elle peut être
progressivement et indéfiniment enrichie par des balises porteuses de potentialités
nouvelles, en particulier en ce qui concerne la représentation de l’écriture au brouillon.
C’est grâce à ce système de transcription et à ces nouvelles balises élaborées dans le
cadre du « SIG Manuscripts5 » de la TEI que nous avons essayé de proposer une autre
représentation de la genèse en construisant à travers quelques folios de l’un des cahiers
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5 La séquence de lecture, quant à elle, reprend cette numérotation mais dans un ordre
différent puisqu’elle entend mimer le cheminement de la lecture 10. Pour lire la
séquence de manière continue, nous proposons en effet l’ordre suivant :
Étapes de la séquence de lecture
a 3.1
b 1
c 6.1
d 6.2
e 2A1
f 2A2
g 6.3
h 7.1
i 7.2
… …11
m 5
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textuelle, non pas à l’échelle de la page ou de la double page mais de la séquence
choisie. Elle s’avère de ce fait beaucoup plus complexe 12. Cette reconstitution s’appuie
sur les grandes étapes de l’écriture de la séquence13, mais bien entendu, on pourrait
faire un travail plus approfondi en intégrant la dimension temporelle non seulement à
l’échelle de la séquence mais à l’intérieur de chaque zone. Ainsi, on pourrait, par
exemple, mettre en évidence à l’intérieur d’une phrase le premier jet, puis la rature et
la substitution qui l’a suivie de manière à reconstituer le cheminement de l’écriture à
l’échelle de la phrase14. Cette reconstitution suppose également toute une réflexion sur
la délimitation des unités et sur leur découpage en zones. Par exemple, la zone que
nous situons sur les folios 49 ro et 50 r o (zone 5) se répartit de part et d’autre de la
zone 4 (fo 50 ro) qui a été écrite avant, et il est difficile sans une lecture attentive
préalable de repérer l’existence de deux zones génétiques distinctes sur le folio 49 r o.
L’encodage repose donc sur une interprétation fine de la genèse de la séquence 15.
7 Autre difficulté : comment encoder les marginales dans la mesure où l’on sait qu’il
existe parfois un continuum entre la note et l’addition16 dans les brouillons de Proust ?
Par exemple, au folio 47 ro (fig. 2), la marginale commence comme une note de régie
(« Capitalissime après chemin ») et se poursuit comme une addition (« Comme
Aimé… »), elle-même renforcée par un trait de jonction. Faut-il utiliser la balise
<metamark> qui sert à encoder les notes de régie ou l’outil <add> qui sert pour les
additions ? Là encore, l’encodage lui-même suppose une interprétation.
Fig. 2
8 Pour explorer le potentiel de la nouvelle approche proposée par la TEI, nous avons
aussi expérimenté les formes innovantes d’affichage diplomatique que l’encodage de
type topologique a rendues possibles. Chaque section correspondant au balisage <zone>
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peut être pourvue d’un ensemble de coordonnées spatiales, qu’on peut utiliser (par
exemple) pour appliquer point par point les zones sur le fac-similé numérique.
9 Nous avons élaboré une édition prototype, construite autour du fac-similé 17. Dans ce
prototype, l’utilisateur se voit proposer l’image d’une double page du Cahier 46 (fig. 3).
En cliquant sur l’image, il fait apparaître successivement en surimpression du fac-
similé les zones de transcription, dans l’ordre (présumé) de leur rédaction ou, plus
simplement, dans celui de leur dernier état. L’arrière-plan des zones a été colorisé en
fonction du degré de certitude de l’éditeur concernant leur chronologie relative dans la
séquence : plus la couleur d’une zone est foncée, plus le caractère conjectural de sa
place dans la séquence est élevé. Grâce à ce codage visuel, l’utilisateur est informé de
manière intuitive des doutes comme des convictions des chercheurs. Il peut également
basculer à n’importe quel moment du mode « écriture » au mode « lecture ».
Fig. 3
Capture d’écran du prototype pour la séquence de lecture dynamique des folios 46 vo-47 ro du
Cahier 46, d’après <http://research.cch.kcl.ac.uk/proust_prototype/>
10 Le prototype est encore sommaire : par exemple, on ne peut pas représenter, pour le
moment, les séquences dont les zones se répartissent sur plusieurs pages, comme celles
que l’on voit sur la figure 1. Mais, selon nous, c’est un premier pas important vers la
représentation du caractère dynamique et de la dimension temporelle qui restent trop
souvent implicites dans les manuscrits de travail.
11 Les deux séquences proposées ici pour parcourir un fragment du Cahier 46 ne sont que
des exemples. On pourrait imaginer bien d’autres types de parcours à travers les
cahiers de Proust : thématique – bâtir une séquence sur toutes les visites d’Albertine au
héros dans le Cahier 46, par exemple – ou encore, chronologique – suivre la genèse d’un
motif à travers différents cahiers. De fait, la notion de « parcours » semble
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NOTES
1. Julien Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 284.
2. Cet article a fait l’objet d’une communication sous le titre « Autour d’une séquence et des notes
du Cahier 46 : enjeu du codage dans les brouillons de Proust », lors du colloque « Proust, l’œuvre
des manuscrits » organisé par Nathalie Mauriac Dyer et Kazuyoshi Yoshikawa à l’ENS et à la BnF
les 1er et 2 mars 2012.
3. Pour une réflexion sur cette question, voir Elena Pierazzo et Kathryn Sutherland, « The
Author’s Hand: from Page to screen », dans Collaborative Research in the Digital Humanities,
dir. Marilyn Deegan et Willard McCarty, Aldershot, Ashgate, 2012, p. 192 sq. ; Françoise Leriche,
« Quelle édition pour quel public ? », Recherches & Travaux, n o 72, 2008, <http://
recherchestravaux.revues.org/index89.html>.
4. <www.tei-c.org>.
5. Ce Special Interest Group a élaboré dans les années 2007-2011 une proposition pour le codage des
manuscrits modernes et des éditions génétiques. Cette proposition a été réélaborée ensuite par la
TEI qui l’a incorporée en décembre 2011. Voir <www.tei-c.org/SIG/Manuscripts/genetic.html>.
6. Le Cahier 46 (NAF 16686) date de 1914-1915. Proust cherche à cette date à introduire le
personnage d’Albertine récemment créé dans ce qui deviendra Le Côté de Guermantes. Pour une
transcription intégrale, voir Julie André, « Le Cahier 46 de Marcel Proust. Transcription et
interprétation », thèse de doctorat, Université Paris III, 2009, vol. II.
7. Voir la définition des « chemins génétiques » donnée par Paolo D’Iorio dans « L’infrastructure
Hyper et son utilisation pour la critique génétique », Genesis, n o 27, 2006, p. 181. « Un chemin est
un type de contribution établie par un chercheur qui consiste à rassembler d’une façon
pertinente une suite chronologique, thématique ou génétique de sources primaires. » Pour un
autre exemple, voir également dans l’HyperNietzsche ce que les éditeurs appellent « chemin
chronologique », « chemin génétique », « chemin thématique ». Inga Gerike, « Les manuscrits et
les chemins génétiques du Voyageur et son ombre », www.hypernietzsche.org/doc/puf/book/
hypernietzsche/le-livre.htm
8. Pour une démarche similaire dans une édition imprimée, voir les diagrammes des unités
textuelles établis par les éditeurs des Cahier 54, Cahier 71, Cahier 26, dans Cahiers 1 à 75 de la
Bibliothèque nationale de France, dir. Nathalie Mauriac Dyer, Turnhout, BnF/Brepols, 2008-2011,
vol. I. Voir aussi N. Mauriac Dyer, « Déchiffrer. Transcrire. Cartographier. Lier. Proust ou le
manuscrit apprivoisé », Genesis, no 27, 2006, p. 23 sq.
9. Cependant, il est à noter que lorsque la rédaction n’est pas continue (par exemple, lorsque
Proust ajoute les titres « I » et « II » sur les folios 47 et 48 r os), la numérotation le précise en
distinguant 3.1, 3.2…
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10. On rappelle que le parcours de lecture propose ici de lire la séquence achevée à ce stade de la
rédaction.
11. Comme nous l’avons mentionné, la séquence se poursuit sur les folios suivants. Il ne faudrait
lire la zone numérotée 5 qu’après avoir lu le folio 50 vo et suivants.
12. On note d’emblée que la reconstruction de ce parcours concerne principalement les grandes
étapes de la rédaction et qu’elle exclut les additions ou notes postérieures à la rédaction
principale de la page le plus souvent impossibles à dater. On a distingué les notes de régie pures
(notées « nr ») et les ajouts, éventuellement accompagnés de notes de régie (donc mixtes), pour
lesquels le premier chiffre indique la zone à laquelle ils se rattachent. Lorsqu’il y a plusieurs
ajouts, nous utilisons les lettres pour les distinguer (voir sur le folio 47 r o : 1A, 1B) et lorsqu’un
ajout se décompose lui-même en différentes parties, nous les avons numérotées : 1B1, 1B2 (voir
fos 46 vo-47 ro). Nous reprenons donc ici la notation adoptée pour les diagrammes des unités
13. Il est à noter que la numérotation chronologique (de 1 à 7) est relative : elle s’appuie sur
l’extrait de séquence du Cahier 46 envisagé ici. En réalité, la zone numérotée 5 se poursuit sur les
folios suivants, de même que la zone 7.
14. Voir Jean-Louis Lebrave, « Du visible au lisible : comment représenter la genèse ? », Genesis,
no 27, 2006, p. 11-18.
15. L’ordre de rédaction proposé pour le folio 47 v o pourrait ainsi surprendre. Notre
numérotation repose sur l’hypothèse que la zone 2A1 a probablement été écrite d’abord (elle
répond à la note de régie qui figure en marge du folio 48 r o). Proust réalise en fait sur le folio 47 vo
le programme indiqué dans la marge du folio 48 ro et la zone numérotée 6.3 est la reprise du
paragraphe barré sur le folio 48 ro.
16. Voir les articles suivants : Anne Herschberg Pierrot, « Les notes de Proust », Genesis, n o 6,
« Enjeux critiques », 1994, p. 61-78 et Julie André, « Les notes de Proust, une écriture dialogique »,
Genesis, no 33, 2011, p. 157-172.
17. Le prototype est disponible à l’adresse suivante : http://research.cch.kcl.ac.uk/
proust_prototype/index.html Il utilise une combinaison de SVG et JQuery générée à partir de XML
via un script XSLT. Scalable Vector Graphics (SVG) : www.w3.org/TR/SVG/ ; JQuery : http://
jquery.com/ ; eXtensible Stylesheet Language Transformation (XSLT) : www.w3.org/TR/xslt20/.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, édition génétique, édition critique, édition électronique,
numérisation, XXe siècle, TEI
AUTEURS
JULIE ANDRÉ
Julie André, Docteur en littérature et civilisation françaises de l’Université Paris III, est maître
de Conférences à l’École polytechnique (Université Paris-Saclay) et chargée de cours à Sciences
Po Paris. Elle poursuit ses recherches littéraires et génétiques sur Proust au sein de l’ITEM (CNRS-
ENS). Sa thèse de doctorat, effectuée sous la direction de Pierre-Louis Rey, est consacrée à la
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185
transcription et à l’interprétation de l’un des cahiers de brouillon de Proust, le Cahier 46. Elle
prépare actuellement l’édition du Cahier 7 de Marcel Proust dans le cadre de la collection des
« Cahiers 1 à 75 de la BnF » (BnF/Brepols) en collaboration avec Matthieu Vernet et Emanuele
Arioli.
julie.andre[arobase]polytechnique.edu
ELENA PIERAZZO
Elena Pierazzo est Docteur en philologie italienne de l’École normale supérieure de Pise et
Lecturer en Digital Humanities au King’s College de Londres, où elle dirige un Master en Digital
Humanities. Elle occupe la fonction de chair de la TEI (Text Encoding Inititative) depuis 2012 et a été
l’un des principaux contributeurs au développement d’un nouvel encodage pour les manuscrits
modernes et les éditions génétiques. Elle a travaillé à plusieurs projets d’édition numérique, en
particulier pour l’édition des manuscrits de Jane Austen et les premières éditions de Jonathan
Swift.
elena.pierazzo[arobase]kcl.ac.uk
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Varia
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Barthes et l’« hésitation »
proustienne ou le cheminement des
deux côtés de La Chambre claire
Guillaume Bellon
1 On connaît le vertige des listes et leur pouvoir d’illimitation 1 : listes de « choses à faire »
ou « à ne pas oublier », elles ouvrent au-delà du sujet qui les établit le temps d’un
possible serein, où tout ce qui nous pèse trouverait à s’ordonner. Les sujets que nous
sommes s’adonnent moins (et faut-il le regretter ?) au geste inverse, celui du tableau
récapitulatif périodisant les étapes d’une vie, ses articulations décisives comme ses
bifurcations. À cet étrange exercice, Barthes s’essaie dans le tableau « Phases » du
Roland Barthes par Roland Barthes2 (fig. 1). Parmi les influences qu’il cite alors (Gide,
Nietzsche, mais aussi Kristeva ou Sollers), on chercherait en vain le nom de Proust. En
1975 – date de parution de l’ouvrage dans la collection « Écrivains de toujours » au Seuil
– l’essayiste a pourtant consacré plusieurs études à l’auteur de la Recherche , dont
l’article « Proust et les noms », repris en 1964 dans les Essais critiques 3 ; dans les années
qui suivront, « Ça prend » (réflexion publiée en 1979 sur le départ d’écriture de la
somme proustienne), comme un an auparavant la conférence « Longtemps, je me suis
couché de bonne heure… » attesteront de la présence vive de Proust dans l’imaginaire
barthésien4. Faudrait-il conclure alors à une assomption progressive de l’influence
proustienne, un temps passée sous silence et, notamment à l’occasion de la première
année du cours La Préparation du roman (en 1978)5, in fine revendiquée ?
2 Il faut se méfier des influences, et la page à laquelle nous faisons référence dans le
Roland Barthes ne dit pas autre chose : « le découpage d’un temps, d’une œuvre, en
phases d’évolution » relève d’une « opération imaginaire6 ». Si par là, « on se fait
intelligible », il s’agit bien d’une démarche conduite par l’auteur lui-même en vue
d’orienter la saisie de son œuvre – c’est tout le problème du Roland Barthes. Plus encore,
le tableau dressé par Barthes s’organise en trois colonnes : à l’« intertexte » (« musique
de figures, de métaphores, de pensées-mots » précise-t-il) correspond un « genre » (la
mythologie, la sémiologie ou encore la « moralité », définie comme « pensée du corps
en état de langage ») et autant d’« œuvres » : ainsi à la case « Nietzsche » correspond le
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188
Roland Barthes par Roland Barthes (BnF, NAF 28630, Roland Barthes par Roland Barthes, manuscrit,
dossier 3, fo 219)
BnF
3 Ce moment dans la pensée barthésienne, moment d’appel à Proust, on peut en rappeler
le caractère solennel : Barthes, revenant sur ses travaux passés, fait état d’une grande
lassitude, d’un véritable ennui. Au moyen d’un terme emprunté à la théologie
médiévale, il revient sur ce sentiment qui constituait déjà la première figure du cours
Comment vivre ensemble : l’Acédie7. Cette inappétence, désignant originairement le
désinvestissement du moine, équivaut, pour l’auteur, à prendre conscience du fait
qu’« il n’y a plus de hors case ». Et de s’indigner : « Quoi ? Toujours, jusqu’à ma mort, je
vais écrire des articles, faire des cours, des conférences – ou mieux des livres – sur des
sujets qui seuls varieront (si peu !)8 ? » C’est sur ce fond de « vague à l’âme », de
« tristesse » ou encore de « découragement9 » que s’inscrit la sollicitation de Proust, son
évocation autant que son invocation. Si la teneur de cette confiance placée en un
auteur, développée sans grande variation entre la conférence et le cours, est connue (et
s’il suffit de se reporter aux textes publiés pour la retrouver10), les manuscrits
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189
“amoureusement” (Nietzsche) à cette œuvre monumentale, ou du moins à son Projet »
(fo 1). Pareil lexique amoureux, le conférencier « qui parle et qui dit 16 » préférera la
recouvrir d’un voile de pudeur.
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190
Fig. 2
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », première version manuscrite de la conférence (BnF,
NAF 28630, fo 1)
BnF
6 Or, c’est bien d’une rencontre amoureuse que fait état cette première version – ou
plutôt, selon la très belle expression qu’on lit au feuillet 6, d’une de ces « rencontres
d’identité » dont le rayonnement ultérieur définit la vie de la lecture. Barthes rappelle
par là que s’identifier à quelqu’un, c’est d’abord reconnaître en lui un possible autre
soi-même (qu’il faille, ou non, pour parvenir à cette ressemblance, cette identité, faire
l’épreuve d’une modification de soi). C’est également déceler en cet autre choisi une
même difficulté, l’espace d’un souci commun :
[...] le point actif de l’identification est celui-ci : Proust s’est posé le problème de
l’œuvre à faire, de l’œuvre-devant-soi : qu’on a devant soi, qu’on veut, mais qu’on
est impuissant à faire « prendre » : c’est d’ailleurs tout son roman : l’œuvre au futur
(l’œuvre se trouve écrite alors qu’à la dernière page on trouve le moyen de l’écrire :
geste (au masc. et au féminin) de tous ceux qui veulent écrire – et je dirai presque :
geste épique, mythique, ce par quoi nous nous retrouvons d’une façon si brûlante, si
concernée en lui (f. 6, fig. 3).
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191
Fig. 3
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », première version manuscrite de la conférence (BnF,
NAF 28630, fo 6, détail)
BnF
7 Proust est alors promu (en un regard croisé du côté de Dante) « Virgile » dans cette
épopée, cette quête – selon une comparaison que ne consacre pas la conférence, mais la
première séance du cours17. Reprenons le fil de la conférence : s’il est un guide, c’est en
ce qu’il offre au sujet Barthes désirant sortir de l’essai « un modèle libératoire,
l’initiation d’une liberté d’écrire » (fo 7).
8 L’auteur de la Recherche désignerait ainsi une possible conduite de son existence (et de
l’existence de soi dans l’écriture) que Barthes repère pour mieux la répéter dans sa
propre vie. Pour le dire au moyen des termes mis en jeu par Marielle Macé dans son
récent essai, Barthes cherche, dans sa « façon de lire » Proust, une « manière d’être »,
et d’être dans l’écriture 18. Dès lors, Proust ne figure pas véritablement une
« influence » ; il faudrait pour cela pouvoir encore penser sa vie en termes de tableau,
de cases multiples, et cela n’est plus possible (« ce qu’on a fait, travaillé, écrit, apparaît
comme voué à la répétition19 »). Ce qu’il semble offrir à Barthes, c’est un modèle élu, une
conduite choisie dans la gamme des conduites passées. Comme Rimbaud, lors de la
seconde année de La Préparation du roman, est le contre-modèle du « sabordage
spectaculaire de l’écrire », de l’a-graphie20, Proust sera la figure tutélaire d’un désir
d’écriture encore en quête, pour Barthes, de sa juste forme d’expression. En glissant ses
pas dans les pas de l’auteur de la Recherche, il s’agirait ainsi d’aller au-devant de « la
découverte d’une nouvelle pratique d’écriture21 » – « nouvelle pratique » qui serait
moins le « sabordage » que la subversion de la posture essayistique précédemment
adoptée. C’est autour du désir d’une « tierce forme », entre le Roman et l’Essai 22,
repérée chez Proust, que se cristallisent cette découverte et la possible subversion
qu’elle semble promettre.
9 Où chercher les traces de cette liberté ? On ne trouve, dans le fonds Roland Barthes, ni
carnet de notes, ni esquisse ou brouillon qui témoigneraient d’une première
textualisation exposant les aléas, doutes ou revirements d’un scripteur en lutte avec
l’écriture par lui jusque-là pratiquée : il faut donc convenir d’une mutation indécelable
à même les brouillons – mais non moins certaine à lire les derniers textes de l’auteur,
notamment La Chambre claire, en 198023. Déformation de notre lecture (parce qu’il s’agit
là du dernier ouvrage publié par Barthes), ou reconnaissance d’une évidence travaillant
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192
5D , se retrouve bien plus tard, par enjambement au-dessus d’une infinité d’autres
F0
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193
Inutile, on en conviendra, de faire des notes de cours l’avant-texte, même lointain, de
cette Note sur la photographie.
11 La lecture des notes de cours joue à un autre niveau ; leur prise en compte comme
élément « flottant » dans la genèse du texte, comme matérialisation à un moment
donné d’une réflexion en chemin, permet ainsi d’expliquer, peut-être, la présence,
parmi les différents documents préparatoires réunis par Barthes, de deux fiches sur
Benveniste29. Leur réunion, parmi les nombreux documents préparatoires colligés par
Barthes, indique sans doute l’une des voies explorées, puis abandonnées, lors de la
rédaction du livre. Le texte définitif, publié en 1980, ne porte aucune mention des
théories du linguiste30 quand la séance du 15 février s’appuie explicitement sur elles.
