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Genesis

Manuscrits – Recherche – Invention 

36 | 2013
Proust, 1913

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/genesis/866
DOI : 10.4000/genesis.866
ISSN : 2268-1590

Éditeur :
Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), Société internationale de génétique artistique
littéraire et scientifique (SIGALES)

Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2013
ISBN : 978-2-84050-893-9
ISSN : 1167-5101

Référence électronique
Genesis, 36 | 2013, « Proust, 1913 » [En ligne], mis en ligne le , consulté le 12 janvier 2023. URL :
https://journals.openedition.org/genesis/866 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genesis.866

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1

INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
 Textes réunis et présentés par Nathalie Mauriac Dyer
1913 : Proust corrige d'abondance les épreuves de son premier volume et bouleverse le
plan   du   roman   pour   faire   place   au   personnage   d'Albertine.   Le   centenaire   de   la
publication de  Du côté de chez Swann est l'occasion de revenir sur une année capitale
pour À la recherche du temps perdu, à mi-chemin de sa fascinante genèse (1908-1922).
Alors que la Bibliothèque nationale de France célèbre de son côté le cinquantenaire du
fonds Proust et qu'une centaine de cahiers sont maintenant accessibles sur Gallica, ces
brouillons exceptionnels, complétés par les placards corrigés de la fondation Bodmer,
font   l'objet   d'enquêtes   génétiques inédites,   contrastées   et   stimulantes.   Édition
électronique,   théorie   des   textes   possibles,   histoire   sociale   et   culturelle,   approches
cognitives, stylistique ou thématique: une multiplicité d'instruments critiques sont mis
à contribution pour une exploration inédite du continent manuscrit proustien et un
bilan prospectif de "Proust 2013".

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SOMMAIRE

Présentation

Proust deux mille treize


Nathalie Mauriac Dyer

Varia
La rédaction de Genesis

Enjeux

Renaissances proustiennes
Antoine Compagnon

Rééditer Proust au vingt et unième siècle


Intertexte, intratexte, avant-texte
Françoise Leriche

Études

De l’importance de Mme Sazerat dans la délivrance des « grandes lois » : les corrections sur
les placards Bodmer
Isabelle Serça

Bidou, Bergotte, la Berma et les Ballets russes


Une enquête génétique
Nathalie Mauriac Dyer

Écriture et mnémotechnie : l’exemple des Cahiers Dux et Vénusté


Guillaume Perrier

Gomorrhe 1913-1915
Survivance de l’affaire Dreyfus dans le Cahier 54
Yuji Murakami

Du côté de l’incipit de la Recherche : la genèse de la fiction selon Proust


Maya Lavault

Entretien

Bernard de Fallois – « L’histoire d’un roman est un roman »


Entretien avec Nathalie Mauriac Dyer
Nathalie Mauriac Dyer

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Inédit

1913 : la réécriture du concert Saint-Euverte sur les placards de Du côté de chez Swann


Françoise Leriche

Chroniques I

Le fonds Proust au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France


Notes pour un cinquantenaire
Guillaume Fau

Le généticien en mosaïste
La reconstitution du manuscrit d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Pyra Wise

Un plaidoyer pour l’édition génétique : les Cahiers de Proust


Dirk Van Hulle

Le codage en TEI des brouillons de Proust : vers l’édition numérique


Julie André et Elena Pierazzo

Varia

Barthes et l’« hésitation » proustienne ou le cheminement des deux côtés de La Chambre


claire
Guillaume Bellon

Flaubert, la prose « comme une peinture »


Jacques Neefs

Retenir et reprendre
L’écriture dans la pratique de recherche du zoologiste Karl von Frisch
Christoph Hoffmann

Chroniques II

Comptes rendus d'ouvrages

Claire Doquet, L’Écriture débutante. Pratiques scripturales à l’école élémentaire,


Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 231 p.
Julie Lefebvre

Multilinguisme et créativité littéraire, dir. Olga Anokhina, Louvain-la-Neuve,


Academia/L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes, n° 20 », 2012, 184 p.
Sabine Pétillon

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Crítica genética y edición de manuscritos hispánicos contemporáneos.
Aportaciones a una « poética de transición entre estados », dir. Bénédicte Vauthier,
Jimena Gamba Corradine, Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2012, 309 p. [en
espagnol, français et italien]
Andrés Betancourt Morales

Bibliographie : études génétiques, éditions, manuscrits (janvier 2012-


décembre 2012)

Bibliographie : études génétiques, éditions, manuscrits


Janvier 2012-décembre 2012
Martine Mesureur-Ceyrat

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Présentation

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Proust deux mille treize
Nathalie Mauriac Dyer

1 Alors que, le 29 mai 1913, le public du tout nouveau théâtre des Champs-Élysées se
déchaîne à la première du Sacre du printemps, Proust est probablement chez lui, en train
de corriger les placards d’un premier volume qui a failli s’appeler « Le Temps perdu »
ou encore « Charles Swann ». L’année suivante, il se flattera, sous couvert d’anonymat,
qu’un même critique ait pu distinguer à la fois le Sacre et  Du côté de chez Swann, qu’il
définit comme faisant partie des « plus curieuses productions de la littérature et de la
musique » contemporaines1. Un siècle après sa publication, Swann reste sans conteste le
volume le plus lu et le plus célèbre d’À la recherche du temps perdu. Son centenaire, qui
coïncide avec un autre anniversaire important – le cinquantenaire du fonds Proust de
la Bibliothèque nationale de France – est l’occasion de faire le bilan prospectif d’une
recherche génétique proustienne en plein essor, et de revenir sur une année cruciale
dans la genèse d’un des romans majeurs du XXe siècle.

2 Ces manuscrits où s’est jouée l’aventure d’une genèse hors du commun, Bernard de
Fallois fut le premier, au tournant des années cinquante, à s’y immerger totalement et
avec passion. Pour la première fois il a accepté de revenir sur cette plongée de plusieurs
années   d’où   il   ramena   deux   trésors   inédits,   Jean Santeuil  puis   Contre Sainte-Beuve,
substituant   ainsi   à   l’image   d’un   Proust   dandy   et   mondain   celle   du   travailleur
infatigable, et établissant les piliers de toute recherche ultérieure sur la genèse de la
Recherche.
3 En 1962, dix ans après la publication de Jean Santeuil, les manuscrits de Proust entraient
à   la   Bibliothèque   nationale.   Inventoriés   et   classés   par   Florence   Callu,   restaurés,   ils
n’étaient alors accessibles qu’à la table de la Réserve du département des Manuscrits,
rue de Richelieu, tandis qu’au Centre d’Analyse des Manuscrits de la rue d’Ulm, ancêtre
de   l’ITEM,   quelques   pionniers   commençaient   (sur   de   simples   microfilms   en   noir   et
blanc)   la   cartographie   systématique   de   cet   immense   continent.   Guillaume   Fau,
aujourd’hui en charge du fonds à la BnF, raconte l’histoire de sa constitution et de sa
préservation.   La   dernière   péripétie   n’est   pas   la   moins   palpitante :   c’est   celle   de   la

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numérisation,   suivie   de   la   publication   sur   Gallica,   à   partir   de   2009,   de   plus   d’une


centaine de cahiers et de carnets, sans compter quelques riches reliquats 2. L’étape est
capitale : sur l’écran de notre ordinateur ou de notre tablette, cette nouvelle salle de
consultation virtuelle est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, partout dans le
monde, offrant des images couleur en haute définition qu’il est possible d’agrandir et
de télécharger. La recherche sur l’œuvre de Proust en est profondément démocratisée
et bouleversée.
4 Pourtant il faut un fil d’Ariane dans ce dédale, ou un Virgile dans ces cercles infernaux
de pages surchargées d’ajouts et de paperoles. Le manuscrit « brut » doit être rendu
lisible   (par   une   transcription)   et   intelligible   (par   un   commentaire   qui   le   situe   dans
l’ensemble des autres manuscrits, et qui en élucide les obscurités) – autrement dit il
doit être édité : la collection des Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France 3 est
aujourd’hui ce vaste chantier (et ce défi majeur). Dirk Van Hulle revient sur les trois
premiers cahiers publiés et situe l’originalité de l’entreprise dans une réconciliation
entre   tradition   philologique   et   édition   génétique :   il   s’agit   de   relever   le   plan   d’une
création labyrinthique, ramifiée sur près de quinze ans. Deux des volumes parus, le
Cahier 71  et   le   Cahier 54  de   1913   et   1914,   donnent   l’occasion   de   nouveaux   travaux :
Guillaume   Perrier   se   penche   sur   quelques   procédés   mnémotechniques   forgés   par
Proust   pour   baliser   ses   propres   cahiers,   tandis   que   Yuji   Murakami   identifie   dans
l’« espionnite »   et   l’antidreyfusisme   l’origine   des   métaphores   xénophobes   et
antisémites   dont   fait   l’objet   Albertine,   dès   lors   qu’elle   est   soupçonnée   par   son   ami
d’être du côté de Gomorrhe.
5 Cette   dernière   étude,   qui   se   situe,   comme   la   grande   somme   récente   de   Kazuyoshi
Yoshikawa   sur   Proust   et   la   peinture4,   au   carrefour   de   la   génétique   textuelle   et   de
l’histoire culturelle, n’aurait sans doute pas été possible sans la numérisation d’autres
fonds   essentiels   à   la   recherche,   les   fonds   d’imprimés   et   de   périodiques.   Gallica   et
archive.org   nous   donnent   aujourd’hui   accès   en   quelques   clics   à   toutes,   ou   presque
toutes, les lectures de Proust. Cette imposante mémoire de la culture, mémoire quasi
absolue, est aussi celle du roman, rappelle Antoine Compagnon : et le chercheur n’y
trouve   son   chemin   que   grâce   à   son   « flair »   et   à   son   intuition.   Dans   l’« épaisseur
mémorielle » de la Recherche, ce ne sont d’ailleurs pas les traits les plus saillants mais
des détails infimes, des angles perdus, que nos interprétations recueillent, à rebours
vraisemblablement des attentes de l’écrivain.
6 Sans doute sommes-nous attentifs aux lapsus, aux silences, aux aveux qui échappent au
narrateur   (comme, nous   rappelle   Antoine   Compagnon,   M. de   Norpois   l’était,
cruellement,   aux   gaffes   du   jeune   héros).   Beaucoup,   qu’ils   l’admettent   ou   non,   sont
quant à eux happés, fascinés par la « vie » de l’écrivain, victimes à des degrés divers de
cette condition post-beuvienne que Barthes avait baptisée « Marcellisme ». Même du
côté   des   manuscrits,   nous   n’échapperons   pas   tout   à   fait   au   « biographique »,   en
particulier dans sa variante épistolaire, car la genèse du roman s’écrit là aussi : depuis
l’édition   de   référence   en   vingt   et   un   volumes   procurée   par   Philip   Kolb,   la
correspondance est l’autre massif manuscrit incontournable des études génétiques sur
l’œuvre de Proust. Françoise Leriche, « continuatrice » des travaux fondamentaux de
Kolb, le rappelle, l’édition numérique est la seule solution satisfaisante pour un corpus
de ce type, en constante expansion et reconfiguration (l’apparition d’une seule lettre
inédite   pouvant   provoquer   des   redatations   en   cascade).   Or   ces   documents,   moins
surchargés   que   les   manuscrits   de   travail   –   car   destinés   à   une   communication

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immédiate   –   peuvent,   sans   trop   de   difficultés,   faire   l’objet   des   encodages   qui   les
rendront   explorables   en   tous   sens   (par   correspondant,   par   date,   par   domaine
thématique…). La numérisation des quelques milliers de lettres de Proust serait ainsi,
nous dit Françoise Leriche, la première « brique » d’un futur hypertexte électronique
proustien qui pourrait absorber tous les matériaux et documents d’une « œuvre » dont
les frontières sont elles-mêmes en constante redéfinition, mais dont les manuscrits de
travail restent le cœur.
7 Quant   à   la   numérisation   de   ces   derniers   –   non   pas   en   mode   image,   puisqu’elle   est
acquise, on l’a vu, mais en mode texte, de façon à en structurer et donc pouvoir en
exploiter les contenus – elle est le préalable de toute édition électronique authentique
et   fait   l’objet   de   recherches   actives.   Elena   Pierazzo   présente   avec   Julie   André   un
prototype innovant d’encodage de quelques folios du Cahier 46, qui a été réalisé selon
les principes de la Text Encoding Initiative (TEI). L’encodage est associé à un visualiseur
diplomatique   qui   permet   de   suggérer   le   mouvement   de   l’écriture.   L’édition
électronique serait également le support le plus approprié à la diffusion du manuscrit
morcelé   d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs,   que   Pyra   Wise   travaille   patiemment   à
reconstituer depuis une dizaine d’années. Car les manuscrits de Proust sont dispersés,
non seulement du fait des aléas de leur histoire, mais aussi en raison des nombreux
découpages (suivis de collages) auxquels l’écrivain les soumettait au cours de la genèse.
En   témoigne   le   placard   de   Du côté de chez Swann  que   nous   reconstituons   ici
virtuellement   (fig. 1),   placard   dont   la   partie   gauche   se   trouve   aujourd’hui   à   la
Fondation Martin Bodmer, en Suisse, et la partie droite au département des Manuscrits
de la Bibliothèque nationale de France. Il faut se projeter dans l’avenir, espérons-le
proche, où sur une « table de la Réserve » virtuelle, un chercheur pourra appeler toutes
les richesses proustiennes de bibliothèques réunies en réseau.
 

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Fig. 1

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1913. Reconstitution du placard Grasset numéro 50,
13 mai 1913 (date cachée par le papier collé). Les quatre colonnes de gauche
appartiennent au jeu conservé à la Fondation Bodmer (Cologny, Genève) ; les quatre
colonnes de droite se trouvent au département des Manuscrits de la Bibliothèque
nationale de France (NAF 16753, f° 7). Cf. À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1987, t. I, p. 343-352. Dimension du placard d’origine :
380 x 555 mm.
[Le lecteur de Genesis 36 au format papier trouvera, glissé entre les pages, ce placard
reconstitué.]

8 On peut dire de 1913, à mi-chemin ou presque d’une longue genèse inachevée, qu’elle
fut   une   année   « capitalissime ».   Proust,   refusé   par   Fasquelle,   la   Nouvelle   Revue
Française   et   Ollendorff,   se   résout   à   la   publication   à   compte   d’auteur   de   la
dactylographie   du   « Temps   perdu »   (sept   cent   douze   pages),   reçoit   et   corrige
d’abondance les placards que lui envoie Grasset au printemps – ces grandes planches
regroupant huit pages imprimées consécutives – et publie finalement, en novembre, Du
côté de chez Swann, premier volume d’une trilogie, et non plus d’un diptyque comme il
l’avait   d’abord   prévu.   C’est   le   début   d’une   longue   expansion   que   seule   la   mort
interrompra, et que Gaston Gallimard, selon ses propres mots, « rationalisera » dans les
sept tomes canoniques que nous connaissons, dont trois publiés à titre posthume.
9 Sur les placards, le travail de révision est spectaculaire : non seulement parce que, sous
la   pression   de   Grasset,   Proust   a   dû   en   réduire   le   nombre   de   quatre-vingt-quinze   à
soixante et un5, mais parce qu’il s’y livre à d’amples réécritures, presque comme s’il
s’agissait d’un nouveau manuscrit. Il barre, déplace, raboute des fragments en utilisant
les trois jeux qu’il a reçus ; il ajoute, colle des béquets – de nombreux béquets, qui sont,
dans l’histoire génétique du roman, les toutes premières « paperoles » après celles de la

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dactylographie du « Temps perdu ». Non seulement le titre du volume, mais le titre
général   se   fixe :   « Les   Intermittences   du   cœur »   deviennent   À la recherche du temps
perdu, « Le Temps perdu » laisse place à Du côté de chez Swann. Selon les propres mots de
Proust, « Il ne reste pas une ligne sur 20 du texte primitif (remplacé du reste par un
autre). C’est rayé, corrigé dans toutes les parties blanches que je peux trouver, et je
colle des papiers en haut, en bas, à droite, à gauche, etc. 6 ». Les ouvriers typographes
doivent recomposer et réimposer le livre « presque trois fois7 », travail considérable, et
fort coûteux pour l’auteur. Ces placards corrigés, conservés depuis 2001 à la Fondation
Bodmer – et qui, à l’initiative de Jean-Yves Tadié, font chez Gallimard à l’occasion du
centenaire de Swann l’objet d’une édition en fac-similé transcrite par Charles Méla –
avaient encore été peu exploités8. Dans la première partie, « Combray », Isabelle Serça
examine un bouquet de corrections convergentes qui révèlent un Proust nouvellement
soucieux   d’incarner,   à   travers   la   particularité   de   personnages   ou   de   situations,   les
« grandes   lois »   qui   font   de   la   Recherche  une   œuvre   dogmatique :   le   travail   est
méticuleux, systématique. Du côté d’« Un amour de Swann », Françoise Leriche revient
sur la soirée chez la marquise de Saint-Euverte au cours de laquelle Swann réentend la
« petite phrase », désormais attribuée à Vinteuil – Vinteuil, précisément né en 1913 sur
ces placards de la fusion de deux personnages secondaires, le naturaliste de Combray,
Vington,   et   le   compositeur   Berget9.   Françoise   Leriche   présente   les   additions   qui
saturent   les   grandes   marges   des   placards :   sous   l’influence   de   certains   concerts
auxquels il a assisté au printemps de 1913, Proust y infléchit le discours du roman sur la
musique, accusant d’autant plus l’esthétisme fin de siècle de Swann qu’il sait devoir
ménager la découverte, par le héros seul, de la modernité de Vinteuil. Mais Proust fut-il
si sensible au modernisme esthétique de l’immédiate avant-guerre, en tout cas à celui
des   Ballets   russes ?   Pour   ma   part,   je   doute   même   qu’il   ait   assisté   à   l’autre   pièce
scandaleuse de la troupe de Diaghilev, L’Après-midi d’un faune, en 1913 ou lors de sa
création l’année précédente, et cela même si le « tableau chorégraphique » de Nijinsky
a laissé des traces sur un des placards du premier volume (ceux qui sont conservés à la
BnF, cette fois) : comme dans un cahier de 1915, c’est à travers le filtre d’une critique du
journaliste Henry Bidou que Proust s’y intéresse.
10 C’est une œuvre en pleine métamorphose dont la Guerre interrompt la publication,
même   si,   au   début   de   1913,   Proust   pouvait   penser   que   les   deux   volumes   des
« Intermittences du cœur », « Le Temps perdu » et « Le Temps retrouvé », auraient fini
de paraître l’année suivante. Mais dès le mois d’août, quand il revient en catastrophe de
Cabourg avec son chauffeur-secrétaire Alfred Agostinelli (qui le quittera en décembre
et se noiera à la suite d’un accident d’avion le 30 mai 1914), le roman bascule. Proust
jette dans un cahier qu’il intitule Dux les linéaments d’un drame de la jalousie et de la
possession, relate à l’automne dans un autre cahier, Vénusté, les affres de M. de Charlus
amoureux   d’un   jeune   aviateur,   revient   à   Dux  pour   raconter   la   fuite   d’Albertine,   à
Vénusté  l’année   suivante   pour   le   récit   de   sa   mort   accidentelle   et   du   chagrin   du
protagoniste. C’est, en quelques mois, la cristallisation de ce qu’il appellera désormais,
comme   dans   une   tragédie,   « l’Épisode »,   et   dont   l’impact   sur   la   structure   la   plus
profonde du roman se fera sentir jusqu’à sa mort, en 1922. Dès novembre 1913, à peine
publié, le plan en trois volumes qui accompagne Du côté de chez Swann est caduc. Mais on
aurait tort de croire que le roman imite la vie – c’est bien plutôt la vie qui adopte déjà la
forme   romanesque   d’un   scénario,   ou   plutôt,   comme   le   formule   exemplairement   le
narrateur dans un cahier de la Guerre, qui mélange les « genres » : « […] telle vie est
comme un essai de psychologie subjective spontanément poursuivi, mais qui fournit à

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quelque distance son “action” au roman purement réaliste d’une autre réalité, d’une
autre   existence,   et   [dont]   à   leur   tour   les   péripéties   viennent   infléchir   la   courbe   et
changer   la   direction   de   l’essai   psychologique10 ».   Les   études   de   Yuji   Murakami   et
Guillaume Perrier sur Dux et  Vénusté explorent sous des angles inattendus ce jeu de
masques et de soupçons où la cruauté et la mauvaise foi de l’amoureux rivalisent avec
celles   des   antisémites   et   des   antidreyfusards,   où   des   codages   intimes   transforment
secrètement les pages d’un cahier en « tombeau ».
11 Dans une étude qui revient sur la genèse précoce, dans le projet Contre Sainte-Beuve de
1909,   d’un   des   lieux   les   plus   fascinants   de   la   Recherche  –   le   long   incipit   de   Swann,
tourbillonnant   dans   les   « mondes   désorbités »   du   demi-sommeil   –,   Maya   Lavault
s’interroge, après bien d’autres, sur la naissance de l’écriture ou plutôt sur ce qu’on
pourrait appeler la mise en scène de cette naissance : à travers des micro-récits qui
apparaissent, s’apparient, disparaissent, insistent, la fiction esquisse quelques figures
de son avenir et, déjà, travaille à effacer ses propres traces. Un nouveau mouvement est
lancé, un mouvement dont les manuscrits, « gardiens fidèles », conservent toutes les
promesses, tous les possibles qu’il ne tient qu’à nous de déplier. Gageons que, dans
moins de dix ans, à l’occasion d’un autre centenaire, celui de la disparition de l’écrivain,
ce sera un autre continent manuscrit proustien, encore, que nous célébrerons.

NOTES
1. Voir Corr., t. XIII, p. 161, et p. 162 la note 3 de Ph. Kolb.
2. Voir l’ensemble : <www.item.ens.fr/index.php ?id =578147>.
3. Brepols Publishers et Bibliothèque nationale de France.
4. Proust et l’art pictural, Paris, Champion, 2010.
5. Si l’on compte les deux placards qu’il a « rapportés » après le placard 59 pour créer sa nouvelle
fin.
6. Corr., t. XII, p. 132.
7. Ibid., t. XIII, p. 407. 
8. Voir Anthony Pugh, The Growth of À la recherche du temps perdu. A Chronological Examination of
Proust’s Manuscripts from 1909 to 1914, Toronto, University of Toronto Press, 2004 ; Jo Yoshida, « Ce
que nous apprennent les épreuves de Du côté de chez Swann dans la collection Bodmer », BIP, n o 35,
2005.
9.  Voir   K. Yoshikawa,   « Vinteuil   ou   la   genèse   du   Septuor »,   Cahiers Marcel Proust 9,   Études
proustiennes, n° III, 1979.
10. Cahier XII, paperole au folio 121 ro ; AD, IV, p. 82.

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INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, édition génétique, édition critique, édition électronique,
numérisation, archives, encodage, intertextualité, XXe siècle

AUTEUR
NATHALIE MAURIAC DYER
NATHALIE MAURIAC DYER, directeur de recherche au CNRS (ITEM-ENS), s’est d’abord intéressée à la

genèse et à l’histoire des tomes posthumes d’À la recherche du temps perdu (Proust inachevé. Le


dossier « Albertine disparue », Champion, 2005). Actuellement responsable du Bulletin d’Informations
proustiennes (Éditions Rue d’Ulm), elle pilote l’édition des Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale
de France (Brepols/BnF) où elle a notamment coédité les Cahier 54 (2008), 71 (2009) et 53 (2012).
Derniers ouvrages codirigés : Proust aux brouillons (Brepols, 2011), Proust face à l’héritage du
XIXe siècle. Tradition et métamorphose (PSN, 2012).

nathalie.mauriac[arobase]ens.fr

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Varia
La rédaction de Genesis

1 L’ombre de Proust ne nous quitte pas dans les Varia, puisque Guillaume Bellon étudie la
trace qu’elle a laissée dans les derniers manuscrits de Barthes et le rôle qu’elle a joué
dans l’évolution vers une nouvelle forme d’écriture dont témoignent ces manuscrits. Il
expérimente   au   passage   le   traitement   d’une   constellation   de   documents   génétiques
hétérogènes qui ne peuvent en aucun cas être considérés comme des réécritures les uns
des autres, mais qui jettent des lumières irremplaçables sur leurs genèses respectives.
2 Jacques Neefs revient sur la poétique de la prose flaubertienne et montre qu’en dépit de
son   idéal   de   perfection   formelle,   elle   n’est   pas   issue   d’une   esthétique   abstraite
préexistante, mais d’une recherche obstinée de l’intensité, à travers la manifestation
d’un « réel écrit », qui s’impose avec toute la puissance objective d’une apparition et
toute la subjectivité qui émane, comme l’avait bien vu Proust, du choix des mots et des
rythmes.
3 En décrivant plusieurs types de manuscrits et de fichiers du zoologiste Karl von Frisch,
ayant trait à ses recherches sur la fameuse « danse des abeilles », Christoph Hoffmann
montre l’importance, pour la genèse de la connaissance scientifique, chez ce savant et
sans doute chez bien d’autres chercheurs, de la prise de notes, des différents systèmes
d’organisation de ces notes, et plus généralement de la dimension scripturale. Il étudie
les   processus   de   condensation   et   de   réduction   du   foisonnement   des   observations
expérimentales, l’organisation a priori des données et la réorganisation après coup qui
conduit à la découverte par des voies imprévues.
4 La rubrique Chroniques II comporte des comptes rendus et, comme tous les numéros
pairs   de   Genesis,   une   bibliographie   des   publications   génétiques   parues   dans   l’année
écoulée.

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Enjeux

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Renaissances proustiennes
Antoine Compagnon

1 Au moment d’aborder une autre année Proust, la question brûle les lèvres : qu’écrire
encore, que dire de nouveau après un siècle que Du côté de chez Swann a été publié chez
Grasset, et lu, étudié, commenté, critiqué par plusieurs générations d’amateurs
2 et de spécialistes, aussi savants et perspicaces les uns que les autres ? Tout n’a-t-il pas
été dit ? Des tonnes de livres, d’articles, de thèses sur l’écrivain et son œuvre s’alignent
sur les rayons des bibliothèques et s’entassent désormais dans les archives numériques.
La   bibliographie   est   prodigieuse,   immaîtrisable ;   elle   s’empile   dans   d’innombrables
langues ; elle allonge à une vitesse galopante. Suivant la Revue d’histoire littéraire de la
France, nous en sommes à deux cent soixante-sept publications consacrées à Proust en
2010, plus que pour tout autre écrivain français.
3 Les   professeurs   ont   l’habitude   de   mettre   en   garde   leurs   étudiants   quand   ceux-ci
expriment ingénument le souhait d’écrire une thèse sur Proust : « Qu’aurez-vous à dire
de nouveau ? », demandent-ils. « Ce sera nouveau, puisque je n’ai pas encore parlé de
Proust », répliquent les plus intrépides. Mais la probabilité pour que ce ne soit pas
nouveau   paraît   au   contraire   d’autant   plus   élevée   qu’ils   n’ont   encore   rien   écrit   sur
Proust   et   que   jamais   ils   n’épuiseront   la   bibliographie,   comme   Péguy   rappelait   avec
insistance que l’érudition lansonienne l’exigeait. Dans ces conditions, ne vaudrait-il pas
mieux se taire ? Ne serait-il pas judicieux d’imposer un moratoire, d’éviter Proust, de
consacrer   sa   vie   à   un   auteur   mineur,   délaissé   par   les   lecteurs,   les   professeurs,   les
chercheurs, à une gloire locale pour académie de province ?
4 De fait, tout au contraire, il semble que le moment soit particulièrement opportun pour
que   de   jeunes   ambitieux   se   lancent   dans   les   études   proustiennes,   car   celles-ci   ont
connu un nouveau départ durant les dernières années, disons, au cours de la dernière
décennie.   Nombre   de   thèses   soutenues   récemment   ont   été   particulièrement
fructueuses. Longtemps, les nouvelles éditions d’À la recherche du temps perdu, publiées à
la fin des années quatre-vingt, lors de la chute de l’œuvre dans le domaine public,
semblent   avoir   effarouché   les   candidats.   Elles   n’ont   pas   eu   le   même   effet
d’entraînement   sur   la   recherche   que   les   publications   des   années   cinquante,   Jean
Santeuil et   Contre Sainte-Beuve,   procurés   par   Bernard   de   Fallois,   puis   l’édition   de   la
« Bibliothèque   de   la   Pléiade »   de   Pierre   Clarac   et   André   Ferré.   Coïncidant   avec   la

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disparition   des   témoins   et   l’épuisement   des   souvenirs, ces   éditions   avaient


véritablement promu la recherche proustienne en mettant à la disposition de tous à la
fois le texte correctement établi du grand roman et ses prolégomènes essentiels, en lui
donnant une profondeur, une épaisseur, une histoire insoupçonnée jusque-là, quand on
le réduisait au bavardage irrépressible d’un conversationnaliste génial.
5 Or, les abondantes publications d’avant-textes, d’esquisses et de brouillons des années
quatre-vingt   n’ont   pas   d’abord donné   lieu   à  autant   de  travaux   originaux,   peut-être
parce qu’elles ont fait peur. Elles ont en effet suggéré que l’on ne pouvait plus travailler
sur l’œuvre de Proust sans commencer par lire sinon toute la bibliographie, du moins
presque tous les manuscrits, par se plonger dans leur masse, par s’y enfoncer, au risque
de ne jamais remonter à la surface, et la tâche a dû paraître inhumaine à beaucoup de
prétendants. Avait-on encore le droit, était-il encore légitime ou défendable d’aborder
Proust   sans   sacrifier   à   la   génétique   –   sans   se   sacrifier   sur   l’autel   de   la   génétique ?
Quelques chercheurs isolés ont poursuivi des travaux traditionnels, ils ont filé la veine
de la critique thématique ou phénoménologique, mais en douce, sans faire de bruit.
D’autres,   non   sans   panache,   se   sont   fait   un   point   d’honneur   d’ignorer   toute
contribution   des   manuscrits   à   la   connaissance   de   l’œuvre   et   ils   ont   concentré,   par
exemple, leurs analyses autour de la correspondance de l’écrivain, à la jonction de la
vie et du roman. À l’opposé, la superbe école japonaise, encline au sacrifice de soi, n’a
pas hésité à se vouer quasi exclusivement aux manuscrits, les éditant avec scrupule, les
indexant, après s’être dévotement abîmé les yeux sur des microfilms grisonnants. Il est
vrai que, peu à peu, le paysage s’est éclairé, avec la mise à la disposition des chercheurs
des cahiers numérisés sur Gallica, les archives numériques de la Bibliothèque nationale
de France.
6 Après un temps de latence assez prolongé, on peut donc avancer que le moment est
mûr pour remettre en chantier la recherche sur Proust, en tenant compte de l’apport
de l’immense fonds des manuscrits, des dactylographies et des épreuves, mais sans se
limiter à leur transcription, celle-ci ayant été elle-même reprise sur des bases nouvelles
et audacieuses dans l’édition diplomatique des soixante-quinze cahiers de brouillon de
la BnF.
7 Quels sont alors les lieux principaux du renouveau des études proustiennes en ce début
du xxie siècle ? Il ne s’agit plus, à mon sens, de faire la théorie du roman ou de s’en
servir pour élaborer une narratologie, comme cela a été abondamment pratiqué depuis
les   années   soixante-dix,   ni   d’utiliser   l’œuvre   pour   une   enquête   psychologique,
psychanalytique ou sociologique, comme nous en disposons de nombreux exemples vite
démodés. C’est en revanche l’approche historique ou contextuelle de l’œuvre qui a été
radicalement mise à jour, au sens large, celui de l’histoire culturelle qui s’est elle-même
beaucoup   développée   dans   les   études   sur   les   littératures   et   les   arts   des   XIXe   et
XXe siècles.   L’histoire   culturelle,   parfois   étroitement   positiviste,   mais   aussi
courageusement critique, a permis de rejoindre les méthodes de la génétique et de
l’intertextualité. Il n’est pas question de décréter ici un palmarès, d’indiquer, parmi
toutes les thèses soutenues et les livres publiés depuis une décennie, celles et ceux qui
répondent   le   mieux   à   ce   programme,   mais   on   reconnaîtra   sans   peine,   sous   cette
étiquette, quelques travaux remarquables combinant érudition et interprétation, pour
aboutir   à  une   meilleure   connaissance   de   l’œuvre,   à  la  fois  de   son   histoire   et   de   sa
signification.

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8 Nous ne connaissons pas bien – en tout cas, pas assez bien – le contexte culturel de
l’apparition de l’œuvre de Proust. À chaque fois que nous nous penchons sur une page
difficile,   que   nous   tentons   de   percer   les   secrets   d’une   allusion,   nous   nous   rendons
compte   des   immenses   recherches   qui   seraient   indispensables   pour   atteindre   la
signification,   directe   ou   indirecte,   d’un   mot,   d’un   adjectif,   d’une   expression,   d’une
phrase. Comme il m’est arrivé de le recommander un peu naïvement, il faudrait lire
toute la presse contemporaine, se pénétrer intimement de cet air du temps qui souffle
entre les lignes de la Recherche du temps perdu, pour avoir quelque chose de vraiment
nouveau et pertinent à dire du roman de Proust. Certains chercheurs ont pris ce conseil
à la lettre et n’ont pas hésité à dépouiller tous les quotidiens que Proust a pu lire durant
l’affaire Dreyfus ou la Grande Guerre. La tâche, d’apparence titanesque, a toutefois été
facilitée, là aussi, par la numérisation d’une bonne partie de la presse de l’époque sur
Gallica.
9 La nécessité d’ouvrir l’enquête intertextuelle à l’ensemble de la culture contemporaine
de Proust, alors qu’elle avait été le plus souvent limitée à la haute culture, littéraire,
musicale   ou   plastique,   cette   évidence   s’était   imposée   à   moi   lors   de   l’annotation   de
Sodome et Gomorrhe, il y a une trentaine d’années, et à de nombreuses occasions depuis
cette première expérience qui m’avait montré combien la convergence des approches
génétique et intertextuelle pouvait être profitable. J’ai souvent soutenu l’idée que la
Recherche du temps perdu, peut-être comme tout grand roman, constituait la mémoire, la
vraie mémoire d’une culture. Tout y est, pour qui se donne la peine de chercher. Le
roman   de   Proust   est   la   somme   intégrale   de   la   culture   au   tournant   des   XIXe   et
XXe siècles,   un   lieu   de   mémoire,   et   c’est   en   en   parlant   comme   tel,   au   terme   de   la
campagne d’édition des années quatre-vingt, pour Les Lieux de mémoire de Pierre Nora,
que m’est venue cette conviction.
10 Un second domaine dans lequel les recherches proustiennes ont été très riches durant
la période récente a été celui de l’éthique, ou de la philosophie morale, remise au goût
du   jour,   dans  les  pays   de   langue   anglaise,  puis   en  France,  par   l’analyse   des  grands
romans qui ont formé les adolescents au cours des deux derniers siècles. On a pu parler
d’un « tournant éthique » des études littéraires, au cours des années quatre-vingt-dix,
après une génération d’absence ou de disqualification depuis les années soixante ou
soixante-dix.   La   morale   ayant   été   identifiée   à   l’ancienne   critique,   reproduisant   des
normes   implicites   et   des   interdits   bourgeois,   la   nouvelle   critique   l’avait   bannie.   La
critique éthique aurait été nécessairement idéologique, moins morale que moraliste ou
moralisatrice, aliénante et aliénée. Une génération a donc été élevée, dressée contre la
lecture éthique de la littérature, contre une vision de la littérature occidentale comme
création   et   transmission   de   valeurs,   conception   commune   depuis   Aristote,   qui
rattachait la fonction de la littérature à son sens moral. La portée ou valeur morale de
la littérature était censée relever d’une tradition dont il était urgent de se débarrasser :
l’idée humaniste, perpétuée jusqu’au milieu du  XXe siècle, qu’on vivait mieux avec la
littérature.
11 La fonction éthique de la littérature a ainsi été déniée, traitée d’illusion éthique, auprès
des   autres   illusions,   biographique,   référentielle   ou   expressive,   par   la   plupart   des
théoriciens de la littérature, plus platoniciens en cela qu’aristotéliciens, ou réduisant la
Poétique d’Aristote à un examen de la forme, et se méfiant des arts, lesquels rendent
plus émotionnels, non moins émotionnels, les condamnant comme des manipulations.
La résolution cathartique était identifiée à un dispositif bourgeois, par exemple dans la

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descendance   brechtienne.   Or,   ce   sont   les   romans   qui   nous   ont   initiés   aux   cas   de
conscience qui nous ont appris à vivre, et c’est ainsi qu’À la recherche du temps perdu a
commencé   d’être   relu,   d’abord   par   des   philosophes,   ensuite   par   des   littéraires.   Je
m’abstiendrai là aussi de donner des titres, mais chacun les a en tête.
12 Durant mes deux premières années de cours au Collège de France, ce sont ces deux
avenues que j’ai successivement empruntées, sous les titres « Proust, mémoire de la
littérature » en 2006, puis « Morales de Proust » en 2007, parce qu’elles me semblaient
les plus fécondes, permettant de relire autrement des passages familiers, d’enrichir
leur signification. Au moment du centenaire de Du côté de chez Swann, là réside encore la
nouveauté.

13 De   nombreux   passages   pourraient   illustrer   cette   double   conception   du   roman   –


culturelle et éthique – mise en avant par de nombreux travaux récents, mais une page
me semble particulièrement emblématique. En abyme dans le livre, elle engage à la fois
son épaisseur mémorielle et sa portée morale.
14 M. de Norpois a été invité à dîner chez les parents du héros, au début d’À l’ombre des
jeunes filles en fleurs,   et   le   héros   lui   a   confié   son   admiration   pour   Gilberte   et
Mme Swann ;   l’ambassadeur,   par   politesse   mondaine   et   vraisemblablement   sans   y
penser, s’est offert pour parler du jeune homme chez les Swann, ce qui a suscité chez le
héros l’ébauche d’un geste inconsidéré de reconnaissance et même de tendresse : « […]
j’eus peine à me retenir de ne pas embrasser ses douces mains blanches et fripées ». Ce
mouvement infime du corps a été aussitôt retenu, suspendu avant d’être accompli, et
pour ainsi dire repris, si bien, précise le narrateur, « que je me crus seul à [l’]avoir
remarqué » (I, p. 468). Cependant l’ambassadeur, rebuté par l’enthousiasme, excessif à
ses yeux, donc malséant, du héros pour les Swann, ne fera rien de ce qu’il avait promis ;
il ne parlera pas de lui chez eux ; et le narrateur en apprendra les raisons des années
plus tard seulement.
15 Il s’agit là d’un incident minuscule dans l’intrigue romanesque et d’abord dans la vie du
monde, indigne de la mémoire des hommes. Sa portée existentielle, éthique n’en est pas
moins importante, car cette petite mésaventure dit quelque chose des rapports que
nous   entretenons   avec   les   autres,   rapports   que   nous   ne   maîtrisons   pas.   Il   y   a   de
nombreux passages de ce genre dans le roman, mais celui-ci est très suggestif de la
complication des relations humaines et de la manière dont un roman les explore :
16 Il est difficile en effet à chacun de nous de calculer exactement à quelle échelle ses
paroles ou ses mouvements apparaissent à autrui ; par peur de nous exagérer notre
importance et en grandissant dans des proportions énormes le champ sur lequel sont
obligés de s’étendre les souvenirs des autres au cours de leur vie, nous nous imaginons
que les parties accessoires de notre discours, de nos attitudes, pénètrent à peine dans la
conscience, à plus forte raison ne demeurent pas dans la mémoire de ceux avec qui
nous causons. C’est d’ailleurs à une supposition de ce genre qu’obéissent les criminels
quand ils retouchent après coup un mot qu’ils ont dit et duquel ils pensent qu’on ne
pourra confronter cette variante à aucune autre version (I, p. 468-469).
17 Le narrateur s’interroge sur la nature – l’étendue, la profondeur – de notre existence
dans la conscience d’autrui. Par timidité, pudeur, humilité, il pense – nous pensons –
n’avoir pas grande importance aux yeux des autres ; ainsi, le jeune homme se juge

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insignifiant en face de l’ambassadeur. Nous imaginons que les autres ne nous voient
guère,   qu’ils   s’aperçoivent   à   peine   de   notre   existence   lorsque   nous   la   manifestons
volontairement, et encore moins quand elle échappe à notre intention ; nous comptons
donc sur eux pour ne pas remarquer nos bévues, nos impairs, nos gaffes, ou pour les
oublier aussitôt, autant et même plus que tout le reste.
18 Or, bien entendu, c’est tout le contraire qui a lieu. Entre le vieil ambassadeur, l’homme
en vue, et le jeune garçon manquant de tout titre de reconnaissance, la disproportion
est telle que, en la circonstance, le narrateur fait confiance à M. de Norpois pour ne
garder aucun souvenir de l’incident, mais pour se rappeler qu’il a promis de toucher un
mot sur son compte chez les Swann. Le criminel, quand il croit qu’on ne pourra pas
recouper son témoignage, se fait des illusions sur les prodiges de l’attention et de la
mémoire humaine, car tout a des chances de se conserver. Suivant la conception de la
mémoire romanesque qui est celle de Proust, rien ne se perd : « Mais il est bien possible
que,   même   en   ce   qui   concerne   la   vie   millénaire   de   l’humanité,   la   philosophie   du
feuilletoniste   selon   laquelle   tout   est   promis   à   l’oubli   soit   moins   vraie   qu’une
philosophie contraire qui prédirait la conservation de toutes choses » (I, p. 469). À la
vérité, on trouverait peu de réflexions aussi importantes dans la Recherche du temps
perdu sur   le   fonctionnement   de   la   mémoire,   à   la   fois   individuelle   et   collective,   car
Proust   les   assimile,   faisant   lui-même   le   pont   entre   histoire   culturelle   et   éthique.   Il
oppose   ainsi   à   la   philosophie   mondaine   de   l’oubli,   de   l’insignifiance   des   choses   du
monde, une philosophie de la mémoire exhaustive, sans doute plus inquiétante, mais
aussi plus riche :
Dans   le   même   journal   où   le   moraliste   du   « Premier   Paris »,   nous   dit   d’un
événement, d’un chef-d’œuvre, à plus forte raison d’une chanteuse qui eut « son
heure de célébrité » : « Qui se souviendra de tout cela dans dix ans ? », à la troisième
page, le compte rendu de l’Académie des inscriptions ne parle-t-il pas souvent d’un
fait   par   lui-même   moins   important,   d’un   poème   de   peu   de   valeur,   qui   date   de
l’époque des Pharaons et qu’on connaît encore intégralement ? (I, p. 469).
19 Les   philologues   les   plus   savants   méprisent   les   distractions   de   leurs   contemporains,
s’isolent dans leurs études, fuient le monde dans les bibliothèques, mais se rendent-ils
compte que la noble matière de leurs travaux est souvent faite de l’écume des jours des
civilisations   disparues ?   Ainsi,   ils   recueillent   précieusement   les   traces   de   la   vie
quotidienne d’un passé auxquelles ils n’accorderaient pas le moindre regard s’ils les
rencontraient   aujourd’hui.   Par   ce   renversement   de   perspective,   Proust   justifie   sans
doute la démarche de son roman, peut-être de tout roman, métamorphosant la petite
histoire en épopée.
20 L’ambassadeur n’a donc pas soufflé un mot au sujet du héros chez les Swann ; il s’en est
bien gardé, et le narrateur en apprendra les raisons bien plus tard, tout à fait par
hasard :
21 Pourtant quelques années plus tard, dans une maison où M. de Norpois, qui s’y trouvait
en visite, me semblait le plus solide appui que j’y puisse rencontrer, parce qu’il était
ami de mon père, indulgent, porté à nous vouloir du bien à tous, d’ailleurs habitué par
sa profession et ses origines à la discrétion, quand, une fois l’ambassadeur parti, on me
raconta qu’il avait fait allusion à une soirée d’autrefois dans laquelle il avait « vu le
moment où j’allais lui baiser les mains », je ne rougis pas seulement jusqu’aux oreilles,
je   fus   stupéfait   d’apprendre   qu’étaient   si   différentes   de   ce   que   j’aurais   cru,   non
seulement la façon dont M. de Norpois parlait de moi, mais encore la composition de
ses souvenirs (I, p. 469).

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22 La scène est importante d’un point de vue moral : le narrateur est brutalement, sans
préparation, confronté à l’image de lui-même qui existe dans le monde en son absence,
à la manière dont on parle de lui quand il n’est pas là, comme s’il était soudain mis en
présence   de   son   double,   comme   s’il   rencontrait   son   image   à   l’improviste.   D’autres
situations   de   cette   nature   sont   examinées   à   plusieurs   reprises   dans   le   roman   et
intéressent   Proust,   parce   qu’elles   révèlent   des   secrets,   ménagent   des   ouvertures
imprévues sur notre statut existentiel dans la conscience d’autrui. Un de ces moments
qui dépaysent a lieu lorsque le héros revient de Doncières pour voir sa grand-mère et
qu’il la surprend dans le salon, en train de lire, alors qu’elle ne sait pas encore le retour
de son petit-fils. Une belle parenthèse tente de capter la rareté d’une telle occasion : « –
par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la
faculté d’assister brusquement à notre propre absence – » (II, p. 438). Proust ne désigne
nulle part aussi nettement ce fantasme du narrateur, « assister à sa propre absence »,
mais n’est-ce pas l’une des plus hautes ambitions de son roman ?
23 Ici, il transpose aussitôt ce fantasme du plan existentiel ou éthique au plan historique
et culturel : « Ce “potin” m’éclaira sur les proportions inattendues de distraction et de
présence d’esprit, de mémoire et d’oubli dont est fait l’esprit humain ; et je fus aussi
merveilleusement surpris que le jour où je lus pour la première fois, dans un livre de
Maspero, qu’on savait exactement la liste des chasseurs qu’Assourbanipal invitait à ses
battues, dix siècles avant Jésus-Christ » (I, p. 469). L’analogie établie par Proust entre le
commérage, en tant que révélateur du fonctionnement des relations entre les hommes,
et   l’archéologie,   constitue   encore   un   encouragement   à   croiser   éthique   et   histoire
culturelle dans l’approche de son œuvre.
24 Le   narrateur   se   souvient   ici   d’un   livre   familier   de   l’égyptologue   Gaston   Maspero
(1846-1916), un manuel scolaire répandu, Lectures historiques. Histoire ancienne, Égypte,
Assyrie. Au temps de Ramsès et d’Assourbanipal. Pour la classe de sixième. Dans cet ouvrage,
qui connut de nombreuses réimpressions après sa première édition chez Hachette en
1890, tout un chapitre est en effet dédié à « La chasse royale » en Assyrie, au sixième
siècle   avant   Jésus-Christ,   et   non   au   dixième   siècle.   Comme   invités   d’Assourbanipal,
Maspero donne les noms d’Oummanigâsh, Oummanappa, Tammaritou, Koudourrou et
Parrou (p. 268). C’est à eux que Proust songe, sans nécessairement retourner au livre.
25 Dans une lettre de décembre 1906, il remerciait Marie Nordlinger de lui avoir « renvoyé
ce petit livre de classe ». Selon le témoignage de la destinataire, recueilli par Philip
Kolb, il s’agissait de l’ouvrage de Maspero (Corr., t. VI, p. 308), qui aurait donc été en
possession de Proust à l’époque de la composition de la Recherche du temps perdu. Du
reste, peu après la lettre à Marie Nordlinger, la même référence, accompagnée cette
fois de nombreux détails, figurait dans le compte rendu des Mémoires de Mme de Boigne
que Proust rédigea au début de 1907, et qui fut publié dans Le Figaro du 20 mars 1907,
mais sans le long passage en question, qui avait été coupé :
Les poètes et les philosophes nous ont dit longtemps, que pour nous tous tant que
nous sommes, même pour les plus grands, notre vie était promise à l’immense oubli
qui en quelques années dévore et abolit ce qui paraissait le plus assuré de durer
dans la mémoire des hommes. Mais voici que les archéologues et les archivistes
nous montrent, au contraire, que rien n’est oublié, rien n’est détruit, que la plus
chétive circonstance de la vie, la plus éloignée de nous, est allée marquer son sillon
dans les immenses catacombes du passé où l’humanité raconte sa vie heure par
heure (EA, p. 925).

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26 Le thème était déjà celui de l’exhaustivité de la mémoire historique, indifférente aux
hiérarchies,   accordant   autant   de   valeur   aux   faits   divers,   aux   « oiseux   détails »,   aux
« vains plaisirs », aux « divertissements », qu’aux grandes batailles. Et l’exemple était
celui-ci :
Comment   Assourbanipal   s’y   prenait   quand   il   voulait   donner   une   chasse   en
l’honneur d’Oummanigâsh, d’Oummanappa, de Tamaritou et de Koudourrou, dans
les tirés voisins de Dour-Sharoukin, les divers épisodes des battues, les incidents du
lancer, la mise à mort du gros gibier, le luxe du déjeuner servi sur le terrain de
chasse   dans   un   pavillon,   l’exagération   même   des   tableaux   (Tiglath-Phalazar   se
vantant d’avoir tué cent vingt lions), le retour des invités, nous savons tout cela
avec   la   même   exactitude   que s’il   s’agissait   des   battues   de   Bois-Boudran   ou   des
laisser-courre de Vallière (EA, p. 925).
27 Proust   laisse   encore   longtemps   courir   sa   plume   en   comparant   les   chroniques   de
François Ferrari à la rubrique « Le Monde et la Ville », dans Le Figaro, sur les réceptions
des Greffulhe à Bois-Boudran ou à Vallière, aux récits de Maspero détaillant « les noms
des lévriers que les piqueurs tiennent en laisse, Abaïkaro, Pouhtes, Togrou ». Même si
l’article était bien plus complaisant que le roman, accumulait les noms propres, citait
abondamment,   la   thèse   était   la   même,   portant   sur   la   manière   dont   l’histoire   peut
renverser les proportions entre les événements majeurs et mineurs de l’actualité. Plus
expéditif, le passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs n’en est pas moins complexe et
suggestif : M. de Norpois se souvient du geste incongru et inachevé du héros le jour du
dîner chez les parents du jeune homme et, des années plus tard, il le relate dans un
salon,   comme   Maspero   retrouvait   les   détails   les   plus   minces   des   chasses
d’Assourbanipal, le nom des invités ou des chiens. Ainsi, rien ne s’oublie et tout se
conserve, ou peut être conservé. La page donne lieu à une rencontre entre une analyse
de l’image que l’autre se fait de nous-mêmes et une réflexion sur la mémoire et l’oubli.
Le « potin » est une matière importante du roman de Proust, la mémoire des choses
infimes, honteuses parfois, ici rachetées. Le héros a éprouvé de la honte à la suite de
son   geste   de   tendresse   envers   M. de   Norpois,   il   a   espéré   que   cet   incident   serait
définitivement enterré, que nul ne s’en souviendrait, qu’il ne reviendrait pas le hanter,
mais, comme un crime inexpiable, une occasion de honte ne s’oublie jamais.
28 L’écume de la mondanité est conservée par la littérature comme trésor complet de la
culture. Proust insiste sur la mémoire de la littérature, qui se souvient de tout, comme
un abîme sans fond, individuel et collectif. C’est cet abîme qu’il nous revient d’explorer,
de détailler. Nous nous en faisons les archéologues, mais, moins positivistes en cela que
nos ancêtres, la génération des Gaston Maspero, notre exploration du réseau culturel
du roman et de sa genèse vise la genèse de cas moraux, grands et petits, qu’il ne cesse
de poser.

29 Toute une culture se tapit dans le roman, mais il dépend aussi du hasard que nous l’y
retrouvions.   Un   trait   commun   à   la   mémoire   et   à   l’éthique   proustiennes,   celles   de
l’œuvre comme celles que requiert son étude et qui doivent inspirer ceux qui décident
de lui consacrer des recherches, c’est l’aléa, la reconnaissance du hasard. Tout peut
sans   doute   être   conservé,   mais   tout   ne   l’est pas.   Et   tout   n’est   pas   dans   tout.   C’est
pourquoi les interprétations intertextuelles comme les lectures existentielles du roman
demandent beaucoup de prudence. Sans doute les découvertes relatives à la genèse

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peuvent-elles donner plus de poids au déchiffrement d’une allusion, mais rares sont les
preuves irréfutables, et la logique de la mémoire culturelle comme celle des cas de
conscience peut être hautement capricieuse.
30 L’ouverture de « Combray » est pour le lecteur une initiation au hasard, et cette leçon,
le critique doit la garder à l’esprit. Le narrateur se propose de donner à son récit l’ordre
non de la chronologie, mais du retour arbitraire des souvenirs. Sans doute le spectre de
la   chronologie   s’impose-t-il   peu   à   peu   dans   le   déroulement   de   l’intrigue,   mais,   aux
premières pages de
31 « Combray »,   le   narrateur   est   perdu,   égaré   dans   les   méandres   des   chambres   du
souvenir,   entre   Paris,   Combray,   Balbec,   Doncières   et   Tansonville :   « Un   homme   qui
dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes »
(I,   p. 5).   Mais,   à   son   réveil,   il   passe   par   un   moment   d’égarement,   incertain   de   la
chambre où il se trouve :
[…] quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je
ne   savais   même   pas   au   premier   instant   qui   j’étais ;   j’avais   seulement   dans   sa
simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un
animal ; […] quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y
réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses,
les pays, les années (I, p. 5-6).
32 Ce sentiment d’inquiétude, de trouble physique, de corps déconcerté, la recherche doit
parvenir à le transmettre dans sa précieuse précision :
Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait
successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les
murs   invisibles,   changeant   de   place   selon   la   forme   de   la   pièce   imaginée,
tourbillonnaient dans les ténèbres (I, p. 6).
33 Le départ du roman est livré au hasard. Tout est en mémoire, ou presque tout, mais se
présentera suivant un ordre non intentionnel, celui du lapsus :
[…] le branle était donné à ma mémoire ; […] je passais la plus grande partie de la
nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand-tante, à Balbec,
à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes
que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté (I, p. 9).
34 Ainsi s’annonce un roman qui n’aura pas lieu, un roman peut-être impossible : le récit
sera à peu près fidèle à la chronologie, malgré de grandes analepses et prolepses, mais
il ne donnera pas les souvenirs suivant les rayons d’un carrefour en forêt, comme dans
un jardin des sentiers qui bifurquent. Reste que la mémoire est d’abord associée à la
dispersion, à l’égarement, à la perte de soi, à la surprise de se retrouver, comme si on
« assistait à sa propre absence ». C’est sur le caractère aléatoire, arbitraire, capricieux
de la mémoire, inséparable de l’oubli, soumise aux intermittences, que le roman insiste.
Avant l’épisode de la madeleine, il propose comme modèle du retour du passé celui de
la légende celtique :
Mort à jamais ? C’était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort,
souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons
perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une
chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne
vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de
l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous
les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu

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la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer,
tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine
et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet
objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que
nous   le   rencontrions   avant   de   mourir,   ou   que   nous   ne   le   rencontrions   pas   (I,
p. 43-44).
35 Admettre le rôle du hasard dans la recherche, qu’est-ce que cela veut dire ? Que l’œuvre
gardera   ses   secrets,   que   ni   la   génétique   ni   l’intertextualité,   aussi   efficaces   qu’elles
soient devenues aujourd’hui – car les humanités numériques les rendent encore plus
redoutables : combien d’allusions de Proust ont-elles été résolues par Google ? –, nous
ne saurons jamais tout. Admettre le rôle du hasard, c’est reconnaître qu’il y a une grâce
du   chercheur,   un   flair,   une   intuition,   et   que   sans   elle,   il   n’ira   pas   loin.   Sans   doute
assistons-nous à un renouveau des études proustiennes – dans les directions que j’ai
tenté d’indiquer. Mais restons conscients de la modestie de nos démarches.

RÉSUMÉS
Quels sont les lieux principaux du renouveau des études proustiennes en ce début du  XXIe siècle ?
L’approche historique ou contextuelle de l’œuvre, au sens large de l’histoire culturelle qui s’est
beaucoup développée dans les études sur les littératures et les arts des  XIXe et  XXe siècles, a
permis de faire se rejoindre les méthodes de la génétique et d’une intertextualité désormais
élargie   à   l’ensemble   de   la   culture   contemporaine   de   Proust.   Le   roman   en   est   le   lieu   d’une
mémoire   intégrale.   Un   second   domaine   dans   lequel   les   recherches   proustiennes   ont   été   très
riches durant la période récente a été celui de la philosophie morale, à la suite du « tournant
éthique » des études littéraires au cours des années 1990. On étudie une page de la Recherche qui,
en établissant une analogie  entre le  commérage, révélateur  du  fonctionnement des relations
entre les hommes, et l’archéologie, constitue un encouragement à croiser éthique et histoire
culturelle dans l’approche de l’œuvre.

At   the   beginning   of   the   21st   century,   which   new   paths   are   Proust   studies   following?   The
historical   or   contextual   approach,   in   the   wider   sense   of   cultural   studies   (with   its   important
recent development in the area of 19th-20th centuries literature and arts) has allowed us to unite
genetic and intertextual (in the wider sense of intercultural) studies. The novel wholly captures
the   memory   of   culture   in   Proust’s   time.   A   second   area   in   which   Proust   studies   have   richly
developed recently is that of moral philosophy, in the wake of the 1990s “ethical turn” in literary
studies. We look into a passage from À la recherche which, as it establishes an analogy between
gossip, indicative of human relationships, and archaeology, validates this crossing between ethics
and cultural history as a new research area in the study of the novel.

¿Cuáles   son   los   principales   lugares   de   la   renovación   de   los   estudios   proustianos   en   estos
comienzos del siglo  XXI? El enfoque histórico o contextual de la obra –en el sentido amplio de la
historia cultural que se ha desarrollado notablemente en los estudios de la literatura y las artes
de los siglos XIX y XX– ha permitido conjugar los métodos de la genética y de una intertextualidad
que abarca actualmente el conjunto de la cultura contemporánea de Proust. La novela es la sede

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de una memoria integral. Un segundo campo, en el que las investigaciones proustianas han sido
muy ricas en un periodo reciente, ha sido el de la filosofía moral, como consecuencia del “giro
ético” de los estudios literarios en el curso de los años noventa. Se estudia aquí una página de En
busca… que, estableciendo una analogía entre el chisme, revelador del funcionamiento de las
relaciones entre los hombres, y la arqueología, constituye un incentivo para entrecruzar ética e
historia cultural en el análisis de la obra.

Welchen Weg werden die wieder auflebenden Proust-Studien zu Beginn dieses 21. Jahrhunderts
einschlagen? Der historische und kontextuelle Ansatz im weiteren Sinne der Cultural Studies, die
sich im Bereich der Literatur und der Kunst des 19. und 20. Jahrhunderts stark entwickelt haben,
hat es ermöglicht, die Methoden der Genetik und der Intertextualität (nunmehr ausgedehnt auf
Prousts gesamtes zeitgenössisches kulturelles Werk) zusammenfließen zu lassen. Der Roman ist
ein vollständiger Ausdruck davon. Ein zweiter Bereich, in welchem sich die Proust-Studien in
letzter Zeit stark entwickelt haben, ist jener der Moralphilosophie, infolge des „ethical turn“ in
der Literaturwissenschaft in den 1990er Jahren. Wir betrachten hier eine Seite von Auf der Suche
nach der verlorenen Zeit,   die,   indem   sie   eine   Analogie   zwischen   dem   Geschwätz   als   Ausdruck
menschlicher   Beziehungen   und   der   Archäologie   herstellt,   zu   dieser   Kreuzung   von   Ethik   und
kultureller Geschichte als neuer Forschungsansatz für die Untersuchung dieses Romans anregt.

Quali sono i luoghi principali del rinnovamento degli studi proustiani in questo avvio del
XXI secolo? L’analisi storica o contestuale dell’opera, nel senso ampio della storia culturale che si
è largamente sviluppata negli studi sulla letteratura e le arti del  XIX e  XX secolo, ha consentito di
far interagire la genetica testuale e l’analisi delle intertestualità ormai estesa a tutta la cultura
contemporanea a Proust. Il romanzo, infatti, ne è il luogo di una memoria integrale. Un secondo
campo in cui le indagini recenti sull’opera proustiana si sono rivelate vitali e feconde è stato
quello della filosofia morale, sulla scorta della “svolta etica” degli studi letterari nel corso degli
anni   Novanta.   Si   propone   inoltre   l’analisi   di   una   pagina   della   Recherche che,   stabilendo
un’analogia   fra   il   chiacchiericcio   come   spia   del   funzionamento   dei   rapporti   umani,   e
l’archeologia, rappresenta un incoraggiamento a congiungere etica e storia culturale nello studio
del romanzo.

Quais são os principais espaços da renovação dos estudos proustianos, neste início do século  XXI?
A abordagem histórica ou contextual da obra, no sentido lato de história cultural que se tem
generalizado no estudo das literaturas e artes dos séculos  XIX e  XX, aproximou os métodos da
genética   e   de   uma   intertextualidade   que   abrange   toda   a   cultura   contemporânea   a   Proust.   O
romance presta-se a ser o espaço de uma memória integral. Um segundo espaço de opulência nos
estudos proustianos recentes tem sido a filosofia moral, na esteira da “viragem ética” registada
pelos   estudos   literários   na   década   de   1990.   Em   estudo   está   uma   página   da   Recherche que
estabelece   uma   analogia   entre   a   bisbilhotice   (fofoca),   reveladora   dos   mecanismos   de   relação
pessoal, e a arqueologia, resultando em incentivo para o cruzamento de ética e história cultural
no estudo da obra.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, À la recherche du temps perdu, XXe siècle

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AUTEUR
ANTOINE COMPAGNON
Antoine Compagnon est professeur au Collège de France, chaire de littérature française
moderne et contemporaine, et à l’Université Columbia (New York). De Proust, il a édité aux
Éditions Gallimard Sodome et Gomorrhe (« Bibliothèque de la Pléiade », 1988), Du côté de chez Swann
(« Folio ») et les Carnets (2002). Il est notamment l’auteur de Proust entre deux siècles (Seuil, 1989), 
Le Démon de la théorie (Seuil, 1998), Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes
(Gallimard, 2005), et Le Cas Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité nationale (Gallimard, 2009). 
Proust, la mémoire et la littérature (Odile Jacob, 2009) et Morales de Proust (Cahiers de littérature
française, no 9-10, 2010) rassemblent deux de ses séminaires récents au Collège de France, où un
troisième cours a porté sur « Proust en 1913 ».
antoine.compagnon[arobase]college-de-france.fr

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Rééditer Proust au vingt et unième
siècle
Intertexte, intratexte, avant-texte

Françoise Leriche

1 On commencera par une évidence : un lecteur ne peut connaître d’un auteur que ce qui
en est publié. Il ne peut le lire que dans les éditions disponibles. Sa conception de
l’« œuvre » dépend donc entièrement de ce que propose (ou impose) l’éditeur, et dans
le   cas   de   l’édition   critique   d’un   auteur   « canonique »,   des   choix   des   « éditeurs
scientifiques ».   « Bonnes   Lettres »,   « Belles   Lettres »,   « Littérature »,   « Texte »,
« Écriture », autant de conceptions qui, en leur temps, ont produit dans le champ des
Humanités de nouveaux périmètres du « littéraire » et du « non littéraire », défini de
nouveaux critères de valeur, et produit les pratiques éditoriales adaptées à leurs objets
et aux attentes (réelles ou présumées) du public.
2 La   radicale   séparation   de   l’homme   et   l’œuvre   qui   a   caractérisé   notre   modernité
théorique à partir de la fin du XIXe siècle1, théorie d’une « conscience créatrice […] seule
face à la foule des lecteurs inconnus, d’une Littérature où l’on appréhende l’œuvre
comme   totalité   close »,   « c’est   aussi   la   pointe   extrême   de   l’âge de l’imprimé »,   selon
l’analyse   médiologique   proposée   par   Dominique   Maingueneau2,   dans   la   lignée   des
travaux de Michel Foucault et de Jack Goody3. « En disposant des signes invariants sur
l’espace   blanc   d’une   page   identique   aux   autres,   l’imprimerie   a   rendu   possible   une
littérature où le texte peut se croire abstrait de tout processus de communication 4 »,
notamment   quand   la   diffusion   de   l’édition   à   travers   tout   le   territoire   et   la
démocratisation de la lecture ont permis à la littérature de sortir du milieu parisien des
salons.
3 Or  paradoxalement,  au  moment   où   s’affirmait  l’effacement   de  l’individu  derrière  le
signe   imprimé,   le   début   du   XXe siècle   voyait   se   multiplier   les   media réintroduisant
l’image du corps, du mouvement, et la voix (photographie, cinéma, phonographie) dans
la diffusion de l’art, et il n’est pas inintéressant de constater qu’au début des années
vingt Lanson et Proust, éminents théoriciens de l’œuvre sans l’homme, enrichissaient, à
l’initiative de leurs éditeurs respectifs, l’un son Histoire illustrée de la littérature française

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de   portraits   et   d’échantillons   manuscrits   des   différents   auteurs   étudiés   dans   cet


ouvrage5, l’autre son édition de luxe d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs de son portrait
(peint   par   Jacques-Émile   Blanche)   et   de   nombreux   morceaux   de   brouillons   et
d’épreuves corrigées de son roman6. Sans qu’il s’agisse là de l’homme « biographique »
(car ni un visage ni l’écriture autographe ne sont à proprement parler des éléments
biographiques),   c’est   en   tout   cas   la   présence   sensible   que   le   public   semble   ainsi
rechercher. Aussi, malgré deux ou trois décennies de formalisme qui ont cherché à
entériner   la   « mort   de   l’auteur »   et   la   clôture   du   texte   (imprimé)   sur   lui-même,   le
retour en force des écritures de l’intime et de l’épistolaire dans les années 1980-1990,
ainsi que l’intérêt public pour les manuscrits d’écrivains et le « making of » suggèrent
soit   que   les   lecteurs   n’ont   jamais   vraiment   rompu   avec   une   pragmatique   de   la
connivence – où l’on aime à trouver puis reconnaître dans une œuvre le « ton » singulier
et les gestes de pensée d’un auteur ; soit que nous avons changé de paradigme et que les
lecteurs (les lecteurs critiques ?) s’intéressent au moins autant à l’écrivain œuvrant et
au processus génétique dans son dynamisme qu’à l’œuvre « achevée 7 ».
4 L’édition d’un texte dépendant des usages (des « lectures ») que ses éditeurs veulent
rendre possibles, la question est donc d’examiner dans quelle mesure, aujourd’hui – en
ce début de XXIe siècle –, les éditions des textes de Proust à notre disposition répondent
aux usages de l’œuvre littéraire qui sont les nôtres, et dans quelle mesure les moyens
éditoriaux   actuels   permettent   d’éditer/rééditer   le   corpus   proustien   de   manière   à
satisfaire les demandes des lecteurs et chercheurs.
 
Lectures actuelles de l’œuvre proustienne : intertexte,
avant-texte, et hors texte
5 De même que dans le mouvement général de l’analyse critique, la théorie de l’œuvre
close a été emportée par les théories de l’intertextualité et de l’œuvre « ouverte » à de
multiples   lectures,   de   même   les   études   formalistes   du   roman   proustien   des   années
1960-1970 ont-elles laissé place, depuis les années 1980, à un vaste mouvement d’études
d’intertextualité qui nous a habitués à considérer désormais À la recherche du temps
perdu comme   une   œuvre   « palimpseste8 »,   comme   une   immense   mémoire   non
seulement de la littérature9 mais aussi des discours de toute nature de son époque
(philosophiques, critiques, esthétiques, etc.10). Le travail de l’écrivain apparaît alors non
plus   seulement   comme   un   travail   d’invention   formelle   (stylistique,   narratologique,
rhétorique), mais aussi comme un travail d’inventions scénariques à valeur critique (le
« scénario d’idées11 »), en interaction avec la culture de son temps. Les références ou
allusions picturales ou musicales, bien que résorbant en signes verbaux l’hétérogénéité
de systèmes sémiotiques autres, attirent en outre le lecteur du texte vers le « hors-
texte »,   soit   dans   la   connivence   d’une   culture   partagée,   soit   dans   une   démarche
documentaire « complémentaire ».
6 Ainsi   l’écriture   proustienne   apparaît-elle   –   exemplairement   –   comme   un processus
dynamique de réélaboration d’autres textes, et même comme un tissage intermédial de
texte   et   de   non-texte,   dont   la   pleine   compréhension   excède   les   connaissances
culturelles d’un seul lecteur, quel qu’il soit. S’ouvre alors un éventail de lectures, entre
celle   du   « texte   nu »   (qui   repose,   en   réalité,   de   toute   façon,   sur   les   compétences
culturelles du lecteur), et celles qui, « naviguant » entre  le  texte et une annotation

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érudite, prennent acte du caractère interdiscursif de l’écriture et de la lecture, dans un
double mouvement d’historicisation et d’actualisation.
7 On peut mesurer de façon tangible cette différence d’appréhension du roman proustien
en comparant l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » procurée par Pierre Clarac et
André Ferré en 1954 ou les éditions de poche de l’époque, sans note ni apparat critique,
et   les   éditions   annotées   et   savantes   des   années   1980-1990   (que   ce   soit   celle   de   la
« Pléiade » dirigée par Jean-Yves Tadié, reprise en « Folio », ou les autres éditions de
poche : Flammarion, Livre de Poche classique), qui consignent la richesse philologique
accumulée par plusieurs générations de chercheurs et constituent, de facto, le texte en
« hypertexte ». Reste à savoir si, en termes de maniabilité et d’information, une édition
imprimée qui rassemble son apparat critique en fin de volume et qui est contrainte à
des   notes   référentielles   brèves,   est   bien   le   mode   éditorial   le   plus   adéquat   pour
permettre la lecture « hypertextuelle » à laquelle, implicitement, elle invite.
8 Parallèlement,   les   années   1970-1980   ont   vu   la   déconstruction   de   la   conception
textualiste et rhétoricienne de l’« écriture » par la constitution de la critique génétique,
qui a permis l’appréhension – et la théorisation – de l’écriture comme « mouvement »,
comme « processus » virtuellement « sans fin » et du texte publié comme « possible »,
contre   une   conception   téléologique   de   la   nécessité   formelle12.   L’œuvre   proustienne,
caractérisée par l’inachèvement, s’éclaire particulièrement à l’aune de cette conception
de   l’écriture :   chez   Proust   en   effet,   l’inachèvement   du   roman   n’est   pas   seulement
« accidentel » (dû à la mort de l’écrivain), mais constitutif : il n’a jamais cessé de défaire
et reconstruire autrement ses épisodes13. L’accès aux brouillons du roman restitue ce
foisonnement des possibles et l’inventivité incessante d’une écriture caractérisée par sa
mobilité, sa mouvance. Les brouillons et, dans une certaine mesure, la correspondance
de   l’écrivain14  livrent   également,   outre   les   scénarios auxquels   il   a   renoncé,   des
références intertextuelles qui, dans le texte imprimé, sont souvent si allusives qu’elles
passent inaperçues ou paraissent incertaines15. Le texte publié n’est donc pas seulement
un palimpseste de la littérature et des discours de son temps, mais encore la mémoire de
sa propre genèse.
9 Cette intertextualité interne, ou « intratextualité », qui mène du texte à son avant-texte
et à la correspondance de l’écrivain, est partiellement prise en compte dans les éditions
savantes actuelles, comme la « Bibliothèque de la Pléiade » (1987-1989), dont l’apparat
critique augmente le texte d’un choix d’« Esquisses », et dont les notes font référence à
la correspondance ou aux écrits de jeunesse aussi bien qu’aux « sources » littéraires et
discursives externes.
10 Ainsi  depuis une  vingtaine  d’années  (depuis  les années quatre-vingt-dix),  le  lecteur
proustien s’est-il habitué à « naviguer » non seulement entre le texte, l’intertexte, le
hors- texte et le métatexte critique, mais aussi entre le texte et l’avant-texte, entre
« texte réel » et mondes fictionnels « possibles » qui viennent se surimprimer dans sa
mémoire – du moins de façon partielle et aléatoire. Partielle, car seule une partie du
corpus   manuscrit   (correspondance,   œuvres   inachevées,   carnets   et   brouillons   du
roman) est publiée, dans des proportions inégales. Aléatoire surtout, car le régime de
l’imprimé   disperse   l’information   en   des   publications   diverses,   sans   autre   outil   de
repérage que des index de noms ou de titres d’œuvres, rendant alors difficile la mise en
relation des éléments textuels « concordants ».
 