Devant les auditeurs du Collège de France, Barthes, après avoir comparé haïku et photo
autour du détail, poursuit : « Le “Ça a été” de la Photo et du haïku peut être interrogé
sous une autre pertinence : celle de la catégorie temporelle dont ils relèvent » (PR,
p. 117-118). Le développement du cours n’est alors pas sans rapport avec les quelques
références portées sur les deux fiches de lecture de Benveniste :
Où se place le « Ça a été » du haïku ? Bien que très souvent écrit au présent […], on
écrit (dans les traductions) sans verbe […] ; évident que cela renvoie au passé : non
pas l’aoriste ( ce fut), mais bien entendu le parfait, temps de l’évocation, du lien
affectif entre ce qui a eu lieu et ce que je suis en me remémorant […] (ibid., p. 118).
12 Pédagogie oblige, Barthes rappelle ensuite le contraste mis au jour par Benveniste
entre les deux régimes, à l’appui des mêmes références que celles portées sur les deux
fiches retrouvées dans le dossier préparatoire de La Chambre claire : Problèmes de
linguistique générale, I, p. 239-240. Si le parfait représente <le temps du discours>,
<l’aoriste sert à pointer l’événement hors de la personne d’un narrateur> : <c’est la
forme typique de l’histoire, du récit historique>, explicite-t-il encore, <forme qui a
disparu, vous le savez, du discours parlé>. L’aoriste serait ainsi l’équivalent, dans le
système des temps verbaux, du noème spécifique du haïku. « Et la Photo ? Je ne sais ; à
analyser plus tard », lance le professeur, avant de rendre compte rapidement de son
hypothèse de travail : « Certainement : très largement au parfait – mais peut-être des
photos à l’aoriste (par exemple, vignettes du Larousse) » (loc. cit.). L’intuition ici
exposée, nul approfondissement n’en est proposé dans La Chambre claire, n’était cette
courte parenthèse : « la Photo n’est jamais, en essence, un souvenir (dont l’expression
grammaticale serait le parfait, alors que le temps de la Photo, c’est plutôt l’aoriste) »
(CC, p. 863). Pareille mention parembolique, pour discrète qu’elle se présente,
synthétise le développement contrastif entre aoriste et parfait, longuement détaillé par
le professeur dans le cadre de La Préparation du roman, et que l’on retrouvera en
particulier dans une version antérieure du livre. On peut lire ainsi, au bas du feuillet
numéroté 40 dans le manuscrit du livre, ce développement biffé (fig. 4) :
Si vivant que soit le lien que mon présent entretient avec le passé de la Photo que je
regarde, je ne le conjugue pas au parfait (qui serait le temps de ce lien). Non, le
temps de la Photographie, du « cela a été » qu’elle me jette au visage, c’est l’aoriste ;
nous en avons perdu l’expression en français depuis que nous n’osons plus
employer le passé simple, trop littéraire – à preuve qu’ici même, j’ai exprimé tout
naturellement l’Interfuit de la Photo par un parfait (« cela a été »). L’aoriste est le
temps de l’événement hors de la personne du narrateur : l’événement est le repère
de la narration, non le narrateur (comme dans le parfait) ; et c’est bien ainsi que
nous vivons une photo : comme l’image d’un événement pur, fiché dans l’Histoire
sans aucune intervention humaine (le photographe, je n’y pense pas) ; dire que je
sens la photo comme « objective », ce serait trop peu ; car l’« objectivité » est
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194
encore l’attribut d’un narrateur (même si cet attribut tend à l’absenter) : la photo
est littéralement et absolument l’Histoire même : « ce qui a été », venu jusqu’à nous
sans la médiation d’aucun témoin. (encore une fois, phénoménologiquement, la
photographie ne compte pas). C’est là le paradoxe grammatical de la Photographie :
d’être à l’aoriste, alors que quelqu’un l’a faite, mais ce quelqu’un est, selon ma
conscience, aussi abstrait, aussi absent qu’un dieu31.
Fig. 4
13 Il faut tenir cette version manuscrite et les notes de cours dans les différences que les
deux documents établissent : de l’un à l’autre, la réflexion s’est déplacée, et l’écriture
du livre inverse l’hypothèse exposée à l’occasion de la séance du 15 février 1979 (le
temps de la photo n’est pas le parfait, mais bien l’aoriste). Pour autant, le point à
relever ne semble pas être dans cette infirmation – au moment de rédiger La Chambre
claire – de l’intuition évoquée dans le cours. Et ceci pour deux raisons. D’abord parce
que dans sa complémentarité à La Chambre claire, l’enseignement de 1979 permet à la
pensée de s’exposer dans toute sa richesse, sans opération de sélection ou
d’ordonnancement. C’est d’ailleurs bien ce qu’indiquait une des « chutes » du
manuscrit de La Chambre claire : Barthes y appelait de ses vœux une « science des
moires, des restes32 ». Ensuite, parce qu’il paraît plus riche de s’interroger sur les
motivations d’une telle suppression : à quelle décision s’articule-t-elle ? Peut-être, en ce
moment précis de la genèse, Barthes s’est-il, à l’exemple de Proust, trouvé divisé entre
deux côtés – celui de l’Essai (développé au moyen de Benveniste) et celui du Roman
(encore fantasmé). La séance du 15 février, consacrée à la photographie, aura été
l’occasion de dévoiler les prémisses d’une analyse plus technique (quant à la valeur des
temps, et quant à la validité d’une telle analogie) que la rédaction de l’ouvrage refuse,
au profit du récit.
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Le côté du Roman
14 C’est peu dire en effet que Barthes, dans le livre qu’il publie en 1980, propose un
véritable récit de méthode, originé dans une anecdote aux allures de fable : « Un jour, il
y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon,
Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu
réduire : “Je vois les yeux qui ont vu l’empereur” » (CC, p. 791). À partir de cet
événement fondateur, donnant son impulsion au trajet que suit l’ouvrage, l’auteur
thématise ses errances, à la recherche d’un maître – en témoigne la question qui ouvre
le deuxième chapitre : « Qui pouvait me guider ? ». Cette question retrouve l’annonce
jamais tout à fait explicitée au début de La Préparation du roman. Barthes évoque le
cheminement de Dante : « (il y a un initiateur : Virgile – nous aurons le nôtre) » (PR,
p. 26). Or, l’objet de cette quête initiée sous la bienveillance de la figure proustienne est
double. Il porte tout d’abord sur la « spécialité » de la photo. L’impératif énoncé par
Barthes lors du cours : « définir la spécificité de l’image photographique » (p. 114) –
« spécificité » que ce dernier glose par <spécialité>, rappelant que les deux termes ont à
l’origine le même sens – se retrouve ainsi sur le deuxième feuillet du manuscrit du
livre, « Vouloir trouver à la Photographie sa spécialité33 ». Mais il porte également sur
cette « tierce forme » dont la conférence désirait pénétrer le secret, dans l’intuition du
repérage d’un bougé des frontières et assignations génériques au cœur de la pratique
proustienne.
15 Barthes, ainsi, dévide le fil d’un récit qui est loin d’être linéaire. À l’occasion d’une
parenthèse : « (je ne savais pas encore que de cet entêtement du Référent à être
toujours là, allait surgir l’essence que je recherchais) » (CC, p. 793), se dessine le leurre
d’un rendu au présent de la recherche. L’évidence s’impose – à savoir que l’auteur a
remanié le texte en fonction de son point d’aboutissement et n’a pas simplement fait
état, au fil de la plume, de ses errements et de ses impasses. « Que la logique diffère du
chronologique », commente Bruno Clément, « c’est la règle en matière méthodique –
règle absolue34 ». Depuis la décision qui marque l’aventure de La Chambre claire (« Je
décidai alors de prendre pour guide de ma nouvelle analyse l’attrait que j’éprouvais
pour certaines photos », p. 803), jusqu’au dernier chapitre de la première partie, qui
s’achève sur ces mots : « Je devais faire ma palinodie » (p. 836), l’organisation du livre
lui permet de « se constituer en identité narrative35 ».
16 Du cours au livre, le trajet n’est en effet pas celui d’une exploration approfondie des
quelques prémisses jetées rapidement à l’occasion d’une séance un peu hors propos ; il
est bien plutôt celui d’une réduction progressive de la réflexion, à mesure que celle-ci
trouve une forme à même de l’accueillir et que s’affermit son identité narrative. Que
nous apprennent donc ces quelques pages des notes de cours consacrées à la photo ?
Que tout est là, à disposition, et que les successives découvertes qui marquent le livre de
1980 ne sont pas liées à la genèse du texte : ce « récit, à la fois intellectuel et affectif »,
tel que Barthes le présente dans un premier prière d’insérer 36, est d’abord quête d’une
nouvelle « forme », de cette « tierce forme » : les dimensions intellectuelles et affectives
soulignées par l’auteur rejoindraient le côté de l’Essai et celui du Roman, tels que
repérés à l’œuvre (dans leur recroisement et leur dévoiement) chez Proust. Ce
qu’indiquait déjà, si l’on accepte de s’y reporter, le feuillet 6 de la première version de
la conférence : « Or ma pratique passée (déjà longue) est celle non de la Science (je n’y
ai jamais cru) mais de l’Essai → Essai/Roman : c’est une bifurcation : cela fait deux
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côtés. Et voici qu’arrêté à ce croisement, je rencontre Proust37. » Ce croisement, cette
bifurcation, annoncent une décision conquise de haute lutte, quant au côté à
privilégier ; et si de cette lutte le dossier génétique de La Chambre claire ne porte pas
explicitement la trace, la comparaison dynamique des différents documents
(conférence, cours, brouillons du livre) permet, peut-être, d’en ressaisir même
imparfaitement les rouages. Dès lors, en confrontant les avant-textes du livre aux notes
de cours, on peut envisager avec la juste distance nécessaire le protocole narratif mis
en scène dans La Chambre claire. Il paraît possible ici de défendre une lecture à rebours
du livre : ce dernier ne propose pas le trajet naïf d’une pensée qui évolue depuis
l’étonnement saisissant Barthes devant la photo du dernier frère de Napoléon, jusqu’à
la révélation d’une essence de la photographie qui serait advenue à mesure que
s’écrivait l’ouvrage.
17 Bien au contraire, cette essence de la Photographie, Barthes, lors de la séance qu’il
introduit, on s’en souvient, comme <digression>, la dévoile d’emblée : <mon hypothèse
depuis longtemps formulée en moi, enfin formulée, esquissée, tentée, mais jamais
explorée à fond, ce que je me propose de faire dans un travail prochain et j’espère
proche : le noème de la photographie doit être cherché du côté de ce que j’appelle le
cela a été, ça a été>38. S’il faut attendre le quarante-septième chapitre (le pénultième)
du livre pour trouver cet aveu : « Le noème de la Photographie est simple, banal ;
aucune profondeur : “Ça a été”. Je connais nos critiques : quoi ! tout un livre (même
bref) pour découvrir cela que je sais dès le premier coup d’œil ? » (CC, p. 880), c’est là un
terme factice, en ce qu’il se présentait explicitement comme point de départ du
développement du cours. Il faut entendre alors la protestation de l’auteur : « Oui, mais
telle évidence peut être sœur de folie » (loc. cit.). Le livre permet ainsi à l’intuition (qui
ne bougera pas, ne s’approfondira guère, n’était la découverte du punctum, approchée
dans le cours via l’attention portée au détail) de se parer des atours de la
démonstration. Et si La Chambre claire constitue de Barthes l’ouvrage le plus narratif, sa
mise en récit ne serait-elle pas protection contre cette folie même ? Ce que le cours
présentait comme « digression », le livre l’offre comme « progression », afin
d’acclimater le sujet à cette évidence, de l’ordre de l’intraitable : en témoigne la
mention qui ouvre le chapitre 32 de La Chambre claire : « Le nom du noème de la
Photographie sera donc : “Ça-a-été”, ou encore : l’Intraitable » (p. 851). Il s’agit donc de
renverser le mouvement que l’on peut inférer, d’une première lecture, dans le livre : ce
dernier détaillerait moins les étapes d’un cheminement ou d’une quête initiés lors du
cours, et approfondis à cette occasion, qu’il n’exposerait les stades successifs d’une
lucidité « intraitable » pourtant présente au moment de la « digression » sur la photo,
durant la séance du 15 février 1979. Il s’agit dès lors moins d’observer comment, de La
Préparation… à La Chambre claire, s’affermit ce que Barthes dit de la photo, que d’étudier
comment l’auteur trouve à se protéger de la « blessure » qu’elle inflige au sujet 39 – et l’on
rejoint là ce que la première version de la conférence dit de Proust écrivant la
Recherche : « Poésie et Roman sont évidemment ici du même côté : ce qui peut guérir la
Blessure40 », en un pouvoir d’apaisement interdit à l’Essai.
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« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », première version manuscrite de la conférence (BnF,
NAF 28630, fo 9, détail)
BnF
19 Non pas détruire, mais déplacer, mais ébranler : tout le projet du dernier texte de Barthes
semble ici résumé. La Chambre claire n’abandonne pas la dimension intellectuelle de son
enquête sur la photographie (dimension exposée à l’occasion de la séance du 15 février
1979 de La Préparation du roman) ; mais elle ne lui sacrifie pas non plus l’intensité
personnelle, la projection affective de sa démarche. Elle ne « détruit » pas les modalités
énonciatives de l’essai ; elle en déplace les possibles. Ainsi ne comprend-on vraiment le
passage du cours au livre qu’au moyen des pistes lancées dans la conférence et de
l’annonce d’une modification de l’écriture dans la définition (encore à venir) d’une
« tierce forme ». L’hybridité de La Chambre claire – ni tout à fait Essai, ni tout à fait
Roman ; à la fois Essai et Roman – relève de cette tierce forme, à laquelle il serait vain de
donner une extension générique précise : dans le discours barthésien (celui du cours
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comme de la conférence), « tierce forme » et « roman » sont vite faits synonymes. Ils
désignent tous deux cette « écriture médiate qui ne fait pas pression sur l’autre (le
lecteur)42 », dont l’« instance » serait « la vérité des affects, non celle des idées 43 ». Une
forme qui exclurait moins qu’elle n’accueillerait, comme le réclament encore les
premiers brouillons de la conférence :
Une nouvelle dialectique, une nouvelle topologie doit être cherchée : mettre le
général (ou le Théorique, ou le Doctrinal) en position d’Indirect : donc : non pas
l’abolir, le censurer (nous avons besoin du Théorique), mais le latéraliser, le
prendre en écharpe. Pourquoi ? Parce qu’il nous faut un discours sans arrogance,
sans terreur, sans répression : un discours habitable44 (fig. 6).
Fig. 6
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », première version manuscrite de la conférence (BnF,
NAF 28630, fo 10, détail)
BnF
NOTES
1. C’est à U. Eco que j’emprunte l’expression : voir Vertige de la liste, Paris, Flammarion, 2009.
2. Le tableau se trouve reproduit dans le Roland Barthes par Roland Barthes, p. 718 du tome IV des
Œuvres complètes, éditées par É. Marty (Paris, Éditions du Seuil, 2002). Celles-ci seront dorénavant
abrégées en OC, mention suivie du numéro du volume auquel se reporter.
3. R. Barthes, « Proust et les noms », dans OC, t. II, p. 66-77.
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199
4. R. Barthes, « Ça prend » ( OC, t. V, p. 654-656) et « Longtemps, je me suis couché de bonne
heure » (OC, t. V, p. 459-470).
5. R. Barthes, La Préparation du roman, éd. N. Léger, Paris, Éditions du Seuil, 2003.
6. R. Barthes, Roland Barthes, op. cit., p. 719.
7. Voir R. Barthes, Comment vivre ensemble. Simulations de quelques espaces romanesques,
éd. Cl. Coste, Paris, Éditions du Seuil/IMEC, 2002, p. 53 : « Sentiment, état du moine qui
désinvestit de l’ascèse, qui n’arrive plus à investir en elle (≠ qui perd la foi). Ce n’est pas une perte
de croyance, c’est une perte d’investissement ».
8. R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 27. La conférence formulait la révolte en ces
termes : « parce que la case est dessinée, parce qu’il n’y a plus de “hors case”, le travail que je vais
y loger prend une sorte de solennité » (« Longtemps… », art. cité, p. 466).
9. R. Barthes, Comment vivre ensemble, op. cit., p. 53.
10. On consultera notamment l’article de K. Yacavone, « Barthes et Proust : la Recherche comme
aventure photographique », dans « L’écrivain préféré », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie),
n° 4, mars 2008, URL : <www.fabula.org/lht/4/Yacavone.html> (page consultée le 26 novembre
2012).
11. R. Barthes, BnF, NAF 28630, trois ensembles : 23 f. mss, 19 f. mss et 20 f. tapuscrits avec
corrections manuscrites.
12. Notamment quant à l’insertion de l’exemple de Dante, envisagée dès le premier feuillet et
reportée dans la version définitive en deuxième partie de la conférence. Sur ce point, je renvoie à
mon livre : Une parole inquiète. Barthes et Foucault au Collège de France, Grenoble, ELLUG, 2012, en
particulier p. 87-93.
13. R. Barthes, BnF, NAF 28630, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », première
version manuscrite, fo 1. Les références à ce manuscrit se feront pour la suite de ce
développement dans le corps du texte, entre parenthèses.
14. R. Barthes, « Longtemps… », art. cité, p. 459.
15. R. Barthes, « Qu’est-ce que l’influence ? », dans Roland Barthes, op. cit., p. 683.
16. Pour reprendre ici l’ouverture bien connue des Fragments d’un discours amoureux (OC, t. V,
p. 35) : « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit… ».
17. Voir R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 26.
18. L’essai de M. Macé, Façons de lire, manières d’être (Paris, Gallimard, 2011), réfléchit aux
modalités d’insertion de la lecture dans la vie et à l’insistance de certaines figures littéraires et
des possibles qu’elles ouvrent dans le champ d’une existence qualifiée (i.e. en quête d’une certaine
qualité – ici exemplairement d’écriture).
19. R. Barthes, « Longtemps… », art. cité, p. 466.
20. R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 210.
21. Ibid., p. 29.
22. Voir R. Barthes, « Longtemps… », art. cité, p. 460-461.
23. R. Barthes, La Chambre claire, dans OC, t. V. Les références à ce texte (abrégé CC) seront
désormais données dans le corps du texte, entre parenthèses. Le dossier génétique de ce livre a
fait l’objet d’une présentation et d’une étude scrupuleuses : voir J.-L. Lebrave, « Point sur la
genèse de La Chambre claire », dans Genesis, n° 19, « Roland Barthes », 2002, p. 79-108.
24. Il est une autre possibilité, aujourd’hui bien mise au jour et sur laquelle je ne reviens pas :
celle de faire des quelques feuillets manuscrits présentés dans les Œuvres complètes sous le titre
« Vita Nova » le lieu d’expérimentation d’une sortie de l’Essai – et d’un essayage au roman. Voir,
notamment, l’analyse proposée par Cl. Amigo Pino dans son article « Le roman du temps perdu.
Le mythe de Proust et la recherche de Barthes » (dans Recherches et travaux, « Le devenir-roman
des Mythologies de Barthes », n° 77, dir. G. Bellon et P. Vachaud, Grenoble, ELLUG, 2010, p. 46-56).
25. C’est le sens de la note de Nathalie Léger : « Ce passage consacré à la photographie constitue
l’esquisse de ce que Roland Barthes développera quelques mois plus tard dans La Chambre claire.
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renversements, tout au long de la Recherche, et combien Proust était fier de cette composition par
enjambements, qui fait que tel détail insignifiant, donné au début du roman, se retrouve à la fin,
comme poussé, germé, épanoui, on peut penser que ce que Proust a découvert, c’est l’efficacité
romanesque de ce que l’on pourrait appeler le “marcottage” des figures : plantée ici, souvent
discrètement (disons, au hasard, par exemple : la dame en rose), une figure se retrouve bien plus
tard, par enjambement au-dessus d’une infinité d’autres relations, fonder une nouvelle souche
(Odette) » (R. Barthes, « Ça prend », art. cité, p. 656).
28. Les pages qui suivent reprennent certains exemples abordés dans Une parole inquiète (op. cit.,
p. 116-125), en orientant l’analyse autour de la « tierce forme » proustienne.
29. Il s’agit des fiches numérotées [287] et [288] dans le fonds. Voir leur transcription dans J.-
L. Lebrave, « Point sur la genèse de La Chambre claire », art. cité, p. 82.
30. Pour J.-L. Lebrave, « la relecture et l’intégration des fiches Benveniste, loin d’avoir une
finalité réflexive, répondait à une raison pratique, liée à la genèse même du texte : dans le travail
de mise en place du registre narratif propre à La Chambre claire, les analyses de Benveniste ont
peut-être aidé Barthes à résoudre un problème d’écriture » (ibid., p. 85).