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Nouveaux corpus en quête d’outils éditoriaux


11 Le « périmètre » de l’œuvre proustienne est donc en train de s’accroître, du fait de
l’intégration de plein droit dans cette œuvre de ce qui, autrefois, était considéré comme
de simples « papiers personnels » de l’écrivain (donc un non-lieu) et encore, naguère,
comme « paratexte » ou « péritexte » : sa correspondance et ses brouillons. 
12 Sans   doute,   peu   après   la   mort   de   Proust,   étaient   venus   s’ajouter   aux   œuvres   dites
littéraires quelques volumes de correspondance monographiques, puis dans les années
cinquante,   l’édition   d’œuvres   inachevées,   Jean Santeuil et   Contre Sainte-Beuve –   ce
dernier,  par  Bernard  de Fallois,  incluant  les feuillets  anti-beuviens et   une  sélection
parmi les premiers brouillons du roman. Mais précisément, il s’agissait d’exhumer de la
masse   des   papiers   des   « inédits »   –   en   quelque   sorte   des   œuvres   de   jeunesse
abandonnées – et de les rendre présentables, ordonnées en tout cas et cohérentes, en
effaçant leurs marques d’inachèvement. Or la révolution éditoriale en cours en ce début
de XXIe siècle, c’est au contraire – grâce aux moyens numériques (fac-similés et mises en
page complexes) – de pouvoir les éditer en tant que brouillons, en tant que documents
manuscrits,   accompagnés   d’outils   d’aide   à   la   lecture   et   d’annotations   plus   ou   moins
développés, mais en tout cas de les donner à voir et à lire de façon exhaustive (et non
plus   anthologique),   l’œuvre   publiée   par   Proust   se   doublant   alors   de   l’immense
continent de l’« œuvre des manuscrits16 ».
13 Tous les corpus qui n’étaient pas destinés à la publication (les papiers Jean Santeuil, 
Sainte-Beuve, mais aussi la correspondance) ont ainsi, comme les brouillons du roman,
vocation à sortir du régime du texte imprimé pour retrouver leur statut de document
manuscrit à usage privé.
14 Se pose alors la question de l’outil éditorial le plus adéquat pour éditer et diffuser ces
nouveaux   corpus   qui   se   caractérisent   par   leur   caractère   polysémiotique   (tracés,
dessins, couleurs de papier, d’encre, de crayon), un nombre de feuillets considérable
(du moins pour la correspondance et les brouillons du roman) et, pour plusieurs de ces
corpus, leur dispersion entre plusieurs collections publiques ou privées. Et l’édition
électronique hypertextuelle en ligne paraît a priori la solution de l’avenir, permettant à
la   fois   d’associer   des   images   et   des   annotations,   d’héberger   des   corpus   volumineux
comme les brouillons, dont les fragments ou unités ne peuvent être lus comme des
« textes » autonomes mais requièrent une navigation entre les versions antérieures et
postérieures, d’actualiser des corpus mouvants comme la correspondance au fur et à
mesure de l’apparition d’inédits sur le marché de l’autographe, d’augmenter ou de
corriger   sans   limitation   les   données,   de   mener   des   recherches   automatisées   dans
l’ensemble d’un corpus, et d’ajouter de nouveaux outils de recherche. Mais ces outils
« de l’avenir » sont-ils des outils éditoriaux « de maintenant », actuellement adaptés à
tous les corpus manuscrits ?
15 C’est   un   lieu   commun   de   répéter   que   le   numérique   représente   une   révolution
médiologique identique à celle que fut l’apparition de l’imprimerie au  XVe siècle, avec
des capacités de stockage et des fonctionnalités de consultation bien supérieures. Les
institutions patrimoniales (musées, ministères, bibliothèques, etc.) se sont lancées dans
la   constitution   de   grands   corpus   électroniques   dont   les   résultats   sont   déjà
remarquables et  rendent les collections d’art, les archives, les catalogues, les livres
rares   ou   anciens,   consultables   à   toute   heure   et   depuis   tout   lieu,   démultipliant   et
démocratisant de façon inédite l’accès à ces documents. Mais il s’agit le plus souvent

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d’une   numérisation   en   « mode   image »,   qui   ne   requiert   de   la   part   de   l’éditeur   que


d’attacher   à   chaque   image   les   éléments   d’identification   (les   « métadonnées »)   qui
permettront à l’utilisateur d’« appeler » le document dans le moteur de recherche. Or
dans le domaine de l’édition savante, et notamment quand il s’agit de transformer en
objets éditoriaux des documents à la fois visuels et textuels, il ne s’agit pas d’une simple
« numérisation » de textes déjà stabilisés ou d’images qui parleraient d’elles-mêmes.
L’exemple de l’effarement des lecteurs « novices » devant les cahiers de brouillon de la
Recherche désormais accessibles en mode image sur Gallica est probant. Un brouillon ne
« parle »   pas   spontanément :   il   faut   d’abord   le   transcrire   et,   même   transcrit,   sa
compréhension nécessite une annotation qui rende compte de la richesse, intra- et
intertextuelle,   du   travail de   l’écrivain.   De   même   une   lettre   privée,   adressée   à   un
destinataire   qui   partage   tout   un   ensemble   de   références   en   commun   avec   le
destinateur, procède par allusion. Les outils d’étiquetage, d’indexation, d’annotation,
de navigation, peuvent permettre désormais de dépasser les notes critiques réduites ou
les illisibles apparats critiques imposés par les normes de l’imprimé. Il s’agit donc de
repenser l’édition traditionnelle à l’aune de ces nouveaux corpus, de mettre en œuvre
une   « philologie   numérique »   adaptée   à   l’édition   et   à   l’annotation   génétique   de   ces
nouveaux objets.
16 Mais avant de l’annoter de manière plus exhaustive et ergonomique que ne peuvent le
faire les « notes et variantes » rejetées en bas de page ou en fin de volume des éditions
imprimées,   il   faut   d’abord   établir le texte en   le   transcrivant,   aussi   fidèlement   que
possible, sur les documents originaux. Et c’est là où, dans le cas de Proust, divergent les
problématiques de l’édition des brouillons et de la correspondance.
17 Un brouillon proustien est couvert de ratures, d’additions interlinéaires, souvent elles-
mêmes raturées et corrigées dans les marges, puis d’additions sur les versos faisant face
aux   rectos,   disposées   de   manière   souvent   tourbillonnante,   agrémentées   souvent   de
béquets et de paperoles. Or si le traitement de texte sous Word permet une grande
richesse   typographique,   autorisant   des   transcriptions   diplomatiques   très   fidèles,   les
possibilités d’encodage et de mise en page sont relativement pauvres dans le langage
XML, ce qui interdit actuellement de mettre en ligne des transcriptions de brouillons
proustiens17. Aussi n’est-ce pas un paradoxe de voir l’édition des Cahiers de Proust se
mettre en place non sur un site Internet, mais dans de magnifiques volumes imprimés 18
(pour   chaque   cahier,   un   volume   de   fac-similés   en   couleurs,   et   un   volume   de
transcriptions   diplomatiques   assorties   d’une   annotation   référentielle   et   génétique,
d’index, etc.) : cette édition peut à bon droit être considérée comme « l’Hypo-Proust
[d’un futur] Hyper-Proust génétique », selon la formule de Nathalie Mauriac Dyer 19.
18 En   ce   qui   concerne   les   documents   épistolaires,   en   revanche,   ou   des   manuscrits   de
travail plus simples20, les outils logiciels actuellement existants peuvent être mis en
œuvre21.
 
Le projet « Correspondance de Proust22 »
19 Plus simple à traduire sur le plan typographique23, le texte épistolaire est en effet un
« candidat » idéal pour inaugurer un programme d’édition numérique, tant pour des
raisons d’actualisation éditoriale que d’accessibilité et de consultation par les lecteurs.
En effet, c’est la partie de l’œuvre proustienne qui, intrinsèquement, a le plus besoin de
mise à jour ; et c’est aussi la partie de l’œuvre qui souffre le plus de l’édition imprimée.

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20 Parce qu’une correspondance est – on l’a dit – un corpus mouvant qui ne cesse de
croître à mesure que de nouvelles lettres apparaissent, une édition imprimée devient
vite   obsolète ;   l’édition   numérique   est   le   seul   moyen   d’actualiser   le   corpus   en
permanence. La Correspondance de Proust publiée par Philip Kolb chez Plon en vingt et
un   volumes   entre   1970   et   1993   compte   environ   cinq   mille   lettres ;   or,   depuis   la
publication   du   dernier   volume,   plusieurs   centaines   de   lettres   sont   réapparues.   Par
ailleurs, comme Proust ne datait pas ses lettres, la datation se fait soit en fonction d’un
événement   dont   parle   la   lettre,   soit   par   recoupement   thématique   avec   les   lettres
connues ; la réapparition de lettres inédites permet donc souvent de redater des lettres
déjà  publiées ;  parfois   aussi,   si  une   lettre   a  été   publiée   d’après   le   texte   qu’en   avait
fourni le destinataire, l’original permet de restituer des passages tronqués ou des noms
propres supprimés. Enfin, la plupart des volumes étant épuisés et Plon n’ayant pas
l’intention de les réimprimer (car du fait de leur obsolescence partielle, il faudrait les
rééditer),   l’édition   numérique   est   la   seule   forme   éditoriale   qui   convienne   pour
l’actualisation   du   corpus   épistolaire.   Non   pas   une   numérisation pure   et   simple   de
l’édition   de   Kolb   (que   ce   soit   en   mode   image   ou   en   mode   texte),   mais   une   édition
numérique, procurant un texte revu sur les originaux ou leur photocopie quand ils sont
disponibles, et assorti d’une datation et d’une annotation également revues.
21 D’autre part, même pour les heureux possesseurs de l’édition complète ou ceux qui ont
accès à une bibliothèque proustienne, ce corpus en vingt et un tomes est difficilement
maniable :   outre   les   renvois   incessants   d’un   tome   à   l’autre   dans   l’annotation,   et   la
présence de lettres « en Annexe » lorsque Kolb les a trouvées trop tard pour les éditer
dans le volume où, chronologiquement, elles auraient dû se situer, il est très difficile de
chercher ou retrouver une information, même si nous bénéficions d’un index des noms
propres et des titres d’œuvres24, et d’une chronologie récapitulative  par tome. À la
différence d’une œuvre fictionnelle, une correspondance générale se prête mal à une
lecture suivie et systématique, et son ampleur même excède toute mémorisation par le
lecteur. Telle qu’elle est organisée, l’édition Kolb est prévue, implicitement, pour des
recherches biographiques ou du moins, chronologiques. Or, « une correspondance » est
d’abord   un   échange   entre   deux   personnes,   et   cette   problématique   qui   intéresse   les
études littéraires actuelles, l’épistolaire, en tant que genre discursif, peut difficilement
être appréhendée dans une correspondance générale classée chronologiquement. Ce
modèle éditorial des « correspondances générales », s’il s’est imposé comme plus
« scientifique » en permettant de recouper les indices, ou comme plus pratique pour les
recherches biographiques ou génétiques, n’est en rien un ordre « naturel ». L’épistolier
entretenant, parallèlement ou à des époques différentes, des relations spécifiques avec
tel ou tel de ses amis et correspondants, il n’y a pas en réalité « une » correspondance,
mais des correspondances parallèles ou qui se croisent de façon discontinue, chacune
avec un « ton » et un registre particulier, à un rythme plus ou moins rapproché ou
espacé,   centrée   sur   un   certain   type   d’intérêts   communs   ou   d’échanges   de   services.
Publier   les   lettres   correspondant   par   correspondant,   comme   l’avaient   fait   Robert
Proust et Paul Brach dans la Correspondance générale en six volumes entre 1930 et 1936,
présentait l’intérêt de faire apparaître ces différents registres cultivés par Proust avec
les uns et les autres, mettant ainsi en relief de façon saisissante un « plaisir du texte »
(ou du jeu verbal) spécifique à l’épistolaire, une aptitude à s’adresser à chacun selon la
nuance très personnelle de leur relation (et même de suivre les fluctuations de ces
registres).   Dans   une   édition   imprimée,   il   est   nécessaire   de   choisir   un   mode   de
présentation ou un autre ; l’édition électronique permet, au contraire, de ne pas avoir à

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trancher,   et   de   laisser   le   lecteur   reconfigurer   le   corpus   selon   ses   propres   critères


d’exploration. Après l’ère des grandes correspondances générales consultables de façon
purement chronologique, l’édition électronique rend possible désormais de retrouver
la saveur de tel dialogue épistolaire, dans une perspective pragmatique ou dans une
étude de la socialité proustienne, certains logiciels donnant la possibilité d’opérer des
cartographies impensables auparavant25.
22 Mais on peut aussi, avec un corpus épistolaire numérique dûment étiqueté et indexé,
rechercher (pourquoi pas ?) toutes les lettres de condoléances, ou écrites sur un certain
type de papier, ou concernant certains sujets.
23 Outre   ces   enjeux   éditoriaux   fondamentaux   de   mise   à   jour,   réactualisation,   et
accessibilité, l’édition électronique de la correspondance se veut un outil au service de
la   recherche,   mais   aussi   une   première   étape   dans   l’élaboration   d’un   hypertexte
proustien qui offrirait une lecture « enrichie » de l’œuvre.
24 Une lettre étant avant tout un document matériel, en indexant ses données codicologiques
précises   (type   de   papier,   dimensions,   filigrane,   vergeures,   etc.),   il   est   possible   de
constituer   un   répertoire   permettant   ultérieurement   de   dater   d’autres   lettres
présentant des caractéristiques identiques – ou des feuilles volantes insérées dans les
cahiers,   lorsque   l’écrivain   s’est   servi   de   son   papier   à   lettres   pour   travailler   à   son
roman26.
25 Notons   que,   à   la   différence   des   brouillons   du   roman,   les   lettres   n’ont   jamais   été
destinées   à   être   rassemblées,   mais   au   contraire   promises   à   la   dispersion,   une
correspondance globale étant toujours constituée de fonds et de collections dispersés.
Le rassemblement virtuel sur un site de leurs fac-similés présente un caractère insolite
– à la différence par exemple de la reconstitution d’un manuscrit ou d’un fonds de
brouillons   accidentellement   dispersés.   Aussi   ne   saurait-il   être   conçu   comme   la
réunification d’un ensemble patrimonial, mais comme la constitution d’un pur outil de
recherche, de même qu’une édition de correspondance ne constitue une œuvre que par
une décision éditoriale a posteriori. Les seuls « textes » que l’épistolier a écrits, ce sont
les lettres chaque fois singulatives, liées à des circonstances particulières, même si elles
sont prises dans un échange. En donnant la possibilité de les lire en continuité, ou plus
encore, de lire toutes les lettres que Proust a écrites un même jour, ou un même mois, à
différents   correspondants,   l’éditeur   de   « correspondance »   place   le   lecteur   en   une
position de surplomb qui n’a jamais été celle de l’épistolier lui-même, ni d’aucun de ses
correspondants, une position d’archi-lecteur en quelque sorte, position d’une lecture
hypertextuelle puisqu’elle procède d’une mise en relations, en réseaux.
26 De   plus,   dans   ce   dispositif   d’absorption   et   de   réécriture   qui   constitue   le   travail
littéraire, la correspondance apparaît comme une première médiation, intertextuelle et
interdiscursive en ce qu’elle absorbe un discours extérieur, mais base intratextuelle en
ce qu’elle alimente ensuite ou parallèlement le travail de réélaboration opéré dans les
brouillons. Aussi, par une annotation non plus abrégée mais extensive des lectures et
références culturelles de Proust, une édition électronique de correspondance constitue
à terme une vaste base intertextuelle interrogeable en mode « plein texte », et qui peut
par la suite s’avérer productive pour l’analyse des brouillons.
27 Exercice   « mondain »   tourné   vers   des   finalités   spécifiques   et   vers   le   « hors-texte »
biographique,   la   correspondance   est   cependant   une   brique   dans   la   constitution   du
discours   et   de   l’imaginaire   de   l’œuvre,   et   sa   réédition   numérique   dotée   d’une
annotation spécifique se veut aussi une brique dans la construction ultérieure d’un

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HyperProust qui pourrait, à terme, rassembler les diverses composantes de l’œuvre
proustienne27.
28 Dans combien de temps une édition électronique des brouillons proustiens (qui lierait
aux fac-similés numériques leur transcription diplomatique) sera-t-elle réalisable ? Un
HyperProust   qui   permettrait   de   naviguer   de   l’œuvre   publiée   à   son   avant-texte,   de
l’avant-texte à l’intertexte, de l’intertexte à la correspondance, littéralement et dans
tous les sens, paraît un rêve vertigineux et presque inconcevable. Une telle lecture
« enrichie » correspond, en réalité, à un déport de la lecture du « texte » (imprimé) vers
l’écriture en acte, vers les textes « possibles » – ou plutôt impossibles puisque ce ne sont
pas encore des textes mais des séquences. Cet imaginaire – cet idéal – de l’hypertexte,
c’est-à-dire la construction éditoriale d’un univers intégratif accordant un même statut
de dignité, de visibilité, aux œuvres de jeunesse inachevées, aux lettres, aux brouillons
de l’œuvre et à l’œuvre publiée, repose sur une valorisation de l’« écriture » entendue
dans un sens dynamique, laissant le lecteur libre, finalement, de pratiquer une lecture
téléologique (vectorisée) des différents documents, ou d’y contempler au contraire des
« possibles »,   des   réalisations   alternatives   de   ce   qui   reste,   cependant,   un   même
univers : celui de l’auteur. Alors que l’imprimé valorise la forme achevée et a bien du
mal à admettre (et, matériellement, à traiter) l’inachevé, l’édition électronique, par sa
nature   virtuelle   et   ses   possibilités   de   multifenêtrage,   a   tendance   au   contraire   à
privilégier les notions de scénarios parallèles, l’« entre-deux », le suspens, le virtuel, et
à   proposer   une   lecture   en   « sur-impression »,   où   la   valeur   ne   réside   pas   dans
l’achèvement,   dans   la   forme,   mais   dans   la   tension vers la   forme,   ou   même   dans
l’inventivité et l’éventail de combinaisons qu’ouvre l’écrivain chaque fois qu’il envisage
une idée ou une formulation nouvelle. Ce mouvement de relativisation de la notion de
« forme aboutie » ressemble, dans une certaine mesure, à celui qui produisit l’abandon
de la conception rhétorique de la littérature à la fin du  XVIIIe siècle et la naissance d’un
intérêt   nouveau   pour   le   fragment,   le   projet,   pour   la   « diction »   au   moment   de   son
émergence.
29 En ré-immergeant concrètement les textes publiés par les écrivains dans la masse de
leurs tentatives de formulation, de leurs notes personnelles, et de leurs écrits privés ou
intimes, l’hypertexte intégratif donne corps à la conception du travail littéraire comme
« écriture   sans   fin »   –   mais   peut-être   pas   « sans   début »,   justement.   La   pratique
épistolaire incarne, pour chaque écrivain singulier, et pour Proust manifestement, l’un
de ces « débuts ».

NOTES
1. Lanson, dès 1895 (Hommes et livres, Lecène, Oudin et Cie, « Avant-propos », p.  XI), soulignait la
nécessité   de   distinguer   les   « écrits   secondaires »,   liés   à   la   « vie   familière »,   de   ceux   qui
s’inscrivent délibérément dans une démarche de « création littéraire ». Cette opposition entre les
écrits intimes et les écrits « littéraires », ou entre « l’homme » et « l’œuvre », se trouve chez les
théoriciens majeurs de l’époque, tels Remy de Gourmont (Le Problème du style, Paris, Mercure de
France, 1902) ou Mallarmé.

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2. D. Maingueneau,  Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature, Paris, Belin, 2006, p. 52-56. Je


souligne.
3. M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; J. Goody, La Raison graphique, Paris,
Minuit, 1979 ; La Logique de l’écriture, Paris, A. Colin, 1986.
4. D. Maingueneau, op. cit., p. 52.
5. Gustave Lanson, Histoire illustrée de la littérature française, Paris, Hachette, 1923.
6. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, NRF, 1920. Édition de luxe.
7. Signalons cependant que ces deux voies critiques (la recherche de l’imaginaire spécifique et de
la « diction » d’un auteur ; la dimension génétique de l’œuvre) ont été élaborées par Sainte-Beuve
même si, pour la seconde, il ne disposait guère d’outils. Voir Sainte-Beuve, Pour la critique, textes
édités et présentés par Annie Prassolof et José-Luis Diaz, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais »,
1992 ; voir aussi Chizu Nakano, la section « Sainte-Beuve généticien » dans « Écrire contre Sainte-
Beuve   au   lendemain   de   son   centenaire »,   Proust aux brouillons,   dir. N. Mauriac   Dyer   et   K.
Yoshikawa, Turnhout, Brepols, 2011, p. 98-100.
8. Selon la formule de Gérard Genette dans « Proust palimpseste »,  Figures I, Paris, Éditions du
Seuil, 1966.
9. Sur cette notion de « mémoire de la littérature », voir le séminaire d’Antoine Compagnon au
Collège de France de 2006-2007, Proust, la mémoire et la littérature, textes réunis par Jean-Baptiste
Amadieu, Paris, Odile Jacob, 2009. Pour une bibliographique récapitulative des études consacrées
aux « sources » littéraires de Proust, voir Luc Fraisse, La Petite musique du style. Proust et ses sources
littéraires, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 658-677.
10. Pour un échantillon représentatif de ces discours, voir Proust et les moyens de la connaissance,
textes réunis par Annick Bouillaguet, Presses universitaires de Strasbourg, 2008.
11. Voir Anne Herschberg Pierrot, Le Style en mouvement, Paris, Belin, 2005.
12. Voir notamment Louis Hay, « “Le texte n’existe pas”. Réflexions sur la génétique », Poétique,
n° 62, 1985 ; Daniel Ferrer, « Le matériel et le virtuel : du paradigme indiciaire à la logique des
mondes possibles », dans Pourquoi la critique génétique ? Méthodes et théories, dir. M. Contat et D.
Ferrer,   Paris,   CNRS   Éditions,   1998,   p. 11-30 ;   « Mondes   possibles,   mondes   fictionnels,   mondes
construits et processus de genèse », Genesis, n° 30, « Théorie : état des lieux », 2010, p. 109-130 ;
Anne Herschberg Pierrot, op. cit.
13. Voir Nathalie Mauriac Dyer, Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue », Paris, Champion,
2005, et son édition de Sodome et Gomorrhe III, Paris, Hachette, coll. « Le Livre de Poche classique »,
1993. Au sujet de la réorganisation permanente des épisodes, voir dans la présentation de l’inédit
infra l’exemple de la musique sur les épreuves de Du côté de chez Swann.
14.  Au   sujet   de   la   fonction   génétique   des   correspondances,   voir   Genèse et correspondances,
dir. F. Leriche et A. Pagès, Paris, Édition des Archives contemporaines, 2012.
15. Voir à ce sujet D. Ferrer, « Quelques remarques sur le couple intertextualité-genèse », dans La
Création en acte. Devenir de la critique génétique, dir. Paul Gifford et Marion Schmid, Amsterdam/
New York, Rodopi, 2007, p. 205-216.
16. Tel était le titre, hautement significatif, du colloque organisé par Nathalie Mauriac Dyer et
Kazuyoshi Yoshikawa à l’École normale supérieure et la Bibliothèque nationale de France les 1er
et 2 mars 2012 : « Proust, l’œuvre des manuscrits », consacré aux brouillons de la Recherche.
17. Ainsi, dans le cadre du projet OPTIMA de l’ITEM piloté par Pierre-Marc de Biasi (2007-2009),
des informaticiens ont travaillé à créer, à partir du modèle de l’HyperNietzsche conçu par Paolo
D’Iorio, un logiciel de transcription en XML qui permettrait de découper la page de transcription
en zones identiques aux zones du fac-similé, afin d’y placer le texte de la transcription, avec la
possibilité de raturer, etc. Mais ce prototype n’a pu prendre en compte toutes les fonctionnalités
dont   les   généticiens   avaient   besoin.   Un   deuxième   volet   du   projet   est   prévu,   pour   tenter   de
remédier à ces insuffisances.

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18.  Marcel   Proust,   Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France,   Turnhout,   Brepols/BnF,


dir. Nathalie Mauriac Dyer et alii. Ont paru à ce jour les Cahier 54 (2008), Cahier 71 (2009), Cahier 26
(2010), et Cahier 53 (2012).
19. N. Mauriac Dyer, « D’Hypo-Proust en Hyper-Proust ? Les “brouillons” imprimés de l’édition
électronique »,   dans  F. Leriche  et  C. Meynard  (dir.),   De l’hypertexte au manuscrit. L’apport et les
limites du numérique pour l’édition et la valorisation de manuscrits littéraires modernes, Recherches et
Travaux, n° 72, 2008, p. 168-169. Cet HyperProust génétique serait alors une des « briques » d’un
futur HyperProust, intégrant toutes les composantes de l’œuvre proustienne.
20.  Par   exemple,   le   dossier   « Sainte-Beuve »   du   registre   « Proust 45 »   de   la   BnF   (NAF 16636)
pourrait faire l’objet d’un HyperSainte-Beuve qui en éditerait les différents fragments dans leur
état d’inachèvement et leur ordre aléatoire (tandis que tous les Contre Sainte-Beuve publiés ont
cherché à leur donner une apparence de continuité discursive), et pourrait conduire, par des
hyperliens, à tous les passages du critique auxquels Proust se réfère ou fait allusion dans ses
carnets et ses brouillons.
21. Quelques projets ont été entrepris dans certaines équipes de recherche universitaires vers
2005, pour des manuscrits moins complexes, ou lorsque les éditeurs ont choisi une transcription
simplifiant la mise en page de l’original. Voir à ce sujet Françoise Leriche et Cécile Meynard (dir.),
op. cit.
22. Projet d’édition électronique en ligne défini en partenariat entre l’équipe Proust de l’ITEM-
CNRS   (Françoise   Leriche,   Nathalie   Mauriac   Dyer   et   Pyra   Wise)   et   le   Kolb   Proust   Archive   for
Research de l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign (Caroline Szylowicz).
23. Certaines lettres présentent cependant des caractéristiques difficiles à reproduire en XML,
comme les cas où Proust a écrit la fin de la lettre, ou un post-scriptum, perpendiculairement aux
lignes principales, ou bien insère des dessins et des croquis dans le texte.
24. Index général de la correspondance de Marcel Proust, d’après l’édition de Philp Kolb, K. Yoshikawa et
alii, Kyoto, Presses de l’université de Kyoto, 1998.
25.  Pierre-Yves   Beaurepaire   et   Dominique   Taurisson   ont   montré   comment   certains   logiciels
permettent d’indexer le contenu informatif en termes de relations de microsocialité. Utile aux
historiens qui étudient les réseaux relationnels et permettant une cartographie des échanges, ce
type d’annotation pourrait s’avérer utile pour la sociologie de la littérature, par exemple en
indexant   les   échanges   de   Proust   avec   les   écrivains   qui   lui   envoyaient   leurs   livres,   ce   qui
permettrait non pas le repérage de toutes ses lectures, mais au moins une cartographie de son
« milieu   littéraire »   réel   (dir. P.-Y. Beaurepaire   et   D. Taurisson,   Les Ego-documents à l’heure
électronique : nouvelles approches des espaces et des réseaux relationnels, Montpellier, SerPub, 2003).
26. Philip Kolb a souvent utilisé la méthode codicologique pour dater des fragments littéraires
aussi bien que des lettres (voir par exemple « Somnolence : un inédit de Proust », BMP, n° 15, 1965,
p. 253-261). Suivant cette méthode, Pyra Wise a répertorié dans les cahiers de la Recherche toutes
les paperoles présentant le filigrane « papier des deux mondes », papier utilisé par l’écrivain
principalement entre 1915 et 1917 (voir l’annexe de son article « Les paperoles : du papier à
lettres dans les cahiers de Proust », Proust aux brouillons, op. cit., p. 41-42).
27. À ce sujet, voir aussi N. Mauriac Dyer, supra, n. 19.

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RÉSUMÉS
Comment   lira-t-on   Proust   au   XXIe siècle ?   Les   éditions   imprimées   des   années   1980-1990,   en
intégrant l’intertexte, l’intratexte, et partiellement l’avant-texte dans l’apparat critique d’À la
recherche du temps perdu, témoignent d’une évolution de l’intérêt du public vers les processus
d’écriture et invitent à une lecture dynamique et « enrichie ». Cette conception « réticulaire » de
l’œuvre et du texte en devenir est contemporaine d’une nouvelle épistémê, celle du rhizome, de la
navigation. On rêve d’un HyperProust savant qui permettrait d’interconnecter tous les corpus,
mais en attendant qu’il soit techniquement possible d’éditer numériquement les brouillons, tout
désigne la correspondance pour être la première brique d’une telle entreprise. En effet toute
édition imprimée de ce corpus en expansion modelé par la réapparition des lettres est vouée à
une   obsolescence   rapide,   et   la   nature   interdiscursive   du   texte   épistolaire,   en   prise   sur   son
époque, en fait le premier réseau intertextuel de l’œuvre.

How are we to read Proust in the 21st century? In the 80s-90s, printed editions of À la recherche
have started to include intertextual and intratextual elements and draft transcriptions in their
apparatus,   reflecting   and   boosting   public   interest   for   the   making   of   a   work.   Understanding
literary works as cultural hypertexts and works in progress is contemporary to the Internet age
of networking and browsing. The ultimate step should be an HyperProust that would link all the
writings of Marcel Proust with their textual environment. A digital edition of the drafts not being
technically achievable yet, the simpler correspondence manuscripts are fit to be the first brick of
this   project.   Moreover   printed   editions   of   Proust’s   letters   quickly   become   obsolete   as
unpublished material appears, and a correspondence, being a series of individualized exchanges
discussing cultural or society issues, is by essence a network, an hypertext, and the basis for
eventual writing.

¿Cómo se leerá a Proust en el siglo  XXI? Las ediciones impresas en los años 1980-1990, al integrar
el intertexto, el intratexto y, parcialmente, el pre-texto en el aparato crítico de En busca del tiempo
perdido,   han   dado   testimonio   de   una   evolución   del   interés   del   público   por   los   procesos   de
escritura e invitan a una lectura dinámica y “enriquecida”. Esta concepción “reticular” de la obra
y   del   texto   en   construcción   es   contemporánea   de   una   nueva   episteme :   la   del   rizoma,   de   la
navegación. Podemos soñar con un HyperProust erudito que permita interconectar todos los
corpus pero, en la espera de que sea técnicamente posible editar digitalmente los borradores, es
evidente   que   la   correspondencia   ha   de   constituir   el   primer   ladrillo   de   esta   construcción.   En
efecto, toda edición impresa de ese corpus en expansión, modelado por la reaparición de cartas,
está condenado a una obsolescencia rápida, y la naturaleza interdiscursiva del texto epistolar,
articulado con su época, constituyen la primera red inter- textual de la obra.

Wie soll Proust im 21. Jahrhundert gelesen werden? Die gedruckten Versionen von 1980-1990, die
im kritischen Apparat von Auf der Suche nach der verlorenen Zeit den Intertext, den Intratext und
insbesondere den Avant-Text integrieren, zeugen von einem wachsenden öffentlichen Interesse
am   Schreibprozess   und   laden   zu   einer   dynamischen   und   „erweiterten“   Lektüre   ein.   Diese 
„netzförmige“   Konzeption   des   literarischen   Werks   und   der   Textentstehung   entspricht   dem
Internetzeitalter des Networkings und Browsings. Das höchste Ziel wäre ein HyperProust, der
dessen gesamte Korpora miteinander verbinden würde. Bis es jedoch technisch möglich ist, die
Entwürfe numerisch zu edieren, dienen die einfacheren Korrespondenzhandschriften als erster
Baustein   für   ein   solches   Unternehmen.   Aufgrund   stets   neu   auftauchender   Briefe   würde   eine
gedruckte Edition dieses Korpus nämlich rasch veralten, und der interdiskursive Charakter der
Korrespondenz im Kontext ihrer Epoche stellt das erste intertextuelle Netz des Werkes dar.

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Come va letto Proust nel  XXI secolo? Le edizioni della Recherche du temps perdu date alle stampe


negli   anni   Ottanta   e   Novanta   hanno   accolto   nell’apparato   critico   gli   elementi   intertestuali,
intratestuali, e, parzialmente, il percorso pre-testuale (l’avant-texte), confermando una crescita
dell’interesse dei lettori a seguire il processo di scrittura ; sollecitando un approccio al testo
dinamico   e   “affinato”.   Questa   concezione   “reticolare”   dell’opera,   vista   nel   suo   progressivo
divenire, è parallelo ad una nuova épistémê, quella di internet e della navigazione in rete. L’ideale
sarebbe   un   HyperProust   che   permetta   d’interconnettere   tutti   i   testi   proustiani   con   i   loro
rispettivi apparati, ma in attesa che sia tecnicamente possibile pubblicare in versione digitale gli
abbozzi manoscritti, senza dubbio la corrispondenza potrà essere un possibile primo passo nel
compimento di tale impresa. In effetti, le edizioni a stampa di questo materiale, che si espande
per il continuo recupero di lettere di Proust, è votato a una rapida obsolescenza ; e la natura
interdiscorsiva   del   testo   epistolare,   legato   al   suo   tempo,   è   per   essenza   una   rete,   un   primo
ipertesto rizomatico dell’opera.

Como   será   lido   Proust   no   século   XXI?   As   edições   impressas   dos   anos   1980-1990,   integrando
intertexto, intratexto e parte do ante-texto no aparato crítico de À la recherche du temps perdu,
reflectem a evolução no interesse do público para os processos de escrita e convidam a uma
leitura dinâmica e “mais rica”. A concepção “em rede” do texto e do texto como processo é
contemporânea   de   uma   nova   épistémê,   dominada   por   imagens   como   rizoma   ou   navegação.
Começa a sonhar-se com um HyperProust erudito, que permitiria interligar todos os corpora,
mas   até   ao   momento   em   que   for   tecnicamente   possível   editar   digitalmente   os   rascunhos,   o
epistolário presta-se a ser o primeiro tijolo de tal edifício. De facto, qualquer edição impressa do
expansivo corpus epistolar, condicionado pela redescoberta de cartas, estaria condenada a rápida
obsolescência e a natureza interdiscursiva do texto epistolar, engatado na sua época, faz dele a
primeira rede intertextual da obra.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, À la recherche du temps perdu, XXe siècle

AUTEUR
FRANÇOISE LERICHE
Françoise Leriche, ancienne assistante de Philip Kolb à l’Université d’Urbana-Champaign
(Illinois), enseigne actuellement à l’Université de Grenoble. Spécialiste de la correspondance de
Proust, de la genèse de l’œuvre, et des problématiques de l’édition numérique, elle a récemment
publié une réédition anthologique de la Correspondance (Lettres 1879-1922, Plon, 2004), collaboré à
l’édition du Cahier 26 (BnF-Brepols, 2010), et coordonné avec Alain Pagès le volume Genèse et
correspondances (EAC, 2012). Elle codirige la collection « La Fabrique de l’œuvre » aux ELLUG.
francoise.leriche[arobase]wanadoo.fr

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Études

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De l’importance de Mme Sazerat
dans la délivrance des « grandes
lois » : les corrections sur les
placards Bodmer
Isabelle Serça

1 On connaît la visée de Proust, qui est de délivrer des lois générales dans un ouvrage
qu’il qualifie de « dogmatique », comme il l’écrit à Rivière en février 1914, quelques
mois après la sortie de Swann : « Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est
un ouvrage dogmatique et une construction1 ! » Rien ne l’ulcérait tant en effet dans les
critiques dont Swann fut l’objet lors de sa sortie que les qualificatifs de « précieux » ou
« raffiné »   appliqués   à   son   œuvre,   comme   en   témoignent   les   remarques   du   Temps
retrouvé2 – si l’on m’autorise ce passage de l’homme à l’œuvre. De fait, les critiques
reconnaissent volontiers une profondeur et une justesse inédites dans l’analyse, mais
elles   sont   quasi   unanimes   pour   dénoncer   un   manque   de   composition.   L’impression
première   est   celle   d’une   « forêt   touffue »,   pour   reprendre   l’expression   d’André
Chaumeix dans un article au demeurant élogieux3. C’est la même image qui revient sous
la plume d’Henri Ghéon dans La NRF, où il critique l’absence de perspective de cette
« œuvre de loisir » :
La moindre image de rencontre, le moindre souffle printanier, comme le moindre
passant de la rue, ont pris dans sa mémoire une place aussi grande et non moins
privilégiée que les plus rares aventures, que les plus déchirantes passions, que les
êtres les plus attachés à sa vie. Loin de lui le dessein de choisir et de « préférer »
dans tout cela ! Toutes choses sont égales4.
2 Parmi les passages que cite le critique à l’appui de ses dires, figure la longue description
des vitraux de l’église de Combray5. La flèche acérée que décoche Ghéon vient alors
clouer au sol la pauvre Mme Sazerat agenouillée dans le reflet du roi de jeu de cartes :
Voilà le feu d’artifice d’images et de notations que suscitera un vitrail et M. Proust
ne nous fera pas même grâce de Mme Sazerat avec son paquet de gâteaux ; il suffit
qu’il se souvienne de l’avoir vue à l’église une fois ! Qu’est donc Mme Sazerat ! Un

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comparse, dont à peine il reparlera. Mais M. Proust croirait mentir s’il nous celait sa
présence fortuite.
3 « Proust   n’a   refusé   rien »,   n’étant   pas   guidé   par   « le   dessein   de   choisir »,   affirme
Ghéon ; or la silhouette de Mme Sazerat se découpant sur le reflet du vitrail n’apparaît
pas au fil de la plume profuse d’un auteur qui ne saurait pas choisir. La mise en scène du
personnage   est   en   effet   l’objet   d’un   ajout   sur   la   dactylographie,   qui   présentait   une
phrase plus courte, sans la longue parenthèse :
Ces vitraux qui ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil ne se montrait
pas, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beau dans l’église ; l’un
rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de
cartes, qui vivait là-haut entre ciel et terre ; un autre où une montagne de neige
rose […] (NAF 16733, fo 151 ; voir fig. 1).
 
Fig. 1

« Combray », « Deuxième Dactylographie », fo 151, détail (BnF, NAF 16733)


BnF

4 C’est donc délibérément que Proust place l’élément particulier qu’est ce personnage
emblématique du village de Combray dans la description de l’église : prenant à contre-
pied l’affirmation de Ghéon, on montrera ici, à partir des corrections apportées sur les
épreuves,   que   Proust   suit   un   dessein   précis,   celui   de   nouer   par   des   liens   serrés   le
général   au   particulier,   d’où   le   choix   d’ajouter   Mme Sazerat   lors   de   la   relecture.
Formuler « les grandes lois » est certes le but que doit s’assigner l’écrivain selon Proust,
mais, comme le veut la leçon du Temps retrouvé6, l’artiste ne peut dégager la loi générale
qu’en plongeant au cœur du particulier. Le texte fait ainsi la navette entre « grandes
lois » et « riens puérils » – tissage auquel n’est pas étrangère la genèse de l’œuvre. Les
corrections sur épreuves – tout particulièrement celles que Proust a apportées sur les
premières épreuves de Swann (dites « placards Bodmer ») au printemps 1913 – sont à
cet égard très significatives, car elles systématisent cette tendance, en donnant un tour
particulier aux passages généralisants.

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5 Cette dernière étape des corrections sur épreuves constitue un corpus génétique de
premier   intérêt.   Les   placards   Bodmer,   où   les   corrections   manuscrites   montent   à
l’assaut des pavés imprimés, sont en effet spectaculaires ; l’imprimeur sera d’ailleurs
obligé   de   recomposer   entièrement   ces   premières   épreuves,   sur   lesquelles   Proust
procédera encore à des modifications7. D’un point de vue thématique, ces corrections
sont le lieu de reconfigurations qui engagent la composition même de l’œuvre, comme
l’a montré par exemple Jo Yoshida8. D’un point de vue stylistique, elles sont, avec les
dactylographies, un moment charnière, à l’articulation du manuscrit et de l’imprimé.
J’ai étudié ailleurs comment des corrections minuscules comme celles qui ont trait à la
ponctuation dessinent alors la phrase9 ; je m’intéresserai ici aux corrections qui visent à
resserrer   ce   lien   entre   général   et   particulier.   L’on   observe   alors   un   « Proust   aux
brouillons10 » attentif à ne délivrer aucune vérité générale en tant que telle, toujours
soucieux au contraire de l’entrelacer d’un lien intime au particulier, en l’occurrence un
détail de l’univers de Combray.
 
Resserrer la focalisation sur Combray
6 Ce resserrement autour de l’univers combraysien se manifeste ainsi çà et là par des
corrections de détail, comme la modification ci-dessous par laquelle « un jardinier »
devient « le jardinier que méprisait ma grand-mère » : l’article défini en lieu et place de
l’article   indéfini   donne   une   détermination   spécifique   au   référent,   identifié   par   la
relative   déterminative   qui   le   suit.   On   a   alors   ce   que   les   linguistes   appellent   une
« description définie », qui isole un objet particulier dans un contexte, alors que le
déterminant indéfini, dans son emploi générique, référait à une classe :
[…] impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre
jardin, produit sans prestige de la <correcte> fantaisie d’un jardinier <du jardinier
que   méprisait   ma   grand-mère>   […]   (Premières   épreuves   corrigées,   Fondation
Martin Bodmer, plac. 14, col. 5 ; « Combray », I, p. 85).
7 Vétilles que de telles corrections : cependant, prises dans leur ensemble, elles dessinent
ce souci de resserrer la focale sur Combray, et plus précisément, dans cette « chronique
quotidienne »   que   relate   le   narrateur11,   sur   l’unité   itérative   du   dimanche.   Ainsi   de
l’évocation des après-midi consacrées à la lecture, fondée sur un imparfait dont Gérard
Genette a montré comment il mêlait singulatif et itératif12 ; le terme « dimanche » est
ajouté sur les placards :
Beaux après-midi <du dimanche> sous le cèdre <marronnier> du jardin de Combray
[…] (plac. 15, col. 1 ; « Combray », I, p. 87).
8 Ainsi du petit morceau de madeleine, offert au narrateur par la tante Léonie « tous les
matins », qui ne l’est plus que « le dimanche matin » sur les placards. La version finale,
qui ritualise autour du dimanche ce qui était au départ un événement quotidien voit
alors apparaître la parenthèse qui justifie que ce soit ce jour-là et non un autre que le
narrateur aille rendre visite à sa tante :
Ce   goût   c’était celui   du   petit   morceau   de   madeleine   que   tous   les   matins  <le
dimanche matin> à Combray <(parce que ce jour-là je ne sortais pas de bonne heure
avant l’heure de la messe)>, quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma
tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou <de thé ou>
de tilleul (plac. 9, col. 2 ; I, p. 46).
9 Combray est   l’aune   à   partir   de   laquelle   se   mesure   l’expérience   du   monde   chez   le
narrateur : le côté de Méséglise et le côté de Guermantes constituent en effet « [l]es

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gisements profonds de [son] sol mental13 ». Rien ne lui vaut Combray, puisque aussi
bien « il y a quelque chose d’individuel dans les lieux 14 ». Rien ne vaut les comparaisons
empruntées à l’univers de Combray – c’est-à-dire à la diégèse –, comme le souligne le
commentaire métatextuel en italique dans le passage ci-dessous, qui fait partie d’un
ajout   sur   les   placards.   Ce   commentaire   a   pour   fonction   de   justifier,   après   la
présentation circonstanciée d’un premier comparant fort éloigné du point de départ
que constitue le comparé – Swann en Aristée –, un second, plus adéquat car il a « plus
de   chance   de   venir   à   l’esprit »   du   personnage,   où   Swann   devient   Ali   Baba 15.   Les
rapprochements sont tous deux tirés d’une œuvre littéraire : le premier des Géorgiques,
le second des Mille et Une Nuits ; même si l’on connaît l’importance de cette référence
dans la Recherche, la seconde n’est pas combraysienne pour autant – à ceci près que la
décoration   des   assiettes   à   petits-fours   constitue   le   chaînon   textuel   qui   la   rattache
solidement à la diégèse :
Mais si l’on avait dit à ma grand-tante que ce Swann qui, […] ; qu’en sortant de chez
nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il rebroussait chemin à
peine la rue tournée et se rendait dans tel « salon » insoupçonné et prestigieux
comme   l’éblouissante   caverne   où   on   voyait   entrer   Ali   Baba   sur   les   assiettes   à
dessert de Combray, quand il était sûr qu’on ne le voyait pas <« salon que jamais
l’œil   d’aucun   agent   ou   associé   d’agent   ne   contempla>,   cela   eût   paru   aussi
extraordinaire  à  ma  tante  que  pourrait <aurait  pu>  l’être  pour  une  dame  plus
lettrée la pensée d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris,
en se rappelant les Georgiques, qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein
des   royaumes   de   Thétis,   dans   un   empire   soustrait   aux   yeux   des   mortels   et   où
Virgile nous le montre reçu à bras ouverts, <ou pour s’en tenir à une image qui avait
plus de chance de lui venir à l’esprit car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits
fours   de   Combray,   d’avoir   eu   à   dîner   Ali-Baba,   lequel   quand   il   se   saura   seul,
pénétrera   dans   la   caverne   éblouissante   et   insoupçonnée  éblouissante   de   trésors
insoupçonnés> (plac. 3, col. 8 ; I, p. 18 ; je souligne ; fig. 2) 16.
 

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Fig. 2

Du côté de chez Swann, placard corrigé n° 3, colonne 8


Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)

10 La figure d’Ali Baba était évoquée un peu plus haut dans la phrase comme comparant
d’un de ces salons prestigieux où se rend Swann ; précédée du commentaire, l’analogie
s’intègre encore davantage dans la diégèse, puisqu’elle devient une comparaison que
pourrait faire le personnage lui-même et non plus seulement le narrateur.
11 L’exemple emblématique de cette focalisation sur l’univers combraysien pourrait être
la citation suivante, qui voit surgir sur les placards les sœurs de la grand-mère dans un
passage où elles n’ont apparemment rien à faire :
Exposés sur ce silence imperceptible, qui n’en absorbait rien, les bruits les plus
éloignés,   ceux   qui   devaient   venir   de   jardins   situés   à   l’autre   bout   de   la   ville,   se
percevaient détaillés avec tant de netteté, avec un tel « fini » qu’ils semblaient ne
devoir   cet   « effet   de   lointain »   qu’à   leur   pianissimo,   comme   ces   motifs   qu’un
instrumentiste placé dans un orchestre au milieu des autres exécute en sourdine, et
que le public croit entendre bien loin de la salle de concert quoique l’auteur se soit
naturellement arrangé pour que cette distance, illusoire, n’empêche pas une seule
des notes, tout le contour mélodique, de parvenir aux oreilles avec la plus intacte
précision.  <en   sourdine   si   bien   exécutés   par   l’orchestre   du   Conservatoire   que
quoiqu’on n’en perde pas une note on croit les entendre cependant bien loin de la
salle du concert et que les abonnés comme les sœurs de ma grand-mère quand
Swann leur avait donné ses places tous les vieux abonnés, <comme> les sœurs de ma
grand-mère quand Swann leur avait donné ses places – tendaient avec ravissement
tous les vieux abonnés rav, les sœurs de ma gd-mère quand Swann leur avait donné
ses places ten tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès lointains
d’une armée en marche qui n’aurait pas encore tourné la rue de Trévise.> (plac. 6,
col. 8 ; I, p. 32 ; fig. 3).
 

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Fig. 3

Du côté de chez Swann, placard corrigé n° 6, colonne 4


Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)

12 Le lecteur ne laisse pas de se demander ce que viennent faire les personnages dans
cette parenthèse lato sensu qui a tout d’une digression, véritablement « hors sujet 17 ». Or
ce resserrement autour de l’univers de Combray va de pair avec un ancrage « réaliste »,
fruit du mouvement de retouche sur les placards. L’allusion aux sœurs de la grand-
mère n’est pas présente dans la dactylographie, où il est fait référence à un orchestre et
non à l’orchestre précis du Conservatoire :
[…] ne devoir cet « effet de lointain » qu’à leur pianissimo, comme ces motifs qu’un
instrumentiste placé dans un orchestre au milieu des autres exécute si pianissimo
<en sourdine et> que le public croit les entendre bien loin de la salle de concert, à
une grande distance, et quoique l’auteur se soit naturellement arrangé pour que
cette distance factice, illusoire, n’empêche pas une seule des notes, tout le contour
mélodique   de   parvenir   aux   oreilles   avec   la   plus   intacte   précision   (« Deuxième
dactylographie », NAF 16733, fo 66 ro).
13 Comme plus haut, le remplacement de l’article indéfini « un » par l’article défini « le »
substitue à la valeur générique une valeur spécifique, le référent étant ici identifié par
une expansion présentant un nom propre : l’image est ainsi lestée d’un poids réaliste 18.
C’est alors que Proust place parmi « les vieux abonnés » de l’orchestre du Conservatoire
« les   sœurs   de   la   grand-mère »   du   narrateur,   dont   la   présence,   qui   convoque   par
ricochet celle de Swann, ancre ainsi davantage le texte dans l’univers combraysien. On
notera à cet égard le curieux imparfait de la seconde consécutive coordonnée par « et »
(« et que tous les vieux abonnés […] tendaient l’oreille […] ») alors que la première est
au présent de vérité générale qui va de pair avec un « on » comme il est habituel (« […]
si bien exécutés que […] on croit les entendre […] »). Cet imparfait (et le plus-que-
parfait de la comparaison hypothétique) retrouve le temps passé du début de la phrase

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qui   présentait   le   comparé   et   réinscrit   l’image   dans   le   cadre   énonciatif   habituel   de


« Combray ».   Comme   dans   la   citation   sur   Swann   en   Ali   Baba,   Proust   placera   cette
digression incongrue entre tirets lors de la correction des deuxièmes épreuves (elle
deviendra dès lors une parenthèse stricto sensu), de même qu’il ajoutera cet « aussi »
insistant, qui « raccroche » plus solidement ces personnages combraysiens à la foule
des « vieux abonnés19 ».
14 Ces corrections participent ainsi d’un resserrement autour de Combray : Combray est
en effet le noyau qui contient virtuellement toutes les expansions, de même que « tout
Combray   et   ses   environs   […],   est   sorti,   ville   et   jardins,   de   [la]   tasse   de   thé »   du
narrateur20.
15 Ce mouvement du général vers le particulier prend cependant un tour plus marqué
dans   les   passages   où   Proust   développe   les   « grandes   lois »,   qu’il   s’agisse
d’homosexualité, de sadisme ou de littérature – bref, lorsque le texte ressortit plus à
l’essai qu’au roman. Les études génétiques ont montré comment le roman de Proust est
né de l’essai sur Sainte-Beuve auquel il travaillait21 ; il hésitait alors entre deux formes,
comme il le dit à Georges de Lauris en décembre 1908 : un essai de facture classique –
« l’essai de Taine en moins bien » – ou un récit : « le récit d’une matinée [où] Maman
viendrait près de mon lit et [où] je lui raconterais un article que je veux faire sur
Sainte-Beuve22 ». De fait, la frontière entre les deux genres littéraires de l’essai et du
roman est brouillée dans la Recherche23 : c’est ce maillage très serré de l’argumentatif et
du narratif que les corrections sur les placards resserrent encore, Proust n’ayant de
cesse de raccrocher au récit (à la diégèse) les morceaux qu’il juge à ce moment-là – en
se relisant – trop généraux ou théoriques.
 
Inscrire la loi générale au cœur du particulier
16 Parfois, Proust supprime purement et simplement le fragment lorsque celui-ci s’éloigne
par trop du récit. Ainsi la scène du drame du coucher était-elle sur les placards suivie
d’un très long développement, dont nous ne donnons que la fin, qui transposait cette
scène de l’amour filial dans le domaine du sentiment amoureux 24 ; le couple Je-Maman
du drame du coucher relaté au passé faisait alors place au couple Nous-Elle présenté au
présent :
À nous alors de savoir considérer avec curiosité et posséder avec délices cette petite
parcelle de bonheur […] ; à nous de supposer qu’elle n’est que le fragment d’un
bonheur durable et réel […] ; et, pour que le lendemain n’inflige pas un démenti à
cette feinte, à nous de ne pas chercher à obtenir une faveur de plus après celle que
nous n’avons due qu’à l’artifice d’une minute d’exception. Enfermons-nous plutôt
dans la solitude ; tâchons d’y rester longtemps […] (plac. 8, col. 4-5 ; le passage est
entièrement biffé).
17 Dans cette version, Proust allait même jusqu’à donner des conseils au lecteur par le
biais d’injonctions portées par un infinitif, voire des impératifs. Quand bien même il
s’agirait d’un ouvrage « dogmatique », le ton l’est par trop ici pour qu’il le conserve tel
quel : s’il a pour objectif de dégager des lois générales, Proust ne se veut pas pour
autant prêcheur, et de telles exhortations, voire de telles parénèses, n’ont pas leur
place dans son œuvre ; il remplace alors cette longue homélie par les quelques lignes de
la version imprimée qui ne quittent pas l’ancrage du récit.

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18 Un tel rapprochement entre amour filial et sentiment amoureux a d’ailleurs déjà été
développé quelques pages plus haut, au sein même du drame du coucher, lorsque le
narrateur-enfant veut revoir sa mère25. Le texte rapproche alors cette situation de celle
d’un couple dont l’un veut retrouver l’autre par un intermédiaire, ami ou domestique ;
d’un côté le récit premier relaté par un Je au passé simple, de l’autre un commentaire
généralisant, assumé par un Nous au présent générique. Cependant des liens subtils et
des transitions insensibles viennent entrecroiser les fils du récit et de cette « fiction
théorique », pour reprendre le terme évocateur de Jacques Dubois26, si bien que chaque
plan occupe alternativement le devant de la scène.
19 Proust   va   encore   resserrer   les   liens   entre   les   deux   plans   lors   de   la   relecture   des
placards   en   ajoutant   deux   « comparaisons »   au   sens   large   –   plus   exactement   deux
comparatives – qui rapprochent la situation particulière du commentaire général et
inversement. La première comparaison est un ajout sur la marge de gauche placé entre
deux tirets, qui met en regard le Nous et le Je, le présent de vérité générale et le passé
du récit par le biais de l’expression temporelle « en ce moment » :
Que   nous   l’aimons,   <–   comme   en   ce   moment   j’aimais   Françoise   –>   le   parent
<l’intermédiaire> bien intentionné […] (plac. 6, col. 2 ; I, p. 30).
20 La   seconde   comparaison   fait   partie   d’un   long   passage   ajouté   en   lieu   et   place   des
quelques   lignes   biffées   ci-dessous.   Les   paroles   de   la   mère   rapportées   au   narrateur-
enfant par Françoise assurent le passage d’un plan à l’autre, dans la mesure où elles
sont elles-mêmes rattachées par le narrateur à la « fiction théorique » : « que depuis j’ai
si souvent entendus […] » :
Maman   ne   vint   pas   et   […]   elle   me   fit   dire   que   je   devrais   être   endormi   depuis
longtemps, qu’elle était très fâchée. Françoise se retira […]. Je me couchai m<M>ais
au bout de quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman […] (plac. 6,
col. 6-7).
Ma mère ne vint pas, et […] me fit dire par Françoise ces mots : « Il n’y a pas de
réponse »   que   depuis   j’ai   si   souvent   entendu   des   concierges   de   « palaces »   […]
rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a rien dit […]. » Et –
de même qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du bec supplémentaire
que le concierge veut allumer pour elle, et reste là, n’entendant plus que les rares
propos   sur   le   temps   qu’il   fait   échangés   entre   le   concierge   et   un   chasseur   qu’il
envoie tout d’un coup en s’apercevant de l’heure, faire rafraîchir dans la glace la
boisson d’un client – ayant décliné l’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de
rester auprès de moi, je la laissai retourner à l’office, je me couchai et je fermai les
yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le café au
jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman
[…]27 (I, p. 31-32).
21 La trame du récit second croise ainsi la chaîne du récit premier pour former le tissu du
texte dans un va-et-vient constant entre les deux plans, le général et le particulier.
22 Parfois les corrections sont plus systématiques, comme dans le long développement sur
le sadisme, qui fait suite à l’épisode de Montjouvain relaté pages 157-163 dans l’édition
de   la   « Bibliothèque   de   la   Pléiade ».   La   scène   proprement   dite   va   jusqu’à   « je   n’en
entendis pas davantage » (p. 161) et présente ensuite l’analyse psychologique ; sur les
placards, cette analyse se fonde au début sur le personnage – Mlle Vington, qui n’est
pas encore Mlle Vinteuil – auquel elle revient à la fin. Vers le milieu du développement
cependant,   Proust   se   laisse   en   quelque   sorte   emporter   par   sa   visée   généralisante,
oubliant   en   chemin   Mlle Vington   pour   s’attacher   à   décrire   « le »   sadique ;   c’est   ce

Genesis, 36 | 2013
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passage trop théorique qu’il corrige lorsqu’il se relit sur les épreuves, procédant à des
retouches systématiques visant à recentrer l’analyse sur le personnage de la diégèse :
Mais, au-delà de l’apparence, dans le cœur du sadique <de Mlle Vington>, le mal, au
début   du   moins,   est   bien   loin   d’être  <ne   fut   sans   doute   pas>   sans   mélange.   Le
sadique  <Une   sadique   comme   était  Mlle Vington>   est   l’artiste   du   mal,   un   être
entièrement mauvais ne pourrait pas être sadique <ce qu’une créature entièrement
mauvaise ne pourrait être> car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui semblerait
tout naturel, ne se distinguerait même pas de lui <d’elle> ; et la vertu, la mémoire
des morts, la tendresse filiale, comme il <elle> n’en aurait pas le culte, il <elle> ne
trouverait   pas   un   plaisir   sacrilège   à   les   profaner.   Les   sadiques   <comme
Mlle Vington> sont des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux
que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des
méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est
dans la peau des méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice,
de façon à avoir eu un moment l’illusion de s’être évadé de leur âme scrupuleuse et
tendre,   dans   le   monde   inhumain   du   plaisir.   Et   on   comprend   combien   ils   le
désireraient <Et je comprenais combien elle l’eût désiré> en voyant combien il leur
est <lui était> impossible d’y réussir. […] Ce n’est pas le mal qui donne <lui donnait>
l’idée du plaisir aux sadiques, qui leur est <lui semblait> agréable ; c’est le plaisir qui
leur semble <lui semblait> malin. Et comme chaque fois qu’ils <elle> s’y  adonnent
<adonnait>   il   s’accompagne  <s’accompagnait>   pour   eux   <elle>   de   ces   pensées
mauvaises qui le reste du temps sont absents de leur âme vertueuse, ils finissaient
<étaient   absentes   de   son   âme   vertueuse,   elle   finissait>   par   trouver au   plaisir
quelque   chose   de   diabolique,   par   l’identifier   au   Mal.   Peut-être   Mlle Vington   […]
(plac. 26, col. 1-2 ; I, p. 162 ; fig. 4).
 
Fig. 4

Du côté de chez Swann, placard corrigé n° 26, Colonnes 1-4


Fondation Martin Bodmer, Cologny Genève)

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23 Proust remplace systématiquement le déterminant défini singulier ou pluriel (« le » ou
« les » sadique[s])28 par le nom propre ou le pronom anaphorique qui lui est associé
(« elle ») : « dans le cœur du sadique » devient ainsi « dans le cœur de Mlle Vington ».
Disparaît alors la valeur générique du déterminant défini qui renvoie à une classe –
autrement dit à un type, celui du sadique –, pour désigner un individu concret par le
biais du nom propre. L’on passe ainsi d’une valeur générique maximale à une valeur
spécifique maximale, puisque le nom propre est le seul de tous les mots à désigner
directement   un   être   particulier   et   non   une   classe   d’êtres29…   c’est-à-dire   très
exactement ce que fait Proust avec cette correction, passant d’une définition générale à
une description singulière. Il lui suffit parfois d’ajouter simplement le nom propre par
le   biais   d’un   « comme »   et   de   remplacer   le   déterminant   défini   par   l’indéfini   pour
infléchir ce caractère général, sans changer ensuite le reste de la phrase : « Le sadique
est  l’artiste  du  mal  […] » devient ainsi « Une sadique  comme  était   Mlle Vington est
l’artiste du mal […] ».
24 De même, le présent gnomique – qui affecte la plupart du temps le verbe « être », verbe
d’état par excellence –, est remplacé par un temps du passé, l’imparfait la plupart du
temps puisqu’il s’agit de décrire une propriété, ou bien le passé simple lorsqu’il s’agit
d’une évolution : « […] dans le cœur du sadique, le mal, au début du moins, est bien loin
d’être   sans   mélange »   devient   « dans   le   cœur   de   Mlle Vington,   le   mal,   au   début   du
moins, ne fut sans doute pas sans mélange ». Le passé simple, temps de base du système
du « récit » au sens de Benveniste, ancre ainsi la description dans le cadre narratif.
25 Le   On du   commentaire   général   est   alors   remplacé   par   un   Je,   sujet   du   verbe
« comprendre »   conjugué   à   l’imparfait,   qui   mène   explicitement   le   développement
réflexif : « Et on comprend combien ils le désireraient en voyant combien il leur est
impossible d’y réussir » devient : « Et je comprenais combien elle l’eût désiré en voyant
combien il lui était impossible d’y réussir » – le subjonctif plus-que-parfait marquant
l’irréel dans un contexte au passé, alors que le conditionnel dans la version précédente
marquait l’irréel du présent, comme le montre la suite de la phrase.
26 Cette irruption du Je se retrouve çà et là dans les corrections sur les placards, où la
première personne est associée à des verbes d’appréhension intellectuelle qui mettent
en scène la quête du narrateur de la Recherche, laquelle ne trouvera son terme que dans
le   dernier   tome. C’est   ce   Je que   nous   connaissons   bien,   au   moyen   duquel   le
commentaire est présenté comme se formant dans le temps même de la séquence 30 ou
bien a posteriori, bénéficiant du savoir du narrateur – l’instance narrative – dont est
privé le narrateur-personnage31, comme dans la citation suivante :
Et <je me rends compte maintenant que> ces Vertus et ces Vices de Padoue lui
ressemblaient encore  d’une autre manière. De  même que […] (plac. 13, col. 8 ; I,
p. 80).
27 Par   une   modification   très   simple,   le   narrateur   ajoute   son   grain   de   sel   au
rapprochement que pose Swann entre la fille de cuisine et la Charité de Giotto : le Je,
qui actualise la description, présente ici un « présent de l’écriture », accompagné de
l’adverbe   déictique   « maintenant ».   Ce   simple   ajout   modifie   ainsi   en   profondeur   la
structure de la phrase, puisqu’il constitue la proposition principale de ce qui suit : la
phrase simple devient alors une complétive, rattachée au raisonnement du narrateur et
apparaît comme le fruit de sa réflexion.
28 Ces retouches ne réduisent pas la visée générale : elles ne font que l’ancrer dans le cas
particulier de façon à ce que le développement s’inscrive pleinement dans la chronique

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de Combray. Ainsi la période binaire qui résume l’analyse sur le sadisme en milieu de
paragraphe garde-t-elle sa tournure de maxime, avec un parallélisme syntaxique qui
met en relief le chiasme ainsi opéré : « Ce n’est pas le mal qui donne l’idée du plaisir
aux sadiques, qui leur est agréable ; c’est le plaisir qui leur semble malin » devient « Ce
n’est pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable ; c’est le plaisir
qui lui semblait malin ». Ainsi retouchée, la sentence est prise dans le tissu narratif du
récit et le développement sur « le » sadique est entièrement retaillé sur Mlle Vington.
29 L’analyse   psychologique   n’est   pas   seule   à   faire   l’objet   de   telles   retouches,   puisque
Proust s’intéresse   aussi   bien   aux   « grandes   lois »   du   kaléidoscope   social   ou de   la
création artistique. La critique littéraire, on s’en souvient, est le point de départ du
Contre Sainte-Beuve qui devait  s’achever  par  une « conversation avec Maman » où le
narrateur racontait l’article qu’il projetait d’écrire sur Sainte-Beuve. C’est précisément
« Maman » qui dans « Combray » est au cœur du passage sur la lecture que Proust
retouche   sur   les   placards.   La   version   non   corrigée   –   celle   de   la   dactylographie   –
pourrait figurer telle quelle dans un ouvrage de critique littéraire : se fondant sur un
présent   de   vérité   générale   et   usant   du   vocabulaire   de   la   linguistique   (« phrase »,
« accent », « mot », « épithète », « temps des verbes », « imparfait », « passé défini »,
« syllabe », « rythme », « prose »), le développement met en scène un « on », puis, pour
finir, « le lecteur » soi-même auquel Proust délivre la marche à suivre dans la formule
sans appel qui clôt le paragraphe. Ce « traité sur la lecture » est alors amendé sur les
placards pour faire entendre à l’imparfait la voix de la mère lisant George Sand :
Aux phrases les plus simples est immanent, ou plutôt préexistant un accent cordial,
qui   les   fait   attaquer   dans   le   ton   qu’il   faut,   mais   que   les   mots   n’indiquent   pas ;
chemin faisant, c’est lui qui choisit les épithètes et, si on ne le fait pas sentir sous
elles, on ne comprend plus la raison de leur choix, elles semblent communes : il
amortit en passant <Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu’il faut, l’accent
cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui,
elle amortissait au passage> toute crudité dans les temps des verbes, de façon à
donner <donnait> à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté,
la mélancolie qu’il y a dans la tendresse. Puis il dirige <, dirigeait> la phrase qui finit
<finissait> vers celle qui va <allait> commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant
la   marche   des   syllabes   pour   les   faire   entrer,   quoique   leurs   quantités   soient
<fussent>   différentes,   dans   un   rythme   uniforme   <insufflant 32  à   cette   prose   si
commune une sorte de vie continue et sentimentale>. C’est cet accent, ce souffle
continu qui fait vivre cette prose et que le lecteur doit trouver en soi pour pouvoir
le lui donner (plac. 8, col. 3-4 ; I, p. 42 ; fig. 5).
 

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Fig. 5

Du côté de chez Swann, placard corrigé n° 8, Colonnes 3 et 4


Fondation Martin Bodmer, Cologny Genève)

30 Le morceau, qui occupe plus de six lignes sur le placard, est barré et remplacé par une
longue   bulle   manuscrite   dans   la   marge   de   gauche,   qui   est   insérée   au   long,   Proust
supprimant le retour à la ligne pour intégrer encore davantage le morceau corrigé.
Comme dans le passage précédent sur le sadisme, cet exposé théorique fait suite à un
épisode du récit dans lequel Proust n’a rien modifié. Il ne corrige que ce qui lui semble
par trop abstrait à la relecture. Le passage présentait en effet une série de verbes au
présent gnomique, dont le sujet est un « accent cordial ». Proust modifie le temps des
verbes   pour   les   conjuguer   à   l’imparfait,   renouant   avec   l’énonciation   des   phrases
précédentes et surtout, il rapporte ces verbes à la mère – ou à la voix de la mère – qui
devient le sujet syntaxique : l’« accent cordial », déterminé par l’article défini, devient
alors   l’objet   des   verbes   dont   elle   est   le   sujet.   La   phrase   d’ouverture,   on   l’a   vu,   est
adaptée et modifiée ; quant à la phrase de clôture, elle est purement et simplement
supprimée :   le   ton   y   était   en   effet   celui   d’un   traité   mettant   en   scène   la   figure   du
« lecteur », avec les modalisateurs « devoir » et « pouvoir ». Proust fait disparaître ce
ton   quelque   peu   sentencieux   en   substituant   à   ce   sujet   « immanent »   –   l’« accent
cordial » qui « préexiste » aux mots –, un actant incarné en la personne de la mère, dont
la   voix   devient   le   principe   actif   de   cette   lecture   intelligente   et   sensible.   Dans   la
dactylographie, « le lecteur […] doit trouver en soi » cet « accent » pour « pouvoir [le]
donner » à la prose ; dans la version finale, c’est la voix de la mère qui le fait entendre.
On avait un traité du rythme dans la dactylographie ; c’est la mère qui le met en œuvre
en lisant à haute voix François le Champi dans la version finale. La correction actualise
ainsi (au sens narratologique et au sens linguistique) le traité didactique et, par suite,
l’épisode est inséré dans l’univers de Combray. Tout le passage est alors homogène,

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débutant à la page précédente par « Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris
François le Champi […] » et se terminant sur l’évocation de la voix maternelle.
31 Cette voix des origines est celle par laquelle, au seuil de la Recherche, le narrateur fait
son entrée en littérature. L’écriture passe en effet par la figure privilégiée de la mère :
en témoigne la « conversation avec Maman » des projets du Contre Sainte-Beuve, que
Proust   pensa   tout   d’abord   à   reporter   à   la   fin   de   l’œuvre   en   devenir 33,   avant   d’en
abandonner l’idée. À l’essai de critique littéraire de facture classique, il préférait une
mise en scène singulière, portée par un Je aux prises avec un Tu. Le Tu disparaîtra dans
le roman : ne restera que le Je, qui fait entendre tout uniment plusieurs voix.
32 C’est ce Je polyphonique qui fait la navette entre le narratif et l’argumentatif dans un
mouvement continu de va-et-vient. Le Je est en effet le point de passage, l’un de ces
sentiers mal gardés qui permettent de passer clandestinement la frontière entre les
deux genres littéraires de l’essai et du roman34.

33 Bien plus tard, l’année même de sa mort, Proust reviendra sur ce qu’il vécut comme un
douloureux quiproquo entre lui et la critique :
J’ai eu le malheur de commencer un livre par le mot « je » et, aussitôt, on a cru
qu’au lieu de chercher à découvrir des lois générales, je « m’analysais » au sens
individuel et étroit du mot35.
34 Le  narrateur,  est-il dit  dans  Le Temps retrouvé, essaie  de « décrire  la courbe » et  de
« dégager la loi » des « gestes » ou des « paroles » des personnages, de leur « vie » et de
leur « nature »36. La Recherche glisse ainsi dans un va-et-vient constant entre général et
particulier, comme dans la double parenthèse que Proust a ajoutée sur les placards
dans la description des vitraux de l’église37. La première, on l’a vu, a pour fonction
d’actualiser la description en posant un personnage combraysien dans le reflet d’un des
vitraux ; elle resserre progressivement le champ, pour le fixer tout à la fin sur le point
que forme Mme Sazerat, tandis que la seconde parenthèse, enchâssée dans la première,
aura élargi la vision à l’église tout entière en redéployant la description pour la porter à
un niveau général. Le texte fait varier la distance focale, zoom avant pour présenter un
détail en gros plan, zoom arrière pour offrir un plan d’ensemble, le point de passage
étant   fondé   sur   le   déterminant   discontinu   « un   de   ces…   qui… »,   qui   met   en   œuvre
l’exophore   mémorielle   par   laquelle   se   « réalise   le   passage   idéal   du   particulier   au
général38 ». Il fallait que Mme Sazerat vînt s’agenouiller dans le « reflet oblique et bleu
du vitrail » et que le roi de jeu de cartes se projetât sur le paquet de petits-fours pour
que la Recherche pût déployer les « lois générales » à l’œuvre dans l’« individuel » – dans
le   sens   large   que   Proust   veut   sans   doute   donner   à   ce   terme :   ce   qui   est   propre   à
l’individu dans la personne.

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NOTES
1. Corr., t. XIII, p. 43.
2. « Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails » (TR, IV, p. 618).
3. Le Journal des Débats, 25 janvier 1914.
4. La NRF, 1er janvier 1914. Proust sera profondément blessé et écrira d’ailleurs aussitôt à Ghéon,
le 2 janvier, pour répondre « à quelques paroles par trop injustes » (Corr., t. XIII, p. 22).
5. « Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que
fît-il   gris dehors,   on   était   sûr   qu’il   ferait   beau   dans   l’église ;   l’un   était   rempli   dans   toute   sa
grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais
architectural, entre ciel et terre (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de
semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office – à l’un de ces rares moments où l’église aérée,
vacante,   plus   humaine,   luxueuse,   avec   du   soleil   sur   son   riche   mobilier,   avait   l’air   presque
habitable comme le hall, de pierre sculptée et de verre peint, d’un hôtel de style Moyen Âge – on
voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé
de petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait rapporter pour
le déjeuner) ; dans un autre une montagne de neige rose […] » (« Combray », I, p. 58-59).
6. TR, IV, p. 479.
7. Les premières épreuves corrigées de  Swann, constituées des placards composés par Grasset,
sont restées longtemps inaccessibles jusqu’à leur acquisition en 2000 par la Fondation Martin
Bodmer sise à Cologny (Genève), d’où leur désignation : « Placards Bodmer » ; on s’intéressera le
cas échéant aux deux états du texte qui encadrent ces Placards Bodmer, les deuxièmes épreuves
corrigées, ainsi que le jeu dactylographique qui a servi pour l’impression, qui sont conservés au
département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, sous la cote NAF 16755 pour
les épreuves et NAF 16733 pour la dactylographie.
8.  Voir   « Ce   que   nous   apprennent   les   épreuves   de   Du côté de chez Swann dans   la   collection
Bodmer », BIP, n° 35, 2005, p. 31-45.
9. Voir Esthétique de la ponctuation, Paris, Gallimard, 2012.
10. Pour reprendre le titre de l’ouvrage édité en 2011 par N. Mauriac Dyer et K. Yoshikawa aux
éditions Brepols.
11. En regard de la « chronique quotidienne mais immémoriale de Combray » que la tante Léonie
lit du matin au soir en regardant la rue depuis son lit (I, p. 51).
12. « Discours du récit », Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 145 sq.
13. I, p. 182.
14.  Ibid.   Le   passage   pose   une   analogie   entre   l’attachement   au   paysage   de   Combray   et
l’attachement à la mère.
15. J’utilise, ici et plus loin, les termes de « comparant », « comparé » et « comparaison »  lato
sensu,   puisqu’il   s’agit   stricto sensu d’une   analogie,   fondée   sur   une   structure   comparative   en
« aussi… que » : « […] aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus
lettrée la pensée […]. »
16.  Le   tiret   double   qui   isole   dans   la   version   finale   le   commentaire   justifiant   le   second
rapprochement sera ajouté sur les deuxièmes épreuves corrigées (NAF 16755, fos 12 ro-vo).
17.  Pour   reprendre  le   titre   de   l’ouvrage   de   Pierre   Bayard,   qui   ne   manque  pas   de  relever   ce
passage (Le Hors-sujet. Proust et la digression, Paris, Minuit, 1996, note 7 de la page 21).
18.  Le   Conservatoire   national   de   musique   était   situé   jusqu’en   1911   à   l’angle   de   la   rue   du
Conservatoire, parallèle à la rue de Trévise mentionnée dans le texte.

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19. Deuxièmes épreuves corrigées, NAF 16755, fo 21 vo. Voir I, p. 32-33 : « tous les vieux abonnés
– les sœurs de ma grand-mère aussi quand Swann leur avait donné ses places – tendaient l’oreille
[…] ».
20. I, p. 47.
21. Voir l’article de Françoise Leriche qui fait le point sur la question : « Hésitations énonciatives
et génériques dans la genèse du roman proustien », BIP, n° 42, 2012, p. 69-84.
22. Corr., t. VIII, p. 171, décembre 1908. Voir aussi la lettre à Mme de Noailles, ibid., p. 170.
23. Voir la mise au point que constituent les articles regroupés sous le titre « Essai et fiction dans
la Recherche : le partage des genres ? », dans la troisième partie du BIP, n° 42 mentionné supra,
présentée   et   éditée   par   Maya   Lavault.   (Contributions   de   F. Leriche,   F. Goujon,   F. Godeau,
J. Dubois, V. Ferré et M. Lavault.)
24. Il s’agit du paragraphe qui clôt le drame du coucher, épisode séparé dans l’édition de la
« Pléiade » par un saut de deux lignes de l’expérience de la madeleine qui termine le premier
chapitre   de   « Combray » :   « Mes   remords   étaient   calmés   […]   encore   de   moi »   (I,   p. 42-43) ;   le
passage (plus d’une trentaine de lignes, quasi une colonne entière) qui est biffé sur le placard, est
placé après « Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là ».
25. I, p. 29-32. Pour une analyse détaillée de ce passage, voir I. Serça, « Une parenthèse dans le
drame   du   coucher »,   Les Coutures apparentes de la Recherche :   Proust et la ponctuation,   Paris,
Champion, coll. « Recherches proustiennes », 2010, p. 163 sq.
26.  Voir   « Petits   éléments   de   fiction   théorique »,   BIP,   n° 42,   op. cit.,   p. 109-112,   où   J. Dubois
montre,   à   partir de   « certaines   digressions   caractéristiques »,   qu’entre   discours   narratif   et
discours essayiste, « c’est à qui prendra le pas sur l’autre ».
27. Les modifications sont trop importantes pour être rapportées ici dans leur entier, puisque les
quatre colonnes qui précèdent – où apparaît le thème de la « pauvre fille » – sont biffées, de
même que le passage qui les remplaçait dans un premier temps (col. 3-6). Comme plus haut, les
tirets qui isolent la comparative (« Et – de même que […] ») seront ajoutés sur les deuxièmes
épreuves (NAF 16755, fo 20 vo).
28. La valeur générique du déterminant défini est plus faible avec le pluriel, car la classe est alors
construite comme une totalité d’individus appréhendée collectivement.
29. L’extension du nom propre est réduite à un seul élément : les noms propres sont placés à part
dans les dictionnaires, puisqu’un article consacré à un nom propre ne propose pas une définition,
mais la description du référent.
30.  Voir   la   citation   précédente   (« Et   je   comprenais   combien… »).   Gérard   Genette   a   montré
comment les descriptions et/ou les commentaires proustiens sont en quelque sorte narrativisés
(« Discours du récit », op. cit., p. 133-138).
31.  Rappelons   que   le   Je polyphonique   de   la   Recherche recouvre   à   la   fois,   pour   faire   vite,   le
personnage et l’instance narrative (ou plutôt les instances narratives).
32. Proust remplacera le participe présent « insufflant » par la forme conjuguée à l’imparfait
« elle insufflait » sur les deuxièmes épreuves (NAF 16755, fo 27 vo).
33. Voir la lettre qu’il adresse au directeur du Mercure de France pendant l’été 1909 : « Je termine
un   livre   qui,   malgré   son   titre   provisoire :   Contre Sainte-Beuve. Souvenirs d’une matinée est   un
véritable roman […]. Le nom de Sainte-Beuve ne vient pas par hasard. Le livre finit bien par une
longue conversation sur Sainte-Beuve et l’esthétique » (Corr., t. IX, p. 78, juillet-août 1909).
34. Voir, pour le point de vue stylistique, mon étude « Roman/Essai : le cas Proust », dans L’Essai :
métamorphoses d’un genre, dir. Pierre Glaudes, Toulouse, PUM, coll. « Cribles », 2002, p. 83-106.
35. « Réponses à une enquête des “Annales” » [26 février 1922], EA, p. 640.
36. TR, IV, p. 564.
37. Voir note 5.
38.  Éric   Bordas,   « Un   stylème   dix-neuviémiste :   le   déterminant   discontinu   un de ces… qui… », 
L’Information grammaticale, n° 90, 2001, p. 34. Plus exactement, cette cataphore démonstrative se

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rapproche fort de l’exophore mémorielle, bien qu’elle n’en présente pas la forme canonique. Voir
du même auteur « Proust et l’exophore mémorielle », BIP, n° 35, 2005, p. 131-147.

RÉSUMÉS
L’analyse des corrections sur les premières épreuves de Swann (placards conservés à la Fondation
Bodmer) montre comment Proust met en œuvre le but qu’il s’est fixé, à savoir formuler « les
grandes lois » en plongeant au cœur du particulier. Qu’il s’agisse du sadisme ou de la littérature,
il « raccroche » au récit les morceaux qu’il juge à ce moment-là – en se relisant – trop généraux.
Le présent gnomique est remplacé par un temps du passé, et le type visé par le déterminant défini
fait place à un personnage de la diégèse, comme dans le passage sur Montjouvain. Les corrections
de Proust resserrent ainsi le maillage entre essai et récit qui caractérise son roman – tissage
auquel n’est pas étrangère la genèse de l’œuvre, du Contre Sainte-Beuve à la Recherche.

The corrections on the first Swann’s galleys (the Bodmer Foundation) show how Proust deals with
his project: to bring out “the great laws” from the particular. Whatever the subject – sadism or
literature –, he corrects the passages which seem to him too abstract when he is rereading his
text. The gnomic present is replaced with the past tense, and the type aimed at by the definite
determiner   is   replaced   by   a   character   of   the   story,   as   in   the   Montjouvain   episode.   These
corrections strengthen the connection between essay and narration which characterizes Proust’s
novel   –   as   the   genesis   of   the   opus,   from   Contre Sainte-Beuve to   À la recherche du temps perdu,
reminds us.

El análisis de las correcciones en las primeras pruebas de Swann (Galeradas conservadas en la
Fundación Bodmer) revela de qué manera Proust llevaba a la práctica la finalidad que se había
fijado, es decir, formular “las grandes leyes”, sumergiéndose en el corazón de lo particular. Ya se
trate del sadismo o de la literatura, el escritor “adhiere” al relato los fragmentos que en ese
momento   –releyéndose–   considera   como   demasiado   generales.   El   presente   gnómico   es
reemplazado   por   un   tiempo   del   pasado   y   el   tipo   designado   por   el   determinante   definido   es
sustituido por  un personaje  de  la diégesis, como ocurre en  el pasaje  sobre  Montjouvain. Las
correcciones de Proust aprietan de este modo el entramado entre ensayo y relato que caracteriza
su novela – entramado al que no es ajena la génesis de la obra, desde Contra Sainte-Beuve hasta En
busca del tiempo perdido.

Die Untersuchung der Korrekturen der (von der Fondation Bodmer aufbewahrten) ersten Fahnen
von Swann stellt dar, wie Proust sein Ziel, „die großen Gesetze“ minuziös in Worte zu fassen, in
die Tat umsetzt. Sei es Sadismus oder Literatur – er hat alle Passagen, die ihm beim nochmaligen
Lesen   in   jenem   Moment   zu   vage   erschienen,   mit   der   Erzählung   verbunden.   Das   gnomische
Präsens wurde durch eine Vergangenheitsform ersetzt und der vom definitiven Determinanten
angestrebte Typ weicht einem Charakter der Diegese, gleich wie in der Episode über Montjouvain.
Prousts   Korrekturen   verstärken   so   den   für   seinen   Roman   charakteristischen   Zusammenhang
zwischen Essay und Erzählung, der sich in der Genese des gesamten Werks, von Gegen Sainte-
Beuve zu Auf der Suche nach der verlorenen Zeit abzeichnet.

L’esame delle correzioni apportate sulle prime bozze di Swann (conservate presso la Fondazione
Bodmer) mostra come Proust abbia raggiunto l’obiettivo che pure si era fissato: formulare “le

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grandi leggi” immergendosi nel particolare. Qualsivoglia fosse il progetto, sadismo o letteratura,
egli corregge – nella fase di rilettura – i passaggi che ai suoi occhi avevano il sapore di astratte
formulazioni. Il presente gnomico viene allora sostituito dal passato, e il tipo finalizzato a un
assunto   definito   fa   posto   ad   un   personaggio   del   racconto,   come   avviene   nel   passaggio   di
Montjouvain. Le correzioni di Proust rafforzano in tal modo l’intreccio di saggio e narrazione,
che poi caratterizza il suo romanzo : una tessitura cui non è estranea la stessa genesi dell’opera,
da Contre Sainte-Beuve a la Recherche.

A   análise   das   correcções   nas   primeiras   provas   de   Swann (pastas   conservadas   na   Fundação
Bodmer) mostra como Proust faz por alcançar os seus objetivos, arrancando “leis maiores” do
âmago do particular. Quer se trate de sadismo ou de literatura, Proust marca os segmentos de
narrativa   que   considera,   nesse   momento   de   releitura,   como   demasiado   gerais.   O   presente
gnômico   é   substituído   por   um   tempo   verbal   do   pretérito   e   tipos   visados   por   determinantes
definidos   dão   lugar   a   personagens   diegéticas,   como   na   passagem   sobre   Montjouvain.   As
correcções de Proust reforçam assim a malha entre ensaio e história que caracteriza o romance –
tessitura a que não é estranha a génese do trabalho, desde Contre Sainte-Beuve até à Recherche.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, XXe siècle

AUTEUR
ISABELLE SERÇA
Isabelle Serça est professeur de stylistique française à l’université de Toulouse-le-Mirail. Elle
travaille sur l’écriture du temps et de la mémoire dans la prose moderne et contemporaine, avec
comme biais privilégié la ponctuation et comme corpus privilégié l’œuvre de Proust – la version
publiée comme les manuscrits. Elle a rédigé les entrées autour du langage dans le Dictionnaire
Marcel Proust paru aux éditions Champion (2004) et a publié en 2010 chez le même éditeur Les
Coutures apparentes de la Recherche, Proust et la ponctuation dans la collection « Recherches
proustiennes ». Son dernier livre, Esthétique de la ponctuation, est paru chez Gallimard dans la
collection « Blanche » en 2012.
isabelle.serca[arobase]free.fr

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Bidou, Bergotte, la Berma et les
Ballets russes
Une enquête génétique

Nathalie Mauriac Dyer

1 L’écriture   de   Proust   est,   profondément,   oblique   et   allusive.   Non   qu’elle   recherche


forcément la connivence avec certain lecteur complice – le terme d’allusion n’est donc
qu’à   demi   satisfaisant   –,   mais   parce   qu’un   des   modes   de   son   élaboration   est   la
métabolisation   des   références   culturelles :   défaites   et   métamorphosées,   elles   sont
restituées   sous   une   forme   parfois   méconnaissable,   moins   cryptées   (et   donc   qu’il
suffirait de décoder) que cryptiques, c’est-à-dire opacifiées. Pour le lecteur, c’est parfois
un   léger   trouble,   une   étrangeté   lexicale   ou   sémantique   locale   –   une
« agrammaticalité », dirait Michael Riffaterre – qui permet de soupçonner l’absorption
d’un élément étranger par le texte. Le processus est d’autant plus déroutant peut-être
qu’il n’exclut pas, simultanément, la tenue à partir des mêmes références d’un discours
romanesque explicite. Le fait vaudrait pour toute manifestation artistique ou culturelle
dont Proust fut le témoin, mais qui s’intéresse, par exemple, à l’empreinte laissée par
les   Ballets   russes   dans   le   texte   de   la   Recherche ne   saurait   se   limiter   à   en   dresser
l’inventaire à partir des seuls index des volumes publiés, ou même de celui des cahiers
de brouillon1.
2 Comment et où, dans ces conditions déroutantes, conduire l’enquête génétique ? En
effet plus le texte qu’on peut dire « source » (texte-prétexte ou texte-tremplin) est peu
diffusé et donc peu accessible, autrement dit : plus il s’éloigne du corpus des grandes
œuvres canoniques que Proust a amplement incorporées, récrites et transmuées, mais
qui nous sont encore familières (comme celles de Balzac, Flaubert ou Baudelaire) –,
moindres sont nos chances de le découvrir. Ainsi, ce n’est que relativement récemment
qu’a été mise à jour l’importance génétique d’ouvrages de critique d’art appartenant à
des   collections   de   vulgarisation   (publiées   au   début   du   siècle   et   jamais   rééditées),
ouvrages que Proust consommait de manière systématique et où il a largement pioché 2.
Parmi   les   publications   moins   diffusées   ou   littéralement   éphémères,   le   corpus   des
revues (politiques, historiques, littéraires et artistiques) et surtout celui (plus massif
encore) de la presse quotidienne restent de véritables défis, en même temps que des

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mines3, pour la recherche génétique. Dans le cas des Ballets russes, c’est évidemment ce
dossier   qu’il   faudrait   dépouiller   en   priorité,   et   systématiquement,   pour   les   années
1909-1914. Or le chercheur qui se livre à ce travail ne doit pas privilégier les passages
explicitement dévolus au commentaire des « Russes » (puisque, je l’ai dit, les références
se dispersent tout en s’opacifiant), et, tout en gardant en mémoire vive l’ensemble du
texte romanesque, se rendre attentif à des phénomènes de surimpressions partielles,
troubles en quelque sorte. Pour créer les conditions d’une sérendipité maximale, la
mémoire   du   texte   devrait,   idéalement,   se   doubler   de   celle   des   avant-textes.   Fort
heureusement,   leur   connaissance   de   plus   en   plus   intégrale   et   systématique   –   telle
qu’elle   se   développe   actuellement   grâce   à   l’édition   des   cahiers   de   brouillon   –   nous
épargne à elle seule, parfois, quelques détours.
3 Mais il ne suffit pas, bien entendu, de lire les cahiers, car il serait illusoire de penser
que le processus de métabolisation s’y donne à voir dans quelque transparence native
(l’allusion, l’image cryptique se manifestent d’emblée telles quelles, ne faisant ensuite
que   se   préciser,   se   renforcer   ou   s’atténuer,   secréter   un   réseau,   parfois   se
recontextualiser). Pourtant il peut arriver que Proust mentionne l’ouvrage, la revue,
l’article ou, dans le cas qui nous occupe, l’auteur et le sujet, qui a été (ou sera) associé
par   divers   phénomènes   d’hybridation   textuelle   partielle   au   processus   rédactionnel.
L’occurrence   que   je   prendrai   ici   sera   donc   le   point   de   départ   d’un   trajet   dans   les
brouillons. Trajet au cours duquel on s’efforcera de repérer et mesurer dans toute leur
épaisseur temporelle les phénomènes de métamorphose et d’appropriation d’un texte
« étranger ».   On   verra   d’ailleurs   que   la   temporalité   de   l’indice   ne   coïncide   pas
forcément   avec   celle   du   processus   (mais   la   présentation   suivra   ici   l’ordre   de   la
recherche, et non celui de la genèse). On constatera qu’au cours du travail rédactionnel
Proust fait subir au texte étranger ou externe le sort que subissent souvent ses propres
fragments   ou   unités   rédactionnelles,   à   savoir   l’éclatement   et   la   dissémination.   La
diversité   des   contextes   d’inscription   de   la   référence   ainsi   reconfigurée   conduira   à
s’interroger in fine sur la ou les intentionnalités qui pourraient la sous-tendre : de quels
discours   obliques   pourraient   relever,   dans   notre   exemple,   le   travestissement   et   la
transposition des références ?
4 Je partirai d’un extrait de La Prisonnière4, tome publié à titre posthume (1923) et qui n’a
été qu’irrégulièrement revu par Proust : la rédaction du passage retenu remonte à la fin
de 1915 ou au début de 1916, dans le Cahier dit de « mise au net » XI. Le contexte est
celui   de   la   soirée   Verdurin,   dominée   par   deux   « exécutions »,   celle,   musicale,   du
septuor posthume de Vinteuil, décisive dans l’initiation esthétique du protagoniste, et
celle, mondaine, de M. de Charlus, brutalement chassé du salon 5. Le baron ayant en
effet imprudemment humilié les ambitions aristocratiques de la Patronne, elle se venge
en montant contre lui son amant et protégé, le violoniste Morel :
« Laissez-moi je vous défends de m’approcher, cria Morel au baron. Vous ne devez
pas être à votre coup d’essai, je ne suis pas le 1er  que vous essayez de pervertir ! »
Ma seule consolation du était que j’allais voir Morel et les Verdurin pulvérisés par
M. de Charlus. […] Or il se produisit cette chose extraordinaire […] dans ce salon
qu’il dédaignait, ce grand seigneur (à qui n’était pas plus inhérente essentiellement
inhérente   la   supériorité   sur   les   roturiers   qu’elle   ne   le   fut   à   tel   de   ses   ancêtres
angoissés devant le tribunal révolutionnaire,) ne sut […] que balbutier : « Qu’est-ce
que   cela   veut   dire,   qu’est-ce   qu’il   y   a. »   On   ne   l’entendait   même   pas.   <Et   la
pantomime éternelle de la terreur panique a si peu changé qu’aujourd’hui  encore
[que] ce vieux Monsieur à qui il arrivait dans un une aventure désagréable dans un
salon parisien répétait à son insu les quelques attitudes schématiques où  la plus 

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archaïque sculpture grecque dans lesquelles la sculpture grecque des premiers âges
stylisait   une  fuite  de  l’épouvante   des   nymphes poursuivies   par   le   Dieu   Pan.>
(Cahier XI, fo 30 et papiers collés, fo 31 et marge ; voir P, III, p. 820-821).
5 La chute, en fin de paragraphe, est suivie d’une longue digression anticipatrice rédigée
sur une paperole, à la fin de laquelle Proust reprend l’image frappante : « Tandis que
M. de Charlus, assommé <sur le coup> par les paroles de <que venait de prononcer>
Santois [Morel] et l’attitude de la Patronne faisait les prenait la pose épouvantée de la
nymphe en proie à la terreur pani[que] […] » (Cahier XI, paperole au folio 31 ; voir P, III,
p. 823). Frappé par le burlesque de la métamorphose en nymphe du vieil inverti 6, en un
de   ces   retournements   carnavalesques   qu’aime   ménager   l’écriture   proustienne,   le
lecteur   ne   s’arrête   pas   aux   « quelques   attitudes   schématiques   dans   lesquelles   la
sculpture grecque des premiers âges stylisait l’épouvante des nymphes poursuivies par
le Dieu Pan ». C’est pourtant une pseudo-référence7 puisque, contrairement à ce que
prétend le narrateur, Pan pourchasseur de nymphes n’est pas un thème de la sculpture
grecque   archaïque,   mais   un   motif   littéraire   tardif,   popularisé   à   Rome   par   les
Métamorphoses d’Ovide8. Sauf à buter sur la légère « agrammaticalité », le lecteur passe
sans s’attarder ; la poursuite de la nymphe Syrinx par Pan étant au moins un topos de la
peinture occidentale, la référence semble plausible.
 
Fig. 1

Cahier 73, fos 60 vo-61 ro (BnF, NAF 18323)


BnF

6 C’est donc dans les marges d’une autre recherche (en prélude à l’établissement du fac-
similé critique du Cahier 73 pour l’édition des Cahiers 1 à 75 de la BnF) qu’est apparue la
note   de   régie   qui   fait   rebondir   la   lecture   en   rouvrant   la   perspective   génétique.   Ce
cahier fait en effet partie de ceux auxquels manquent un certain nombre de feuillets
(ou fragments de feuillets), qu’un Proust de plus en plus pressé a pendant la Guerre, à
l’étape de la « mise au net », arrachés, découpés ou déchirés puis collés pour s’épargner
quelques   recopiages.   Afin   de   fournir   au   lecteur   une   version   aussi   intelligible   que
possible et de rendre compte du dynamisme de la genèse, l’éditeur doit retrouver ces

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fragments,   les  identifier   de   manière   certaine   et   les  restituer   à  leur   place   originelle
avant de procéder à leur transcription9.
7 Le Cahier 73, ainsi dépecé au profit des Cahiers IX, X et XI, est le seul brouillon connu
de la soirée Verdurin. Il prend fin précisément sur l’exclusion de Charlus ; la scène
commence à la dernière page recto du cahier (fo 61 ro) et se poursuit sur le verso en vis-
à-vis.   Or   ce   folio 60 vo  est   lacunaire   (fig. 1).   Il   n’a   pas   été   difficile   de   retrouver   le
fragment manquant dans le Cahier XI, au folio 26 ro, où il correspond à la face envers du
fragment collé « en plein » sur la page. Les restaurateurs de la Bibliothèque nationale
l’ayant en partie dégagé (fig. 2), il ne restait plus qu’à reconstituer numériquement le
feuillet (fig. 3), à le déchiffrer et à le transcrire. On y trouve le premier jet de notre
passage :
 
Fig. 2

Cahier XI, envers du papier collé au folio 26 ro (BnF, NAF 16718)


BnF

Et en  somme il [M. de Charlus]  s’était  borné  à avait simplement joué devant nous


cette pantomime éternelle et sommaire de la terreur panique qui a si peu changé,
qu’aujourd’hui encore un vieux monsieur à qui il arrive dans un salon parisien la 
quelque mésaventure qu’il ne comprend pas ou qu’il comprend trop, répète à son
insu les quelques attitudes schématiques que où la plus antique sculpture grecque
(mettre  un  mot plus  précis  d’après  le  feuilleton  de  Bidou  sur  l’Après midi  d’un
faune) prête a stylisé une fuite de nymphes surprises par le Dieu Pan (Cahier 73,
fo 60-60b vo).
8 « (mettre   un   mot   plus   précis   d’après   le   feuilleton   de   Bidou   sur   l’Après   midi   d’un
faune) » : la parenthèse de régie condense l’information que le lecteur du roman n’est
pas censé connaître, à savoir que l’image agrammaticale procède – au moins en partie
et   selon   des   modalités   qui   restent   à   définir   –   d’un   article   du   critique   Henry   Bidou
(1873-1943).   Il   s’agit   du   feuilleton   « L’Après-midi d’un faune et   l’esthétique   de
M. Nijinski10 »,   consacré   au   « tableau   chorégraphique »   créé   dans   le   cadre   de   la

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quatrième saison des Ballets russes au théâtre du Châtelet au printemps de 1912, avec
la musique composée par Debussy sur le poème de Mallarmé du même nom 11, dans un
décor et des costumes de Léon Bakst.
 
Fig. 3

Cahier 73, reconstitution du folio 60-60b vo et fo 61 ro (BnF, NAF 18323)


BnF

9 La parenthèse de régie du Cahier 73 annonce celle du Cahier 74, relative aux chroniques
militaires   du   même   auteur :   « (voir   les   admirables   articles   d’Henri   [sic]   Bidou) »
(fo 126 vo). Ces articles du Journal des Débats ont en effet nourri en 1917 l’exposé de
stratégie de Saint-Loup intégré ensuite au Côté de Guermantes I 12, Proust imputant plus
loin au personnage sa propre admiration pour le journaliste 13. Cette contribution à la
genèse de la Recherche est bien connue, mais on sait moins que, avant la Guerre, de 1911
à   1913,   Bidou   avait   tenu   au   même   Journal des Débats la   chronique   dramatique
hebdomadaire14 et surtout que Proust la suivait.
10 Cet article, extrêmement élogieux, mérite de retenir l’attention (et d’être relu : à ma
connaissance   du   moins,   aucune   bibliographie   de   la   réception   du   Faune ne   le
mentionne). Le « tableau chorégraphique » de Nijinsky avait été donné entre le 29 mai
et le 10 juin 191215 : que Bidou ait attendu le matin de la « dernière » pour le publier
n’est certainement pas un hasard. Il ne s’agit pas là, semble-t-il laisser entendre, de
l’article d’un proche, d’un membre du « premier cercle », comme ceux de Jean Cocteau
et   de   Jacques-Émile   Blanche,   respectivement   parus   la   veille   et   le   matin   de   la
« première16 » ; il ne s’agit pas non plus d’un article hostile, scandalisé et pudibond
comme celui publié par Gaston Calmette au lendemain de cette première (30 mai 17), ni
d’une riposte « à chaud » comme celle de Diaghilev ou de Rodin (31 mai 18) – d’ailleurs
les censeurs l’ont emporté, imposant dès la deuxième représentation une modification
du geste final, puisqu’il « convenait de ne pas oublier que “le spectateur français veut
être   respecté”19  ».   Bidou   a   pris   son   temps :   sa   critique   sera   dépassionnée   et
« objective », mais aussi ambitieuse, puisqu’il s’agit de réfléchir à l’« esthétique » de
Nijinsky.

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11 Dans   la   première   partie,   la   description   précise   (et   aujourd’hui   précieuse)   de   la


chorégraphie – déplacements relatifs des danseurs, rapports, dans les postures, entre
frontalité   et   profils   –   suggère   que   le   journaliste   a   suivi   attentivement   plusieurs
représentations :
Le faune […] était sur son rocher, accroupi de profil, divisant d’une main raide une
grappe   de   raisin,   quand   les   nymphes   sont   entrées.   Il   a   soudain   tourné   la   tête,
observé comme un chat, et d’un pas de velours il est rentré dans la coulisse. Il en
sort   soudain   à   l’extrême-gauche,   de   plein   profil,   droit,   les   coudes   au   corps,   les
avant-bras un peu levés ; les mains toujours longues, en plan vertical, descendant
un peu en oblique. Il se trouve ainsi sur le même rang que les nymphes. Celles-ci
l’aperçoivent tout à coup, laissent tomber leur fardeau, et, les genoux pliés, fuient
en glissant, comme si elles étaient emportées sur la plaque de verre de la lanterne
magique. / Le faune les laisse fuir. Il a aperçu la nymphe du milieu. […] Sa proie
s’échappe et il reste seul, immobile, étonné. Alors, par bandes, pour le railler, les
nymphes reviennent et se retirent, toujours dans le même plan ; par dérision, elles
agitent en ciseaux leurs bras mécaniques ; ou elles fuient dans une posture très
singulière, courant si bas qu’elles sont presque agenouillées, le torse de face, une
main levée et l’autre sur la hanche. Le faune déçu aperçoit enfin les vêtements
laissés à terre. Il les saisit et les emporte agilement sur son rocher. La toile tombe.
12 Dans la seconde partie qui s’efforce d’élucider quelques « sources antiques » de l’art de
Nijinsky, les références suggèrent au moins autant l’érudition du chorégraphe que celle
du journaliste :
Parmi les spectateurs, ceux qui ont quelque culture (j’ignore quel est leur nombre)
ont d’abord le sentiment qu’ils voient s’animer tout l’art grec archaïque. Il n’est
presque pas un mouvement qui n’évoque une œuvre20. Cette fuite étonnante de
nymphes aux genoux ployés, un bras levé et un poing sur la hanche, c’est une image
fameuse ;   c’est   dans   cette   pose   qu’à   la   fin   du   septième   siècle,   Mikkiadès   et
Archermos, fils de Mélas, sculptèrent au moment où elle court, une Artémis ailée.
Les deux nymphes qui entrent d’abord, la main levée à la hauteur de l’épaule, nous
rappellent une Hespéride qui fait le même geste sur une métope d’Olympie. L’aspect
des figures est celui des statues de l’Acropole […]. On a donc très naturellement
l’idée que L’Après-midi d’un faune est une curieuse suite d’images du septième siècle
et du sixième21.
13 Or   la  comparaison  à  l’art   grec   est   déjà  un   topos de   la  critique :   selon  Blanche   dans
« L’Antiquité en 1912 », le Faune est un « bas-relief archaïque 22 », né d’un « besoin de
retour   à   la   tradition   classique   primitive »   après   « trois   années   de   réflexion,   de
recherches,   de   conversations   et   d’étude »,   car   Nijinsky   « vit   dans   les   musées   et   les
bibliothèques ». Mais Bidou semble avoir été le premier à chercher les sources précises
du chorégraphe23. Sans doute s’efforce-t-il d’autant plus de suggérer le sérieux de son
approche qu’il s’aventure (pour la première et d’ailleurs seule fois de ses deux années
de   feuilletoniste   dramatique)   sur   le   terrain   chorégraphique.   Il   rend   hommage   à
Blanche, mais entend aller plus loin :
M. J.-É. Blanche,   dans   un   brillant   article,   a   montré   comment   ce   spectacle   nous
présentait l’interprétation la plus actuelle de l’Antiquité. Cependant, il y a dans
cette   étrange   pantomime   autre   chose   qu’une   restitution   ingénieuse.   M. Nijinski,
quand   il   s’explique,   fait   entrevoir   les   principes   d’un   art   subtil   et   réfléchi,   qui
intéresse tous les interprètes tragiques. L’idée essentielle peut s’écrire ainsi : traiter
le   mouvement   comme   les   poètes   traitent   la   parole   […].   Dans   cette   élimination
toutes les transitions sont supprimées. Ceci est fort intéressant pour les tragédiens.
Les nymphes ne voient pas le faune, et tout à coup le voient. Elles sont immobiles et
tout à coup elles se déclenchent, et tombent net dans la pose qui représente leur

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fuite. […] [Nijinsky] vient à cette conclusion hardie, mais raisonnable et belle, que
l’immobilité représente le mouvement mieux que le mouvement même 24.
14 La posture des nymphes en fuite, décrites « les genoux pliés » ou « ployés 25 », « courant
si bas qu’elles sont presque agenouillées, le torse de face », une main ou un bras « levé
et l’autre sur la hanche » correspond approximativement à celle d’une photographie du
Faune posée devant l’objectif du baron Adolf de Meyer, vraisemblablement en 1912 26
(fig. 4). Le cliché photographique accentue la ressemblance avec la figure statuaire citée
par Bidou, celle de l’Artémis ailée, arborant l’attitude que les Grecs appelaient de la
« course agenouillée » (fig. 5 et 5 bis). C’est donc dans cette pose caractéristique de la
« terreur panique » que le lecteur de la Recherche pourrait, dorénavant, se figurer M. de
Charlus.
 
Fig. 4

L’Après-midi d’un faune. Le faune (Nijinsky) et une nymphe (photographie Adolf de Meyer, 1912)
© RMN

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Fig. 5

Artémis ailée de Mikkiadès et Archermos (extrait du Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de
Charles Daremberg et Edmond Saglio, Hachette, 1892, tome deuxième, première partie, fig. 2349,
p. 133, détail)

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Fig. 5 bis

Ménélas poursuit Hélène. Détail d’un cratère attique à figures rouges, 450-440 av. J.-C. (Louvre,
département des Antiquités grecques, collection Campana)

15 Proust a effacé le titre de l’œuvre (d’autant moins repérable que le faune est devenu
Pan), le nom du chorégraphe et celui du journaliste : M. de Charlus paniqué « répétait à
son   insu   les   quelques   attitudes   schématiques   dans   lesquelles »   Nijinsky, selon Henry
Bidou, « stylisait » dans L’Après-midi d’un faune « l’épouvante des nymphes poursuivies
par   le   Dieu   Pan »   d’après « la   sculpture   grecque   des   premiers   âges ».   Les   omissions
produisent un court-circuit des rapports : là où chez Bidou un comparé (la posture des
nymphes en fuite) appelait des comparants (certaines œuvres grecques), chez Proust le
comparé a « glissé » et s’est assimilé aux comparants, autrement dit les nymphes sont
« devenues » les œuvres que certains de leurs gestes évoquaient, et Charlus s’est glissé à
son tour à la place du comparé laissée vacante.
16 Pourquoi   l’omission   systématique   de   tous   les   indices ?   Certes,   Proust   exploite   sans
vergogne certains motifs de l’article de Bidou : la formule « une fuite de nymphes » (en
tout cas dans la version du Cahier 73), la comparaison avec la statuaire grecque, l’image
de la pantomime, plus proche de l’art dramatique que de la danse – mais rien de tout
cela   n’était   bien   original.   En   réalité,   les   deux   scènes   ne   se   superposent   en   rien.
Contrairement   au   « tableau   chorégraphique »   de   1912,   la   scène   proustienne   (qui
couronne dans le Cahier 73 une série d’images de travestissement de Charlus) présente
une sorte d’anti-nymphe (masculine, âgée, peu attrayante) et subvertit la structure du
mythe : en effet, sa panique naît précisément de n’être pas, ou plus, désirée par son
faune (Morel27) – d’être chassée loin de sa vue, et non pas pourchassée par lui. Au
renversement des âges et des sexes s’ajoute donc une réécriture parodique. Ce côté
« Belle   Hélène »   de   la   scène   proustienne,   mais   aussi   son   profond   pathétique,
n’invitaient guère, en effet, au rappel, même allusif, du Faune mallarméen, debussyste

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et nijinskien, ce dernier fidèle au modèle antique jusqu’à embrasser avec passion une
esthétique archaïsante et primitiviste. Le motif de la nymphe en fuite est profondément
renouvelé et dramatisé par Proust, et sa source chorégraphique enfermée au fond d’une
des nombreuses « cryptes » du roman.
17 Peut-être Nijinsky et Proust se rejoignent-ils pourtant ici par un même intérêt pour la
survivance de certaines formes expressives – un intérêt qu’Aby Warburg problématise à
la même époque à travers les Pathosformeln, où Ninfa, la Nymphe, joue d’ailleurs un rôle
prépondérant28. « À son insu », autrement dit dans l’expression involontaire d’un fonds
anthropologique   dont   les   formes   plastiques   gardent   la   mémoire   vive   et   souvent
pathétique, M. de Charlus exprime, aussi bien qu’une jeune fille, la pantomime sans âge
de la « terreur panique ».

18 Or   la   métabolisation,   en   1915,   de   fragments   de   L’Après-midi d’un faune d’après   le


feuilleton de Bidou de 1912 n’était pas sans précédents génétiques. Nous avons ici pour
guide notre mémoire de lecteur de la Recherche, frappé par un sentiment de familiarité
à la lecture du texte de Bidou, comme si, par un étrange effet d’écho, nous y entendions
celui de Proust. Voici un extrait de la première partie d’À l’ombre des jeunes filles en
fleurs, au moment où, invité chez les Swann, le jeune héros rencontre pour la première
fois Bergotte :
Ce premier jour où je le vis chez les parents de Gilberte, je racontai à Bergotte que
j’avais entendu récemment la Berma dans Phèdre ; il me dit que dans la scène où elle
reste le bras levé à la hauteur de l’épaule – précisément une des scènes où on avait
tant   applaudi   –   elle   avait   su   évoquer   avec   un   art   très   noble   des   chefs-d’œuvre
qu’elle n’avait peut-être d’ailleurs jamais vus, une Hespéride qui fait ce geste sur
une métope d’Olympie, et aussi les belles vierges de l’ancien Érechthéion.
« Ce peut être une divination, je me figure pourtant qu’elle va dans les musées. Ce
serait intéressant à “repérer”. […] – Vous pensez aux Cariatides ? demanda Swann
(JF, I, p. 550).
19 Ces propos de Bergotte sur l’art de la Berma décalquent ceux d’Henry Bidou sur la
chorégraphie de Nijinsky : « Les deux nymphes qui entrent d’abord, la main levée à la
hauteur de l’épaule, nous rappellent une Hespéride qui fait le même geste sur une métope
d’Olympie. » L’introduction du motif, absent des brouillons (Cahier 24, f os 60-65 ros), s’est
faite en deux étapes. Elle commence par un ajout sur la dactylographie du premier
volume qui, rappelons-le, s’étendait alors jusqu’au premier séjour marin inclus, et dont
la frappe était achevée à la fin du mois de juin 1912 :
[…] dans la scène où elle reste immobile un bras à demi levé <revoit Thésée, la main
levée à la hauteur de l’épaule – précisément la scène où on avait tant applaudi –> ,
elle avait eu le génie d’évoquer exactement et, avec un art très noble, et jusque dans
la couleur générale  certaines  statuettes <orantes> <jeunes  filles> ioniennes  que  je 
connaissais par un des livres de lui que j’aimais le plus et où il leur adresse un de ses
plus jolis  couplets <même les vierges de l’Érechthéion ancien Érechthéion qu’elle
n’a peut-être d’ailleurs jamais vues. / Ce peut être une intuition divination. Je me
figure pourtant qu’elle va dans les musées> (NAF 16735, f o 139, p. « 549 bis »).
20 La « main levée à la hauteur de l’épaule » est un emprunt littéral à Bidou, tandis que les
« vierges   de   l’ancien   Érechthéion »   reprennent   en   les   précisant   les   « statues   de
l’Acropole » : si Proust évite de mentionner le nom de la colline d’Athènes c’est qu’il fait
ici même (biffée, elle sera reprise quelques lignes plus bas) une allusion transparente à

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la   « Prière   sur   l’Acropole »   de   Renan29,   un   des   modèles   affichés   de   Bergotte.   On


remarque aussi que la Berma n’est plus conçue sur le modèle d’une sorte de pythie
tragique réincarnant, par « intuition <divination> », l’art grec : instruit sur Nijinsky par
Blanche et Bidou, Proust fait sienne – emprunte au danseur russe pour sa tragédienne
fictive – l’idée du travail érudit de documentation préparatoire auquel se livre l’artiste
(« Je me figure pourtant qu’elle va dans les musées »).
21 Au printemps de 1913, la scène fait partie du premier volume dont les quatre-vingt-
quinze   placards   parviennent   peu   à   peu   à   Proust.   Celui   où   figure   notre   passage,   le
placard   n° 70,   lui   arrive   peu   après   le   3 juin30.   On   se   trouve   alors   entre   deux
représentations du Faune, repris cette année-là au théâtre des Champs-Élysées les 17 et
23 mai, puis les 12, 17 et 23 juin. Est-ce cette actualité qui rappelle à Proust l’article de
Bidou   qu’il   a   déjà   utilisé   l’année   précédente   pour   la   révision   de   ce   passage   sur   la
dactylographie ? Il en a certainement gardé un exemplaire :
Ce premier jour où je le vis chez les parents de Gilberte, je lui racontai que j’avais
entendu récemment la Berma dans Phèdre ; il me dit que dans la scène où elle revoit
Thésée, la main levée <reste le bras levé> à la hauteur de l’épaule – précisément la
scène où on avait tant applaudi – elle avait eu le génie d’évoquer exactement, avec 
un  art  très  noble,  et  jusque  dans  la  couleur  même  , les vierges  d  e  l  ’  a  n  c  i  e  n
Érechthéion qu’elle n’a peut-être d’ailleurs jamais vues <su évoquer avec un art très
noble   des   chefs-d’œuvre   qu’elle   n’avait   peut-être   d’ailleurs   jamais   vus,   une
Hespéride qui fait ce geste sur une métope d’Olympie, et aussi les belles vierges de
l’ancien Érecht[h]éion.> – Ce peut être une divination, je me figure pourtant qu’elle
va   dans   les   musées.   –   Ce  sont  <Vous   parlez>   des   cariatides ?   demanda   Swann
(NAF 16753, plac. 70, col. 4) (fig. 6).
22 Proust fait réitérer l’image par le jeune héros quelques lignes plus loin : « Et je me
disais :   “Voilà   <l’Hespéride   d’Olympie ;   voilà   la   sœur   d’une>   une   de   ces   admirables
orantes de l’Acropole ; voilà ce que c’est qu’un art noble”31 » (fig. 7). Ainsi, plutôt que la
pose de la nymphe en fuite, l’écrivain aura d’abord retenu de L’Après-midi d’un faune
l’attitude   tranquille   d’une   autre   nymphe,   l’Hespéride,   qui   n’entretient   aucun   lien
thématique   direct   avec   le   ballet   (fig. 8).   La   scène   est   fixée   sur   le   placard   avant   le
12 juillet   1913,   date   à   laquelle   Proust,   d’après   une   lettre   de   Grasset,   décide
d’interrompre son premier volume au placard 59, le réduisant ainsi de plus du tiers 32.
Elle sera imprimée en 1914 sur les placards Grasset du Côté de Guermantes, qui serviront
en partie à l’établissement par Gallimard des épreuves d’À l’ombre des jeunes filles en
fleurs. Proust y apportera enfin quelques corrections de détail33.
 

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Fig. 6

Placard Grasset du premier volume, n° 70, col. 4, détail (BnF, NAF 16753)
BnF

 
Fig. 7

Placard Grasset du premier volume, n° 70, col. 5, détail (BnF, NAF 16753)
BnF

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Fig. 8

Hespéride sur une métope d’Olympie (d’après Maxime Collignon, Manuel d’archéologie grecque,
Quantin, 1881, p. 179, détail)

23 L’inscription textuelle d’un minuscule fragment de l’article de Bidou et sa transposition
contextuelle (de la chorégraphie à l’interprétation tragique) sont indiscernables pour le
lecteur « moyen ». Faut-il alors parler de « plagiat » ? Non, puisque l’article est cité en
mention, entre guillemets, comme propos rapporté. Il y a ainsi au moins un lecteur qui
aurait pu en reconnaître l’origine, et s’y reconnaître, c’est évidemment Henry Bidou,
qui aurait pu être amusé, flatté de voir sa prose et ses analyses mises dans la bouche du
personnage du grand écrivain qu’admire le jeune héros, dans une transposition fidèle à
l’esprit de sa chronique, celle d’un critique dramatique appréciant l’esthétique d’un
danseur dans la mesure où elle « intéresse tous les interprètes tragiques ». Au moment
où Proust corrige le placard, en juin 1913, la scène fait encore partie du livre qui doit
sortir quelques mois plus tard, et on ne peut donc écarter l’intention, qui serait bien
dans sa manière, d’une petite « carte de visite » adressée à Bidou, d’un hommage en
forme   de   clin   d’œil34.   Dans   cette   hypothèse,   ce   n’est   pas   L’Après-midi d’un faune qui
aurait intéressé Proust en 1912-1913 (et d’ailleurs rien ne certifie qu’il l’ait vu 35), mais le
style, le ton, la vision d’un journaliste.
24 Revenons   pour   finir   à   1915 :   pourquoi   Proust   introduisit-il   finalement   cette   image
frappante   au   moment   de   l’expulsion   de   Charlus ?   Selon   une   addition   apportée   des
années plus tard à la dactylographie de Sodome et Gomorrhe II (1922), M. de Charlus est le
« manager » qui « sut mettre [la] virtuosité [de Morel] au service d’un sens artistique
multiple et qui la décupla. Qu’on imagine quelque artiste purement adroit des Ballets
russes, stylé, instruit, développé en tous sens par M. de Diaghilev 36 » – qu’on imagine,
autrement dit, le premier Nijinsky. Le parallèle entre le couple que forment Charlus et
Morel et le couple Diaghilev-Nijinsky est quasi explicite 37. S’agit-il alors d’une « pierre
d’attente » qui aurait permis à certains lecteurs contemporains proches du milieu des

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69

Ballets russes d’entrevoir, en filigrane de l’exécution de Charlus, nymphe tragique et
délaissée   par   son   faune,   la   figure   de   Serge   de   Diaghilev,   abandonné   en   1914   par
Nijinsky ?   L’enquête   génétique,   loin   de   stabiliser   l’interprétation,   en   déplie   les
horizons, et la rend toujours plus fuyante et feuilletée.
25 Retenons   de   cet   exemple   quelques   traits   du   « style   de   genèse 38 »   proustien :
prélèvements ciblés dans un texte « source » d’éléments qui se trouvent reconfigurés
par   ellipse   et   condensation,   ou   qui   sont   cités   en   mention   au   sein   de   la   fiction
(« Bergotte-Bidou » montrant en l’occurrence que l’exemple connu39 d’« Elstir-Mâle »
n’est pas un cas isolé) ; absence de coïncidence entre la thématique du texte source et
celle   du   ou   des   contextes   d’inscription ;   pluralité   de   ces   inscriptions ;   extension
chronologique   possible   de   l’usage   d’un   même   texte   source ;   présence   de   visées
allusives ; spécificité de ces visées. Enfin, l’extension au sein du roman de Proust de tels
phénomènes complexes d’intertextualité est probablement sous-estimée, et constitue
aujourd’hui un enjeu important de la recherche génétique. La numérisation extensive
des sources (ouvrages, revues et presse) ne suffira pas à les repérer : les textes utilisés
ne sont qu’exceptionnellement mentionnés dans les brouillons, et le travail d’écriture
les déguise, les opacifie et les réinvente de façon imprévisible. Mais nous sommes, en
puissance, les nouveaux destinataires de ces allusions perdues 40 de la Recherche.

NOTES
1. Voir Akio Wada, Index général des cahiers de brouillon de Marcel Proust, Osaka, Graduate School of
Letters, 2009.
2. Voir Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural, Paris, Champion, 2010.
3. Voir Hiroya Sakamoto, « Quelques allusions à la presse dans les cahiers de la Guerre »,  BIP,
no 42, 2012.
4. Une première version de cette enquête génétique a été présentée le 9 avril 2010, lors d’une
journée d’étude organisée par Pierre-Edmond Robert au Centre de recherches proustiennes de
l’Université Paris III-Sorbonne nouvelle.
5. Le texte joue bien sur le double sens : « Il vaudrait mieux retarder cette exécution [celle de
Charlus] jusqu’après celle des morceaux », estime Mme Verdurin, soucieuse de ne pas troubler
Morel (P, III, p. 749).
6. Voir Martine Reid, « Exécution (Proust) », dans  Terreur et représentation, dir. Pierre Glaudes,
Grenoble, ELLUG, 1996, p. 236.
7. Pierre-Edmond Robert, seul éditeur de  La Prisonnière qui se soit risqué à annoter, ne fournit
aucune référence concluante : voir P, III, p. 821, n. 1.
8. I, vers 689-746.
9.  Sur   les   modalités   et   les   problèmes   posés   par   cette   restitution,   voir   mon   article   « La
reconstitution   des   cahiers   de   brouillon   du   fonds   Proust :   points   de   méthode   et   principes   de
foliotation   complémentaire »,   BIP,   n° 38,   2008,   p. 99-105.   Le   Cahier 73   a   été   transcrit   sous   le
protocole diplomatique de l’édition Brepols par Shuji Kurokawa, et il est en cours de relecture.
10. Journal des Débats, « La Semaine dramatique », 10 juin 1912, p. 1-2.

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11.  Prélude à l’après-midi d’un faune avait été composé par Debussy en 1894 d’après le poème de


Mallarmé, L’Après-midi d’un faune, publié en plaquette en 1876 avec des illustrations de Manet.
12. Voir CG I, II, p. 408, n. 1 ; p. 409, n. 1 ; p. 411, n. 5 et 6 ; p. 412, n. 2 ; p. 414, n. 1 et 2.
13. Après la mort de Saint-Loup au front, Gilberte mentionne le nom de Bidou comme celui
d’« un   critique   pour   lequel   il   avait   une   profonde   admiration   et   qui   exerçait   visiblement   une
grande influence sur ses idées militaires » (TR, IV, p. 559).
14. Chroniques réunies sous le titre L’Année dramatique, 1911-1912 et L’Année dramatique, 1912-1913,
Paris, Hachette, 1912 et 1913. Voir aussi A. Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Éditions du
Seuil, 1989, p. 87, 89 (à propos d’Esther).
15. Répétition générale publique le 28 mai, première le 29, représentations suivantes les 31 mai,
1er, 3, 5, 7, 8 et 10 juin 1912.
16. Jean Cocteau, « Une répétition du  Prélude à l’Après-midi d’un faune », Comœdia, 28 mai 1912 ;
Jacques-Émile Blanche, « L’Antiquité en 1912 », Le Figaro, 29 mai 1912.
17.  Gaston   Calmette,   « Un   faux   pas »,   Le Figaro,   30 mai   1912 :   « Nous   avons   eu   un   faune
inconvenant avec de vils mouvements de bestialité érotique et des gestes de lourde impudeur ».
18. Diaghilev fit publier le 31 mai dans  Le Figaro une « Lettre à Serge de Diaghilev » par Odilon
Redon, ami de Mallarmé, et une longue citation de l’article dithyrambique publié par Rodin la
veille (« La rénovation de la danse », Le Matin, 30 mai 1912).
19. « Fin de l’incident de L’Après-midi d’un faune », Le Gaulois, 1er juin 1912, p. 1. Voir aussi Roland
Huesca, Triomphes et scandales. La belle époque des Ballets russes, Paris, Hermann, 2001, p. 141.
20.  Bidou   avait   parlé   plus   haut   des   nymphes   telle   une   « frise   vivante »,   ou   de   leur   groupe
dessinant un « fronton ».
21. Journal des Débats, « La Semaine dramatique », 10 juin 1912, p. 1-2 (p. 1).
22. Le Figaro, art. cité, 29 mai 1912 (chez Cocteau, Comœdia, art. cité, 28 mai 1912, un « bas-relief
mobile » ; Redon parlait d’une « frise vivante », Le Figaro, 31 mai 1912). Voir aussi Rodin, « La
rénovation de la danse », Le Matin, 30 mai 1912 : « Qu’on ne s’étonne pas de voir l’églogue d’un
poète contemporain reportée au temps de la Grèce primitive ; cette transposition offrait pour le
geste   archaïque   l’occasion   heureuse   de   se   produire   au   commandement   d’une   volonté
expressive. » On pourra consulter aussi le compte rendu de Hugo von Hofmannsthal sur L’Après-
midi d’un faune, initialement paru dans le Berliner Tageblatt en 1912 et cité dans Nijinsky,« Prélude à
L’Après-midi d’un Faune », éd. J.-M. Nectoux, Paris, Adam Biro, 1989, p. 52-53.
23. On sait qu’il fréquenta en effet en octobre-novembre 1910 les salles du Louvre, notamment la
galerie Campana pour y étudier les peintures sur vases.
24.  «  L’Après-midi d’un faune et   l’esthétique   de M.   Nijinski »,   art. cité,   10 juin   1912,   p. 2.   Voir
J. Cocteau, art. cité, 28 mai 1912 : l’art de Nijinsky nous évoque la nature « en raison inverse du
principe niais par quoi certains artistes cherchent le réalisme sans transposition initiale. La peur
panique, la terreur panique, […] la peur panique nous immobilise ».
25. Cocteau avait utilisé le même adjectif : « Elles s’échappent de droite et de gauche, (ce vol de
cygnes,   non !   de   naïades   se   sauve),   les   jambes   ployées,   les   mains   vers   leur   fuite,   à   deux
dimensions, courtes, allongées […] » (art. cité, 28 mai 1912).
26. Adolph de Meyer, Prélude à l’Après-midi d’un faune, Trente photo-typies, Paris, Paul Iribe, 1914.
Sur cet album, voir L’Après-midi d’un Faune. Mallarmé, Debussy, Nijinsky, catalogue d’exposition,
éd. J.-M. Nectoux, Musée d’Orsay, RMN, 1989, p. 31-34.
27. Sur la « faunesse cachée » en l’inverti, et notamment en Félix, un archétype de Morel, voir
Cahier 54, f° 5 r°. Le passage peut être daté de la fin de 1913.
28. Voir Georges Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby
Warburg, Paris, Minuit, 2002.
29. Voir JF, I, p. 550, n. 6.
30. Ce placard ne porte pas de tampon, mais le précédent porte la date du 3 juin 1913, et le
suivant, celle du 4.

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31. NAF 16753, plac. 70, col. 5.
32. Voir Corr., t. XIII, p. 396.
33. La planche en question du manuscrit morcelé des  Jeunes filles, « No 15 », est conservée à la
Beinecke Library (Yale University). Voir infra l’article de P. Wise.
34. Notons que Proust « tire » lui-même l’art chorégraphique du côté de l’art dramatique. Dans le
Cahier 67,   le   narrateur   enveloppe   dans   une   même   admiration   deux   exemples   d’« artiste
théâtral »,   l’actrice   Sarah   Bernhardt   et   le   « danseur   de   génie »   Nijinsky   (f os 10-13 vos ;   JF,   I,
« Esquisse III »,   p. 1001-1002) ;   tous   deux   poursuivent   le   même   but,   produire   « l’impression
fugitive », donner à la fois « du ravissement et du regret ».
35. Le 13 mai 1912, Proust est « trop souffrant » pour voir au théâtre du Châtelet Le Dieu bleu, de
Cocteau, F. de Madrazo et R. Hahn, qui ouvre avec d’autres pièces la saison « russe » (Corr., t. XI,
p. 124), « si souffrant » qu’il manque sans doute le spectacle suivant, Thamar (ainsi que Carnaval, 
Le Prince Igor et Petrouchka) et le dîner offert chez Larue par Misia Edwards (ibid., p. 131, [le samedi
25 mai   1912]).   Sur   L’Après-midi d’un faune dont   la   répétition   générale   eut   lieu   le   28 mai   et   la
première   le   29,   la   correspondance   est   muette.   Maurice   Rostand   affirme   l’avoir   vu   en   la
compagnie de Proust (Confession d’un demi-siècle, Paris, La Jeune Parque, 1948, p. 175), Kolb et
d’autres critiques plaçant l’événement plutôt en 1913, mais sans preuve (Corr., t. XII, p. 12 ; J.-
M. Nectoux, « Proust et Nijinsky », art. cité, 2000, p. 79 et n. 5).
36. NAF 16740, fo 49 (SG II, III, p. 303).
37.  Ce   qu’avait   déjà   remarqué   Jo   Yoshida :   voir   « Proust   et   les   Ballets   russes :   autour   de
Nijinsky », BIP, no 31, 2000, p. 60-61.
38. Sur cette notion problématisée par Anne Herschberg Pierrot, voir par exemple, de cet auteur,
« Style de genèse et style d’auteur », Romantisme, n° 148 (2010-2), p. 103-113.
39. Voir JF, II, p. 195-198 et p. 198, n. 1.
40. J’emprunte l’expression à Antoine Compagnon (voir « L’allusion et le fait littéraire », dans
L’Allusion dans la littérature, dir. Michel Murat, Paris, PUPS, 2000, p. 245).

RÉSUMÉS
La présence des Ballets russes (ou de toute autre manifestation artistique ou culturelle) dans le
texte d’À la recherche du temps perdu ne se limite pas aux références explicites. L’écriture de Proust
est constamment oblique et allusive. On suit ici, à partir d’un indice laissé par l’écrivain dans un
cahier de brouillon, les usages, étalés entre 1912 et 1915, d’une chronique que le journaliste
Henry Bidou avait consacrée à L’Après-midi d’un faune. Le caractère elliptique et condensé des
réinscriptions   de   cet   article,   comme   les   contextes   où   elles   interviennent,   les   rendent   quasi
indiscernables au lecteur contemporain de la Recherche : mais il est probable qu’elles constituent,
en réalité, des allusions, dont nous pouvons chercher à identifier, parmi les contemporains de
Proust, les destinataires possibles. En général, en l’absence de tout indice laissé par l’écrivain (ce
qui   est   le   cas   le   plus   fréquent),   ce   sont   des   irrégularités   locales   (syntaxiques,   lexicales,
référentielles) qui peuvent nous alerter sur la présence d’un intertexte dans le texte publié et sur
l’intérêt d’une enquête génétique.

The presence of the Ballets russes – or, for that matter, of any cultural or artistic event – in the


text of À la recherche du temps perdu cannot be limited to its explicit mentions. Proust’s style is
constantly oblique and allusive. From a hint he left in a notebook, we explore how between 1912

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72

and 1915 Proust used in his own text a newspaper chronicle by Henry Bidou on L’Après-midi d’un
faune. Even though the condensed, elliptic character of its reinscriptions and the contexts in
which they take place render them quite indiscernible to modern readers, it is likely that these
were allusions destined to some of Proust’s friends or contemporaries, whom we try to identify.
When, as is usually the case, we have no such indication of a “source” from Proust’s manuscripts,
we can be alerted to the presence of some intertext, and the relevance of a genetic enquiry, by
local disruptions in syntax, vocabulary or referential order.

La presencia de los Ballets rusos (o de cualquier otra manifestación artística o cultural) en el
texto de En busca del tiempo perdido, no se limita a las referencias explícitas. La escritura de Proust
es permanentemente oblicua y alusiva. Se estudian aquí, a partir de un indicio dejado por el
escritor   en   un   cuaderno   de borradores,   la   utilización,   desplegada   entre   1912   y   1915,   de   una
crónica que el periodista Henry Bidou había dedicado a La siesta de un fauno. El carácter elíptico y
condensado de las reinscripciones de este artículo, como los contextos en los que se producen, las
vuelven casi indiscernibles para el lector contemporáneo de En busca…, pero es probable que, en
realidad, constituyan alusiones y que sea posible identificar, entre los contemporáneos de Proust,
a los destinatarios de las mismas. En general, y ante la ausencia de cualquier indicio dejado por el
escritor (lo que ocurre con mayor frecuencia), son las irregularidades locales (sintácticas, léxicas,
referenciales) las   que   pueden   hacernos   vislumbrar   la   presencia   de   un   intertexto   en   el   texto
publicado y el interés de un análisis genético.

Die   Gegenwart   des   russischen   Balletts   (oder   jeglicher   anderer   artistischer   oder   kultureller
Ausdrucksformen)   im   Text   Auf der Suche nach der verlorenen Zeit beschränkt   sich   nicht   auf
explizite Erwähnungen. Prousts Schreibstil ist stets indirekt und voller Anspielungen. Ausgehend
von einem Hinweis des Autors in einem Notizbuch untersucht dieser Beitrag, wie sich Proust
zwischen 1912 und 1915 einer dem L’Après-midi d’un faune gewidmeten Chronik des Journalisten
Henry   Bidou   bedient.   Die   Vermerke   auf   diesen   Artikel   sind   aufgrund   ihres   kondensierten,
elliptischen Charakters und des Kontexts, in dem sie vorkommen, für den modernen Leser kaum
zu   erkennen.   Wahrscheinlich   handelt   es   sich   um   Anspielungen,   die   für   einen   von   Prousts
Freunden oder  Zeitgenossenen bestimmt  waren,  dessen  Identität  wir hier  nachgehen wollen.
Wenn (wie meistens der Fall) keinerlei Hinweise des Autors vorhanden sind, sind es meist lokale
Unregelmäßigkeiten (in der Syntax, in der Lexik, in der Referenz), die auf einen Intertext im
veröffentlichten Text hinweisen und das Interesse an einer genetischen Untersuchung wecken
können.

La presenza dei Balletti russi (o di qualsivoglia altro evento artistico o culturale) nel testo della
Recherche du temps perdu non si limita ai riferimenti espliciti. La scrittura di Proust è, infatti,
costantemente obliqua ed allusiva. A partire da un indizio affidato a un quaderno di abbozzi, il
saggio esplora come Proust abbia reimpiegato a più riprese, fra il 1912 e il 1915, una cronaca che
il   giornalista   Henry   Bidou   aveva   dedicato   a   L’Après-midi d’un faune.   Il   carattere   ellittico   e
condensato delle riscritture di tale articolo, come anche i contesti in cui esse si presentano, le
rendono   quasi   irriconoscibili   al   lettore   attuale   della   Recherche ;   ma   è   probabile   che   esse
rispondessero tuttavia a una strategia allusiva, di cui giova identificare, fra i contemporanei di
Proust, i possibili destinatari immediati. In generale, in assenza di indizi d’autore (ed è il caso più
frequente),   sono   le   irregolarità   localizzate   (di   ordine   sintattico,   lessicale,   referenziale)   che
possono segnalarci la presenza di un intertesto nel testo pubblicato e l’interesse di un’indagine
genetica.

A presença dos Ballets Russos (ou de outra manifestação artística ou cultural) no texto de À la
recherche du temps perdu não está limitada às referências explícitas. A escrita de Proust é sempre
oblíqua e alusiva. Com pistas deixadas pelo escritor em um caderno de rascunhos, seguimos a sua

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73

utilização, entre 1912 e 1915, de uma crónica do jornalista Henry Bidou dedicada a L’Après-midi
d’un faune. O carácter elíptico e condensado dos recursos a esse artigo, bem como o contexto em
que ocorrem, tornam-nos quase indistinguíveis ao leitor contemporâneo da Recherche : mas é
provável   que   eles   sejam,   na   verdade,   alusões   de   que   os   contemporâneos   de   Proust   podiam
identificar os possíveis destinatários. Em geral, na ausência de indícios deixados pelo escritor
(caso mais comum), são irregularidades localizadas (sintácticas, lexicais, referenciais) que nos
podem alertar para a presença de um intertexto no texto publicado e para o interesse de uma
investigação genética.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu,
génétique textuelle, XXe siècle

AUTEUR
NATHALIE MAURIAC DYER
Nathalie Mauriac Dyer, directrice de recherche au CNRS (ITEM-ENS), s’est d’abord intéressée à
la genèse et à l’histoire des tomes posthumes d’À la recherche du temps perdu (Proust inachevé. Le
dossier « Albertine disparue », Champion, 2005). Actuellement responsable du Bulletin d’Informations
proustiennes (Éditions Rue d’Ulm), elle pilote l’édition des Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale
de France (Brepols/BnF) où elle a notamment coédité les Cahier 54 (2008), 71 (2009) et 53 (2012).
Derniers ouvrages codirigés : Proust aux brouillons (Brepols, 2011), Proust face à l’héritage du xixe
siècle. Tradition et métamorphose (PSN, 2012).
nathalie.mauriac[arobase]ens.fr

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Écriture et mnémotechnie :
l’exemple des Cahiers Dux et Vénusté
Guillaume Perrier

1 Comment Proust a-t-il pu maîtriser la masse de ses manuscrits, dès lors qu’ils eurent
atteint une certaine quantité ? Comment a-t-il pu se souvenir de tout ce qu’il avait
écrit, de l’emplacement matériel où tel fragment avait été noté ou rédigé ? Émettons
l’hypothèse   que,   face   à   une   matière   aussi   foisonnante,   la   « mémoire   naturelle »   de
l’écrivain n’ait pas suffi et qu’il ait eu recours – à partir d’un certain moment, par
nécessité   pratique   –   à   la   « mémoire   artificielle1 »,   c’est-à-dire   à   divers   procédés
mnémotechniques.   Cela   suppose   qu’il   ait   utilisé   des   procédés   existants,   ou   qu’il   ait
inventé ses propres procédés. Pour envisager ces différents points, on peut prendre
comme repère la date de 1913, année marquée non seulement par la publication de Du
côté de chez Swann mais aussi par l’invention de « l’épisode Albertine », qui inaugure un
accroissement   considérable   de   la   matière   romanesque2.   On   s’appuiera   sur   l’édition
génétique des Cahiers 71 et 54, dont la rédaction première remonte à 1913-1914 3. Parmi
tous les procédés textuels ou graphiques que Proust a pu employer, on se limitera ici à
deux   types   de   signes   linguistiques   plus   ou   moins   étudiés,   mais   dont   la   dimension
mnémotechnique   reste   à   établir :   d’une   part,   les   amorces   de   notes   du   type
« capitalissime » ; d’autre part, les noms de pages ou de cahiers.
2 Avant tout, qu’est-ce qu’un procédé mnémotechnique dans un manuscrit ? Comment
définir, à l’intérieur d’une masse de documents écrits, certains éléments que l’écrivain
adresserait spécifiquement à sa mémoire ? L’histoire des procédés mnémotechniques
semble   intrinsèquement   liée   à   une   tradition   orale   antérieure   à   l’invention   de
l’imprimerie, où la rareté des supports d’écriture impliquait de connaître les discours
« par   cœur »   et   de   les   prononcer   de   vive   voix.   De   tels   procédés,   d’abord   purement
mentaux,   s’adressaient   moins   aux   écrivains   qu’aux   orateurs   et   aux   récitants.   Mais
Frances Yates et ses successeurs ont montré que la tradition antique et médiévale de
« l’art de   la   mémoire »   s’est   perpétuée   après   l’invention   de   l’imprimerie,   dans   une
culture   lettrée4.   Ces   systèmes   de   mémorisation,   qui   consistaient   pour   la   plupart   à
inscrire des « images frappantes » dans des « lieux », n’ont jamais été aussi florissants
qu’à la Renaissance. Ils se sont concrétisés dans les œuvres elles-mêmes, de l’Antiquité

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jusqu’à aujourd’hui. Les commentateurs ont identifié leurs traces aussi bien chez Joyce
que Tite-Live, Dante ou Montaigne. Georges Perec a composé l’un de ses romans en
s’appropriant un tel système. Dans une perspective génétique, la référence à l’art de la
mémoire a pu contribuer à éclairer certains manuscrits de Pascal et Stendhal 5.
 
Fig. 1

Cahier 71, fo 103 vo, détail (BnF, NAF 18321)


BnF

3 Plus   fondamentalement,   l’écriture   peut   être   considérée   en   elle-même   comme   un


procédé mnémotechnique. C’est la thèse de Socrate dans le Phèdre, présentée dans le
mythe de l’invention de l’écriture par  une  divinité  égyptienne, Theuth 6. Tout signe
écrit   porterait   la   mémoire   de   ce   qu’il   signifie,   souvenir   répétable   à   volonté   par   la
simple relecture. Socrate rejette cette mémoire extérieure, matérielle et prétendument
inerte, au profit d’une mémoire intérieure et vivante, qui s’exprimerait par la parole.
Mais on peut penser que certains signes écrits jouent un rôle particulier, qui redouble
la fonction mnémotechnique de l’écriture. Ce sont des « suppléments 7 » de mémoire,
nécessaires   précisément   lorsqu’il   s’agit   de   mémoriser   des   documents   écrits   qui,   en
raison de leur masse, tendent à s’extérioriser et à se figer hors de la mémoire vivante,
en un monument prématuré. Les procédés mnémotechniques de l’écrivain ne sont pas
destinés à la conservation du passé mais doivent lui permettre de se réapproprier le
déjà-écrit pour relancer le processus de création jusqu’à son terme, ou du moins vers
son terme.
 
Les amorces de notes
4 L’expression   d’« aide-mémoire »,   qui   peut   être   employée   dans   le   même   sens   que
« procédé   mnémotechnique »,   a   le   mérite   d’attirer   l’attention   sur   une   pratique
d’écriture   spécifique.   Elle   se   définit   comme   une   « fonction   opératoire attribuée à
certaines notes “à ne pas oublier”, souvent soulignées ou signalées graphiquement en
marge, qui peut porter dans n’importe quel document de genèse sur des éléments dont
l’écrivain diffère l’élaboration8 ». La note est effectivement le « supplément » privilégié
de l’écrivain, celui qui tend à expliciter sa fonction mnémotechnique textuellement,
lorsqu’il est précédé d’une amorce du type « ne pas oublier », et spatialement, lorsqu’il
occupe la marge d’un manuscrit – ou les versos. Proust utilise généralement le recto
pour   le   corps   de   sa   rédaction ;   le   verso   est   comme   une   marge   supplémentaire,   qui
occupe presque plus de place que le corps du texte. La note se définit elle-même comme
un « énoncé fragmentaire, souvent bref, qui peut être une simple notation (le résultat
de   l’acte   de   noter),   et   qui   peut   aussi   se   greffer   sur   un   autre   texte   comme   son
commentaire et sa glose (une annotation)9 ». En apparence, ces deux types de notes ne
se ressemblent guère, mais avant cette double acception qui remonte au  XVIIe siècle, le
terme « est lié depuis longtemps à la fonction mémorielle de l’écrit 10 », ainsi qu’à la
tradition de l’art de la mémoire11.

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5 Dans les Cahiers 71 et 54, Proust fait précéder certaines notes de la mention « ne pas
oublier » qui vise explicitement sa propre mémoire. On en trouve une occurrence dans
le Cahier 71, au folio 103 vo (fig. 1) : « Ne pas oublier qu’après cette séparation je vais au
pianola […]12 ». Deux apparaissent dans le Cahier 54, la première au folio 28 v o (fig. 2) :
« Ne pas oublier quand elle est morte Capital », amorce suivie d’une comparaison entre
l’état   d’esprit   du   héros-narrateur   après   la   rupture   avec   Gilberte   et   après   la   mort
d’Albertine ; la seconde dans la marge du folio 31 r o : « Ne pas oublier de montrer la
solennité que prennent certaines de ses paroles et la phrase de sa lettre écrite sans
doute   sans   y   penser :   je   vous   laisse   le   meilleur   de   moi-même.   Et   peut’être
crépusculaire. »
 
Fig. 2

Cahier 54, fo 28 vo, détail (BnF, NAF 16694)


BnF

6 L’expression « Ne pas oublier » pour introduire une note n’est pas la plus fréquente,
loin de là. D’autres expressions qui jouent un rôle identique, quoique moins explicite,
reviennent plus souvent : dix occurrences d’« important » et « très important » dans le
Cahier 71,   neuf   dans   le   Cahier 54,   dont   plusieurs   sont   soulignées ;   six   occurrences
d’« essentiel »   dans   le   Cahier 54,   dont   deux   soulignées.   Mais   on   sait   que   l’amorce
favorite de Proust est l’adjectif « capital » ou « capitalissime ». On trouve seulement
deux « capital » dans le Cahier 71, mais quarante-trois dans le Cahier 54, dont douze
soulignés,   ainsi   que   neuf   « capitalissime »,   dont   cinq   soulignés.   Il   y   a   donc   une
démultiplication   des   emplois   dans   le   Cahier 5413.   On   observe   parallèlement   une
autonomisation de ces mots. Certaines occurrences, minoritaires, interviennent dans
une structure syntaxique : « Il faudra marquer ceci qui est capital » (fig. 3), à savoir
qu’Albertineesttantôt « immense », tantôt réduite à « presque rien » dans la pensée du
héros (Cahier 71, fo 58 ro, fig. 3). Les autres occurrences, très majoritaires, apparaissent
hors de tout cadre syntaxique, soit comme celle que l’on a citée plus haut dans le même
syntagme que « Ne pas oublier » (Cahier 54, fo 28 vo, fig. 2), soit, le plus fréquemment,
isolées typographiquement sur la page, par exemple dans le Cahier 54, f o 7 vo (fig. 4) :
« Capital », commençant « Q. Q. part après la mort », sur deux lignes différentes, en
introduction d’une note sur les sentiments éprouvés par le héros pour des personnages

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de Bergotte, comparés à ses sentiments pour Albertine. Par leur caractère répétitif et
asyntaxique, ces mots voient leur signification très affaiblie au profit de leur fonction
purement signalétique ou, comme l’on essaye de le montrer, mnémotechnique.
 
Fig. 3

Cahier 71, fo 58 ro, détail (BnF, NAF 18321)


BnF

 
Fig. 4

Cahier 54, fo 7 vo, détail (BnF, NAF 16694)


BnF

7 Selon Florence Callu, « capital » et « capitalissime » jouent « un rôle d’aide-mémoire, de
signaux à usage interne qui permettront à Proust, le moment venu, de retrouver ses
notes ou de ne pas les retrouver […] et d’en faire l’usage qu’il voudra 14 ». On remarque
en effet la liberté de l’écrivain dans ce domaine. Par exemple, au folio 9 v o du Cahier 71,
en dessous de « Capital » isolé en tête, on peut lire une note qui commence ainsi : « En
dehors des nombreuses Albertines simultanées (ou du moins remarquées pendant les
mêmes vacances) il y aura les nombreuses Albertine qu’elle fut pour moi d’année en
année. »   L’idée   est   reprise   dans   plusieurs   autres   cahiers   et   notamment   dans   le
Cahier 54, au folio 63 vo et folio 86 v o, dans des additions beaucoup plus développées15.
Mais l’abandon ou l’oubli n’est pas exclu : par exemple la note en marge des folios 51 r o

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et 52 ro du Cahier 54, relative au « doigt en crochet », geste obscène d’Albertine qui fait
souffrir le héros quand il y repense après l’avoir oublié. Cet élément ne sera pas repris
bien qu’il soit introduit ici par un « Capitalissime » souligné deux fois 16. Dans les deux
cas,   Proust   note   quelque   chose   qui   doit   être   repris   et   développé   dans   une   version
ultérieure… si et seulement si l’occasion se présente. La mémoire artificielle semble
rejoindre ici la mémoire involontaire.
8 Un   autre   aspect   des   manuscrits   et   de   la   formulation   des   notes   est   susceptible   de
confirmer   cette   idée.   Anne   Herschberg   Pierrot   esquisse   une   comparaison   entre
« l’espace-temps des cahiers » et l’art de la mémoire17. Elle remarque que la note de
régie « attribue une place » au fragment qu’elle accompagne, mais aussi qu’il y a une
« fragilité du fragment », un « caractère fondamentalement précaire des notations et de
l’écriture qu’elles escortent ». La « durée de la genèse » n’est pas une mémoire totale,
elle laisse place à un « temps de l’oubli18 ». En effet, certaines notes, même introduites
par « capital » ou « capitalissime », sont accompagnées d’expressions aussi imprécises
que « Mettre quelque part » ou « ailleurs ». Par exemple, dans une note que l’on a déjà
citée à propos du détachement typographique du premier mot : « <Capital>/Q. Q. part
après la mort19 » (Cahier 54, fo 7 vo, fig. 4). Ces amorces de notes ont donc, en définitive,
un caractère non seulement répétitif mais imprécis. Elles ne visent pas à mémoriser
définitivement, à fixer prématurément quelque chose d’encore mobile et inabouti, mais
à enregistrer matériellement et peut-être à oublier mentalement – si l’on peut dire –
pour mieux se ressouvenir après coup.
 
Les noms de pages et de cahiers
9 On a pu se référer également aux théâtres de la mémoire de la Renaissance pour définir
la   mnémotechnie   proustienne20.   Ce   modèle   évoque   l’espace   physique   et   mental   où
l’écrivain crée son œuvre, où il peut embrasser du regard tous ses documents de travail,
tout   ce   qu’il   doit   mémoriser.   Le   théâtre   de   Giulio   Camillo 21  ne   donnait   pas   à   voir
directement   le   savoir   universel   qu’il   prétendait   contenir,   mais   des   signes
mnémotechniques   qui   permettaient   de   décomposer   et   de   symboliser   chaque
composante   de   ce   savoir.   Dans   le   cas   d’un   écrivain   comme   Proust,   les   choses   à
mémoriser   seraient   les   fragments   discursifs   plus   ou   moins   longs   qui   constituent   la
matière de l’œuvre en devenir ; les signes seraient les noms inscrits, le cas échéant, sur
la couverture de tel ou tel cahier, ainsi que les notes et les signes graphiques les plus
visibles,   qui   permettent   de   localiser   tel   ou   tel   fragment,   dans   l’espace   physique   du
cahier mais aussi dans l’espace virtuel de l’œuvre. À la différence des amorces de notes,
les noms de pages ou  de cahiers associent un mot  singulier à une  unité matérielle
donnée. Ce sont des titres, ou plutôt des noms, qu’il faudrait replacer dans un ensemble
très riche de « renvois génétiques22 » d’une page à une autre, d’un cahier à un autre.
10 Dans le Cahier 54, on rencontre trois noms de page : la page « MORS », f o 60 ro (fig. 5),
mentionnée   au   folio 28 vo  (fig. 2),   la   page   « Mac »,   f o 88 vo  (fig. 6),   mentionnée   au
folio 96 ro,   et   la   page   « Per »,   fo 102 ro  (fig. 7),   mentionnée   plus   haut,   f o 69 ro   –   sans
compter   « la   page   Barimore   du   Cahier   Vénusté »   mentionnée   dans   le   Cahier 56
(fo 24 vo),   non   localisée,   sans   doute   détachée   par   Proust,   puis   perdue   ou   détruite.
D’emblée,   on   remarque   l’hétérogénéité   de   ces   noms,   mais   aussi   la   brièveté   et
l’étrangeté apparente qu’ils ont en commun.

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11 La page « MORS », qui en fait se prolonge sur cinq rectos, ne contient pas, comme on
pourrait   le   croire,   l’instant   précis   de   l’annonce   de   la   mort   d’Albertine,   mais   une
réflexion sur la persistance de la douleur après la mort de l’être aimé, une remise en
cause de l’illusion de « la suppression de ma douleur » espérée à cette occasion. Elle
contient également un rappel de la conversation avec Charlus qui renvoie à la première
séquence   du   cahier   (fos 1 vo  à   9 r o)   et   dont   toute   l’importance   apparaît
rétrospectivement   ici.   Tout   le   passage   introduit   par   ce   nom   « MORS »   doit   être
intercalé   « dans   les   pages   qui   commencent   31 pages   plus   haut   et   peut’être   [ceci]
commandera comme une armature tout ce qui suit la nouvelle de sa mort » (f o 60 ro).
L’attribution   d’un   nom   à   cette   page   –   ou   ces   pages   –   se   justifie   d’un   point   de   vue
pratique par l’importance de son contenu et par la nécessité d’opérer un remaniement
important. En   même   temps   que   l’allusion   érudite   à   un   poème   des   Contemplations
élucidée par les éditeurs23, notons le choix d’un mot latin et l’emploi des majuscules
tracées au crayon de couleur rouge, de manière spectaculaire, non seulement sur la
page   ainsi   nommée   (fo 60 ro),   mais   aussi   sur   celle   du   renvoi   (fo 28 vo).   L’emploi   des
couleurs, notamment du rouge, est un procédé traditionnel de l’ars memoriae et plus
particulièrement de la composition des « images frappantes », procédé répertorié dans
les traités antiques et médiévaux et employé par Giotto dans ses allégories de Padoue 24.
« MORS » pourrait donc être considéré comme une « image » destinée à rendre la page
mémorable, en évoquant de manière fantasmatique et décalée la mort violente, peut-
être le corps ensanglanté d’Albertine, en lien avec l’intensité de la douleur du héros.
 