31. R. Barthes, BnF, NAF 28630, La Chambre claire, manuscrit, f o 40.
32. Ibid., f. 41.
33. R. Barthes, BnF, NAF 28630, La Chambre claire, « Premier brouillon/Chutes », f o 2.
34. B. Clément, Le Récit de la méthode, Paris, Gallimard, 2005, p. 112.
35. Ibid., p. 22.
36. BnF, NAF 28630, La Chambre claire, copie 1, « Note sur la photographie ».
37. R. Barthes, BnF, BRT.2.A8.03, f. 6.
38. R. Barthes, séance du 15 février 1979 et PR, p. 114.
39. À l’opposé du studium, ce « champ d’étude », vague sinon « paresseux » qui nous attache à la
plupart des photos, le punctum (cette relation d’élection à une photo) se noue pour Barthes
autour d’« une essence (de blessure), ce qui ne peut se transformer, mais seulement se répéter
sous les espèces de l’insistance (du regard insistant) » (CC, p. 828).
40. R. Barthes, BnF, NAF 28630, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », première
version manuscrite, f. 7.
41. Ibid., f. 9.
42. Ibid., f. 6.
43. R. Barthes, « Longtemps… », art. cité, p. 469.
44. R. Barthes, BnF, NAF 28630, « Longtemps je me suis couché de bonne heure », première
version manuscrite, f. 10.
45. On lit ce terme, d’une grande fortune dans l’imaginaire du « dernier Barthes » (je rappelle
qu’il intervient dans la définition même du noème de la photographie ; voir CC, p. 851), dans la
préface « Comment est fait ce livre » des Fragments (OC, t. V, p. 29).
46. Ce « moment » trouverait alors à s’unir autour d’une conception différente du geste
d’écriture, d’un « écart entre la production écrite et la pratique de l’enseignement », rappelé par
É. Marty : « si auparavant, lorsque Barthes animait un séminaire restreint à l’École pratique des
hautes études, il a pu […] être tenté de transformer tel ou tel cours en livre, cette hypothèse a
totalement disparu » (« Avant-propos », dans R. Barthes, Comment vivre ensemble, op. cit., p. 9).
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Ainsi s’expliquerait la nécessité d’ouvrir l’étude de la genèse du dernier livre publié à une analyse
plus large – ce que nous avons voulu proposer dans le cadre de cette réflexion.
47. R. Barthes, Le Neutre, éd. T. Clerc, Paris, Éditions du Seuil/IMEC, 2002, p. 39.
RÉSUMÉS
Barthes, lisant Proust, insiste sur « l’hésitation » qu’aurait affrontée l’auteur entre deux côtés :
celui de l’essai et celui du roman. Or, La Chambre claire (dernier ouvrage du critique) semble
témoigner d’une hésitation identique. La comparaison des manuscrits de cette « note sur la
photographie » avec les réflexions livrées par Barthes à l’occasion d’une séance de La Préparation
du roman, son cours au Collège de France, permet de nuancer l’idée d’une tentative de saisie
intellectuelle de la photo. Il s’agirait en effet moins d’un texte de méthode (retraçant pas à pas les
découvertes de l’auteur) que d’un récit – d’un roman.
When reading Proust, Barthes insisted on the “hesitation” that the writer would have had in
choosing between two sides: the essay or the novel. Barthes’ last work, La Chambre claire, seems to
show an identical hesitation. Comparing the manuscripts of this “note on photography” with
Barthes’ reflections made during a presentation of La Préparation du roman, in his Collège de
France class, enables us to qualify the idea of an attempt at an intellectual grasp of photography.
This would be less the text of a method (retracing step by step the author’s findings) than a story,
a novel.
Barthes, leyendo a Proust, insiste acerca de la “indecisión” a la que se vio confrontado el autor
entre dos polos: el del ensayo y la novela. Ahora bien, La cámara lúcida (último libro del crítico)
parece poner de manifiesto una indecisión similar. La comparación de los manuscritos de esta
“nota sobre la fotografía” con las reflexiones enunciadas por Barthes en una sesión de su curso
en el Colegio de Francia, titulado La preparación de la novela, permite matizar la idea de una
tentativa de comprensión intelectual de la fotografía ; se trataría, en efecto, más que de un texto
de método (que restituye paso a paso los descubrimientos del autor) de un relato, de una novela.
Barthes, leggendo Proust, insiste sull’“hésitation” che avrebbe affrontato l’autore nei due piani di
scrittura: quello del saggio e quello del romanzo. Tuttavia, ne La Chambre claire (ultimo studio del
critico) egli sembra mostrare una identica “hésitation”. Il confronto della lezione dei manoscritti
che tramandano questa “note sur la photographie” con le riflessioni dettate da Barthes nel corso
di una seduta de La Préparation du roman, il suo corso al Collège de France, permette di attenuare
l’idea di un tentativo di comprensione intellettuale della foto. Sembra infatti che si tratti meno di
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202
un testo di metodo (traccia passo per passo le conclusioni dell’autore) che di un racconto – di un
romanzo.
Barthes, lendo Proust, chama a atenção para a “hesitação” que o teria dividido entre dois lados: o
ensaio e o romance. Ora, La Chambre claire (último livro do crítico) parece testemunhar uma
hesitação idêntica. A comparação entre os manuscritos dessa “nota sobre a fotografia” e as
reflexões expostas numa sessão de La Préparation du roman, curso de Barthes no Collège de France,
permite matizar a ideia de uma promoção intelectual da fotografia. Seria questão menos de um
texto sobre o método (rastreando passo a passo as descobertas do autor) e mais de uma narrativa
– de um romance.
INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, Barthes Roland, manuscrit, critique génétique, La Chambre claire, La
Préparation du roman, À la recherche du temps perdu, génétique textuelle, XXe siècle
AUTEUR
GUILLAUME BELLON
GUILLAUME BELLON est agrégé de lettres, docteur de l’université Stendhal-Grenoble III, et titulaire
d’un postdoctorat effectué à l’Université du Québec à Montréal. Il a dirigé pendant plusieurs
années la revue en ligne de critique génétique Recto/Verso (<www.revuerectoverso.com>). Son
livre, Une parole inquiète. Barthes et Foucault au Collège de France, est paru au printemps 2012 aux
ELLUG.
guillaume.bellon[arobase]@yahoo.fr
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203
Flaubert, la prose « comme une
peinture1 »
Jacques Neefs
1 « La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence
des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais
celles de la prose, tant s’en faut. » Les réflexions de Flaubert sur cet art nouveau de la
prose ont été souvent et largement commentées2. Flaubert écrit cela à Louise Colet, le
24 avril 18523, alors qu’il est en train d’écrire la première partie de Madame Bovary.
2 Une autre lettre-programme de cette période de la rédaction de Madame Bovary a
retenu l’attention des critiques :
Je suis en train de recopier, de corriger et raturer toute ma première partie de
Bovary. Les yeux m’en piquent. Je voudrais d’un seul coup d’œil lire ces cent
cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs détails dans une seule pensée. Ce
sera de dimanche en huit que je relirai tout à Bouilhet et le lendemain, ou le
surlendemain, tu me verras. Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais
fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance
du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable,
aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je
suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que
moi ; mais quant à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu !).
3 Flaubert continue sur un point de technique proprement romanesque : « Il ne me paraît
pas non plus impossible de donner à l’analyse psychologique la rapidité, la netteté,
l’emportement d’une narration purement dramatique. Cela n’a jamais été tenté et
serait beau4. » Cette lettre est remarquablement complète, quant à l’art nouveau dont
Flaubert a la certitude d’avoir la charge. Il faut en considérer tous les termes ensemble,
aussi bien que le mouvement.
Un art moderne de la prose
4 L’invention que Flaubert expérimente dans la rédaction de Madame Bovary, consiste à
faire se rejoindre l’art du roman et l’art de la prose, et à inventer la prose comme art du
roman, aussi bien qu’à faire du roman un art de la prose : la prose narrative doit être
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aussi irrécusable que le vers, acquérir rythme, sonorité, extrême consistance, pour
conquérir son intensité esthétique propre, pour devenir un monde signifiant fait
d’appropriation sensible ; et le roman doit inventer une nouvelle narrativité
dramatique de sorte que l’analyse psychologique réside dans la forme de l’œuvre, c’est-
à-dire, intimement, dans sa réalisation en prose.
5 S’ajoute une exigence nouvelle : il faudrait pouvoir défaire la linéarité narrative et
saisir synthétiquement le texte du récit, comme face à un tableau : « Je voudrais d’un
seul coup d’œil lire ces cent cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs détails
dans une seule pensée. » Les mondes narratifs se déroulent, mais l’œuvre est une.
Flaubert introduit une tension singulière dans l’esthétique narrative, entre les
accidents de l’intrigue, et la puissance de l’œuvre comme œuvre « en soi ». L’œuvre est
une totalité, qui doit agir selon sa propre unité, et qui s’impose comme une pensée
présente. Flaubert pose là déjà ce qui sera son souci constant : trouver la poétique
propre à chaque œuvre, ce qu’il nomme la « poétique insciente » de l’œuvre, qui fait
que celle-ci tient par son propre style plus que par son sujet.
6 Enfin, la mention des lectures régulièrement faites de l’œuvre à Bouilhet rappelle
combien le critère de la voix, du rythme, du souffle, était essentiel à cet art nouveau de
la prose narrative. Ce que Flaubert appela l’épreuve du « gueuloir », c’est-à-dire la mise
en diction orale de ses phrases, est certainement l’un des moyens qui permettent de
mesurer, point par point, séquence par séquence, la consistance esthétique de l’œuvre,
et d’évaluer sa force d’intonation. Il faut percevoir la validité de celle-ci par son retour
sonore5. Penser la phrase comme « sonorité » globale, parfaitement ajustée à la
représentation en jeu est proche de l’esthétique mallarméenne du vers, « qui de
plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue, et comme
incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le hasard
demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la
sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment d’élocution, en
même temps que la réminiscence de l’objet baigne dans une neuve atmosphère 6 ». C’est
bien d’une même sorte d’étrange « neuve atmosphère » que la prose narrative de
Flaubert, « retrempe alternée en le sens et la sonorité » les choses communes, les lieux,
les impressions, les émotions, les désirs, les sensations.
7 L’effet singulier de l’œuvre de Flaubert est dans ce retournement même. La puissance
de l’œuvre doit sembler venir de celle-ci, d’une voix qui en sort, et qui s’y tient
« impersonnelle », comme le dit Flaubert, et non pas de l’impératif d’une voix qui sait,
qui montre, qui expose dramatiquement les lois du réel, comme dans les œuvres de
Balzac. Elle ne tient pas non plus à l’éclat d’une « vision » souveraine qui anime les
camps d’ombre comme les lumières de la conscience, et se projette en phrases et
formules impératives, injonctives, comme chez Hugo. Si cet effet nouveau de la prose
chez Flaubert a pu être qualifié de « réalisme », c’est du fait de la présence particulière
qui est donnée à l’apparition des choses et des êtres pris ensemble de manière égale
dans cette prose. C’est ce que Flaubert nomme dans une lettre « du réel écrit » : « Le
bon de la Bovary, c’est que ça aura été une rude gymnastique. J’aurai fait du réel écrit,
ce qui est rare7. » Il s’agit bien d’un « effet de réel » spécifique, celui d’une insistance de
l’œuvre elle-même, et d’une puissance d’absorption intense, dans la voix du texte.
8 Cet effet singulier, Maupassant l’a fortement décrit, en commentant, en 1884,
l’événement qu’avait été la publication de Madame Bovary : « L’apparition de Madame
Bovary fut une révolution dans les lettres […] Ce n’était plus du roman comme l’avait
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fait les plus grands […] C’était la vie même apparue. » Le charme de l’œuvre est alors
absolument neuf : « On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en
tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés,
leurs odeurs, leur charme, que les objets surgissaient devant le lecteur à mesure que les
évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où8. » Il faut revenir à cette
impression initiale d’absolue nouveauté pour comprendre la puissance esthétique que
Flaubert avait donnée à la prose narrative, équivalente à celle qu’ont pu avoir les
tableaux de Manet à leur apparition. L’œuvre en tant qu’œuvre (prose ou peinture) a
une puissance d’attrait qui interroge notre conscience du réel lui-même. C’est le sens
également de l’admiration que Conrad avait pour Flaubert, quand il écrit, le 6 avril
1892, alors qu’il était au milieu de la rédaction de Almayer’s Folly, à Marguerite
Poradowska : « Je viens de relire Madame Bovary avec une admiration pleine de respect.
[…] En voilà un qui avait assez d’imagination pour deux réalistes. Il y a peu d’auteurs
qui soient aussi créateur que lui. On ne questionne jamais pour un moment ni ses
personnes ni ses événements ; on douterait plutôt de sa propre existence 9. » L’œuvre
telle que Flaubert la « réalise », offre un fascinant et fragile sentiment d’existence, sa
vérité attire, règne face au lecteur10, et enlève celui-ci à son peu de réalité. Cela
commente bien ce que Flaubert pouvait entendre par « du réel écrit ». Le « réel écrit »
suspend étrangement, par la force avec laquelle il s’impose, notre propre conscience du
réel11.
« L’apparition » de Rouen, construire en prose
9 La conception et la rédaction de la très commentée « vue de Rouen 12 » au chapitre V de
la troisième partie de Madame Bovary13 est un exemple particulièrement probant de la
forme de présence que Flaubert cherche à donner à sa prose, face au lecteur 14.
10 Antoine Albalat avait commenté les six « rédactions » de la description de Rouen qu’il
identifie dans les manuscrits du roman15. Il « transcrit » les pages à sa manière, en un
texte continu, syntaxiquement ordonné, intégrant parfois comme texte des segments
pourtant biffés par Flaubert, et sans rendre cependant véritablement sensible le
minutieux travail interne de chaque folio16. La dynamique des ratures, et des essais
successifs qui emplissent la page, c’est-à-dire les mouvements infimes de la pensée
« roman » qui se cherche en mots sur la page, est effacée. Il s’agit en fait pour lui de
recomposer six versions « lisibles » pour montrer comment les « principales idées
descriptives » que l’on trouve dans la première rédaction, vont « changer de forme », et
« se solidifier peu à peu ». Les commentaires sont essentiellement guidés par l’idée
d’une concentration progressive de l’impact descriptif, à partir de l’idée initiale. Ainsi,
à propos de ce qu’il identifie comme la troisième rédaction, il écrit : « Cette fois la
forme s’est resserrée. Il y a encore des bavures, des tâtonnements. Nous voyons
apparaître le mot qui rendra l’image définitive, le paysage immobile comme une peinture
et qui fera supprimer plus loin l’immobilité d’estampe17. Les autres idées sont en place, à
peu près écrites. La forme commence à ne plus remuer18. » Curieuse expression, que
celle de cette forme appelée à « ne plus remuer ». Comme s’il fallait tuer la bête-
invention pour que le texte soit conforme à une esthétique stabilisée, identifiable,
stylistiquement conforme.
11 Pourtant, le travail des pages témoigne d’une intégration de plus en plus complexe,
dans la composition des phrases, des possibilités d’une telle « vue de Rouen ». Il est
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l’élaboration d’une pensée « visuelle », spatiale et sonore, qui devra, imprimée, être le
lieu, comme un poème, comme une peinture, d’un inépuisable événement sensible.
12 De folio à folio, Flaubert cherche en effet plus qu’une belle « description de Rouen » ou
un morceau de bravoure obligé. Roland Barthes contestait la pertinence structurelle de
la « description de Rouen » (« on ne peut la rattacher à aucune séquence fonctionnelle
ni à aucun signifié caractériel, atmosphériel ou sapientiel »), tout en lui trouvant une
justification selon « les lois de la littérature » : « son “sens” existe, il dépend de la
conformité non au modèle, mais aux règles culturelles de la représentation ». Comme
Albalat, sur les transcriptions duquel il s’appuie, Barthes voit dans le travail d’écriture
le moyen d’exercer une rhétorique (Albalat s’en tenait à une sorte de « stylistique »
élémentaire) : « On y voit que le tissu descriptif, qui semble à première vue accorder
une grande importance […] à l’objet Rouen, n’est en fait qu’une sorte de fond destiné à
recevoir les joyaux de quelques métaphores rares […] comme si, dans Rouen,
importaient seules les figures de rhétorique auxquelles la vue de la ville se prête. »
Enfin Barthes souligne lui aussi l’importance, comme la marque d’une stabilisation, de
cette phrase du texte : « Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air immobile
comme une peinture. » Barthes commente : « On y [dans les versions successives] voit
que toute la description est construite, en vue d’apparenter Rouen à une peinture : c’est
une scène peinte que le langage prend en charge19. »
13 Pourtant les rédactions successives permettent de comprendre encore autrement le
travail de Flaubert, aussi bien que le texte publié : ce moment du texte, loin de se faire
la description de ce qui serait un tableau, est constitué, comme partout ailleurs, d’un
mouvement qui voudrait « immobiliser » l’infiniment mouvant, mémorablement, sans
le figer, et qui pourrait produire la vue globale, instantanée, d’un univers familier,
désiré, en fait rêvé, comme une présence qui nous ferait face, comme une
« apparition », comme le peut et comme le fait une peinture.
14 La venue de cette comparaison avec « une peinture » n’est pas immédiate, la
formulation en est progressivement trouvée, et surtout, elle intervient comme le
dispositif d’une perspective optique.
15 Une première version (f° 174) inaugure, dans un ajout marginal, une perspective et la
forme de l’immobilité comme image imprimée, comme estampe : « [les bateaux] forêt
de mats comme une forêt sans feuille qui déchirait la brume rayaient le ciel gris sans
h[au]teur de bord, – aplatis étant vus à hauteur d’oiseau, et avec une immobilité
d’estampe. »
16 La deuxième version (f° 193) reprend cette formule encore très indirecte : « Contre les
maisons du port les navires tassés, dont les mats, comme des aiguilles perçaient le ciel
gris avec une immobilité d’estampe. » La phrase est restructurée, par ratures et ajouts
en : « Les navires tassés contre les maisons avaient l’air aplatis sur l’eau, et leurs mats,
comme une forêt d’aiguilles perçaient le ciel gris avec une immobilité d’estampes. » La
perspective de la vue est dissociée, elle est en effet posée dans la phrase précédente, qui
esquisse une description de la rivière : « Ainsi vue d’en haut, et presqu’à vol d’horizon
d’oiseau, la Seine, arrondissant sa courbe et pleine jusqu’aux bords […] semblait ne pas
couler. »
17 La formule est reprise dans la rédaction suivante (f° 191), mais par une série de ratures,
et particulièrement en supprimant la mention de la rivière, la phrase réunit à nouveau
perspective optique et mention de la peinture20 :
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18 Les deux versions suivantes présentent une formulation relativement différente, qui
précise encore que la vision narrative et prosodique devrait pouvoir être mentalement
synthétique, et devrait pouvoir faire face, immobile, au lecteur :
19 De « comme en peinture » à « comme une peinture » (ce qui n’est ni « un tableau », ni
« la peinture »), l’approche de ce qui pourrait équivaloir à ce que peut faire « une
peinture » est ainsi ajustée dans le texte. Le « réel écrit » doit avoir la force de présence
que l’on reçoit d’une peinture, devant une peinture. Essayer la formule « presque
perpendiculairement » va dans ce sens : il s’agit d’imaginer un face-à-face (ici
curieusement vertical) avec la puissance d’apparition d’une totalité vibrante, d’une
totalité visible, sensible, que la prose est condamnée à énumérer, et à organiser en une
syntaxe distributive, en comparaisons, et en un jeu de rythmes sonores 21. C’est ce que
définissent encore les « simplifications » suivantes :
20 La perspective optique et la puissance de ce qui fait face à la vue, que la prose construit,
dans un moment des désirs du personnage comme dans la mélancolie du narrateur,
sont ainsi posés avec précision.
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21 La précision stylistique est très subtile : la suppression de la virgule entre « immobile »
et « comme une peinture » dans les folios 190 et 171 en est un exemple. La qualité de
« comme une peinture », isolée d’abord comme une idée de comparaison, est, par
l’annulation de la virgule (virgule présente dans le texte des folios 168 et 192) intégrée
plus intimement dans le segment, qui doit alors être lu d’une voix : « le paysage tout
entier avait l’air immobile comme une peinture ». C’est sur l’immobilité qu’est alors mis
l’accent. Est-ce que cela peut désigner le « paysage » rêvé par le texte en réponse à la
perspective trouvée : « Ainsi vu d’en haut » ? Une version imaginait faire précéder la
vue de Rouen d’une sensation physique forte, en même temps que d’un geste qui
pouvait « motiver » dans la fiction l’apparition, aux yeux du personnage, de la ville :
« Elle ouvrait baissait la glace obscurcie par les haleines. L’air pur frais du matin
entrait » (f° 186). De fait cela focalisait sans doute excessivement, en ce point,
l’intériorisation de « l’apparition » de Rouen, qui devrait finalement appartenir au
texte plus qu’au personnage22.