Fig. 5

Cahier 54, fo 60 ro (BnF, NAF 16694)


BnF

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Fig. 6

Cahier 54, fo 88 vo, détail (BnF, NAF 16694)


BnF

 
Fig. 7

Cahier 54, fo 102 ro, détail (BnF, NAF 16694)


BnF

12 La page « Mac » et la page « Per », qui correspondent toutes les deux au récit du début
de   l’oubli,   plus   précisément   à   la   recherche   de   nouvelles   jeunes   filles   et   à   l’image
d’Albertine enfermée dans un cachot souterrain, sont notées de manière plus sobre. Les
noms sont simplement inscrits en tête de la page qu’ils désignent : « Mac » (f o 88 vo) et
« Page Per (suite d’une marge indiquée) » (fo 102 ro). Ils sont intégrés dans une phrase
lors   du   renvoi :   « Peut’être   ceci   pourrait-il   précéder   la   page   Mac  qui   est   au   verso
7 pages   avant »   (fo 96 ro)   et   « Peut’être   intercal[er]   là   la   page   Per   qui   est   une   des
dernières du cahier » (fo 69 ro, en marge). L’initiale comporte une majuscule, comme il
se doit pour un nom propre. Ces noms semblent choisis d’après l’amorce des pages en
question, c’est-à-dire leurs premiers mots, voire dans un cas, d’après le dernier mot
également. La page « Mac » commence ainsi : « Quand ma curiosité de ce qui avait été la
vie passée d’Albertine devint moins douloureuse ». « Mac » est l’initiale du groupe sujet
de cette proposition, isolée et extraite du syntagme propositionnel 25. La page « Per »,
quant à elle, commence de la manière suivante, après une phrase qui permet de situer
l’addition : « À cause de cet affaiblissement de la mémoire Albertine finit par devenir
un simple mot, une personne pareille aux autres ». « Personne » est le premier mot de
la troisième ligne après la phrase introductive – sachant que les deux premières sont
surchargées et difficiles à lire. La page se termine par « que mon imagination n’arrivait
plus à percer » (biffé), mots qui signifient l’impossibilité d’accéder aux profondeurs du
moi   où   Albertine   est   enfermée.   De   « personne »   et   « percer »,   Proust   tire   les   trois

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premières   lettres,   comme   il   l’a   fait   pour   « ma   curiosité ».   Les   noms   obtenus   sont
monosyllabiques, comme « mors », mais ils sont encore plus courts et apparemment
privés de sens. Ils évoquent simplement les mots dont ils sont l’initiale, ainsi que, pour
« Per », la préposition latine qui n’est pas sans rapport avec le second de ces mots.
Proust opère donc par prélèvement de lettres et par opacification du sens pour obtenir
des noms opaques, brefs et percutants.
13 Mais les noms les plus frappants et les plus mystérieux sont ceux des cahiers eux-
mêmes : « Dux » et « Vénusté », inscrits sur la couverture des Cahiers 71 et 54. Pour en
éclaircir la signification, empruntons le détour de certains autres noms de cahiers, plus
faciles   à   élucider.   Proust   donne   lui-même   la   clef   de   l’appellation   « cahier   noir
Serviette » pour désigner le Cahier 5726. Ce cahier qui contient une version précoce de
la fin du roman, remontant à 1911 mais enrichie de notes 27 jusqu’en 1916 ou 1917, est
désigné ainsi sur la couverture d’un cahier ultérieur. Cela tend à confirmer que les
procédés mnémotechniques – si l’on veut bien considérer les noms de cahiers comme
tels   –   ne   sont   pas   apparus   dès   le   début   de   la   rédaction   du   roman.   On   lit   sur   la
couverture du Cahier 74, lequel porte aussi un nom étrange que l’on ne tentera pas
d’élucider ici mais qui a des connotations très riches, à la fois exotiques et familières :
« Babouche/Et dans babouche plusieurs enclaves du dernier cahier noir Serviette qui
finit le livre[,] enclaves que je n’ai pas eu la place de mettre dans le dit cahier noir (où il
y a Serviette dans la 1re phrase) ». Le nom « Serviette » est donc simplement emprunté
à la   première   page   du   cahier   qu’il   désigne.   Comme dans   les   noms   de   pages,   c’est
l’amorce du contenu à mémoriser qui sert à désigner l’ensemble, à cette différence près
que, ici, le mot ne semble pas choisi arbitrairement : il désigne le déclencheur d’une
fameuse réminiscence du Temps retrouvé, et il doit lui-même déclencher le souvenir du
contenu   du   cahier.   La   référence   chromatique   ne   suffit   pas   toujours,   car   plusieurs
cahiers ont la même couleur. C’est le cas des cahiers noirs à couverture moleskine dont
Proust   a   utilisé   un   nombre   assez   important.   D’où   le   recours   à   un   élément
supplémentaire. Récapitulons ici les règles de nomination du Cahier 57, qui sont au
nombre de trois : couleur de la couverture, mot tiré du début du texte du cahier, mot
désignant une réminiscence dans la fiction.
14 Un autre nom de cahier a été élucidé par les commentateurs. Il s’agit du Cahier 33, qui
porte   sur   sa   couverture   la   mention :   « Cahier   Fridolin ».   En   cherchant   à   dater   la
rédaction   de   ce   cahier,   Maurice   Bardèche   fait   ce   commentaire   éclairant :   « Cette
dénomination   patriotique   indique   une   date   vraisemblablement   postérieure   à
octobre 1914   qui   fut   le   moment   où,   par   suite   des   détails   donnés   sur   la   “guerre   de
positions”,   l’uniforme   feldgrau de   l’infanterie   allemande   fut   connu   par   le   public,  en
même temps que le surnom “fritz” ou “fridolin” était donné aux soldats allemands 28 ».
La couleur vert-gris des uniformes allemands ressemble en effet à celle des coins et du
dos du cahier. Plusieurs remarques s’imposent ici : le glissement de la couleur du cahier
à celle de l’uniforme et au surnom des soldats ; l’origine étrangère du nom, qui est déjà
un   nom   propre ;   l’allusion   au   contexte   historique   de   guerre ;   l’absence   de   rapports
apparents entre le titre et le contenu du cahier, fragments relatifs à Albertine à Balbec.
Pierre-Louis Rey conteste cette interprétation et en propose une autre29, en s’appuyant
sur un passage du Cahier 51 (fo 68 vo), auquel il faut ajouter un passage du Cahier 57
(fo 40 ro) :   le   héros-narrateur   découvre   l’apparence   très   vieillie   du   prince   de
Guermantes, alors qu’il se serait attendu à le voir en « costume du prince Fridolin 30 ». Il
s’agit selon toute vraisemblance d’une référence à l’« opéra-bouffe-féerie » d’Offenbach

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et Victorien Sardou, Le Roi Carotte (1872), composé dans le contexte de la guerre franco-


prussienne. L’histoire est celle d’un jeune prince frivole, détrôné par un génie facétieux
qui le remplace par un roi difforme, accompagné de ses courtisans à l’apparence de
légumes.   Les   costumes   dessinés   par   Théophile   Thomas   ont   largement   contribué   au
succès du spectacle31. La référence au personnage d’Offenbach n’est pas incompatible
avec l’explication de Maurice Bardèche, surtout si l’on considère que, dans les deux cas,
il est question de couleur de vêtements et de guerre franco-allemande. Fridolin serait
un nom susceptible de faire image dans la mémoire de l’écrivain, car surdéterminé et
chargé de connotations se rapportant à la couleur du cahier. Les règles de formation du
nom   de   ce   cahier   sont   donc   au   nombre   de   deux :   référence   à   la   couleur   de   la
couverture, allusion plaisante au contexte historico-culturel par l’intermédiaire d’un
nom d’origine étrangère. Si l’on compare ces règles à celles du Cahier 57, on peut tenter
de dégager les facteurs qui président aux choix de Proust. Le premier est assez stable et
concerne l’aspect extérieur du cahier ou les premières lignes de son incipit. Le second
est plus variable et renvoie à quelque chose de différent du cahier dans sa matérialité,
par une allusion stimulante, soit sérieuse, soit plaisante. On peut penser qu’il en va de
même pour les noms plus difficiles à élucider.
15 Les   Cahiers 71   et   54   sont   des   cahiers   « bibliophiles »   (fig. 8),   du   même   type   que   le
« Cahier Fridolin ». Leur couverture est colorée, le plat étant de couleurs différentes de
celle des coins et du dos. La présence de leur nom respectif, « Dux » et « Vénusté », non
seulement sur la couverture mais dans des renvois génétiques d’un cahier à l’autre, sur
des rectos32, laisse penser que, contrairement au Cahier 57 baptisé a posteriori, ces noms
sont   contemporains   de   la   rédaction   du   corps   principal   du   texte   (1913-1914).   On
remarque que ce sont deux mots relativement opaques, empruntés – à deux degrés
différents   –   à   la   langue   latine.   Les   éditeurs   formulent   les   hypothèses   suivantes,
concernant le premier des deux cahiers. D’une part, le sens latin de « Dux » pourrait
faire référence au rôle de guide du Cahier 71, par rapport au nouveau scénario que
Proust invente pour la suite de son roman. D’autre part, un texte de Ruskin mentionne
l’inscription « DUX » sur une mosaïque de la basilique Saint-Marc. Dans cette mosaïque
du transept nord, « le Doge est debout au milieu [des fidèles], reconnaissable à son
bonnet cramoisi, brodé d’or et à l’inscription DUX, placé au-dessus de sa tête 33 ». Ces
deux   pistes   interprétatives   sont   satisfaisantes.   Elles   entrent   toutes   deux   dans   la
catégorie de la deuxième règle que l’on a définie. Pour envisager la première règle, on
peut s’arrêter sur l’aspect matériel du cahier et tenter de le mettre en rapport avec
l’une   des   deux   interprétations.   Or,   l’aspect   de   la   couverture   de   ce   cahier   est
extrêmement frappant. Malheureusement, son état de dégradation actuel ne permet
pas de dire dans quel état il était quand Proust l’a utilisé. Les coins et le dos du cahier
du moins n’ont pas dû beaucoup changer de couleur, ils sont bleu-violet. Proust appelle
effectivement ce cahier « Cahier violet Dux34 ». C’est le plat de la couverture dont le
chromatisme   est   le   plus   étrange :   on   observe   des   taches   marron   ou   rousses,   assez
régulières, sur un fond beige-gris plus clair, deux teintes qui semblent appartenir à
l’aspect premier du cahier ; on observe également des taches rouges, très irrégulières,
concentrées   plutôt   dans   la   partie   supérieure,   et   dans   une   moindre   mesure   dans   la
partie   inférieure   gauche.   Le   problème   est   de   savoir   si   leur   apparition   est
contemporaine de Proust. Si c’était le cas, le rapport entre la citation de Ruskin et
l’apparence de la couverture serait renforcé, puisque, au plat tacheté de la couverture,
qui peut rappeler la surface d’une mosaïque, s’ajouterait la présence d’une teinte rouge,
qui   rappellerait   le   « bonnet   cramoisi   du   doge ».   Les   deux   règles   dégagées

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précédemment   seraient   alors   observées :   la   règle   constante   matérielle   (aspect   de


mosaïque, teinte rouge sur fond tacheté) et la règle variable (référence esthétique à
Ruskin, au doge vénitien dans la mosaïque de Saint-Marc 35, au rôle directeur d’un tel
personnage et du scénario ébauché dans le cahier). L’ensemble constituerait à la fois un
nom propre et une image frappante, dissemblable36.
16 Le   nom   le   plus   délicat   à   élucider   est   celui   du   Cahier 54,   « Vénusté ». Les   éditeurs
donnent des éléments de définition de ce latinisme qui remonte au  XVIe siècle37. Il s’agit
d’intégrer ces données indispensables dans la démarche d’élucidation que l’on tente de
mettre   en   place   ici,   en   commençant   par   la   première   règle.   « Vénusté »   ne   saurait
référer à l’aspect de la couverture : coins bleu-vert, plat marbré beige et vert. Il faut
donc se reporter à l’incipit du cahier, comme pour le cahier « Serviette ». Rien dans les
premiers mots n’évoque le terme « vénusté » mais, comme le signalent les éditeurs, on
lit au folio 4 vo : « Dans le monde des sports car Félix avait pensé aussi à s’y consacrer
quelque   temps   M.   de   Charlus   avait   cru   que   la   Vénus   masculine   s’incarnait   moins
fréquemment ». « Vénusté » est donc susceptible d’évoquer toute la première séquence
du   cahier,   des   folios 1   à   9,   qui   présente   une   forte   unité   et   qui   porte   sur   une
conversation avec M. de Charlus et sur les amours malheureuses de ce dernier avec un
certain Félix. Comme on l’a vu précédemment, le héros-narrateur s’apercevra plus tard
de l’importance de cette conversation et des leçons qu’il aurait dû en tirer pour sa
propre souffrance amoureuse – peu importe l’existence objective ou la nature de l’être
aimé, c’est son image intérieure qui compte et qui fait souffrir. C’est donc un passage
très important, plus important qu’il n’y paraît au premier abord, et c’est un passage qui
place Vénus sous le signe de l’inversion sexuelle. Une seconde occurrence de Vénus
dans le cahier confirme le thème de l’inversion sexuelle, concernant cette fois Albertine
et Andrée (fo 40 vo). On comprend donc l’importance de la figure mythologique et de ses
retournements pour ce cahier, à la fois pour la séquence Charlus et pour la séquence
Albertine. Mais pourquoi « Vénusté », si ce n’est l’abstraction et la préciosité produites
par le suffixe ? Un détour par l’histoire de la langue et par les occurrences littéraires du
mot n’est pas superflu38. Il s’en dégage l’impression d’un mot profondément ambigu, à
la fois noble par son origine et vulgaire par la sorte de beauté sensuelle qu’il peut
désigner.   Cette   noblesse   sert   le   cas   échéant   à   voiler   ou   à   suggérer   une   forme   de
sensualité   inavouable.   Dans   une   lettre   de   1907   à   Reynaldo   Hahn   signalée   par   les
éditeurs du Cahier 54, Proust écrit d’une sœur de Mme Greffulhe : « Sa petitesse et sa
vénusté   sont   d’ailleurs   très   comiques   et   font   penser   à   quelque   beauté   parfaite   et
minuscule comme on n’en voit l’étrangeté que dans certains bordels 39 ». Proust a pu
relever   ce   mot   dans   la   langue   de   son   époque,   dans   une   conversation   ou   chez   un
écrivain   de   son   temps.   Des   occurrences   plutôt   conventionnelles,   au   sens   de   beauté
gracieuse, sont répertoriées chez Ernest Renan, Maurice Barrès et Anatole France 40.
Mais l’emploi le plus intéressant, dans un livre dont on sait que Proust l’a lu et qu’il en a
reçu   une   forte   impression,   fût-elle   désagréable,   se   trouve   dans   le   recueil
pornographique   de   Verlaine,   Femmes (1890),   dédié   aux   « Putains »,   « novices   ou
professes ». On lit dans le premier poème, « À celle que l’on dit froide » : « […] ta gorge
triomphante / Dans sa gracile vénusté ». Deux strophes plus loin, la jeune femme est
comparée à « un joli garçon ». Nombreuses sont les comparaisons entre filles et garçons
dans ce recueil qui constitue un diptyque avec Hombres (1891), consacré aux amours
masculines. Proust aurait acquis ces deux livres lors d’une vente de 1908, d’après Philip
Kolb,   et   il   en   parle   dans   deux   lettres   de   la   même   année,   en   les   qualifiant   de
« scandaleux »,   « immondes »,   « secrets »,   « stupides »,   et   encore   quatorze   ans   plus

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tard, en 1922, en employant les termes « hideux » et « pénible 41 ». Si cette inspiration
verlainienne   est   avérée,   alors   on   comprend   mieux   la   charge   émotionnelle   et   le
caractère transgressif de « vénusté », susceptibles d’en faire une image frappante et un
titre adéquat pour le Cahier 54. Ce mot condenserait la passion amoureuse de Charlus
pour Félix et celle du héros pour Albertine, et refléterait les tourments de Proust lui-
même. Il véhiculerait une puissance comparable à celle que Bataille a conférée au mot
« érotisme » et correspondrait bien au procédé indiqué par l’auteur de la Rhétorique à
Hérennius : « créer des images capables de rester le plus longtemps possible dans la
mémoire »,   « des   images   qui   ne   soient   ni   nombreuses   ni   vagues   mais   actives »,   qui
doivent avoir « une beauté exceptionnelle ou une laideur particulière 42 ».
 
Fig. 8

Plats de couverture des Cahiers Dux et Vénusté


(BnF, NAF 18321 et 16694)
BnF

17 La   consultation   d’un   traité   contemporain   de   Proust   relatif   à   l’« organisation


matérielle »   du   « travail   intellectuel43 »   laisse   mesurer   tout   ce   qui   sépare   l’écrivain
d’une activité rationnelle qui faciliterait l’archivage et la remémoration de ses écrits. La
souplesse, le caractère spontané et intuitif des procédés proustiens ouvrent sans doute
la voie à une forme de mémoire involontaire. Ils permettent en tout cas une projection
vers l’avenir de l’œuvre et une grande plasticité dans la transformation des fragments
discursifs   remémorés.   La   période   ciblée,   1913-1914,   correspond   à   la   souffrance
amoureuse causée par la fuite et la mort d’Alfred Agostinelli, qui retarde Proust dans
son   travail   de   préparation   des   tomes   suivants,   mais   qui   lui   inspire   le   personnage
d’Albertine   et   les   développements   narratifs   ébauchés   dans   les   Cahiers 71   et   54.   Un
grand apport de la psychologie expérimentale du  XXe siècle est d’avoir montré que les
phénomènes d’oubli ne s’expliquent pas seulement par l’écoulement du temps, par la
durée   qui   effacerait   progressivement   les   souvenirs,   mais   aussi   et   surtout   par   la
superposition entre différentes choses à mémoriser, qui interfèrent les unes avec les
autres. Or, Proust se trouve en 1913-1914 dans une situation d’interférence extrême. Il
y a à cette époque, et pendant toutes les années qui suivront, à la fois un accroissement

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de la matière romanesque et une superposition des tâches cognitives de l’écrivain. Cela
expliquerait pourquoi Proust commence alors à intensifier et à multiplier les procédés
susceptibles de renforcer sa mémoire.

NOTES
1. Distinction établie depuis l’Antiquité et toujours en vigueur dans la psychologie moderne et les
sciences cognitives, même si l’artificiel se confond désormais avec la technologie informatique.
2. Voir Nathalie Mauriac Dyer,  Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue », Paris, Champion,
2005, p. 34-37.
3. Marcel Proust,  Cahier 54, éd. Francine Goujon, Nathalie Mauriac Dyer et Chizu Nakano, Paris,
Bibliothèque nationale de France, Turnhout, Brepols Publishers, coll. « Marcel Proust. Cahiers 1 à
75   de   la   Bibliothèque   nationale   de   France »,   2008,   2 vol. ;   Marcel   Proust,   Cahier 71,   éd. Shuji
Kurokawa, Pierre-Edmond Robert, Francine Goujon et Nathalie Mauriac Dyer, Paris, Bibliothèque
Nationale de France, Turnhout, Brepols Publishers, coll. « Marcel Proust. Cahiers 1 à 75 de la
Bibliothèque nationale de France », 2009, 2 vol. 
4.  Frances   Yates,   L’Art de la mémoire [1966],   trad.   Daniel   Arasse,   Paris,   Gallimard,
coll. « Bibliothèque des Histoires », 1975 ; Mary Carruthers, Le Livre de la mémoire. Une étude de la
mémoire dans la culture médiévale [1990], trad. Diane Meur, Paris, Macula, coll. « Argô », 2002 ; Lina
Bolzoni, La Chambre de la mémoire. Modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimerie [1995],
trad. Marie-France Merger, Genève, Droz, 2005.
5. Catherine Baroin,  Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris,
Belin, 2010 ; Luigi De Poli, La Structure mnémonique de La Divine comédie, Frankfurt am Main, Bern
et   New York,   Peter   Lang,   1999 ;   Daniel   Martin,   L’Architecture des Essais   de Montaigne. Mémoire
artificielle et mythologie, Paris, Nizet, 1992 ; Jacques Roubaud, « Hypothèses génétiques concernant
la perecquation de la forme roman (communication du 6 juin 1993 au Séminaire Perec de Paris
VII) », Le Cabinet d’amateur, no 4, 1995, p. 9-23 ; Daniel Ferrer, « Loci Memoriae : Joyce and the Art of
Memory », dans Franca Ruggieri (dir.), Classic Joyce. Papers from the XVI International James Joyce
Symposium, Rome 14-20 June 1998,  Roma, Bulzoni  editore, 1999, p. 355-360 ;  Jean-Louis  Lebrave,
« Hypertextes – mémoires – écritures », Genesis, no 5, 1994, p. 9-24.
6. Platon, Phèdre [275 a], trad. Luc Brisson, suivi de Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon »
[1968], Paris, Flammarion, coll. « GF », 2004, p. 178. Voir le commentaire de Jacques Derrida, ibid.,
p. 310-317.
7. Traduction envisagée par Jacques Derrida pour le grec pharmakon, rendu traditionnellement,
selon les contextes, par « drogue » ou « remède » (ibid., p. 310-317) ; Platon l’emploie à propos de
l’écriture.
8. Article « Aide-mémoire », préfiguration en ligne du Dictionnaire de critique génétique de l’ITEM,
version du 21 décembre 2010 : http://www.item.ens.fr/index.php?id=577448
9. Anne Herschberg Pierrot, « Les notes de Proust », Genesis, n o 6, « Enjeux critiques », 1994, p. 61.
10. Ibid., p. 61.
11.  Frances   Yates,   op. cit.,   p. 27,   55,   63,   330,   407 ;   Mary   Carruthers,   op. cit.,   p. 162-163 ;   Marc
Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria », de la Renaissance au seuil de l’époque
classique, Genève, Droz, 1980, p. 259, n. 67.

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12. Toutes les références à ces deux cahiers publiés chez Brepols peuvent se lire, pour chaque
cahier, soit dans le volume I en fac-similé, soit dans le volume II en transcription diplomatique.
Nous linéarisons ici cette dernière.
13. Florence Callu avance également la date de fin 1913 ; voir « “Capital, capitalissime”, un mode
de composition chez Marcel Proust ? », dans Almuth Grésillon et Michael Werner (dir.), Leçons
d’écriture. Ce que disent les manuscrits. Hommage à Louis Hay, Paris, Minard, 1985, p. 81-82.
14. Ibid., p. 82.
15. Voir les notes des éditeurs à ce sujet, Cahier 71, op. cit., p. 206.
16. Une autre occurrence de ce geste, au folio 57 ro, est biffée. Voir la note des éditeurs, Cahier 54, 
op. cit., p. 262.
17.  Anne   Herschberg   Pierrot,   « Proust   et   les   notes   de   régie »,   dans   Nathalie   Mauriac   Dyer,
Kazuyoshi Yoshikawa (dir.), Proust aux brouillons, Turnhout, Brepols, coll. « Le champ proustien »,
2011, p. 67 : « La Recherche, et ce n’est pas nouveau, s’écrit comme un art de la mémoire, des lieux
et des figures de la fiction, mais aussi de l’espace-temps des cahiers. »
18. 18. Ibid., p. 65.
19. Cité par Anne Herschberg Pierrot, ibid., p. 64.
20. Antoine Compagnon (dir.),  Proust, la mémoire et la littérature, textes réunis par Jean-Baptiste
Amadieu, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France », 2009, p. 12-13 ; voir aussi Proust entre deux
siècles, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1989, p. 136.
21. Construction en bois ornée de nombreuses images (symboles religieux, figures mythologiques
et astrologiques), aujourd’hui perdue, connue par la description et l’explication que son auteur
en a données (Giulio Camillo, Le Théâtre de la mémoire [1550], trad. Eva Cantavenera et Bertrand
Schefer, Paris, Allia, 2007).
22. Titre d’un index fourni par les éditeurs de chaque cahier Brepols (dans le volume II), outil
indispensable aux analyses qui suivent.
23. Cahier 54, op. cit., p. 268.
24. Rhétorique à Hérennius, III, XXII ; cité par F. Yates, op. cit., p. 22.
25. Voir Julie André, « Le Cahier 46 de Marcel Proust : transcription et interprétation », thèse de
doctorat, Université Paris III-Sorbonne nouvelle, 2009, t. I, p. 29.
26. Publié dans Marcel Proust, Matinée chez la princesse de Guermantes. Cahiers du Temps retrouvé,
éd. Henri Bonnet et Bernard Brun, Paris, Gallimard, 1982.
27.  Notes   riches   en   « Capital »,   « Capitalissime ».   On   trouve   même   un
« [Ca]pitalissississimeissime » (ibid., p. 229) et un « capitalissime issime, issime » (ibid., p. 331).
28.  Maurice   Bardèche,   Marcel Proust romancier,   Paris,   Les   Sept   couleurs,   1971,   vol. II,   p. 33.
L’expression « dénomination patriotique » est bien sûr ironique. Mais à supposer que Proust ait
éprouvé des sentiments germanophiles, c’est dans un contexte bien différent de celui où s’est
tristement illustré Maurice Bardèche.
29. « Notice », RTP, II, p. 1327, n. 1. En ce qui concerne la datation, l’objection de Pierre-Louis Rey
n’est pas nécessairement valide, car la nomination du cahier peut être postérieure à sa rédaction,
si   l’on   considère   que   Proust   nomme   certains   cahiers   pour   mieux   les   identifier,
rétrospectivement.
30. RTP, IV, p. 874, 878 (« Esquisses »).
31. Voir Théophile Thomas, Maquettes de costumes pour le « Roi Carotte » (en particulier la
planche 3), conservées à la Bibliothèque-musée de l’Opéra sous la cote D 216 Z 1, et reproduites
sur   le   site   « Banque   d’images »   de   la   BnF.   Les   couleurs   du   plat   du   Cahier 33   ressemblent
étrangement aux teintes variées du costume du prince Fridolin, mais il est très improbable que
Proust ait eu accès, directement ou indirectement, à ces documents. Il n’y a aucune référence
explicite au Roi Carotte dans les écrits de Proust mais il faut bien que l’écrivain ait entendu parler
de ce spectacle pour qu’il emploie l’expression de « costume de prince Fridolin ». On trouve du

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reste   certaines   références   ou   allusions   à   Offenbach   et   Sardou,   notamment   dans   la


correspondance avec Reynaldo Hahn.
32. Cahier 71, fo 104 ro (en marge il est vrai) ; Cahier 54, fo 10 ro.
33. Voir John Ruskin,  Les Pierres de Venise [1851-1853], trad. Mathilde Crémieux [1906], Paris,
Hermann, coll. « Savoir », p. 54-55 ; cité par les éditeurs du Cahier 71.
34. Carnet 3, fo 22 vo (voir « Index des renvois génétiques », Cahier 71, vol. II, p. 257).
35. Rappelons également que la basilique Saint-Marc est l’objet de la réminiscence des pavés
inégaux dans Le Temps retrouvé.
36.  Sur   la   dissemblance   comme   caractéristique   des   images   frappantes,   voir   Georges   Didi-
Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1990.
37. Voir Cahier 54, vol. II, p. 237.
38.  Cicéron,   que   citent   les   éditeurs   du   cahier,   distingue   deux   genres   de   beauté,   la   venustas,
féminine et gracieuse, et la dignitas, majestueuse et masculine (De officiis, I, 130, cité ibid.). Dans La
Défense et illustration de la langue française, Du Bellay emploie ce mot pour caractériser la langue
grecque   et   lui   comparer   la   langue   française.   Au   XVIIe siècle,   son   appartenance   à   la   langue
française   fait   débat   et   Gilles   Ménage,   pour   le   défendre,   lui   consacre   deux   chapitres   de   ses
Observations sur la langue française.   La   base   Frantext   permet   de   constater   que   Chateaubriand
l’emploie à propos de sa sœur Lucile d’une part, à propos de Venise d’autre part : dans les deux
cas, il s’agit d’une forme de beauté morbide et sensuelle. Pétrus Borel l’emploie dans un contexte
érotique (« Dina, la belle Juive », 1833). Le T.L.F., quant à lui, indique le sens premier de « Beauté
comparable à celle de Vénus, pleine d’attraits sensuels, de séduction ineffable », en précisant
bien « à propos d’une femme » (déjà dans le Littré). Hormis des sens dérivés, ce dictionnaire
signale un second sens, « rare » : « éroticité, sensualité, volupté », en s’appuyant sur un exemple
emprunté à Anatole France (L’Île des pingouins, 1908).
39. Marcel Proust, lettre à Reynaldo Hahn, Corr., t. VII, p. 42-43.
40.  Toujours   d’après   la   base   Frantext.   Après   Proust,   des   occurrences   chez   Michel   Tournier,
Roland   Barthes   et   Gabriel   Matzneff   peuvent   suggérer   une   connotation   homosexuelle   de
« vénusté », en dépit de la restriction de Cicéron, de Littré et du T.L.F.
41. Marcel Proust, lettres à Georges de Lauris,  Corr., t. VIII, p. 324, 326 ; lettre à Abel Bonnard,
Corr., t. XXI, p. 279.
42. Rhétorique à Hérennius, III, XXII, cité par Frances Yates, op. cit., p. 22. L’usage d’images érotiques
est du reste avéré dans l’art de la mémoire (Lina Bolzoni, « Les phantasmes de l’Éros et les images
de la mémoire », La Chambre de la mémoire, op. cit., p. 225-233).
43.  Guyot-Daubès,   L’Art de classer les notes et de garder le fruit de ses lectures et de ses travaux.
Comment on organise son bureau, sa bibliothèque,   Paris,   P. Guyot   éditeur,   coll. « Bibliothèque
d’éducation attrayante », 1891, p. 5.

RÉSUMÉS
En même temps qu’il publie Du côté de chez Swann et qu’il travaille à la publication des tomes
suivants, Proust rédige les premières versions de « l’épisode d’Albertine ». Ces manuscrits de
1913-1914 présentent, en marge du texte, un certain nombre de signes que l’écrivain adresse à sa
propre mémoire pour ne rien perdre de ce qui surgit au cours de cette période d’intense vie
créative   mais   aussi   affective.   Deux   procédés   sont   étudiés   ici :   les   amorces   de   notes   du   type

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« capitalissime »   d’une   part,   les   noms   de   pages   et   de   cahiers   comme   « Dux »   et   « Vénusté »
d’autre part. Ils sont situés dans la longue histoire des rapports entre écriture et mnémotechnie
et plus particulièrement dans la tradition de « l’art de la mémoire ». Ils permettent d’envisager
comment l’écrivain a développé les propriétés naturelles de sa mémoire pour créer une œuvre
hors norme. Proust emploie ces procédés avec régularité mais aussi avec souplesse, de manière à
capter le pouvoir des affects, de l’oubli et des réminiscences.

While Du côté de chez Swann was in the process of being published, and while Proust was working


on the publication of the next volumes, he also wrote the first drafts of the “Albertine episode”.
Their   1913   and   1914   manuscripts   contain   alongside   the   text   a   number   of   signs,   which   were
intended to aid the writer’s own memory, so that he could retain everything that emerged during
this period of intense feeling and creativity. This paper analyses two stylistic devices : the first
part of notes like “capitalissime” on the one hand, titles of pages and notebooks like “Dux” and
“Vénusté” on the other. They are situated in the long history of writing and mnemonics, and
especially in the tradition of “the art of memory”. They allow us to understand how the writer
increased the natural properties of his memory in order to create a literary masterpiece. Proust
uses these devices consistently, but also in a more flexible way, to capture the power of affect,
forget- ting and reminiscence.

Al mismo tiempo que publica Por el camino de Swann y que trabaja en la publicación de los tomos


siguientes, Proust redacta las primeras versiones del “episodio Albertine”. Estos manuscritos de
1913-1914   contienen,   al   margen   de   los   textos,   una   cierta   cantidad   de   signos,   que   el   escritor
destina a su propia memoria para no perder nada de lo que va surgiendo a lo largo de ese periodo
de intensa vida creativa, pero también afectiva. Se estudian aquí dos procedimientos : el inicio de
notas del tipo “capitalísimo”, por una parte, y por la otra, los nombres de páginas y de cuadernos,
como “Dux” y “Vénusté”. Estos procedimientos se integran en la larga historia de las relaciones
entre escritura y mnemotécnica y más en particular, en la tradición del “arte de la memoria”, y
permiten   estudiar   la   manera   en   que   el   escritor   desarrolló   las   propiedades   naturales   de   su
memoria para crear una obra atípica. Proust utiliza estos procedimientos con la regularidad y la
flexibilidad necesarias para captar el poder de los afectos, el olvido y las reminiscencias.

Während der Publikation von Du côté de chez Swann und seiner Arbeit an den nachfolgenden


Bänden   hat   Proust   auch   die   ersten   Entwürfe   von   „Albertine-Episode“   verfasst.   Diese
Handschriften von 1913-1914 enthalten am Rand des Textes eine Reihe von Zeichen, welche dem
Autor zur Erinnerung dienten, um nichts von dem, was im Verlauf dieser Periode intensiver
Kreativität und Emotionalität entstand, zu verlieren. Dieser Artikel untersucht zwei stilistische
Methoden : einerseits den ersten Teil der von Proust als „capitalissime“ bezeichneten Notizen und
andererseits die Titel der Seiten und Hefte wie beispielsweise „Dux“ und „Vénusté“. Sie sind Teil
der langen Geschichte der Verbindung zwischen Schreibprozess und Mnemotechnik, genauer der
Tradition   der   ars memoriae und   ermöglichen   das   Verständnis   der   Entwicklung   des   geistigen
Eigentums des Schriftstellers im Prozess der Schaffung eines literarischen Meisterwerks. Proust
verwendet diese Methoden auf eine stetige aber auch flexible Weise und fängt so die Kraft der
Emotion, des Vergessens und der Erinnerung ein.

Negli stessi tempi in cui stampava Du côté de chez Swann, e lavorava alla pubblicazione dei tomi


successivi, Proust tracciava le prime versioni de “l’épisode d’Albertine”. I manoscritti, risalenti
agli anni 1913-1914, conservano, ai margini del testo, una serie di richiami funzionali a favorire la
memoria di quanto, in quel periodo di intensa vita creativa ed emotiva, gli andava accadendo. Il
saggio, in questa prospettiva, analizza i due procedimenti stilistici che quelle pagine proustiane
più peculiarmente documentano : la prima sezione di annotazioni del tipo “capitalissime”, da un
lato ; i titoli di pagine e di fascicoli come “Dux” e “Vénusté” dall’altro. Non solo si situano nella

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lunga storia del rapporto tra scrittura e memoria, e più specificamente, nella tradizione dell’“arte
della memoria” ; ma permettono, anzi, di osservare in quali modi lo scrittore ha sviluppato le
proprietà naturali della sua “memoria” per creare un’opera che andasse al di là della norma.
Proust utilizza questi procedimenti con regolarità, ma anche con una qual certa duttilità, sì da
catturare l’intensità delle emozioni, degli oblii e dei ricordi.

Enquanto publicava Du côté de chez Swann e trabalhava na publicação dos volumes seguintes,


Proust escreveu as primeiras versões do “episódio de Albertine”. Esses manuscritos de 1913-1914
apre-   sentam,   na   margem   do   texto,   uma   série   de   signos   inscritos   pelo   escritor   com   fins
mnemónicos   para   nada   perder   do   que   lhe   ocorre   nesse   período   de   intenso   vida   criativa,   e
também emocional. Dois processos são estudados aqui : esboços de notas como “capitalissime” e,
por outro lado, nomes de páginas e de livros como “Dux” e “Memo”. Situam-se eles na longa
história da relação entre escrita e mnemotécnica, mais concretamente na tradição da “arte da
memória”.   Permitem   observar   como   o   escritor   desenvolveu   as   propriedades   naturais   da   sua
memória   para   criar   uma   obra   de   excepção.   Proust   usa   estes   métodos   com   regularidade   mas
também   com   flexibilidade,   de   modo   a   captar   o   poder   das   emoções,   do   olvido   e   das
reminiscências.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu,
génétique textuelle, XXe siècle

AUTEUR
GUILLAUME PERRIER
Guillaume Perrier, docteur de l’université Paris Diderot-Paris VII, est l’auteur de La Mémoire du
lecteur. Essais sur Albertine disparue et Le Temps retrouvé, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque
proustienne », 2011. Il a coédité avec Raymonde Coudert, Textuel, n° 45, « Proust. Surprises de la 
Recherche », 2004. Ses travaux sur Proust ont donné lieu à des publications dans les revues Écrire
l’histoire, Revue internationale de philosophie, Études littéraires, ainsi que dans le Bulletin d’Informations
proustiennes où il anime la rubrique « Notes de lecture ». Il a organisé en avril 2012 à l’ITEM une
journée d’étude intitulée « La mémoire volontaire de l’écrivain ».
guillaume.perrier[arobase]gmail.com

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Gomorrhe 1913-1915
Survivance de l’affaire Dreyfus dans le Cahier 54

Yuji Murakami

1 On sait que Proust était passionnément dreyfusard et qu’il a largement incorporé, entre
1897 et 1899, l’Affaire en cours dans son roman inachevé Jean Santeuil. Le jeune écrivain
n’avait   pourtant   pas   trouvé   un   point   de   vue   cohérent   pour   affronter   le   sujet   de
l’antisémitisme. Il n’en est pas de même dans À la recherche du temps perdu, où la voix
des antirévisionnistes est représentée à travers divers personnages fictifs. Or, à côté
d’une   telle   écriture   explicite   et   polyphonique,   bien   connue   des   chercheurs,   Proust
semble avoir inventé une autre manière d’aborder le discours antisémite et sa propre
identité juive. Métaphorique et allégorique, cette autre écriture de l’affaire Dreyfus, qui
commence à émerger vers 1899, culmine avec la description de Gomorrhe dans le cycle
d’Albertine. À travers une relecture du Cahier 54, édité en 2008 par Francine Goujon,
Nathalie Mauriac Dyer et Chizu Nakano, nous nous proposons de mettre en évidence
cet aspect obscur de l’écriture historiographique proustienne, à savoir la transposition
critique   du   discours   antidreyfusard   et   antisémite   vers   les   premières   années   de   la
Première Guerre mondiale.
 
L’affaire Dreyfus dans le Cahier 54
2 L’« enquête » du narrateur sur les « trahisons » d’Albertine, présente ou disparue, est
contrainte à une oscillation incessante entre « l’idée de la culpabilité » et « l’idée de
l’innocence ».   Bien   que   Proust   n’établisse   jamais   dans   le   texte   de   la   Recherche un
parallèle explicite entre Gomorrhe et l’affaire Dreyfus, la mémoire de celle-ci paraît
fortement présente dans une série de comparaisons judiciaires et policières, tels les
« aveux » d’Albertine, les interrogatoires des témoins, les « révélations » d’un agent
secret   du   narrateur.   L’unique   référence   explicite   à   l’Affaire   dans   le   Cahier 54 nous
permet   d’avancer   l’hypothèse   d’une   transposition   quasi   méthodique   de
l’antidreyfusisme dans la description de Gomorrhe :
Après   que   tant de preuves si fortes, si précises, si nouvelles (la   doucheuse,   la
blanchisseuse) m’avaient laissé incrédule, c’est à ces petits soupçons anciens et qui
m’avaient paru alors si peu probants que je n’en étais pas resté inquiété, que je

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revenais, comme les adversaires de Dreyfus après tant de preuves, revenaient au vieux


Bordereau […]. Et ces preuves anciennes d’une culpabilité possible d’Albertine me faisaient
d’autant plus de mal qu’il y avait longtemps que je n’avais pensée à elles, et qu’elles
avaient repris une sorte de nouveauté, comme les modes anciennes qui’on reprend1
(fig. 1).
3 La   comparaison   de   l’affaire   Dreyfus   est   absente   de   l’édition   d’Albertine disparue.   La
résurrection du souvenir des Buttes-Chaumont déclenchée chez le narrateur par les
rapports   d’Aimé   sur   la   doucheuse   et   la   blanchisseuse   y   est   généralisée,   avec   des
métaphores anodines, dans une réflexion sur la mémoire et sur l’habitude 2. Le brouillon
cité a l’avantage de nous montrer matériellement l’analogie, invisible dans l’édition,
entre le narrateur et les antidreyfusards, entre Albertine et le capitaine Dreyfus, entre
Gomorrhe et l’Affaire.
 
Fig. 1

Cahier 54, fo 98 ro (BnF, NAF 16694)


BnF

4 Pour   interpréter   précisément   cette   référence   aux   antidreyfusards,   il   faut   d’abord


constater la situation de l’antidreyfusisme au temps de la constitution du Cahier 54. Le
passage cité fut écrit entre le 30 mai et la mi-octobre 1914. La période coïncide avec le
moment   d’une   grande   transformation   de   la   mémoire   de   l’Affaire   chez   les
antidreyfusards.   Depuis   sa   fondation   en   mars 1908,   le   quotidien   L’Action française
dénonçait sans cesse l’arrêt « frauduleux » de la Cour de cassation qui avait innocenté
le   capitaine   Dreyfus   en   1906.   Pour   en   rester   à   l’année   1914,   l’assassinat   de   Gaston
Calmette, suivi du grand procès d’Henriette Caillaux tenu devant la Cour d’assises de la
Seine en juillet, donnait aux rédacteurs de ce journal antisémite l’occasion de revenir
sur l’affaire Dreyfus considérée comme un complot juif. Dans le numéro du 25 juillet
1914, Maurras écrivait : « Aujourd’hui […] le Tout Dreyfus défile au Palais de Justice,

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comme   pour   démontrer   que   l’Affaire   Dreyfus   est   la   clef   de   toute   notre   histoire,
parlementaire et militaire, judiciaire et politique, morale même 3. »
5 La déclaration de guerre en août change cette situation. La constitution de l’Union
sacrée réalisant une sorte d’amnistie, l’affaire Dreyfus est frappée de tabou, comme le
montre  l’affirmation  de  Maurras  dans  L’Action française du   4  août  1914 : « C’est  une
erreur matérielle pure qui a fait insérer hier notre rubrique habituelle du calendrier de
l’Affaire Dreyfus. Le souvenir n’en est pas plus possible devant l’ennemi, à la veille des
luttes où chacun peut se racheter4. » À partir de cette date, l’Affaire disparaît de L’Action
française,   abstraction   faite   de   quelques   exemples   négligeables.   Cette   « convention
tacite5 » relative à l’ancienne guerre civile s’observe de façon symptomatique dans un
article   que   Maurras   publia   un   an   plus   tard :   « Nos   profonds   soucis   présents   nous
défendent de revenir sur cette histoire et même de la désigner par son nom 6. »
6 Pour revenir au Cahier 54, le fait que l’affaire Dreyfus y est un hapax ne signifie pas le
caractère fortuit de l’analogie entre le narrateur devenu enquêteur de la vie d’Albertine
et les antidreyfusards, à savoir ceux qui soutiennent la culpabilité de l’officier juif. Une
comparaison analogue est déjà présente dans le Cahier 25 de 1909 où Proust écrit à
propos des soupçons de Swann portés sur sa maîtresse : « Et comme une hypothèse
vraie en physique ou dans l’affaire Dreyfus c’était toujours cela qui était vérifié 7. » Pour
nous limiter à la partie du Cahier 54 rédigée en 1914, l’ombre de l’Affaire est sensible
aux folios 94-95 ros où le narrateur est tenté d’attribuer la discrétion d’une amie intime
d’Albertine au « sentiment qu’irréfléchi et irrésistible analogue au patriotisme qui lui
faisait penser qu’on <doit> mentir dans ces cas là8 ». L’expression fait immédiatement
songer à l’auteur du « faux Henry » transformé par Maurras en un martyr patriote peu
après   le   drame   du   Mont-Valérien.   Une   addition   aux   épreuves Grasset   du   Côté de
Guermantes I, postérieure au début de 19159, atteste que Proust mettait effectivement en
parallèle la péripétie d’Agostinelli et l’affaire Dreyfus, en particulier les aveux et le
suicide du colonel Henry :
Même plus tard, et pour en rester à l’affaire Dreyfus, quand <se produisit> les aveux
et   le   suicide   d’Henry  un   fait   aussi   éclatant   que   l’aveu   et   d’Henry,   suivi   de   son
suicide,   non   seulement   ce   fait   fut   aussitôt   interprété   de   façon   opposée   par   des
ministres dreyfusards, et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la
découverte   du   faux   et   conduit   l’interrogatoire,   mais   parmi   les   ministres
dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les mêmes
pièces, mais dans le même esprit, le rôle d’Henry fut expliqué de façon entièrement
opposée, les uns voyant en lui un complice d’Esterhazy, les autres assignant au
contraire ce rôle à Du Paty de Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire
Cuignet   et   étant   en   complète   opposition   avec   leur   partisan   Reinach.   D’ailleurs
pourquoi les événements historiques seraient-ils en dehors de la vie, puisque des
hommes y sont mêlés ; et dans la vie privée <nous simples particuliers> <dans la vie
privée> ne gardons-nous pas une incertitude profonde sur les véritables mobiles des gens que
nous avons approché [sic] le plus près ; pouvons-nous affirmer dix ans après que dans notre
séparation <rupture> avec notre maîtresse c’est elle en conclusion <qui d’elle ou de nous> qui
a eu les torts, que si nous avions agi autre[ment] cette rupture était préméditée par elle quoi
que nous fissions etc. Or pourquoi la vérité <sur la> politique, la vérité historique
serait-elle plus concrète ; c’est-à-dire serait-elle en dehors de la vie, puisque les
événements   politiques   et   historiques  sur   les   événements   politiques,   historiques,
serait-elle   autre,   plus  concrète,   indiscutable,   c’est-à-dire   en   dehors   de   la   vie,
pourquoi le serait-elle puisque à ces événements sont mêlés des hommes c’est-à-
dire   des   créatures   qui  difficiles   à   connaître   et   qui   ne   se   connaissent   pas   eux-
mêmes10.

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93

7 De la même manière que dans le Cahier 54, Proust enchaîne implicitement le drame du
colonel Henry (la découverte du crime, l’interrogatoire, les aveux, le suicide dans la
prison, la divergence d’interprétations sur cette affaire) à celui d’Albertine-Agostinelli.
Dans   l’esprit   du   romancier,   les   interrogatoires   d’Andrée   par   le   narrateur   sur   la
culpabilité   ou   l’innocence   d’Albertine   sont   parallèles   à   l’entretien   de   Bloch   avec   le
diplomate sur la culpabilité ou l’innocence du capitaine Dreyfus.
 
La métaphore de l’espionne
8 Face à Albertine, le narrateur joue en effet systématiquement le rôle de l’état-major et
des antisémites dénonçant la trahison juive. La métaphore de l’espionne, récurrente
aux   versos   du   Cahier 54,   semble   confirmer   l’hypothèse   d’une   transposition   de
l’antidreyfusisme   dans   l’enquête   du   narrateur   sur   Gomorrhe.   Voyons   d’abord   un
passage inscrit entre décembre 1913 et 1915 au folio 19 vo :
[…] c’est peut’être le/a souvenir reviviscence de la douleur que m’avait causée la
lettre d’Aimé : « Oui elle était comme ça » qui me fa à cause de la particularité
étrange, mystérieuse, de toute douleur nouvelle, me faisait croire que les femmes
« comme   ça »   formaient   une   race   à   part,   à   laquelle   en   ne   me   disant   qu’elle   y
appartenait, Albertine avait vécu chez moi aussi mensongèrement que si elle avait été
espionne allemande. Bien plus, car le mensonge tenait bien plus aux racines de l’être et à ce
qui pouvait le plus me faire souffrir11 (fig. 2).
 
Fig. 2

Cahier 54, fo 19 vo (BnF, NAF 16694)


BnF

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9 Il   convient   tout   d’abord   de   remarquer   que   dans   l’œuvre   de   Proust,   le   thème   de


l’espionnage apparaît pour la première fois en 1898, en pleine affaire Dreyfus. Dans un
fragment de Jean Santeuil consacré au colonel Picquart qui dépose au procès Zola, on lit :
« Un   poète   accusé   d’espionnage   parce   qu’il   avait   regardé   pendant   deux   heures   une
caserne changer de couleur au soleil couchant ne peu excite les haussements d’épaules
des   juges   quand   il   explique   les   raisons   de   son   action 12. »   Un   autre   texte   rédigé
probablement vers la même période comporte déjà une analogie entre l’espionnage
militaire et l’espionnage amoureux :
L’espion s’arrêté devant une Caserne pour relever des plans <est debout immobile
pour relever des plans>, un homme <débauché> à l’endroit d’où les plusieurs <une> 
femme va sortir, un pour guetter une femme, mais, l des hommes influ bien posés
s’arrêtent pour voir les progrès d’une nouvelle construction ou d’une démolition
importante.   Mais   le   poète   reste   arrêté   devant   toute   chose   qui   ne   mérite   pas
l’attention de l’homme bien posé de sorte qu’on se demande si c’est un amoureux
ou   un   espion,   et   depuis   longtemps   qu’il   <semble>   regarde<r>   cet   arbre   ce   qu’il
regarde en effet réalité13 (fig. 3).
 
Fig. 3

« Proust 45 », fo 53 ro (BnF, NAF 16636)


BnF

10 La comparaison d’un débauché suivant des femmes fait penser au portrait de Daltozzi
dressé dans un fragment de Jean Santeuil14. On notera que ce nom est employé pour
désigner le capitaine Dreyfus dans un autre fragment du même roman, rédigé en 1899 15,
et que le rapport du commandant Du Paty de Clam en 1894 décrivait « la vie double » et
désordonnée de l’inculpé en débusquant de nombreuses maîtresses dont l’une était une
Autrichienne susceptible d’être espionne16. Quant à la métaphore du regard d’un espion
au travail, elle réapparaît près de dix ans plus tard au sein de « La Race des Tantes »

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composée   dans   le   Cahier 6   (1909)17,   ainsi   que   dans   une   description   du   marquis   de
Guercy du Cahier 7 (1909)18, avant d’être développée, avec l’image des fous, dans une
esquisse du Cahier 35 (1911-1912) consacrée à Charlus devant le casino 19.
11 Si l’on tient compte de l’affinité ainsi constatée entre la métaphore de l’espion et les
thèmes de l’Affaire et de l’inversion sexuelle chez Proust, il ne sera pas difficile de
débusquer dans la comparaison – empreinte trop visiblement de la guerre de 1914 –
d’un   traître   pire   qu’une   « espionne   allemande »   qu’on   trouve   dans   le   Cahier 54   un
souvenir du discours antisémite du temps de la tempête dreyfusienne. En soulignant
l’étrangeté radicale des juifs par rapport à la France, Barrès écrivait dans un ouvrage de
1902, bien connu de notre romancier : « Dreyfus n’appartient pas à notre nation et dès
lors comment la trahirait-il ? Les juifs sont de la patrie où ils trouvent leur plus grand
intérêt. Et par là on peut dire qu’un juif n’est jamais un traître 20. » Or, ce raisonnement
antijuif fut incorporé un an après l’Armistice dans les épreuves Gallimard du Côté de
Guermantes I sous la forme d’une tirade de Charlus : après avoir déclaré que Dreyfus ne
pouvait   pas   être   un   traître   puisqu’il   n’appartenait   pas   à   la   France,   le   personnage
affirme au narrateur : « Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction
aux   lois   de   réciprocité  règles   sur  <de>   l’hospitalité 21. »   Votre   Dreyfus,   et   non   votre
Albertine : on aura noté une ressemblance frappante entre ce passage et la citation du
folio 19 vo du Cahier 54.
12 D’ailleurs, cet exemple-ci n’est pas un cas isolé : aux pages versos du même Cahier
rédigées entre décembre 1913 et 1915, Albertine morte est comparée, toujours pour
mettre en relief son altérité inassimilable, tantôt à une « compatriote d’autres femmes
qui sont étrangères [au narrateur] […] égarée cinq*/six mois sous [son] toit comme une
espionne   qui   s’est   faite   pour   un   temps   cordonnière22 »,   tantôt   à   une   femme   vivant
« sous   un   faux   nom,   usurpant   une   nationalité   et   un   état   civil   qui   n’étaient   pas   le
sien23 ».
 
La loi Delbrück et L’Avant-Guerre
13 Étudions maintenant ces métaphores de l’espionne du Cahier 54 dans le contexte du
post-antidreyfusisme au temps de la Grande Guerre. Il faut constater que la situation de
l’espionnage au moment de la rédaction du Cahier 54 n’était pas identique à celle du
temps de l’affaire Dreyfus. L’article 76 du Code pénal français de 1913 explicitait la
peine de mort24. Préparés techniquement et localement dès le début de 1913, les camps
de   concentration   furent   ouverts   au   début   d’août   1914 ;   les   suspects   d’espionnage
faisaient l’objet d’une mesure d’internement en application de la loi du 9 août 1849 sur
l’état de siège25. L’atmosphère extrêmement tendue de cette période est rapportée par
Aladar Kuncz, professeur hongrois qui fut interné pendant cinq ans dans un camp de
concentration breton :
Paris était en proie à la haine de l’étranger, à l’« espionnite » ; c’est le même esprit
qui, dès le premier jour, aboutit au meurtre infâme de Jaurès […]. Il n’était pas
prudent   pour   les   étrangers   de   se   montrer   dans   la   rue.   Non   seulement   les
représentants officiels de la police demandaient couramment à voir les papiers,
mais   des   particuliers,   s’improvisant   détectives,   arrêtaient   à   tout   moment   des
passants, particulièrement des hommes blonds. Car, blond signifiait Allemand, et
Allemand était synonyme d’espion. Toutefois, il faut avouer que cela n’avait rien
d’étonnant si les gens avaient peur même de leur ombre, car, dans les premières
semaines, l’Allemagne menaçait de très près Paris, et les journaux entretenaient et

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excitaient même l’agitation. Si bien que, sous l’influence de la presse, le Français
moyen, crédule, en était arrivé à se former, du « Boche » puant, à « tête carrée »,
une sorte d’épouvantail mythique, inspiré par la plus sectaire fantaisie 26.
14 Comme  en témoigne le « triste souvenir27 » d’une dénonciation calomnieuse  évoqué
dans   une   lettre   d’avril   1920,   Proust   était   lui-même   plongé   dans   cette   atmosphère
d’espionnite (fig. 4) lors de la rédaction du Cahier 54. Pour revenir au double écho de la
guerre   de   1914   et   du   discours   antisémite   que   nous  avons  décelé   dans  une   série   de
métaphores de l’espionne, il reflète manifestement le post-antidreyfusisme de L’Action
française. Malgré la disparition des références dreyfusiennes après le 4 août 1914, le
thème de la trahison juive survivait sous d’autres formes dans ce milieu antisémite 28. À
la suite de la crise d’Agadir, Léon Daudet avait ouvert, dans le numéro du 17 septembre
1911,   une   investigation   sur   les   activités   des   espions   allemands   et   juifs   destinées   à
faciliter   l’invasion   ennemie   (fig. 5).   Pendant   toute   l’année   1912,   le   journaliste
« révélait » à ses lecteurs l’étendue de la mainmise des agents allemands sur les grandes
industries de la France. Cette série d’articles fut réunie dans un volume paru au début
de mars 1913 sous le titre L’Avant-Guerre. Études et documents sur l’espionnage juif-allemand
en France depuis l’affaire Dreyfus (fig. 6). Selon   Eugen   Weber,   onze   mille   exemplaires
furent vendus à la déclaration de guerre, vingt-cinq mille jusqu’à janvier 1915 ; en 1918,
l’ouvrage atteignit le cinquantième tirage29.
 
Fig. 4

L’Action française, dimanche 12 juillet 1914, p. 1 (BnF, <gallica.bnf.fr>)


BnF

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Fig. 5

L’Action française, dimanche 17 septembre 1911, p. 1 (BnF, <gallica.bnf.fr>)


BnF

 
Fig. 6

Couverture de Léon Daudet, L’Avant-Guerre. Études et documents sur l’espionnage juif-allemand en


France depuis l’affaire Dreyfus, Nouvelle Librairie nationale, 1913
BnF

15 L’Avant-Guerre est conçu comme une mise à jour de La France juive dans la perspective de


la   guerre   à   venir. Adoptant   un   style   pseudo-scientifique,   l’auteur   dénonce

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énergiquement   le   danger   de   la   naturalisation   qui   n’est   à   ses   yeux   qu’une   « fiction


légale », tout en soulignant le caractère fondateur de l’affaire Dreyfus dans l’histoire de
ce qu’il appelle « l’espionnage juif-allemand en France 30 ». Daudet répète à satiété la
nullité   de   la   naturalisation   définie   comme   une   fabrication   administrative   de   faux
Français, puisqu’il est évident qu’elle « laisse à l’Allemand ses droits allemands, son
cœur allemand, son instinct allemand, et au juif étranger sa juiverie, sa propension
ethnique   à   trahir31 ».   Cette   accusation  paranoïaque   des   naturalisés   est   une   réaction
contre la loi allemande du 22 juillet 1913, dite Delbrück, qui permet aux Allemands
d’acquérir la nationalité d’un pays étranger sans perdre leur nationalité allemande 32.
16 Durant   la   guerre,   Léon   Daudet   ne   se   lassera   pas   de   poursuivre   sa   lutte   contre   les
naturalisés « à la Delbrück », comme le montre son éditorial de L’Action française du
17 janvier 1915 :
Tout en nous accablant de ses démonstrations d’amitié, ce naturalisé français cligne
de l’œil   du   côté   du   gouvernement   allemand   et   murmure :   « Ces   démonstrations
n’ont   aucune   importance.   D’après   la   loi   Delbrück,   je   continue   à   me   considérer
comme Allemand. J’embrasse en public ces stupides Français qui m’accueillent si
facilement dans leur cité, mais c’est afin de mieux les étouffer. Je vous rendrai bien
plus de services, à vous mes compatriotes allemands, comme naturalisé français,
que je ne vous en rendais avant ma naturalisation33. »
17 La campagne de Léon Daudet aboutit finalement à l’adoption de la loi du 7 avril 1915
sur la dénaturalisation des Allemands et Autrichiens devenus Français 34. Parmi cent
vingt-trois personnes qui perdirent à cette occasion la nationalité française, un tiers fut
interné dans des camps de concentration35.
18 Pour revenir à Proust, il faut noter que Léon Daudet lui avait promis, peu après le
14 novembre 1913, de lui envoyer L’Avant-Guerre36. Une lettre adressée un an plus tard à
Lucien Daudet comporte les phrases suivantes : « La guerre a hélas vérifié, consacré et
immortalisé   l’Avant-Guerre. Depuis   Balzac,   on   n’avait   jamais   vu   un   homme
d’imagination découvrir avec cette force une loi sociale37. » Le fait que l’écrivain lut
attentivement cet ouvrage est attesté tant par sa correspondance que par plusieurs
passages du Temps retrouvé et de ses manuscrits, en particulier le Cahier 73 de 1915 qui
porte une mention des « [révélations] de Léon Daudet sur l’espionnage allemand 38 ».
Nous   sommes   donc   en   droit   de   reconnaître   un   écho   indéniable   de   ce   pamphlet
antisémite   dans   les   métaphores   de   l’espionne   ou   de   l’usurpatrice   d’une   nationalité
présentes dans le Cahier 54. L’idée même de l’« enquête » sur Albertine, qui n’est pas
sans   faire   penser   à   l’instruction   de   l’état-major   sur   les   « mobiles »   du   « crime »   du
capitaine   Dreyfus   en   189439,   pourrait   ne   pas   être   étrangère   à   cette   prétendue
« enquête » de Léon Daudet.
19 Pour   interpréter   cette   assimilation   singulière   de   la   perspective   antisémite   dans
l’écriture proustienne de Gomorrhe, il faudra confronter minutieusement la genèse du
cycle d’Albertine à l’évolution du post-antidreyfusisme dans la France de la Grande
Guerre. Cela étant précisé, nous nous contenterons, pour terminer notre relecture du
Cahier 54,   d’attirer   l’attention   sur   deux   textes   antérieurs   à   Du côté de chez Swann,
puisque la transposition critique du discours antidreyfusard commence à apparaître
dès 1899 dans l’œuvre de Proust. Dans « Ruskin à Notre Dame d’Amiens », article d’avril
1900 dédié à Léon Daudet, l’écrivain se dresse en effet contre le discours nationaliste et
antidreyfusard   de   Barrès,   en   comparant   ironiquement   la   Joconde   de   Vinci   à   une
« naturalisée française » et à une « admirable “sans-patrie” 40 ».

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20 Quant   à   Léon   Daudet,   « “L’affaire   Lemoine”   par   Michelet »,   double   pastiche   de


Drumont-Michelet   publié   en   février 1908,   parodie   discrètement   un   article   de   lui
consacré au procès Harden-Moltke, où l’analogie antisémite traditionnelle entre juifs et
invertis est reprise pour transformer le scandale d’homosexualité en un complot juif 41.
Les thèmes de l’espionnage allemand et de la trahison juive ainsi que le rapprochement
thématique entre juifs et homosexuels sont tous présents dans ce court texte qui n’est
autre chose qu’une transposition de l’affaire Dreyfus revue par les antisémites français
entre 1907 et 1908. Ces deux articles d’avant Swann montrent que l’écrivain avait besoin
du discours des ennemis pour forger son esthétique inspirée de sa propre identité juive.

21 Les empreintes de l’affaire Dreyfus et de l’antisémitisme en voie de transformation que
nous   avons   identifiées   dans   le   Cahier 54   semblent   permettre   d’élargir   le   champ
d’interprétation  possible  du  texte  de  l’édition  d’Albertine disparue.  Si  l’on  étudie   ces
allusions politiques à la lumière d’autres manuscrits thématiquement éloignés du cycle
d’Albertine,   comme   les   placards   du   Côté de Guermantes I et   les   brouillons   du   Temps
retrouvé, on pourrait relire le roman d’Albertine comme une historiographie profonde
de l’affaire Dreyfus et de la Grande Guerre, autrement dit comme le double négatif de la
matinée chez Mme de Villeparisis et du dernier volet de la Recherche. D’autre part, si
l’on   ne   néglige   pas   de   dépouiller   systématiquement   la   Correspondance et   le   dossier
d’avant Swann, des écrits de jeunesse au Contre Sainte-Beuve, la publication intégrale des
Cahiers   de   brouillon   permettra   d’éclaircir   de   façon   globale   la   longue   évolution   de
thèmes constitués et largement développés bien avant la Recherche, comme l’affaire
Dreyfus et la métaphore de l’espion.

NOTES
1.  Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France. Cahier 54, Bibliothèque nationale de France,
Nouvelles acquisitions françaises 16694, éd. Francine Goujon, Nathalie Mauriac Dyer et Chizu Nakano,
Turnhout,   Brepols/Bibliothèque   nationale   de   France,   2008,   2   vol. [ =   Cahier 54],   f o 98 ro ;   nous
soulignons.
2. Voir RTP, IV, AD, p. 123-125.
3. Charles Maurras, « Politiciens ou généraux ? Réponse à M. Clemenceau »,  L’Action française,
25 juillet 1914.
4. Id., « La Vérité », L’Action française, 4 août 1914.
5. Id., « La politique », L’Action française, 6 février 1915.
6. Id., « La politique », L’Action française, 3 novembre 1915.
7. Cahier 25, fo 44 vo (printemps ou été 1909) : JF, II, « Esquisse XLV », p. 929.
8. Cahier 54, fo 95 ro.
9. Datation proposée par Laurence Teyssandier, « La genèse de Charlus dans les cahiers de Marcel
Proust », thèse de doctorat, Université Paris IV, 2009, 2 vol., t. I, p. 316.

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10. NAF 16760,  Le Côté de Guermantes I, épreuves Grasset corrigées, placard 24, paperole ; nous


soulignons. Cf. RTP, II, CG I, p. 539 et variante a.
11.  Cahier 54,   fo 19 vo ;   nous   soulignons.   Cf.   la   version   du   Cahier 56,   fos 17-18 ros   (1915),   déjà
proche du texte de RTP, IV, AD, p. 107-108.
12. NAF 16615, f o 331 ro (1898) :  JS, p. 641. Une comparaison semblable apparaît dans RTP, I, JF,
p. 550 et III, SG I, p. 12.
13. NAF 16636, fo 53 ro (postérieur à mars 1898) : EA, p. 417. 
14. Voir JS, p. 844-848.
15. Voir ibid., p. 619.
16.  Voir   Joseph   Reinach,   Histoire de l’affaire Dreyfus [1901-1911],   Paris,   R. Laffont,
coll. « Bouquins », 2006, 2 vol. , t. I, p. 94, 116, 162-163.
17. Voir RTP, III, SG I, « Esquisse I », p. 932 : Cahier 6, fo 40 ro : « […] et les uns comme les autres
<on les voit> avec l’audace et l’œil curieux et l’attitude indifférente des espions rôder autour des
casernes. »
18. Voir ibid., t. II, JF, « Esquisse XLIII », p. 922 : Cahier 7, fo 31 ro.
19. Voir  Cahier 35, f o 21 vo, transcrit  par  Laurence  Teyssandier,  thèse citée, t. II, p. 109.  Cf. la
version définitive dans RTP, II, JF, p. 110-113.
20. Maurice Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, Paris, F. Juven, 1902, p. 149.
21.  NAF 16762,   Le Côté de Guermantes I,   épreuves   Gallimard   corrigées,   placard 23,   paperole
(décembre 1919-avril 1920). Cf. RTP, II, CG I, p. 584.
22. Cahier 54, fo 5 vo.
23. Ibid., fo 95 vo.
24.  Voir   Chantal   Antier,   Marianne   Walle,   Olivier   Lahaie,   Les Espionnes dans la Grande Guerre,
Rennes, Éditions Ouest-France, 2008, p. 43.
25.  Voir   Jean-Claude   Farcy,   Les Camps de concentration français de la Première Guerre mondiale
(1914-1920), Paris, Anthropos-Economica, 1995, p. 68-69, 81, 100-101.
26. Aladar Kuncz,  Le Monastère noir, adapté du hongrois par L. Gara et M. Piermont, préface de
Jacques de Lacretelle, Paris, Gallimard, 1937, p. 18-19.
27. Corr., t. XIX, p. 240 : lettre à Lionel Hauser, [le lundi 26 avril 1920]. Sur cet incident, voir ibid.,
t. XVIII, p. 326, n. 5.
28. Sur l’antisémitisme en France pendant la guerre, voir Philippe-E. Landau, Les Juifs de France et
la Grande Guerre. Un patriotisme républicain, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 67-77.
29. Voir Eugen Weber, L’Action française [1962], traduit par M. Chrestien [1964], Paris, Hachette,
coll. « Pluriel », 1985, p. 109.
30. Voir Léon Daudet,  L’Avant-Guerre. Études et documents sur l’espionnage juif-allemand en France
depuis l’affaire Dreyfus, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1913, p. 5-6.
31. Ibid., p. 250-251.
32. Le texte de cette loi (2 e partie, § 25), mise en vigueur le 1er janvier 1914, est traduit dans
Maurice Ruby, L’Évolution de la nationalité allemande d’après les textes, 1842 à 1953. Étude des problèmes
de nationalité en Allemagne occidentale au cours des vingt dernières années et recueil des 140 principaux
textes sur la nationalité allemande promulgués de 1842 à 1953 (en allemand et en français), Baden-
Baden, Wervereis GMBH, 1954, p. 501.
33. Léon Daudet, « La question des naturalisations », L’Action française, 17 janvier 1915. Voir aussi
ses éditoriaux des 29 octobre, 14 novembre, 24 décembre 1914, 18 janvier, 10 et 22 mai, 16 juillet
et 9 août 1915, ainsi que Jacques Bainville, La Guerre démocratique. Journal 1914-1915, Paris, Bartillat,
2000, p. 166 : journal du 15 novembre 1915.
34.  Voir   Jean-Yves   Le   Naour,   L’Affaire   Malvy.   Le Dreyfus de la Grande Guerre,   Paris,   Hachette
Littératures, 2007, p. 119-120 ; Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France ( XIXe-
XXe siècle). Discours publics, humiliations privées [2007], Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel »,
2010, p. 300-301.

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35. Voir Jean-Claude Farcy,  op. cit., p. 38-40 ; Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la


nationalité française depuis la Révolution [2002], Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2005, p. 104,
n. 45.   Sur   la   loi   de   dénaturalisation,   voir   également   Giorgio   Agamben,   Homo Sacer. Le pouvoir
souverain et la vie nue [1995], traduit par M. Raiola, Paris, Éditions du Seuil, 1997, p. 143, 188-189,
où l’auteur fait remarquer les apparitions quasi simultanées des camps de concentration et des
lois sur la dénaturalisation en Europe lors de la Première Guerre mondiale.
36. Voir Corr., t. XII, p. 313.
37. Ibid., t. XIII, p. 334 : lettre à Lucien Daudet, [le lundi soir 16 novembre 1914, ou peu après].
38. Cahier 73, fo 50 vo : RTP, III, Pr., « Esquisse XIV », p. 1151.
39.  Certains   traits   moraux   d’Aimé   (qui   déclare   d’ailleurs   sa   conviction   sur   la   culpabilité   du
capitaine Dreyfus dans ibid., II, JF, p. 164) font penser à l’agent secret Guénée, à propos de qui
Reinach écrit : « [Du Paty] avait cherché fiévreusement une preuve de son hypothèse dans les
papiers de Dreyfus ; ses fouilles avaient été infructueuses. On pouvait supposer toutefois que
Dreyfus, libertin ou joueur, ne tenait pas la comptabilité de ses vices. Dès lors, une enquête
s’imposait. […] C’était le type du bas policier, colporteur de commérages […]. Il avait eu, au début,
pour mission spéciale de se renseigner, chez les filles, sur les officiers, étrangers ou français,
qu’elles recevaient. Il hantait “les grands bars, les grands hôtels, les villes d’eaux” […] » (Joseph
Reinach, op. cit., t. I, p. 84) ; « Henry avait fait demander à Guénée un rapport sur les femmes
“qu’avait   dû   fréquenter   Dreyfus” ;   Guénée   ne   fut   pas   embarrassé.   Il   apprit,   “d’après   les
déclarations d’autres femmes qu’il ne peut nommer”, les rencontres de Dreyfus, chez la femme
“d’un juif anglais”, avec un officier allemand […]. L’accusé “avait eu des relations intimes avec
plusieurs femmes du demi-monde” » (ibid., p. 149-150). Selon Pierre Gervais, Romain Huret et
Pauline   Peretz,   « Une   relecture   du   “dossier   secret” :   homosexualité   et   antisémitisme   dans
l’affaire Dreyfus », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 55-1, janvier-mars 2008, p. 134-137,
150-160, les rapports de Guénée de 1894 furent truqués après 1896 pour taxer le capitaine Dreyfus
d’homosexualité.
40.  PM, p. 85-86. Rien de surprenant à ce que Maurice Barrès, dans « Notre race toujours a su
reverdir »,   L’Écho de Paris,   28 janvier   1915,   souligne   pour   sa   part   la   continuité   entre   son
antidreyfusisme du siècle précédent et la politique de dénaturalisation qu’il soutient en ce début
de 1915.
41. Voir Léon Daudet, « Le Complot juif en Allemagne », La Libre Parole, 24 novembre 1907. Pour le
détail,   voir   notre   thèse   de   doctorat,   « L’affaire   Dreyfus   dans   l’œuvre   de   Proust »,   Université
Paris IV, 2012, chap. V. Ajoutons que cette analogie est reprise dans le contexte de la guerre par
Léon Daudet, « L’aplomb des Barbares », L’Action française, 12 septembre 1914 et id., « Une armée
de sadiques », L’Action française, 10 janvier 1915.

RÉSUMÉS
On sait que Proust était passionnément dreyfusard et qu’il a largement incorporé, entre 1897 et
1899, l’Affaire en cours dans son roman inachevé Jean Santeuil. L’écrivain n’avait pourtant pas
trouvé un point de vue cohérent pour affronter le sujet de l’antisémitisme. Il n’en est pas de
même   dans   la   Recherche,   où   la   voix   des   antirévisionnistes   est   représentée   à   travers   divers
personnages fictifs. Or, à côté d’une telle écriture explicite et polyphonique, Proust semble avoir
inventé   une   autre   manière   d’aborder   le   discours   antisémite   et   sa   propre   identité   juive.
Métaphorique et allégorique, cette autre écriture de l’affaire Dreyfus, qui commence à émerger

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vers 1899, culmine avec la description de Gomorrhe dans le cycle d’Albertine. À travers une
relecture du Cahier 54, édité en 2008, on propose de mettre en évidence cet aspect méconnu de
l’écriture   historiographique   proustienne,   à   savoir   la   transposition   critique   du   discours
antidreyfusard et antisémite vers le début de la Grande Guerre.

It is well known that Proust was an ardent Dreyfus supporter and that, between 1897 and 1899,
he largely incorporated the ongoing Affair in his unfinished novel Jean Santeuil. However, he had
not yet found a coherent point of view on the question of antisemitism. In À la recherche however,
the anti-Dreyfus party is explicitly voiced through several fictional characters. It seems though
that, as early as 1899, Proust found yet another way to tackle the anti-Semite discourse and his
Jewish   identity,   that   is,   through   metaphor   and   allegory.   This   yet   unknown   type   of   Proust’s
historiographic style culminates with the description of Gomorrah in the Albertine cycle. The
article   describes   it   through   a   re-reading   of   Cahier 54 (Brepols,   2008),   so   as   to   enlighten   the
transposition of antisemitic and anti-Dreyfus discourses at the beginning of the Great War.

Es sabido que Proust era apasionadamente dreyfusard y que incorporó profusamente, entre 1897 y
1899, el proceso en curso, en su novela inconclusa Jean Santeuil. Sin embargo, el escritor no había
encontrado un punto de vista coherente para afrontar el tema del antisemitismo. No ocurre lo
mismo   con   En busca del tiempo perdido,   en   donde   la   voz   de   los   antirrevisionistas   aparece
representada a través de diversos personajes ficticios. Ahora bien, paralelamente a esa escritura
explícita   y   polifónica,   Proust   parece   haber   inventado   otra   manera   de   abordar   el   discurso
antisemita y su propia identidad judía. Metafórica y alegórica, esta otra escritura del proceso
Dreyfus, que comienza a emerger hacia 1899, culmina con la descripción de Gomorra en el ciclo
Albertine.   A   través   de   una   relectura   del   Cuaderno 54,   editado   en   2008,   se   trata   de   poner   en
evidencia   este   aspecto   desconocido   de   la   escritura   historiográfica   proustiana,   a   saber :   la
transposición crítica del discurso antidreyfusard y antisemita en los comienzos de la Gran Guerra.

Es   ist   bekannt,   dass   Proust   ein   leidenschaftlicher   Anhänger   von   Dreyfus   war   und   dass   er
zwischen 1897 und 1899 die laufende Affäre weitgehend in seinen unvollendeten Roman Jean
Santeuil integriert hat. Zu jenem Zeitpunkt hatte er allerdings noch keine kohärente Einstellung
bezüglich   der Frage   des   Antisemitismus   gefunden.   In   Auf der Suche nach der verlorenen Zeit
hingegen   kommt   die   antirevisionistische   Partei   durch   diverse   fiktive   Charakteren   zu   Wort.
Neben dieser expliziten und polyphonen Schreibweise scheint Proust jedoch noch eine andere
Form   gefunden   zu   haben,   den   antisemitischen   Diskurs   und   seine   eigene   jüdische   Identität
anzugehen. Diese andere, metaphorische und allegorische Schreibweise über die Affäre Dreyfus,
die   sich   ab   1899   abzuzeichnen   beginnt,   erreicht   ihren   Höhepunkt   mit   der   Beschreibung   von
Gomorrhe   im   Zyklus   von   Albertine.   Durch   eine   erneute   Lektüre   des   2008   veröffentlichten
Hefts 54 hat der vorliegende Beitrag zum Ziel, diesen noch unbeachteten Aspekt von Prousts
historiographischem Schreiben, nämlich die kritische Verlagerung des antisemitischen und anti-
Dreyfus Diskurses zu Beginn des Großen Krieges darzustellen.

È noto che Proust fu un fervente dreyfusard e che assorbì, fra il 1897 e il 1899, lo svolgimento
dell’Affaire nel suo romanzo incompiuto Jean Santeuil. Tuttavia, lo scrittore non aveva ancora
trovato   un   punto   di   vista   coerente   per   trattare   il   tema   dell’antisemitismo.   Non   così   nella
Recherche, in cui la voce della corrente anti-dreyfusarda viene rappresentata attraverso svariati
personaggi immaginari. Ma, accanto a tale scrittura esplicita e polifonica, Proust sembra aver
inventato un altro approccio al discorso antisemita e alla propria identità ebraica. Metaforica e
allegorica,   questa   seconda   rilettura   dell’Affaire,   che   debutta   intorno   al   1899,   culmina   con   la
descrizione di Gomorrhe nel ciclo di Albertine. Attraverso un’analisi del Quaderno 54, pubblicato
nel 2008, il saggio mette in evidenza questo aspetto poco conosciuto della scrittura storiografica

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di Proust, ovvero la trasposizione critica del discorso anti-dreyfusardo e antisemita prima dello
scoppio della Grande Guerra.

Sabe-se que Proust era apaixonadamente “dreyfusard” e que incorporou, entre 1897 e 1899, o
“affaire”   no   seu   romance   inacabado   Jean Santeuil.   O   escritor   ainda   não tinha   encontrado   um
ponto de vista coerente para abordar o tema do anti-semitismo. Não é esse o caso na Recherche,
onde   a   voz   dos   anti-revisionistas   está   representada   por   diversas   personagens   fictícias.   No
entanto,   ao   lado   dessa   escrita   explícita   e   polifónica,   Proust   parece   ter   inventado   uma   outra
maneira   de   abordar   o   discurso   anti-semita   e   sua   própria   identidade   judaica. Metafórica   e
alegórica, essa outra escrita do caso Dreyfus, que começa a emergir por 1899, culmina com a
descrição de Gomorra no ciclo de Albertine. Através da releitura do caderno 54, publicado em
2008, destaca-se esse aspecto pouco conhecido da escrita historiográfica proustiana, ou seja, a
transposição crítica do discurso anti-dreyfusard e anti-semita nos inícios da Grande Guerra.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu,
génétique textuelle, XXe siècle, Affaire Dreyfus, cahier

AUTEUR
YUJI MURAKAMI
Yuji Murakami a soutenu une thèse de doctorat sur « L’affaire Dreyfus dans l’œuvre de Proust »
à l’Université Paris IV (prix Hertz 2012). Auteur de nombreux articles sur Proust, il collabore à
l’édition du Cahier 44 dans la collection des Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France. Il est
actuellement maître de conférences associé au Collège de France, rattaché à la chaire d’Antoine
Compagnon : « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie ».
murakami_yuji[arobase]hotmail.com

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Du côté de l’incipit de la Recherche :
la genèse de la fiction selon Proust
Maya Lavault

1 L’évolution récente de la génétique textuelle autour de la position de la discipline au
carrefour de l’herméneutique philologique et de la logique des possibles doit être mise
en relation avec l’intérêt qu’ont porté ces dernières années un nombre croissant de
critiques non seulement à la notion de « monde possible », mais aussi à la théorie des
textes possibles1 – ce qui ne revient pas exactement au même 2. Je pense en particulier à
Daniel Ferrer3, qui s’est attaché à examiner les conditions de l’application de la notion
de   « monde   possible »   à   la   génétique,   en   partant   du   constat   que   la   prolifération
indicielle   engendrée   par   le   matériau   génétique   est   à   la   fois   enracinée   dans   la
matérialité du document, à travers les signes tangibles de la création qu’il exhibe, et
génératrice   de   « mondes   possibles »   vers   lesquels   pointent   tous   les   signes   contenus
dans les avant-textes comme autant de scénarios hypothétiques dont l’existence, restée
en   suspens,   n’est   pas   encore   réalisée.   S’appuyant   sur   l’hypothèse   d’une   possible
analogie   entre   faits   d’écriture   et   faits   de   lecture,   sa   réflexion pose   les   bases,   mais
suggère aussi les limites d’une appréhension des œuvres virtuelles esquissées par les
manuscrits comme des mondes possibles que la critique génétique se donnerait pour
tâche d’étudier, en comparant les propriétés des différents univers créés par les états
successifs d’un même texte pour comprendre les transformations qui mènent de l’un à
l’autre.
2 L’objectif de la réflexion proposée ici est de combiner génétique textuelle et théorie des
textes possibles : dans la mesure où cette dernière a entrepris de forger une méthode
d’analyse textuelle véritablement créatrice, qui entend confronter le texte « réel » à ce
qu’il aurait pu être, elle partage avec la génétique la conscience du caractère relatif du
texte, qui va de pair avec un intérêt pour ses virtualités étudiées en tant que telles, en
même   temps   qu’une   réflexion   sur   sa   fabrique,   sa   cohérence   interne   et   son
fonctionnement. Il m’a semblé intéressant, dans la perspective d’une réflexion sur la
genèse de l’œuvre qui tienne compte de l’émergence d’une conception de la fiction
comme   saisie   des   possibles   qui   la   constituent4,   de   se   pencher   à   nouveau   sur   les
premières pages de la Recherche, déjà abondamment commentées par les généticiens 5,

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mais beaucoup moins par les théoriciens des textes possibles. Dans la lignée de Michel
Charles qui, dans Introduction à l’étude des textes, avait étudié la cohérence possible de ce
qu’il désignait comme des « récits parasites ou récits fantômes 6 » qui « hantent » le
début   de   la   Recherche,   je   voudrais   revenir   sur   les   micro-récits,   courtes   saynètes   ou
« capsules7 » fictionnelles, qui jalonnent l’ouverture de l’œuvre pour en dégager une
autre cohérence, à partir de l’étude des avant-textes. Il s’agira, non pas comme le fait
Michel   Charles,   dans   la   perspective   de   ce   qui   s’apparente   à   une   « génétique   sans
brouillons8 », de faire surgir, dans la synchronie de la lecture littéraire, d’autres récits
possibles sous le texte lu, mais de montrer comment s’est progressivement construite,
dans la diachronie de l’écriture, la cohérence des micro-récits de l’incipit, pour mettre
en évidence à la fois le processus d’effacement et les traces de la persistance, au sein du
texte publié, de scénarios abandonnés qui continuent de hanter le début du roman. Si la
méthode   adoptée   est   donc   toute   génétique,   l’objectif   poursuivi   se   veut   résolument
proche de celui de Michel Charles : il s’agit de retrouver les scénarios et les motifs qui
ont servi à l’élaboration des premières pages de la Recherche pour montrer que ces
possibles effacés au fil du processus de genèse continuent de « résonner » sous le texte
publié.
3 L’étude   des   Cahiers 3,   5   et   1   permet   de   retracer   la   genèse   de   l’ouverture   de
« Combray », de la fin 1908 à 1909, au moment où Proust travaille au projet du Contre
Sainte-Beuve. Ces pages, abondamment réécrites d’un cahier à l’autre, étaient à l’époque
destinées au « récit d’une matinée9 » censé introduire la « conversation avec Maman ».
Le Cahier 3, premier des « Cahiers Sainte-Beuve », pose ainsi les jalons de l’expérience
de désorientation spatio-temporelle du « dormeur éveillé ». L’énonciateur y est Marcel
Proust lui-même : ayant pris l’habitude de ne dormir que le jour et de se coucher au
matin, avant que « Maman » n’entre dans sa chambre lui apporter le journal, il guette
les premières lueurs du jour qui, dans une semi-obscurité et un état de demi-sommeil,
modifient les contours de sa chambre. Cette évocation amène une comparaison avec un
malade   obligé   de   coucher   dans   une   chambre   inconnue,   qui   sert   de   prétexte   au
développement d’un bref scénario imaginaire, opérant un glissement de la première
personne – je du dormeur, nous de généralité – à la troisième personne d’une figure de
voyageur anonyme située à mi-chemin entre cas clinique et personnage d’une fiction
parallèle, quasi autonome :
J’étais couché depuis une heure environ. Le jour n’avait pas encore tracé audessus
[sic]   des   rideaux   de   ma   fenêtre   cette   ligne   blanche   qui  dans   l’obscurité   de   la
chambre dans la chambre là à l’endroit où nous imaginions la commode […]. Parfois
c’est une clarté, reflet d’une braise <qui a oublié de s’éteindre> sur le cuivre d’un
meuble <d’une braise oubliée dans le feu éteint,> qui nous a trompé et que nous
croyions déjà le jour audessus des rideaux de la fenêtre, moins triste que la raie de
lumière qui, sous la p[orte] dans la chambre d’un hôtel inconnu, trompe le malade ;
dressé sur son lit par une crise cruelle qui l’a réveillé, il voit cette lumière sous la
porte et se dit c’est le jour, je n’entends pas encore de bruit, mais bientôt tout le
monde   va   se   lever,   je   n’aurai   pas   le  on   viendra   me   porter   secours,   je   n’ai   plus
longtemps à attendre, et il compte les minutes. Bientôt la lumière sous la porte
s’éteint et il  retombe  se retrouve <tout rentre> dans l’obscurité. Il comprend, sa
crise l’avait éveillé presque au moment où il venait // de s’endormir. Il est minuit.
Dans l’hôtel inconnu on vie[nt] le garde de nuit don[t] il y a cinq minutes encore il
aurait pu demander l’assistance vient d’éteindre le gaz, et il devra rester seul toute
la nuit, à souffrir sans aide (Cahier 3, fos 1-2 ros10).
4 La   focalisation   interne   sur   le   malade   donne   une   autonomie   au   récit,   en   suscitant
l’empathie du lecteur et en ménageant un bref suspense avant l’effet de « chute » final,

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tandis que l’utilisation du discours direct, qui reproduit les pensées du personnage à la
première personne sans guillemets introductifs, établit une confusion entre le je du
« dormeur éveillé » et celui de ce « malade imaginaire ». L’introduction, au sein de la
rêverie du « dormeur éveillé », de cette micro-fiction centrée sur une figure autre que
le je de l’énonciation, mais qui entre avec lui dans un jeu de partage des référents, a
toute son importance. C’est en effet le seul élément de l’incipit qui soit en place dès les
toutes premières versions proposées dans le Cahier 3 : les réécritures suivantes n’en
modifieront pas la place, mais seulement la rédaction, dans le sens à la fois d’une plus
grande   autonomie   de   la  « capsule »   fictionnelle   et   d’un  raccord  plus   souple   avec   la
trame narrative principale. Ainsi, la version publiée en 1913, fixée à quelques détails
près dès le Cahier 1 (fos 71-70 vos), développe par le truchement du discours indirect
libre à la troisième personne les pensées intimes du malade, tandis que la chute, par le
rappel de l’heure et l’utilisation de la tournure impersonnelle, permet le raccord avec la
situation du « dormeur éveillé11 ».
5 Bien plus loin dans le Cahier 3, au folio 18 ro, l’organisation de ces premiers fragments
constituant   l’incipit est   bouleversée   par   une   invention   capitale,   qui   donne   aux
premières pages de l’œuvre leur dynamique et au système énonciatif qu’elles mettent
en place sa singularité : il s’agit de l’opposition entre l’époque révolue où le je dormait
la nuit – à laquelle renvoie la désormais célèbre formule liminaire « Longtemps je me
suis   couché   de   bonne   heure »,   introduite   en   1911   sur   la   première   dactylographie
corrigée   du   « Temps   perdu12 »   –   et   l’époque   actuelle,   qui   correspond   au   présent   de
l’énonciation, où il ne dort plus que le jour. À la suite du Cahier 3, le Cahier 5 exploite
cette opposition structurelle en introduisant une réflexion sur le sommeil d’autrefois,
propice aux rêves :
Jusque vers l’âge de vingt ans, je dormis la nuit. Mon sommeil n’était qu’une <. Une>
sorte de communion avec <participation à> l’obscurité de la chambre  et à la vie
inconsciente de ses […] cloisons et de ses meubles <tel était mon sommeil.> […]
D’ailleurs j’avais mes rêves. Je ressuscitais à une vie où je n’avais j’éprouvais en
dormant les sensations des années // pendant lesquels j’éprouvais ces sensations,
ces   idées   bizarres   d’un   autre   temps   que   nous   ne   pensions   plus   pouvoir jamais
ressentir. […] C’est ainsi que souvent mes réveils étaient causés par l’épouvante de
m’être aperçu que mon oncle <notre curé> arrivait à pas de loup derrière moi pour
me tirer par mes boucles, ce qui avait été l’épouvante le cauchemard [sic] <l’effroi> 
de mon enfance acte par lequel il avait empoisonné mon enfance <ce qui avait été la
terreur et le supplice de mon enfance.> <Je voulais me sauver, il les tirait, j’essayais
de me détourner, je ne pouvais pas, je m’éveillais.> Or il y avait bien des années que
je n’avais plus de boucles, plus de <mon> grand oncle […] (Cahier 5, f os 113-112 vos).
6 L’épisode des boucles tirées prend dans les Cahiers 5 et 1 une importance majeure :
Proust   le   retravaille   successivement,   le   développant   parfois   très   longuement,   pour
introduire une réflexion sur les « terreurs », « effrois » et autres « supplices » d’une
enfance   à   jamais   révolue,   que   son   narrateur   ne   peut   se   remémorer   que   dans   le
sommeil,   par   le   truchement   du   rêve.   Dans   les   versions   successives   de   cet   épisode,
l’homme qui tirait les boucles est tour à tour le curé de Combray, l’oncle et le grand-
oncle   du   protagoniste   (Cahier 5,   fos 113,   112,   110 vos :   voir   fig. 1   et   fig. 3 ;   Cahier 1,
fo 69 vo), puis son grand-père13 (Cahier 1, fo 65 ro) ; dans la version définitive, qui est plus
condensée, c’est le grand-oncle qui joue ce rôle14. Ce souvenir d’enfance retrouvé dans
le   sommeil   s’inscrit   dans   un   espace   de   « mémoire   indécise 15 »   à   la   fois   onirique   et
autobiographique, qui pourrait bien trouver à s’insérer dans la trame de « Combray » :
il possède un « air de famille » évident, quoique rarement décelé, avec l’épisode de

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l’adieu aux aubépines, où il est justement question des boucles du héros enfant. Voici la
première rédaction de l’épisode dans le Cahier 29, daté de 1909-1910 :
Les années où j’étais je fus obligé de quitter Combray après les fêtes <lendemain> de
la   Pentecôte,   je   trouvais   mes   parents   barbares   de   me   faire   quitter   mes   chères
aubépines. J’allais leur dire adieu, je les pressais sur mon cœur, arrachant ma veste
à la grande colère de Maman. Ce n’est pas vous qui voudriez me faire de la peine,
mes pauvres petites aubépines leur disais-je en pleurant. Mon  gr oncle pour me
faire plaisir coupait de grandes branches qu’il nous donnait en partant <en nous
disant adieu sur le pas de la porte*>, mais Maman n’avait rien de plus pressé que de
les jeter ou de les laisser dans la voi <de faire> // semblant de les oublier dans la
voiture, disant que rien n’est plus ennuyeux que des fleurs en voyage. Je savais au
moment où nous Aussi sachant que je ne les verrais plus le matin du départ je me
sortais de bonne heure et j’allais leur dire adieu. Je les pressais sur mon cœur, ce qui
me faisait à la grande colère de Maman, revenir avec une veste toute arrachée. « Ce
n’est pas vous qui chercheriez à me faire de la peine, à me forcer à quitter ce que
j’aime <leur disais-je> ». Jamais, ce n’est pas vous qui me feriez pleurer mes pauvres
petites aubépines, leur disais-je, jamais vous ne m’avez fait de chagrin, vous », leur
disais-je en pleurant (Cahier 29, fos 71-72 vos16).
7 C’est bien une manière de scène de sadisme, traitée sur le mode de la distanciation
ironique, qui se dessine ici : le rôle de « bourreau » est attribué aux parents « barbares »
qui obligent le héros à quitter ses « chères » aubépines, et plus particulièrement à la
mère, qui s’empresse de se débarrasser des fleurs importunes. L’oncle y occupe un rôle
inverse de celui qu’il tient dans l’épisode des boucles tirées : c’est lui qui coupe les
branches d’aubépines pour faire plaisir à son jeune neveu. La parenté des deux épisodes
apparaît plus clairement encore à la lecture de la première version connue de la scène
des aubépines, centrée sur le frère du protagoniste, Robert, en proie au désespoir de
quitter un chevreau17. L’oncle a emmené Robert se faire photographier à Évreux après
lui avoir fait friser les cheveux : avec ses « cheveux noirs bouffants » et ses « grands
nœuds », sa « petite robe » et sa « jupe de dentelle », le jeune enfant est comparé à une
« infante de Velasquez », qui prend l’attitude d’une « princesse de tragédie pompeuse
et   désespérée »,   comparaison   qui   amène   la   référence   à   Phèdre ;   accusant   ses
« persécuteurs » de vouloir l’arracher à un chevreau pour lui faire prendre le train en
tenant des propos raciniens qui annoncent ceux du jeune héros de la Recherche, il finit
par arracher les nœuds de ses cheveux, puis par s’asseoir sur la voie de chemin de fer,
contraignant ses parents à l’arracher aux rails.
8 En effet, l’épisode « Robert et le chevreau » peut être mis en relation avec un fragment
du Cahier 6 qui y fait directement allusion, en marge de l’évocation de la tristesse du
héros lorsque sa mère quittait Combray :
Moi je ne <ne> voyais au contraire jamais sans tristesse les clochers de Chartres, car
souvent c’est jusqu’à Chartres que nous accompagnions Maman quand elle quittait
Combray avant nous. Et je voyais // et la forme horrible  <inéluctable> des <deux>
clochers m’apparaissait aussi terrible que la gare. J’allais vers eux comme vers le
moment où il faudrait dire adieu à Maman, sentir mon cœur s’ébranler dans ma
poitrine, se détacher de moi pour la suivre et revenir seuls [sic]. Je me souviens d’un
jour particulièrement triste où Maman emmenait mon frère dans la voiture devant
nous   conduire   de   Combray   à   Chartres et   c’était   bien   loin.   On   avait   faire   [sic]
photographier mon frère le matin avant qu’il partît (Cahier 6, f os 69-68 vos18).
 

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Fig. 1

Cahier 5, fos 113 et 112 vos (BnF, NAF 16645)


BnF

9 La scène du chevreau, centrée sur le petit frère, s’inscrit donc dans le contexte d’une
autre séparation, celle du protagoniste avec sa mère, comme si ce motif essentiel était
masqué par une autre séparation qui vient en redoubler la violence, mais de manière
détournée, par déplacement du héros à Robert et de « Maman » au chevreau. C’est ce
que dit explicitement la fin de l’épisode « Robert et le chevreau », où la fureur du héros
rejoue avec un mimétisme confondant la « tragédie » vécue par le petit frère :
Une ou deux fois sur la route, une sorte de fureur m’envahit, je me considérais
comme persécuté par elle et mon père, qui m’empêchait de partir avec elle, j’aurais
voulu   me   venger   en   lui   faisant   manquer   le   train,   en   l’empêchant   de   partir,   en
mettant le feu à la maison19.
10 Dans   les   deux   versions   de   l’épisode   –   le   chevreau   et   les   aubépines   –,   les   parents
tiennent le rôle de « persécuteurs », rôle attribué dans le souvenir des boucles tirées de
l’incipit au grand-oncle/grand-père/oncle/curé qui, dans « Robert et le chevreau », joue
sous les traits de l’oncle un rôle au contraire très positif. Tout se passe donc comme si
l’ambivalence   de   cette   fonction   générique   de   précepteur avait   été   résolue   par   une
distribution   quasi   axiologique   des   rôles :   aux   parents   est   attribué   le   rôle   de
« bourreaux »,   à   « l’oncle »   celui   de   conciliateur.   Le   souvenir   des   boucles   tirées
introduit au contraire une autre partition : c’est l’oncle à l’identité instable qui y joue le
rôle de persécuteur, annonçant ainsi le motif essentiel du « drame du coucher » où
l’ambivalence de la fonction parentale, à travers les figures du père, du grand-père et
de la mère du héros, est pleinement exploitée. Le micro-récit centré sur le souvenir des
boucles   peut   en   ce   sens   apparaître   comme   une   préfiguration   du   « supplice »   du
coucher, dont il propose une version atténuée, presque expurgée, et détournée : ainsi
pourrait-on   expliquer   que   la   rédaction   définitive   de   l’épisode   ait   atténué   l’idée   de
« supplice »,   réservée   au   récit   du   coucher,   en   adoptant   le   terme   plus   neutre   de
« terreur ».

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11 Un   autre   fragment   du   Cahier 6   relie   explicitement   la   séparation   subie   par   le


protagoniste   à   chaque   départ   de   Combray   aux   retours   de   promenade   du   côté   de
Guermantes qui le privaient du baiser maternel20 :
C’est comme cela que je l’avais vu [le clocher de Chartres] que [sic] je rentrais des
promenades du côté de Guermantes et que tu ne devais pas venir me dire bonsoir
dans mon lit, comme cela que je le voyais quand nous t’avions mise en chemin de
fer et que je sentais que c’était dans une ville où tu ne serais plus qu’il allait falloir
vivre (Cahier 6, fo 7 ro21).
12 Mettre ce fragment en relation avec l’épisode des boucles tirées permet alors de lire
sous le récit de ce souvenir enfoui d’une « terreur enfantine » un « texte fantôme » qui
dit l’angoisse de la séparation avec la mère – séparation désignée en creux par le motif
symbolique   de   la   coupe   (des   cheveux,   des   aubépines),   et   plus   explicitement   par   la
violence   de   la   réaction   du   protagoniste   face   à   ses   « persécuteurs ».   La   violence   de
l’épisode est, on l’a vu, très atténuée dans le texte publié, et son lien avec la scène des
aubépines – qui n’est décelable qu’à la lecture de l’avant-texte « Robert et le chevreau »
– totalement occulté :
[…] le matin du départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié, coiffer
avec   précaution   un   chapeau   que   je   n’avais   encore   jamais   mis   et   revêtir   une
douillette de velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes
dans le petit raidillon, contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines,
entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie
à   qui   pèseraient   ces   vains   ornements,   ingrat   envers   l’importune   main   qui   en
formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux,
foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf (I, p. 143).
13 L’épisode   condense   les   éléments   essentiels   du   souvenir   des   boucles   tirées   en   les
inversant : le héros arrache volontairement les boucles soigneusement agencées par le
coiffeur, et entoure  de ses bras, non pas ses cheveux, comme dans le souvenir des
boucles, mais les aubépines et leurs « branches piquantes ». Derrière la dramatisation
ironique qu’opèrent la comparaison avec « une princesse de tragédie » et la citation de
Phèdre, ce qui est donné à lire en filigrane, c’est bien une scène de supplice : un supplice
causé par la séparation dont la violence est détournée sur les « vains ornements » dont
est affublé le héros. Les deux épisodes entretiennent donc un lien de parenté profond,
mais enfoui : ils disent tous deux, par déplacement, le supplice de la séparation avec la
mère,   motif   effacé   au   fil   des   réécritures,   mais   qui   continue   de   hanter,   comme   un
scénario fantôme, l’incipit du roman.
14 L’hypothèse demande à être confortée par l’analyse des autres micro-récits introduits
dans les versions successives de l’incipit. Le Cahier 1, reprenant à la suite des Cahiers 3
et 5 l’ouverture de l’œuvre, introduit en amont de l’épisode du voyageur malade une
première ébauche fictionnelle, absente des versions précédentes, centrée sur une autre
figure de voyageur :
Je rallumais <la lampe>, je regardais l’heure, il n’était pas encore minuit, j’entendais
le sifflement lointain <plus ou moins éloigné> des trains qui décrit l’étendue de la
campagne déserte, où sans doute au clair de lune se hâtait hâte le voyageur qui va
rejoindre   la   prochaine   gare,   avec   cette  gaîté  < excitation>   <gaîté>   que   donne   le
silence de la nuit, la // nouveauté du voyage ou le plaisir du retour, quelquefois le
bon dîner que nos hôtes nous ont fait faire, avant de nous faire reconduire à la gare
prochaine.
égayé  par une de ces belles nuits <route[s]> sur une route <par une de ces belles
nuits pavées de clair de lune> que <sont en train de> grave<r> dans son souvenir la
nouveauté  <’excitation>   du   voyage,   du   clair   de   lune  <du   silence>,   le   plaisir   du

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retour, le bon dîner qu’il a fait chez des hôtes à qui il a promis de revenir le plaisir
goûté avec les amis qu’il vient de quitter, le plaisir du retour (Cahier 1, f os 71-70 vos,
voir fig. 2a).
 
Fig. 2

Cahier 1, fos 71ro-70 vo (BnF, NAF 16641)


BnF

15 Cette   figure   anonyme   de   voyageur   est   dotée   d’attributs   biographiques   et


psychologiques certes embryonnaires, mais suffisamment précis pour lui conférer une
certaine autonomie, comme dans le cas du malade obligé de coucher dans une chambre
inconnue :   ainsi,   ce   premier   scénario   peut   se   lire   comme   l’expression   furtive   de   la
douceur d’un retour au foyer qui préluderait à l’angoisse que met en scène le second
micro-récit   centré   sur   le   voyageur   malade.   L’enchaînement   de   ces   deux   saynètes
contribue à associer dès l’incipit le voyage en train avec un sentiment d’angoisse 22, et
plus précisément avec « l’effroi de coucher dans une chambre inconnue », selon les
termes employés par Proust dans un ensemble thématique développé dans le Cahier 26
(fos 57   à   60)   autour   de   l’évocation   de   la   chambre   angoissante   que   seule   permet
d’apprivoiser l’habitude.
16 Ce développement fut d’abord intégré en octobre-novembre 1909 à la mise au net du
texte de « Combray » dans le Cahier 9, puis supprimé sur la dactylographie pour être
finalement déplacé au sein du récit de la première nuit du héros au Grand-Hôtel de
Cricquebec,   futur   Balbec,   dans   le   Cahier 70   (fos 43-45 ros23).   Dans   le   texte   définitif,
l’évocation des chambres tournoyantes au début de « Combray » garde la trace ténue de
ce développement sur l’habitude (I, p. 8), mais le motif de « l’effroi » en a été effacé : là
encore, tout se passe comme si la version donnée par le texte publié avait été expurgée
de l’idée lancinante de « supplice », qui a été déplacée plus loin, lors de la première nuit
du héros à Balbec dans les Jeunes filles (II, p. 30-32). Juste avant ce passage, le récit du
voyage vers Balbec met en scène la tension qui déchire le héros : il est pris entre son
désir de voyage suscité depuis longtemps par la lecture de l’indicateur des chemins de

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fer   et   l’angoisse   de   coucher   dans   une   chambre   inconnue,   encore   redoublée   par   la
pensée que sa mère ne sera pas du voyage (II, p. 6).
17 Le train apparaît dans cet épisode à la fois comme un refuge désirable, en ce que la nuit
qu’y passe le héros repousse l’échéance de la « cruelle première nuit où [il] entrer[a]
dans une demeure nouvelle et accepter[a] d’y vivre » (II, p. 8) et comme l’instrument de
la   séparation   avec   la   mère.   Le   récit   du   départ   à   Balbec   reprend   en   effet   l’épisode
primitif de « Robert et le chevreau » suivi de « Maman part en voyage », qui est donc
doublement réinvesti dans la Recherche : tandis que la violence du sentiment causé par
la   séparation   –   essentiellement   assumée   par   Robert   dans   la   scène   du   chevreau   –
s’exprime   dans   la   scène   de   l’adieu   aux   aubépines,   l’analyse   à   la   fois   dramatisée   et
ironique de ce sentiment est livrée dans la scène du départ pour Balbec. Notons enfin
que le héros, au moment de ce voyage, est un malade, convalescent tout juste sorti de
son amour pour Gilberte, et surtout sujet à des « crises de suffocation » qui ruinent sa
santé, comme le voyageur du second micro-récit.
18 Revenons maintenant à la version de l’incipit donnée dans le Cahier 1 : pour la première
fois dans le processus de genèse, les quatre micro-récits qui constitueront l’ouverture
de Du côté de chez Swann en 1913, juste avant l’évocation tournoyante des chambres,
sont en place et dessinent une cohérence qui donne une dynamique nouvelle à ce début
d’œuvre. Tandis que les deux premiers sont centrés sur une figure de voyageur au sein
de scénarios imaginés par le protagoniste qui ne s’est pas encore endormi – ils sont
étroitement liés par la mention de l’heure : « il n’était pas encore minuit » répète le
narrateur   (fos 71-70 vos)   –,   le   suivant   introduit   une   rêverie   érotique provoquée   par
l’engourdissement du corps dans le tout premier stade du sommeil :
Quelquefois comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme s’élevait <naissait>
d’une fausse position de ma cuisse. Pétrie du <Formée par le> plaisir que j’étais sur
le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui
sentait en elle sa propre chaleur voulait se rejoindre à elle, je m’éveillais. Tout le
reste des humains m’apparaissait comme bien lointain à cô au prix de cette femme
que je venais de quitter, // avec qui j’avais connu tant de plaisirs ; c’était  la plus
récente la plus d et je l’avais vue de cette manière j’avais la  tête <joue encore>
chaude encore de ces [sic] baisers, le corps courbaturé par le poids de sa taille. Puis 
Bientôt  <Peu   à peu>   je  j’ava  son   souvenir   se   dissipait  s’évanouissait ;   et   bientôt
j’avais oublié la fille de mon rêve <maintenant*> aussi vite que si c’eût été une
amante véritable (Cahier 1, fos 70-69 vos, voir fig. 2b).
19 Cette rêverie érotique avait été introduite, dans une rédaction très proche de celle-ci,
au   sein   d’une   addition   au   folio 111 ro  du   Cahier 5,   qui   développait   le   souvenir   des
boucles tirées, comme si dans le processus de genèse, le travail autour de l’épisode des
boucles avait suscité, comme une excroissance, l’écriture du songe sensuel (fig. 3). Dans
le Cahier 1, l’évocation érotique précède immédiatement le souvenir des boucles tirées,
alors que dans la version publiée c’est elle qui clôt la série des premiers micro-récits du
« dormeur éveillé », en venant se placer juste après le souvenir des boucles tirées, le
réveil   marquant   alors   simultanément   la   fin   du   songe   et   la   projection   de   la   femme
fantasmée dans la réalité du protagoniste qui se rêve en « voyageur 24 » idéaliste.
20 Après le développement du souvenir des boucles tirées, le Cahier 1 contient le récit
d’une scène de masturbation juvénile dans le cabinet « qui était en haut du château et
<de   notre   maison   à   Combray>   où   des   colliers   de   graines   d’iris   étaient   suspendus »
(fo 68 vo)   (fig. 4) :   il   s’agit   de   la   réécriture   d’un   fragment   déjà   développé,   mais
interrompu, au folio 109 du Cahier 5, autour du thème des sensations ressurgies d’un

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âge lointain de l’existence par le truchement des rêves nés d’un premier sommeil. Les
deux scènes – la rêverie érotique et la scène de masturbation juvénile – y apparaissent
thématiquement liées au récit des boucles tirées : « Le plus souvent je dormais / Si
parfois je reprenais <aisément> en dormant cet âge inaccessible <enfui> <irretrouvable>
où l’on a des boucles <craintes> et des désirs <plaisirs> aujourd’hui inexplicables, le plus
souvent   je   dormais   sans   rêves  […] »   (Cahier 1,   f o 64 vo).   Est   ensuite   longuement
retravaillé   l’épisode   des   boucles :   cette   insistance   fait   de   ce   souvenir   enfoui   d’une
« terreur » primitive un moment essentiel de l’ouverture de l’œuvre, dont l’importance
a   été   amoindrie   dans   le   texte   publié,   où   il   se   trouve,   sous   une   forme   condensée,
intercalé entre le micro-récit centré sur le voyageur malade et la rêverie érotique 25.
 
Fig. 3

Cahier 5, fos 111 ro-110 vo (BnF, NAF 16645)


BnF

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Fig. 4

Cahier 1, fo 68 vo (BnF, NAF 16641)


BnF

21 Plus loin dans le Cahier 1, apparaît un autre récit de souvenir, longuement développé à
la suite de l’évocation des chambres : il s’agit du séjour du protagoniste au château de
Réveillon. L’évocation des retours de promenade à Réveillon est intéressante à plus
d’un titre : d’abord parce qu’elle est discrètement reliée à la scène de masturbation
juvénile qui, dans sa première rédaction, prenait place « en haut du château » (le terme
a   été   biffé   au   folio 68 vo   pour   être   remplacé   par   « en   haut   de   notre   maison   à
Combray ») ; ensuite, parce qu’elle mêle des éléments qui, dans le texte publié, seront
distribués dans le récit des retours de promenade à Combray et dans l’épisode de la
lanterne magique26. En voici le dernier développement, qui clôt une série de fragments
où l’épisode est successivement retravaillé (fig. 5) :
nous sortions du village <;> sur une moitié des champs le couchant s’était éteint ;
sur   l’autre,   la   lune   était   déjà   allumée ;   nous   ne   rencontri  nous   traversions  je
traversais la grande rue du village où çà et là une boutique éclairée de l’intérieur
par   comme  un  aquarium et  remplie   par  la  lumière  onctueuse   et  pailletée  de   la
lampe   nous   montrait   sous   sa   paroi   de   verre   des   personnages   prolongés,  qui
<prolongés de leur ombre> déplaçaient avec lenteur <leurs ombres noires> dans la
liqueur d’or et nous présentaient les scènes l’apparence un table des scènes variées
dans une scène usuelle et fantastique le secret éclatant <et surpris> de leur vie ; puis
nous ne rencontrions plus que quelques le triangle irrégulier bleuâtre et mouvant
des moutons qui rentraient, puis j’arrivais dans l’immensité les champs  dont ; sur
une moitié le couchant s’était éteint ; sur l’autre la lune était déjà allumée, bientôt
le clair de lune les remplissait tout entières. Je m’avançais <dans leur étendue la
plaine> comme   une   barque   qui   a   une   longue   navigation   à   accomplir  qui
<rapidement> accomplit   <de   nuit> sa   navigation   de   nuit  <solitaire> ;   […]   j’avais
<laissé> derrière moi une traversé, puis laissé derrière moi une étendue enchantée.

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Quelquefois   la   dame   du   château   m’accomp  Quelquefois   la   dame   du   château


m’accompagnait […] dans <le mystère> d’une vallée profonde tapissée par le clair de
lune […] nous nous arrêtions un instant ma compagne et moi devant le mystère <au
seuil   de>   <avant de   descendre   dans   ce>   calice   d’opâle   [sic]   […]   (Cahier 1,   f os 59
ro-58 vo ; transcription simplifiée).
22 Les   éléments   de   cette   description   d’un   paysage   de   rase   campagne   semi-imaginaire,
éclairé par la lune et dominé par un château fantasmatique dont le nom semblait « ne
devoir se trouver que sur une carte du Rêve » (fo 58 vo), semblent avoir été réinvestis
dans le récit de la chevauchée fantastique de l’affreux Golo se dirigeant vers le château
de Geneviève de Brabant sous les irisations de la lanterne magique : ainsi, la « lumière
onctueuse   et   pailletée   de   la   lampe »   qui   montre sous   « sa   paroi   de   verre »   des
personnages   « dans   une   scène   usuelle   et   fantastique »   évoque   le   dispositif   de   la
lanterne magique décrit dans le Cahier 6. Le texte publié, qui a substitué les retours de
promenades à Combray à celles effectuées dans les environs de Réveillon, reprend les
éléments de cette évocation : ainsi, « la petite forêt triangulaire » (I, p. 9) dont sort Golo
semble   être   née   du   « triangle   irrégulier   bleuâtre »   formé   par   les   moutons dans   la
campagne   de   Réveillon,   tandis   que   la   mystérieuse   châtelaine   qui   accompagne   le
protagoniste condense, dans le flou des déterminations qui servent à la caractériser –
« la dame du château », « ma compagne » –, les traits à la fois de Geneviève de Brabant
et   de   la   future   duchesse   de   Guermantes,   dont   le   lien   de   parenté   sera   dévoilé   dans
« Combray » (I, p. 103, 169, 173)27.
 
Fig. 5

Cahier 1, fos 59 ro-58 vo (BnF, NAF 16641)


BnF

23 En   amont,   le   premier   micro-récit   de   l’incipit semble   condenser,   dans   un   scénario


minimal et schématique centré sur la figure du voyageur rejoignant de nuit une station
de chemin de fer en rase campagne, les éléments épars de ces épisodes successivement
travaillés dans les cahiers, offrant ainsi une superposition fulgurante de Golo dans sa
chevauchée nocturne et du protagoniste au retour de ses promenades tardives. En effet,

Genesis, 36 | 2013
115

« l’étendue de la campagne déserte », « par une de ces belles nuits pavées de clair de
lune »   (Cahier 1,   fos 71-70 vos),   fait   écho   à   la   fois   au   décor   féerique   dans   lequel   se
meuvent Geneviève et Golo (une « lande » tour à tour « dorée » dans le Cahier 6 et
« jaune » dans le Cahier 8) et à l’« étendue enchantée » baignée de clair de lune aux
alentours de Réveillon. Ce sont les mêmes éléments encore que l’on trouve dans les
fragments des Cahiers 6 et 8 évoquant la lecture de George Sand par la mère du héros,
le fameux soir du « drame du coucher » où le père consentit à ce qu’elle passât la nuit
auprès   de   son   fils :   « Mais   après   que   Maman   se   fut   couchée   et   endormie,   la   nuit
magique du Champi sous la forêt enchantée par le clair de lune […] » (Cahier 8, f o 44 ro).
24 Dans le texte publié, ces éléments sont absents du « drame du coucher », mais le lien
avec   les   deux   premiers   micro-récits   de   l’incipit y   est   explicitement   marqué   par   la
comparaison entre la chambre de Combray, rendue encore plus étrangère à l’enfant par
l’éclairage de la lanterne magique, et « une chambre d’hôtel ou de “chalet”, où [il fût]
arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer 28 » (I, p. 9). En outre, la
version   définitive   du   premier   micro-récit   condense   deux   éléments   essentiels   au
prélude du « supplice du coucher » : ainsi des « adieux sous la lampe étrangère » qui
suivent le voyageur « dans le silence de la nuit », en un écho discret à l’enfant quittant
la   salle   à   manger   éclairée   pour   monter   seul   affronter   l’obscurité   de   sa   chambre   à
coucher ; enfin, la mention du « chant d’un oiseau dans une forêt » (I, p. 4), absente des
premières rédactions du passage, pourrait bien être un écho à la forêt de Golo en même
temps qu’un résidu de celle du Champi. Ainsi pourrait-on lire sous ce premier micro-
récit,   qui   relate   un   scénario   imaginaire   en   apparence   euphorique   –   « excitation »,
« gaîté » « plaisir » dit la version du Cahier 1 –, un texte enfoui où se dessine sous les
traits réjouis du voyageur se hâtant de rejoindre la prochaine gare pour rentrer chez
lui, la figure angoissée de l’enfant qui, les soirs où Swann vient dîner ou bien les soirs
de retour de promenade du côté de Guermantes, monte se coucher seul, privé du baiser
maternel, obligé de traverser l’obscurité de la nuit « sans viatique 29 » (I, p. 27).
25 On   voit   ainsi   se   dessiner   des   liens   qui   établissent   une   cohérence   discrète,   mais
essentielle, entre les « capsules » narratives de l’incipit et les éléments qui, au sein du
récit du « drame du coucher », contribuent à dramatiser l’épisode. Ainsi, le personnage
de Golo « plein d’un affreux dessein », tel qu’il est introduit dans le Cahier 8 (f o 9 vo),
offre la première incarnation de la cruauté dans le roman, en prélude à la première
scène de sadisme : le « supplice » infligé à la grand-mère par la grand-tante du héros
qui incite le grand-père à boire du cognac dans le jardin de Combray, juste avant la
scène du coucher. Les épisodes de la lanterne magique et du « supplice du cognac »
trouvent ainsi leur cohérence au sein du texte définitif autour non seulement de la
notion de supplice, mais aussi du personnage de la grand-tante qui fait le lien entre les
deux scènes et endosse à son tour le rôle de persécutrice ou du moins de complice 30 :
c’est   elle,   déjà,   qui   accompagne   de   sa   lecture   la   chevauchée   criminelle   de   Golo.   Le
sentiment   de   culpabilité   éprouvé   par   le   héros,   qui   se   juge   impuissant   à   éviter   le
supplice, est mis en évidence à la fin des deux scènes, la perversité de Golo et de la
grand-tante provoquant l’une un examen de conscience, l’autre le refuge dans le plaisir
solitaire : la scène de masturbation dans « une petite pièce sentant l’iris » (I, p. 12), qui
reprend la scène de la masturbation juvénile introduite dans le Cahier 5 (f o 109 vo) puis
retravaillée   dans   le   Cahier 1   (fo 68 vo)   en   relation   avec   le   souvenir   des   boucles,   est
donnée en contrepoint de la scène de supplice du cognac comme si elle en était la
conséquence directe.

Genesis, 36 | 2013
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26 C’est peut-être la même logique sous-jacente qui, dans l’incipit, explique que le supplice
des boucles tirées – il s’agit visiblement d’un châtiment, impliquant en amont une faute
du protagoniste – suscite immédiatement la rêverie érotique autour de « la fille de mon
rêve » (I, p. 5). Ainsi, ce lien implicite entre supplice, culpabilité et sensualité, pourrait
avoir   motivé   le   déplacement   du   souvenir   des   boucles   tirées   juste   avant   la   rêverie
érotique à l’ouverture de la Recherche, contrairement à l’ordre donné dans le Cahier 1,
où la rêverie érotique précédait le souvenir des boucles (fos 70-69 vos).
27 Cette relecture génétique des premières pages de l’œuvre aura permis de dégager la
cohérence des quatre départs fictionnels donnés par le « dormeur éveillé » autour d’un
motif insistant, le supplice, dont la violence, quasi occultée en amont de la scène du
coucher   dans   le   texte   publié   en   1913,   est   évidente   dans   les   avant-textes   dont   les
réécritures   successives   ont   permis   la   mise   en   place   de   l’incipit de   la   Recherche.   Les
scénarios minimalistes ébauchés à l’ouverture de Du côté de chez Swann portent la trace
de motifs progressivement gommés : les éléments renvoyant au thème de la séparation
avec la mère ont ainsi été distribués dans d’autres épisodes du roman, en lien avec le
drame du coucher vers lequel convergent tous les fils effacés. Hors de toute enquête
génétique, c’est la perception par le (re)lecteur de l’œuvre de cette cohérence profonde
des   micro-scénarios   de   l’incipit,   en   lien   avec   d’autres   moments   et   d’autres   lieux   du
roman, qui lui fait ressentir, comme l’a bien montré Michel Charles, que ce début est
« gros »   de   virtualités   narratives :   malgré   –   il   faudrait   plutôt   dire   à cause de –   leur
caractère allusif, la matière romanesque de la Recherche semble sortir (presque) tout
entière de ces premières ébauches de récit, comme Combray de la tasse de thé du héros.
28 Il me semble que le début de la Recherche gagne une nouvelle lisibilité à la lumière de ce
« croisement » entre analyse génétique et théorie des textes possibles : on peut en effet
y lire la mise en scène du processus qui a permis qu’émerge la Recherche à partir du
projet   du   Contre Sainte-Beuve,   et   avant   lui,   de   ces   éparses   « Pages   écrites »   dont
l’énumération à la fois récapitulative et programmatique dans le Carnet 1 ne pouvait
suffire   à   construire   une   cohérence.   À   l’incipit du   roman   tel   qu’il   prend   forme   à   la
charnière des années 1908-1909, se joue la mise en route de la « machine fictionnelle »,
dont   les   micro-récits   analysés   apparaissent   comme   les   premiers   ronronnements :
aussitôt ébauchée, chaque « capsule » fictionnelle se referme pour laisser place à la
suivante, de sorte  que chacune semble  fonctionner de manière  quasi autonome, en
marge du destin du « dormeur éveillé ». Ces amorces narratives anticipent le premier
départ   de   la   fiction   avec   la   remémoration   volontaire   du   « drame   du   coucher »,   qui
constituera à son tour un « faux départ », avant la restitution complète du souvenir
déclenchée   par   l’épisode   de   la   madeleine.   L’enjeu   de   ces   premières   pages   est   bien
d’instituer l’instance d’énonciation à la fois en tant que personnage de fiction et en tant
que sujet producteur de cette fiction, et ce par le truchement d’une série d’ébauches de
récits qui esquissent, sur le mode de la « variante par anticipation », comme dirait un
théoricien des textes possibles, le drame du coucher. Ainsi, le début de la Recherche
mime à sa manière la genèse de la fiction en exhibant les rouages d’une énonciation
productrice de fables, contribuant ainsi à définir la forme romanesque comme l’espace
du déploiement des possibles.

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NOTES
1.  Théorie des textes possibles,   dir. M. Escola,   CRIN,   n° 57,   2012   (présentation   de   M. Escola,   « Le
chêne et le lierre. Critique et création », p. 7-18).
2. Voir La Théorie littéraire des mondes possibles, dir. F. Lavocat, Paris, CNRS Éditions, 2010.
3.  D. Ferrer,   « Le   matériel   et   le   virtuel :   du   paradigme   indiciaire   à   la   logique   des   mondes
possibles »,   Pourquoi la critique génétique ? Méthodes, théories,   dir. M. Contat   et   D. Ferrer,   Paris,
CNRS   Éditions,   coll. « Textes   et   manuscrits »,   1998,   p. 11-30,   et   « Mondes   possibles,   mondes
fictionnels, mondes construits et processus de genèse », Genesis, n o 30, « Théorie : état des lieux »,
2010, p. 109-130.
4. Je me permets de renvoyer à ma thèse de doctorat : « Des secrets à l’œuvre : formes et enjeux
romanesques du secret dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust », Université Paris-
Sorbonne, 2009, partie III (à paraître aux éd. Champion).
5. N. Mauriac Dyer fait le point sur le dossier génétique de l’ouverture de la  Recherche dans
« Découverte d’un inédit : du nouveau sur l’incipit d’À la recherche du temps perdu », Genesis, n° 27,
2006, p. 141-157.
6.  M. Charles,   Introduction à l’étude des textes,   Paris,   Éditions   du   Seuil,   coll. « Poétique »,   1995,
p. 169.
7. J’emprunte cette expression à J. Dubois (« Petits éléments de fiction théorique », dans Essai et
fiction, BIP, n° 42, 2012, p. 109-112).
8. Selon l’expression de M. Escola dans « Le rêve et la formule : de l’éclair de génie au bon à tirer,
l’analyse   génétique »,   [en   ligne],   http://www.fabula.org/cr/80.php  (compte   rendu   de   P.-M. de
Biasi, La Génétique des textes, Paris, Nathan, coll. « 128 », 2000).
9. Corr., t. VIII, p. 320.
10. Transcription de B. Brun, dans « Le dormeur éveillé, genèse d’un roman de la mémoire »,
Cahiers Marcel Proust 11, Études proustiennes IV, Paris, Gallimard, 1982, p. 244-245.
11. « J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller […]. Je frottais une
allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été obligé
de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en
apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c’est déjà le matin ! Dans un moment les
domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être
soulagé   lui   donne   du   courage   pour   souffrir.   Justement   il   a   cru   entendre   des   pas ;   les   pas   se
rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on
vient d’éteindre le gaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir
sans remède » (I, p. 4).
12. C’est le titre donné par Proust à la première partie de son roman en 1911 : voir N. Mauriac
Dyer, art. cité, p. 141-142.
13. Ces figures masculines occupent toutes dans le système des personnages du roman une place
de « précepteur » à la fois bienveillant et persécuteur – risquons l’hypothèse que c’est peut-être
la   proximité   phonétique   des   termes   précepteur et   persécuteur qui   motive   l’emploi   du   mot
précepteur dans   le   Cahier 5   où   le   terme   est   d’abord   biffé,   puis   réintroduit   au   folio 112 v o,
traduisant ainsi sans doute l’ambivalence liée à cette fonction. Rappelons que c’est la « férocité
inconsciente » du père et du grand-père qui est à l’origine du « supplice » du coucher de l’enfant
(I, p. 27) : nous verrons plus loin le lien que cet épisode entretient justement avec le « drame du
coucher ».
14. « Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive,
retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes
boucles et qu’avait dissipée le jour – date pour moi d’une ère nouvelle – où on les avait coupées.

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J’avais   oublié   cet   événement   pendant   mon   sommeil,   j’en   retrouvais   le   souvenir   aussitôt   que
j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de
précaution j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde
des rêves » (I, p. 4).
15. Selon la belle expression de M. Charles (op. cit., p. 203).
16. Transcription de B. Brun, dans « Brouillons des aubépines »,  Cahiers Marcel Proust 12, Études
proustiennes V, Paris, Gallimard, 1984, p. 232 ; transcription revue.
17. L’épisode est désigné sous le titre « Robert et le chevreau » dans le Carnet 1, qui contient la
liste des « Pages écrites » que Proust destinait au roman auquel il travaillait au premier semestre
1908,   avant   de   se   lancer   dans   le   projet   du   Contre Sainte-Beuve (Carnets,   éd. F. Callu   et
A. Compagnon, Paris, Gallimard, 2002, p. 43, n. 79). Certaines de ces pages correspondent aux
soixante-quinze feuillets manuscrits dont subsistent des fragments reproduits dans le volume
Contre Sainte-Beuve édité   par   B. de   Fallois   en   1954 :   c’est   le   cas   de   l’épisode   « Robert   et   le
chevreau » (Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, p. 286-290).
18.  Transcription   d’A. Wada,   « L’évolution   de   “Combray”   depuis   l’automne   1909 »,   thèse   de
doctorat, Université de Paris IV, 1986, t. II, p. 13-14 ; transcription revue par J. André en vue de
l’édition du Cahier 6 dans la collection des Cahiers 1 à 75 (BnF-Brepols). B. de Fallois raccorde les
deux fragments au sein de l’épisode « Robert et le chevreau » dans son édition du Contre Sainte-
Beuve (op. cit., p. 285).
19. Fin de l’épisode « Robert et le chevreau » : voir CSB, op. cit., p. 291.
20. Selon la liste des « Pages écrites » qui figure dans le Carnet 1, f o 7 vo, cet épisode du départ
maternel devait suivre immédiatement dans le projet romanesque ébauché celui du chevreau, et
précéder la distinction des deux côtés, ainsi que ce qui apparaît comme le canevas d’un « drame
du coucher » : « Robert et le chevreau, Maman part en voyage. / Le côté de Villebon et le côté de
Méséglise. / Le vice interpré sceau et ouverture du visage. La déception qu’est une possession,
embrasser le visage. / Ma gd mère au jardin, le dîner de M. de Bretteville, je monte, le visage de
Maman alors et depuis dans mes rêves, je ne peux m’endormir, concessions etc. […] » (Carnets,
éd. citée, p. 43, transcription revue).
21. Voir CS, I, p. 663 (« Esquisse VI. 2 ») ; transcription revue par J. André. B. de Fallois raccorde
également ce fragment à l’épisode « Robert et le chevreau » (CSB, op. cit., p. 292).
22. Voir F. Leriche, « Attention, un train peut en cacher un autre »,  Surprises de la Recherche, 
Textuel, n° 45, 2004, p. 91.
23. Voir Cahier 26, éd. F. Leriche, A. Wada et H. Yuzawa, Turnhout, BnF/Brepols, 2010, vol. II, n. 1
du folio 61 ro (p. 175-176).
24. « Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la
vie, j’allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour
voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme
du songe » (I, p. 5).
25. On verra plus loin que cet ordre n’est pas anodin : il peut être interprété à la lumière de la
suite du récit, qui prélude au « drame du coucher ».
26. L’épisode apparaît dans le Cahier 6 (f os 2 ro, 6-7 ros, 5 vo), puis est développé dans une addition
aux fos 9-11 vos du Cahier 8 où il vient se greffer sur le thème des chambres ; ce n’est qu’au
moment   où   il   corrige   la   première   dactylographie   du   « Temps   perdu »   que   Proust   retranche
l’épisode de la lanterne magique de l’ouverture du récit pour le placer plus loin, en prélude au
drame du coucher : voir P.-L. Rey et J. Yoshida, CS, « Notice », I, p. 1064.
27. Notons que tout ce fragment du Cahier 1 a été directement intégré aux pages destinées au
dernier volume du cycle d’Albertine : dans le texte publié d’Albertine disparue, c’est Gilberte qui
incarne   la   châtelaine   qui   accompagne   le   héros   lors   de   promenades   nocturnes   autour   de
Tansonville (IV, p. 267).

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28. Dans les versions antérieures, le lien avec les micro-récits de l’incipit n’était pas si explicite :
dans   le   Cahier 8,   « le   changement   d’éclairage   causé   par   la   lanterne »   donne   au   protagoniste
l’impression d’être dans un hôtel inconnu en bord de mer (f o 11 vo).
29. La comparaison entre les figures de l’enfant et du voyageur était plus insistante encore dans
Jean Santeuil, où l’angoisse de Jean au moment de se coucher était décrite comme « l’horrible
souffrance indéfinissable qui peu à peu devenait grande comme la solitude, comme le silence et
comme la nuit », dans laquelle il ne pouvait s’engloutir que muni du baiser maternel, véritable
« viatique » offert « pour qu’il accomplît sans terreur le voyage souterrain, traversât rassasié les
royaumes sombres » (JS, p. 205). Notons qu’à l’approche de l’heure fatidique du coucher, cette
angoisse   se   trouvait   un   instant   conjurée   par   la   « grosse   lampe »,   « épanouissant   sa   lumière
cordiale » (ibid.) ; ce chapitre consacré au coucher de Jean se clôt par un développement plus
général sur l’habitude qui, seule, avait pu le guérir de son angoisse d’enfant, mais dont l’effet ne
pouvait   rien   contre   l’inquiétude   qu’il   devait   éprouver   toute   sa   vie   de   coucher   « dans   une
chambre inconnue, dans un château ou à l’hôtel » (ibid., p. 209).
30. Le texte du  Côté de Guermantes confond d’ailleurs, dans un rappel de la scène du cognac, la
grand-tante et le grand-oncle (II, p. 471), preuve que cette dernière peut à bon droit figurer dans
la liste des « persécuteurs » aux côtés de ses complices masculins.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, édition génétique, XXe siècle, incipit

AUTEUR
MAYA LAVAULT
Maya Lavault, professeur agrégée de Lettres modernes, chercheuse rattachée à l’équipe Proust
de l’ITEM (CNRS-ENS), a soutenu en décembre 2009 une thèse de doctorat intitulée « Des secrets à
l’œuvre : formes et enjeux romanesques du secret dans À la recherche du temps perdu de Marcel
Proust », qui sera prochainement publiée aux éditions Champion. Elle est l’auteur de plusieurs
articles autour des motifs du secret dans la Recherche et de la conception proustienne de la fiction
comme exploration des possibles.
mlavaut[arobase]gmail.com

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Entretien

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Bernard de Fallois – « L’histoire d’un
roman est un roman »
Entretien avec Nathalie Mauriac Dyer

Nathalie Mauriac Dyer

Né en 1926, grand professeur, éditeur et lecteur, fondateur en 1987 des Éditions
qui portent son nom, Bernard de Fallois est le proustien capital à qui on doit
l’invention de Jean Santeuil (1952)1 et de Contre Sainte-Beuve (1954)2. Ces deux
éditions ont révolutionné l’image qu’on se faisait encore de Marcel Proust au début
des années cinquante : un esthète qui, sur le tard, aurait renoncé au monde pour
écrire À la recherche du temps perdu. Or Fallois révélait d’abord l’existence d’un
roman de jeunesse à la troisième personne, roman abandonné par son auteur,
« immense poème en prose », comme il l’écrivit3, roman « colossal » comme il me
l’a dit dans cet entretien, qu’il intitula du nom de son protagoniste, Jean Santeuil.
Il s’agissait avec ce manuscrit – où le Proust de la maturité ne cessa de puiser –
d’un des principaux avant-textes d’À la recherche du temps perdu. Deux ans après 
Jean Santeuil, Contre Sainte-Beuve révélait la naissance de la Recherche elle-même.
Parmi les nombreux manuscrits encore en vrac chez la nièce de Marcel Proust –
feuilles volantes, carnets et cahiers d’écolier – Fallois avait identifié les traces du
projet du même nom que l’écrivain mentionnait dans deux lettres de la fin de
19084. Dans une longue préface, il expliquait comment les notes d’un « petit
agenda étroit et long » – il s’agissait d’un des carnets offerts à Proust par
Mme Straus, le fameux Carnet de 19085 ou Carnet 1 – l’avaient guidé pour classer ces
manuscrits de 1908 et 1909. En dix-sept chapitres, Contre Sainte-Beuve liait, dans
une intuition géniale, l’essai critique amorcé sur des feuilles volantes au cadre
(auto)fictionnel de la conversation avec Maman développé ensuite dans sept
cahiers ; les grands morceaux critiques sur Balzac, Nerval ou Baudelaire
alternaient avec ce qui, rétrospectivement, apparaissait bien comme les premiers
« crayons » du roman (« La race maudite », « Noms de personnes »). Fallois
décrivait dans sa préface la méthode de travail de Proust, cet « homme d’un seul
livre », à l’écriture proliférante – « il n’a jamais écrit de façon linéaire, ses
ébauches se succèdent, s’accroissent, se défont, se rejoignent » – et plaidait lui-

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même pour la critique interne, génétique, de la littérature, ou plutôt de l’aventure
de l’écriture : « L’histoire véritable d’un écrivain […] n’a rien de figé. Elle est faite
de rencontres, de haltes, de surprises, de projets abandonnés qui reparaissent
après dix ans, de personnages qui se dédoublent ou se rejoignent, d’éclairages
mystérieusement transformés : l’histoire d’un roman est un roman 6. »
Les « généticiens » du texte devaient, vingt ans plus tard, entériner la justesse des
intuitions de Fallois quant à l’absorption du projet d’essai critique « contre Sainte-
Beuve » dans le cadre fictionnel d’un récit, puis d’un roman. Bien que les éditions
Gallimard aient ensuite « refait » ses éditions pionnières 7, c’est le Contre Sainte-
Beuve de Bernard de Fallois et non celui de Pierre Clarac, réduit aux seuls
morceaux de critique des cahiers, que continue à publier la collection de poche
« Folio ». C’est dans son édition que les jeunes lecteurs et les étudiants découvrent
donc Contre Sainte-Beuve, à elle que continuent de se référer la plupart des lecteurs.
On sait moins qu’on doit aussi à Bernard de Fallois la publication de nombreuses
autres pages critiques, qu’il réunit en 1954 sous le titre de Nouveaux mélanges à la
suite de Contre Sainte-Beuve8 : la Bibliothèque nationale les a ensuite classées, avec
les fragments sur feuilles volantes du Contre Sainte-Beuve, dans ce que l’on a
longtemps appelé, d’après la cotation provisoire du fonds Proust, le « Proust 45 9 ».
C’est encore lui qui a fait entrer la Recherche au Livre de Poche au milieu des
années soixante, sous les mémorables couvertures sépia de Pierre Faucheux qui
mêlaient photographies de l’écrivain et fac-similés des manuscrits : Proust
devenait accessible à tous, comme il l’avait lui-même toujours souhaité.
Bernard de Fallois n’avait encore jamais évoqué dans un entretien ses années
proustiennes. La conversation a eu lieu le 28 juin 2011, dans le grand bureau de sa
maison d’édition, à Paris.

  Nathalie Mauriac Dyer – À quel âge avez-vous découvert Proust ?


Bernard de Fallois – À quinze ans, et par le hasard d’une rencontre. Au début de la
guerre, on avait conseillé aux familles d’éloigner les enfants de Paris, par crainte des
bombardements.
Je suis allé faire ma classe de troisième au lycée du Mans. Et c’est là que je me suis lié
d’amitié avec un de mes camarades, Michel Sciama. À cet âge-là, les amitiés sont des
coups de foudre. Nous ne nous quittions pas. Séparés par l’exode, nous nous sommes
retrouvés   à   Paris   à   la   rentrée   de   septembre,   lui   à   Henri IV,   moi   à   Janson.   Il   me
présenta à ses parents, et pendant quelques années sa maison devint ma maison. Sa
mère me dit que sa bibliothèque était à ma disposition et que je pouvais y prendre
tout ce que je voulais. Elle s’appelait de son nom de jeune fille Hélène Lange. Elle avait
une très grande culture, dont elle ne faisait jamais étalage, elle avait travaillé avant la
guerre avec Raoul Dautry, qu’elle admirait. C’était une femme profonde et discrète. Je
lui dois beaucoup. Elle nous traitait, ses enfants et moi, comme des adultes. Elle était
une nièce de Bergson, une cousine d’Emmanuel Berl, et aussi, par les Weil, de Marcel
Proust. C’est elle qui me fit lire, en octobre 1940, La Réforme intellectuelle et morale de
Renan, en me disant que je comprendrais un peu mieux à cette lecture ce qui venait
de nous arriver.
Qu’y avait-il dans la bibliothèque d’Hélène Lange ? Tout ce que pouvait aimer une
jeune femme de l’entre-deux-guerres, et éveiller la curiosité d’un garçon de quinze
ans comme moi. Il y avait Bergson, bien sûr, mais aussi Alain, Barrès et Gide, Les
Thibault de Roger Martin du Gard, la Correspondance de Jacques Rivière et d’Alain-

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Fournier, Aldous Huxley, les romanciers anglais de cette époque, le Silbermann de
Lacretelle, Notre jeunesse de Péguy, les premiers essais de Berl… et naturellement les
quinze petits volumes de la Recherche du temps perdu. Je lui demandai conseil. Fallait-il
les  lire ?   Elle  me dit  d’essayer.  C’est   ainsi  que  je  lus  « Combray », avec  un  plaisir
constant, mais je ne sais pourquoi je n’allai pas plus loin. C’est l’année suivante, au
cours de ma classe de première, qu’intrigué par le personnage de Swann, si effacé
dans « Combray », je voulus lire l’histoire de son amour, et tombai ensuite comme
une drogue dans la lecture de la Recherche d’un bout à l’autre. Tout cela au milieu des
événements, des restrictions, des inquiétudes, des travaux scolaires, des amours, de
la vie qu’ont les garçons de cet âge. Cela me surprend quand j’y repense. Proust fut
comme   un   îlot   séparé   de   tout   le   reste.   Jeunes,   nous   avons   le   pouvoir   de   vivre
intensément   sur   plusieurs   plans   à   la   fois,   et   d’avoir   en   quelque   sorte   des   vies
simultanées. L’une de ces vies avait été pour moi celle que j’avais passée avec Proust.
N. M. D. – Vous êtes un des premiers vrais proustiens. Vous avez lancé, ou plutôt
relancé les études proustiennes, qui étaient inexistantes dans la France de l’après-
guerre…
B. de F. – C’est assez normal. Le moment n’était pas venu. D’abord il faut se rappeler
qu’à   cette   époque   la   Sorbonne   était   une   vieille   dame   prudente,   qui   considérait
qu’avant d’étudier une œuvre il fallait s’assurer que cette œuvre en valait la peine,
qu’elle résisterait au temps, qu’elle passerait le cap de ces trente ans qui suivent la
mort d’un écrivain et où son œuvre, n’étant plus soutenue par la nouveauté, risque de
disparaître   à   jamais.   Les   choses   ont   certainement   beaucoup   changé   depuis,   pas
forcément   en   bien.   En   tout   cas,   dans   cette   année   1950 il   n’y   avait   pas   de
« vingtiémiste » à la Sorbonne. Il ne faut pas oublier non plus que la situation de
Proust était très particulière. Les vingt-cinq années qui suivent sa mort sont celles
d’une double accélération : accélération de l’histoire – les événements se précipitent
– et accélération de la vitesse – on commence à vivre à toute allure. L’une et l’autre
très peu favorables à cette lente plongée dans la vie intérieure qui est nécessaire à la
lecture en général et à celle de la Recherche en particulier. Il faut remarquer d’ailleurs
que   les   deux   premières   études   sérieuses   sur   Proust   sont   dues   à   des   professeurs
français qui enseignaient à l’étranger. Albert Feuillerat et Robert Vigneron étaient
tous les deux professeurs aux États-Unis. J’avais lu leurs études 10, toutes les deux
passionnantes   parce   qu’elles   faisaient   comprendre   comment   l’œuvre   terminée   en
1913   avait   été   profondément   modifiée,   enrichie,   étendue par   les   deux   accidents
imprévus, l’un très petit, l’autre immense, que furent la mort d’Alfred Agostinelli et
la   guerre   de   1914.   Le   premier   de   ces   deux   événements   a   donné   naissance   au
personnage d’Albertine, et le deuxième, en obligeant l’auteur à surseoir quatre ans à
son projet de publication, lui a en quelque sorte donné le temps de procéder à une
refonte de son roman, augmenté d’un « épisode » entier, qu’il n’avait pas imaginé au
début.
Mais   personne   n’avait   encore   cherché   à   connaître   toutes   les   années   qui   avaient
précédé la Recherche. Une autre raison pour laquelle on ne s’était pas lancé dans les
études proustiennes, c’est que l’œuvre elle-même faisait un peu peur. Très peu de
lecteurs   en   avaient   réellement   pris   la   mesure.   Elle   impressionnait,   mais   on la
considérait comme quelque chose qui était à part, elle n’était vraiment familière qu’à
un   petit   nombre   de   lecteurs.   Elle   était   entourée   d’une   légende   de   phrases   trop
longues,   d’une   absence   d’intrigue   romanesque,   et   finalement   d’un   esprit   assez

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éloigné des préoccupations du moment. Les mêmes raisons qui avaient fait refuser
Proust   par   les   premiers   éditeurs,   y   compris   la   NRF,   quand   il   leur   proposa   son
manuscrit en 1912, et qu’on pourrait appeler « le mépris Bloch », continuaient à peser
sur la réputation de Proust. On se souvient que Bloch, à qui Proust a prêté par avance
tous   les   arguments   qui   seraient   invoqués   contre   lui,   avait   l’habitude   de   dire :
« J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez. »
  N. M. D. – Comment avez-vous découvert Jean Santeuil ?
B. de F. – Je pourrais renverser le mot célèbre de Pascal : « Tu ne me chercherais pas si
tu ne m’avais déjà trouvé », et dire à mon tour : « Je ne l’aurais pas trouvé si je ne
l’avais pas cherché. » Il s’agissait d’une hypothèse à vérifier.
Qu’est-ce que je cherchais ? Je cherchais qui était le vrai Proust. Car je n’étais pas
convaincu par le portrait que tout le monde en faisait. Celui d’un jeune homme de
famille bourgeoise aisée, de santé fragile, ayant mené jusqu’à la trentaine une vie
d’oisif, passionné seulement par les salons et la mondanité, jusqu’au jour où, frappé
d’une soudaine illumination, il s’était enfermé dans une chambre aux murs de liège,
et avait en quelques années composé À la recherche du temps perdu.
Ainsi cette œuvre immense, cette cathédrale, ce monument de la littérature française
et   mondiale   serait   tombé   du   ciel   sans   aucun   signe   précurseur,   sans   travaux
préparatoires, comme par magie. Non, je ne pouvais pas croire une seconde à cette
version. Mais d’un autre côté, si cela ne s’était pas passé ainsi, comment se faisait-il
que tant de témoins que je lisais, des témoins toujours vivants, très fiers de l’avoir
approché, n’aient pas raconté l’histoire de la naissance de ce chef-d’œuvre ?
Car Proust était mort si jeune qu’en 1950 la plupart étaient vivants. Non seulement
ceux qui l’avaient rencontré après sa consécration – Morand, Cocteau, Colette – mais
ceux qui avaient été ses camarades de classe, comme mon cousin Max Daireaux ou
Daniel   Halévy,   que   son   petit-fils   Jean-Pierre,   mon   camarade   à   Janson-de-Sailly,
m’avait permis de rencontrer et que j’avais longuement interrogé sur Marcel Proust.
Là-dessus,   alors   que   je   m’étais   découragé   et   que   j’étais   prêt   à   abandonner   l’idée
d’écrire une thèse sur la formation de la Recherche, parut la biographie de Maurois 11,
qui allait tout changer.
  N. M. D. – André Maurois connaissait-il Jean Santeuil ?
B. de F. – Non, pas du tout. Mais cet excellent biographe avait eu l’idée simple – simple
mais il fallait l’avoir – d’interroger la famille. Il faut dire qu’il était bien placé pour le
faire, puisque sa deuxième femme n’était autre que la fille de Gilberte 12. Il avait donc
cité quelques notes inédites tirées des mystérieux « Carnets », dont la nièce de Marcel
Proust   lui   avait   révélé   l’existence.   Il   fallait   suivre   cette   piste.   Très   bravement,   je
téléphonai à Maurois et lui expliquai mon cas. Il m’invita à venir le voir, me reçut
avec la gentillesse, la courtoisie et les égards que seuls les hommes très intelligents
réservent aux jeunes gens, et après m’avoir écouté, il me proposa de téléphoner à
Suzy Mante-Proust13 et de lui demander de me recevoir. Huit jours plus tard, je faisais
la connaissance de Suzy. Elle me montra ce jour-là les Carnets, mais me proposa de
revenir pour prendre le temps de les déchiffrer et elle me demanda si j’accepterais de
l’aider à classer tous les manuscrits qu’elle avait conservés depuis la mort de son
père.
Ce fut le début d’un travail de quelques années, qui furent pour moi des années de
bonheur. Si les « Cahiers » préparatoires de la Recherche étaient bien classés, il y avait
en revanche, dans le grenier de la belle maison de la rue Dehodencq, des lettres, des

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articles de journaux, des factures, des faire-part, des brouillons de toutes sortes, des
fragments des Plaisirs et les jours, d’autres des Ruskin, souvent déchirés, formant un
ensemble assez disparate.
Cependant,   à   mesure   que   je   lisais,   j’étais   frappé   par   l’apparition   de   nombreux
morceaux   qui   avaient   en   commun   la   présence   d’un   personnage   nommé   Jean,
quelquefois aussi Jean Santeuil, formant indiscutablement un ensemble, une sorte de
roman autobiographique, mais un roman assez spécial pour que Proust ait pu écrire
dans un des feuillets qui ressemblaient à une préface les mots suivants : « Puis-je
appeler ce livre un roman ? »
Le tout formait maintenant un énorme dossier de près de mille pages. Il était clair
que l’entreprise avait commencé dès le lendemain de la publication des Plaisirs et les
jours. Je ne connaissais pas alors la lettre de Proust à Reynaldo dans laquelle il lui dit
qu’il vient de se lancer dans un roman immense, et que Reynaldo y sera présent, sans
être   nommé,   d’un   bout   à   l’autre,   comme   un   dieu   caché   dans   sa   création 14.   Je   ne
connaissais peut-être même pas Reynaldo Hahn à cette époque, je ne savais pas – ou
j’avais oublié – l’histoire de leur voyage ensemble à Beg-Meil. Mais en regardant ce
que je venais de découvrir, j’éprouvai une des impressions les plus fortes que j’ai eues
dans ma vie.
La légende du jeune oisif était en miettes.
Il fallait tout repenser. On ne pouvait plus désormais parler de Proust comme on
l’avait fait jusque-là. Il n’était pas le dilettante qu’on avait dit, puisque, à vingt-cinq
ans à peine, ne doutant de rien, il avait formé le projet d’écrire un livre unique et
total, où il y aurait l’enfance, les passions, les grandes heures, la comédie des vanités,
mais aussi la beauté secrète de la nature, ce livre qui serait un roman, mais beaucoup
plus et même le contraire d’un roman, puisqu’il s’efforcerait d’atteindre « l’essence
des   choses »   et   non   leur   apparence.   Un   livre   dont   avec   une   énergie   créatrice
incroyable il avait poursuivi la rédaction pendant des années, pour finalement avoir
le courage et la lucidité d’y renoncer, d’enfermer tout cela à double tour, sans rien en
dire à personne parce qu’à mesure qu’il avançait dans l’entreprise, il s’apercevait
qu’elle était encore inférieure à ce qu’il avait imaginé, et qu’il fallait attendre avant
de tout recommencer.
Il en serait récompensé, et nous aussi. Mais au moment où il avait pris cette décision,
il ne le savait pas.
  N. M. D. – Quel en fut l’accueil ?
B. de F. – Très contrasté.
Du   côté   de   la   Sorbonne,   dépit   et   mépris.   Silence   rompu   par   un   olibrius   nommé
Antoine Adam, grande autorité dans le monde universitaire, qui se fendit d’un long
article dans une revue lilloise pour dénoncer une imposture, suggérant que j’avais
manipulé le texte pour donner une apparence d’unité à des fragments épars. C’est
tout juste si je n’étais pas accusé d’avoir fabriqué ce prodigieux document. Et d’être
finalement l’auteur de Jean Santeuil. Malgré ce qu’il y avait de flatteur dans cette
accusation   saugrenue,   j’en   ai   conservé   une   certaine   gêne   envers   l’établissement,
moins pour l’attaque elle-même que parce que personne n’avait songé à me défendre.
Au contraire, bonne surprise, joie chez tous ceux qui étaient depuis longtemps les
admirateurs   de   Proust   et   ses   amis,   Mauriac,   Morand,   Berl,   Cocteau.   Ce   coup   de
théâtre stupéfiant, arrivant au moment où l’on s’y attendait le moins, remettait sur le
devant de la scène et à la première place l’écrivain qu’ils avaient admiré dans leur
jeunesse et que les nouvelles modes croyaient avoir enterré. Cette résurrection ne

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pouvait que les réjouir. Il faut dire, on l’a sûrement oublié, qu’on était dans les années
cinquante, et que ce n’était pas tel ou tel écrivain, c’était la littérature tout entière
qui était singulièrement dévaluée. Dans la hiérarchie des valeurs, ce n’était plus la
littérature, c’étaient l’histoire et la philosophie qui étaient maintenant au sommet
pour les jeunes étudiants, parce que ces disciplines pouvaient être plus facilement
reliées   au   marxisme   qui   s’était   imposé   à   tous.   La NRF,   rappelons-le,   était   alors
interdite,   pour   avoir   continué   à   paraître   pendant   la   guerre.   La   revue   Les Temps
modernes, qui avait pris sa place, prônait une littérature « engagée » – et qui est moins
« engagé » que Marcel Proust ?
Pour une autre raison, Jean Santeuil eut une influence assez nette sur la situation de
Proust au lendemain de la guerre et jusqu’à maintenant. En donnant un coup de
projecteur très nouveau sur son itinéraire, il permit de prendre conscience de ce qui
avait   échappé   jusqu’alors,   la   formidable   aventure   spirituelle   et   intellectuelle   que
représentait la vie de cet artiste, une des plus grandes sinon la plus grande des temps
modernes. Du même coup, les fidèles arrivèrent en masse. On se passionna pour sa
vie, on voulut en connaître les détails, c’est alors que commencèrent à paraître les
volumes   de   correspondance   retrouvée   et   datée   par   Philip   Kolb,   la   biographie   de
Painter qui allait être suivie par plusieurs autres, minutieusement établies, ainsi que
les interprétations des essayistes à la mode. Proust et son temps devenaient l’objet
d’un culte, d’un culte qu’il aurait été le premier à juger hérétique, et qu’il avait par
avance dénoncé dans son Contre Sainte-Beuve.
En trouvant les pièces qui manquaient à l’histoire de son roman, avais-je contribué à
favoriser et à cautionner ce culte ? Je me consolais en pensant que c’est une pente
naturelle de chacun de nous de vouloir mieux connaître ceux à qui nous devons les
œuvres   d’art   qui   nous   ont   touchés.   Proust   lui-même,   revenant   d’un   voyage   en
Hollande, n’écrivait-il pas à sa mère pour lui demander de lui envoyer Les Maîtres
d’autrefois d’Eugène Fromentin, en lui expliquant qu’on a toujours envie d’en savoir
un peu plus sur ceux à qui on doit ces chefs-d’œuvre15 ?
  N. M. D. – Venons-en à votre édition de Contre Sainte-Beuve. Quand, après les feuilles
volantes de Jean Santeuil, vous vous êtes attaqué à la masse des cahiers, comment avez-
vous procédé ?
B. de F. – J’ai commencé, naturellement, par les lire in extenso. Au fur et à mesure je
voyais que des épisodes étaient repris, et comment les « morceaux » s’assemblaient et
s’organisaient. Il était évident qu’il manquait des cahiers.
  N. M. D. – Comme vous l’indiquez dans votre préface au Contre Sainte-Beuve16, vous avez
pris pour guide la lettre de Proust à Georges de Lauris que ce dernier avait publiée en
1948…
B. de F. – L’édition de Contre Sainte-Beuve, le dessin de ce livre en train de se faire qui se
serait appelé Contre Sainte-Beuve, est né en effet de la première clé qui se trouve dans
la correspondance. Proust se demande si, partant d’une simple idée d’article, il ne va
pas la développer sous la forme d’un essai, ou sous la forme d’un livre de souvenirs et
d’un roman17 : le souvenir d’une matinée18 où Maman entre dans sa chambre, Le Figaro
à la main, où sont ensuite évoqués d’autres lieux, d’autres personnages… Cette idée
de la « conversation avec Maman » donnait le fil directeur : tous les manuscrits dans
lesquels elle apparaissait formaient un ensemble. Nous n’étions plus comme dans Jean
Santeuil dans   une   sorte   d’autobiographie   à   la   troisième   personne.   C’était   déjà   la
première personne, et déjà À la recherche du temps perdu. Très vite Proust a eu l’idée de
déconstruire et de reconstruire autrement (ce qu’il symbolisera par l’image de la

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« robe »). Après « Combray », après « Un amour de Swann », vient la révélation de la
scène finale, ce qui lui permettra d’affirmer par la suite qu’il a écrit la fin de son livre
très tôt. Je pense que Proust a eu l’idée de cette fin à l’occasion d’une soirée musicale
chez la princesse de Polignac, quelque temps après la mort de sa mère, une soirée où
l’on   jouait   une   œuvre   inédite   de   Reynaldo   Hahn,   Le Bal de Béatrice d’Este.   Le
lendemain, Proust écrit à Reynaldo : « Que tous les gens que j’ai connus ont vieilli 19 ! »
Cette lettre, c’est pour moi l’invention du « Bal de têtes » et du Temps retrouvé.
  N. M. D. – Vous avez écrit, dans la préface de votre édition : « Contre Sainte-Beuve au fond
n’est pas un livre : c’est le rêve d’un livre, c’est une idée de livre20 ». Vous aviez donc bien
conscience que vous reconstruisiez quelque chose qui, d’une certaine façon, n’avait jamais
existé ?
B. de F. – Oui, c’était en fusion. C’était la Recherche qui était en train de naître. Il n’y a
pas eu de solution de continuité. C’est cela qui, petit à petit, en quelques mois, est
devenu la Recherche. Comment savoir quel jour il a renoncé à l’idée initiale de Contre
Sainte-Beuve, en décidant de mettre la conversation avec Maman qui, pratiquement,
est l’exposé de son esthétique, à la fin du livre ? Ensuite c’est Le Temps retrouvé qui est
devenu la conclusion du livre, et a incarné sa théorie esthétique. Le compas s’est
élargi   considérablement   plus   tard   avec   l’intervalle   de   la   Guerre,   qui   ajoutait   la
disparition de tout un monde.
  N. M. D. – Aviez-vous conscience avec ces publications de changer la hiérarchie des
valeurs littéraires qui avait cours alors… ?
B. de F. – Oui, de faire de la pédagogie, en remettant les choses à leur place, à savoir
Proust à la hauteur de Montaigne, de Molière, de Chateaubriand, etc. Or cette œuvre
unique se trouve être, en plus, un merveilleux exemple de création littéraire, qu’il
faut replacer pour le comprendre dans le contexte de cette fin du  XIXe siècle où le
wagnérisme   a   été   une   illumination   extraordinaire.   Proust   avait   bien   compris   que
Balzac, même sans le réussir vraiment, avait déjà tenté avec La Comédie humaine de
regrouper toute sa création en un seul grand cycle. Cela l’a aidé à faire cette œuvre
gigantesque.
Proust avait-il attendu, comme on l’a dit, la mort de ses parents pour commencer son
œuvre ?   Non,   très   vite   après   Jean Santeuil les   deux   traductions   de   Ruskin   sont   le
moment du recommencement. Dans les longues notes qu’il ajoute en bas du texte,
dans la préface à Sésame et les Lys, il s’autorise pour la première fois à parler à la
première personne. Et à partir de cet instant le « je » que nous entendons est celui
que nous allons continuer à entendre dans toute la Recherche. Il est véritablement lui-
même, tandis que le déguisement de Jean Santeuil ne lui convenait pas.
J’étais étonné que l’on n’ait pas donné plus d’importance à son premier livre, Les
Plaisirs et les jours. Loin d’être un exemple de la littérature « fin de siècle » qu’on y a
vu,   avec   des   grâces   surannées,   ce   livre   révèle   une   personnalité   qui   est   déjà   tout
entière affirmée, sans détour, sans timidité, assez audacieusement pour qu’on cesse
de parler, comme on l’a fait, du désir de Proust de cacher son homosexualité. Par
ailleurs, la diversité des styles et des époques dont il fait ici en quelque sorte un
bouquet y est le signe précurseur de ce fantastique amalgame de toutes les grandes
époques du style français qu’est le style de la Recherche.
Je   tiens   les   pastiches   pour   un   moment   très   important   dans   la   naissance   de   la
Recherche.   Proust   adolescent   avait   un   don   d’imitateur   merveilleux   (on   l’invitait
beaucoup pour cette raison chez les parents de ses amis). Cet aspect est absent de Jean
Santeuil, mais en 1908, quand il se met à écrire ses pastiches, à la suite du succès de

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Reboux   et   Müller,   il   comprend   sans   doute   qu’il   pourra   en   tirer   parti   pour   les
personnages de son futur roman. Il pourra « faire du Charlus », et aussi du Norpois,
du   Guermantes,   etc.   Balzac   avait   déjà   eu   cette   idée,   mais   il   s’y   essayait   assez
maladroitement.
Par une intuition étonnante Proust avait deviné qu’en pastichant en quelque sorte ses
personnages – des personnages qu’il avait créés de toutes pièces ! – il les rendrait plus
vrais, il les ferait exister. Il avait compris que la caricature la plus comique, ce n’est
pas la plus grosse, c’est au contraire la plus fine, celle qui n’a pas l’air d’être une
caricature. J’en ai eu la preuve en retrouvant un jour une lettre que Proust avait
écrite, lors d’un séjour à Cabourg, à un jeune homme à qui il faisait la cour et qui lui
avait posé un lapin21. Les invectives dont Proust l’accablait, il me semblait bien les
avoir lues quelque part, et en effet je les ai retrouvées quelques semaines après dans
la bouche de Swann. C’est-à-dire que Proust faisait du Swann (ou du Charlus) ou que
Swann (ou Charlus) faisait du Proust, magnifique exemple de ce procédé comique, qui
était au fond celui de Molière dans Les Femmes savantes.
René Clair m’a raconté que, se retrouvant pendant la Guerre au front avec Lucien
Daudet, ce dernier a tenu pendant une permission à lui faire connaître Proust, dont il
parlait comme d’« un génie ». Proust se serait mis à leur lire un dîner chez Madame
Verdurin en étouffant de rire (« non, je ne peux pas publier ça, c’est trop bête ! »).
Le   comique,   voilà   encore   une   dimension   supplémentaire,   merveilleuse,   de   la
Recherche du temps perdu.
  N. M. D. – Vous avez changé l’histoire de la littérature française en publiant des travaux
préparatoires…
B. de F. – Oui, j’apportais une révélation. Mais en même temps, j’avais parfaitement
conscience   que   l’on   aurait   pu   ne   rien   savoir   de   tout   de   ce   qui   avait   précédé   la
Recherche du temps perdu et que la Recherche du temps perdu était là.
  N. M. D. – En 1960, vous avez quitté votre poste de professeur agrégé et vous êtes entré au
Livre de Poche.
B. de F. – Trois ans plus tard, après être devenu le directeur général du Livre de Poche,
j’ai demandé à Gallimard d’y laisser paraître la Recherche. Pierre Faucheux a fait les
très jolies couvertures que l’on connaît22. En arrivant au Livre de Poche, j’avais dit au
directeur d’alors, Guy Schoeller, que les couvertures me paraissaient inesthétiques,
qu’il fallait y travailler.
  N. M. D. – C’était encore un coup d’éclat éditorial.
B. de F. – Suzy Mante-Proust répétait aux Gallimard le mot de Marcel Proust, disant
qu’il aurait voulu que son livre soit vendu « dans les gares 23 ». Et maintenant il est
partout, puisqu’il est dans le domaine.
  N. M. D. – En 1989, vous avez publié un recueil de Maximes et pensées tirées de la
Recherche24. Il vous arrive encore de relire Proust ?
B. de F. – Il me sera toujours proche, même si je ne le reprends pas spécialement. Je l’ai
lu de manière continue à deux reprises, en 1941 et 1942, puis dans les années quatre-
vingt, parce que le club France Loisirs qui avait décidé de publier À la recherche du
temps perdu m’avait demandé conseil. Je leur avais d’abord suggéré de l’éditer en
quinze volumes, comme la première édition, de manière très lisible. Finalement j’ai
rédigé les préfaces de cette édition, de courtes synthèses accessibles. Ce sont les trois
occasions où je l’ai relu en entier.
Quant   aux   maximes,   l’idée   d’en   faire   un   recueil   était   d’ailleurs   venue   à   plusieurs

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personnes avant moi. Je ne le savais pas. Albert Thibaudet en parlait dans un article
de la NRF avant la guerre, et François Mauriac un peu après la guerre. Mais il se
trouve que j’avais déjà réalisé ce travail dans ma première période proustienne, et j’ai
donc pu le faire paraître à la suite de l’édition France Loisirs.
  N. M. D. – Dans la collection de poche de Gallimard, « Folio », savez-vous que c’est votre
édition de 1954 qui est reprise de préférence à celle que Pierre Clarac avait refaite pour la
« Bibliothèque de la Pléiade » en 1971 ? Pierre Clarac avait refusé votre idée du Contre
Sainte-Beuve « roman ». Elle a depuis été acceptée par tous les « généticiens »… Mais à quoi
ressemble pour vous une « bonne » édition de la Recherche ?
B. de F. –   Je   n’ai   eu   aucune   objection   à   ce   que   Gallimard   refasse   l’édition   de   Jean
Santeuil et ensuite celle de Contre Sainte-Beuve, et j’ai conservé mon exemplaire de la
première édition de la Recherche dans la « Bibliothèque de la Pléiade 25 ». Quand cette
collection en général – pas seulement pour l’œuvre de Proust –, s’est mise à faire des
éditions considérablement annotées, je l’ai regretté parce que cela rendait les livres
beaucoup moins maniables. J’ai un faible pour l’édition de la Recherche que j’ai faite à
France Loisirs26, précisément parce qu’elle ne comporte aucune note.
  N. M. D. – Terminons sur une note plus personnelle… Je me souviens, enfant, de vos visites
à ma grand-mère, Suzy Mante-Proust, les 1er janvier… Elle en était très touchée et il était
évident qu’elle avait une grande affection pour vous. Vous a-t-elle jamais fait des
confidences sur l’histoire d’Albertine disparue ?
  B. de F. – Non. Mais je savais que son père était intervenu à ce moment-là, qu’il était en train
de corriger les épreuves…
  N. M. D. – Alors restons sur ce mystère !