Fig. 1
Manuscrit de Madame Bovary (Bibliothèque municipale de Rouen, Ms. g 2235, f° 191, détail)
Bibliothèque municipale de Rouen
22 Sur le folio 191 (fig. 1), Flaubert introduit un changement décisif. Il clôt le mouvement
précédent, celui du trajet, par cette phrase qui fait comme le titre du paragraphe « vue
de Rouen » qui suit :
23 De « la ville entière » à « tout à coup », on comprend que Flaubert veut faire apparaître
« Rouen » à la fois dans la complétude et l’instantanéité. « D’un seul coup d’œil », qui
s’y substitue, conjugue les deux en une formule très efficace, avec une syntaxe
elliptique : est-ce la « vue de Rouen » (« immobile comme une peinture ») qui apparaît
« d’un seul coup d’œil » ? Le « coup d’œil » et la vue se regardent-ils ? C’est bien la
puissance de cette « apparition » de Rouen, entière, fascinante, qui est en jeu. La
formule est conservée jusqu’au texte imprimé : « l’apparition » de la ville (on sait
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209
l’importance de ce terme chez Flaubert, en particulier dans L’Éducation sentimentale,
mais aussi, théâtralement selon une vigueur répétitive vertigineuse dans La Tentation de
saint Antoine) est l’objet du texte, en ce point – comme elle est, aussi, tel que le « mime »
alors Flaubert, le rêve d’Emma, le foyer de ses désirs 23.
24 Dès les scénarios la « vue de Rouen » est précisément associée aux rendez-vous
d’Emma, et à son désir amoureux :
impatience des rendez-vous du jeudi – descente de la côte du Boisguillaume. Rouen
dans la brume – cailloux qui craquent sous les roues. desc entrée à Rouen. odeur
d’absinthe qui sort des cafés. manière féroce dont elle se déshabille (Ms. gg 9,
f° 29 v°).
impatience des rendez-vous du jeudi. levée de gd matin. – pendant la route, elle
fermait les yeux, pr se faire des surprises & que le chemin lui parût moins long.
descentes de la côte de Boisguillaume – gd trot – brumes sur Rouen. clochers. – la
ville s’éveille. Rouen à l’automne. – Bas de la rue gd Pont. odeur d’absinthe qui sort
des cafés – Bordels à arbustes verts.
Manière féroce dont elle se déshabillait (Ms. gg 9, f° 33 r°) 24.
25 « L’apparition » de Rouen est donc narrativement programmée dans une impatience
amoureuse. Elle est comme un suspens musical dans la trame d’une attente. Flaubert
travaille d’ailleurs beaucoup le « voyage » qui précède, y compris à nouveau après avoir
établi la « vue de Rouen » (en particulier f° 168, fig. 2, et 171).
Fig. 2
26 Dans la rédaction de cette « approche de Rouen », les pages sont le lieu d’une tension,
et Flaubert conçoit l’écriture de cette arrivée comme une plongée dans l’impatience et
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le désir. Ainsi de cette ligne (f° 168) qui tente de formuler l’exaspération dans la durée,
et dans la répétition, au sein du paysage :
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211
comme il l’est de folio en folio dans ce que l’écriture ici recherche, vers une apparition
suspendue dans le texte qui s’en écrit27.
30 On voit que la construction (c’est le mot de Barthes) de la « vue de Rouen » est la
construction d’une figuration donnée comme mentale, et pourtant profondément
sensorielle en même temps : « la terre résonnait sous les roues » est-il écrit dans la
version publiée, en reprise de cette note étonnante d’un scénario : « cailloux qui
craquent sous les roues ». Construction ou reconstruction, car il n’est pas insignifiant
que Flaubert place en cette course vertigineuse28 de son personnage cette « apparition »
de Rouen, comme un exercice de mémoire29. Le texte conquiert ainsi non tant une
capacité de description, que la puissance de faire être des pensées et des attentes
comme des souvenirs, devant nous, dans le tracé de la prose, la fiction d’un trajet, et
l’épiphanie d’une apparition, à la fois déclinée dans le temps d’une série de phrases et
postulée dans l’immédiateté d’un paragraphe.
31 C’est bien la manière dont le travail de Flaubert consiste à intérioriser et
simultanément objectiver dans la prose tout ensemble la pensée d’un trajet, les
minuties de la perception et des sensations, la tension d’un désir, l’enveloppe de
l’habitude, l’événement du regard, qui fait surgir, comme en mélancolie, la « vue de
Rouen », qui nous regarde, comme peut le faire une peinture, « d’un seul coup d’œil 30 ».
32 Dans son Journal, Charles Du Bos rapporte l’impression qu’il a eue, à la relecture de
L’Éducation sentimentale, qui lui permet de formuler la qualité unique de la
« profondeur » de Flaubert : « Je disais à Z. que ce paragraphe du chapitre I de
L’Éducation sentimentale [« Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune […]
dans une curiosité qui n’avait pas de limite31 »] est peut-être le plus extraordinaire
qu’ait inspiré ce que l’on pourrait appeler la métaphysique de la sensualité : je ne sais
quel trouble au-delà de la vie des sens, ces moments où l’on oublie jusqu’à l’idée de
possession tant est forte l’absorption dans un engourdissement sensuel : les moments
où l’on ne peut rien faire parce que l’on ne peut pas bouger32. » Il s’agit en effet alors
également, comme pour la « vue de Rouen », d’une sorte d’apparition : « Ce fut comme
une apparition », est la célèbre formule qui marque la rencontre de Madame Arnoux,
par Frédéric Moreau, et que suit le paragraphe commenté par Du Bos.
33 Cette remarque indique bien comment la lecture est en effet « saisie » par la
profondeur « sentimentale » et « sensible » que Flaubert donne à la prose. Cela
correspond au « subjectivisme » décrit par Proust : « Le subjectivisme de Flaubert
s’exprime par un emploi nouveau des temps des verbes, des prépositions, des adverbes,
les deux derniers n’ayant presque jamais dans sa phrase qu’une valeur rythmique 33. »
34 Mais ce « subjectivisme » n’est précisément pas des personnages seuls, il est de l’œuvre
elle-même, entière, et en chaque point, en chaque paragraphe, à chaque fois comme
une « apparition » complète, qui revient, sonore, stupéfiante, « d’un seul coup d’œil »,
de cette prose. Il est ce qui fait la puissante objectivité de cette prose.
35 Flaubert cherchait à conquérir en prose cette intensité ponctuelle que Proust confie à
Bergotte comme un regret fatal :
Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un
papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur jaune : « C’est ainsi que
j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer
plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce
petit pan de mur jaune34. »
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NOTES
1. Ce texte est une partie, revue pour publication, de la « Zaharoff Lecture 2012 » donnée à
Oxford, le 17 mai 2012, à l’invitation de Michael Sheringham, que je remercie ici bien
chaleureusement.
2. Voir en particulier Stéphanie Smadja et Gilles Phillippe, « L’invention de la prose », chap. VIII
de La Langue littéraire, une histoire de la prose en France, de Gustave Flaubert à Claude Simon, dir. Gilles
Philippe et Julien Piat, Paris, Fayard, 2009, p. 323-343. Le chapitre souligne l’importance de
Flaubert dans ce que l’on peut appeler le « tournant grammatical ».
3. Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau pour les volumes I à IV, et Jean Bruneau et Yvan
Leclerc, avec la collaboration de Jean-François Delesalle, Jean-Benoît Guinot et Joëlle Robert pour
le volume V, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973-2007, II, p. 79 (désormais
« Corr., XX, p. 00 »).
4. À Louise Colet, 22 juillet 1852, Corr., II, p. 135-136.
5. Voir, pour un commentaire récent sur ce point, en relation avec la modernité esthétique de la
fin du XIXe siècle, Michael Fried, Flaubert’s « Gueuloir » On Madame Bovary and Salammbô,
New Haven, Yale University Press, 2012.
6. Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Igitur, Divagations, Un coup de dés, éd. Bertrand Marchal,
Gallimard, coll. « Poésie », 2003, p. 260.
7. à Louise Colet, 7 juillet 1853, Corr., II, p. 376. Voir Jacques Neefs, « La prose du réel », dans Le
Flaubert réel, édité par Barbara Vinken et Peter Frölicher, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2009,
p. 21-29.
8. Guy de Maupassant, « Étude sur Gustave Flaubert », publiée dans la Revue bleue, les 19 et
26 janvier 1884, reprise en préface de l’édition Charpentier des Lettres à George Sand (1884) et en
tête du volume VII de l’édition Quentin des Œuvres complètes (1885). Repris dans Pour Gustave
Flaubert, Bruxelles, Éd. Complexe, 1986, p. 46-47, et dans Gustave Flaubert, éd. Didier Philippot,
Paris, PUPS, coll. « Mémoire de la critique », 2006, p. 563-564.
9. The Collected Letters of Joseph Conrad, éd. Frederick R. Karl, Laurence Davies, Cambridge
Univeristy Press, 1983-1988, I, p. 109. Sur l’importance de Flaubert pour Conrad, voir Yves
Hervouet, The French Face of Joseph Conrad, Cambridge University Press, 1990.
10. Nous rejoignons ici les analyses de Bernard Vouilloux, dans son chapitre « Flaubert en
myope », dans Le Tournant « artiste » de la littérature française, Paris, Hermann, 2011 : « Le texte
flaubertien ne tolère le lecteur qu’à sa place, non pas en vis-à-vis de l’auteur, lequel s’est retiré tel
le Deus abconditus, mais face à l’œuvre » (p. 381). On pourrait ajouter que la place du lecteur est
également dans l’écoute de l’œuvre.
11. On peut penser, dans un voisinage esthétique en fait déterminant, à ce commentaire de
Michael Fried à propos de Manet : « Tout se passe comme si Le Vieux Musicien lui-même, le tableau
plus encore que le personnage éponyme, dévisageait le spectateur à partir d’une unique paire
d’yeux », Le Modernisme de Manet. Esthétique et origines de la peinture moderne, t. III, Paris, Gallimard,
coll. « NRF Essais », 2000, p. 154.
12. Le propos de cette analyse implique de proposer la formule « vue de Rouen » plutôt que
l’expression « description de Rouen » habituellement utilisée.
13. Flaubert, Madame Bovary, éd. Jacques Neefs, Paris, Le livre de poche, coll. « Classique », 1999,
p. 392.
14. Sur les débats ultérieurs sur la prose de Flaubert, voir en particulier le très instructif Flaubert
savait-il écrire ? Une querelle grammaticale (1919-1921), textes réunis et présentés par Gilles Philippe,
Grenoble, ELLUG, 2004. En amont de ce débat, les considérations de Gustave Lanson dans L’Art de
la prose marquaient de façon décisive cette idée d’un art nouveau de la prose. À propos de la
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description, dans Madame Bovary, de l’apparition de Catherine Leroux dans l’épisode des Comices
(II, 8, p. 250), il écrit : « Ce n’est plus la glace sans tain : les choses nous apparaissent, ici, dans une
imitation artistique analogue à celle de la peinture et de la musique. Il ne suffit plus, pour écrire
cette page, de savoir la propriété des mots et de les construire avec aisance : elle est un travail
d’art » (L’Art de la prose, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1908, p. 14). Lanson introduit l’idée de
« valeur esthétique des mots ».
15. Antoine Albalat, Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains,
Paris, Armand Colin, 1909 [1903], p. 64-65. Albalat commente également, brièvement, « la scène
de l’Extrême Onction, administrée à Emma Bovary mourante. » (p. 80-83). Le livre a été réédité en
1991, chez Armand Colin également, avec une préface d’Éric Marty. Didier Philippot donne la
version précédente de ce texte, publiée dans La Revue politique et littéraire (Revue bleue),
13 décembre 1902, dans Gustave Flaubert, Paris, PUPS, coll. « Mémoire de la critique », 2006,
p. 703-712. Voir également la très intéressante notice sur Albalat que présente Didier Philippot,
p. 759-764.
16. Antoine Albalat « transcrit », en les classant de 1 à 6 (le texte définitif) les folios 174, 193, 191,
192, 190 du Ms. des brouillons et 402 de la copie définitive de Madame Bovary (Ms. g. 223 5 et g 221,
Bibliothèque municipale de Rouen). On peut consulter ces manuscrits avec leur transcription et
leur classement génétique sur le très précieux site www.bovary.fr de l’Université de Rouen. La
succession que propose Albalat est confirmée par le classement établi par Marie Durel, qui est
celui adopté par le site de Rouen. Mais d’autres folios encore concernent cette séquence, en
particulier les folios 186, 168, 171, 189, 172, 173 de Ms. g 223 5. Gérard Genette a proposé un
« apocryphe » « pseudo-génétique » en traitant les six versions, d’après Albalat, « comme autant
de brouillons où l’auteur aurait omis de biffer les bribes abandonnées ou remplacées », et en
donnant ainsi un texte continu, étrangement répétitif et hésitant, texte d’une voix qui se cherche
(du pseudo-Beckett par anticipation), de l’imbrication de ces versions, dans Figures IV, Paris,
Éditions du Seuil, 1999, p. 351-354.
17. Formule qui se trouve en effet dans ce qu’Albalat identifie comme la deuxième rédaction : « et
leurs mats, comme une forêt d’aiguilles, perçaient le ciel gris avec une immobilité d’estampe. » Voir
ci-dessous.
18. Antoine Albalat, Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains,
op. cit., p. 75.
19. Roland Barthes, « L’effet de réel », Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, 2002, t. III,
p. 28-29. On a vu que c’est par rapport à cette comparaison avec « une peinture » qu’Albalat
commente le fait que le texte commence à se fixer.
20. Ce folio est le dernier à comporter l’hypothèse « À vol d’oiseau… », qui reprenait de manière
plus subtile – et plus picturale – la formule « à hauteur d’oiseau ». Emma est alors transportée, ou
emportée, dans la diligence nommée « L’Hirondelle », qui ponctue, dans tout le roman, ses désirs
et ses rêves, qui circule dans les termes et les mots des rêves d’Emma. Est-ce que cela était
« trop » ? trop fantastique, trop symbolique ? Pouvons-nous imaginer un instant la diligence-
oiseau suspendue en l’air, Emma penchée à la fenêtre, qu’à plusieurs étapes de la rédaction,
Flaubert envisage lui faire ouvrir (voir ci-dessous) ?
21. Claude Simon commentait cela : « La peinture a une grande supériorité sur l’écriture : la
simultanéité. Vous voyez un retable : il représente diverses scènes de la vie d’un personnage que
vous pouvez embrasser d’un coup d’œil. Il me plairait de parvenir à m’expliquer ainsi » (« Je
cherche à suivre au mieux la démarche claudicante de mon esprit » (La tribune de Lausanne,
20 octobre 1969), cité dans La Langue littéraire, une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à
Claude Simon, op. cit., p. 217, n. 3. Ce que Flaubert exprimait en indiquant à Louise Colet : « Je
voudrais d’un seul coup d’œil lire ces cent cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs
détails dans une seule pensée » (voir ci-dessus).
Genesis, 36 | 2013
214
22. Cette attribution « sensible » au personnage sera reprise en fait dans le paragraphe suivant :
« Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise ; les trois chevaux
galopaient, les pierres grinçaient dans la boue […] » (p. 394-395).
23. Ce que l’on peut considérer comme la première « version » qui engage la « vue de Rouen », au
folio 174, pose d’emblée cette notion d’apparition : « un pli de terrain… et la ville entière
apparaissait ».
24. Pour les scénarios de Madame Bovary conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen, voir le
site « Bovary » indiqué plus haut, et Plans et scénarios de Madame Bovary, présentation,
transcription et notes par Yvan Leclerc, Paris, CNRS Éditions/Zulma, 1995.
25. Le texte édité, par la ponctuation, crée une sorte de fluidité : « Cependant les quatre
banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les pommiers à la file se succédaient ; et la route,
entre ses deux longs fossés pleins d’eau jaune, allait continuellement se rétréci ssant vers
l’horizon » (p. 393). « allait continuellement se rétrécissant vers l’horizon » est particulièrement
intéressant phoniquement, et rythmiquement : « continuellement » ayant bien cette « valeur
rythmique » que Proust reconnaissait comme valeur presque unique des prépositions et des
adverbes dans la phrase de Flaubert. On pourra encore mesurer l’importance d’un tel adverbe,
plus loin dans le roman, dans la scène de l’enterrement d’Emma : « […] et tandis que le prêtre
parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait par les coins sans bruit, continuellement »
(III, 10, p. 487).
26. Cette représentation « mentale » du trajet est particulièrement travaillée, pesée, dans le
folio 168.
27. On peut penser au beau titre du livre de Philippe Dufour, Le Roman est un songe, Paris, Éditions
du Seuil, 2010.
28. C’est l’effet qui plus loin dans la « vue de Rouen » est attribué à la présence de la ville :
« Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées » (p. 394).
29. Flaubert écrit à Louis Bouilhet, le 23 mai 1855 : « Je chante les lieux qui furent le “théâtre
aimé des jeux de ton enfance”, c’est-à-dire : les cahfuehs, estaminets, bouchons et bordels qui
émaillent le bas de la rue des Charettes (je suis en plein Rouen). Et je viens même de quitter, pour
t’écrire, les lupanars à grilles, les arbustes verts, l’odeur de l’absinthe, du cigare et des huîtres,
etc. Le mot est lâché : Babylone y est. » Babylone est là en effet, dans le paragraphe suivant : « Elle
le [son amour] reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille
cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle
entrait » (p. 394).
30. Jean-Philippe Toussaint, L’Urgence et la patience, Paris, Minuit, 2012, dans le chapitre
« Comment j’ai construit certains de mes hôtels », fait un inventaire mental de ce qu’a été pour
lui la capacité d’imaginer des lieux dans l’écriture : « Je revois des halls de réception déserts et
des couloirs labyrinthiques », et il commente : « Je ferme à peine les yeux — je peux fermer les
yeux en les gardant ouverts, c’est peut-être ça écrire — et je me trouve immédiatement dans le
grand hall désert de l’hôtel de Tokyo aux lustres de cristal illuminés » (p. 47).
31. « Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette
finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec
ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son
passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées,
les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous son
envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limite », L’Éducation
sentimentale, éd. Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 54-55.
32. Charles Du Bos, Journal 1920-1925, Paris, Buchet-Chastel, 2003, p. 393-394.
33. Marcel Proust, « À propos du “style” de Flaubert », texte reproduit dans Faubert savait-il
écrire ?, op. cit., p. 85.
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RÉSUMÉS
Flaubert avait la certitude de construire, et d’avoir à construire, un art moderne, celui de la
prose. Cela avec l’idée qu’il fallait donner à l’œuvre en prose un type nouveau d’intensité, et de
complétude immédiate, face au lecteur. Non plus une voix narrative impérative, comme chez
Balzac, non pas une « vision » souveraine comme chez Hugo, mais un attrait qui viendrait de
l’œuvre elle-même, qui sortirait du rythme et du son des phrases, qui pourrait naître des silences
eux-mêmes. L’écrivain, par le travail bien connu des réécritures, des ratures et de l’exercice
sonore des phrases (le « gueuloir »), s’absorbe dans la prose pour que celle-ci devienne un monde
et une voix qui seraient du « réel écrit ». L’analyse de la mise en place de la « vue de Rouen » dans
Madame Bovary, à travers les brouillons, permet ici de préciser le type d’intensité que Flaubert
cherche à donner à ce « réel écrit », en construisant une perspective à la fois picturale, sensible et
mentale, et en donnant au « subjectivisme » de sa prose la capacité d’être offert « comme une
peinture ».
Flaubert was certain that he was constructing, and that he needed to construct, a modern art of
prose. This comprised the notion that prose works should confront the reader with a new degree
of intensity and the semblance of immediate completeness. No longer an imperative narrative
voice, as in Balzac, nor a sovereign “vision” as in Hugo, it was rather an attraction emanating
from the work itself, which issued from the rhythm and the sound of sentences, which could be
born even from silences. By means of the well-known work of rewriting, erasing, and vocalizing
sentences (“gueuloir”), the writer submerges himself in the prose so that it becomes a world and
a voice, one of “written reality”. An analysis of the composition of the “view of Rouen” in Madame
Bovary, based on the manuscript drafts, allows us to clarify the type of intensity that Flaubert
sought to give his “written reality”, by constructing a perspective that was simultane- ously
pictorial, sensory, and mental, and by giving the “subjectivism” of his prose the capacity of being
offered “like a painting”.