NOTES
1. Marcel Proust, Jean Santeuil, préface par André Maurois, Paris, Gallimard, 1952.
2. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, suivi de Nouveaux mélanges, préface par Bernard de Fallois,
Paris, Gallimard, 1954.
3. Ibid., p. 42.
4. Lettres publiées pour la première fois respectivement en 1931 et 1948. Voir infra, note 17.
5. D’après le nom que lui a donné Philip Kolb dans son édition, Paris, Gallimard, 1976.
6. CSB, éd. citée, p. 9, 13, 10.
7. Jean Santeuil, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Pierre Clarac avec la collab. d’Yves Sandre,
1971 ; Contre Sainte-Beuve, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Pierre Clarac, 1971.
8. Ils ont été repris par la « Bibliothèque de la Pléiade » au nombre des  Essais et articles (Paris,
Gallimard, 1971).
9. Aujourd’hui NAF 16636.
10. Albert Feuillerat,  Comment Marcel Proust a composé son roman, New Haven, Yale University
Press, 1934 ; Robert Vigneron, « Genèse de Swann », Revue d’histoire de la philosophie, 15 janvier
1937, p. 67-115.
11. André Maurois, À la recherche de Marcel Proust, Paris, Librairie Hachette, 1949.
12. Simone Arman de Caillavet (1894-1968), modèle de Mlle de Saint-Loup.
13. Suzy Mante-Proust (1903-1986), fille de Robert Proust (1873-1935).

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14. Cette lettre a été publiée quatre ans après la publication de  Jean Santeuil. Voir : Lettres à


Reynaldo Hahn, présentées, datées et annotées par Philip Kolb, Paris, Gallimard, 1956, lettre xxxv,
p. 53 : « Je veux que vous y soyez tout le temps mais comme un Dieu déguisé qu’aucun mortel ne
reconnaît » [vers mars 1896], Corr., t. II, p. 52.
15.  « As-tu   des   renseignements   sur   la   vie   de   Fromentin ?   C’est   ennuyeux   de   n’avoir   aucun
“tuyau” sur quelqu’un avec qui on vient de passer quinze  jours à l’hôtel. » Proust venait  de
séjourner en Hollande avec pour guide Les Maîtres d’autrefois. Voir Correspondance avec sa mère, éd.
Ph. Kolb, Paris, Gallimard, 1953, lettre XCVII ; Corr., t. III, lettre 90, p. 165, [17 octobre 1902].
16. CSB, éd. citée, p. 16.
17. Voir Marcel Proust, À un ami. Correspondance inédite : 1903-1922, préface de Georges de Lauris,
Paris, Amiot-Dumont, 1948, lettre XLIII : « Est-ce que je peux vous demander un conseil ? Je vais
écrire quelque chose sur Sainte-Beuve. J’ai en quelque sorte deux articles bâtis dans ma pensée
(articles de revue). L’un est un article de forme classique, l’essai de Taine en moins bien. L’autre
débuterait par le récit d’une matinée, Maman viendrait près de mon lit et je lui raconterais un
article   que   je   veux   faire   sur   Sainte-   Beuve.   Et   je   le   lui   développerais. »   Voir   aussi   la   lettre
contemporaine à Anna de Noailles, qui avait été publiée en 1931 par Robert Proust et Paul Brach
dans la Correspondance générale de M. P., t. II : Lettres à la comtesse de Noailles 1901-1919, présentées par
la comtesse de Noailles, Paris, Plon, lettre V. Ces deux lettres ont été reprises dans Corr., t. VIII,
lettres 170 et 171, datées de [vers la mi-décembre 1908].
18. Voir Corr., t. IX, lettre 78, à Alfred Vallette, [vers la mi-août 1909] : « Je termine un livre qui
malgré son titre provisoire : Contre Sainte-Beuve, Souvenir d’une Matinée est un véritable roman. »
La lettre a été exposée à la Bibliothèque nationale en 1965 (Catalogue, n° 366).
19. Voir Lettres à Reynaldo Hahn, éd. citée, lettre LXXXVI, p. 134 ; repris dans Corr., t. VII, lettre 74
(p. 139), [11 avril 1907] : « Que tous les gens que j’ai connus ont vieilli. […] Et aussi quelques
vieilles divinités rudimentaires et féroces, dans leur dessin sommaire n’ont pu changer […] [et]
restent immuables dans la hideur barbare de leur effigie lombarde. Ce sont des portraits de
monstres du temps où on ne savait pas dessiner. »
20. CSB, éd. citée, p. 26.
21. Voir Bernard de Fallois, « Sur une lettre de Marcel Proust »,  Le Disque vert, « Hommage à
Marcel   Proust »,   numéro   spécial   hors   série,   Paris/Bruxelles,   décembre 1952,   p. 11-20.   Lettre
adressée, selon Ph. Kolb, à Albert Nahmias, et reprise dans Corr, t. XI, p. 187-189, [20 août 1912].
22. Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs paraissent au Livre de Poche en 1965,
les autres tomes les années suivantes.
23. Voir Claude Francis et Fernande Gontier, Marcel Proust et les siens, suivi des Souvenirs de Suzy
Mante-Proust, Paris, Plon, 1981, p. 153.
24. Maximes et pensées dans « À la recherche du temps perdu », choisies et présentées par Bernard de
Fallois, Paris, France Loisirs, 1989.
25. Édition établie par Pierre Clarac et André Ferré, Paris, Gallimard, 1954.
26. À la recherche du temps perdu, préface par Bernard de Fallois, Paris, France Loisirs, « Collection
du millénaire », 1999, 3 vol. 

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INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu,
génétique textuelle, édition génétique, édition critique, archives, XXe siècle, Contre Sainte-
Beuve, Jean Santeuil

AUTEUR
NATHALIE MAURIAC DYER
NATHALIE MAURIAC DYER, directeur de recherche au CNRS (ITEM-ENS), s’est d’abord intéressée à la

genèse et à l’histoire des tomes posthumes d’À la recherche du temps perdu (Proust inachevé. Le


dossier « Albertine disparue », Champion, 2005). Actuellement responsable du Bulletin d’Informations
proustiennes (Éditions Rue d’Ulm), elle pilote l’édition des Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale
de France (Brepols/BnF) où elle a notamment coédité les Cahier 54 (2008), 71 (2009) et 53 (2012).
Derniers ouvrages codirigés : Proust aux brouillons (Brepols, 2011), Proust face à l’héritage du
XIXe siècle. Tradition et métamorphose (PSN, 2012).

nathalie.mauriac[arobase]ens.fr

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Inédit

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1913 : la réécriture du concert Saint-
Euverte sur les placards de Du côté
de chez Swann
Françoise Leriche

[L]a partie que j’aime [le mieux] commence
justement après [l]e 45e placard. (Et c’est pour
cela que je n’ai pu encore me résoudre à la
renvoyer à Grasset. (Il [y] en a 95 en tout, mais je
trouve que c’est trop long et j’arrêterai le volume
plus tôt.) À Louis de Robert, [peu après le 19 juin
1913]1
1 Un   mois   après   avoir   renvoyé   à   son   éditeur   les   quarante-cinq   premiers   placards   du
premier volume corrigés2, pourquoi Proust ne peut-il toujours pas « se résoudre » à se
séparer de la partie finale d’« Un amour de Swann », celle qui commence avec la soirée
chez la marquise de Saint-Euverte, au placard 45 ? L’argument de la tomaison (Proust a
expliqué à Grasset qu’il lui fallait attendre d’avoir reçu la totalité de ses placards pour
savoir le nombre exact de pages imprimées que représentait la dactylographie de son
premier tome, avant de décider où il pourrait couper) n’est guère convaincant : c’était
la troisième partie du volume qu’il faudrait probablement écourter, mais la deuxième,
« Un   amour   de   Swann »,   qui   se   termine   au   placard 52   (soit   environ   à   la   page 420),
n’était pas concernée par cette question de la césure. Même si Proust avait décidé de
couper   cette   masse   de   sept   cent   soixante   pages   en   deux   petits   volumes   vendus
ensemble, solution un moment envisagée3, on imagine difficilement qu’il eût pratiqué
la coupure juste avant le dernier épisode d’« Un amour de Swann ». La raison donnée à
Louis   de   Robert   paraît   plus   plausible :   Proust   tenait   particulièrement   à  cette   soirée
Saint-Euverte. Et, ce qu’il ne dit pas à son ami, il était précisément en train d’y opérer
d’importantes modifications…
2 Les soixante et un placards finalement retenus pour Du côté de chez Swann ont presque
tous été abondamment corrigés, on le savait, et leur réapparition en 2000 a permis de
constater par simple feuilletage le nombre impressionnant d’additions marginales, de

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becquets, de paperoles, d’interpolations de paragraphes entiers, mais aussi de ratures,
de suppressions4.
3 Or,   dans   ce   gigantesque   chantier   de   réécriture,   le   concert   Saint-Euverte   –   pendant
lequel Swann, malheureux et délaissé par Odette, réentend la sonate associée à son
amour – devient le lieu d’une réorientation significative du discours esthétique sur la
musique, dans une restructuration globale des épisodes musicaux du roman.
4 Le passage que nous avons retenu ne présente pas de suppressions, mais des additions
de   deux   ordres   différents :   quelques   notations   renforçant   l’ironie   du   moraliste ;
d’importantes additions qui transforment le discours du roman sur la musique.
 
Le renforcement de la dimension moraliste
5 Les modifications ne concernent en effet ni le scénario global de la soirée, ni la fonction
cathartique   du   concert,   restés   identiques   à   travers   toutes   les   phases   génétiques   de
l’épisode :   remis   en   présence   de   la   « petite   phrase »   de   la   sonate   qui   était   devenue
« l’hymne national de son amour » avec Odette, Swann est assailli par les souvenirs de
son bonheur et, revivant de façon sensible ces épisodes oubliés, il n’en éprouve que
mieux, par comparaison, l’indifférence que lui témoigne désormais Odette – cette prise
de conscience le menant sur le chemin du détachement. Mais quelques additions et
reformulations viennent renforcer de façon ironique le malheur du personnage :
–   dans   la   longue   réécriture   de   la   colonne 6   du   placard 49   (fig. 5),   les   éléments
additionnels soulignent le décalage et l’évolution inverse des désirs respectifs de Swann
et Odette (lorsqu’elle manifestait pour lui un désir ardent, il préférait s’en tenir avec
elle à une relation galante ; et c’est lorsqu’elle a commencé à s’intéresser à d’autres que,
jaloux, il a subordonné à cet amour toutes ses activités) ;
–   addition   dans   la   marge   gauche,   le   monocle   que   Swann   ôte   et   essuie   souligne
symboliquement son aveuglement, en un contrepoint caustique.
 
Une modification importante de l’esthétique musicale
dans le roman
6 Ce qui est le plus notable sur ces placards, c’est la réorientation du discours esthétique
sur la musique.
 
Musique et impressions sensibles

7 Dans   la   réécriture   des   colonnes 5-6   du   placard 49   (fig. 4   et 5),   l’opposition   entre   les
« expressions   abstraites »   de   la   mémoire   et   l’« essence »   du   passé   vécu   se   trouve
approfondie et subrepticement réorientée en une opposition entre l’« intelligence » et
« un réseau d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de réactions cutanées »,
« réseau   uniforme   dans   lequel   son corps se   trouvait   repris »   (je   souligne),   la   petite
phrase ramenant ces impressions sensorielles. Alors que le texte initial, biffé, détaillait
des   scènes   principalement   visuelles   (les   pétales   de   chrysanthème,   l’adresse   du
restaurant   sur   la   lettre,   le   froncement   de   sourcils   inquiet   d’Odette),   la   réécriture
accentue la dimension olfactive (odeur du fer à friser) et les sensations d’humidité, de
froid,   etc.,   le   passé   ainsi   revécu   dans   sa   vérité   sensorielle   ayant   toutes   les

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caractéristiques de celui que restitue la mémoire involontaire. Le terme d’« essence »
(« il retrouva tout ce qui de ce bonheur avait fixé à jamais la spécifique et volatile
essence »),   loin   de   désigner   une   quelconque   abstraction   métaphysique,   une   réalité
universelle,  signifie   ainsi explicitement,   chez Proust, un   substrat   de  sensations  très
individuelles, la qualité existentielle d’un vécu personnel.
8 Cette   coloration   individuelle   d’expériences   universelles   (l’amour,   la   réception   d’une
œuvre   musicale),   qui   confère   à   chaque   existence   sa   radicale   singularité,   est
précisément l’élément qui amène Proust en 1913, selon nous, à reconsidérer sa théorie
esthétique   relative   à   la   musique,   et   à   renforcer   de   façon   perceptible   l’idéalisme
(schopenhauerien) de Swann afin de ménager, dans la suite du roman, l’espace d’un
autre discours, qui sera attribué au protagoniste5.
9 Le texte initial (bas de la col. 8, plac. 49) affirmait, à propos de la musique : « Mais ces
idées d’un autre monde, d’un autre ordre que sont les motifs musicaux, idées voilées de
ténèbres,   inconnues,   impénétrables   à   l’intelligence,   n’en   sont   pas   moins   entre   elles
parfaitement distinctes les unes des autres [etc.] ». L’instance narratrice assumait ainsi
l’existence   en-soi de   telles   « idées »,   de   ces   « millions   de   touches   de   tendresse,   de
passion, de sérénité » simplement « découvertes [c’est-à-dire : dévoilées] par quelques
grands   artistes »   qui   « nous   rendent   le   service »   de   lire   plus   aisément   dans   « notre
âme ».   C’est   cet   universalisme   anthropologique   qui   se   trouve   désormais   mis   en
question. Une simple addition en marge de la colonne 8 (« Mais depuis plus d’une année
que […] l’amour de la musique était […] né en lui, Swann tenait les motifs musicaux
pour des idées de véritables Idées », fig. 5) suffit à attribuer explicitement à Swann (et
non plus à l’instance narratrice) ce propos idéaliste ; on note la correction d’« idées »
en « Idées », la majuscule faisant immédiatement référence, pour le lecteur averti, à
l’un des concepts majeurs de la philosophie schopenhauerienne de la connaissance 6.
Par le biais de la focalisation interne et du récit de pensée, Proust rejette donc sur
l’esthète   décadent   certains   éléments   schopenhaueriens   encore   assumés   par   la
narration dans la dactylographie de 1912. Cette unification7 du discours prend valeur
de clarification théorique, clarification qui paraît motivée par les réflexions nouvelles
que Proust est en train d’élaborer depuis le début de 1913, et qu’il s’agit de « préparer »
le   roman   à   accueillir   en   ménageant   entre   Swann   et   le   protagoniste   une   nette
distribution des rôles.
 
La musique, non plus expression de la Nature, mais « création »
formelle

10 La correspondance et les documents de genèse révèlent qu’entre janvier et avril 1913,
Proust assiste à plusieurs concerts, lit des ouvrages sur la musique. Apparaissent alors
dans le Carnet 2 des réflexions nouvelles, qui incluent la musique dans le cadre de la
théorie poétique que le Contre Sainte-Beuve et les notes du Carnet 1 8 avaient développée
pour la littérature et la peinture –   une   œuvre   d’art   rend   perceptible   l’imaginaire
particulier d’un artiste. Ainsi, Proust note à propos de Lalo :
affinité qui appelle certaines créatures dans le cerveau d’un certain homme dont
elles   sont   les   fées   familières   (phrases   de   Lalo   dans   la   Rhapsodie   norvégienne
pareilles à Namouna)9.
11 Berget, l’auteur de la sonate entre 1911 et 1913 (c’est encore ce nom qui figure, ci-après,
au folio 20 ro du Carnet 2), n’apparaissait jamais comme personnage dans le roman : ce

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n’était qu’un nom – on ne savait rien de lui. Il était donc le parfait « révélateur » de cet
absolu   auquel   Swann   pensait   accéder   en   écoutant   la   « divine »   petite   phrase.   La
correction en « Vinteuil » partout sur les placards témoigne de la transformation du
scénario musical à l’échelle du roman : plutôt que d’inventer un nouveau personnage,
Proust transforme le naturaliste de Combray, Vington (dont l’œuvre inachevée devait
être complétée et publiée par l’amie de sa fille) en un professeur de musique (rebaptisé
d’abord Vindeuil puis Vinteuil)10, indice qu’il a prévu, dès avril ou mai 1913, d’attribuer
au compositeur une œuvre posthume qui vérifiera la théorie des « phrases-types ».
12 Parallèlement,   il   cherche   à   transformer   la   sonate,   jusqu’ici   œuvre   romantique
sentimentale, en une œuvre d’avant-garde novatrice sur le plan formel :
Me Cottard   n’aime   pas   la   peinture   d’Elstir. / Elle   dira   ces   femmes   bleues,   vertes
rouges, et enlaidies, lourdes. De même que pour Berget cela a l’air faux des gens qui
s’essayent à des notes. C’est ainsi qd on dépouille un poncif11.
13 Cet   intérêt   pour   les   révolutions   formelles   en   art,   pour   la   dissonance,   paraît
contemporain du choc reçu par Proust, le 19 avril 1913, en entendant la sonate pour
piano   et   violon   de   César   Franck   interprétée   d’une   manière   qui   en   renouvelle
profondément l’esthétique :
Grosse   émotion   ce   soir.   À   peu   près   mort   je   suis   allé   […]   entendre   la   Sonate   de
Franck que j’aime tant, non pour entendre Enesco que je n’avais jamais entendu
[…].   Or   je   l’ai   trouvé   admirable,   les   pépiements   douloureux   de   son   violon,   les
gémissants appels, répondaient au piano, comme d’un arbre, comme d’une feuillée
mystérieuse. C’était une très grande impression. […] Et il désaffadit et redessine le
rondeau  [ sic]   qu’on   a   l’habitude   de   jouer   en   se   pâmant   sous   prétexte   qu’il   est
angélique ; […] il y aurait des choses importantes à dire 12.
14 Ce jeu énergique, expressionniste, correspond aux mutations esthétiques de l’avant-
guerre (peu après, en mai, les Ballets russes donnaient L’Après-midi d’un faune et Le Sacre
du printemps avec le scandale que l’on sait). Changer Berget, le « séraphique » auteur de
la  sonate,   en  un   Vinteuil  hardi   inventeur   de   formes  expérimentales  mais  timide   et
incompris (à l’exemple de Franck), c’est prendre acte de la modernité en germe dans
cette   sonate   (de   1886).   Mais   la   « petite   phrase »   souple   et   gracieuse   de   Swann   ne
pouvant guère se transformer en un motif avant-gardiste déroutant, Proust procède
« audacieusement » lui aussi en inventant sur le placard 50, pour y faire apparaître les
prémisses de cette révolution chromatique (qui triomphera dans le dissonant Septuor),
« un long morceau que le pianiste de Madame Verdurin sautait toujours » et que par
conséquent Swann n’a jamais entendu :
ô   plus   grande   découverte  < découverte   aussi   audacieuse>   <audace   aussi   géniale>
peut’être, se disait-il, que les découvertes <celles> d’un Lavoisier, d’un Ampère, celle
d’un   Vinteuil  l’audace   d’un   Vinteuil   expérimentant,   découvrant   les   lois   secrètes
d’une force inconnue, et dans son tête à tête avec l’inconnaissable menant à travers
l’inexploré, vers le <seul> but qu’il doit atteindre <nécessaire> <possible> l’attelage
invisible   auquel   il   se   fie   et   qu’il   n’apercevra   jamais   (Plac. 50,   col. 2,   addition
marginale, fig. 7).
15 Mais ayant situé « Un amour de Swann » dans le contexte des années 1886-1888, Proust
ne pouvait sans anachronisme doter ce personnage du recul esthétique, ou de la théorie
qui lui permettraient de comprendre pleinement le travail entrepris par le compositeur.
Depuis le départ, les rôles sont clairement répartis : c’est au protagoniste du roman
qu’il reviendra de mener à son terme l’enquête sur la nature de l’art. Une note du
Carnet 2 organise deux voies discursives antithétiques : la théorisation poéticienne de

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l’essayiste   (« nous »,   présent)   et   –   en   addition   –   un   récit   focalisé   (« on   sentait »,


imparfait) mettant en scène une métaphysique de l’art très « fin de siècle » :
Sonate F[ran]ck / <Le violoniste devenu médium lui prêtait son corps et son archet
et on sentait les effluves de l’âme incarnée qui tendait ses bras […]> / Est-ce un
oiseau, une fée cet être invisible qui appelle, gémit, répond comme dans/’un arbre
voisin Comme Il semble que puisqu’il n’y a pas de paroles ce soit le royaume de la
fantaisie, et c’est celui de la nécessité ; nous sommes frappés de l’évidence de ce que
la réponse […]13 (fig. 2).
16 L’addition   au   placard 50   reprend   ces   divers   éléments,   glissant   dans   l’interprétation
sentimentale de la musique cette rectification formaliste :
C’était […] comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce
monde fermé à tout le reste, […] construit par la logique d’un créateur et où ils ne seraient
jamais   que   tous   les   deux :   cette sonate (Plac. 50,   col. 2,   addition   marginale   –   je
souligne, fig. 7).
17 En insistant sur le fait que cette sonate est une création formelle, un univers clos inventé
par un artiste, Proust se ménage la possibilité de faire apparaître ultérieurement, lors
d’un autre épisode musical (encore à écrire), une autre œuvre de Vinteuil, et de faire
dégager par le héros des ressemblances formelles, telles ces « fées familières » qu’il a
repérées entre la Rhapsodie norvégienne et Namouna de Lalo. Ainsi dans le Cahier 57, un
épisode rédigé un peu plus tard en vue du Temps retrouvé permet au protagoniste de
comparer un Quatuor de Vinteuil avec sa sonate14. Mais cette nouvelle compréhension
de   la   musique   comme   expérimentation   formelle   et   déploiement   de   l’imaginaire
personnel d’un créateur n’est pas donnée à Swann ; Proust le maintient dans l’attitude
idéaliste qu’il lui avait forgée dans les brouillons, entre 1911 et 1913 : conçu sur le
modèle scientifique, le travail du compositeur consiste selon lui à découvrir des « lois
secrètes » ayant une validité en soi, absolue15. Les diverses additions (plac. 50, col. 2, le
violoniste   comme   « médium » ;   col. 3,   la   « cérémonie   surnaturelle »,   la   comparaison
avec les « tables tournantes ») multiplient les clichés « fin de siècle », soulignant ainsi le
contexte symboliste qui constitue l’horizon philosophique et esthétique de Swann.
18 Quelques   indices,   quelques   questions   sans   réponse,   posent   des   pierres   d’attente
auxquelles   l’expérience   du   héros   viendra   répondre.   Ainsi,   dans   cette   addition   à   la
colonne 8 du placard 49 (fig. 5) :
Et la pensée de Swann se porta pour la première fois, dans un élan de pitié et de
tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère invisible et plus grand vers cet inconnu <et>
sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir ; qu’avait pu être sa vie ? au fond de
quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance illimitée de créer
[?]
19 apparaît le décalage entre Swann (qui ne pense pas que le vieux professeur de Combray
soit le compositeur de la sonate) et le héros du roman (qui, ayant assisté à la scène de
Montjouvain – et le lecteur avec lui – peut, longtemps après « Un amour de Swann »,
mesurer quelles ont pu être les souffrances de cet homme). Par ailleurs, ne connaissant
que cette sonate, Swann ne peut appréhender le travail du créateur comme le fera le
héros dans La Prisonnière ; aussi le dépassement de son égoïste sentimentalité le mène-t-
il simplement de la musique à la « pitié » (le Mitleid schopenhauerien, degré le plus
élevé du parcours spirituel, qui conduit à l’amour de nos « frères » humains).
20 Les   additions   aux   placards 49   et   50   ne   comportent   que   peu   de   ratures,   indice   que
l’écrivain avait mûrement préparé la réécriture de ce concert16. Les placards Bodmer ne
présentent pas de « révélation » pour le généticien ou l’éditeur, puisque toutes leurs

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modifications   se   retrouvent   dans   le   texte   imprimé   du   troisième   jeu   d’épreuves


(NAF 16756)17 ; mais il est émouvant d’avoir enfin accès à cette partie du roman que
Proust   « aimait   le   plus »,   et   de   « voir »   comment,   par   la   simple   fusion   de   deux
personnages   (Vington/Berget)   et   l’addition   d’un   scherzo   à   la   sonate,   il   reconfigure
magistralement l’articulation antérieure des épisodes esthétiques, ce mouvement de
déconstruction/recomposition étant une des caractéristiques majeures du « style de
genèse » proustien.
 
Fig. 1

Carnet 2, fos 18 vo-19 ro (BnF, NAF 16638)


BnF

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Transcription de la figure 1

Transcription par L. Rauzier

 
Fig. 2

Carnet 2, fos 21 vo-22 ro (BnF, NAF 16638)


BnF

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Transcription de la figure 2

Transcription par L. Rauzier

 
Schéma de lecture pour les figures suivantes (fig. 3 à 8)

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Fig. 3

Placard Bodmer, n° 49, col. 4, détail


Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)

 
Fig. 4

Placard Bodmer, n° 49, col. 5 et 7


Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)

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Transcription de la figure 4

Transcription par L. Rauzier et Simone Delesalle

 
Fig. 5

Placard Bodmer, n° 49, col. 6 et 8


Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)

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Transcription de la figure 5

Transcription par L. Rauzier et Simone Delesalle

 
Fig. 6

Placard Bodmer, n° 50, col. 1 et 3


Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)

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Transcription de la figure 6

Transcription par L. Rauzier et Simone Delesalle

 
Fig. 7

Placard Bodmer, n° 50, col. 2 et 4


Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)

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Transcription de la figure 7

Transcription par L. Rauzier et Simone Delesalle

 
Fig. 8

Placard Bodmer, n° 50, paperole


Fondation Martin Bodmer, Cologny (Genève)

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Transcription de la figure 8

Transcription par L. Rauzier et Simone Delesalle

NOTES
1. Marcel Proust, Lettres, p. 622-623.
2. Proust a reçu ses placards d’imprimerie entre le 31 mars et le 11 juin 1913. C’est le 23 mai qu’il
a renvoyé ces placards corrigés : voir Corr., t. XIV, p. 381-383 (Lettres, p. 618-619).
3.  Solution   suggérée   à   Proust   par   Louis   de   Robert,   vers   la   fin   juin   1913   (voir   Corr.,   t. XII,
p. 219-220, la lettre 98 de L. de Robert à Proust, et p. 224, le post-scriptum de la lettre 100, de
Proust à son ami).
4. Longtemps réputés « disparus », les placards corrigés de Du côté de chez Swann sont réapparus
en 2000 dans une vente publique et ont été acquis par la Fondation Martin Bodmer (Cologny,
Suisse). Pour leur description matérielle, voir Vérène de Soultrait, « Du côté de chez Swann […] », 
BIP, no 31, 2000, p. 171-180.
5.  Anne   Henry   avait   souligné,   en   l’imputant   à   l’inconséquence   philosophique   de   Proust,
l’incompatibilité théorique qui existe entre la conception schopenhauerienne de la musique dans
« Un   amour   de   Swann »,   et   la   poétique   des   « phrases-types »   de   Vinteuil   dans   La Prisonnière,
inspirée par la théorie des motifs obsédants de Walter Pater pour les arts plastiques (voir Marcel
Proust. Théories pour une esthétique,   Paris,   Klincksieck,   1981,   p. 302   sq.),   attribuant   les   divers
discours esthétiques du roman à l’auteur lui-même. Pour une analyse qui différencie les discours
de Swann et du héros, et un parcours génétique qui montre comment, entre 1911 et 1913, Proust

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a transféré au personnage de Swann cette conception schopenhauerienne de la musique qui était


celle de l’instance narratrice dans les brouillons entre 1910-1911, voir F. Leriche, « La question de la
représentation   dans   la   littérature   moderne :   Huysmans-Proust »,   thèse   de   doctorat   de
l’Université Paris VII, 1991, IIe partie ; ou « La théorie esthétique proustienne à l’épreuve de la
génétique », dans Bernard Brun et Juliette Hassine (dir.), Proust au tournant des siècles, Marcel
Proust 4, Paris, Minard, 2004, p. 75-108.
6. L’application de ce concept à la musique est d’ailleurs peu rigoureuse (voir F. Leriche, thèse
citée, p. 197 et 114). Proust supprimera à une étape ultérieure cette majuscule incompréhensible
pour les non-initiés.
7. Unification avec le discours intérieur de Swann, où la petite phrase est définie comme une
« créature   surnaturelle »   existant   réellement,   que   le   compositeur   a   simplement   « captée »   (I,
p. 345 – je souligne).
8.  Carnet 1,   notes   sur   Barbey   d’Aurevilly,   f os 35 ro  à   36 r o,   et   44 ro  ( Carnets,   éd. F. Callu   et
A. Compagnon,   Paris,   Gallimard,   2002,   p. 92-93   et   106-107) ;   sur   Thomas   Hardy,   f o 48 ro,   et
Mantegna, fos 54 vo-55 ro (ibid., p. 116-117 et 131-132).
9. Carnet 2, f os 18 vo-19 ro (éd. citée, p. 179, transcription revue). La Rhapsodie norvégienne date de
1879, Namouna (musique de ballet), de 1882. Notons que ce ballet, présenté comme une œuvre de
la « jeune école », fut mal accueilli par le public.
10. Voir Kazuyoshi Yoshikawa, « Vinteuil ou la genèse du Septuor », Cahiers Marcel Proust 9, Études
proustiennes III, 1979, p. 289-347.
11. Carnet 2, fos 9 ro-19 vo et 20 ro (éd. citée, p. 182, transcription revue. Je souligne).
12. Corr., t. XII, p. 147-148 (soulignement de Proust).
13. Carnet 2, fo 21 vo (éd. citée, p. 184-185, transcription revue).
14. Cahier 57, f os 3 ro, 3 vo, 4 ro : voir Matinée chez la princesse de Guermantes. Cahiers du Temps
retrouvé, éd. Henri Bonnet et Bernard Brun, Paris, Gallimard, 1982, p. 292-296.
15. Unification avec les propos précédents : « Swann sentait que le compositeur  s’était contenté,
avec ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible » (I, p. 345 – je souligne).
16. Dans le jeu de placards Grasset partiellement corrigés que possède la Bibliothèque nationale
de France (NAF 16753), les placards 47-49 et les colonnes 1 à 4 du placard 50 manquent. V. de
Soultrait (art. cité, p. 172 et 179) a établi que ces colonnes manquantes se trouvent dans le jeu
Bodmer : voir la reconstitution du placard initial ci-jointe (col. 1-4 Bodmer, col. 5-8 BnF). On peut
penser que Proust a tellement retravaillé cet épisode du concert Saint-Euverte sur l’un des jeux
d’épreuves qu’il a dû utiliser les placards de l’autre jeu comme mise au net, ce qui expliquerait le
caractère extrêmement maîtrisé des corrections sur le jeu remis à l’éditeur. (Le prélèvement des
colonnes 1 à 4 ayant eu lieu après le travail de correction, comme l’a remarqué Nathalie Mauriac
Dyer en reconstituant le document original, reste à savoir pourquoi Proust n’a pas conservé la
totalité du placard 50 dans le jeu « au net » et a relégué les colonnes 5 à 8 dans le reliquat.)
17.  En   comparant   les   troisièmes   épreuves   et   le   texte   des   placards   avant   correction,   il   était
possible en effet, par « soustraction », de reconstituer les transformations opérées par Proust sur
ces placards. Voir F. Leriche, thèse citée, t. I, p. 224-230 et t. II, tableau des additions p. 100-108.

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148

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, À la recherche du temps perdu, critique génétique,
XXe siècle

AUTEUR
FRANÇOISE LERICHE
Françoise Leriche, ancienne assistante de Philip Kolb à l’Université d’Urbana-Champaign
(Illinois), enseigne actuellement à l’Université de Grenoble. Spécialiste de la correspondance de
Proust, de la genèse de l’œuvre, et des problématiques de l’édition numérique, elle a récemment
publié une réédition anthologique de la Correspondance (Lettres 1879-1922, Plon, 2004), collaboré à
l’édition du Cahier 26 (BnF/Brepols, 2010), et coordonné avec Alain Pagès le volume Genèse et
correspondances (EAC, 2012). Elle codirige la collection « La Fabrique de l’œuvre » aux ELLUG.
francoise.leriche[arobase]wanadoo.fr

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Chroniques I

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Le fonds Proust au département des
Manuscrits de la Bibliothèque
nationale de France
Notes pour un cinquantenaire

Guillaume Fau

1 Si le temps de la création est du domaine de la génétique des textes – comment, en une
quinzaine d’années seulement, de 1908 environ à sa mort en 1922, Marcel Proust a-t-il
conçu, écrit, remanié, corrigé et, pour partie, publié le texte d’À la recherche du temps
perdu, et selon quelles étapes ? –, le temps de la conservation publique des archives –
cinquante ans en 2012 depuis l’arrivée du fonds à la Bibliothèque nationale en 1962 –
relève du domaine plus prosaïque de la bibliothéconomie : temps de l’institution et des
opérations de traitement qu’elle met en œuvre. Retracer l’histoire de la conservation
du fonds Proust, c’est sauver de l’oubli ces données administratives et techniques qui
ont contribué, depuis un demi-siècle, à façonner l’aspect des manuscrits tels qu’ils sont
aujourd’hui accessibles aux chercheurs.
 
Trois acquisitions majeures et leur signalement
2 En 1962, la Bibliothèque nationale, sous l’administration de Julien Cain, achète à la
nièce de Proust, Suzy Mante-Proust, les manuscrits restés en la possession de la famille
du   frère   de   l’écrivain,   Robert   Proust.   Avec   cette   acquisition1,   entrent   dans   les
collections nationales les manuscrits d’À la recherche du temps perdu comme ceux des
œuvres   de   jeunesse.   Par   la   suite,   deux   autres   acquisitions   importantes   sont   venues
compléter   le   fonds :   un   reliquat   de   fragments,   « paperoles »   et   correspondances
diverses,   acheté   à   Suzy   Mante-Proust   en   19772,   et   treize   cahiers   de   brouillon   de   la
Recherche,   issus   de   la   collection   de   Jacques   Guérin,   entrés   au   département   des
Manuscrits en 19833.
3 Faut-il rappeler que, jusqu’en 2000, Florence Callu fut le maître d’œuvre du colossal
chantier   d’accroissement,   de   classement,   de   signalisation,   de   restauration,   de

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sauvegarde   et   de   valorisation   du   fonds,   fleuron   des   collections   modernes   et


contemporaines du département des Manuscrits4 ?
4 L’essentiel des manuscrits de Marcel Proust conservés aujourd’hui à la BnF dans le
fonds des Nouvelles acquisitions françaises (NAF), s’organise donc de la façon suivante :
5 – NAF 16611-16781. Fonds Marcel Proust. Cet ensemble, qui constitue le cœur de la
collection, est issu de l’achat de 1962. L’inventaire du fonds répertorie cent soixante et
onze numéros, décrits selon le plan de classement suivant : I. Œuvres de jeunesse (I,
Papiers scolaires ; II-IV, Les Plaisirs et les jours ; V-VI, Jean Santeuil ; VII-XXI, Traductions
de Ruskin ; XXII-XXIII, Pastiches et mélanges ; XXIV-XXV, Chroniques ; XXVI, Contre Sainte-
Beuve) ; II. À la recherche du temps perdu (XXVII-CXIX, Manuscrits autographes ; CXX-
CXLII,   Dactylographies ;   CXLIII-CLXVI,   Épreuves ;   CLXVII-CLXXI,   Bonnes   feuilles   et
éditions).
6 – NAF 18313-18325. Cahiers de brouillon contenant des ébauches des différentes parties
de la Recherche, à divers stades de leur rédaction. Il s’agit des treize cahiers entrés en
1983,   en   complément   des   soixante-deux   arrivés   en   1962.   Deux   modes   d’acquisition
cumulés ont permis cet accroissement5 : dation en paiement des droits de succession
pour les neuf cahiers cotés NAF 18314-18317, 18320-18323, 18325, que Jacques Guérin
avait achetés à Madame Robert Proust en 1936 par l’entremise du libraire Lefèvre ;
achat des quatre cahiers cotés NAF 18313, 18318, 18319, 18324 (les trois premiers acquis
par Jacques Guérin en 1962, le dernier acheté en 1936 à Madame Robert Proust par
l’entremise du libraire Lefèvre).
7 –   NAF 27350-27352.   Fragments   d’œuvres   et   correspondance.   Cet   ensemble   de
documents disparates (feuillets de cahiers, paperoles, dactylographies, lettres) provient
du « cartonnier » dont le contenu fut acheté en 1977.
8 L’inventaire des deux premières tranches de cotes a été publié dans le dernier volume
imprimé du catalogue des Nouvelles acquisitions françaises paru en 1999 6. Au tournant
des années deux mille, la Bibliothèque nationale de France a fait le choix de la DTD EAD 7
pour décrire les manuscrits conservés au département des Manuscrits, au département
des Arts du spectacle et à la Bibliothèque de l’Arsenal. Depuis lors, les notices du fonds
Proust, issues de la conversion rétrospective du catalogue imprimé et du catalogage
courant, sont accessibles en ligne à l’adresse du catalogue BNF archives et manuscrits
(http://archivesetmanuscrits.bnf.fr/). L’encodage des données d’inventaire en EAD a
permis, notamment, de créer un lien entre la notice et l’image numérisée du manuscrit
dans Gallica.
 
Restauration
9 À son arrivée en 1962, le fonds Proust fut l’objet d’une vaste campagne de restauration
qui, menée de front avec le travail de classement, s’étendit jusqu’à la fin de la décennie.
Trois grands types d’interventions furent mis en œuvre, selon la nature des documents.
Les   cahiers   posèrent   les   problèmes   les   plus   nombreux :   papiers   abîmés,   feuillets
cassants, bords fragilisés, coutures menaçant de lâcher, paperoles déchirées, décollées
ou   égarées…   Leur   restauration   systématique   mobilisa   Florence   Callu   et   les
restaurateurs de la Bibliothèque nationale pendant de longs mois. Les pièces en feuilles
(dactylographies et épreuves, pour l’essentiel), quant à elles, furent reliées en volumes,
méthode   de   conservation   alors   systématiquement   adoptée   par   le   département   des

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Manuscrits   de   la   Bibliothèque   nationale.   Enfin,   à   ces   mesures   s’ajoutèrent   celles


requises, d’une manière plus dramatique encore car il y allait de la survie matérielle
des documents et de leur communicabilité aux chercheurs, par les vingt cahiers de mise
au   net   du   texte   de   la   Recherche (NAF 16708-16727) :   « C’est   dans   ces   cahiers   que   se
trouvent les innombrables béquets ou paperoles que Marcel Proust s’est plu à ajouter
sans relâche à son œuvre. Le texte est écrit généralement sur le recto de chaque feuille
de papier à laquelle sont ajoutées en haut et en bas plusieurs autres feuilles, collées
bout à bout en longues bandes qui peuvent atteindre dans les cas extrêmes un mètre
quarante. Les problèmes posés par la conservation de ces bandes sont très difficiles à
résoudre et il faut envisager le plus souvent de les doubler d’une mousseline de soie
pour   les   préserver   de   l’effritement »   (note   de   Florence   Callu,   contemporaine   de   la
restauration   du   fonds).   En   fait,   l’état   de   conservation   de   ces   manuscrits,   d’un   type
inédit   et   pour   lesquels   il   fallut   inventer   des   solutions   sur   mesure,   requit,   outre   le
doublage du papier, une restauration du cahier dans son ensemble du fait même de la
surabondance des paperoles. Les quelques images reproduites dans l’ouvrage de Pierre
Abraham, Proust, recherches sur la création intellectuelle (Paris, Rieder, 1930), ne donnent
qu’une   petite   idée   de   l’état   des   cahiers   et   de   leurs   couvertures   avant   restauration
(fig. 1), mais le débordement des paperoles à l’extérieur du format du cahier y est bien
apparent. Par mesure de sauvegarde, il fut donc décidé de procéder au démontage de
chacun de ces vingt cahiers puis à leur reliure sur onglets piqués, le bloc du cahier et
les paperoles se trouvant ainsi protégés et maintenus. L’ouverture des volumes s’en est
trouvée également facilitée au moment de leur numérisation, bien des années plus tard
(fig. 2 et 3).
10 Toutes   ces   mesures   de   restauration   et   de   préservation   furent   effectuées   selon   les
préconisations de l’époque, dans le respect du principe de réversibilité, par l’atelier de
restauration de la Bibliothèque nationale. Elles se sont achevées avec la mise en boîtes
de   conservation,   confectionnées   sur   mesure   de   1974   à   1975.   En   1987,   des   boîtes
similaires furent réalisées pour les treize cahiers arrivés en 1983. Enfin, les éléments du
« cartonnier »,   acquis   en   1977   et   qui   avaient   exigé   un   long   travail   d’identification,
furent reliés en quatre volumes, de 2004 à 2007. En tête du volume coté NAF 27350 (1),
une table établit la concordance entre les fragments retrouvés et les cahiers conservés
dans le fonds auxquels ils se rapportent.
 

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Fig. 1

Le Cahier XX (NAF 16727) avant restauration. Illustration tirée de l’ouvrage de P. Abraham, Proust,
recherches sur la création intellectuelle (Paris, Rieder, 1930, p. lX)

 
Fig. 2 et 3

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Les cahiers de la mise au net restaurés et montés sur onglets piqués

 
Des microfilms à la numérisation
11 La constitution d’une collection de microfilms de substitution fut décidée dès l’arrivée
du fonds en 1962. Effectué au fur et à mesure de l’avancement du classement et de la
restauration, le microfilmage répondit aussi, tout au long des années soixante, aux
nombreuses et pressantes commandes de reproduction portant sur des pans entiers de
la collection, émanant essentiellement, dès 1963, de grandes bibliothèques américaines
(Houghton Library, à Harvard, bibliothèques des universités du Michigan, d’Illinois…).
Le tarissement des commandes américaines de reproduction de masse, aux alentours de
1969, pourrait laisser penser que la couverture microfilm du fonds est quasi exhaustive
à cette date. Les acquisitions ultérieures, quant à elles, furent microfilmées de mai 1984
à mai 1985 (achat et dation de 1983).
12 Les   vingt   cahiers   de   la   mise   au   net   du   texte   de   la   Recherche constituent   un   cas
particulier. Ils semblent avoir été microfilmés une première fois par la Bibliothèque
nationale dès 1947, pour le compte de Suzy Mante-Proust qui en était alors encore
propriétaire. La consultation de ces microfilms, utilisés par Pierre Clarac et André Ferré
pour l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » de 1954 8, permettrait aujourd’hui de
mieux comprendre l’état de ces vingt cahiers avant leur restauration à la Bibliothèque
nationale dans les années soixante.
13 En 2008, le département des Manuscrits a fait le choix d’abandonner le microfilmage de
ses collections à des fins de sauvegarde au profit de la numérisation. De 2003 à 2011, les
programmes de numérisation du fonds Proust ont constitué un temps fort de cette
(r)évolution   des   procédures   de   conservation   mais   aussi   de   communication   et   de
valorisation des fonds patrimoniaux. Le pilotage de ces projets fut assuré en partenariat

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par le département des Manuscrits de la BnF et l’équipe Proust de l’ITEM, dirigée par
Nathalie Mauriac.
14 Un premier projet, en guise de galop d’essai, fut proposé par l’ITEM en 2003 à Monique
Cohen, alors directrice du département des Manuscrits. Intitulé IDA, il a permis, dans le
cadre   du   programme   « Société   de   l’information »   du   CNRS   dirigé   par   Jean-Louis
Lebrave,   de   numériser   un   premier   cahier   de   brouillon   (NAF 16694   [Cahier 54]),
contenant des brouillons de Sodome et Gomorrhe II et d’« Albertine disparue ». Réalisée
intra-muros, cette numérisation a permis aux services de la BnF et à l’ITEM d’élaborer
une   méthodologie   de   travail   concertée   dont   ont   bénéficié   les   projets   ultérieurs :
numérisation intégrale en TIFF couleurs 400 dpi, feuillets vierges compris, de la double
page du cahier afin de donner l’image fidèle du parcours de l’écriture proustienne ;
mise au point du protocole de numérisation des paperoles (ordre des prises de vues ;
vues d’ensemble paperoles fermées puis ouvertes ; vues de détail). La préparation du
cahier   pour   la   numérisation   a   aussi   été   l’occasion   d’opérations   de   restauration
(repositionnement   au   folio 34   d’une   paperole   rattachée   par   erreur   au   folio 35)   et
d’enrichissement   des   données   descriptives   (voir   la   notice   NAF 16694   détaillée,
consultable   en   ligne   dans   BNF archives et manuscrits).   C’est   alors   également   qu’une
minuscule paperole (5 mm pliée), longtemps passée inaperçue, fut découverte au bord
inférieur du folio 80 (« Nota Bene sur la marge »).
15 Les deux programmes de numérisation qui ont suivi ont répondu à des appels à projets
de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Pilotés en partenariat par le département
des   Manuscrits,   sous   la   direction   de   Thierry   Delcourt,   et   par   l’ITEM,   sous   celle   de
Pierre-Marc   de   Biasi   puis   de   Nathalie   Mauriac,   ils   ont   constitué,   tant   par   leur
volumétrie que par le prestige attaché aux corpus retenus, une montée en puissance de
la numérisation des fonds littéraires modernes et contemporains.
16 De   2007   à   2010,   le   projet   Optima   (« Outils   Pour   le   Traitement   et   l’analyse   de
l’Information dans les MAnuscrits modernes ») a porté sur trois corpus de manuscrits
choisis   pour   leurs   spécificités   génétiques   (écriture   de   type   scénarique   de   Gustave
Flaubert, thématique de Paul Valéry et par unité textuelle proliférante dans le cas de
Marcel Proust). À la BnF, une procédure de marché public a retenu l’offre de la société
Jouve pour la numérisation. Le corpus proustien retenu était constitué des soixante-
quinze cahiers de brouillon de Contre Sainte-Beuve et de la Recherche du temps perdu. Les
quelque 6 530 images numériques de ces cahiers (facturées 15 750 euros TTC) ont été
réalisées   du   4 septembre   2007   au   22 octobre   2008   dans   les   locaux   du   prestataire,   à
Mayenne.
17 De 2009 à 2011, le projet Cahiers-Proust a réuni en partenariat la BnF (département des
Manuscrits, département de la Conservation – services Numérisation et Restauration),
l’ITEM   (équipe   Proust)   et   le   département   de   littérature   française   de   l’université   de
Kyoto   représenté   par   Kazuyoshi   Yoshikawa.   Il   a   porté   sur   les   vingt   cahiers   dits   de
« mise au net » de Sodome et Gomorrhe au Temps retrouvé (NAF 16708-16727), sur les trois
cahiers de mise au net du Côté de Guermantes II (NAF 16705-16707), sur les quatre carnets
(NAF 16637-16640) et sur quelques reliquats (NAF 16703, NAF 16729, NAF 27350-1 et 2).
En raison de la complexité et  de la fragilité extrêmes de certains des documents à
numériser (cahiers démembrés et entièrement remontés sur onglets comportant des
paperoles   proliférantes,   de   taille   très   variable),   il   a   été   décidé   de   procéder   à   la
numérisation in situ afin de mieux pouvoir encadrer les opérations de prise de vue.
C’est donc à l’atelier de numérisation du service Restauration du site Richelieu de la

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BnF, sous la direction de Jean-Yves Sarazin puis d’Isabelle Rollet, que se sont déroulées
les   opérations   de   numérisation   des   quelque   6 500   images,   du   1 er avril   2009   au
31 décembre 2011 (fig. 4 à 6). La subvention de l’ANR pour ce projet fut de 17 000 euros
TTC.
18 À ce jour, l’accès libre et gratuit à l’intégralité de ces images s’effectue en ligne aux
trois   adresses   suivantes :   <http://archivesetmanuscrits.bnf.fr/>,   pour   une   recherche
via le catalogue illustré des collections de manuscrits de la BnF ; <http://gallica.bnf.fr/
>,   pour   une   recherche   via   la   bibliothèque   numérique   de   la   BnF ;   www.item.ens.fr/
index.php?id=578147, pour un accès centralisé via le site de l’ITEM.
19 Les fac-similés papier de quatre premiers cahiers (NAF 16694, NAF 18321, NAF 16666,
NAF 16693)   sont   également   disponibles   dans   le   cadre   de   la   coédition   BnF/Brepols
Publishers en cours, dirigée par Nathalie Mauriac depuis 2008, dont le comité éditorial
comprend en   outre   Bernard Brun   (ITEM),   Antoine   Compagnon   (Collège   de   France),
Pierre-Louis Rey (Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III) et Kazuyoshi Yoshikawa
(Université de Kyoto). Florence Callu, Jean Milly, Michel Raimond et Jean-Yves Tadié en
constituent le comité d’honneur.
 
Fig. 4

Préparation des cahiers pour la numérisation : insertion des caches

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Fig. 5

 
Mise à plat du feuillet à numériser

 
Fig. 6

Numérisation d’une paperole

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20 En   complément   des   manuscrits   dont   il   vient   d’être   question,   la   numérisation   des


cinquante-quatre   volumes   de   dactylographies   et   placards   corrigés   et   des   vingt-six
volumes d’œuvres diverses représente désormais l’avenir à court terme de cette très
riche histoire de la conservation du fonds. D’ores et déjà, les placards corrigés de Du
côté de chez Swann (NAF 16753), numérisés à l’occasion de l’exposition du centenaire à la
Morgan Library, à New York (15 février-28 avril 2013), sont en ligne dans Gallica.

NOTES
1. Achat, 1962. A. 23894.
2. Achat, 1977. A. 26803.
3. Achat et dation en paiement des droits de succession, 1983. A. 83-10.
4. Florence Callu, « Le fonds Proust de la Bibliothèque nationale », RTP, I, p.  CXLV-CXLVII.
5. Florence Callu, « Le régime des dations à la Bibliothèque nationale : l’acquisition de manuscrits
de Marcel Proust », Études sur la Bibliothèque nationale et témoignages réunis en hommage à Thérèse
Kleindienst, Paris, Bibliothèque nationale, 1985, p. 205-209.
6.  Catalogue des Nouvelles acquisitions françaises du département des Manuscrits, 1972-1986,
nos 16428-18755, Paris, Bibliothèque nationale de France, 1999, p. 20-34 et 174-175.
7. Voir www.bnf.fr/fr/professionnels/formats_catalogage/a.f_ead.html.
8. André Ferré, « Inédits d’Albertine disparue », BSAMP, n o 2, 1951-1952, p. 17-18.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, Bibliothèque nationale de France, À la recherche du temps
perdu, XXe siècle, numérisation, restauration

AUTEUR
GUILLAUME FAU
Guillaume Fau, conservateur de bibliothèque, est chef du service des manuscrits modernes et
contemporains au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Il a
organisé les expositions « Antonin Artaud » (2006), « Gaston Leroux, de Rouletabille à Chéri-
Bibi » (2008) et prépare une exposition consacrée à Pierre Jean Jouve.
guillaume.fau[arobase]bnf.fr

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Le généticien en mosaïste
La reconstitution du manuscrit d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs

Pyra Wise

1 L’histoire de l’édition de luxe de 1920 d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs et de ses


planches a déjà été relatée1. Nous avons choisi le terme « planches » (plutôt que celui de
« placards » qui porte à confusion) pour désigner les feuilles de grand format insérées
dans chaque exemplaire de cette édition, sur lesquelles une dactylographe de Gallimard
colla en 1918 des fragments découpés des manuscrits et des épreuves d’À l’ombre des
jeunes filles en fleurs. Elle a morcelé à la fois le manuscrit, les épreuves corrigées de
Grasset (pour l’édition non parue de 1914), et celles de Gallimard (pour l’édition de
1919), en vue de la première impression de ce volume. Contrairement à ce que Proust
voulait faire croire à ses amis, ce n’est pas Gallimard qui lui imposa cette édition pour
bibliophiles2. Plusieurs raisons l’incitèrent à demander à Gallimard une telle édition,
mais   une   des   plus   importantes   est   justement   son   émerveillement   devant   la   beauté
inattendue de ces « gracieux chefs-d’œuvre de Mlle Rallet3 », ces feuillets d’épreuves
« très   joliment   mis   en   page   par   la   N.R.F.4 »,   et   ces   « feuillets   manuscrits   si
remarquablement reconstitués5 » par la dactylographe. Ces fragments de manuscrits et
d’épreuves,   collés   « avec   un   goût   infini6 »,   forment   une   véritable   marqueterie   et
constituent   ainsi  un   matériau   très  hétérogène   et   difficile   à  classer,   chaque   planche
étant unique. La découverte, depuis dix ans, de nombreuses planches supplémentaires
enrichit notre compréhension de ces avant-textes mosaïques des Jeunes filles.
2 On   peut   définir   trois   types   principaux,   avec   de   grandes   variations   de   format   et   de
fragments, en fonction du titre et/ou du numéro porté par l’imprimeur au crayon bleu
dans le coin supérieur gauche (sauf en cas de découpage). La plupart des planches sont
composées de fragments sur quatre colonnes, mais certaines ont été coupées dans le
sens   de   la   hauteur,   n’en   formant   plus   que   deux.   Il   existe   aussi   une   planche   de   six
colonnes (BnF, fonds Jean Grenier7) qui a été coupée dans le sens de la longueur, au
niveau   du   pli   habituel   de   ces   grandes   feuilles   qui   se   replient   en   trois   dans   chaque
exemplaire, d’abord horizontalement puis deux fois dans l’autre sens. Cette coupure est
certainement accidentelle car le texte est alors tronqué à chaque paragraphe et donc
sans continuité. En revanche, pour les découpes en hauteur, il est difficile de savoir si
elles ont été décidées à l’époque par l’auteur ou l’imprimeur, ou ultérieurement par des

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160

collectionneurs.   Les   fragments   manuscrits   recollés   sur   ces   planches   proviennent


souvent de pages de cahiers de la Recherche conservés à la BnF 8. Il y a aussi de nombreux
fragments de papier à lettres, comme pour les paperoles collées dans les cahiers 9, tel
que le papier filigrané « papier des deux mondes » qui figure dans la planche « Cahier
violet no 9 » et dans une planche manuscrite sans numéro10.
3 Le   premier   type   est   celui   de   la   planche   « Cahier   violet »,   composée   de   fragments
manuscrits   des   Jeunes filles II.   La   composition   de   ces   planches   met   bout   à   bout   –
« linéarise »,   si   l’on   veut   –   le   texte   des   cahiers :   les   fragments   découpés   des   lignes
principales sont suivis de ceux qui ont été découpés des marges, la planche présentant
ainsi   une   alternance   de   formats   larges   et   étroits.   Cependant,   les   planches   « Cahier
violet » 6 et 34 font exception car elles contiennent aussi des fragments d’épreuves. Le
deuxième   type,   que   je   nomme   « mixte »,   est   composé   d’un   mélange   de   fragments
manuscrits   et   d’épreuves   corrigées   des   Jeunes filles I et   II.   Le   troisième   type,   les
« planches-épreuves », est composé de fragments d’épreuves corrigées, et ressemble
plus à un véritable placard d’imprimerie. Il s’agit de fragments d’épreuves Grasset ou
Gallimard, avec souvent des corrections manuscrites de Proust. Parfois, intercalés entre
ces fragments, sont collés des fragments manuscrits, ce qui fait alors ressembler ces
planches aux planches « mixtes ». Dans ces deux derniers types l’ordre des numéros
suit celui du texte publié, sauf bien sûr quand Proust a interverti l’ordre de certains
passages. Mais il existe des doublons, ce qui indique qu’il y a eu plusieurs séries pour
l’établissement du texte. Ainsi la planche mixte 21 précède la 17, car elle reprend le
même texte mais les fragments qui étaient manuscrits dans la 21 sont devenus des
fragments d’épreuves dans la 17, qui à son tour contient des corrections et des ajouts
manuscrits. J’ai classé enfin, dans les tableaux suivants, d’autres planches qui n’entrent
pas dans ces trois catégories, mais qui font partie du manuscrit des Jeunes filles et qui
ont   aussi   été   insérées   dans   cette   édition,   telles   que   les   planches   entièrement
manuscrites mais ne portant aucun numéro et qui sont composées de fragments de
largeur identique sur deux colonnes.
4 La fragmentation des Jeunes filles est parfois compliquée par un deuxième niveau de
morcellement. On sait que même sur épreuves Proust déplaçait des passages de son
roman. Fait-il de même avec les fragments de texte collés sur ces planches ? Ainsi le
premier   paragraphe   de   la   planche   « Cahier   violet   no 23 »   a   été   découpé,   ce   qui   a
entraîné   le   découpage   de   tout   le   coin   gauche,   avec   le   titre   et   le   numéro   de   cette
planche, qui a ensuite été recollé sur le coin droit de la planche « Cahier violet N o 19 »,
d’où un fragment a été retiré pour pouvoir coller celui-ci. La feuille ressemble alors à
un patchwork artisanal plutôt qu’à une précieuse marqueterie. À l’inverse, on trouve
des planches avec des fragments manuscrits collés par-dessus d’autres fragments 11, ce
qui semble indiquer une intervention de Proust lui-même durant le montage. Quand ce
n’est pas l’auteur lui-même qui décide de ces découpages, ce sont les collectionneurs.
Dans l’exemplaire d’une collection privée, j’ai constaté que, lors de sa reliure 12, chaque
fragment d’une planche avait été découpé et recollé sur des pages supplémentaires
rajoutées en fin de volume, détruisant ainsi l’effet mosaïque du manuscrit.
5 René Étiemble est le premier à avoir présenté une étude de ces avant-textes, avec fac-
similés et transcription, pour défendre le style de l’écrivain 13, rejoignant d’ailleurs par
là   une   des   motivations   de   Proust   de   divulguer   son   manuscrit 14.   Mais   cette
fragmentation   et   cette   dispersion   furent   ensuite   considérées   surtout   comme   un
obstacle pour l’établissement du texte par les premiers éditeurs de la « Bibliothèque de

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la   Pléiade15 ».   Lorsque   Pierre-Louis   Rey   reprit   cette   tâche   il   rencontra   ce   même


morcellement   problématique16.   Aujourd’hui,   l’intérêt   d’étudier   ces   fragments   est   de
tenter une recomposition du puzzle pour retracer la genèse du manuscrit des Jeunes
filles. Comme de nombreux fragments manuscrits recollés sur ces planches proviennent
des cahiers de brouillon conservés à la BnF, on peut envisager de reconstituer des pages
tronquées grâce aux planches retrouvées. Ce type de restitution s’avère utile pour le
projet d’édition des Cahiers 1 à 75 de la BnF17. Ainsi, il m’a été possible de compléter le
folio 39  recto  du  Cahier 34  en y   replaçant  virtuellement  un fragment  de la planche
« Cahier violet no 3 ». Il est probablement impossible de retrouver tous les morceaux de
ce manuscrit dispersé et de déterminer le nombre de planches existantes, étant donné
que chaque exemplaire pouvait contenir jusqu’à trois planches. Cela l’est d’autant plus
que, contrairement à ce qui est toujours indiqué, il n’existe pas cinquante exemplaires,
mais   au   moins   cinquante   et   un,   puisque,   outre   les   exemplaires I   et   L,   j’ai   retrouvé
l’exemplaire no 0.
6 Cette édition « truffée » a été voulue et conçue par Proust lui-même dans les moindres
détails : son portrait par Jacques-Émile Blanche18, le filet rouge semblable à celui de
l’édition Allen des œuvres de Ruskin19, et le format même, nécessairement plus grand
que celui de l’édition courante, « pour ne pas abîmer le manuscrit 20 » qu’il souhaite
insérer   dans   chaque   exemplaire.   Tout   cela   va   à   l’encontre   de   son   aversion   pour   la
bibliophilie et de sa réticence à dévoiler ses manuscrits au public. On se souvient en
effet qu’en 1922, il renonça à vendre ses manuscrits au collectionneur Jacques Doucet
quand   il   apprit   que   celui-ci   avait   prévu   de   léguer   sa   collection   à   l’État,   puisqu’il
craignait   une   « indiscrétion   posthume21 »   et,   confiait-il :   « cela   m’embête   que   les
étudiants   puissent   réfléchir   sur   mes   variantes   et   se   tromper 22 ».   Pourtant   c’est
justement   la   métamorphose   de   ses   manuscrits   en   « palimpsestes 23 »,   par   les   « soins
merveilleux de chartiste » de la dactylographe24, qui lui avait inspiré l’idée de cette
édition de luxe. Les reproductions présentées ici de trois types de planches permettent
d’en apprécier la variété, la complexité et in fine l’esthétique moderne. Ces étranges
manuscrits   ont   d’ailleurs   été   considérés   à   plein   titre   comme   des   œuvres   d’art   lors
d’expositions25.
7 La poursuite, depuis dix ans, de mon enquête me permet de présenter aujourd’hui avec
les tableaux suivants un nouvel état des lieux de ce manuscrit dispersé 26. J’ai pu voir les
originaux d’un grand nombre de ces planches, et comprendre ainsi non seulement la
singularité de chacune mais aussi leur importance pour une reconstitution génétique
du   manuscrit   d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs,   qui   pourrait   être   facilitée,   pour
certains passages, par une édition en fac-similé ou en ligne.
 
Les planches
I) Le « Cahier violet »

Provenance Titre de planche Format (cm) Exemplaire RTP

Publication27 [feuillet 33]     II, 135 sq.

Vente28 Cahier violet N° 1     II, 145-149

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Coll. privée Cahier violet N° 3     II, 153 sq.

Beinecke29 Cahier violet N° 6 50 × 65 0 II, 164-171

Doucet30 Cahier violet N° 9 50 × 65 X II, 178-182

Vente31 Cahier violet N° 10     II, 182-186

Vente32 Cahier violet N° 11 45 × 64 XXVIII II, 186-188

HRC33 Cahier violet N° 1234 50 × 75 XLVIII35 II, 187-192

Vente36 Cahier violet N° 13 45 × 63 XXXI  

Coll. privée Cahier violet N° 15   XXXVIII II, 202-206

Coll. privée Cahier violet N° 16   XXII II, 206-210

Vente37 Cahier violet N° 19   XXVIII II, 228-232

Coll. Speck38 Cahier violet N° 21 50 × 64 XLIV II, 238-243

HRC Cahier violet N° 22 50 × 75 XLVIII II, 243-248

Vente39 Cahier violet N° 23 [fragment]40   XXVIII II, 256

Beinecke41 [Cahier violet N° 23] 50 × 65 0 II, 252-254, 249

Beinecke Cahier violet No 24 33,5 × 48 XXVII42 II, 250-258

Beinecke Cahier violet N° 25 58 × 73 XXVII II, 259-269

Coll. privée Cahier violet N° 26 45 × 65 I II, 269-274

II, 248-249,
Coll. privée Cahier violet N° 28 37 × 63  
278-280

HRC Cahier violet N° 30 50 × 75 XL II, 285-291

BnF43 Cahier violet N° 31 48 × 64 XIX II, 291-296

Beinecke Cahier violet N° 34 28 × 50 XXVII II, 302-304

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Fig. 1

À l’ombre des jeunes filles en fleurs, « Cahier violet N° 12 » (50 ✕ 75 cm) (Harry Ransom Center, The
University of Texas at Austin)

 
II) Les « planches mixtes »

Titre de Format
Provenance Exemplaire RTP
planche (cm)

HRC No 2 50 × 75 XL I, 428-442

Vente44 No 3     I, 441-453

Urbana45 No 4 50 × 65 XXIII I, 453-461

Vente46 No 5 50 × 65   I, 461-470

Vente47 No 6     I, 449 sq.

Musée   des   Lettres   et o


N 7 50 × 64,5 XVII I, 482-493
Manuscrits48

Beinecke No 9 50 × 65 XXVII I, 506-515

Coll. privée     XXII I, 516-523

Vente49 No 11     I, 514 sq.

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Musée des Lettres et Manuscrits No 12 51,8 × 33,7 XVII I, 514-518

Vente50 No 13     II, 182 sq.

Beinecke No 13 50 × 65 051 I, 548-559

Vente52 No 13   II53 I, 516, 525-534

Beinecke No 15 50 × 65   I, 543-552

Doucet No 16 50 × 65 X I, 553-560

Vente54 No 16 50 × 65 IX I, 591-609

I, 609-610, 621-630
BnF55 No 17 50 × 63 XIX
II, 3-4

Coll. Speck No 18 50 × 61 L I, 567-583

Beinecke No 18 50 × 65   II, 4-13

Vente56   17 × 48   II, 13-16

HRC No 1957 50 × 75 XL II, 12-23

Coll. privée58       II, 231 sq.

Vente59       I, 474-476

Vente60       I, 526-539

Vente61 No 20     I, 592 sq.

I, 605-610, 621-624
Coll. privée No 21 50 × 65 XXV
II, 3-4

Vente62 No 22     I, 624-630 ; II, 4-7

Coll. Speck No 23 49,5 × 61,5 L II, 8-15

Vente63 No 27     II, 53-60

Vente64   47,5 × 33 XII II, 73-79

Vente65 No 30     II, 81-92

Vente66       II, 106-116

Vente67       II, 116-126

Vente68 No 35 64,5 × 49,5   II, 113-121

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II,   140-142,
BnF69   64,5 × 25  
107-112

 
Fig. 2

À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Planche « N° 19 » (50 ✕ 75 cm) (Harry Ransom Center, The
University of Texas at Austin)

 
III) Les « planches-épreuves »

Provenance Titre de planche Format (cm) Exemplaire RTP

Coll. privée 2èmes épreuves N° 22   XXXVIII II, 37-44

Vente70 2èmes épreuves N° 24 45 × 63 XXXI  

Vente71 2èmes épreuves N° 25     II, 68-73 sq.

Beinecke72 [2]èmes épreuves N° 26 47 × 62,8   II, 79-88

Beinecke 2èmes épreuves N° 2873 50 × 65   II, 95-105

Vente74 3èmes épreuves N° 1 63,5 × 49   I, 423 sq.