Flaubert war der Überzeugung, eine moderne Kunst zu schaffen und schaffen zu müssen : jene
der Prosa. Er hatte die Idee, dass das Prosawerk den Leser mit einer neuen Form von Intensität
und dem Anschein einer unmittelbaren Komplexität konfrontieren müsse. Nicht mehr eine
imperative Erzählstimme wie bei Balzac, auch nicht eine souveräne „Vision“ wie bei Hugo,
sondern viel- mehr eine vom Werk selbst, von seinem Rhythmus und dem Klang seiner Sätze
ausgehende Anziehung. Durch die bekannte Überarbeitung, Streichung und Vokalisierung der
Sätze („gueu- loir“), vertieft sich der Autor in der Prosa, um sie zu einer Welt und einer Stimme
der „geschriebenen Realität“ zu machen. Eine auf den handschriftlichen Entwürfen basierende
Untersuchung der Komposition der „Sicht auf Rouen“ in Madame Bovary stellt den Grad der
Intensität dar, die Flaubert dieser „geschriebenen Realität“ zu geben sucht, indem er eine
gleichzeitig malerische, sensible und mentale Perspektive konstruiert und den „Subjektivismus“
seiner Prosa „wie ein Gemälde“ präsentiert.
Flaubert tenía la certeza de construir –y de tener que construir– un arte moderno, el de la prosa,
y esto con la idea de que era necesario otorgarle a la obra en prosa un nuevo tipo de intensidad, y
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de acabado inmediato, frente al lector. No se trataba más de una voz narrativa imperativa, como
en Balzac, ni de una visión sobe- rana, como en Hugo, sino de una atracción que emanaría de la
obra misma, que saldría del ritmo y del sonido de las frases, que podría nacer en los silencios
mismos. El escritor, a través de su labor –tan conocida– de reescrituras, tachados y de ejercicio
sonoro de las frases (el gueuloir), se absorbe en la frase para que ésta se convierta en un mundo y
en una voz que serían “realidad escrita”. El análisis de la constitución de la “vista de Ruan” en
Madame Bovary a través de los borradores, nos permitirá identi- ficar el tipo de intensidad que
Flaubert trata de otorgarle a esa “realidad escrita”, construyendo una perspectiva a la vez pictó-
rica, sensible y mental, y atribuyendo al “subjetivismo” de su prosa la capacidad de ofrecerse
“como una pintura”.
Flaubert era certo di fondare, e di dover fondare, un’arte moderna, quella della prosa narrativa.
Partendo dal presupposto che fosse necessario confrontarsi con il lettore proponendogli un
nuovo livello di intensità e di immediata completezza. Non più una voce narrante ingiuntiva,
come in Balzac, né una “visione” sovrana come in Hugo, piuttosto un itinerario avvincente che
sarebbe scaturito dalla stessa narrazione, attraverso i ritmi e i suoni delle frasi, così come
attraverso i silenzi. Lo scrittore, grazie al lavoro sul testo, fatto di riscritture, di cassature e
dell’esercizio sonoro delle frasi, (il “gueuloir”), si identifica nella sua prosa perché questa diventi
un universo e una voce che costituirebbero un “reale scritto”. L’analisi della composizione della
“vista di Rouen” in Madame Bovary, con l’aiuto delle carte manoscritte, ci permette di precisare il
tipo di intensità che Flaubert ha cercato di imprimere a tale “reale scritto”, con quella
costruzione di una prospettiva che, al tempo stesso, era pittorica, sensoriale e mentale, e
donando al “soggettivismo” della sua prosa, la capacità di essere gustata “come una pittura”.
Flaubert tinha a certeza de construir, e de ter que construir, uma arte nova, a da prosa. Era
preciso dar à obra em prosa um novo tipo de intensidade, e de imediata integralidade, face ao
leitor. Não mais uma voz narrativa imperiosa, como a de Balzac, nem uma “visão” soberana como
a de Hugo, mas um chamamento vindo da própria obra, nascido do ritmo e som das frases, e
mesmo dos seus silêncios. O escritor, por meio das reescritas, rasuras e exercício sonoro das
frases (“gueuloir”), é absorvido pela prosa, que se torna um mundo e uma voz da “realidade
escrita”. Analisar nos rascunhos como Flaubert arquitecta a descrição de Rouen em Madame
Bovary permite precisar o tipo de intensidade que Flaubert confere a essa “realidade escrita”,
dotando-a de perspec- tivas pictórica, sensível e mental, e habilitando o “subjectivismo” da sua
prosa a ser oferecido “como uma pintura”.
INDEX
Mots-clés : Flaubert Gustave, manuscrit, critique génétique, Madame Bovary, génétique
textuelle, XIXe siècle, prose
AUTEUR
JACQUES NEEFS
JACQUES NEEFS, professeur à Johns Hopkins University, professeur émérite à l’Université Paris VIII
et membre de l’ITEM (CNRS-ENS), a publié des études sur Stendhal, Balzac, Flaubert, Claude
Simon, Raymond Queneau, Georges Perec et sur la critique génétique. Il a édité, au Livre de
poche, Madame Bovary (1999) et Salammbô (2011) et publié récemment « Flaubert et la bêtise » et
« Stupeur et bêtise », dans Flaubert et l’empire de la bêtise, dir. Anne Herschberg Pierrot, Éditions
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Cecile Defaut, 2012.
jneefs[arobase]jhu.edu
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Retenir et reprendre
L’écriture dans la pratique de recherche du zoologiste Karl von Frisch
Christoph Hoffmann
Traduction : Jean-Louis Lebrave
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chose qui n’est pas (encore) advenu4 ». En d’autres termes, la prise en considération de
la publication dans l’appréhension du processus de recherche risque de réduire celui-ci
à la poursuite d’un but clairement défini à l’avance.
3 L’objectif de mon article est de montrer comment les processus scripturaux peuvent
participer à l’élaboration des objets de recherche. Je m’appuierai sur la pratique de
recherche de Karl von Frisch (1886-1982), qui fut longtemps directeur de l’institut de
zoologie de l’université de Munich, et plus spécifiquement, sur un épisode de l’été 1944.
Contrairement à l’usage actuel, où l’ordinateur est partout, Frisch se sert exclusivement
de papier et de crayons. En outre, en tant que zoologiste, il était soumis aux conditions
imposées par ses objets de recherche : les observations sur les animaux ne sont pas
toujours facilement reproductibles ; de plus, elles obligent souvent à travailler sur le
terrain. Ce contexte, auquel s’ajoutent des traditions locales, ainsi que des préférences
personnelles, marque fortement la « scène d’écriture5 » de Frisch. Il est donc toujours
vain d’espérer obtenir des conclusions universellement valables sur l’importance de
l’écriture dans le processus de recherche à partir des travaux d’un seul chercheur ou
d’un seul groupe de recherche. Cet article vise avant tout à préciser le rôle possible des
activités scripturales dans le travail scientifique.
4 L’histoire des sciences contemporaine connaît deux approches pertinentes pour mon
propos. Bruno Latour a souligné l’importance du « paper work » dans les sciences, et par
cette expression il désigne fondamentalement l’accumulation, la mise en relation et la
recombinaison de toutes sortes d’« inscriptions6 ». Ursula Klein, quant à elle, introduit
la notion de « paper tool », qui renvoie à un système de notations (dans son cas, il s’agit
de formules chimiques) dont l’utilisation permet aux phénomènes de prendre forme et
d’être analysés7. Les approches de Latour et de Klein se rejoignent en ce qu’elles
mettent l’accent sur ce qu’on fait « avec du papier » et « sur le papier ». Mes propres
réflexions s’en inspirent et visent à renforcer l’instrumentalité propre à ces activités
scripturales en introduisant la notion de procédure d’écriture. Celle-ci désigne une suite
plus ou moins stabilisée d’étapes dans laquelle des entités (mots, chiffres, phénomènes
abstraits ou questions et problèmes ouverts) sont traitées8. D’une manière générale, on
peut distinguer deux types de procédures d’écriture : celles où les entités sont
ordonnées dans des configurations spatiales ; la liste en fournit un exemple simple 9. Et
celles où le traitement des entités est intégré dans des séquences temporelles ; un
exemple simple en est le recopiage. Ces procédures peuvent en outre être héritées
d’une tradition culturelle, comme par exemple l’annotation dans les marges. Mais elles
peuvent aussi relever des pratiques individuelles.
5 Les documents du fonds d’archive de Frisch permettent d’analyser aussi bien son
travail « sur le papier » que son travail « avec du papier ». Particulièrement
intéressants sont ses journaux d’observations et les regroupements annuels
d’expériences confectionnés à partir de ces journaux. Ces matériaux semblent
quasiment complets pour la période allant de 1944 au début des années soixante. Le
présent article portera essentiellement sur la relation systématique entre ces journaux et
ces regroupements annuels. C’est pourquoi je n’aborderai pas le détail des séquences
temporelles et des arrangements spatiaux sur les différents feuillets, mais m’attacherai
plutôt à dégager des caractéristiques générales. Pour ce faire, j’utiliserai un troisième
corpus qui, sous le titre, peut-être ajouté après coup, de « thèmes », rassemble des
questions de recherche. Ce travail suggère que chez Frisch, l’écriture fonctionne
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220
comme une procédure récursive (dans le temps). Écrire présuppose toujours que le
scripteur reviendra ultérieurement sur le déjà écrit.
Consigner des observations
6 Comme la plupart des zoologistes, Karl von Frisch avait un « animal préféré ». Dans son
cas, c’était l’abeille, dont il a étudié les capacités sensorielles du début de sa carrière,
avant la première guerre mondiale, jusqu’à ce qu’il se retire dans les années 1960. Il
s’est intéressé à la perception des couleurs et des odeurs chez les abeilles, à leur
orientation dans l’espace et à leur système de communication. Ce sont plus
particulièrement les travaux sur le thème de la communication par la danse chez les
abeilles qui ont été discutés bien au-delà du cercle des spécialistes. Aujourd’hui encore,
ils sont déterminants pour l’état actuel de la recherche10. Frisch a reçu le prix Nobel
pour l’ensemble de son œuvre en 1973 en même temps que Konrad Lorenz et Niko
Tinbergen.
7 Dans ce qui suit, je vais me concentrer sur les notes prises dans une phase centrale des
recherches sur le « langage de la danse chez les abeilles ». Frisch avait publié un
premier récapitulatif de ses travaux au début des années vingt 11, puis il s’était consacré
à d’autres domaines de recherche. Le travail sur les abeilles reprit de l’importance
pendant la Seconde Guerre mondiale en raison des efforts entrepris pour améliorer
l’approvisionnement en produits agricoles. C’est sur cette question que portent les
recherches consignées dans les premières pages du journal d’observations
« Brunnwinkl 1944 III12 ». D’après la désignation qui figure sur la page de couverture, il
s’agit du troisième des cinq journaux rédigés cette année-là ; il contient les
observations faites à partir d’août 1944 par Frisch dans sa résidence d’été de
Brunnwinkl au bord du lac Wolfgangsee (Autriche). À cette époque, Frisch a étudié la
possibilité de dresser les abeilles à polliniser certaines plantes en ajoutant des parfums
à leur alimentation. Une réserve de nourriture était placée à côté de la ruche, quelques-
unes des abeilles qui entraient dans la ruche étaient marquées (les autres par contre
étaient tuées), puis on observait le comportement des abeilles marquées dans la ruche ;
un peu après, on notait le nombre d’abeilles qui se présentaient à un poste
d’observation situé lui aussi près de la ruche, où on avait placé la même nourriture. Ces
travaux prirent une tournure imprévue dont l’élément déclencheur fut une variante
dans la construction de l’expérience. Au lieu de placer comme précédemment la source
de nourriture à dix mètres de la ruche, on la mit plus loin, à cent quarante mètres. On
s’attendait à ce que les abeilles prévenues dans la ruche commencent par chercher la
nourriture près de la ruche, puis la recherchent de plus en plus loin. On avait mis en
place deux postes d’observation pour contrôler l’expérience, l’un près de la ruche,
l’autre près de la source de nourriture (la plus éloignée de la ruche).
8 Le résultat fut spectaculaire. Frisch raconte dans son autobiographie : « La coupelle
placée près de la ruche ne les intéressait guère, mais la coupelle éloignée fut bientôt
entourée d’un essaim d’abeilles. Y avait-il donc dans leur « langue » un mot pour
signifier l’éloignement13 ? » Au terme d’une série de découvertes déclenchées par ce
résultat, il est apparu qu’en effectuant des danses dans la ruche, les abeilles peuvent
communiquer non seulement la distance, mais aussi la direction dans laquelle se trouve
une source de nourriture14. L’observation initiale a été datée par Frisch du 12 août 1944.
Examinons les notes correspondantes dans son journal d’observations. D’abord, il
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221
apparaît que les chiffres ne sont pas aussi univoques qu’on pourrait le penser à la
lecture de l’autobiographie : au poste d’observation A, près de la ruche, on compte
vingt-neuf approches ; on en compte trente-huit au poste d’observation B, près de la
source de nourriture (voir fig. 1, à droite)15. Cependant, le plus intéressant pour mon
propos est que ces deux pages ont retenu les événements survenus tout autour de la
ruche.
Fig. 1
Journal d’observations de Karl von Frisch, notes prises le 12 août 1944. À gauche dans la partie
supérieure, en rouge, le numéro de l’expérience (174) ajouté postérieurement ; à droite le résultat du
décompte dans deux postes d’observation différents (Bibliothèque d’État de Bavière, collection des
manuscrits, Ana 540, A.III, 1944 III)
Tous droits réservés © Bayerische Staatsbibliothek, Munich, & famille von Frisch
9 D’abord, que veut dire exactement « retenir » dans ce contexte ? Pour décrire les effets
produits par le cahier de laboratoire, Odile Welfelé recourt à la formule « organiser le
désordre16 ». Au cours du processus par lequel elles sont notées, un grand nombre
d’impressions et d’actions sont placées dans un ordre schématique. De même, Hans-
Jörg Rheinberger parle d’« effets de condensation » : « Au sens le plus trivial, cela
signifie que l’arrangement spatial et temporel de l’expérience, avec ses données
disséminées dans les quatre dimensions, est essentiellement mis à plat et copié sur une
surface à deux dimensions17. » Dans le cas qui nous occupe, voici ce qui est retenu des
événements survenus autour de la ruche (fig. 1) : sur la page de gauche, la date du jour
d’observation, les conditions météorologiques, la localisation de la source de
nourriture, sa nature et sa quantité, la durée de la prise de nourriture, le numéro des
abeilles présentes à la source de nourriture, le nombre d’abeilles « nouvelles » qui y
sont tuées, la température et la direction du vent à l’endroit où se trouve la réserve de
nourriture ; sur la page de droite, pour chacun des deux postes d’observation, le nom
des observatrices, les heures d’arrivée des abeilles, leur nombre total, la direction
principale de l’approche ainsi que les données concernant le vent. Par contre, on ne
Genesis, 36 | 2013
222
trouve aucune mention des autres événements survenus à proximité de ces différents
points ; surtout, il n’y a rien sur la logique de la démarche : il n’est par exemple pas non
plus mentionné pourquoi la source de nourriture a été éloignée de la ruche.
10 Retenir va donc de pair avec des omissions considérables. Il faut dans ce cas en chercher
les raisons dans les intérêts du chercheur : Frisch décide de ce qui est important, de ce
qui est sans intérêt, de ce qui, étant évident, n’a pas besoin d’être noté. Lorsqu’on lit le
journal d’observations pour reconstruire le processus de recherche, on se trouve face à
une partie assez fragmentaire des événements qui se sont déroulés autour de la ruche.
Mais cela vaut également pour Frisch lui-même. Pour lui aussi, ne subsiste du
comportement des abeilles que ce qui a trouvé place dans les cahiers. Il apparaît donc
que tout ce qui est noté par écrit – et plus encore tout ce qui n’est pas noté –
conditionne l’avenir. Les notes recueillies dans le journal d’observations « préforment »
ce qu’il sera possible de tirer des événements du 12 août 1944. Si l’on examine à
nouveau les éléments qui ont été consignés, on voit que malgré leur caractère factuel (il
s’agit fondamentalement de chiffres et de données météorologiques), ce sont avant tout
des potentialités. Toutes ces données pourront ultérieurement devenir importantes
pour la compréhension des événements qui se sont déroulés autour de la ruche. Mais à
ce stade de la notation, il n’est pas encore possible de dire si elles ont vraiment une
signification. Dans cette perspective, retenir des observations signifie, en fin de
compte, configurer à l’avance les possibilités de connaissances futures.
Élaborer des résultats
11 Le journal d’observations de Frisch constitue un chaînon dans une séquence
d’enregistrements. Il doit d’ailleurs être lui-même la réélaboration d’autres
enregistrements puisque les données ont été recueillies simultanément dans deux
postes d’observation différents. Et l’étape suivante a laissé elle aussi des traces dans le
journal. Reprenons les pages du journal datées du 12 août 1944 : dans le coin en haut à
gauche se trouve le nombre 174, écrit dans la même écriture rouge que l’indication
« V 137 – 179 » sur la couverture du journal18. Ces chiffres correspondent à des
« numéros d’expériences » attribués rétrospectivement par Frisch, comme le montre le
fait qu’ils sont parfois écrits un peu en surcharge sur les inscriptions du journal. Notons
que les journaux ne comportent pas d’indications sur la logique qui a présidé aux
recherches. Il n’est pas noté si les observations consignées quotidiennement ont un lien
entre elles, et si oui, quel est ce lien ; fait encore plus remarquable, on ne trouve nulle
part d’indication sur l’objet de la recherche. Si nous n’avions que ces cahiers, personne
– à l’exception peut-être de Frisch lui-même – ne pourrait reconstituer entièrement
l’intention qui a présidé à la mise en œuvre des processus que nous y découvrons. Cette
situation ne change que si l’on suit le chemin tracé par les numéros rouges des
expériences.
12 Le fonds d’archives de Frisch contient un dossier dont la couverture porte, écrite avec
le même crayon rouge que nous avons déjà rencontré, l’inscription « registre des
numéros d’expérience », ainsi que la même inscription, mais en petits caractères et au
crayon noir, accompagnée de l’ajout « 1946 – 1950 » (en fait, les matériaux vont de 1944
à 1964)19. Le dossier contient environ cinquante feuilles volantes de dimensions proches
du format A4 qui sont toutes rédigées de manière identique. En haut, l’indication de la
date constitue le titre ; elle est complétée à partir de 1946 par l’indication des
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« numéros de registre » ; en dessous, on trouve une liste en forme de tableau. À gauche
il y a quelques mots, le plus souvent soulignés, à droite des suites de chiffres. En tête de
la liasse se trouve le feuillet pour l’année 1944, où l’on trouve l’expérience 174 dès la
première série de numéros ; elle porte le titre « Expériences d’alimentation à
différentes distances et directions » (fig. 2)20. Rien de très spectaculaire en apparence.
Pourtant, il s’est produit quelque chose d’une importance considérable. Liées les unes
aux autres par le numéro d’expérience, les observations consignées quotidiennement
dans le journal d’observations sont regroupées, mises en relation, et surtout rapportées
à un thème particulier, ce qui crée une articulation en une série d’expériences
spécifiques. La question soulevée par la lecture du journal trouve ainsi sa réponse : les
observations du 12 août 1944 font partie des expériences dans lesquelles on faisait
varier la distance et/ou la direction de la source de nourriture.
Fig. 2
« Registre des numéros d’expérience » pour l’année 1944. En dessous du titre « Expériences
d’alimentation à différentes distances et directions », dans le premier bloc de chiffres, en troisième
position, le numéro de l’expérience 174 (Bibliothèque d’État de Bavière, collection des manuscrits, Ana
540, A.IV, 2)
Tous droits réservés © Bayerische Staatsbibliothek, Munich, & famille von Frisch
13 Avec la mise en place d’un registre des numéros d’expérience, les observations du
journal d’observations, dont le rapport qu’elles entretenaient entre elles et la finalité
n’étaient pas explicitées, prennent place dans une première structure de signification :
certaines des observations quotidiennes se révèlent être des expériences sur le
changement de distance et/ou de direction, celles qui figurent dans le paragraphe
suivant du registre des numéros sont des expériences dans lesquelles la glande à
parfum a été obturée, celles du paragraphe suivant portent sur la « forme de la danse »,
etc. Il n’est pas possible de déterminer directement quand cette classification a été
Genesis, 36 | 2013
224
réalisée. Mais si l’on se souvient que la numérotation des expériences a été ajoutée a
posteriori dans le journal, l’idée s’impose que le but et le contexte du travail quotidien
n’ont été fixés que d’une manière récursive, dans et par la confection du registre. Cela
ne veut pas dire que pendant tout l’été 1944, Frisch a travaillé à l’aveuglette et sans but
précis. Il faut bien plutôt considérer qu’en créant un registre des expériences, il
transforme une démarche implicite, et peut-être aussi intuitive, en un système
expérimental formulé explicitement. En outre, ce registre marque aussi une
réorientation durable dans la manière d’envisager les phénomènes observés.
14 C’est ce que suggèrent quelques feuilles volantes placées à la fin du cinquième et
dernier journal d’observations de l’année 1944. Frisch y revient sur une série
d’observations qu’il a faites à partir d’août 1944. Se servant des notes prises dans le
journal, il reprend la position des sources de nourriture et des deux points
d’observation sous forme d’une esquisse à deux dimensions, il y ajoute ensuite les
distances entre chaque point et le nombre d’abeilles comptées aux postes
d’observation. Le feuillet du 12 août comporte un petit commentaire écrit à l’encre
dans la marge inférieure (fig. 3) : « Bien que le vent pousse l’odeur de la source de
nourriture proche vers la ruche, il vient bien moins d’abeilles que dans les deux
premières expériences. L’huile ess.[entielle] seule ne peut donc être la cause du nombre
important de visites à la source de nourriture proche21. » Certaines inconséquences
dans ces notations22 suggèrent que la pensée est encore en pleine élaboration au
moment où elle est mise sur le papier. De toute évidence, l’appréhension des
phénomènes observés connaît une réorientation. L’« huile ess.[entielle] seule », ou plus
exactement son « odeur » ne peut pas, dit Frisch, avoir provoqué la recherche d’une
source de nourriture par les abeilles. La note écrite au crayon papier au-dessus de ce
commentaire renforce encore cette considération : « Suggère une communication des
distances23. »
Genesis, 36 | 2013
225
Fig. 3
15 Le fac-similé numérique ne permet pas de savoir dans quel ordre ces deux notes ont été
écrites. Mais il y a un autre indice chronologique tout aussi intéressant. Dans le coin
supérieur gauche de la feuille, un simple « V. 174 » est écrit au-dessus de la date du
« 12. VIII », elle-même suivie d’une mention servant de titre « Brunnw.[inkl] huile de
lavande pratiquement sans vent » (fig. 3). L’esquisse et les commentaires qui
l’accompagnent sont donc postérieurs à la numérotation des expériences. En outre, les
feuillets ont été placés dans le dernier journal de l’année 1944. Ils n’ont donc
probablement pas été rédigés avant la fin de la période de recherche, soit octobre 1944.
Cela confirme l’idée que la structure de significations à laquelle Frisch intègre son
travail est postérieure aux notes faites sur le terrain – elle court en quelque sorte
derrière elles. L’idée que les abeilles ont un « mot pour la distance », comme l’écrit Frisch
dans son autobiographie, n’aurait donc acquis son importance que d’une manière
progressive, à travers une série de notations successives.
16 Pour apprécier ce processus, on peut d’abord rappeler l’affirmation de Latour selon
laquelle le « paperwork » peut produire des phénomènes totalement nouveaux par une
recombinaison et une synthèse des notes24. Dans les grandes lignes, cela vaut
certainement pour la pratique de recherche de Frisch. Toutefois, il me semble que
l’élément déterminant n’est pas tant le fait que quelque chose de nouveau prenne
forme au cours du travail « avec des papiers », que la relation que cet effet entretient
avec les notes. Il est évident que tout ce qui se passe est causé d’abord par le
déplacement de la source de nourriture, quelle qu’en soit la raison. Mais la manière
dont Frisch a organisé son « paperwork » confère à l’activité de recherche un effet
Genesis, 36 | 2013
226
d’après-coup. On peut aller jusqu’à dire qu’elle anticipe la venue de cette intelligence
d’après-coup dès le moment de la recherche. La succession du journal de travail, de la
numérotation des expériences et du registre des expériences constitue ainsi la
condition de possibilité d’un style de recherche dans lequel les observations effectuées
un jour donné suscitent les investigations du jour suivant, tandis que la structure de
signification proprement dite n’apparaît que dans l’élaboration ultérieure des données
stockées dans le journal.
17 Ce processus n’est pas linéaire : le feuillet qu’on vient de commenter (fig. 3) ne
témoigne pas vraiment d’une compréhension plus profonde des observations
consignées dans le journal d’observations. Il est plutôt le témoin d’un moment de
déstabilisation, au sein duquel, d’une manière plutôt hésitante et quelque peu
chaotique, se fait jour un changement fondamental dans la compréhension des
événements. Contrairement à ce que Frisch supposait dès les années vingt 25, l’odeur des
fleurs paraissait ne pas jouer le premier rôle dans la transmission des informations à
l’intérieur de la ruche. De même, le registre des numéros d’expérience ne fournit pas
une théorie complètement élaborée des phénomènes étudiés, mais il dresse la liste des
catégories sous lesquelles les travaux de l’année 1944 seront identifiés désormais
comme des expériences. Chacun des mots-clés placés devant les blocs de nombres
représente lui aussi des potentialités. La question reste ouverte de savoir si le
regroupement des expériences sous les mots-clés « distance » et « direction »,
« obturation de la glande à parfum », « forme de la danse pour le proche et pour le
lointain » ou, plus bas, « réponse à la forme de danse ronde » (fig. 2) acquiert un sens
stable26.
Trouver des questions
18 Le fonds d’archives de Frisch est particulièrement riche. En plus des documents déjà
mentionnés, il contient de très nombreuses correspondances, des manuscrits de
conférence, quelques photos et une série de plus de trente recueils d’extraits. Ces
derniers sont regroupés par thème, ainsi « sens de la lumière et des couleurs »,
« biologie » ou « abeilles », et leur consultation est facilitée par un index. Ces extraits
ont une caractéristique remarquable : qu’il ait seulement noté un détail ou recopié un
extrait de grandes dimensions, Frisch ne fait généralement ni commentaire (qu’il soit
positif ou négatif) ni allusion à un rapport avec ses recherches en cours. Bien sûr, les
domaines d’activité principaux de Frisch se reflètent dans le classement thématique.
Cependant, les extraits ne fournissent aucun indice direct quant à l’existence d’un
« filtre de lecture » supplémentaire, plus fin, qui présiderait aux choix
bibliographiques. Comme pour les notes recueillies dans le journal d’observations, rien
n’indique quels intérêts particuliers ont présidé au choix des extraits, ni même si un tel
intérêt associé à un objet de recherche concret existe.
19 Globalement, il semble que Frisch ait soigneusement veillé à préserver la séparation des
différents aspects de son travail telle qu’elle se manifeste dans les différentes séries
d’enregistrements (journaux de travail, registre des numéros d’expérience, recueil
d’extraits). Un élément appelé « Thèmes » dans le catalogue du fonds le suggère. Le
titre est particulièrement intéressant si l’on se souvient que dans tous les documents
directement liés à sa pratique de la recherche, Frisch ne parle jamais de ses idées ou des
intentions qui le guident. Or, ce titre correspond, non pas à un de ces cahiers d’écolier
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227
si souvent utilisés par Frisch, mais à un gros classeur contenant une quantité
impressionnante de petits morceaux de papier couverts d’écriture. Le plus souvent, ce
sont des fragments soigneusement découpés dans des feuilles de papier à lettre, des
manuscrits, des pages de cahier, mais c’est aussi le verso de vieilles cartes de visite, ou
parfois une page de correspondance. Voici quatre exemples tirés de cette masse de plus
de deux cents billets : « Tr.[avail] d’admission au diplôme ou de doctorat. L’organe
vocal des abeilles d’eau », « Est-ce que les poissons marins perçoivent le goût salé ?
(dressage ?) », « Dans la volière du nouvel institut : est-ce que des charges apparaissent
sur le plumage des oiseaux ? év.[entuellement] pendant le vol ? chez des oiseaux
apprivoisés, par ex. des perruches », « Sujet pour un tr.[avail] d’admission au diplôme :
Marquer les abeilles en extérieur et voir si ce sont toujours les mêmes abeilles qui vont
sur la même fleur, de telle sorte que, comme le facteur relevant le courrier, chaque
abeille aurait son propre itinéraire, qui pourrait ne pas être très long. Essayer de
déterminer totalement cet itinéraire27 ».
20 En définitive, c’est donc ici, dans cette pile de petits papiers, qu’apparaît ce qu’on
cherche vainement partout ailleurs : des plans, des intentions, des hypothèses
griffonnées en quelques mots. Mais ce qui est caractéristique, c’est qu’il s’agit d’une
réserve de thèmes non ordonnés. En lieu et place d’une cohérence, on serait tenté de
dire, d’une épistémè, on rencontre un capharnaüm de questions. Bien sûr, cela
correspond sur le plan institutionnel aux besoins d’un professeur d’université qui doit
distribuer des sujets de thèse. Mais par-delà cette donnée factuelle, ce réservoir
thématique reproduit une caractéristique de tous les recueils de notes de Frisch.
Beaucoup de ces billets renvoient à des références bibliographiques ou à des extraits de
publications, d’autres paraissent être des notes à usage personnel. Au fond, on pourrait
parler de trouvailles et d’idées qui viennent à Frisch en passant et qui dépendent du
contexte : à l’occasion d’une lecture, dans la vie quotidienne (les abeilles et le facteur),
ou au vu des ressources disponibles (les volières du nouvel institut). L’enjeu de cette
collection serait le fait lui-même de collectionner, bien plus que les thèmes recueillis –
à propos desquels on est presque tenté de parler d’épluchures… En d’autres termes,
même la « découverte de thèmes » prend place chez Frisch au sein d’une série de notes
qui certes renvoie partiellement aux recueils d’extraits, mais dont l’ensemble ne fait
pas apparaître une organisation cohérente au niveau du contenu. Les « thèmes » ne sont
pas des aspects d’un programme de recherche d’ensemble – du moins, ce n’est pas ainsi
qu’ils ont été organisés par Frisch. Quant à savoir si toutes les questions soulevées ont
été abordées, le problème reste ouvert. L’économie générale d’une telle réserve suggère
plutôt qu’il s’agit d’un résidu de questions qui n’ont pas été traitées. Les notices portant
des sujets effectivement exploités ont probablement été retirées.
Une écriture tournée vers l’avant
21 Tout bien considéré, on trouve simultanément chez Frisch une importante
programmation de l’usage du crayon et du papier et une sous-détermination
remarquable du contenu concret des annotations. L’organisation de « l’activité
d’écriture » laisse largement ouverte la finalité des annotations. On peut dire aussi que
par elle, la structure de signification ne se met en place que d’une manière progressive,
dans et par la succession des annotations. À l’instant où la note est rédigée, aucun choix
n’a encore été fait sur le moment où les thèmes notés seront étudiés ou sur la personne
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228
qui mènera l’étude. Les extraits tirés de la littérature ne paraissent pas fonctionner
comme des références ou des suggestions pour la recherche en cours. C’est seulement
lorsque l’exploitation des journaux de travail est rendue possible par les registres des
numéros d’expériences que se forme un système de catégories qui permet
d’appréhender les observations consignées comme des « observations de quelque
chose ». Dans un de ses Cahiers, Paul Valéry a noté la pensée suivante : « Je n’arrive pas
à ce que j’écris, mais j’écris ce qui conduit – où ?28 » Cette phrase énonce en quelque
sorte la règle utilisée par Frisch. Chez Frisch, contrairement aux apparences et bien que
ce soit en même temps aussi le cas, « écrire quelque chose » (Roland Barthes) ne signifie
pas simplement mettre une chose sur le papier. C’est d’abord écrire vers l’avant, vers
l’avenir, et en présupposant qu’il y aura d’autres phases de travail. À la différence de ce
qu’écrit Valéry, il semble toutefois que chez Frisch, ce ne soit pas tant l’écriture que la
reprise du déjà écrit qui ouvre la voie vers l’avenir.
22 Anouk Barberousse a caractérisé les griffonnages que les chercheurs produisent si
souvent dans leur travail comme des « raisonnements en acte 29 ». Dans le fonds
d’archives de Frisch, ces griffonnages sont presque totalement absents. La série de
feuilles volantes évoquée plus haut, dans laquelle il reprend à l’automne 1944 les
observations qu’il a faites à partir du mois d’août de la même année (fig. 3), constitue
plutôt une exception. Surtout, elles sont elles aussi prises dans un mouvement récursif.
Ce qui est noté, ce n’est pas ce qui se passe au moment présent mais ce qui s’est déroulé
plusieurs semaines auparavant. Pour décrire la pratique de recherche de Frisch, on
pourrait donc dire qu’il raisonne en assemblant et en reprenant de l’écrit. « Où cela
conduit » pour reprendre Valéry, cela reste réellement ouvert, mais est en même temps
contraint par sa place dans l’organisation des enregistrements et leur enchaînement.
Dans ce sens spécifique, écrire est ici un instrument de recherche, c’est-à-dire une
procédure non matérielle qui consiste fondamentalement à différer de manière
planifiée des significations et des intentions. Cette procédure n’a pas de nom
particulier, elle ne fait pas partie des procédures collectives comme les listes, les
diagrammes, les annotations ou les synopsis. Elle est sans doute difficilement
dissociable de la personne de Frisch, et il n’est même pas certain qu’il l’ait perçue
explicitement comme procédure. Cependant, on peut l’appréhender analytiquement
comme une régularité qui produit des effets spécifiques – elle comporte donc les traits
distinctifs qui caractérisent toute procédure. En sciences (mais pas seulement en
sciences), l’écriture possède une réalité propre. Elle ne se résout pas dans l’activité de
pensée ; on ne peut non plus la réduire à sa fonction de stockage. C’est cette réalité qu’il
convient d’étudier – on peut, pour y parvenir, utiliser la notion de procédure comme
une sonde lancée dans les fonds manuscrits.
NOTES
1. Roland Barthes, « Écrire, verbe intransitif ? » (1970), dans Le Bruissement de la langue. Essais
critiques IV, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 21-31, ici p. 28. Mes remarques valent également pour
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230
24. Voir Latour, « Drawing Things Together », art. cit., p. 60.
25. Voir von Frisch, « Über die “Sprache” der Bienen », art. cit., p. 174. À cette époque, Frisch
suppose par ailleurs que les abeilles ne portent pas seulement l’odeur des fleurs dans la ruche
mais marquent aussi la source de nourriture avec leur propre organe odorant.
26. Fonds Karl von Frisch, Ana 540, A IV, 2, folios non numérotés [Versuchsnummernprotokoll für
das Jahr 1944, première feuille].
27. Fonds Karl von Frisch, Ana 540, A VII, 37, folios non numérotés, Bayerische Staatsbibliothek
München, collection de manuscrits.
28. Paul Valéry, Cahiers, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson, Paris,
Gallimard, 1973, vol. I, p. 7.
29. Anouk Barberousse, « Dessiner, calculer, transmettre : écriture et création scientifique chez
Pierre-Gilles de Gennes », Genesis, n° 20, « Écriture scientifique », 2003, p. 145-162, ici p. 155.
RÉSUMÉS
Écrire est l’une des activités les plus ordinaires des savants. Je me propose de considérer le rôle
que peuvent jouer les notes dans le processus de recherche en étudiant les travaux du zoologiste
autrichien Karl von Frisch (1886-1982), dont la définition de la « danse des abeilles » n’a en rien
perdu de son actualité. Ce sont les données obtenues en été 1944 qui ont amené von Frisch à
modifier sensiblement sa conception du langage des abeilles. Cette rupture conceptionnelle ne
s’est produite, cependant, que dans (et par) la transformation de notes copiées et réécrites à
partir de notes prises lors de l’observation des abeilles. Von Frisch semble donc s’être servi de
l’écriture pour déterminer après coup la signification concrète demeurée indéterminée dans des
notes produites antérieurement. Cet exemple illustre d’une façon plus générale que l’écrit (du
relevé d’observations à l’ébauche ultime d’une publication) constitue l’un des instruments
associés à la genèse de la connaissance scientifique.
Writing is one of the most ordinary activities of scientists. I will evaluate the role that notes play
in the research process by studying the works of the Austrian zoologist Karl von Frisch
(1886-1982), whose definition of “bees’ dance” is as topical as ever. It is this data obtained during
the summer of 1944 that led von Frisch to considerably modify his ideas about bees’language.
However, this conceptual breakthrough was made possible only by the transformation of notes
copied and rewritten from notes taken down during the observation of bees. It thus seems that
Von Frisch used writing to determine after the fact the concrete significance that had remained
indeterminate in the previous notes he had taken. This example illustrates in a more general way
that writing (from observation notes to the final draft for publication) constitute one of the
instruments associated with the genesis of scientific knowledge.
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231
Auf- und Abschreibeoperationen. Grundsätzlich scheint von Frisch Schreiben als ein Verfahren
gebraucht zu haben, mit dem die konkrete Bedeutung des Aufgezeichneten zunächst offen
gelassen und erst im Rückgriff näher fixiert wird. Das Beispiel macht allgemeiner darauf
aufmerksam, dass schriftliche Aufzeichnungen, vom Beobachtungsjournal bis zum Entwurf einer
Publikation, als Instrument unter anderen Instrumenten an der Formierung wissenschaftlicher
Erkenntnisse beteiligt sind.
Escribir es una de las actividades más corrientes del investigador. Me propongo estudiar el papel
que pueden desempeñar las notas en el proceso de investigación, estudiando los trabajos del
zoólogo austríaco Karl von Frisch (1886-1982), cuya definición de la “danza de las abejas” no ha
perdido nada de actualidad. Los conocimientos adquiridos durante el verano de 1944, condujeron
a von Frisch a modificar sensiblemente su concepción del lenguaje de las abejas. Esta ruptura
conceptual se produjo, no obstante, en (y a través de) la transformación de las notas copiadas y
reescritas a partir de la notas tomadas durante la observación de las abejas. Parece pues que von
Frisch se sirvió de la escritura para determinar a posteriori la significación concreta que había
permanecido indeterminada en las notas tomadas precedentemente. Este ejemplo ilustra de una
manera más general el hecho de que la escritura (desde el registro de observaciones hasta los
esbozos últimos de una publicación) constituye uno de los instrumentos asociados a la génesis del
conocimiento científico.
Scrivere è una delle più naturali attività degli studiosi. Si propone, qui, la considerazione del
ruolo che nel processo di ricerca possono acquisire le note, studiando il lavoro dello zoologo
austriaco Karl von Frisch (1886-1982), la cui definizione della “danse des abeilles” rimane attuale.
L’attenzione si concentra su un’osservazione di von Frisch, dell’estate del 1944, che lo avrebbe
obbligato a mutare sensibilmente le sue idee intorno al linguaggio delle api. Questo strappo
concettuale si è, tuttavia, verificato nell’atto di copiare e riscrivere, modificandole, delle note
prese durante l’osservazione delle api. Von Frisch sembra così essersi servito della scrittura per
determinare in un secondo tempo il significato concreto, rimasto peraltro indefinito nelle note
precedentemente prodotte. Questo esempio chiarisce, in senso più generale, come la scrittura
(dalla fase di registrazione delle osservazioni al progetto definitivo di una pubblicazione) sia uno
degli strumenti connessi alla genesi della conoscenza scientifica.
A escrita é uma das actividades mais comuns dos cientistas. Proponho-me considerar o papel dos
apontamentos no processo de investigação, estudando os trabalhos do zoólogo austríaco Karl von
Frisch (1886-1982), cuja definição da “dança das abelhas” não perdeu a actualidade. Foram dados
obtidos no verão de 1944 o permitiram a von Frisch alterar significativamente a sua concepção da
linguagem das abelhas. Esta mudança de ideias ocorreu durante (e por causa de) a transformação
de apontamentos copiados e reescritos a partir de notas tomadas durante a observação das
abelhas. Von Frisch parece ter-se servido dessa reescrita para determinar, a posteriori, o
significado concreto que ficara impreciso na tomada inicial dos apontamentos. Este exemplo
mostra de modo mais geral que a escrita (desde o registo de observações ao projecto final de
publicação) é um instrumento pertinente na génese do conhecimento científico.
INDEX
Mots-clés : Von Frisch Karl, notes, zoologie, écriture scientifique
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AUTEURS
CHRISTOPH HOFFMANN
CHRISTOPH HOFFMANN est professeur d’épistémologie (Wissenschaftsforschnung) à l’Université de
Lucerne. Parmi les thématiques de ses recherches, on retiendra le rôle tenu par l’écrire dans les
sciences ainsi que l’expérimentation animale au XXe siècle. Publications concernant ces contextes
de recherche : Christoph Hoffmann (dir.), Daten sichern. Schreiben und Zeichnen als Verfahren der
Aufzeichnung, Berlin, Diaphanes, 2008 ; « Processes on Paper : Writing Procedures as non-material
research devices », Science in Context, vol. 26, 2013, no 2 ; « The ruin of a book : Jean André de Luc’s
“Recherches sur les modifications de l’atmosphère” (1772) », Modern Language Notes, vol. 118,
2003, p. 586-602.
christoph.hoffmann[arobase]unilu.ch
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Chroniques II
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234
Chroniques II
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Claire Doquet, L’Écriture débutante.
Pratiques scripturales à l’école
élémentaire, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2011,
231 p.
Julie Lefebvre
RÉFÉRENCE
Claire Doquet, L’Écriture débutante. Pratiques scripturales à l’école élémentaire, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2011, 231 p.