Beinecke 3èmes épreuves N° 4 30,5 × 44   I, 462-469

Coll. Speck 3èmes épreuves N° 5 48 × 65 XLIV I, 477-489

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Vente75 3èmes épreuves N° 6 49,8 × 64   I, 487-499

Houghton76 3èmes épreuves N° 7 50 × 64   I, 498-513

Morgan77 3èmes épreuves N° 10 49,5 × 64,8   I, 548-562

Vente78 3èmes épreuves N° 11 50 × 64,3 XXVI I, 552-564

Vente79 3èmes épreuves N° 13 45 × 17 II I, 574-586

Vente80 3èmes épreuves N° 16 49,5 × 64,8   I, 616-625

Vente81 4èmes épreuves N° 2 65 × 50   I, 601-611

Beinecke 4èmes épreuves N° 3 50 × 65 0 I, 611-623

 
Fig. 3

À l’ombre des jeunes filles en fleurs, « 2èmes épreuves No 28 » (50 ✕ 65 cm) (Frederick R. Koch
Collection, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University)

 
IV) Les « planches-placards »

Provenance Titre de planche Format Exemplaire RTP

Vente82 No 1/Recherche du temps perdu pl. 29 52 × 67   I, 426-433

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I, 423-424,
Urbana Recherche du temps perdu pl. 32   XXIII
451-457

Coll. Speck Le Côté des [sic] Guermantes, Placard 31 64 × 50   II, 683-695

 
V) Les planches manuscrites (sans numéro)

Provenance Format Exemplaire RTP

Vente83 34,5 × 31,5 XII I, 509-513

Vente84 34,7 × 52   I, 518-525, 531

 
VI) Les pages de cahiers

Provenance Pagination Proust RTP

Vente85 1  

Vente86 106 II, 226-227

Vente87   II, 226 sq.

Bodmer88   II, 264-268

NOTES
1. F. Goujon, « Le manuscrit dispersé d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : le “Cahier violet” », BMP,
no 49, 1999, p. 7-16 ; P. Wise, « L’édition de luxe et le manuscrit dispersé d’À l’ombre des jeunes filles
en fleurs », BIP, no 33, 2003, p. 75-98. Voir aussi la note 8 infra.
2.  Comme   l’a   bien   remarqué   Pascal   Fouché,   Correspondance M. Proust – G. Gallimard,   Paris,
Gallimard, 1989, p. 142, n. 1.
3. Corr., t. XVII, p. 443-444.
4. Ibid., p. 440.
5.  Lettre   inédite   de   Proust   conservée   à   l’Université   de   l’Illinois   à   Urbana-Champaign,   voir
« L’édition de luxe… », art. cité, p. 81.
6. Corr., t. XVIII, p. 295.
7. Voir sa reproduction dans « Le fonds Jean Grenier à la Bibliothèque nationale de France »,
Genesis, n° 29, 2008, p. 154.

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8. La question du support se pose cependant. Ces pages avaient-elles été collées sur des cahiers de
mise au net ? Lorsque Proust envoie le manuscrit de la dernière partie des Jeunes filles à son
éditeur, il annonce « 2 cahiers sur Albertine » (Correspondance M. Proust – G. Gallimard, éd. citée,
lettre 41, p. 84). Sur ce point voir F. Goujon, « Les épreuves de À l’ombre des jeunes filles en fleurs :
deux lettres à redater », BMP, no 48, 1998, p. 42-48.
9. Voir P. Wise, « Les paperoles : du papier à lettres dans les cahiers de Proust », dans Proust aux
brouillons, dir. N. Mauriac Dyer et K. Yoshikawa, Turnhout, Brepols, coll. « Le champ proustien »,
2011, p. 29-42.
10. Vente Christie’s Paris, 30 octobre 2012, lot no 172 (voir le tableau V ci-dessous).
11. Soit sur des fragments manuscrits (« Cahier violet N o 12 » et « 3èmes épreuves No 6 »), soit sur
des fragments  d’épreuves  corrigées (demi-planche  mixte  de  la vente  Christie’s du  30 octobre
2012, lot n° 171, voir le tableau II).
12. Cette édition de luxe n’était pas reliée à l’origine. Voir une reproduction de l’emboîtage
original sur le site Internet de Sotheby’s : vente de la collection Pierre Leroy, 27 juin 2007, lot
n° 85.
13. R. Étiemble, Cinq États des « Jeunes filles en fleurs » avec les placards et les manuscrits, Alexandrie,
Éditions du Scarabée, 1947. Les planches présentées sont aujourd’hui à l’université de l’Illinois.
14. F. Goujon, « Le manuscrit dispersé… », art. cité, p. 14-16.
15. P. Clarac, « Note sur le texte »,  RTP, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1954, p. XXVI.
16. P.-L. Rey, « Note sur le texte », RTP, I, p. 1305-1308.
17. N. Mauriac  Dyer, « Les contours d’une  édition  diplomatique  et génétique :  Marcel  Proust,
Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France,   BnF/Brepols »,   Marcel Proust 7, Proust sans
frontières 2, Caen, Minard, coll. « La Revue des Lettres modernes », 2009, p. 259-266.
18. Corr., t. XVII, p. 444 et t. XVIII, p. 295.
19. Voir l’introduction de P.-L. Rey et la lettre inédite citée, RTP, I, p. 1296, n. 1.
20. Corr., t. XVIII, p. 295. Voir aussi t. XVII, p. 440.
21. Ibid., t. XXI, p. 373.
22. Ibid., p. 474.
23. Ibid., t. XVII, p. 440, et voir t. XVIII, p. 295.
24. Lettre inédite de Proust à Gallimard, voir « L’édition de luxe… », art. cité, p. 82.
25.  « Un   cabinet   de   dessins et   d’œuvres   sur   papier »,   Galerie   Jean   Brolly,   Paris
(8 novembre-31 décembre   2003) ;   Make it New : The Rise of Modernism,   Harry   Ransom   Center,
Université du Texas à Austin (21 octobre 2003-7 mars 2004).
26. Pour un premier état des lieux, voir les tableaux dans mon article cité, « L’édition de luxe… »,
p. 93-98.
27.  Marcel   Proust,   Pages inachevées. La Quintette Lepic. L’Orgue du casino de Balbec,   Paillart,
Abbeville, 1927.
28. Hôtel Drouot, Paris, 26-27 mai 1986, lot no 561.
29. Frederick R. Koch Collection, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University.
30. Bibliothèque littéraire Jacques Doucet (B-V-28).
31. Laurin, 10 avril 1987, lot no 161.
32. Ursus Books, New York, lot no 119319.
33. Carlton Lake Collection, Harry Ransom Center, The University of Texas at Austin.
34. Voir la figure 1.
35. Exemplaire de Robert de Billy.
36. Hôtel Drouot, 6 novembre 1972, lot no 119.
37. Catalogue Pierre Berès, no 87, 1995, lot no 173.

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169

38. Voir les reproduction des planches de cette collection dans  Cher ami…Votre Marcel Proust.


Marcel Proust et sa correspondance. Lettres et autographes de la Bibliotheca proustiana Reiner Speck,
Köln, Snoeck, 2009, p. 32-33 et 242-247.
39. Catalogue P. Berès, no 87, 1995, lot no 173.
40.  Cette   vente   présente   le   coin   gauche   de   cette   planche,   collé   sur   une   autre   planche,   mais
provenant de celle qui est conservée à la Beinecke.
41. Le coin gauche est coupé, mais on peut reconstituer cette planche avec le fragment de la
vente Berès de 1995.
42. Exemplaire de Sidney et Violet Schiff.
43. Bibliothèque nationale de France (Réserve des Imprimés, cote Réserve g-Y2-50).
44. Piasa, 14 juin 1999, no 51.
45. Rare Book and Collections Library, University of Illinois, Urbana.
46. Piasa, 14 juin 1999, no 52.
47. Catalogue Ronald Davis, 1967, no 179.
48. Musée des Lettres et Manuscrits, Paris.
49. Ronald Davis, 1967, lot no 179.
50. Laurin, 10 avril 1987, lot no 161.
51. Exemplaire de Walter Berry.
52. Sotheby’s Paris, 27 juin 2007, lot no 85.
53. Exemplaire de Céleste Albaret.
54. Hôtel Drouot, 20 juin 1996, lots nos 444 et 445 (pour la planche et l’exemplaire).
55. BnF, Réserve des Imprimés, cote Réserve g-Y2-50.
56. Hôtel Drouot, 22 juin 1990, lot no 106.
57. Voir la figure 2.
58.  Cinq siècles sur Papier. Autographes et manuscrits de la collection Pedro Corrêa do Lago,   Paris,
Éditions de la Martinière, 2004, p. 177.
59. Librairie Les Autographes, Thierry Bodin, Noël 2006, lot n o 69.
60. Librairie Georges Andrieux, 30-31 mai 1928, lot no 279.
61. Catalogue Georges Heilbrun, no 30, lot no 308.
62. Hôtel Drouot, 4 mai 1994, no 125. Exemplaire de la princesse Soutzo.
63. Binoche-Renaud-Giquello, 17 octobre 2007, lot no 181.
64. Christie’s Paris, 30 octobre 2012, lot no 171. Deux dernières colonnes d’une planche.
65. Hôtel Drouot, 4 mai 1994, lot no 125.
66. Catalogue Berès, no 56, 1956, lot no 470.
67. Ibid., lot no 469.
68. Christie’s New York, 3 décembre 2010, lot no 529.
69. Fonds Jean Grenier, BnF, NAF 28294.
70. Hôtel Drouot, 6 novembre 1972, lot no 119.
71. Laurin, 10 avril 1987, lot no 162.
72. Le coin supérieur gauche est déchiré.
73. Voir la figure 3.
74. Oriot & Dupont, Morlaix, 4 avril 2009, lot no 1.
75. Christie’s Paris, 30 octobre 2012, lot no 172.
76. Houghton Library, Harvard University.
77. The Pierpont Morgan Library, New York (MA 3855).
78. Christie’s Paris, 30 octobre 2012, lot no 173.
79. Sotheby’s Paris, 27 juin 2007, lot no 85.
80. Sotheby’s New York, 26 juin 1998, lot no 508.
81. Drouot Estimations, 10 juin 2011, lot no 66.
82. Hôtel Drouot, 22 juin 1990, lot no 106.

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170

83. Christie’s Paris, 30 octobre 2012, lot no 172.
84. Pierre Bergé, « Pierre Berès, 80 ans de passion. 5 e vente », 13 décembre 2006, no 718.
85. Catalogue Berès no 56, 1956, lot no 488.
86. Tajan, 20 mai 1992, lot no 82.
87. Ibid., lot no 81.
88. Fondation Bodmer (Cologny, Suisse).

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, placards, À la recherche du temps perdu, XXe siècle,
inédit, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, édition, découpage, reconstitution, fragment, papier à
lettres, cahier

AUTEUR
PYRA WISE
Pyra Wise est analyste de sources à l’équipe « Proust » de l’ITEM (CNRS-ENS). Elle publie
régulièrement des lettres inédites dans le Bulletin d’Informations proustiennes et collabore à
l’édition des cahiers de Proust (Cahiers 1 à 75 de la BnF). Coéditions critiques : Marcel Proust,
Cahier 53, N. Mauriac Dyer, P. Wise, K. Yoshikawa, éd. BnF/Brepols, « Cahiers 1 à 75 de la BnF »,
2012 ; Marcel Proust, L’Agenda 1906, édition génétique et critique, N. Mauriac Dyer, G. Fau,
F. Leriche et P. Wise éd., OpenEdition Books-Bnf Édition (à paraître). Articles récents : « Proust et
la “langue poilue” : le cas du mot “boche” », dans Proust écrivain de la Première Guerre
mondiale, sous la direction de P. Chardin et N. Mauriac Dyer, Éditions universitaires de Dijon,
coll. « Écritures », 2014, p. 51-66 ; « “Du côté de chez Proust” : un article retrouvé de Maurice
Sachs », Bulletin Marcel Proust, n° 63, 2013, p. 43-50 ; « Sydney et Violet Schiff », dans Le Cercle de
Marcel Proust, sous la direction de J.-Y. Tadié, Paris, Honoré Champion, coll. « Recherches
proustiennes », n° 24, 2013, p. 209-223 ; « Un écrivain courtisé : vingt et une lettres inédites à
Marcel Proust », Bulletin d’Informations proustiennes, n° 42, 2012, p. 19-32 ; « Sur une note de
régie elliptique de Proust : les Saint-Marceaux et les nymphéas de Monet », Actes du Colloque
« Proust écrit un roman », Université de São Paulo, 13-14 octobre 2010, en ligne :
<www.item.ens.fr/index.php ?id =577687>.
pyra.wise[arobase]ens.fr

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Un plaidoyer pour l’édition
génétique : les Cahiers de Proust
Dirk Van Hulle

1 Longtemps, ils doivent s’être couchés bien tard, ou levés bien tôt, les chercheurs de
l’équipe   qui   ont   établi   les   premiers   volumes   de   l’édition   magistrale   des   cahiers   de
Marcel Proust. Ce que cette équipe de chercheurs sous la direction de Nathalie Mauriac
a déjà accompli jusqu’à présent est vraiment remarquable, non seulement dans une
perspective proustienne et génétique, mais aussi dans le contexte de ce qui dans la
critique anglophone s’appelle textual scholarship ou scholarly editing.
2 Dans son livre Scholarly Editing in the Computer Age, Peter Shillingsburg distingue cinq
« orientations » dans l’édition critique1. Dans cette catégorisation, il n’y a pas de place
pour l’édition génétique, probablement parce que ce type d’édition n’établit pas un
texte ne varietur (« edited text »). Cependant, il n’y a aucun doute que l’édition génétique
est un type d’édition qui mérite sa propre place, peut-être une place hors catégorie.
L’édition des cahiers de Proust en est la meilleure preuve.
3 Tandis que, dans la catégorisation de Shillingsburg, l’orientation bibliographique sert à
établir une édition critique, le « code bibliographique » (comme l’appelle McGann 2) est
appliqué ici à des manuscrits modernes et employé pour essayer de dater le Cahier 26.
Initialement, ce qui deviendrait À la recherche du temps perdu était conçu comme un
essai sur Sainte-Beuve. L’essai se serait transformé ensuite en un roman, annoncé par
Proust en août 1909. Les « Cahiers Sainte-Beuve » (Cahiers 3, 2, 1, 5, 4, 31, 36, 7, 6, 51)
sont des cahiers de petit format ; le Cahier 26 fait partie d’une série de seulement sept
cahiers du fonds Proust de grand format à la couverture de moleskine noire et dont le
papier   vergé   porte   le   filigrane   « Sévigné ».   Comme   Françoise   Leriche   et   Hidehiko
Yuzawa le notent dans leur introduction fascinante et éclairante, en renvoyant à la
description matérielle par Claire Bustarret et Nathalie Mauriac (dans le volume fac-
similé), ces grands cahiers semblent, à première vue, avoir été achetés pour remplir
« une auguste fonction » (Cahier 26, vol. II, p. XXII) : celle de la copie puis de la mise au
net. Certaines des unités textuelles du Cahier 26 sont en effet destinées à la mise au net
du roman de 1909, mais le cahier contient également des unités de caractère assez
différent. En ce qui concerne la datation, le terminus a quo est le moment où Proust

Genesis, 36 | 2013
172

décide   de   mettre   au   net   la   « leçon   des   côtés »   (fos 1 ro-8 ro).   Ces   premières   pages
montrent qu’à l’origine, le Cahier 26 n’était pas conçu comme cahier de brouillon, mais
comme cahier de mise au net. Le terminus ad quem est probablement octobre-novembre
1909. Mais, comme l’introduction l’indique très clairement, les termes a quo et ad quem
pourraient créer l’impression que Proust procédait avec ordre d’un début à une fin.
Cette impression est trompeuse, car l’habitude de l’écrivain était plutôt de travailler
d’abord le début et la fin, et de s’occuper du milieu ensuite. La méthode proustienne est
caractérisée comme rédaction « en zigzag » (Cahier 26, vol. II, p.  XXX).
4 Une   section   remarquable   de   l’introduction   est   celle   qui   concerne   l’esthétique   de
l’impression et ses mises en fiction. Au folio 7 r o, dans la première unité textuelle de la
« leçon   des   côtés »,   Proust   développe   l’idée   des   états   du   moi,   successifs   mais   sans
communication entre eux. Dans la transcription diplomatique par Hidehiko Yuzawa (et
sur   le   fac-similé   correspondant)   il   est   frappant   de   constater   combien   d’« états »   de
révision il lui fallut pour décrire cette particularité du moi. L’« état » précédent ou la
version   précédente   (dans   le   Cahier 4,   fo 44 ro)   est   représentée   en   transcription
linéarisée dans une note :
Et c’est ainsi sur le côté de Garmantes que j’ai appris à distinguer en moi ces états
distincts,   presque   opposés,   qui   se   succèdent   dans   ma   vie,   dans   chaque   journée
<même> où la tristesse revient à une certaine heure avec la régularité de la fièvre,
et pendant lesquels ce qui fut désiré <redouté,> accompli, dans les états différents
paraît   presque   incompréhensible   (Cahier 26,   vol. II,   p. 136,   n. 1).   La   version   du
Cahier 26 (fo 7 ro) n’est pas une simple mise au net. Elle ne montre pas moins de
ratures, au contraire (fig. 1).
 
Fig. 1

Cahier 26, extrait de la transcription diplomatique du folio 7 ro

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173

5 Une autre unité textuelle (fos 15 ro-21 ro) met l’accent sur l’impression et l’expérience de
la mémoire involontaire  comme  une  résurrection inattendue d’impressions passées,
évoquée   ici   (fo 19 ro)   par   la   ressemblance   du   bruit   d’une   fourchette   avec   celui   des
marteaux que le narrateur a entendu frapper sur les rails lors d’un voyage en chemin
de   fer.   L’esthétique   de   l’impression   passe   ainsi   à   la   découverte   de   la   mémoire
involontaire   dans   une   description   particulièrement   directe   de   cette   expérience   qui
entre-temps est devenue la marque proustienne : « C’est que ma mémoire n’avait pas su
le inconsciente du présent et, ignorante au fond de moi des circonstances où je me
trouvais, l’ayant trouvé exactement semblable au bruit d/que faisaient les marteaux
des employés du train frappe/ant sur les rails, dans la halte que nous avions faite,
envoyait à flots les souvenirs voisins <amis> de celui là le rejoindre <raviver> et se
réjouir avec lui » (fo 19 ro).
6 Proust ne cessait pas d’ajouter des unités textuelles, initialement dans la marge, puis –
s’il n’y avait plus de place – sur la page opposée ou même plus loin. Étant donné que le
manuscrit servait, non pas encore comme « texte » mais comme ce que Daniel Ferrer a
appelé le « protocole pour faire un texte », il était nécessaire de prévoir pour ces unités
ajoutées divers signes de renvoi afin d’indiquer les relations textuelles. Normalement,
un écrivain utilise des lettres ou des petites croix à cette fin, mais sur les folios 37 v o et
38 ro les signes de renvoi de Proust sont si particuliers (représentant par exemple un
poisson   ou   un   visage   de   profil),   que   l’édition   les   visualise   en   utilisant   de   mini   fac-
similés. Ce n’est qu’un détail qui montre le soin extrême avec lequel cette équipe de
chercheurs déchiffre et transcrit les manuscrits de Proust.
7 L’édition du Cahier 26 est la troisième publication de la série des Cahiers 1 à 75 de la
Bibliothèque nationale de France. Les premières éditions sont les Cahiers 54 et 71. Ces
numéros d’archive ne reflètent pas nécessairement une logique génétique. Bien que
leurs numéros ne se succèdent pas, les Cahiers 54 et 71 forment un « couple » dans le
dossier génétique d’À la recherche du temps perdu.
8 Le Cahier 71, que Proust appelait « le cahier Dux » (Cahier 71, vol. II, p.  XXI), traite de la
seconde partie de l’histoire d’Albertine. Le cahier consiste en deux parties, séparées par
plusieurs pages blanches. La première partie (fos 2-33 ros) se base en partie sur une
version précédente dans le Cahier 64 et ne montre que relativement peu de passages
raturés. La seconde partie (fos 58-105 ros ; 38 ro) contient également quelques éléments
du Cahier 64, mais elle est plutôt un brouillon (avec beaucoup de corrections, de ratures
et d’ajouts). Les premières pages versos contiennent le scénario, écrit probablement
après l’achèvement de la première unité textuelle (Cahier 71, vol. II, p.  XXIV). La datation
(1913-1914)   s’appuie   sur   la   comparaison   avec   d’autres   manuscrits   et   sur   la
correspondance, notamment une lettre à Mme Straus (5 janvier 1914, écrite après la
fuite d’Alfred Agostinelli), dans laquelle Proust note qu’il trouve de la consolation dans
la musique et qu’il a acheté un pianola – ce qui suggère un lien avec les scènes du héros
au pianola après la disparition d’Albertine (fos 103 et 104 vos). Le Cahier 54 peut être
considéré comme le « frère » du Cahier 71 (Cahier 54, vol. II, p.  XXVI). Proust l’appelait le
cahier   « Vénusté ».   Ces   deux   cahiers   forment   une   unité   narrative   autour   des   deux
« catastrophes » que sont la disparition et la mort d’Albertine.
9 Suivant un principe éditorial louable de transparence, chacun des cahiers dans cette
édition consiste en un volume de fac-similés et un volume de transcriptions, ce qui
permet   à   l’utilisateur   de   comparer   les   deux   à   chaque   instant.   La   transcription
diplomatique   essaye   de   reproduire   autant   que   possible   la   disposition   de   la   page

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174

manuscrite (Cahier 71, vol. II, p. XXXII) de sorte qu’un ajout en biais est aussi présenté en
biais dans la transcription (par exemple Cahier 71, fo 89 ro ; vol. II, p. 163). Le protocole
de transcription sert comme modèle intéressant pour la transcription des manuscrits
modernes en général. Par exemple, la partie d’un mot qui a fait l’objet d’une surcharge
est   biffée,   avant   un   trait   oblique   suivi   dans   un   caractère   plus   petit   de   la   version
ultérieure (par exemple : tous/tes). Mais lorsque la surcharge touche un mot inachevé,
la version ultérieure n’est pas donnée dans un caractère plus petit (par exemple Odet/
Albertine). Les incorrections comme les fautes d’orthographe ou mots omis subsistent
dans la transcription ; seuls les accents sont restitués si Proust les a omis.
10 L’édition fait une différence entre « papiers collés » et « paperoles » (vol. II, p.  XVII).
Parfois une partie d’une page a été déchirée (par exemple dans le Cahier 71, f o 71b ro) et
retrouvée à un autre endroit. Dans un cas pareil, la page est présentée deux fois : une
fois   comme   on   peut   la   trouver   dans   le   cahier   conservé   à   la   Bibliothèque   nationale
(fo 71 ro, avec une partie déchirée) et une fois avec la partie retrouvée réincorporée
(fo 71-71b ro).
11 Les notes qui suivent la transcription expliquent que la partie déchirée a été collée dans
le Cahier 53, fo 10 ro « d » [droite]. Toutes les pages sont subdivisées en zones et un
système   similaire   est   appliqué   dans   les   volumes   avec   fac-similés,   dans   la   section
« Diagramme   des   unités   textuelles ».   Chacune   de   ces   unités   consiste   en   (souvent
plusieurs) zones numérotées pour faciliter la lecture des manuscrits. Cette technique
éditoriale innovatrice permet aussi de faire une différence entre les unités narratives et
les   notes   de   régie   (« nr »)   de   Proust,   comme   « et   puis   étoffer   ceci   avec   des   choses
différentes » (Cahier 71, fo 15 ro). Puisque les quatre bandes déchirées des folios 67, 68,
70 et 71 du Cahier 71 faisaient partie d’une unité narrative dans ce cahier (avant d’être
incorporées dans le Cahier 53), elles sont numérotées et considérées respectivement
comme les zones 10, 11, 13 et 14 dans une longue unité textuelle qui comprend plus de
quinze pages dans le Cahier 71.
12 Les cahiers sont liés de plusieurs façons. Parfois les notes de régie dans le Cahier 54
renvoient au Cahier 71. Par exemple, sur le folio 10 ro du Cahier 54, Proust renvoie à ce
qu’il   appelle   la   page « 39 »   dans   le   Cahier 71   (« C’est   à   dire   pour   intercaler   dans   la
page 39   du   Cahier   Dux ») ;   comme   les   notes   l’expliquent,   la   page 39   dans   la
numérotation   de   Proust   correspond   au   folio 104 ro  du   Cahier 71.   Une   note
correspondante dans le Cahier 71 renvoie, inversement, au Cahier 54. Vu ce réseau de
renvois entre les cahiers, chaque volume de transcriptions se conclut non seulement
avec un index des noms de personnes, de personnages, des lieux et des œuvres, mais
aussi   avec   un   index   de   renvois   génétiques,   reflétant   l’énorme   complexité   de   ce
labyrinthe de la création proustienne. On s’imagine que cette édition pourrait bien
fonctionner dans un environnement numérique et on espère que les prototypes comme
ceux   d’Elena   Pierazzo   et   Julie   André3,   ainsi   que   les   échanges   d’idées   avec   d’autres
projets d’édition génétique numérique de manuscrits littéraires du  XXe siècle, comme le
Beckett Digital Manuscript Project, pourront contribuer au développement éventuel d’une
architecture numérique, pour laquelle cette édition contient tout le potentiel. Quand
tous les volumes de l’édition seront prêts, les soixante-quinze index réunis seront la
base d’une cartographie impressionnante de l’invention écrite de Proust, permettant
d’explorer la genèse complexe d’une œuvre cruciale de la littérature moderne. Et au-
delà des études proustiennes, cette édition fait partie d’une tendance récente dans la
science de l’édition savante. Après une période de différentiation nécessaire entre la

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175

critique génétique et la philologie (« Editionswissenschaft » ou « scholarly editing »), on


vient d’atteindre un point de respect interdisciplinaire, non seulement de respect pour
les différences et les priorités de ces disciplines respectives, mais aussi de respect et
d’appréciation   pour   ce   qu’elles   peuvent   s’apprendre   mutuellement.   Cette   édition
ambitieuse des Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France occupe une position
importante dans ce salutaire rapprochement interdisciplinaire.
 
Bibliographie

13 Marcel Proust, Cahiers 1 à 75 de la Bibliothèque nationale de France, Turnhout, Brepols/


Bibliothèque nationale de France :
14 Cahier 26
– volume I, Fac-similé, X + 137 p.
–   volume II,   Transcription   diplomatique   par   Hidehiko   Yuzawa,   Introduction   par
Françoise   Leriche   et   Hidehiko   Yuzawa,   notes   par   Françoise   Leriche,   Akio   Wada   et
Hidehiko Yuzawa, Diagramme, analyse et index par Nathalie Mauriac Dyer, Akio Wada
et Hidehiko Yuzawa, XXXVIII + 193 p., Turnhout, Brepols, 2010.
15 Cahier 54
– volume I, Fac-similé, IX + 269 p.
– volume II, Transcription diplomatique, notes et index par Francine Goujon, Nathalie
Mauriac Dyer   et   Chizu   Nakano,   Introduction,   Diagramme   et   analyse   par   Nathalie
Mauriac Dyer, XXXII + 323 p., Turnhout, Brepols, 2008.
16 Cahier 71
– volume I, Fac-similé, X + 213 p.
– volume II, Transcription diplomatique par Shuji Kurokawa et Pierre-Edmond Robert,
Introduction, notes et index par Francine Goujon et Nathalie Mauriac Dyer, Diagramme
et analyse par Nathalie Mauriac Dyer, XXXIV + 265 p., Turnhout, Brepols, 2009.

NOTES
1. Peter Shillingsburg,  Scholarly Editing in the Computer Age, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 1996, p. 15-27.
2.  Jerome   McGann,   The Textual Condition,   Princeton,   NJ,   Princeton   University   Press,
1991, p. 57.
3. Voir ici même leur contribution à ce sujet.

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INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, édition génétique, édition critique, transcription,
XXe siècle

AUTEUR
DIRK VAN HULLE
Dirk Van Hulle est Professeur de littérature anglaise à l’Université d’Anvers, président de la 
European Society for Textual Scholarship et codirecteur du « Beckett Digital Manuscript
Project » (<www.beckettarchive.org>), une édition génétique des manuscrits de Beckett. Il est
l’auteur de Textual Awareness (2004), Manuscript Genetics, Joyce’s Know-How, Beckett’s Nohow (2008), 
The Making of Samuel Beckett’s “Stirrings Still” and “what is the word” (2011), et Samuel Beckett’s
Library (avec Mark Nixon, Cambridge University Press, 2013).
dirk.vanhulle[arobase]ua.ac.be

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Le codage en TEI des brouillons de
Proust : vers l’édition numérique
Julie André et Elena Pierazzo

Ce que nous voulons, c’est la littérature qui
bouge, et saisie dans le moment même où elle
semble bouger encore.
Julien Gracq, En lisant, en écrivant1
1 En général, les éditions de manuscrits adoptent la présentation diplomatique, parfois
dite   « ultra-diplomatique »,   qui   s’efforce   de   rendre   compte,   de   manière   aussi
mimétique   que   possible,   de   la   disposition   spatiale   de   l’écriture 2.   Bien   que   ce   type
d’édition   présente   de   nombreux   avantages,   une   dimension   fondamentale   lui   fait
défaut :   la   dimension   processuelle,   dynamique.   Et   si   le   numérique   apparaît   souvent
comme l’avenir de l’édition, transposer simplement le texte de la page à l’écran se
révèle   le   plus   souvent   décevant3.   Les   éditions   ultra-diplomatiques   en   ligne   sont   en
général présentées en vis-à-vis du fac-similé du manuscrit, mais cette représentation
n’est pas satisfaisante, et cela pour plusieurs raisons : tout d’abord, l’imitation n’est
jamais parfaite ; ensuite, c’est à l’utilisateur/lecteur de faire la mise en relation de la
transcription avec le document ; enfin, à cause des contraintes spatiales de l’écran, on
doit se contenter de présenter une page à la fois, et non, par exemple, une double page
– ce qui, dans le cas des cahiers de Proust, trahit la réalité du manuscrit, puisque la
double page est, chez Proust, l’espace de l’écriture.
2 L’ambition   des   humanités   numériques   (Digital Humanities)   consiste   précisément   à
proposer de nouvelles pistes pour présenter et représenter les textes, notamment les
textes littéraires. Un outil d’encodage comme la TEI (Text Encoding Initiative 4) mis au
point par une équipe internationale de chercheurs a plusieurs avantages : d’une part, la
TEI   se   veut   un   standard   international   de   codage ;   d’autre   part,   elle   peut   être
progressivement   et   indéfiniment   enrichie   par   des   balises   porteuses   de   potentialités
nouvelles, en particulier en ce qui concerne la représentation de l’écriture au brouillon.
C’est grâce à ce système de transcription et à ces nouvelles balises élaborées dans le
cadre du « SIG Manuscripts5 » de la TEI que nous avons essayé de proposer une autre
représentation de la genèse en construisant à travers quelques folios de l’un des cahiers

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de   brouillon   de   Proust   –   le   Cahier 466  –   plusieurs   parcours   qui   reproduisent   la


dynamique de l’écriture au brouillon et le cheminement tortueux de sa lecture.
3 À travers l’encodage en TEI des brouillons de Proust, il nous importe surtout de rendre
sensible une spécificité de l’écriture au brouillon – son aspect dynamique. Pour ce faire,
nous   nous   sommes   appuyées   sur   différents   modèles   développés   par   les   chercheurs
comme   ceux   de   « parcours »,   de   « chemin7 »   ou   de   diagrammes   des   unités
rédactionnelles8  pour   proposer   plusieurs   trajets   à   travers   l’entrelacs   manuscrit   du
cahier : les séquences d’écriture et de lecture. Le premier type de séquence reconstitue
virtuellement (et en partie hypothétiquement) les étapes de l’écriture d’un passage ; le
second entend donner à suivre le chemin que doit parcourir le lecteur pour en lire le
dernier état rédactionnel.
4 Depuis décembre 2011, la TEI offre en effet la possibilité de transcrire les manuscrits
selon une approche topologique ou « géographique » fondée sur trois structures ou
balises principales : la balise <surface>, qui représente la surface d’écriture à transcrire
(telle que la page, la double page ou le folio, etc.), la balise <zone>, qui représente toute
division de la page définie par le chercheur, et la balise <line> qui représente tout ce qui
est identifiable comme ligne d’écriture. Pour construire nos séquences d’écriture et de
lecture, nous avons utilisé l’élément <zone> qui nous a permis de définir des portions
de surface écrite indépendantes de la page ou du folio. Puis nous les avons numérotées
selon l’ordre chronologique (présumé) de la rédaction de manière à pouvoir encoder
ensuite la dimension processuelle de l’écriture9 (fig. 1, p. 158-159).
 
Fig. 1 : Séquence d’écriture

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Marcel Proust, Cahier 46, fos 46 vo-50 ro (BnF, NAF 16686)

5 La séquence de lecture, quant à elle, reprend cette numérotation mais dans un ordre
différent   puisqu’elle   entend   mimer   le   cheminement   de   la   lecture 10.   Pour   lire   la
séquence de manière continue, nous proposons en effet l’ordre suivant :

Étapes de la séquence de lecture

a 3.1

b 1

c 6.1

d 6.2

e 2A1

f 2A2

g 6.3

h 7.1

i 7.2

… …11

m 5

6 Si   le   parcours   de   la   séquence   de   lecture   est   relativement   simple,   en   revanche,   le


parcours de la séquence d’écriture (fig. 1) repose sur une série d’hypothèses qui visent à
reconstituer l’ordre dans lequel ont été écrites les différentes zones composant l’unité

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textuelle,  non  pas   à  l’échelle   de   la  page   ou   de   la  double   page   mais  de   la  séquence
choisie. Elle s’avère de ce fait beaucoup plus complexe 12. Cette reconstitution s’appuie
sur les grandes étapes de l’écriture de la séquence13, mais bien entendu, on pourrait
faire un travail plus approfondi en intégrant la dimension temporelle non seulement à
l’échelle   de   la   séquence   mais   à   l’intérieur   de   chaque   zone.   Ainsi,   on   pourrait,   par
exemple, mettre en évidence à l’intérieur d’une phrase le premier jet, puis la rature et
la substitution qui l’a suivie de manière à reconstituer le cheminement de l’écriture à
l’échelle de la phrase14. Cette reconstitution suppose également toute une réflexion sur
la délimitation des unités et sur leur découpage en zones. Par exemple, la zone que
nous situons sur les folios 49 ro et 50 r o (zone 5) se répartit de part et d’autre de la
zone 4   (fo 50 ro)   qui   a   été   écrite   avant,   et   il   est   difficile   sans   une   lecture   attentive
préalable de repérer l’existence de deux zones génétiques distinctes sur le folio 49 r o.
L’encodage repose donc sur une interprétation fine de la genèse de la séquence 15.
7 Autre   difficulté :  comment  encoder  les  marginales  dans  la mesure  où  l’on  sait   qu’il
existe parfois un continuum entre la note et l’addition16 dans les brouillons de Proust ?
Par exemple, au folio 47 ro (fig. 2), la marginale commence comme une note de régie
(« Capitalissime   après   chemin »)   et   se   poursuit   comme   une   addition   (« Comme
Aimé… »),   elle-même   renforcée   par   un   trait   de   jonction.   Faut-il   utiliser   la   balise
<metamark> qui sert à encoder les notes de régie ou l’outil <add> qui sert pour les
additions ? Là encore, l’encodage lui-même suppose une interprétation.
 
Fig. 2

Cahier 46, fo 47 ro (détail ; cf. fig. 1)

8 Pour explorer le potentiel de la nouvelle approche proposée par la TEI, nous avons
aussi expérimenté les formes innovantes d’affichage diplomatique que l’encodage de
type topologique a rendues possibles. Chaque section correspondant au balisage <zone>

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peut être pourvue d’un ensemble de coordonnées spatiales, qu’on peut utiliser (par
exemple) pour appliquer point par point les zones sur le fac-similé numérique.
9 Nous avons élaboré une édition prototype, construite autour du fac-similé 17. Dans ce
prototype, l’utilisateur se voit proposer l’image d’une double page du Cahier 46 (fig. 3).
En   cliquant   sur   l’image,   il   fait   apparaître   successivement   en   surimpression   du   fac-
similé les zones de transcription, dans l’ordre (présumé) de leur rédaction ou, plus
simplement, dans celui de leur dernier état. L’arrière-plan des zones a été colorisé en
fonction du degré de certitude de l’éditeur concernant leur chronologie relative dans la
séquence : plus la couleur d’une zone est foncée, plus le caractère conjectural de sa
place dans la séquence est élevé. Grâce à ce codage visuel, l’utilisateur est informé de
manière intuitive des doutes comme des convictions des chercheurs. Il peut également
basculer à n’importe quel moment du mode « écriture » au mode « lecture ».
 
Fig. 3

Capture d’écran du prototype pour la séquence de lecture dynamique des folios 46 vo-47 ro du
Cahier 46, d’après <http://research.cch.kcl.ac.uk/proust_prototype/>

10 Le prototype est encore sommaire : par exemple, on ne peut pas représenter, pour le
moment, les séquences dont les zones se répartissent sur plusieurs pages, comme celles
que l’on voit sur la figure 1. Mais, selon nous, c’est un premier pas important vers la
représentation du caractère dynamique et de la dimension temporelle qui restent trop
souvent implicites dans les manuscrits de travail.
11 Les deux séquences proposées ici pour parcourir un fragment du Cahier 46 ne sont que
des   exemples.   On   pourrait   imaginer   bien   d’autres   types   de   parcours   à   travers   les
cahiers de Proust : thématique – bâtir une séquence sur toutes les visites d’Albertine au
héros dans le Cahier 46, par exemple – ou encore, chronologique – suivre la genèse d’un
motif   à   travers   différents   cahiers.   De   fait,   la   notion   de   « parcours »   semble

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particulièrement   suggestive   parce   qu’elle   propose   une   autre   représentation   de   la


genèse qui met l’accent précisément sur son aspect processuel. Et c’est sans doute cette
dimension de l’écriture au brouillon que l’édition numérique pourra enfin prendre en
charge   de   façon   plus   satisfaisante   que   l’édition   papier,   limitée   par   son   espace
bidimensionnel. L’encodage en TEI apparaît donc comme un outil fructueux, au sens où
il rend possible à la fois la construction de ces parcours et leur visualisation.

NOTES
1. Julien Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, 1980, p. 284.
2. Cet article a fait l’objet d’une communication sous le titre « Autour d’une séquence et des notes
du Cahier 46 : enjeu du codage dans les brouillons de Proust », lors du colloque « Proust, l’œuvre
des manuscrits » organisé par Nathalie Mauriac Dyer et Kazuyoshi Yoshikawa à l’ENS et à la BnF
les 1er et 2 mars 2012.
3.  Pour   une   réflexion   sur   cette   question,   voir   Elena   Pierazzo   et   Kathryn   Sutherland,   « The
Author’s   Hand:   from   Page   to   screen »,   dans   Collaborative Research in the Digital Humanities,
dir. Marilyn Deegan et Willard McCarty, Aldershot, Ashgate, 2012, p. 192 sq. ; Françoise Leriche,
« Quelle   édition   pour   quel   public ? »,   Recherches & Travaux,   n o 72,   2008,   <http://
recherchestravaux.revues.org/index89.html>.
4. <www.tei-c.org>.
5. Ce Special Interest Group a élaboré dans les années 2007-2011 une proposition pour le codage des
manuscrits modernes et des éditions génétiques. Cette proposition a été réélaborée ensuite par la
TEI qui l’a incorporée en décembre 2011. Voir <www.tei-c.org/SIG/Manuscripts/genetic.html>.
6.  Le   Cahier 46   (NAF 16686)   date   de   1914-1915.   Proust   cherche   à   cette   date   à   introduire   le
personnage d’Albertine récemment créé dans ce qui deviendra Le Côté de Guermantes. Pour une
transcription   intégrale,   voir   Julie   André,   « Le   Cahier 46   de   Marcel   Proust.   Transcription   et
interprétation », thèse de doctorat, Université Paris III, 2009, vol. II.
7. Voir la définition des « chemins génétiques » donnée par Paolo D’Iorio dans « L’infrastructure
Hyper et son utilisation pour la critique génétique », Genesis, n o 27, 2006, p. 181. « Un chemin est
un   type   de   contribution   établie   par   un   chercheur   qui   consiste   à   rassembler   d’une   façon
pertinente une suite chronologique, thématique ou génétique de sources primaires. » Pour un
autre   exemple,   voir   également   dans   l’HyperNietzsche   ce   que   les   éditeurs   appellent   « chemin
chronologique », « chemin génétique », « chemin thématique ». Inga Gerike, « Les manuscrits et
les   chemins   génétiques   du   Voyageur et son ombre »,   www.hypernietzsche.org/doc/puf/book/
hypernietzsche/le-livre.htm
8.  Pour   une   démarche   similaire   dans   une   édition   imprimée,   voir   les   diagrammes   des   unités
textuelles   établis   par   les   éditeurs   des   Cahier 54,   Cahier 71,   Cahier 26,   dans   Cahiers 1 à 75 de la
Bibliothèque nationale de France, dir. Nathalie Mauriac Dyer, Turnhout, BnF/Brepols, 2008-2011,
vol. I. Voir   aussi   N. Mauriac   Dyer,   « Déchiffrer.   Transcrire.   Cartographier.   Lier.   Proust   ou   le
manuscrit apprivoisé », Genesis, no 27, 2006, p. 23 sq.
9. Cependant, il est à noter que lorsque la rédaction n’est pas continue (par exemple, lorsque
Proust ajoute les titres « I » et « II » sur les folios 47 et 48 r os), la numérotation le précise en
distinguant 3.1, 3.2…

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10. On rappelle que le parcours de lecture propose ici de lire la séquence achevée à ce stade de la
rédaction.
11. Comme nous l’avons mentionné, la séquence se poursuit sur les folios suivants. Il ne faudrait
lire la zone numérotée 5 qu’après avoir lu le folio 50 vo et suivants.
12. On note d’emblée que la reconstruction de ce parcours concerne principalement les grandes
étapes   de   la   rédaction   et   qu’elle   exclut   les   additions   ou   notes   postérieures   à   la   rédaction
principale de la page le plus souvent impossibles à dater. On a distingué les notes de régie pures
(notées « nr ») et les ajouts, éventuellement accompagnés de notes de régie (donc mixtes), pour
lesquels le premier chiffre indique la zone à laquelle ils se rattachent. Lorsqu’il y a plusieurs
ajouts, nous utilisons les lettres pour les distinguer (voir sur le folio 47 r o : 1A, 1B) et lorsqu’un
ajout se décompose lui-même en différentes parties, nous les avons numérotées : 1B1, 1B2 (voir
fos 46 vo-47 ro). Nous reprenons donc ici la notation adoptée pour les diagrammes des unités
13. Il est à noter que la numérotation chronologique (de 1 à 7) est  relative : elle s’appuie sur
l’extrait de séquence du Cahier 46 envisagé ici. En réalité, la zone numérotée 5 se poursuit sur les
folios suivants, de même que la zone 7.
14. Voir Jean-Louis Lebrave, « Du visible au lisible : comment représenter la genèse ? »,  Genesis,
no 27, 2006, p. 11-18.
15.  L’ordre   de   rédaction   proposé   pour   le   folio 47 v o  pourrait   ainsi   surprendre.   Notre
numérotation repose sur l’hypothèse que la zone 2A1 a probablement été écrite d’abord (elle
répond à la note de régie qui figure en marge du folio 48 r o). Proust réalise en fait sur le folio 47 vo
le programme indiqué dans la marge du folio 48 ro et la zone numérotée 6.3 est la reprise du
paragraphe barré sur le folio 48 ro.
16. Voir les articles suivants : Anne Herschberg Pierrot, « Les notes de Proust »,  Genesis, n o 6,
« Enjeux critiques », 1994, p. 61-78 et Julie André, « Les notes de Proust, une écriture dialogique »,
Genesis, no 33, 2011, p. 157-172.
17.  Le   prototype   est   disponible   à   l’adresse   suivante :   http://research.cch.kcl.ac.uk/
proust_prototype/index.html Il utilise une combinaison de SVG et JQuery générée à partir de XML
via   un   script   XSLT.   Scalable Vector Graphics (SVG) :   www.w3.org/TR/SVG/ ;   JQuery :   http://
jquery.com/ ; eXtensible Stylesheet Language Transformation (XSLT) : www.w3.org/TR/xslt20/.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, manuscrit, critique génétique, À la recherche du temps perdu, Du
côté de chez Swann, génétique textuelle, édition génétique, édition critique, édition électronique,
numérisation, XXe siècle, TEI

AUTEURS
JULIE ANDRÉ
Julie André, Docteur en littérature et civilisation françaises de l’Université Paris III, est maître
de Conférences à l’École polytechnique (Université Paris-Saclay) et chargée de cours à Sciences
Po Paris. Elle poursuit ses recherches littéraires et génétiques sur Proust au sein de l’ITEM (CNRS-
ENS). Sa thèse de doctorat, effectuée sous la direction de Pierre-Louis Rey, est consacrée à la

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transcription et à l’interprétation de l’un des cahiers de brouillon de Proust, le Cahier 46. Elle
prépare actuellement l’édition du Cahier 7 de Marcel Proust dans le cadre de la collection des
« Cahiers 1 à 75 de la BnF » (BnF/Brepols) en collaboration avec Matthieu Vernet et Emanuele
Arioli.
julie.andre[arobase]polytechnique.edu

ELENA PIERAZZO
Elena Pierazzo est Docteur en philologie italienne de l’École normale supérieure de Pise et 
Lecturer en Digital Humanities au King’s College de Londres, où elle dirige un Master en Digital
Humanities. Elle occupe la fonction de chair de la TEI (Text Encoding Inititative) depuis 2012 et a été
l’un des principaux contributeurs au développement d’un nouvel encodage pour les manuscrits
modernes et les éditions génétiques. Elle a travaillé à plusieurs projets d’édition numérique, en
particulier pour l’édition des manuscrits de Jane Austen et les premières éditions de Jonathan
Swift.
elena.pierazzo[arobase]kcl.ac.uk

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Varia

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Barthes et l’« hésitation »
proustienne ou le cheminement des
deux côtés de La Chambre claire
Guillaume Bellon

1 On connaît le vertige des listes et leur pouvoir d’illimitation 1 : listes de « choses à faire »
ou « à ne pas oublier », elles ouvrent au-delà du sujet qui les établit le temps d’un
possible serein, où tout ce qui nous pèse trouverait à s’ordonner. Les sujets que nous
sommes s’adonnent moins (et faut-il le regretter ?) au geste inverse, celui du tableau
récapitulatif   périodisant   les   étapes   d’une   vie,   ses   articulations   décisives   comme   ses
bifurcations.   À   cet   étrange   exercice,   Barthes   s’essaie   dans   le   tableau   « Phases »   du
Roland Barthes par Roland Barthes2 (fig. 1).   Parmi   les   influences   qu’il   cite   alors   (Gide,
Nietzsche, mais aussi Kristeva ou Sollers), on chercherait en vain le nom de Proust. En
1975 – date de parution de l’ouvrage dans la collection « Écrivains de toujours » au Seuil
–   l’essayiste   a   pourtant   consacré   plusieurs   études   à   l’auteur   de   la Recherche ,   dont
l’article « Proust et les noms », repris en 1964 dans les Essais critiques 3 ; dans les années
qui   suivront,   « Ça   prend »   (réflexion   publiée   en   1979   sur   le   départ   d’écriture   de   la
somme proustienne), comme un an auparavant la conférence « Longtemps, je me suis
couché de bonne heure… » attesteront de la présence vive de Proust dans l’imaginaire
barthésien4.   Faudrait-il   conclure   alors   à   une   assomption   progressive   de   l’influence
proustienne, un temps passée sous silence et, notamment à l’occasion de la première
année du cours La Préparation du roman (en 1978)5, in fine revendiquée ?
2 Il faut se méfier des influences, et la page à laquelle nous faisons référence dans le
Roland Barthes  ne  dit   pas  autre  chose :  « le  découpage   d’un  temps, d’une   œuvre,  en
phases   d’évolution »   relève   d’une   « opération   imaginaire6 ».   Si   par   là,   « on   se   fait
intelligible »,   il   s’agit   bien   d’une   démarche   conduite   par   l’auteur   lui-même   en   vue
d’orienter la saisie de son œuvre – c’est tout le problème du Roland Barthes. Plus encore,
le tableau dressé par Barthes s’organise en trois colonnes : à l’« intertexte » (« musique
de figures, de métaphores, de pensées-mots » précise-t-il) correspond un « genre » (la
mythologie, la sémiologie ou encore la « moralité », définie comme « pensée du corps
en état de langage ») et autant d’« œuvres » : ainsi à la case « Nietzsche » correspond le

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désir d’écrire les « moralités » que seraient – troisième case – Le Plaisir du texte ou, donc,


l’essai de 1975 que nous citons. Et si Proust ne trouvait pas à s’inscrire là parce que son
influence était d’un autre ordre ? S’il n’apparaissait pas précisément en ce qu’il relève
du « hors case » ? C’est ce qu’affirme Barthes, lors de la conférence « Longtemps, je me
suis couché de bonne heure… », prononcée le 19 octobre 1978 au Collège de France, et
quelques semaines plus tard (le 2 décembre) à l’ouverture du cours La Préparation du
roman. Au sein d’une même institution, le Collège de France, et à deux reprises, une
pensée identique est développée autour de la figure proustienne.
 
Fig. 1

Roland Barthes par Roland Barthes (BnF, NAF 28630, Roland Barthes par Roland Barthes, manuscrit,
dossier 3, fo 219)
BnF

3 Ce moment dans la pensée barthésienne, moment d’appel à Proust, on peut en rappeler
le caractère solennel : Barthes, revenant sur ses travaux passés, fait état d’une grande
lassitude,   d’un   véritable   ennui.   Au   moyen   d’un   terme   emprunté   à   la   théologie
médiévale, il revient sur ce sentiment qui constituait déjà la première figure du cours
Comment   vivre   ensemble :   l’Acédie7.   Cette   inappétence,   désignant   originairement   le
désinvestissement   du   moine,   équivaut,   pour   l’auteur,   à   prendre   conscience   du   fait
qu’« il n’y a plus de hors case ». Et de s’indigner : « Quoi ? Toujours, jusqu’à ma mort, je
vais écrire des articles, faire des cours, des conférences – ou mieux des livres – sur des
sujets   qui   seuls   varieront   (si   peu !)8 ? »   C’est   sur   ce   fond   de   « vague   à   l’âme »,   de
« tristesse » ou encore de « découragement9 » que s’inscrit la sollicitation de Proust, son
évocation   autant   que   son   invocation.   Si   la   teneur   de   cette   confiance   placée   en   un
auteur, développée sans grande variation entre la conférence et le cours, est connue (et
s’il   suffit   de   se   reporter   aux   textes   publiés   pour   la   retrouver10),   les   manuscrits

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barthésiens   permettent   cependant   d’en   mesurer   toute   l’intensité :   c’est   à   cette


première lecture que nous voudrions travailler.
 
Avancer « sous le masque de Proust »
4 À   la   façon   de   Barthes   assumant,   dans   le   Comment vivre ensemble,   d’« ouvrir   des
dossiers »,   c’est-à-dire   avec   une   précaution   identique,   ouvrons   donc   le   dossier
génétique   de   la   conférence   consacrée   à   Proust.   Trois   manuscrits,   dont   le   détail   est
instructif, sont conservés à la Bibliothèque nationale : deux manuscrits (complets et
entièrement rédigés) relatifs à la conférence d’octobre 1978, et un troisième, qui n’est
qu’une copie sans grande modification du texte définitif prononcé au Collège, et adapté
en   vue   de   la   prestation   de   Barthes   à   New York,   le   mois   suivant 11.   Si   ce   troisième
manuscrit n’offre ici qu’un intérêt restreint, c’est le passage du premier au deuxième
qui   retiendra   toute   notre   attention.   La   première   version   manuscrite   du   texte   ne
renseigne pas seulement sur la dispositio d’abord envisagée par Barthes 12 ; elle donne
également   à   lire   une   expression   moins   contournée,   plus   directement   affective,   de
l’identification à Proust.
5 Dès le premier manuscrit de la conférence, Barthes inscrit l’annonce qu’il lira devant
les   auditeurs   du   Collège :   « Ce   sera,   si   vous   voulez   bien :   Proust   et   moi   (quelle
prétention ! J’y reviendrai)13 » ; mais là où la suite du propos, dans la version définitive,
s’appuie sur l’exemple nietzschéen (« Nietzsche ironisait sur l’usage que les Allemands
faisaient de la conjonction “et” : “Schopenhauer et Hartmann”, raillait-il 14 »), le feuillet
manuscrit met en jeu une formulation plus directe : « moi derrière Proust, m’avançant
sous le masque de Proust » (fo 1, fig. 2). L’image inédite du « masque de Proust » ne doit
pas être sous-estimée ; elle entre en résonance avec cet aveu du Roland Barthes (ce petit
bréviaire,   mais   miné   parce   qu’exposé   par   lui-même,   de   l’imaginaire   barthésien) :   le
critique reconnaissait que dans son travail, l’important « n’est cependant pas l’auteur
dont je parle, mais plutôt ce qu’il m’amène à dire de lui : je m’influence moi-même avec sa
permission : ce que je dis de lui m’oblige à le penser de moi (ou à ne pas le penser),
etc. »15. Il s’agit moins cependant d’une réelle confusion (de postures, d’identités) que
d’une   fusion   d’abord   affective :   Barthes   revendique   vouloir se   « mêl F0 5B er 5D
F0

“amoureusement” (Nietzsche) à cette œuvre monumentale, ou du moins à son Projet »
(fo 1). Pareil lexique amoureux, le conférencier « qui parle et qui dit 16 » préférera la
recouvrir d’un voile de pudeur.
 

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190

Fig. 2

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », première version manuscrite de la conférence (BnF,
NAF 28630, fo 1)
BnF

6 Or, c’est bien d’une rencontre amoureuse que fait état cette première version – ou
plutôt, selon la très belle expression qu’on lit au feuillet 6, d’une de ces « rencontres
d’identité » dont le rayonnement ultérieur définit la vie de la lecture. Barthes rappelle
par là que s’identifier à quelqu’un, c’est d’abord reconnaître en lui un possible autre
soi-même (qu’il faille, ou non, pour parvenir à cette ressemblance, cette identité, faire
l’épreuve d’une modification de soi). C’est également déceler en cet autre choisi une
même difficulté, l’espace d’un souci commun :
[...] le point actif de l’identification est celui-ci : Proust s’est posé le problème de
l’œuvre à faire, de l’œuvre-devant-soi : qu’on a devant soi, qu’on veut, mais qu’on
est impuissant à faire « prendre » : c’est d’ailleurs tout son roman : l’œuvre au futur
(l’œuvre se trouve écrite alors qu’à la dernière page on trouve le moyen de l’écrire :
geste (au masc. et au féminin) de tous ceux qui veulent écrire – et je dirai presque :
geste épique, mythique, ce par quoi nous nous retrouvons d’une façon si brûlante, si
concernée en lui (f. 6, fig. 3).
 

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Fig. 3

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », première version manuscrite de la conférence (BnF,
NAF 28630, fo 6, détail)
BnF

7 Proust est alors promu (en un regard croisé du côté de Dante) « Virgile » dans cette
épopée, cette quête – selon une comparaison que ne consacre pas la conférence, mais la
première séance du cours17. Reprenons le fil de la conférence : s’il est un guide, c’est en
ce   qu’il   offre   au   sujet   Barthes   désirant   sortir   de   l’essai   « un   modèle   libératoire,
l’initiation d’une liberté d’écrire » (fo 7).
8 L’auteur de la Recherche désignerait ainsi une possible conduite de son existence (et de
l’existence de soi dans l’écriture) que Barthes repère pour mieux la répéter dans sa
propre vie. Pour le dire au moyen des termes mis en jeu par Marielle Macé dans son
récent essai, Barthes cherche, dans sa « façon de lire » Proust, une « manière d’être »,
et   d’être   dans  l’écriture 18.   Dès   lors,   Proust   ne   figure   pas   véritablement   une
« influence » ; il faudrait pour cela pouvoir encore penser sa vie en termes de tableau,
de cases multiples, et cela n’est plus possible (« ce qu’on a fait, travaillé, écrit, apparaît
comme voué à la répétition19 »). Ce qu’il semble offrir à Barthes, c’est un modèle élu, une
conduite choisie dans la gamme des conduites passées. Comme Rimbaud, lors de la
seconde   année de   La Préparation du roman,   est   le   contre-modèle   du   « sabordage
spectaculaire de l’écrire », de l’a-graphie20, Proust sera la figure tutélaire d’un désir
d’écriture encore en quête, pour Barthes, de sa juste forme d’expression. En glissant ses
pas dans les pas de l’auteur de la Recherche, il s’agirait ainsi d’aller au-devant de « la
découverte   d’une   nouvelle   pratique   d’écriture21 »   –   « nouvelle   pratique »   qui   serait
moins   le   « sabordage »   que   la   subversion   de   la   posture   essayistique   précédemment
adoptée.   C’est   autour   du   désir   d’une   « tierce   forme »,   entre   le   Roman   et   l’Essai 22,
repérée   chez   Proust,   que   se   cristallisent   cette   découverte   et   la   possible   subversion
qu’elle semble promettre.
9 Où chercher les traces de cette liberté ? On ne trouve, dans le fonds Roland Barthes, ni
carnet   de   notes,   ni   esquisse   ou   brouillon   qui   témoigneraient   d’une   première
textualisation exposant les aléas, doutes ou revirements d’un scripteur en lutte avec
l’écriture par lui jusque-là pratiquée : il faut donc convenir d’une mutation indécelable
à même les brouillons – mais non moins certaine à lire les derniers textes de l’auteur,
notamment La Chambre claire, en 198023. Déformation de notre lecture (parce qu’il s’agit
là du dernier ouvrage publié par Barthes), ou reconnaissance d’une évidence travaillant

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l’ouvrage : La Chambre claire met en œuvre la liberté d’une distance marquée au genre


de   l’essai   –   à   son   côté24.   Si   c’est   là,   sans   doute,   un   lieu   commun   dans   la   réception
actuelle   de   cette   Note sur la photographie  (selon   son   sous-titre),   on   peut   néanmoins
vouloir comparer celle-ci aux « quelques réflexions » livrées quant à la photographie,
dans le cadre de La Préparation du roman25. C’est à cet égard qu’il semble pertinent,
autour du rôle libérateur joué par la figure proustienne dans l’écriture barthésienne,
d’étudier plusieurs dossiers génétiques : celui de la conférence « Longtemps… », mais
aussi du livre de 1980 ainsi que les archives (manuscrites et sonores) relatives à la
deuxième année (nous avons jusqu’à présent cité seulement la première) du cours La
Préparation du roman26. Ces dossiers et documents, les liens les unissant peuvent paraître
parfois ténus, et plus encore, on ne les soumettra peut-être pas au jeu serré des études
génétiques ; il semble néanmoins qu’à les tenir ensemble, on mesure ce cheminement
dans la volition barthésienne d’une nouvelle écriture (posée dans la conférence ou le
cours),   sa   mise   à   l’épreuve   et   son   inscription   subtile   dans   le   livre.   Ces   relations
complexes, autotextuelles, d’un document à l’autre, on pourrait en rendre compte au
moyen d’une image botanique choisie par Barthes lui-même. Il s’agit en effet de rendre
sensible, d’un document à l’autre, d’une amorce de réflexion ou d’écriture à l’autre, ce
réseau d’insistances, ce retour d’interrogation quant à la forme à choisir, en un mot, ce
« marcottage » – et l’on retrouve le terme par lequel Barthes rend compte, dans « Ça
prend », de l’écriture de la Recherche : ce qui, « plant F0 5B é 5D  ici, souvent discrètement  5B …
F0 F0

5D ,   se   retrouve   bien   plus   tard,   par   enjambement   au-dessus   d’une   infinité   d’autres
F0

relations27 ».   Ainsi   –   c’est   l’hypothèse   que   cet   article   voudrait   explorer   –   de


l’« hésitation proustienne », « plantée » lors de la conférence ou du cours, et qui « se
retrouve » dans La Chambre claire.
 
Le côté de l’Essai
10 Retraçons d’abord brièvement les parentés entre le cours et le livre 28. Soucieuse de
définir la « lisibilité » du haïku, son « effet de réel », la séance du 15 février 1979 de La
Préparation du roman  présente   un   ensemble   de   notes   sur   la   « photo »   qu’à   l’oral,   le
professeur   introduit   comme   <petite   digression>.   « Lisibilité »,   « effet   de   réel » :   ces
termes,   véritables   mots-valeurs   dans   la   pensée   barthésienne,   sont   au   cœur   de   La
Chambre claire ; on s’étonnera néanmoins de les trouver d’abord au départ d’une étude
portant sur le haïku. Barthes s’en montre conscient et se justifie par le mot de Proust –
tiens donc… – dans le Contre Sainte-Beuve : il s’agit d’« entrer dans un art par un autre »
(PR, p. 113). Quitte à abandonner le premier dès lors qu’apparaît maîtrisé le second : le
livre, dans sa version publiée, présente une seule référence à la forme poétique qui aura
occupé le professeur durant un an au Collège de France, et qui semble dès lors bien
absente de son dernier ouvrage. Mentionnons-la : « Ceci rapproche la Photographie du
Haïku. Car la notation d’un haïku, elle aussi, est indéveloppable : tout est donné, sans
provoquer   l’envie   ou   même   la   possibilité   d’une   expansion   rhétorique »   (CC,   p. 828).
« [V]ous ne pouvez rien ajouter à une photo », avait déjà avancé le cours (PR, p. 117),
pointant   l’impossibilité   de   la   photo   à   susciter   le   mouvement   du   rêve,   sur   laquelle
s’achève   également   le   développement   du   livre :   « ni   le   Haïku,   ni   la   Photo   ne   font
“rêver” » (CC, p. 828). Les positions s’échangent ; c’est à chaque fois comme terme d’une
complémentarité qu’au sein du cours sur le haïku, la photo est convoquée, quand, au
cœur du livre sur la photo, le haïku fait un retour furtif dans le propos de Barthes.

Genesis, 36 | 2013
193

Inutile, on en conviendra, de faire des notes de cours l’avant-texte, même lointain, de
cette Note sur la photographie.
11 La lecture des notes de cours joue à un autre niveau ; leur prise en compte comme
élément   « flottant »   dans   la   genèse   du   texte,   comme   matérialisation   à   un   moment
donné   d’une   réflexion   en   chemin,   permet   ainsi   d’expliquer,   peut-être,   la   présence,
parmi les différents documents préparatoires réunis par Barthes, de deux fiches sur
Benveniste29. Leur réunion, parmi les nombreux documents préparatoires colligés par
Barthes, indique sans doute l’une des voies explorées, puis abandonnées, lors de la
rédaction   du   livre.   Le   texte   définitif,   publié   en   1980,   ne   porte   aucune   mention   des
théories du linguiste30 quand la séance du 15 février s’appuie explicitement sur elles.
Devant les auditeurs du Collège de France, Barthes, après avoir comparé haïku et photo
autour du détail, poursuit : « Le “Ça a été” de la Photo et du haïku peut être interrogé
sous   une   autre   pertinence :   celle   de   la   catégorie   temporelle   dont   ils   relèvent »   (PR,
p. 117-118). Le développement du cours n’est alors pas sans rapport avec les quelques
références portées sur les deux fiches de lecture de Benveniste :
Où se place le « Ça a été » du haïku ? Bien que très souvent écrit au présent […], on
écrit (dans les traductions) sans verbe […] ; évident que cela renvoie au passé : non
pas   l’aoriste  ( ce fut),   mais   bien   entendu   le   parfait,   temps   de   l’évocation,   du   lien
affectif entre ce qui a eu lieu et ce que je suis en me remémorant […] (ibid., p. 118).
12 Pédagogie   oblige,   Barthes   rappelle   ensuite   le   contraste   mis   au   jour   par   Benveniste
entre les deux régimes, à l’appui des mêmes références que celles portées sur les deux
fiches   retrouvées   dans   le   dossier   préparatoire   de   La Chambre claire : Problèmes de
linguistique générale,   I,   p. 239-240.   Si   le   parfait   représente   <le   temps   du   discours>,
<l’aoriste sert à pointer l’événement hors de la personne d’un narrateur> : <c’est la
forme   typique   de   l’histoire,   du   récit   historique>,   explicite-t-il   encore,   <forme   qui   a
disparu, vous le savez, du discours parlé>. L’aoriste serait ainsi l’équivalent, dans le
système des temps verbaux, du noème spécifique du haïku. « Et la Photo ? Je ne sais ; à
analyser plus tard », lance le professeur, avant de rendre compte rapidement de son
hypothèse de travail : « Certainement : très largement au parfait – mais peut-être des
photos   à   l’aoriste   (par   exemple,   vignettes   du   Larousse) »   (loc. cit.).   L’intuition   ici
exposée, nul approfondissement n’en est proposé dans La Chambre claire, n’était cette
courte parenthèse : « la Photo n’est jamais, en essence, un souvenir (dont l’expression
grammaticale serait le parfait, alors que le temps de la Photo, c’est plutôt l’aoriste) »
(CC,   p. 863).   Pareille   mention   parembolique,   pour   discrète   qu’elle   se   présente,
synthétise le développement contrastif entre aoriste et parfait, longuement détaillé par
le   professeur   dans   le   cadre   de   La Préparation du roman,   et   que   l’on   retrouvera   en
particulier dans une version antérieure du livre. On peut lire ainsi, au bas du feuillet
numéroté 40 dans le manuscrit du livre, ce développement biffé (fig. 4) :
Si vivant que soit le lien que mon présent entretient avec le passé de la Photo que je
regarde, je ne le conjugue pas au parfait (qui serait le temps de ce lien). Non, le
temps de la Photographie, du « cela a été » qu’elle me jette au visage, c’est l’aoriste ;
nous   en   avons   perdu   l’expression   en   français   depuis   que   nous   n’osons   plus
employer le passé simple, trop littéraire – à preuve qu’ici même, j’ai exprimé tout
naturellement l’Interfuit de la Photo par un parfait (« cela a été »). L’aoriste est le
temps de l’événement hors de la personne du narrateur : l’événement est le repère
de la narration, non le narrateur (comme dans le parfait) ; et c’est bien ainsi que
nous vivons une photo : comme l’image d’un événement pur, fiché dans l’Histoire
sans aucune intervention humaine (le photographe, je n’y pense pas) ; dire que je
sens   la   photo   comme   « objective »,   ce   serait   trop   peu ;   car   l’« objectivité »   est

Genesis, 36 | 2013
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encore l’attribut d’un narrateur (même si cet attribut tend à l’absenter) : la photo
est littéralement et absolument l’Histoire même : « ce qui a été », venu jusqu’à nous
sans   la   médiation   d’aucun   témoin.   (encore   une   fois,   phénoménologiquement,   la
photographie ne compte pas). C’est là le paradoxe grammatical de la Photographie :
d’être   à  l’aoriste,   alors   que   quelqu’un  l’a   faite,   mais   ce   quelqu’un   est,   selon   ma
conscience, aussi abstrait, aussi absent qu’un dieu31.
 
Fig. 4

Manuscrit de La Chambre claire, fo 40, détail (BnF, NAF 28630)


BnF

13 Il faut tenir cette version manuscrite et les notes de cours dans les différences que les
deux documents établissent : de l’un à l’autre, la réflexion s’est déplacée, et l’écriture
du livre inverse l’hypothèse exposée à l’occasion de la séance du 15 février 1979 (le
temps   de   la   photo   n’est   pas   le   parfait,   mais   bien   l’aoriste).   Pour   autant,   le   point   à
relever ne semble pas être dans cette infirmation – au moment de rédiger La Chambre
claire – de l’intuition évoquée dans le cours. Et ceci pour deux raisons. D’abord parce
que dans sa complémentarité à La Chambre claire, l’enseignement de 1979 permet à la
pensée   de   s’exposer   dans   toute   sa   richesse,   sans   opération   de   sélection   ou
d’ordonnancement.   C’est   d’ailleurs   bien   ce   qu’indiquait   une   des   « chutes »   du
manuscrit   de   La Chambre claire :   Barthes   y   appelait   de   ses   vœux   une   « science   des
moires,   des   restes32 ».   Ensuite,   parce   qu’il   paraît   plus   riche   de   s’interroger   sur   les
motivations d’une telle suppression : à quelle décision s’articule-t-elle ? Peut-être, en ce
moment précis de la genèse, Barthes s’est-il, à l’exemple de Proust, trouvé divisé entre
deux côtés – celui de l’Essai (développé au moyen de Benveniste) et celui du Roman
(encore   fantasmé).   La   séance   du   15 février,   consacrée   à   la   photographie,   aura   été
l’occasion de dévoiler les prémisses d’une analyse plus technique (quant à la valeur des
temps, et quant à la validité d’une telle analogie) que la rédaction de l’ouvrage refuse,
au profit du récit.
 

Genesis, 36 | 2013
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Le côté du Roman
14 C’est   peu   dire   en   effet   que   Barthes,   dans   le   livre   qu’il   publie   en   1980,   propose un
véritable récit de méthode, originé dans une anecdote aux allures de fable : « Un jour, il
y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon,
Jérôme   (1852).   Je   me   dis   alors,   avec   un   étonnement   que   depuis   je   n’ai   jamais   pu
réduire :   “Je   vois   les   yeux   qui   ont   vu   l’empereur” »   (CC,   p. 791).   À   partir   de   cet
événement   fondateur,   donnant   son   impulsion   au   trajet   que   suit   l’ouvrage,   l’auteur
thématise ses errances, à la recherche d’un maître – en témoigne la question qui ouvre
le deuxième chapitre : « Qui pouvait me guider ? ». Cette question retrouve l’annonce
jamais tout à fait explicitée au début de La Préparation du roman. Barthes évoque le
cheminement de Dante : « (il y a un initiateur : Virgile – nous aurons le nôtre) » (PR,
p. 26). Or, l’objet de cette quête initiée sous la bienveillance de la figure proustienne est
double. Il porte tout d’abord sur la « spécialité » de la photo. L’impératif énoncé par
Barthes   lors   du   cours :   « définir   la   spécificité  de   l’image   photographique »   (p. 114)   –
« spécificité » que ce dernier glose par <spécialité>, rappelant que les deux termes ont à
l’origine le même sens – se retrouve ainsi sur le deuxième feuillet du manuscrit du
livre, « Vouloir trouver à la Photographie sa spécialité33 ». Mais il porte également sur
cette « tierce forme » dont la conférence désirait pénétrer le secret, dans l’intuition du
repérage d’un bougé des frontières et assignations génériques au cœur de la pratique
proustienne.
15 Barthes, ainsi, dévide le fil d’un récit qui est loin d’être linéaire. À l’occasion d’une
parenthèse :   « (je   ne   savais   pas   encore   que   de   cet   entêtement   du   Référent   à   être
toujours là, allait surgir l’essence que je recherchais) » (CC, p. 793), se dessine le leurre
d’un rendu au présent de la recherche. L’évidence s’impose – à savoir que l’auteur a
remanié le texte en fonction de son point d’aboutissement et n’a pas simplement fait
état, au fil de la plume, de ses errements et de ses impasses. « Que la logique diffère du
chronologique », commente Bruno Clément, « c’est la règle en matière méthodique –
règle absolue34 ». Depuis la décision qui marque l’aventure de La Chambre claire (« Je
décidai alors de prendre pour guide de ma nouvelle analyse l’attrait que j’éprouvais
pour certaines photos », p. 803), jusqu’au dernier chapitre de la première partie, qui
s’achève sur ces mots : « Je devais faire ma palinodie » (p. 836), l’organisation du livre
lui permet de « se constituer en identité narrative35 ».
16 Du cours au livre, le trajet n’est en effet pas celui d’une exploration approfondie des
quelques prémisses jetées rapidement à l’occasion d’une séance un peu hors propos ; il
est bien plutôt celui d’une réduction progressive de la réflexion, à mesure que celle-ci
trouve une forme à même de l’accueillir et que s’affermit son identité narrative. Que
nous apprennent donc ces quelques pages des notes de cours consacrées à la photo ?
Que tout est là, à disposition, et que les successives découvertes qui marquent le livre de
1980 ne sont pas liées à la genèse du texte : ce « récit, à la fois intellectuel et affectif »,
tel que Barthes le présente dans un premier prière d’insérer 36, est d’abord quête d’une
nouvelle « forme », de cette « tierce forme » : les dimensions intellectuelles et affectives
soulignées   par   l’auteur   rejoindraient   le   côté   de   l’Essai   et   celui   du   Roman,   tels   que
repérés   à   l’œuvre   (dans   leur   recroisement   et   leur   dévoiement)   chez   Proust.   Ce
qu’indiquait déjà, si l’on accepte de s’y reporter, le feuillet 6 de la première version de
la conférence : « Or ma pratique passée (déjà longue) est celle non de la Science (je n’y
ai jamais cru) mais de l’Essai → Essai/Roman : c’est une bifurcation : cela fait  deux

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côtés. Et voici qu’arrêté à ce croisement, je rencontre Proust37. » Ce croisement, cette
bifurcation,   annoncent   une   décision   conquise   de   haute   lutte,   quant   au   côté   à
privilégier ; et si de cette lutte le dossier génétique de La Chambre claire ne porte pas
explicitement   la   trace,   la   comparaison   dynamique   des   différents   documents
(conférence,   cours,   brouillons   du   livre)   permet,   peut-être,   d’en   ressaisir   même
imparfaitement les rouages. Dès lors, en confrontant les avant-textes du livre aux notes
de cours, on peut envisager avec la juste distance nécessaire le protocole narratif mis
en scène dans La Chambre claire. Il paraît possible ici de défendre une lecture à rebours
du   livre :   ce   dernier   ne   propose   pas   le   trajet   naïf   d’une   pensée   qui   évolue   depuis
l’étonnement saisissant Barthes devant la photo du dernier frère de Napoléon, jusqu’à
la   révélation   d’une   essence   de   la   photographie   qui   serait   advenue   à mesure   que
s’écrivait l’ouvrage.
17 Bien au contraire, cette essence de la Photographie, Barthes, lors de la séance qu’il
introduit, on s’en souvient, comme <digression>, la dévoile d’emblée : <mon hypothèse
depuis   longtemps   formulée   en   moi,   enfin   formulée,   esquissée,   tentée,   mais   jamais
explorée à fond, ce que je me propose de faire dans un travail prochain et j’espère
proche : le noème de la photographie doit être cherché du côté de ce que j’appelle le
cela a été, ça a été>38. S’il faut attendre le quarante-septième chapitre (le pénultième)
du   livre   pour   trouver   cet   aveu :   « Le   noème   de   la   Photographie   est   simple,   banal ;
aucune profondeur : “Ça a été”. Je connais nos critiques : quoi ! tout un livre (même
bref) pour découvrir cela que je sais dès le premier coup d’œil ? » (CC, p. 880), c’est là un
terme   factice,   en   ce   qu’il   se   présentait   explicitement   comme   point   de   départ   du
développement du cours. Il faut entendre alors la protestation de l’auteur : « Oui, mais
telle évidence peut être sœur de folie » (loc. cit.). Le livre permet ainsi à l’intuition (qui
ne bougera pas, ne s’approfondira guère, n’était la découverte du punctum, approchée
dans   le   cours   via   l’attention   portée   au   détail)   de   se   parer   des   atours   de   la
démonstration. Et si La Chambre claire constitue de Barthes l’ouvrage le plus narratif, sa
mise en récit ne serait-elle pas protection contre cette folie même ? Ce que le cours
présentait   comme   « digression »,   le   livre   l’offre   comme   « progression »,   afin
d’acclimater   le   sujet   à   cette   évidence,   de   l’ordre   de   l’intraitable :   en   témoigne   la
mention   qui   ouvre   le   chapitre 32   de   La Chambre claire :   « Le   nom   du   noème   de   la
Photographie sera donc : “Ça-a-été”, ou encore : l’Intraitable » (p. 851). Il s’agit donc de
renverser le mouvement que l’on peut inférer, d’une première lecture, dans le livre : ce
dernier détaillerait moins les étapes d’un cheminement ou d’une quête initiés lors du
cours, et  approfondis à cette occasion, qu’il n’exposerait les stades successifs d’une
lucidité « intraitable » pourtant présente au moment de la « digression » sur la photo,
durant la séance du 15 février 1979. Il s’agit dès lors moins d’observer comment, de La
Préparation… à La Chambre claire, s’affermit ce que Barthes dit de la photo, que d’étudier
comment l’auteur trouve à se protéger de la « blessure » qu’elle inflige au sujet 39 – et l’on
rejoint   là   ce   que   la   première version   de   la   conférence   dit   de   Proust   écrivant   la
Recherche : « Poésie et Roman sont évidemment ici du même côté : ce qui peut guérir la
Blessure40 », en un pouvoir d’apaisement interdit à l’Essai.
 