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dimensions sur un espace plan à deux dimensions. C. Doquet fait le choix d’une
transcription de type chronologique dans laquelle les différentes opérations d’écriture
sont énumérées dans l’ordre où elles ont eu lieu. Cette énumération, qui permet de
« stabiliser » le corpus, autorise l’étude de phénomènes dont l’enchaînement dans
l’écriture en acte gêne la perception.
6 Corollairement, dans la mesure où il convient alors de nommer les événements
observés et de les interpréter, c’est l’utilisation, pour l’analyse d’écritures « en temps
réel », des descripteurs de base de toute écriture élaborés à partir des manuscrits qui
est questionnée, ainsi des paires variante de lecture/variante d’écriture et variante
libre/variante liée, et des notions d’ajout et de remplacement sur lesquelles nous nous
arrêterons plus particulièrement ici.
7 Pertinente et primordiale pour le généticien qui distingue sur le manuscrit un texte
central de ses entours – lieux d’interventions qui viennent moduler le texte déjà-là –, la
catégorie de l’ajout apparaît en revanche comme non opératoire dans l’étude des
reconstitutions d’écriture sur traitement de texte. Les modifications se fondant
instantanément dans le déjà écrit, la notion même de texte de base est annulée et
l’opération d’ajout se dilue dans le flot des opérations d’inscription de texte. Les
éléments « nouveaux dans l’écrit » sont alors distingués selon leur contexte
d’apparition : s’ils se situent en début d’écriture ou en continuation du déjà écrit, on
parle d’inscription ; s’ils apparaissent dans un contexte écrit déjà existant, l’opération
est qualifiée d’insertion.
8 Le travail sur un corpus d’écriture en temps réel permet également d’affiner certaines
catégories, comme c’est le cas avec le remplacement. La connaissance de l’inscription
temporelle exacte des opérations d’écriture autorise ainsi à distinguer le remplacement
instantané – lorsqu’un segment textuel est supprimé et instantanément remplacé par un
autre – du remplacement en deux temps – lorsque le déplacement du curseur et/ou une
opération d’écriture interviennent entre la suppression du remplacé et l’inscription du
remplaçant. Ces deux modes de remplacement qui, ayant la même conséquence – la
substitution d’un élément à un autre –, ne peuvent être décelés sur un manuscrit, sont
donc rendus visibles à la faveur d’un matériau qui restitue un trajet d’écriture dans son
intégralité.
9 Pour être encore à ses débuts – notamment du fait de la « lourdeur » d’utilisation des
outils et logiciels de saisie et de transcription des données –, l’analyse génétique
d’écriture restituée en temps réel apparaît ainsi comme un lieu vif de réflexions et de
débats dont la communauté des généticiens ne peut faire l’économie. Le présent
ouvrage y contribue.
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RÉFÉRENCE
Multilinguisme et créativité littéraire, dir. Olga Anokhina, Louvain-la-Neuve, Academia/
L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes, n° 20 », 2012, 184 p.
1 Comme le souligne Olga Anokhina dans son propos introductif, le multilinguisme se
définit comme la pratique de plusieurs langues à la fois – la configuration la plus
usuelle étant celle du bilinguisme qui, lorsqu’il est parfait, permet l’usage d’une langue
ou d’une autre indifféremment et surtout sans « mixage » (mélange). Cette excellence
dans l’usage de plusieurs langues, les unes étant parfaitement étanches aux autres, est
une marque de maîtrise indiscutable. Cependant, il existe des situations où, au
contraire, l’usage concomitant de plusieurs langues peut être à l’origine d’une forme
extrêmement riche et variée de création.
2 En effet, et c’est l’objet de ce volume, le mélange de ces langues parfaitement maîtrisées
constitue véritablement un médium créatif de premier ordre si l’on observe les
manuscrits d’écrivains. Ces manuscrits multilingues permettent aux écrivains d’user
d’un système lorsqu’un autre se trouve défaillant : ce que l’un ne permet pas de
formuler, un autre le pourra. C’est ainsi que, dans les manuscrits de travail des
écrivains, l’on peut observer une langue-support investie, pour ne pas dire envahie, par
une autre : au plan du lexique, des constructions grammaticales/syntaxe – et du style –
ainsi, cette interaction linguistique constitue une source inégalable de créativité
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langagière et littéraire. Et c’est ce que montrent les carnets, les plans, les brouillons : le
lecteur s’imagine ne lire qu’une langue alors même qu’il en lit plusieurs : celle qui
apparaît sur le papier étant nourrie, imprégnée, influencée par d’autres. On l’aura
compris, cet ouvrage nous plonge pleinement dans le vif de la création littéraire et
tente d’éclairer – via le multilinguisme – le mystère de l’invention !
3 L’ouvrage se structure en trois parties. La première évoque les écrivains entre deux
langues : entre le russe et le français, le russe et l’anglais, l’italien et le latin – traversée
par deux langues, l’écriture s’en trouve comme revigorée, démultipliée. Une seconde
étape – polyphonique – s’attache notamment à la description de la présence de lexiques
étrangers dans le processus créateur. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage évoque la
question délicate de la traduction et de la cohabitation, au moment même d’écrire,
entre plusieurs langues.
4 C’est avec l’article d’Olga Anokhina que s’ouvre la première partie : « Le rôle du
multilinguisme dans l’activité créative de Vladimir Nabokov » (p. 15-25). L’auteur
souligne ici que dans les cartes postales ou les notes de Nabokov, le mélange des
langues domine (anglais, russe, français), ce qui est moins le cas dans la fiction. Pour ce
qui est des traductions, Nabokov traduisait lui-même ses œuvres en russe, mais faisait
appel à des traducteurs pour ses œuvres à traduire en anglais. Sur ces dernières
traductions, l’écrivain se laissait tout le loisir de retoucher les traductions qu’il
considérait finalement comme un premier jet. L’usage de telle ou telle langue peut être
orienté par le genre textuel. L’étude de Caroline Béranger, « Écrits français de Marina
Tsvetaeva » (p. 27-29), démontre comment la poétesse M. Tsvetaeva a tenté de
transposer en langue française une partie des unités lexicales et des constructions
syntaxiques propres au russe. Mais le transfert de ces configurations s’est avéré, aux
yeux de l’auteur, un échec qui a pu la conduire à cesser cette écriture poétique à deux
langues. L’article de Marina Giaveri, « Entre le latin et l’italien : entre la philologie et la
critique » (p. 41-54), s’attache à décrire les mécanismes créatifs de Pétrarque
(1304-1374), tels que l’on peut les observer à la bibliothèque du Vatican : on peut voir
l’écrivain osciller sans cesse entre l’italien et le latin – ce dernier servant notamment
aux notes marginales d’autocorrection. Dans son « Étude de manuscrits malgaches
bilingues de J.-J. Rabearivelo » (p. 55-65), Claire Riffard montre que l’auteur a choisi de
respecter le système linguistique de chaque langue – le français et le malgache – tout en
écrivant ses poèmes à la fois dans une langue et dans l’autre. Les deux textes de poèmes
évoluant, l’un à côté de l’autre, les structures et le lexique d’une langue pouvaient
pénétrer, au cours du processus, l’autre langue, dans un va-et-vient réciproque. Dans
« Pratiques et fonctions du multilinguisme dans les journaux russes rédigés en
français » (fin XVIIIe-fin XIXe) (p. 67-82), Catherine Viollet montre comment les jeunes
diaristes de l’aristocratie russe se plaisaient à écrire tout aussi bien en français qu’en
russe, tout en s’offrant le plaisir régulier de traduire leurs journaux dans d’autres
langues encore. Il ne s’agissait donc pas seulement d’écrire, mais de traduire.
5 La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre sur un article de Valentina Chepiga, « Lexiques
d’origine étrangères dans l’œuvre de R. Gary » (p. 83-96). L’auteur nous montre que les
manuscrits de Romain Gary, très tôt rédigés en français, sont truffés de mots de langues
multiples : russes, anglais, polonais. Ce mélange des langues implique chez Gary un
travail épilinguistique puisqu’il fait suivre les mots étrangers – par exemple les mots
russes – d’explications d’ordre sémantique. Sylvie Courtine-Denamy, dans un article
intitulé « Plurilinguisme et genèse des textes dans le Journal de pensée de Hannah
Genesis, 36 | 2013
240
Arendt » (p. 97-108), nous montre que le journal d’Hannah Arendt (écrit entre 1950 et
1973) implique une véritable gymnastique intellectuelle pour qui voudrait le traduire.
Essentiellement écrit dans la langue maternelle de la philosophe, c’est-à-dire en
allemand, on trouve un tissage de multiples autres langues : le grec, l’anglais, le latin et
le français. Cette pluralité et ce mélange des langues impliquent que l’on puisse se
poser la question de l’identité du texte original. L’article suivant, de Daniel Ferrer,
« Finnegans Wake ou la créativité multilingue » (p. 109-114), montre que le texte de
Finnegans Wake associe de nombreuses langues. L’auteur propose d’évaluer le rôle de ce
multilinguisme aux différents stades de la création : des carnets de note aux différents
brouillons. Dans « La langue des affects : le cas de Valéry » (p. 110-115), Antonietta
Sanna propose d’examiner la pratique de la langue italienne par Valéry, langue
maternelle qu’il appelait « langue des affects ». C’est avec cette langue italienne que,
dans certains de ses poèmes, de ses titres ou en marge, il parvient à exprimer des
expériences sensorielles profondes indicibles pour lui en français.
6 La dernière partie de l’ouvrage traite de la question du multilinguisme et de la
traduction. Dans un premier temps, Chiara Montini évoque « Le rôle du bilinguisme
dans la genèse de Mercier and Camier de Samuel Beckett » (p. 129-144). Les manuscrits de
Mercier and Camier montrent que Beckett traduit plusieurs fois ses textes avant de les
considérer comme matière à réécriture. Il traduit puis retraduit de l’anglais au français,
et c’est au terme de ce parcours qu’il efface notamment un certain nombre de gestes
affectueux entre les deux protagonistes de la pièce. Dans « L’écriture et l’intraduisible.
Le multilinguisme dans la genèse du Précis de décomposition de Cioran » (p. 145-156),
N. Cavaillès montre comment le roumain émerge dans les configurations françaises du
Précis de décomposition, auquel il convient de joindre d’autres langues comme l’allemand,
l’anglais et bien sûr le latin. Ici, l’écriture en français a encore partie liée avec la
spontanéité de la langue roumaine. Dans l’ultime article du volume, « L’écriture
théorique de Vassily Kandinsky et le problème du multilinguisme » (p. 157-172), Nadia
Podzemskaia montre que Kandinsky écrit en trois langues : le russe, l’allemand et le
français. Au gré de ses voyages, Kandinsky écrit en russe puis traduit en français, ou
écrit en allemand et traduit de nouveau en français ou en russe : il voyage ainsi, non
seulement sur un mode géographique, mais sur un mode linguistique, puisant dans
chaque langue ce que les autres ne parviennent pas à formuler.
7 On l’aura compris, cet ouvrage que nous offre Olga Anokhina permet de comprendre
quels sont les enjeux du multilinguisme dans la création littéraire, et dans les
mécanismes de traductions multiples auxquels s’adonnent un bon nombre d’écrivains :
ce que le système d’une langue ne permet pas – induisant un manque dans l’écriture et
ce que celle-ci cherche à saisir – une autre langue l’offre et supplée en cela à des formes
de creux langagiers inhérents à toute langue.
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RÉFÉRENCE
Crítica genética y edición de manuscritos hispánicos contemporáneos. Aportaciones a una
« poética de transición entre estados », dir. Bénédicte Vauthier, Jimena Gamba Corradine,
Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2012, 309 p. [en espagnol, français et
italien]
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242
ouvrage affiche la volonté de « construire des ponts » (comme le dit Bénédicte Vauthier
dans son introduction, p. 10) entre époques différentes, entre pays différents (Espagne
et Amérique hispanique) et, surtout, entre tradition hispanique de la critique textuelle
(ainsi que la critique de variantes italienne) et critique génétique. D’où le sous-titre du
volume, Aportaciones a una « poética de transición entre estados », qui reprend une
expression de Jean-Louis Lebrave et qui appelle à la possibilité d’une réconciliation
entre la philologie et la critique génétique dans le cadre plus général de la variation
textuelle.
2 À la suite d’une réflexion du poète espagnol Guillermo Carnero sur son propre atelier
d’écrivain, le recueil réunit seize articles, répartis en quatre sections. Dans trois
langues (l’espagnol restant majoritaire), généticiens, philologues, archivistes et
éditeurs critiques (d’auteurs hispanophones) se livrent ainsi à des études et réflexions
dont les corpus et les approches témoignent d’une grande diversité et participent à des
degrés différents à la grande question de l’intégration (ou la cohabitation) des
méthodologies de la critique génétique et de la philologie.
3 La première section est centrée autour des origines de la critique génétique, sa
réception et son développement dans le milieu hispanique. Almuth Grésillon retrace la
naissance de la discipline, ses méthodes et ses problèmes actuels. Elle mentionne les
changements de perspective face à d’autres disciplines (philologie, textologie), la
critique génétique ayant à présent « des positions plus nuancées » (p. 39 ; la philologie
est « un outil indispensable à la description d’un dossier génétique »). Par rapport à
l’élargissement des études génétiques vers d’autres domaines que la littérature,
l’auteur commente sa propre expérience avec les études théâtrales et suggère au
généticien, au lieu d’effectuer seul cette extension, de prendre plutôt un rôle
d’assistant et d’incitateur à l’égard des autres disciplines. C’est ainsi que pourraient
naître la collaboration et une réelle interdisciplinarité. Enfin, Grésillon s’arrête sur ce
qu’elle a nommé, d’après les travaux de Pierre Boulez, l’« accident heureux », ce
moment d’interruption du geste créatif qui produit souvent une rature, à partir de
laquelle le processus de création peut repartir vers de nouvelles voies, formant ainsi un
passionnant chantier génétique qui mérite d’être approfondi.
4 Les quatre autres articles de cette section (écrits par Elida Lois, Fernando Colla, Paolo
Tanganelli et Javier Lluch-Prats) montrent bien les différents degrés de la synergie
entre critique génétique et philologie. Vu la profonde tradition de la critique textuelle
en milieu hispanophone, cette synergie semble être la voie la plus naturelle des études
génétiques hispaniques. Les termes et expressions utilisés dans ces articles témoignent
de cette volonté de conciliation (voire « de complémentarité entre, non seulement deux
méthodes, mais aussi deux objets d’étude voisins mais différents », comme le signale
Tanganelli, p. 74), qui peut cacher néanmoins des ambivalences et des problématiques :
ainsi, les auteurs mentionnent la réalisation des « études philologiques-génétiques »
(Lois, p. 45) ; la cohabitation d’études sur l’« atelier de l’écrivain et l’édition
philologique » (Lluch-Prats, p. 97) qui mènerait à des « éditions critico-génétiques »
dont on peut, entre autres, trouver un exemple dans quelques-unes des éditions de la
collection « Archivos » codirigée par Fernando Colla, et qui seraient le résultat « des
apports de la critique génétique, mais aussi des avancements propres de la tradition
philologique de différents pays » (encore Lluch-Prats, p. 108) ; enfin, Tanganelli prend
comme exemple les brouillons de Miguel de Unamuno pour expliquer sa méthode,
« strictement philologique », et donc visant toujours l’édition du texte, mais où l’étude
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243
de l’avant-texte prend une place importante donnant « de nouveaux points de vue » qui
« permettent d’interpréter mieux la dernière version », qui serait alors, à son avis, le
seul intérêt de son étude et de sa publication : l’ouverture de « nouvelles perspectives
exégétiques » (p. 81). Cet éclairage du texte par l’avant-texte (pour mettre la démarche
en termes génétiques) lui permet, grâce à l’étude du plan et des différents projets
d’essais avortés appartenant à l’avant-texte du Sentiment tragique de la vie, d’établir,
entre autres, que Unamuno avait conçu son essai comme « une curieuse
autobio(biblio)graphie » (p. 85) et de montrer comment l’œuvre puise dans ces projets
avortés qui révèlent une grande masse de citations et de références, absentes, pour la
plupart, de la rédaction définitive. Perspective et résultats de recherche qui vont bien
au-delà de la construction d’un apparat qui, d’une édition à l’autre, ne liste parfois que
de petites différences (et dont Louis Hay signale le « modeste bénéfice intellectuel »,
p. 147), même si, comme le souligne Tanganelli, cet apparat de variantes continue à
être prépondérant.
5 L’intégration des méthodologies de ces « études philologiques-génétiques » peut laisser
quelques doutes lorsqu’on regarde, par exemple, une image de l’article de Colla (p. 67)
qui montre un aperçu du cd-rom du roman de Manuel Puig El beso de la mujer araña
publié dans la collection « Archivos », qui cherche à rendre visible et lisible le dossier
génétique. On y voit le premier feuillet d’un état avancé du roman avec sa
transcription. Pourtant, ce qui est transcrit c’est juste la zone centrale du feuillet et non
les ajouts marginaux, considérés alors comme secondaires et négligeables, dans ce qui
incarne peut-être un héritage de la vision philologique du Texte. Or, exclure ces ajouts
qui transforment souvent de façon extraordinaire le déjà-écrit donnera une vision
fausse et davantage trouée du processus d’écriture.
6 La deuxième section de l’ouvrage évoque la valeur de deux archives littéraires
particulières : le fonds italien du XXe siècle de l’Université de Pavia (par Renzo
Cremante) et celui de Carmen Conde, poète espagnole du XXe (par Francisco Díez de
Revenga), dont le fonds nous éclaire non seulement sur son œuvre mais aussi sur la vie
culturelle de l’époque, grâce à la correspondance et à la littérature intime (agendas,
journaux).
7 La troisième section regroupe sept écrits d’éditeurs critiques ou génétiques, pour la
plupart dédiés à des auteurs espagnols du XXe. Ces articles sont précédés d’une réflexion
de Louis Hay sur l’histoire des éditions critiques et génétiques, qui retrace les multiples
transformations dans le domaine et montre les problèmes et les atouts des différents
types d’éditions (concernant la lisibilité, la visibilité, la transcription et la
multiplication de dispositifs typographiques, le commentaire, le rapport aux dessins et
à d’autres inscriptions non verbales). Au centre de ces réflexions : ce que Louis Hay
appelle le « péché originel de l’édition génétique », qui consiste à « avoir détourné
l’impression de sa raison d’être, qui est de garantir la fixité du texte pour lui demander
de représenter des transformations » (p. 153). Face à ce « péché », l’édition électronique
s’avère plus adaptée. María Francisca Vilches étudie l’histoire éditoriale de deux pièces
de Federico García Lorca (La Maison de Bernarda Alba et Le Public), marquée par la
circulation d’apographes et l’incomplétude des manuscrits. De leur côté, Margarita
Santos, Monserrat Escartín et José Carlos Rovira se penchent respectivement sur les
archives de Ramón del Valle-Inclán, Pedro Salinas et Miguel Hernández. Pour le cas de
Valle-Inclán, on voit l’inestimable richesse et les possibilités d’étude d’une archive qui
en 2009 venait tout juste d’être déposée et qui permet non seulement la recherche sur
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244
les processus de création des œuvres les plus connues (comme Tirano Banderas), mais
est aussi une mine de travail pour les inédits. Le cas de l’archive du poète Pedro Salinas
illustre bien les difficultés de la dispersion du patrimoine écrit, les problèmes du
catalogage au sein des archives et la valeur génétique du genre épistolaire, qui retrace
en même temps les processus d’écriture des poèmes et sert de laboratoire pour leur
création. L’archive de Miguel Hernández révèle pour sa part la genèse de l’atelier du
poète qui dès l’adolescence et à partir d’opérations comme la réalisation de listes de
mots, la copie, la paraphrase, la citation et la traduction s’est donné des outils pour
l’exercice de l’écriture.
8 Bénédicte Vauthier, œuvrant pour une conciliation entre critique textuelle et
génétique, expose ses recherches sur l’avant-texte du roman de Juan Goytisolo Paisajes
después de la batalla dont elle a préparé une édition critique précédée de préliminaires
génétiques (2012). L’étude de plusieurs séquences du roman montre l’appropriation par
Goytisolo du pré-écrit ; les transformations effectuées à partir de ses propres écrits
dans la presse démontrent la perméabilité et le jeu non seulement entre écriture
propre et écriture d’autrui, mais aussi entre l’inédit et le publié. En même temps, les
changements entre les différentes éditions du roman permettent d’afficher l’instabilité
du texte édité et la porosité des frontières entre avant-texte et texte. Quant à Irène
Fenoglio, elle étudie le dossier correspondant à l’incipit de Boutès de Pascal Quignard,
composé pour la plupart de tirages d’imprimante des états successifs du récit corrigés à
la main par l’auteur. Une place prépondérante dans la genèse de ce « texte-conte » est
réservée au dessin du plongeur de Paestum, qui informe l’écrit dès le début. Fenoglio
compare ensuite la genèse de cette œuvre de fiction avec celle des manuscrits du
linguiste Émile Benveniste.
9 Enfin, la dernière section est consacrée à l’univers électronique. Jean-Louis Lebrave fait
un aperçu historique sur trois acceptions de la génétique électronique : l’électronique
comme outil de recherche, l’édition génétique numérique et la composition digitale de
textes, ce qui inclut le traitement de texte mais aussi d’autres outils (d’écriture, de
recherche, de communication et de disposition d’information). Le manuscrit
électronique est également au centre de l’article de Jesús Rodríguez-Velasco, qui ferme
le volume et réoriente la recherche vers l’Internet et l’écriture collaborative. Les deux
auteurs s’interrogent sur le déplacement cognitif et épistémologique introduit dans
l’acte d’écrire par les ordinateurs et les technologies de l’information. Bien entendu,
une des questions que devra approfondir la génétique est de savoir comment ces outils
et dispositifs changent notre rapport à l’écriture.
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Chroniques II
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Bibliographie : études génétiques,
éditions, manuscrits
Janvier 2012-décembre 2012
Martine Mesureur-Ceyrat
Cette bibliographie rend compte des publications recensées de janvier à décembre 2012,
ainsi que de certaines parutions des années antérieures. En complément, vous pouvez
consulter les références des documents disponibles dans les différents centres de
documentation de l’ITEM à l’adresse suivante : <www.item.ens.fr>. Quelques travaux
collectifs, ouvrages ou périodiques, ont été intégrés à la toute dernière minute et n’ont
par conséquent pu faire l’objet d’un dépouillement : les articles pertinents seront
mentionnés dans la prochaine bibliographie. En outre, certaines publications ne nous
sont pas encore parvenues, ou ont pu, en dépit de nos efforts, échapper à notre
vigilance. C’est pourquoi nous tenons à remercier très chaleureusement celles et ceux
qui prennent la peine, non seulement de nous transmettre régulièrement les
informations dont ils disposent, mais aussi de nous faire parvenir les articles ou les
ouvrages dont ils sont les auteurs.
Éditions de textes et de manuscrits
BENVENISTE Émile
Dernières Leçons. Collège de France. 1968 et 1969, édition établie par Jean-Claude Coquet et
Irène Fenoglio ; préface de Julia Kristeva ; postface de Tzvetan Todorov, Paris, EHESS/
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2012, 210 p.
GOYTISOLO Juan
Paisajes después de la batalla, preliminares y estudios de crítica genética de Bénédicte
Vauthier, Salamanque, Ediciones Universidad Salamanca, coll. « Estudios Filologicos,
334 », 2012, 444 p.
LÖWITH Karl
Paul Valéry. Tratti fondamentali del suo pensiero filosofico, nouvelle traduction italienne
revue et corrigée par Barbara Scapolo, Turin, Ananke, 2012, 228 p.
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PROUST Marcel
Marcel Proust : Cahier 53, Bibliothèque nationale de France, Nouvelles acquisitions françaises
16693, coll. « Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France », Turnhout,
Bibliothèque nationale de France/Brepols, 2012. vol. I : Fac-similé critique, d’après la
numérisation de la BnF et avec la restitution des fragments déplacés, Diagramme des
unités textuelles par Nathalie Mauriac Dyer, suivi des Fac-similés des pages des NAF 27350
(2) complétant le Cahier 53, et des pages des Cahiers VII, VIII et IX contenant des
fragments du Cahier 53, XI + 209 p. vol. II : Transcription diplomatique, notes et index
par Nathalie Mauriac Dyer, Pyra Wise et Kazuyoshi Yoshikawa, Introduction par
N. Mauriac Dyer et K. Yoshikawa, Analyse par N. Mauriac Dyer, XL + 255 p.
RABEARIVELO Jean-Joseph
Œuvres complètes, t. II, Le poète – Le narrateur – Le dramaturge – Le critique – Le passeur de
langues – L’historien, coordonné par Serge Meitinger, Laurence Ink, Liliane Ramarosoa et
Claire Riffard, Paris, CNRS Éditions, coll. « Planète libre », 2012, 1800 p.
VALÉRY Paul
Paul Valéry. Cahiers 1894-1914, t. XII, dir. Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering,
Paris, Gallimard, 2012, 406 p.
VOLTAIRE
Œuvres complètes de Voltaire. Corpus des notes marginales, t. VIII, édité par Natalia
Elaguina, Nathalie Ferrand et al., Oxford, Voltaire Foundation, 2012, 592 p.
Ouvrages
BELLON Guillaume
Une parole inquiète. Barthes et Foucault au Collège de France, Grenoble, ELLUG, coll. « La
Fabrique de l’œuvre », 2012, 275 p.
D’IORIO Paolo
Le Voyage de Nietzsche à Sorrente. Genèse de la philosophie de l’esprit libre, Paris, CNRS
Éditions, 2012, 246 p.
QUELOZ Jean-Jacques
Philippe Soupault : écriture de soi et lecture d’autrui, Louvain-la-Neuve, Academia/
L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », 2012, 172 p.
WADA Akio
La Création romanesque de Proust : la genèse de « Combray », Paris, Champion,
coll. « Recherches proustiennes, 22 », 2012, 208 p.
Ouvrages collectifs
Archives familiales : modes d’emploi. Récits de genèse, dir. Véronique Montémont, Catherine
Viollet, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », 2012,
124 p.
Crítica genética y edición de manuscritos hispánicos contemporáneos, édités par Bénédicte
Vauthier et Jimena Gamba Corradine, Salamanca, Ediciones Universidad Salamanca,
2012, 310 p.
Dans l’atelier du style, du manuscrit à l’œuvre publiée, études réunies et présentées par
Stéphane Bikialo et Sabine Pétillon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « La
licorne, 98 », 2012, 266 p.
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BIASI Pierre-Marc de, JAKOBI Marianne, LE MEN Ségolène
« Introduction. Qu’est-ce que nommer une œuvre d’art ? », dans La Fabrique du titre.
Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 7-25.
BIVORT Olivier
« C.R. : Paul Verlaine, Chair & Hombres, Manuscrits, édition par Pierre-Marc de Biasi, en
collaboration avec Seth Whidden et Déborah Boltz, Paris, Textuel, coll. « L’Or du
temps », 2009, 212 p. », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 248-250.
BOLTZ Déborah
« Gustave Flaubert et John Ruskin : l’émergence d’une référence », dans Flaubert. Éthique
et esthétique, Saint-Denis, PUV, coll. « La Philosophie hors de soi », 2012, p. 139-171.
BONFAIT Olivier
« Pour une archéologie du titre », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris,
CNRS Éditions, 2012, p. 95-126.
BOUGNOUX Daniel
« Correspondance Aragon », dans Genèse & Correspondances, Paris, Éditions des archives
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BOURJEA Serge
« Pierre Alechinsky – Le bureau du titre », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres
d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 347-362.
BOUVARD Émilie
« Le titre chez Louise Bourgeois, contre, tout contre le surréalisme », dans La Fabrique
du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 319-331.
BOUVIER Agnès
« Éthique et esthétique de la traduction dans Salammbô », dans Flaubert. Éthique et
esthétique, Saint-Denis, PUV, coll. « La Philosophie hors de soi », 2012, p. 45-63.
CHAMCHINOV Serge
« La naissance du titre pour un livre d’artiste : Fossiles-Animaux-Valises », dans La
Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 389-400.
CHEVALIER Jean-Claude, CHEPIGA Valentina, FENOGLIO Irène
« Jean-Claude Chevalier. “Je veux que les livres participent à mon existence”. Entretien
avec Valentina Chepiga et Irène Fenoglio », Genesis, no 35, « Le geste linguistique »,
2012, p. 201-206.
CULIOLI Antoine, LEBRAVE Jean-Louis, GRÉSILLON Almuth
« Antoine Culioli. “Toute théorie doit être modeste et inquiète”. Entretien avec Jean-
Louis Lebrave et Almuth Grésillon », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012,
p. 147-155.
DARRAGON Éric
« Le titre d’Olympia », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS
Éditions, 2012, p. 253-263.
DÉCIMO Marc
« Saussure correcteur de Louis Duvau », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012,
p. 195-200.
DECOUT Maxime
« “53 jours” de Georges Perec : les lieux d’une ruse », Genesis, n o 35, « Le geste
linguistique », 2012, p. 209-219.
DE MAURO Tullio, D’OTTAVI Giuseppe
« Tullio De Mauro “… avoir conscience de la nature mobile et progressive de la pensée
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HÉNIN Emmanuelle
« Du sujet au titre : enquête dans les livrets des salons », dans La Fabrique du titre.
Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 127-150.
HERSCHBERG PIERROT Anne
« De la stylistique à l’étude du style », dans La Critique au tournant du siècle. Mélanges
offerts à Ruth Amossy, études réunies par Nadine Kuperty-Tsur, Louvain/Paris, Éditions
Peeters, 2012, p. 69-84.
« Du style des manuscrits aux styles de genèse », dans Dans l’atelier du style. Du manuscrit
à l’œuvre publiée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « La Licorne, 98 », 2012,
p. 43-60.
HERSCHBERG PIERROT Anne, NEEFS Jacques
« Bouvard et Pécuchet et la bêtise », dans Flaubert. L’Empire de la bêtise, Nantes, Éditions
Cécile Defaut, 2012, p. 127-166.
HONTEBEYRIE Micheline
« Paul Valéry. Correspondance(s) et résonance(s) », dans Genèse & Correspondances, Paris,
Éditions des archives contemporaines, 2012, p. 165-174.
HOUNTOU Julia
« Informer et interpeller : les titres dans les actions de Gina Pane », dans La Fabrique du
titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 401-428.
HURLBURT Sarah
« Educating Emma : A Genetic Analysis of Reading in Madame Bovary », Nineteenth-
Century French Studies, vol. 40, no 1 & 2, Fall-Winter 2011-2012, p. 81-95.
IONESCU Christina
« Dans les coulisses de La Fille d’Aristide : le manuscrit théâtral et les Graffigny Papers
sous l’œil de la critique génétique », Genesis, no 34, « Brouillons des Lumières », 2012,
p. 83-95.
JAKOBI Marianne
« Intituler avec la langue de l’autre. Le cas Gauguin [Annexe : inventaire des titres
peints par Paul Gauguin à Tahiti] », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art,
Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 203-249.
JARRETY Michel
« Alain et Valéry : un malentendu ? », dans Alain, littérature et philosophie mêlées, dir.
Michel Murat et Frédéric Worms, Paris, Éditions rue d’Ulm, coll. « Figures
normaliennes », 2012, p. 103-115.
KATO Yasue
« “Faire des vers parnassiens” : Maxime Gaucher et la naissance de la Recherche », dans
Proust face à l’héritage du XIXe siècle. Tradition et métamorphose, Paris, Presses Sorbonne
nouvelle, 2012, p. 27-38.
KONDRUP Johnny
« Les manuscrits de Søren Kierkegaard », Genesis, no 34, « Brouillons des Lumières »,
2012, p. 173-186.
LAHOUATI Gérard
« Le long travail (le manuscrit de L’Histoire de ma vie de Casanova) », Genesis, n o 34,
« Brouillons des Lumières », 2012, p. 97-122.
LANNEGRAND Sylvie
« Comme si on pouvait bannir de pareilles images : archives familiales dans le Journal
d’Yves Navarre », dans Archives familiales : modes d’emploi, Louvain-la-Neuve, Academia/
L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », 2012, p. 25-35.
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253
« Voies intimes : réflexion sur le Journal d’Yves Navarre et le chassé-croisé des genres »,
dans Les Journaux d’écrivains : enjeux génériques et éditoriaux, Bern, Peter Lang, 2012,
p. 149-160.
LAVELLE Patricia
« C.R. : Walter Benjamin. Archives. Catalogue d’exposition [Musée d’art et d’histoire du
judaïsme, Paris 12 octobre 2011-5 février 2012], Paris, Klincksieck, 2011, 320 p. »,
Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 247-248.
LE MEN Ségolène
« Aux parages de l’œuvre ? Les titres de Courbet », dans La Fabrique du titre. Nommer les
œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 151-201.
LE NORMAND-ROMAIN Antoinette
« De la distraction par le sujet : Rodin », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres
d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 265-279.
LEBLANC Julie
« Portraits écrits et portraits-images dans les Carnets inédits de Marie-Claire Blais »,
dans Les Journaux d’écrivains : enjeux génétiques et éditoriaux, Bern, Peter Lang, 2012,
p. 125-150.
LEEMAN Richard
« Le for, le fans et le fatur. Quelques significations du nom d’un tableau d’André
Masson : Pasiphaé », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS
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TOLLIS Francis
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VAUTHIER Bénédicte
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VERCRUYSSE Thomas
« Le Léonard de Valéry : l’unité des savoirs par la méthode », dans Panthéons scientifiques
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« Éditer le Journal de Christiane Rochefort (1986-1993) », dans Les Journaux d’écrivains :
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« Le Journal d’Elisaveta Vassilieva, jeune fille russe voyageant en Europe (1836-1837) »,
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VIOLLET Catherine, GRETCHANAIA Elena, STROEV Alexandre
« Un nouveau domaine de la recherche : la francophonie européenne », dans La
Francophonie aux XVIIIe-XIXe siècles : perspectives littéraires, historiques et culturelles, dirigé
par E. Gretchanaia, A. Stroev, C. Viollet, Bern, Peter Lang, 2012, p. 7-20.
VIOLLET Catherine, MONTÉMONT Véronique
« “Ayant tiré mille fils”. Marie Billetdoux, quarante ans de correspondance familiale
dans Archives familiales. Modes d’emploi. Récits de genèse », Louvain-la-Neuve, Academia/
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S. Olschki Editore, coll. « Biblioteca Leonardiana », 2012, p. 117-124.
VORGER Camille
« De la page au partage, du livre au live. Les blocs-notes de slameurs ou la petite
fabrique d’oralittérature », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 235-246.
WADA Eri
« L’affaire Dreyfus dans le salon de Madame de Villeparisis », dans Proust face à l’héritage
du XIXe siècle. Tradition et métamorphose, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, p. 75-84.
WAT Pierre
« Écrire le dessin. Les titres dans l’œuvre graphique de Fred Deux », dans La Fabrique du
titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 363-373.
YUZAWA Hidehiko
« “Les yeux du corps et ceux de la pensée” – de l’idéalisme schellingien à la multiplicité
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Presses Sorbonne nouvelle, 2012, p. 141-154.
ZACCARELLO Benedetta
« Le doute de Valéry. Pensée, existence, écriture dans les Recherches sur l’usage littéraire
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Volée, 2012, p. 161-184.
Catalogue d’exposition
Walter Benjamin. Archives, édité par les Archives Walter Benjamin [Ursula Marx, Gudrun
Schwarz, Michael Schwarz et Erdmut Wizisla] ; traduit de l’allemand par Philippe
Ivernel, Paris, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme/Klincksieck, 2011, 317 p.
Revues
Bulletin d’Informations proustiennes, no 42, 2012.
Bulletin Marcel Proust, no 61, 2011.
Les Cahiers naturalistes, vol. XVIII, no 86, « Zola et la foule », dossier composé par Chantal
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Escritural. Écritures d’Amérique latine, no 4, « La obra de Francisco Rivas. Procesos de
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Genesis, manuscrits, recherche, invention
no 35, « Le geste linguistique », textes réunis et présentés par Irène Fenoglio, 2012.
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Travaux universitaires
LERICHE Françoise
Proust : de la genèse du texte à la fabrique de l’œuvre, HDR sous la direction d’Antoine
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LUMBROSO Olivier
Une génétique culturelle des grands corpus : littérature – langue – enseignement – Le cas Émile
Zola ; Zola ou la passion du roman : les apprentissages continus de « l’ardent autodidacte », HDR
sous la direction d’Alain Pagès, Université Paris III-Sorbonne nouvelle, 29 novembre
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MONTANARI Claire
Genèse de la poésie lyrique chez Victor Hugo : le fragment, le poème, le recueil, thèse de
doctorat, sous la direction de Claude Millet, Université Paris VII, 16 novembre 2012.
MURAKAMI Yuji
« L’affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust », thèse de doctorat sous la direction
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balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/balzacetalii.html>.
Proust. Colloques franco-brésiliens, avril-octobre 2010 [Projet collectif d’édition des
cahiers de brouillons de Proust], organisé par Nathalie Mauriac et Philippe Willemart,
ITEM [en ligne], « Colloques », juin 2011, www.item.ens.fr/index.php?id=577667>.
Revues
Aisthesis [en ligne], vol. V, no 1, « Paul Valéry : strategie del sensibile », études réunies et
présentées par Benedetta Zaccarello, Jean-Michel Rey et Fabrizio Desideri, 2012,
<www.aisthesisonline.it>.
Flaubert. Revue critique et génétique [en ligne]
no 7, « Bouvard et Pécuchet [dossier spécial] », dir. Anne Herschberg Pierrot et Jacques
Neefs, novembre 2012, <http://flaubert.revues.org>.
no 6, « Flaubert et la traduction », dir. Agnès Bouvier, Ildikó Lörinszky et Loïc Windels,
février 2012, <http://flaubert.revues.org/1537>.
Articles ou contributions
BEBIANO Alexandre
« La “chambre maritime” de Proust : à propos du Cahier 38 », ITEM [en ligne],
« Colloques », juin 2011, <http://www.item.ens.fr/index.php?id=577681>.
BOUVIER Agnès
« Le Græculus et la Chananéenne : Salammbô, le roman des traductions », Flaubert. Revue
critique et génétique [en ligne], no 6, « Flaubert et la traduction », 22 février 2012,
<http://flaubert.revues.org/1630>.
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DORD-CROUSLÉ Stéphanie
« Notes de lecture et édition du “second volume” de Bouvard et Pécuchet : configurations
complexes de l’inachèvement », Flaubert. Revue critique et génétique [en ligne], n o 7,
« Bouvard et Pécuchet », 3 décembre 2012, <http://flaubert.revues.org/1808>.
« La place de la fiction dans le second volume de Bouvard et Pécuchet », Arts et savoirs
[Revue en ligne], no 1, « Bouvard et Pécuchet : la fiction des savoirs », numéro coordonné
par Gisèle Séginger, février 2012, <http://lisaa.u-pem.fr/arts-et-savoirs/arts-et-savoirs-
n-1/>.
FERRER Daniel, LABIA Jean-Jacques
« Bien vu, malentendu, mi-dit : réécritures “balzaciennes” de La Chartreuse de Parme »,
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GLEIZES Delphine
« Le cas Hugo : genèse et diffusion de l’œuvre romanesque, entre désir de contrôle et
volonté de déprise », dans Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe
international de recherches balzaciennes, 2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-
diderot.fr/wa_files/Gleizes.pdf>.
HATA Koichiro
« Le Manuscrit trouvé à Saragosse par Jean Potocki. Essai sur les remaniements de
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HERSCHBERG PIERROT Anne, NEEFS Jacques
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ISHIBASHI Masataka
« Quand Verne et Hetzel échangent leur rôle ou comment ils ont adapté un roman de
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international de recherches balzaciennes, 2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-
diderot.fr/wa_files/Ishibashi.pdf>.
KAMADA Takayuki
« Points de suture : un axe de dynamisation intra/intergénétique chez Balzac », dans
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LEBLAY Christophe
« L’avant-texte comme texte sur le vif. Analyse génétique d’opération d’écriture en
temps réel », ITEM [en ligne], 5 juin 2012, <www.item. ens.fr/index.php ?id =578251>.
« L’avant texte : le moi en émoi », ITEM [en ligne], 5 juin 2012, <www.item.ens.fr/
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« En deçà du bien et du mal écrire. Pour une saisie en temps réel des invariants
opérationnels de l’écriture », ITEM [en ligne], 14 juin 2012, <www.item.ens.fr/
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MARX William
« Valéry : une poétique du sensible », Aisthesis [en ligne], vol. V, n o 1 : « Paul Valéry :
strategie del sensibile », 2012, <www.fupress.net/index.php/aisthesis/issue/view/842>.
MATSUMURA Hiroshi
« Autour de l’histoire et de la physiologie en 1829 : entre Le Dernier Chouan et la
Physiologie du mariage », dans Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe
international de recherches balzaciennes, 2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-
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MATSUZAWA Kazuhiro
« Une lecture anachronique du Lys dans la vallée et de L’Éducation sentimentale – sur la
mise en récit de la loi de l’hospitalité », dans Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires
d’éditions, Groupe international de recherches balzaciennes, 2012, <http://
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« Pourquoi et comment interpréter l’œuvre littéraire ? : l’exemple de l’avant-dernier
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MURAD Samira
« Quelques remarques sur le Cahier 15 : lectures et lecteurs », ITEM [en ligne],
« Colloques », juin 2011, <http://www.item.ens.fr/index.php?id=577672>.
MURATA Kyoko
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Mots-clés : bibliographie, génétique, publications, acquisitions, 2012
Index chronologique : 2012
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