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Conclusion : un discours habitable


18 Revenant sur l’« hésitation entre l’Essai et le Roman » qu’a sans doute affrontée Proust
(et à laquelle, c’est là l’important, il a su apporter une réponse), Barthes explique, dans
la première version manuscrite de la conférence « Longtemps… » :
Je retire de ceci, qui concerne Proust, les incitations personnelles suivantes (comme
deux libertés créatrices) : 1) Ébranler n’est pas détruire : Proust n’a détruit ni le
récit, ni le je, ni la biographie ; mais il les a déplacés : des formes du passé sont là,
mais à une autre place : c’est la spirale (Peut-être une nouvelle conception, une
révision du travail à faire – de l’avant-garde : ne pas emprisonner l’avant-garde
dans   ses   tics) ;   2)   Par   les   3   points   que   je   viens   de   dire :   Proust   a   contaminé
réciproquement l’Essai et le Roman : a lancé une tierce forme 41 (fig. 5).
 
Fig. 5

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », première version manuscrite de la conférence (BnF,
NAF 28630, fo 9, détail)
BnF

19 Non pas détruire, mais déplacer, mais ébranler : tout le projet du dernier texte de Barthes
semble ici résumé. La Chambre claire n’abandonne pas la dimension intellectuelle de son
enquête sur la photographie (dimension exposée à l’occasion de la séance du 15 février
1979   de   La Préparation du roman) ;   mais   elle   ne   lui   sacrifie   pas   non   plus   l’intensité
personnelle, la projection affective de sa démarche. Elle ne « détruit » pas les modalités
énonciatives de l’essai ; elle en déplace les possibles. Ainsi ne comprend-on vraiment le
passage du cours au livre qu’au moyen des pistes lancées dans la conférence et de
l’annonce  d’une modification  de l’écriture  dans la définition (encore à venir) d’une
« tierce forme ». L’hybridité de La Chambre claire – ni tout à fait Essai, ni tout à fait
Roman ; à la fois Essai et Roman – relève de cette tierce forme, à laquelle il serait vain de
donner une extension générique précise : dans le discours barthésien (celui du cours

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comme de la conférence), « tierce forme » et « roman » sont vite faits synonymes. Ils
désignent tous deux cette « écriture médiate qui ne fait pas pression sur l’autre (le
lecteur)42 », dont l’« instance » serait « la vérité des affects, non celle des idées 43 ». Une
forme   qui   exclurait   moins   qu’elle   n’accueillerait,   comme   le   réclament   encore   les
premiers brouillons de la conférence :
Une   nouvelle   dialectique,   une   nouvelle   topologie  doit   être   cherchée :   mettre   le
général (ou le Théorique, ou le Doctrinal) en position d’Indirect : donc : non pas
l’abolir,   le   censurer   (nous   avons   besoin   du   Théorique),   mais   le   latéraliser,   le
prendre en écharpe. Pourquoi ? Parce qu’il nous faut un discours sans arrogance,
sans terreur, sans répression : un discours habitable44 (fig. 6).
 
Fig. 6

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure », première version manuscrite de la conférence (BnF,
NAF 28630, fo 10, détail)
BnF

20 Ce   « discours   habitable »,   l’écriture   barthésienne   en   a   inlassablement   interrogé   les


contours, redéfini l’extension, et ce depuis Le Degré zéro de l’écriture (et la lutte qui s’y
expose contre toute écriture empruntée du roman) au début des années cinquante,
jusqu’aux   Fragments d’un discours amoureux  (et   la   défense   de   l’« intraitable 45 »   d’une
parole d’une grande solitude) en 1977 – date d’entrée de l’auteur au Collège de France.
Tout le « moment Collège » (ces trois dernières années qui semblent d’abord consacrées
à l’enseignement rue des Écoles46), si on le tient pour un moment pertinent, paraît
tendre vers l’esquisse d’une nouvelle façon d’habiter la langue et ses contraintes (et ce
afin de les déjouer). Ou plutôt : d’habiter l’hésitation, ce que, dans Le Neutre (et ce serait
là une autre définition de cette « tierce forme » continûment désirée), Barthes avait
désigné comme le souhait de « tenir l’intenable47 », et qu’il a sans doute appris, repris
certainement, de Proust.

NOTES
1. C’est à U. Eco que j’emprunte l’expression : voir Vertige de la liste, Paris, Flammarion, 2009.
2. Le tableau se trouve reproduit dans le Roland Barthes par Roland Barthes, p. 718 du tome IV des
Œuvres complètes, éditées par É. Marty (Paris, Éditions du Seuil, 2002). Celles-ci seront dorénavant
abrégées en OC, mention suivie du numéro du volume auquel se reporter.
3. R. Barthes, « Proust et les noms », dans OC, t. II, p. 66-77.

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4.  R. Barthes,   « Ça   prend »   ( OC,   t. V,   p. 654-656)   et   « Longtemps,   je   me   suis   couché   de   bonne
heure » (OC, t. V, p. 459-470).
5. R. Barthes, La Préparation du roman, éd. N. Léger, Paris, Éditions du Seuil, 2003.
6. R. Barthes, Roland Barthes, op. cit., p. 719.
7.  Voir   R. Barthes,   Comment vivre ensemble. Simulations de quelques espaces romanesques,
éd. Cl. Coste,   Paris,   Éditions   du   Seuil/IMEC,   2002,   p. 53 :   « Sentiment,   état   du   moine   qui
désinvestit de l’ascèse, qui n’arrive plus à investir en elle (≠ qui perd la foi). Ce n’est pas une perte
de croyance, c’est une perte d’investissement ».
8. R. Barthes,  La Préparation du roman, op. cit., p. 27. La conférence formulait la révolte en ces
termes : « parce que la case est dessinée, parce qu’il n’y a plus de “hors case”, le travail que je vais
y loger prend une sorte de solennité » (« Longtemps… », art. cité, p. 466).
9. R. Barthes, Comment vivre ensemble, op. cit., p. 53.
10. On consultera notamment l’article de K. Yacavone, « Barthes et Proust : la Recherche comme
aventure photographique », dans « L’écrivain préféré », Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie),
n° 4, mars 2008, URL : <www.fabula.org/lht/4/Yacavone.html> (page consultée le 26 novembre
2012).
11.  R. Barthes,   BnF,   NAF 28630,   trois   ensembles :   23 f.   mss,   19 f.   mss   et   20 f.   tapuscrits   avec
corrections manuscrites.
12. Notamment quant à l’insertion de l’exemple de Dante, envisagée dès le premier feuillet et
reportée dans la version définitive en deuxième partie de la conférence. Sur ce point, je renvoie à
mon livre : Une parole inquiète. Barthes et Foucault au Collège de France, Grenoble, ELLUG, 2012, en
particulier p. 87-93.
13.  R. Barthes,   BnF,   NAF 28630,   « Longtemps   je   me   suis   couché   de   bonne   heure »,   première
version   manuscrite,   fo 1.   Les   références   à   ce   manuscrit   se   feront   pour   la   suite   de   ce
développement dans le corps du texte, entre parenthèses.
14. R. Barthes, « Longtemps… », art. cité, p. 459.
15. R. Barthes, « Qu’est-ce que l’influence ? », dans Roland Barthes, op. cit., p. 683.
16. Pour reprendre ici l’ouverture bien connue des  Fragments d’un discours amoureux (OC, t. V,
p. 35) : « C’est donc un amoureux qui parle et qui dit… ».
17. Voir R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 26.
18.  L’essai   de   M. Macé,   Façons de lire, manières d’être  (Paris,   Gallimard,   2011),   réfléchit   aux
modalités d’insertion de la lecture dans la vie et à l’insistance de certaines figures littéraires et
des possibles qu’elles ouvrent dans le champ d’une existence qualifiée (i.e. en quête d’une certaine
qualité – ici exemplairement d’écriture).
19. R. Barthes, « Longtemps… », art. cité, p. 466.
20. R. Barthes, La Préparation du roman, op. cit., p. 210.
21. Ibid., p. 29.
22. Voir R. Barthes, « Longtemps… », art. cité, p. 460-461.
23.  R. Barthes,   La Chambre claire,   dans   OC,   t. V.   Les   références   à   ce   texte   (abrégé   CC)   seront
désormais données dans le corps du texte, entre parenthèses. Le dossier génétique de ce livre a
fait   l’objet   d’une   présentation   et   d’une   étude   scrupuleuses :   voir   J.-L. Lebrave,   « Point   sur   la
genèse de La Chambre claire », dans Genesis, n° 19, « Roland Barthes », 2002, p. 79-108.
24. Il est une autre possibilité, aujourd’hui bien mise au jour et sur laquelle je ne reviens pas :
celle de faire des quelques feuillets manuscrits présentés dans les Œuvres complètes sous le titre
« Vita Nova » le lieu d’expérimentation d’une sortie de l’Essai – et d’un essayage au roman. Voir,
notamment, l’analyse proposée par Cl. Amigo Pino dans son article « Le roman du temps perdu.
Le mythe de Proust et la recherche de Barthes » (dans Recherches et travaux, « Le devenir-roman
des Mythologies de Barthes », n° 77, dir. G. Bellon et P. Vachaud, Grenoble, ELLUG, 2010, p. 46-56).
25. C’est le sens de la note de Nathalie Léger : « Ce passage consacré à la photographie constitue
l’esquisse de ce que Roland Barthes développera quelques mois plus tard dans La Chambre claire. 

Genesis, 36 | 2013
200

Note sur la photographie, rédigé après le cours, entre le 15 avril et le 3 juin 1979, particulièrement


pour ce  qui relève  de  la tentative  d’identification du  “noème  de  la photographie” », dans R.
Barthes, La Préparation du roman, op. cit., n. 2, p. 113.
26. Le cours sera abrégé :  PR (références données entre parenthèses). Pour la transcription des
archives sonores (entre soufflets simples), il s’agit de la séance du 15 février 1979, disponible sur
le CD publié par le Seuil.
27. Je reproduis la citation complète :  «  F0
5B Q 5D uand on sait l’importance des retours, coïncidences,
F0

renversements, tout au long de la Recherche, et combien Proust était fier de cette composition par
enjambements, qui fait que tel détail insignifiant, donné au début du roman, se retrouve à la fin,
comme poussé, germé, épanoui, on peut penser que ce que Proust a découvert, c’est l’efficacité
romanesque de ce que l’on pourrait appeler le “marcottage” des figures : plantée ici, souvent
discrètement (disons, au hasard, par exemple : la dame en rose), une figure se retrouve bien plus
tard, par enjambement au-dessus d’une infinité d’autres relations, fonder une nouvelle souche
(Odette) » (R. Barthes, « Ça prend », art. cité, p. 656).
28. Les pages qui suivent reprennent certains exemples abordés dans Une parole inquiète (op. cit.,
p. 116-125), en orientant l’analyse autour de la « tierce forme » proustienne.
29. Il s’agit des fiches numérotées [287] et [288] dans le fonds. Voir leur transcription dans J.-
L. Lebrave, « Point sur la genèse de La Chambre claire », art. cité, p. 82.
30.  Pour   J.-L. Lebrave,   « la   relecture   et   l’intégration   des   fiches   Benveniste,   loin   d’avoir   une
finalité réflexive, répondait à une raison pratique, liée à la genèse même du texte : dans le travail
de mise en place du registre narratif propre à La Chambre claire, les analyses de Benveniste ont
peut-être aidé Barthes à résoudre un problème d’écriture » (ibid., p. 85).
31. R. Barthes, BnF, NAF 28630, La Chambre claire, manuscrit, f o 40.
32. Ibid., f. 41.
33. R. Barthes, BnF, NAF 28630, La Chambre claire, « Premier brouillon/Chutes », f o 2.
34. B. Clément, Le Récit de la méthode, Paris, Gallimard, 2005, p. 112.
35. Ibid., p. 22.
36. BnF, NAF 28630, La Chambre claire, copie 1, « Note sur la photographie ».
37. R. Barthes, BnF, BRT.2.A8.03, f. 6.
38. R. Barthes, séance du 15 février 1979 et PR, p. 114.
39. À l’opposé du studium, ce « champ d’étude », vague sinon « paresseux » qui nous attache à la
plupart   des   photos,   le   punctum  (cette   relation   d’élection   à   une   photo)   se   noue   pour   Barthes
autour d’« une essence (de blessure), ce qui ne peut se transformer, mais seulement se répéter
sous les espèces de l’insistance (du regard insistant) » (CC, p. 828).
40.  R. Barthes,   BnF,   NAF 28630,   « Longtemps   je   me   suis   couché   de   bonne   heure »,   première
version manuscrite, f. 7.
41. Ibid., f. 9.
42. Ibid., f. 6.
43. R. Barthes, « Longtemps… », art. cité, p. 469.
44.  R. Barthes,   BnF,   NAF 28630,   « Longtemps   je   me   suis   couché   de   bonne   heure »,   première
version manuscrite, f. 10.
45. On lit ce terme, d’une grande fortune dans l’imaginaire du « dernier Barthes » (je rappelle
qu’il intervient dans la définition même du noème de la photographie ; voir CC, p. 851), dans la
préface « Comment est fait ce livre » des Fragments (OC, t. V, p. 29).
46.  Ce   « moment »   trouverait   alors   à   s’unir   autour   d’une   conception   différente   du   geste
d’écriture, d’un « écart entre la production écrite et la pratique de l’enseignement », rappelé par
É. Marty : « si auparavant, lorsque Barthes animait un séminaire restreint à l’École pratique des
hautes études, il a pu […] être tenté de transformer tel ou tel cours en livre, cette hypothèse a
totalement   disparu »   (« Avant-propos »,   dans   R. Barthes,   Comment vivre ensemble,   op. cit.,   p. 9).

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Ainsi s’expliquerait la nécessité d’ouvrir l’étude de la genèse du dernier livre publié à une analyse
plus large – ce que nous avons voulu proposer dans le cadre de cette réflexion.
47. R. Barthes, Le Neutre, éd. T. Clerc, Paris, Éditions du Seuil/IMEC, 2002, p. 39.

RÉSUMÉS
Barthes, lisant Proust, insiste sur « l’hésitation » qu’aurait affrontée l’auteur entre deux côtés :
celui de l’essai et celui du roman. Or, La Chambre claire (dernier ouvrage du critique) semble
témoigner   d’une   hésitation   identique.   La   comparaison   des   manuscrits   de   cette   « note   sur   la
photographie » avec les réflexions livrées par Barthes à l’occasion d’une séance de La Préparation
du roman, son cours au Collège de France, permet de nuancer l’idée d’une tentative de saisie
intellectuelle de la photo. Il s’agirait en effet moins d’un texte de méthode (retraçant pas à pas les
découvertes de l’auteur) que d’un récit – d’un roman.

When reading Proust, Barthes insisted on the “hesitation” that the writer would have had in
choosing between two sides: the essay or the novel. Barthes’ last work, La Chambre claire, seems to
show an identical hesitation. Comparing the manuscripts of this “note on photography” with
Barthes’ reflections made during a presentation of La Préparation du roman, in his Collège de
France class, enables us to qualify the idea of an attempt at an intellectual grasp of photography.
This would be less the text of a method (retracing step by step the author’s findings) than a story,
a novel.

Barthes, leyendo a Proust, insiste acerca de la “indecisión” a la que se vio confrontado el autor
entre dos polos: el del ensayo y la novela. Ahora bien, La cámara lúcida (último libro del crítico)
parece poner de manifiesto una indecisión similar. La comparación de los manuscritos de esta
“nota sobre la fotografía” con las reflexiones enunciadas por Barthes en una sesión de su curso
en el Colegio  de  Francia, titulado  La preparación de la novela, permite matizar  la idea  de  una
tentativa de comprensión intelectual de la fotografía ; se trataría, en efecto, más que de un texto
de método (que restituye paso a paso los descubrimientos del autor) de un relato, de una novela.

Barthes   betont   in   seiner   Proust-Lektüre   dessen   „Schwanken“   zwischen   zwei   Richtungen:


zwischen Essay und Roman. Das letzte Werk des Kritikers, La Chambre claire, zeugt jedoch von
einer   ähnlichen   Unentschlossenheit.   Der   Vergleich   der   Manuskripte   dieser   „Bemerkung   zur
Photographie“   mit   den   Überlegungen,   die   Barthes   anlässlich   einer   Sitzung   seines   Kurses   La
Préparation du roman am   Collège de France vorgetragen   hat,   erlaubt   den   Versuch   einer
intellektuellen   Erfassung   des   Photos.   Es   würde   sich   dabei   effektiv   weniger   um   einen
methodischen   (Schritt   für   Schritt   die   Entdeckungen   des   Autors   darstellenden)   Text   handeln,
sondern um eine Erzählung – einen Roman.

Barthes, leggendo Proust, insiste sull’“hésitation” che avrebbe affrontato l’autore nei due piani di
scrittura: quello del saggio e quello del romanzo. Tuttavia, ne La Chambre claire (ultimo studio del
critico) egli sembra mostrare una identica “hésitation”. Il confronto della lezione dei manoscritti
che tramandano questa “note sur la photographie” con le riflessioni dettate da Barthes nel corso
di una seduta de La Préparation du roman, il suo corso al Collège de France, permette di attenuare
l’idea di un tentativo di comprensione intellettuale della foto. Sembra infatti che si tratti meno di

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un testo di metodo (traccia passo per passo le conclusioni dell’autore) che di un racconto – di un
romanzo.

Barthes, lendo Proust, chama a atenção para a “hesitação” que o teria dividido entre dois lados: o
ensaio e o romance. Ora, La Chambre claire (último livro do crítico) parece testemunhar uma
hesitação   idêntica.   A   comparação   entre   os   manuscritos   dessa   “nota   sobre   a   fotografia”   e   as
reflexões expostas numa sessão de La Préparation du roman, curso de Barthes no Collège de France,
permite matizar a ideia de uma promoção intelectual da fotografia. Seria questão menos de um
texto sobre o método (rastreando passo a passo as descobertas do autor) e mais de uma narrativa
– de um romance.

INDEX
Mots-clés : Proust Marcel, Barthes Roland, manuscrit, critique génétique, La Chambre claire, La
Préparation du roman, À la recherche du temps perdu, génétique textuelle, XXe siècle

AUTEUR
GUILLAUME BELLON
GUILLAUME BELLON est agrégé de lettres, docteur de l’université Stendhal-Grenoble III, et titulaire

d’un postdoctorat effectué à l’Université du Québec à Montréal. Il a dirigé pendant plusieurs
années la revue en ligne de critique génétique Recto/Verso (<www.revuerectoverso.com>). Son
livre, Une parole inquiète. Barthes et Foucault au Collège de France, est paru au printemps 2012 aux
ELLUG.
guillaume.bellon[arobase]@yahoo.fr

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Flaubert, la prose « comme une
peinture1 »
Jacques Neefs

1 « La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence
des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais
celles de la prose, tant s’en faut. » Les réflexions de Flaubert sur cet art nouveau de la
prose ont été souvent et largement commentées2. Flaubert écrit cela à Louise Colet, le
24 avril 18523, alors qu’il est en train d’écrire la première partie de Madame Bovary.
2 Une   autre   lettre-programme   de   cette   période   de   la   rédaction   de   Madame Bovary  a
retenu l’attention des critiques :
Je suis en train de recopier, de corriger et raturer toute ma première partie de
Bovary.   Les   yeux   m’en   piquent.   Je   voudrais   d’un   seul   coup   d’œil   lire   ces   cent
cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs détails dans une seule pensée. Ce
sera   de   dimanche   en   huit   que   je   relirai   tout   à   Bouilhet   et   le   lendemain,   ou   le
surlendemain, tu me verras. Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais
fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance
du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable,
aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je
suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que
moi ; mais quant à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu !).
3 Flaubert continue sur un point de technique proprement romanesque : « Il ne me paraît
pas non plus impossible de donner à l’analyse psychologique la rapidité, la netteté,
l’emportement   d’une   narration   purement   dramatique. Cela   n’a   jamais   été   tenté   et
serait beau4. » Cette lettre est remarquablement complète, quant à l’art nouveau dont
Flaubert a la certitude d’avoir la charge. Il faut en considérer tous les termes ensemble,
aussi bien que le mouvement.
 
Un art moderne de la prose
4 L’invention que Flaubert expérimente dans la rédaction de Madame Bovary, consiste à
faire se rejoindre l’art du roman et l’art de la prose, et à inventer la prose comme art du
roman, aussi bien qu’à faire du roman un art de la prose : la prose narrative doit être

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aussi   irrécusable   que   le   vers,   acquérir   rythme,   sonorité,   extrême   consistance,   pour
conquérir   son   intensité   esthétique   propre,   pour   devenir   un   monde   signifiant   fait
d’appropriation   sensible ;   et   le   roman   doit   inventer   une   nouvelle   narrativité
dramatique de sorte que l’analyse psychologique réside dans la forme de l’œuvre, c’est-
à-dire, intimement, dans sa réalisation en prose.
5 S’ajoute   une   exigence   nouvelle :   il   faudrait   pouvoir   défaire   la   linéarité   narrative   et
saisir synthétiquement le texte du récit, comme face à un tableau : « Je voudrais d’un
seul coup d’œil lire ces cent cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs détails
dans   une   seule   pensée. »   Les   mondes   narratifs   se   déroulent,   mais   l’œuvre   est   une.
Flaubert   introduit   une   tension   singulière   dans   l’esthétique   narrative,   entre   les
accidents de l’intrigue, et la puissance de l’œuvre comme œuvre « en soi ». L’œuvre est
une totalité, qui doit agir selon sa propre unité, et qui s’impose comme une pensée
présente. Flaubert pose là déjà ce qui sera son souci constant : trouver la poétique
propre à chaque œuvre, ce qu’il nomme la « poétique insciente » de l’œuvre, qui fait
que celle-ci tient par son propre style plus que par son sujet.
6 Enfin, la   mention   des   lectures   régulièrement   faites   de   l’œuvre   à   Bouilhet   rappelle
combien le critère de la voix, du rythme, du souffle, était essentiel à cet art nouveau de
la prose narrative. Ce que Flaubert appela l’épreuve du « gueuloir », c’est-à-dire la mise
en diction orale de ses phrases, est certainement l’un des moyens qui permettent de
mesurer, point par point, séquence par séquence, la consistance esthétique de l’œuvre,
et d’évaluer sa force d’intonation. Il faut percevoir la validité de celle-ci par son retour
sonore5.   Penser   la   phrase   comme   « sonorité »   globale,   parfaitement   ajustée   à   la
représentation   en   jeu   est   proche   de   l’esthétique   mallarméenne   du   vers,   « qui   de
plusieurs   vocables   refait   un   mot   total,   neuf,   étranger   à   la   langue,   et   comme
incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le hasard
demeuré   aux   termes   malgré   l’artifice   de   leur   retrempe   alternée   en   le   sens   et   la
sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment d’élocution, en
même temps que la réminiscence de l’objet baigne dans une neuve atmosphère 6 ». C’est
bien   d’une   même   sorte   d’étrange   « neuve   atmosphère »   que   la   prose   narrative   de
Flaubert, « retrempe alternée en le sens et la sonorité » les choses communes, les lieux,
les impressions, les émotions, les désirs, les sensations.
7 L’effet singulier de l’œuvre de Flaubert est dans ce retournement même. La puissance
de   l’œuvre   doit   sembler   venir   de   celle-ci,   d’une   voix   qui   en   sort,   et   qui   s’y   tient
« impersonnelle », comme le dit Flaubert, et non pas de l’impératif d’une voix qui sait,
qui montre, qui expose dramatiquement les lois du réel, comme dans les œuvres de
Balzac. Elle ne tient pas non plus à l’éclat d’une « vision » souveraine qui anime les
camps   d’ombre   comme   les   lumières   de   la   conscience,   et   se   projette   en   phrases   et
formules impératives, injonctives, comme chez Hugo. Si cet effet nouveau de la prose
chez Flaubert a pu être qualifié de « réalisme », c’est du fait de la présence particulière
qui est donnée à l’apparition des choses et des êtres pris ensemble de manière égale
dans cette prose. C’est ce que Flaubert nomme dans une lettre « du réel écrit » : « Le
bon de la Bovary, c’est que ça aura été une rude gymnastique. J’aurai fait du réel écrit,
ce qui est rare7. » Il s’agit bien d’un « effet de réel » spécifique, celui d’une insistance de
l’œuvre elle-même, et d’une puissance d’absorption intense, dans la voix du texte.
8 Cet   effet   singulier,   Maupassant   l’a   fortement   décrit,   en   commentant,   en   1884,
l’événement qu’avait été la publication de Madame Bovary : « L’apparition de Madame
Bovary fut une révolution dans les lettres […] Ce n’était plus du roman comme l’avait

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fait les plus grands […] C’était la vie même apparue. » Le charme de l’œuvre est alors
absolument   neuf :   « On   eût   dit   que   les   personnages   se   dressaient   sous   les   yeux   en
tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés,
leurs odeurs, leur charme, que les objets surgissaient devant le lecteur à mesure que les
évoquait   une   puissance   invisible,   cachée   on   ne   sait   où8. »   Il   faut   revenir   à   cette
impression initiale d’absolue nouveauté pour comprendre la puissance esthétique que
Flaubert   avait   donnée   à   la   prose   narrative,   équivalente   à   celle   qu’ont   pu   avoir   les
tableaux de Manet à leur apparition. L’œuvre en tant qu’œuvre (prose ou peinture) a
une puissance d’attrait qui interroge notre conscience du réel lui-même. C’est le sens
également de l’admiration que Conrad avait pour Flaubert, quand il écrit, le 6 avril
1892,   alors   qu’il   était   au   milieu   de   la   rédaction   de   Almayer’s Folly,   à   Marguerite
Poradowska : « Je viens de relire Madame Bovary avec une admiration pleine de respect.
[…] En voilà un qui avait assez d’imagination pour deux réalistes. Il y a peu d’auteurs
qui   soient   aussi   créateur   que   lui.   On   ne   questionne   jamais   pour   un   moment   ni   ses
personnes ni ses événements ; on douterait plutôt de sa propre existence 9. » L’œuvre
telle que Flaubert la « réalise », offre un fascinant et fragile sentiment d’existence, sa
vérité   attire,   règne   face   au   lecteur10,   et   enlève   celui-ci   à   son   peu   de   réalité.   Cela
commente bien ce que Flaubert pouvait entendre par « du réel écrit ». Le « réel écrit »
suspend étrangement, par la force avec laquelle il s’impose, notre propre conscience du
réel11.
 
« L’apparition » de Rouen, construire en prose
9 La conception et la rédaction de la très commentée « vue de Rouen 12 » au chapitre V de
la troisième partie de Madame Bovary13 est un exemple particulièrement probant de la
forme de présence que Flaubert cherche à donner à sa prose, face au lecteur 14.
10 Antoine Albalat avait commenté les six « rédactions » de la description de Rouen qu’il
identifie dans les manuscrits du roman15. Il « transcrit » les pages à sa manière, en un
texte continu, syntaxiquement ordonné, intégrant parfois comme texte des segments
pourtant   biffés   par   Flaubert,   et   sans   rendre   cependant   véritablement   sensible   le
minutieux travail interne de chaque folio16. La dynamique des ratures, et des essais
successifs   qui   emplissent   la   page,   c’est-à-dire   les  mouvements   infimes   de   la   pensée
« roman » qui se cherche en mots sur la page, est effacée. Il s’agit en fait pour lui de
recomposer   six   versions   « lisibles »   pour   montrer   comment   les   « principales   idées
descriptives » que l’on trouve dans la première rédaction, vont « changer de forme », et
« se  solidifier   peu   à peu ». Les  commentaires  sont  essentiellement   guidés  par  l’idée
d’une concentration progressive de l’impact descriptif, à partir de l’idée initiale. Ainsi,
à propos de ce qu’il identifie comme la troisième rédaction, il écrit : « Cette fois la
forme   s’est   resserrée.   Il   y   a   encore   des   bavures,   des   tâtonnements.   Nous   voyons
apparaître le mot qui rendra l’image définitive, le paysage immobile comme une peinture
et qui fera supprimer plus loin l’immobilité d’estampe17. Les autres idées sont en place, à
peu près écrites. La forme commence à ne plus remuer18. » Curieuse expression, que
celle   de   cette   forme   appelée   à   « ne   plus   remuer ».   Comme   s’il   fallait   tuer   la   bête-
invention   pour   que   le   texte   soit   conforme   à   une   esthétique   stabilisée,   identifiable,
stylistiquement conforme.
11 Pourtant, le travail des pages témoigne d’une intégration de plus en plus complexe,
dans la composition des phrases, des possibilités d’une telle « vue de Rouen ». Il est

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l’élaboration d’une pensée « visuelle », spatiale et sonore, qui devra, imprimée, être le
lieu, comme un poème, comme une peinture, d’un inépuisable événement sensible.
12 De folio à folio, Flaubert cherche en effet plus qu’une belle « description de Rouen » ou
un morceau de bravoure obligé. Roland Barthes contestait la pertinence structurelle de
la « description de Rouen » (« on ne peut la rattacher à aucune séquence fonctionnelle
ni à aucun signifié caractériel, atmosphériel ou sapientiel »), tout en lui trouvant une
justification   selon   « les   lois   de   la   littérature » :   « son   “sens”   existe,   il   dépend   de   la
conformité non au modèle, mais aux règles culturelles de la représentation ». Comme
Albalat, sur les transcriptions duquel il s’appuie, Barthes voit dans le travail d’écriture
le moyen d’exercer une rhétorique (Albalat s’en tenait à une sorte de « stylistique »
élémentaire) : « On y voit que le tissu descriptif, qui semble à première vue accorder
une grande importance […] à l’objet Rouen, n’est en fait qu’une sorte de fond destiné à
recevoir   les   joyaux   de   quelques   métaphores   rares   […]   comme   si,   dans   Rouen,
importaient seules les figures de rhétorique auxquelles la vue de la ville se prête. »
Enfin Barthes souligne lui aussi l’importance, comme la marque d’une stabilisation, de
cette phrase du texte : « Ainsi vu d’en haut, le paysage tout entier avait l’air immobile
comme une peinture. » Barthes commente : « On y [dans les versions successives] voit
que toute la description est construite, en vue d’apparenter Rouen à une peinture : c’est
une scène peinte que le langage prend en charge19. »
13 Pourtant les rédactions successives permettent de comprendre encore autrement le
travail de Flaubert, aussi bien que le texte publié : ce moment du texte, loin de se faire
la description de ce qui serait un tableau, est constitué, comme partout ailleurs, d’un
mouvement qui voudrait « immobiliser » l’infiniment mouvant, mémorablement, sans
le  figer, et  qui pourrait  produire  la vue  globale, instantanée, d’un univers  familier,
désiré,   en   fait   rêvé,   comme   une   présence   qui   nous   ferait   face,   comme   une
« apparition », comme le peut et comme le fait une peinture.
14 La   venue   de   cette   comparaison   avec   « une   peinture »   n’est   pas   immédiate,   la
formulation   en   est   progressivement   trouvée,   et   surtout,   elle   intervient   comme   le
dispositif d’une perspective optique.
15 Une première version (f° 174) inaugure, dans un ajout marginal, une perspective et la
forme de l’immobilité comme image imprimée, comme estampe : « [les bateaux] forêt
de mats comme une forêt sans feuille qui déchirait la brume rayaient le ciel gris sans
h[au]teur   de   bord,   –   aplatis   étant   vus   à   hauteur   d’oiseau,   et   avec   une   immobilité
d’estampe. »
16 La deuxième version (f° 193) reprend cette formule encore très indirecte : « Contre les
maisons du port les navires tassés, dont les mats, comme des aiguilles perçaient le ciel
gris avec une immobilité d’estampe. » La phrase est restructurée, par ratures et ajouts
en : « Les navires tassés contre les maisons avaient l’air aplatis sur l’eau, et leurs mats,
comme une forêt d’aiguilles perçaient le ciel gris avec une immobilité d’estampes. » La
perspective de la vue est dissociée, elle est en effet posée dans la phrase précédente, qui
esquisse une description de la rivière : « Ainsi vue d’en haut, et presqu’à vol d’horizon
d’oiseau, la Seine, arrondissant sa courbe et pleine jusqu’aux bords […] semblait ne pas
couler. »
17 La formule est reprise dans la rédaction suivante (f° 191), mais par une série de ratures,
et particulièrement en supprimant la mention de la rivière, la phrase réunit à nouveau
perspective optique et mention de la peinture20 :

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18 Les deux versions suivantes présentent une formulation relativement différente, qui
précise encore que la vision narrative et prosodique devrait pouvoir être mentalement
synthétique, et devrait pouvoir faire face, immobile, au lecteur :

19 De « comme en peinture » à « comme une peinture » (ce qui n’est ni « un tableau », ni
« la   peinture »),   l’approche   de   ce   qui   pourrait   équivaloir   à   ce   que   peut   faire   « une
peinture » est ainsi ajustée dans le texte. Le « réel écrit » doit avoir la force de présence
que   l’on   reçoit   d’une   peinture,   devant   une   peinture.   Essayer   la   formule   « presque
perpendiculairement »   va   dans   ce   sens :   il   s’agit   d’imaginer   un   face-à-face   (ici
curieusement   vertical)   avec   la   puissance   d’apparition   d’une   totalité   vibrante,   d’une
totalité visible, sensible, que la prose est condamnée à énumérer, et à organiser en une
syntaxe distributive, en comparaisons, et en un jeu de rythmes sonores 21. C’est ce que
définissent encore les « simplifications » suivantes :

20 La perspective optique et la puissance de ce qui fait face à la vue, que la prose construit,
dans un moment des désirs du personnage comme dans la mélancolie du narrateur,
sont ainsi posés avec précision.

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21 La précision stylistique est très subtile : la suppression de la virgule entre « immobile »
et « comme une peinture » dans les folios 190 et 171 en est un exemple. La qualité de
« comme   une   peinture »,   isolée   d’abord   comme   une   idée   de   comparaison,   est,   par
l’annulation de la virgule (virgule présente dans le texte des folios 168 et 192) intégrée
plus intimement dans le segment, qui doit alors être lu d’une voix : « le paysage tout
entier avait l’air immobile comme une peinture ». C’est sur l’immobilité qu’est alors mis
l’accent. Est-ce que cela peut désigner le « paysage » rêvé par le texte en réponse à la
perspective trouvée : « Ainsi vu d’en haut » ? Une version imaginait faire précéder la
vue   de   Rouen   d’une   sensation   physique   forte,   en   même   temps   que   d’un   geste   qui
pouvait « motiver » dans la fiction l’apparition, aux yeux du personnage, de la ville :
« Elle   ouvrait   baissait   la   glace   obscurcie   par   les   haleines.   L’air   pur   frais   du   matin
entrait »   (f° 186).   De   fait   cela   focalisait   sans   doute   excessivement,   en   ce   point,
l’intériorisation   de   « l’apparition »   de   Rouen,   qui   devrait   finalement   appartenir   au
texte plus qu’au personnage22.
 
Fig. 1

Manuscrit de Madame Bovary (Bibliothèque municipale de Rouen, Ms. g 2235, f° 191, détail)
Bibliothèque municipale de Rouen

22 Sur le folio 191 (fig. 1), Flaubert introduit un changement décisif. Il clôt le mouvement
précédent, celui du trajet, par cette phrase qui fait comme le titre du paragraphe « vue
de Rouen » qui suit :

23 De « la ville entière » à « tout à coup », on comprend que Flaubert veut faire apparaître
« Rouen » à la fois dans la complétude et l’instantanéité. « D’un seul coup d’œil », qui
s’y   substitue,   conjugue   les   deux   en   une   formule   très   efficace,   avec   une   syntaxe
elliptique : est-ce la « vue de Rouen » (« immobile comme une peinture ») qui apparaît
« d’un seul coup d’œil » ? Le « coup d’œil » et la vue se regardent-ils ? C’est bien la
puissance   de   cette   « apparition »   de   Rouen,   entière,   fascinante,   qui   est   en   jeu.   La
formule   est   conservée   jusqu’au   texte   imprimé :   « l’apparition »   de   la   ville   (on   sait

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l’importance de ce terme chez Flaubert, en particulier dans L’Éducation sentimentale,
mais aussi, théâtralement selon une vigueur répétitive vertigineuse dans La Tentation de
saint Antoine) est l’objet du texte, en ce point – comme elle est, aussi, tel que le « mime »
alors Flaubert, le rêve d’Emma, le foyer de ses désirs 23.
24 Dès   les   scénarios   la   « vue   de   Rouen »   est   précisément   associée   aux   rendez-vous
d’Emma, et à son désir amoureux :
impatience des rendez-vous du jeudi – descente de la côte du Boisguillaume. Rouen
dans la brume – cailloux qui craquent sous les roues. desc entrée à Rouen. odeur
d’absinthe qui sort des cafés. manière féroce dont elle se déshabille (Ms. gg 9,
f° 29 v°).
impatience des rendez-vous du jeudi. levée de gd matin. – pendant la route, elle
fermait les yeux, pr se faire des surprises & que le chemin lui parût moins long.
descentes de la côte de Boisguillaume – gd trot – brumes sur Rouen. clochers. – la
ville s’éveille. Rouen à l’automne. – Bas de la rue gd Pont. odeur d’absinthe qui sort
des cafés – Bordels à arbustes verts.
Manière féroce dont elle se déshabillait (Ms. gg 9, f° 33 r°) 24.
25 « L’apparition » de Rouen est donc narrativement programmée dans une impatience
amoureuse. Elle est comme un suspens musical dans la trame d’une attente. Flaubert
travaille d’ailleurs beaucoup le « voyage » qui précède, y compris à nouveau après avoir
établi la « vue de Rouen » (en particulier f° 168, fig. 2, et 171).
 
Fig. 2

Manuscrit de Madame Bovary (Bibliothèque municipale de Rouen, Ms. g 2235, f° 168)


Bibliothèque municipale de Rouen

26 Dans la rédaction de cette « approche de Rouen », les pages sont le lieu d’une tension,
et Flaubert conçoit l’écriture de cette arrivée comme une plongée dans l’impatience et

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le désir. Ainsi de cette ligne (f° 168) qui tente de formuler l’exaspération dans la durée,
et dans la répétition, au sein du paysage :

27 « Continuellement »,   essayé   et   raturé   à   trois   reprises   (on   sait   l’importance   de   tels


adverbes dans la prose de Flaubert), « longs » fossés, « toujours » essayé, puis retiré,
puis essayé à nouveau, « sans jamais finir », raturé finalement, sans doute au profit du
maintien de « toujours », Flaubert cherche à atteindre le sentiment de la durée dans
l’espace. « Continuellement » sera repris dans la rédaction suivante, f° 171, dans une
formule épurée, faisant précisément passer le temps dans l’espace 25 :
Cependant les quatres banquettes se garnissaient. La voiture

28 Mais   l’élément   particulièrement   inventif   est   de   prêter   à   Emma   la   « mémoire »   du


voyage, pendant son déroulement. Flaubert écrit ainsi le trajet avec une grande force
affective et mentale, comme à la fois un rêve et l’éveil d’un rêve, mais aussi comme ce
qui devient la forme d’une habitude, et d’une familiarité avec le parcours que le récit
importe dans le roman : « Emma la [la route] connaissait d’un bout à l’autre ; elle savait
qu’après un herbage, il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une cahute
de cantonnier ; quelquefois même, afin de se faire des surprises elle fermait les yeux.
Mais elle ne perdait jamais le sentiment net de la distance à parcourir » (p. 393) 26.
29 La route n’est pas décrite, elle est parcourue par une pensée, elle est un désir, ou un
souvenir, déjà, qui s’inventent dans l’écriture d’un tel moment. La prose doit se laisser
envahir par cette formule de la pensée d’un trajet, et de l’événement de l’apparition de
Rouen   dans   le   cours   des   phrases,   pour   aboutir   à   cette   intériorisation prosodique
profonde   qui   n’est   plus   de   personne,   qui  est   de   l’œuvre   en  soi.   La   figuration  de   la
« conscience » rêveuse d’Emma inscrit littéralement « l’approche de Rouen » dans la
forme d’une pensée, qui se joue de version à version, dans l’impatience du trajet, et
dans   la   préparation   de   « l’apparition   de   Rouen ».   Ceci   est   un   trajet   rêvé   souvent,

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comme il l’est de folio en folio dans ce que l’écriture ici recherche, vers une apparition
suspendue dans le texte qui s’en écrit27.
30 On voit que la construction (c’est le mot de Barthes) de la « vue de Rouen » est la
construction   d’une   figuration   donnée   comme   mentale,   et   pourtant   profondément
sensorielle en même temps : « la terre résonnait sous les roues » est-il écrit dans la
version   publiée,   en   reprise   de   cette   note   étonnante   d’un   scénario :   « cailloux   qui
craquent sous les roues ». Construction ou reconstruction, car il n’est pas insignifiant
que Flaubert place en cette course vertigineuse28 de son personnage cette « apparition »
de Rouen, comme un exercice de mémoire29. Le texte conquiert ainsi non tant une
capacité   de   description,   que   la   puissance   de   faire   être   des   pensées   et   des   attentes
comme des souvenirs, devant nous, dans le tracé de la prose, la fiction d’un trajet, et
l’épiphanie d’une apparition, à la fois déclinée dans le temps d’une série de phrases et
postulée dans l’immédiateté d’un paragraphe.
31 C’est   bien   la   manière   dont   le   travail   de   Flaubert   consiste   à   intérioriser   et
simultanément   objectiver   dans   la   prose   tout   ensemble   la   pensée   d’un   trajet,   les
minuties   de   la   perception   et   des   sensations,   la   tension   d’un   désir,   l’enveloppe   de
l’habitude, l’événement du regard, qui fait surgir, comme en mélancolie, la « vue de
Rouen », qui nous regarde, comme peut le faire une peinture, « d’un seul coup d’œil 30 ».
32 Dans son Journal, Charles Du Bos rapporte l’impression qu’il a eue, à la relecture de
L’Éducation sentimentale, qui   lui   permet   de   formuler   la   qualité   unique   de   la
« profondeur »   de   Flaubert :   « Je   disais   à   Z.   que   ce   paragraphe   du   chapitre I   de
L’Éducation sentimentale [« Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune […]
dans une curiosité qui n’avait pas de limite31 »] est peut-être le plus extraordinaire
qu’ait inspiré ce que l’on pourrait appeler la métaphysique de la sensualité : je ne sais
quel trouble au-delà de la vie des sens, ces moments où l’on oublie jusqu’à l’idée de
possession tant est forte l’absorption dans un engourdissement sensuel : les moments
où l’on ne peut rien faire parce que l’on ne peut pas bouger32. » Il s’agit en effet alors
également, comme pour la « vue de Rouen », d’une sorte d’apparition : « Ce fut comme
une apparition », est la célèbre formule qui marque la rencontre de Madame Arnoux,
par Frédéric Moreau, et que suit le paragraphe commenté par Du Bos.
33 Cette   remarque   indique   bien   comment   la   lecture   est   en   effet   « saisie »   par   la
profondeur   « sentimentale »   et   « sensible »   que Flaubert   donne   à   la   prose.   Cela
correspond   au   « subjectivisme »   décrit   par   Proust :   « Le   subjectivisme   de   Flaubert
s’exprime par un emploi nouveau des temps des verbes, des prépositions, des adverbes,
les deux derniers n’ayant presque jamais dans sa phrase qu’une valeur rythmique 33. »
34 Mais ce « subjectivisme » n’est précisément pas des personnages seuls, il est de l’œuvre
elle-même, entière, et en chaque point, en chaque paragraphe, à chaque fois comme
une « apparition » complète, qui revient, sonore, stupéfiante, « d’un seul coup d’œil »,
de cette prose. Il est ce qui fait la puissante objectivité de cette prose.
35 Flaubert cherchait à conquérir en prose cette intensité ponctuelle que Proust confie à
Bergotte comme un regret fatal :
Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un
papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur jaune : « C’est ainsi que
j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer
plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce
petit pan de mur jaune34. »

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NOTES
1.  Ce   texte   est   une   partie,   revue   pour   publication,   de   la   « Zaharoff   Lecture   2012 »   donnée   à
Oxford,   le   17 mai   2012,   à   l’invitation   de   Michael   Sheringham,   que   je   remercie   ici   bien
chaleureusement.
2. Voir en particulier Stéphanie Smadja et Gilles Phillippe, « L’invention de la prose », chap. VIII
de La Langue littéraire, une histoire de la prose en France, de Gustave Flaubert à Claude Simon, dir. Gilles
Philippe   et   Julien   Piat,   Paris,   Fayard,   2009,   p. 323-343.   Le   chapitre   souligne   l’importance   de
Flaubert dans ce que l’on peut appeler le « tournant grammatical ».
3. Flaubert,  Correspondance, éd. Jean Bruneau pour les volumes I à IV, et Jean Bruneau et Yvan
Leclerc, avec la collaboration de Jean-François Delesalle, Jean-Benoît Guinot et Joëlle Robert pour
le volume V, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973-2007, II, p. 79 (désormais
« Corr., XX, p. 00 »).
4. À Louise Colet, 22 juillet 1852, Corr., II, p. 135-136.
5. Voir, pour un commentaire récent sur ce point, en relation avec la modernité esthétique de la
fin   du   XIXe siècle,   Michael   Fried,   Flaubert’s « Gueuloir » On Madame   Bovary   and  Salammbô,
New Haven, Yale University Press, 2012.
6. Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Igitur, Divagations, Un coup de dés, éd. Bertrand Marchal,
Gallimard, coll. « Poésie », 2003, p. 260.
7. à Louise Colet, 7 juillet 1853, Corr., II, p. 376. Voir Jacques Neefs, « La prose du réel », dans Le
Flaubert réel, édité par Barbara Vinken et Peter Frölicher, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2009,
p. 21-29.
8.  Guy   de   Maupassant,   « Étude   sur   Gustave   Flaubert »,   publiée   dans   la   Revue bleue, les   19   et
26 janvier 1884, reprise en préface de l’édition Charpentier des Lettres à George Sand (1884) et en
tête du volume VII de l’édition Quentin des Œuvres complètes (1885). Repris dans  Pour Gustave
Flaubert, Bruxelles, Éd. Complexe, 1986, p. 46-47, et dans Gustave Flaubert, éd. Didier Philippot,
Paris, PUPS, coll. « Mémoire de la critique », 2006, p. 563-564.
9.  The Collected Letters of Joseph Conrad,   éd. Frederick   R. Karl,   Laurence   Davies,   Cambridge
Univeristy   Press,   1983-1988,   I,   p. 109.   Sur   l’importance   de   Flaubert   pour   Conrad,   voir   Yves
Hervouet, The French Face of Joseph Conrad, Cambridge University Press, 1990.
10.  Nous   rejoignons   ici   les   analyses   de   Bernard   Vouilloux,   dans   son   chapitre   « Flaubert   en
myope », dans Le Tournant « artiste » de la littérature française, Paris, Hermann, 2011 : « Le texte
flaubertien ne tolère le lecteur qu’à sa place, non pas en vis-à-vis de l’auteur, lequel s’est retiré tel
le Deus abconditus, mais face à l’œuvre » (p. 381). On pourrait ajouter que la place du lecteur est
également dans l’écoute de l’œuvre.
11. On  peut penser, dans un  voisinage  esthétique  en  fait  déterminant, à  ce  commentaire  de
Michael Fried à propos de Manet : « Tout se passe comme si Le Vieux Musicien lui-même, le tableau
plus encore que le personnage éponyme, dévisageait le spectateur à partir d’une unique paire
d’yeux », Le Modernisme de Manet. Esthétique et origines de la peinture moderne, t. III, Paris, Gallimard,
coll. « NRF Essais », 2000, p. 154.
12. Le propos de cette analyse implique de proposer la formule « vue de Rouen » plutôt que
l’expression « description de Rouen » habituellement utilisée.
13. Flaubert, Madame Bovary, éd. Jacques Neefs, Paris, Le livre de poche, coll. « Classique », 1999,
p. 392.
14. Sur les débats ultérieurs sur la prose de Flaubert, voir en particulier le très instructif Flaubert
savait-il écrire ? Une querelle grammaticale (1919-1921), textes réunis et présentés par Gilles Philippe,
Grenoble, ELLUG, 2004. En amont de ce débat, les considérations de Gustave Lanson dans L’Art de
la prose marquaient de façon décisive cette idée d’un art nouveau de la prose. À propos de la

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description, dans Madame Bovary, de l’apparition de Catherine Leroux dans l’épisode des Comices
(II, 8, p. 250), il écrit : « Ce n’est plus la glace sans tain : les choses nous apparaissent, ici, dans une
imitation artistique analogue à celle de la peinture et de la musique. Il ne suffit plus, pour écrire
cette page, de savoir la propriété des mots et de les construire avec aisance : elle est un travail
d’art » (L’Art de la prose, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1908, p. 14). Lanson introduit l’idée de
« valeur esthétique des mots ».
15. Antoine Albalat,  Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains,
Paris, Armand Colin, 1909 [1903], p. 64-65. Albalat commente également, brièvement, « la scène
de l’Extrême Onction, administrée à Emma Bovary mourante. » (p. 80-83). Le livre a été réédité en
1991, chez Armand Colin également, avec une préface d’Éric Marty. Didier Philippot donne la
version   précédente   de   ce   texte,   publiée   dans   La Revue politique et littéraire (Revue bleue),
13 décembre   1902,   dans   Gustave Flaubert,   Paris,   PUPS,   coll. « Mémoire   de   la   critique »,   2006,
p. 703-712. Voir également la très intéressante notice sur Albalat que présente Didier Philippot,
p. 759-764.
16. Antoine Albalat « transcrit », en les classant de 1 à 6 (le texte définitif) les folios 174, 193, 191,
192, 190 du Ms. des brouillons et 402 de la copie définitive de Madame Bovary (Ms. g. 223 5 et g 221,
Bibliothèque municipale de Rouen). On peut consulter ces manuscrits avec leur transcription et
leur classement génétique sur le très précieux site www.bovary.fr de l’Université de Rouen. La
succession que propose Albalat est confirmée par le classement établi par Marie Durel, qui est
celui adopté par le site de Rouen. Mais d’autres folios encore concernent cette séquence, en
particulier les folios 186, 168, 171, 189, 172, 173 de Ms. g 223 5. Gérard Genette a proposé un
« apocryphe » « pseudo-génétique » en traitant les six versions, d’après Albalat, « comme autant
de brouillons où l’auteur aurait omis de biffer les bribes abandonnées ou remplacées », et en
donnant ainsi un texte continu, étrangement répétitif et hésitant, texte d’une voix qui se cherche
(du   pseudo-Beckett   par   anticipation),   de  l’imbrication   de   ces   versions,  dans   Figures IV,   Paris,
Éditions du Seuil, 1999, p. 351-354.
17. Formule qui se trouve en effet dans ce qu’Albalat identifie comme la deuxième rédaction : « et
leurs mats, comme une forêt d’aiguilles, perçaient le ciel gris avec une immobilité d’estampe. » Voir
ci-dessous.
18. Antoine Albalat,  Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains, 
op. cit., p. 75.
19.  Roland   Barthes, « L’effet   de   réel »,   Œuvres complètes,   Paris,   Éditions   du   Seuil,   2002,   t. III,
p. 28-29. On a vu que c’est par rapport à cette comparaison avec « une peinture » qu’Albalat
commente le fait que le texte commence à se fixer.
20. Ce folio est le dernier à comporter l’hypothèse « À vol d’oiseau… », qui reprenait de manière
plus subtile – et plus picturale – la formule « à hauteur d’oiseau ». Emma est alors transportée, ou
emportée, dans la diligence nommée « L’Hirondelle », qui ponctue, dans tout le roman, ses désirs
et ses rêves, qui circule dans les termes et les mots des rêves d’Emma. Est-ce que cela était
« trop » ? trop fantastique, trop symbolique ? Pouvons-nous imaginer un instant la diligence-
oiseau suspendue en l’air, Emma penchée à la fenêtre, qu’à plusieurs étapes de la rédaction,
Flaubert envisage lui faire ouvrir (voir ci-dessous) ?
21. Claude Simon commentait cela : « La peinture a une grande supériorité sur l’écriture : la
simultanéité. Vous voyez un retable : il représente diverses scènes de la vie d’un personnage que
vous pouvez embrasser d’un coup d’œil. Il me plairait de parvenir à m’expliquer ainsi » (« Je
cherche   à   suivre   au   mieux   la   démarche   claudicante   de   mon   esprit »   (La tribune de Lausanne,
20 octobre 1969), cité dans La Langue littéraire, une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à
Claude Simon, op. cit., p. 217, n. 3. Ce que Flaubert exprimait en indiquant à Louise Colet : « Je
voudrais d’un seul coup d’œil lire ces cent cinquante-huit pages et les saisir avec tous leurs
détails dans une seule pensée » (voir ci-dessus).

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22. Cette attribution « sensible » au personnage sera reprise en fait dans le paragraphe suivant :
« Elle   se   penchait   des   deux   mains   par   le   vasistas,   en   humant   la   brise ;   les   trois   chevaux
galopaient, les pierres grinçaient dans la boue […] » (p. 394-395).
23. Ce que l’on peut considérer comme la première « version » qui engage la « vue de Rouen », au
folio 174,   pose   d’emblée   cette   notion   d’apparition :   « un   pli   de   terrain…   et   la   ville   entière
apparaissait ».
24. Pour les scénarios de Madame Bovary conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen, voir le
site   « Bovary »   indiqué   plus   haut,   et   Plans et scénarios de Madame   Bovary,   présentation,
transcription et notes par Yvan Leclerc, Paris, CNRS Éditions/Zulma, 1995.
25.  Le   texte   édité,   par   la   ponctuation,   crée   une   sorte   de   fluidité :   « Cependant   les   quatre
banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les pommiers à la file se succédaient ; et la route,
entre   ses   deux   longs   fossés   pleins   d’eau   jaune,   allait   continuellement  se   rétréci ssant  vers
l’horizon » (p. 393). « allait continuellement se rétrécissant vers l’horizon » est particulièrement
intéressant   phoniquement,   et   rythmiquement :   « continuellement »   ayant   bien   cette   « valeur
rythmique »   que   Proust   reconnaissait   comme   valeur   presque   unique   des   prépositions   et   des
adverbes dans la phrase de Flaubert. On pourra encore mesurer l’importance d’un tel adverbe,
plus loin dans le roman, dans la scène de l’enterrement d’Emma : « […] et tandis que le prêtre
parlait, la terre rouge, rejetée sur les bords, coulait par les coins sans bruit, continuellement »
(III, 10, p. 487).
26.  Cette   représentation   « mentale »   du   trajet   est   particulièrement   travaillée,   pesée,   dans   le
folio 168.
27. On peut penser au beau titre du livre de Philippe Dufour, Le Roman est un songe, Paris, Éditions
du Seuil, 2010.
28. C’est l’effet qui plus loin dans la « vue de Rouen » est attribué à la présence de la ville :
« Quelque chose de vertigineux se dégageait pour elle de ces existences amassées » (p. 394).
29. Flaubert écrit à Louis Bouilhet, le 23 mai 1855 : « Je chante les lieux qui furent le “théâtre
aimé des jeux de ton enfance”, c’est-à-dire : les cahfuehs, estaminets, bouchons et bordels qui
émaillent le bas de la rue des Charettes (je suis en plein Rouen). Et je viens même de quitter, pour
t’écrire, les lupanars à grilles, les arbustes verts, l’odeur de l’absinthe, du cigare et des huîtres,
etc. Le mot est lâché : Babylone y est. » Babylone est là en effet, dans le paragraphe suivant : « Elle
le [son amour] reversait au dehors, sur les places, sur les promenades, sur les rues, et la vieille
cité normande s’étalait à ses yeux comme une capitale démesurée, comme une Babylone où elle
entrait » (p. 394).
30.  Jean-Philippe   Toussaint,   L’Urgence et la patience,   Paris,   Minuit,   2012,   dans   le   chapitre
« Comment j’ai construit certains de mes hôtels », fait un inventaire mental de ce qu’a été pour
lui la capacité d’imaginer des lieux dans l’écriture : « Je revois des halls de réception déserts et
des couloirs labyrinthiques », et il commente : « Je ferme à peine les yeux — je peux fermer les
yeux en les gardant ouverts, c’est peut-être ça écrire — et je me trouve immédiatement dans le
grand hall désert de l’hôtel de Tokyo aux lustres de cristal illuminés » (p. 47).
31. « Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette
finesse   des   doigts   que   la   lumière   traversait.   Il   considérait   son   panier   à   ouvrage   avec
ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son
passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu’elle avait portées,
les gens qu’elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous son
envie   plus   profonde,   dans   une   curiosité   douloureuse   qui   n’avait   pas   de   limite »,   L’Éducation
sentimentale, éd. Stéphanie Dord-Crouslé, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 54-55.
32. Charles Du Bos, Journal 1920-1925, Paris, Buchet-Chastel, 2003, p. 393-394.
33.  Marcel   Proust,   « À   propos   du   “style”   de   Flaubert »,   texte   reproduit   dans   Faubert savait-il
écrire ?, op. cit., p. 85.

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34.  Marcel   Proust,   La Prisonnière,   À la recherche du temps perdu,   Paris,   Gallimard,


coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, t. III, p. 692.

RÉSUMÉS
Flaubert avait la certitude de construire, et d’avoir à construire, un art moderne, celui de la
prose. Cela avec l’idée qu’il fallait donner à l’œuvre en prose un type nouveau d’intensité, et de
complétude immédiate, face au lecteur. Non plus une voix narrative impérative, comme chez
Balzac, non pas une « vision » souveraine comme chez Hugo, mais un attrait qui viendrait de
l’œuvre elle-même, qui sortirait du rythme et du son des phrases, qui pourrait naître des silences
eux-mêmes. L’écrivain, par le travail bien connu des réécritures, des ratures et de l’exercice
sonore des phrases (le « gueuloir »), s’absorbe dans la prose pour que celle-ci devienne un monde
et une voix qui seraient du « réel écrit ». L’analyse de la mise en place de la « vue de Rouen » dans
Madame Bovary, à travers les brouillons, permet ici de préciser le type d’intensité que Flaubert
cherche à donner à ce « réel écrit », en construisant une perspective à la fois picturale, sensible et
mentale, et en donnant au « subjectivisme » de sa prose la capacité d’être offert « comme une
peinture ».

Flaubert was certain that he was constructing, and that he needed to construct, a modern art of
prose. This comprised the notion that prose works should confront the reader with a new degree
of intensity and the semblance of immediate completeness. No longer an imperative narrative
voice, as in Balzac, nor a sovereign “vision” as in Hugo, it was rather an attraction emanating
from the work itself, which issued from the rhythm and the sound of sentences, which could be
born even from silences. By means of the well-known work of rewriting, erasing, and vocalizing
sentences (“gueuloir”), the writer submerges himself in the prose so that it becomes a world and
a voice, one of “written reality”. An analysis of the composition of the “view of Rouen” in Madame
Bovary, based on the manuscript drafts, allows us to clarify the type of intensity that Flaubert
sought to give his “written reality”, by constructing a perspective that was simultane- ously
pictorial, sensory, and mental, and by giving the “subjectivism” of his prose the capacity of being
offered “like a painting”.

Flaubert war der Überzeugung, eine moderne Kunst zu schaffen und schaffen zu müssen : jene
der Prosa. Er hatte die Idee, dass das Prosawerk den Leser mit einer neuen Form von Intensität
und   dem   Anschein   einer   unmittelbaren   Komplexität   konfrontieren   müsse.   Nicht   mehr   eine
imperative   Erzählstimme   wie   bei   Balzac,   auch   nicht   eine   souveräne   „Vision“   wie   bei   Hugo,
sondern viel- mehr eine vom Werk selbst, von seinem Rhythmus und dem Klang seiner Sätze
ausgehende Anziehung. Durch die bekannte Überarbeitung, Streichung und Vokalisierung der
Sätze („gueu- loir“), vertieft sich der Autor in der Prosa, um sie zu einer Welt und einer Stimme
der „geschriebenen Realität“ zu machen. Eine auf den handschriftlichen Entwürfen basierende
Untersuchung   der   Komposition   der   „Sicht   auf   Rouen“   in   Madame Bovary stellt   den   Grad   der
Intensität   dar,   die   Flaubert   dieser   „geschriebenen   Realität“   zu   geben   sucht,   indem   er   eine
gleichzeitig malerische, sensible und mentale Perspektive konstruiert und den „Subjektivismus“
seiner Prosa „wie ein Gemälde“ präsentiert.

Flaubert tenía la certeza de construir –y de tener que construir– un arte moderno, el de la prosa,
y esto con la idea de que era necesario otorgarle a la obra en prosa un nuevo tipo de intensidad, y

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de acabado inmediato, frente al lector. No se trataba más de una voz narrativa imperativa, como
en Balzac, ni de una visión sobe- rana, como en Hugo, sino de una atracción que emanaría de la
obra misma, que saldría del ritmo y del sonido de las frases, que podría nacer en los silencios
mismos. El escritor, a través de su labor –tan conocida– de reescrituras, tachados y de ejercicio
sonoro de las frases (el gueuloir), se absorbe en la frase para que ésta se convierta en un mundo y
en una voz que serían “realidad escrita”. El análisis de la constitución de la “vista de Ruan” en
Madame Bovary a través de los borradores, nos permitirá identi- ficar el tipo de intensidad que
Flaubert trata de otorgarle a esa “realidad escrita”, construyendo una perspectiva a la vez pictó-
rica, sensible y mental, y atribuyendo al “subjetivismo” de su prosa la capacidad de ofrecerse
“como una pintura”.

Flaubert era certo di fondare, e di dover fondare, un’arte moderna, quella della prosa narrativa.
Partendo   dal   presupposto   che   fosse   necessario   confrontarsi   con   il   lettore   proponendogli   un
nuovo livello di intensità e di immediata completezza. Non più una voce narrante ingiuntiva,
come in Balzac, né una “visione” sovrana come in Hugo, piuttosto un itinerario avvincente che
sarebbe   scaturito   dalla   stessa   narrazione,   attraverso   i   ritmi   e   i   suoni   delle   frasi,   così   come
attraverso i silenzi. Lo scrittore, grazie al lavoro sul testo, fatto di riscritture, di cassature e
dell’esercizio sonoro delle frasi, (il “gueuloir”), si identifica nella sua prosa perché questa diventi
un universo e una voce che costituirebbero un “reale scritto”. L’analisi della composizione della
“vista di Rouen” in Madame Bovary, con l’aiuto delle carte manoscritte, ci permette di precisare il
tipo   di   intensità   che   Flaubert   ha   cercato   di   imprimere   a   tale   “reale   scritto”,   con   quella
costruzione   di   una   prospettiva   che,   al   tempo   stesso,   era   pittorica,   sensoriale   e   mentale,   e
donando al “soggettivismo” della sua prosa, la capacità di essere gustata “come una pittura”.

Flaubert tinha a certeza de construir, e de ter que construir, uma arte nova, a da prosa. Era
preciso dar à obra em prosa um novo tipo de intensidade, e de imediata integralidade, face ao
leitor. Não mais uma voz narrativa imperiosa, como a de Balzac, nem uma “visão” soberana como
a de Hugo, mas um chamamento vindo da própria obra, nascido do ritmo e som das frases, e
mesmo dos seus silêncios. O escritor, por meio das reescritas, rasuras e exercício sonoro das
frases (“gueuloir”), é absorvido pela prosa, que se torna um mundo e uma voz da “realidade
escrita”.   Analisar   nos   rascunhos   como   Flaubert   arquitecta   a   descrição   de   Rouen   em   Madame
Bovary permite precisar o tipo de intensidade que Flaubert confere a essa “realidade escrita”,
dotando-a de perspec- tivas pictórica, sensível e mental, e habilitando o “subjectivismo” da sua
prosa a ser oferecido “como uma pintura”.

INDEX
Mots-clés : Flaubert Gustave, manuscrit, critique génétique, Madame Bovary, génétique
textuelle, XIXe siècle, prose

AUTEUR
JACQUES NEEFS
JACQUES NEEFS, professeur à Johns Hopkins University, professeur émérite à l’Université Paris VIII

et membre de l’ITEM (CNRS-ENS), a publié des études sur Stendhal, Balzac, Flaubert, Claude
Simon, Raymond Queneau, Georges Perec et sur la critique génétique. Il a édité, au Livre de
poche, Madame Bovary (1999) et Salammbô (2011) et publié récemment « Flaubert et la bêtise » et
« Stupeur et bêtise », dans Flaubert et l’empire de la bêtise, dir. Anne Herschberg Pierrot, Éditions

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Cecile Defaut, 2012.
jneefs[arobase]jhu.edu

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Retenir et reprendre
L’écriture dans la pratique de recherche du zoologiste Karl von Frisch

Christoph Hoffmann
Traduction : Jean-Louis Lebrave

Je remercie les participants au colloque « Paperworks », qui s’est tenu à Romainmôtier en


juin 2012, pour la discussion stimulante d’une première version de ce texte. Un grand merci à
Christoph Decker et Jean-Luc Mieusset pour leur soutien et leur aide dans une première
traduction de mon texte. Je remercie également la Bayerische Staatsbibliothek de Munich et la
famille von Frisch de m’avoir autorisé à publier ces manuscrits.
 
Écrire quelque chose
1 Si l’on se réfère à la distinction introduite par Roland Barthes, le verbe « écrire » n’est
jamais   utilisé   de   manière   intransitive   dans   les   sciences   « dures ».   Les   chercheurs
n’écrivent pas « absolument », ils écrivent toujours « quelque chose 1 ». En écrivant et
par   l’écriture,   on   développe   un   argument,   on   recopie   des   extraits   de   la   littérature
scientifique, on rédige des comptes rendus d’expérience, on fait des calculs, on retient
une   idée   ou   un   détail   surprenant.   Toutes   ces   activités   interviennent   régulièrement
dans   la   recherche   au   quotidien,   mais   elles   échappent   généralement   à   l’attention
consciente. L’écriture est presque toujours une activité accessoire, étroitement mêlée à
d’autres desseins2. Si l’on demande à un biologiste ou un physicien ce que leur suggère
le   verbe   écrire,   ils   parleront   très   certainement   de   leurs   publications.   C’est   là,   et
seulement là, que l’écriture devient pour eux une activité spécifique.
2 Les   réflexions   qui   suivent   portent   sur   les   processus   scripturaux   qui   interviennent
pendant la recherche.   Ce   choix   ne   signifie   évidemment   pas   que   la   publication   des
résultats   serait   une   question   dénuée   d’intérêt,   au   contraire.   Karin   Knorr   Cetina   et
Frederic Holmes ont bien montré la productivité inhérente à l’écriture d’un article 3. Si
cet aspect est mis ici entre parenthèses, c’est dans un but heuristique, pour souligner
l’imprévisibilité   des   processus   de   recherche.   Comme l’écrit   Hans-Jörg   Rheinberger,
« On   peut   énoncer   la   formule   paradoxale   suivante :   l’état   présent   est   le   résultat   de
quelque chose qui n’a pas existé sous cette forme, et le passé est la trace de quelque

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chose qui n’est pas (encore) advenu4 ». En d’autres termes, la prise en considération de
la publication dans l’appréhension du processus de recherche risque de réduire celui-ci
à la poursuite d’un but clairement défini à l’avance.
3 L’objectif de mon article est de montrer comment les processus scripturaux peuvent
participer à l’élaboration des objets de recherche. Je m’appuierai sur la pratique de
recherche de Karl von Frisch (1886-1982), qui fut longtemps directeur de l’institut de
zoologie de l’université de Munich, et plus spécifiquement, sur un épisode de l’été 1944.
Contrairement à l’usage actuel, où l’ordinateur est partout, Frisch se sert exclusivement
de papier et de crayons. En outre, en tant que zoologiste, il était soumis aux conditions
imposées par ses objets de recherche : les observations sur les animaux ne sont pas
toujours facilement reproductibles ; de plus, elles obligent souvent à travailler sur le
terrain. Ce contexte, auquel s’ajoutent des traditions locales, ainsi que des préférences
personnelles, marque fortement la « scène d’écriture5 » de Frisch. Il est donc toujours
vain d’espérer obtenir des conclusions universellement valables sur l’importance de
l’écriture dans le processus de recherche à partir des travaux d’un seul chercheur ou
d’un seul groupe de recherche. Cet article vise avant tout à préciser le rôle possible des
activités scripturales dans le travail scientifique.
4 L’histoire des sciences contemporaine connaît deux approches pertinentes pour mon
propos. Bruno Latour a souligné l’importance du « paper work » dans les sciences, et par
cette expression il désigne fondamentalement l’accumulation, la mise en relation et la
recombinaison de toutes sortes d’« inscriptions6 ». Ursula Klein, quant à elle, introduit
la notion de « paper tool », qui renvoie à un système de notations (dans son cas, il s’agit
de formules chimiques) dont l’utilisation permet aux phénomènes de prendre forme et
d’être   analysés7.   Les   approches   de   Latour   et   de   Klein   se   rejoignent   en   ce   qu’elles
mettent l’accent sur ce qu’on fait « avec du papier » et « sur le papier ». Mes propres
réflexions s’en inspirent et visent à renforcer l’instrumentalité propre à ces activités
scripturales en introduisant la notion de procédure d’écriture. Celle-ci désigne une suite
plus ou moins stabilisée d’étapes dans laquelle des entités (mots, chiffres, phénomènes
abstraits ou questions et problèmes ouverts) sont traitées8. D’une manière générale, on
peut   distinguer   deux   types   de   procédures   d’écriture :   celles   où   les   entités   sont
ordonnées dans des configurations spatiales ; la liste en fournit un exemple simple 9. Et
celles   où   le   traitement   des   entités   est   intégré dans   des   séquences   temporelles ;   un
exemple   simple   en  est   le   recopiage.   Ces   procédures   peuvent   en  outre   être   héritées
d’une tradition culturelle, comme par exemple l’annotation dans les marges. Mais elles
peuvent aussi relever des pratiques individuelles.
5 Les   documents   du   fonds   d’archive   de   Frisch   permettent   d’analyser   aussi   bien   son
travail   « sur   le   papier »   que   son   travail   « avec   du   papier ».   Particulièrement
intéressants   sont   ses   journaux   d’observations   et   les   regroupements   annuels
d’expériences   confectionnés   à   partir   de   ces   journaux.   Ces   matériaux   semblent
quasiment complets pour la période allant de 1944 au début des années soixante. Le
présent article portera essentiellement sur la relation systématique entre ces journaux et
ces regroupements annuels. C’est pourquoi je n’aborderai pas le détail des séquences
temporelles et des arrangements spatiaux sur les différents feuillets, mais m’attacherai
plutôt à dégager des caractéristiques générales. Pour ce faire, j’utiliserai un troisième
corpus   qui,   sous   le   titre,   peut-être   ajouté   après   coup,   de   « thèmes »,   rassemble   des
questions   de   recherche.   Ce   travail   suggère   que   chez   Frisch,   l’écriture   fonctionne

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comme une procédure récursive (dans le temps). Écrire présuppose toujours que le
scripteur reviendra ultérieurement sur le déjà écrit.
 
Consigner des observations
6 Comme la plupart des zoologistes, Karl von Frisch avait un « animal préféré ». Dans son
cas, c’était l’abeille, dont il a étudié les capacités sensorielles du début de sa carrière,
avant la première guerre mondiale, jusqu’à ce qu’il se retire dans les années 1960. Il
s’est   intéressé   à   la   perception   des   couleurs   et   des   odeurs   chez   les   abeilles,   à   leur
orientation   dans   l’espace   et   à   leur   système   de   communication.   Ce   sont   plus
particulièrement les travaux sur le thème de la communication par la danse chez les
abeilles qui ont été discutés bien au-delà du cercle des spécialistes. Aujourd’hui encore,
ils sont déterminants pour l’état actuel de la recherche10. Frisch a reçu le prix Nobel
pour l’ensemble de son œuvre en 1973 en même temps que Konrad Lorenz et Niko
Tinbergen.
7 Dans ce qui suit, je vais me concentrer sur les notes prises dans une phase centrale des
recherches   sur   le   « langage   de   la   danse   chez   les   abeilles ».   Frisch   avait   publié   un
premier récapitulatif de ses travaux au début des années vingt 11, puis il s’était consacré
à   d’autres   domaines   de   recherche.   Le   travail   sur   les   abeilles   reprit   de   l’importance
pendant la Seconde Guerre mondiale en raison des efforts entrepris pour améliorer
l’approvisionnement   en   produits   agricoles.   C’est   sur   cette   question   que   portent   les
recherches   consignées   dans   les   premières   pages   du   journal   d’observations
« Brunnwinkl 1944 III12 ». D’après la désignation qui figure sur la page de couverture, il
s’agit   du   troisième   des   cinq   journaux   rédigés   cette   année-là ;   il   contient   les
observations   faites   à   partir   d’août   1944   par   Frisch   dans   sa   résidence   d’été   de
Brunnwinkl au bord du lac Wolfgangsee (Autriche). À cette époque, Frisch a étudié la
possibilité de dresser les abeilles à polliniser certaines plantes en ajoutant des parfums
à leur alimentation. Une réserve de nourriture était placée à côté de la ruche, quelques-
unes des abeilles qui entraient dans la ruche étaient marquées (les autres par contre
étaient tuées), puis on observait le comportement des abeilles marquées dans la ruche ;
un   peu   après,   on   notait   le   nombre   d’abeilles   qui   se   présentaient   à   un   poste
d’observation situé lui aussi près de la ruche, où on avait placé la même nourriture. Ces
travaux prirent une tournure imprévue dont l’élément déclencheur fut une variante
dans la construction de l’expérience. Au lieu de placer comme précédemment la source
de nourriture à dix mètres de la ruche, on la mit plus loin, à cent quarante mètres. On
s’attendait à ce que les abeilles prévenues dans la ruche commencent par chercher la
nourriture près de la ruche, puis la recherchent de plus en plus loin. On avait mis en
place   deux   postes   d’observation   pour   contrôler   l’expérience,   l’un   près   de   la   ruche,
l’autre près de la source de nourriture (la plus éloignée de la ruche).
8 Le résultat fut spectaculaire. Frisch raconte dans son autobiographie : « La coupelle
placée près de la ruche ne les intéressait guère, mais la coupelle éloignée fut bientôt
entourée   d’un   essaim   d’abeilles.   Y   avait-il   donc   dans   leur   « langue »   un   mot   pour
signifier l’éloignement13 ? » Au terme d’une série de découvertes déclenchées par ce
résultat, il est apparu qu’en effectuant des danses dans la ruche, les abeilles peuvent
communiquer non seulement la distance, mais aussi la direction dans laquelle se trouve
une source de nourriture14. L’observation initiale a été datée par Frisch du 12 août 1944.
Examinons   les   notes   correspondantes   dans   son   journal   d’observations.   D’abord,   il

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apparaît   que  les  chiffres  ne   sont   pas  aussi  univoques  qu’on pourrait  le  penser  à la
lecture   de   l’autobiographie :   au   poste   d’observation A,   près   de   la   ruche,   on   compte
vingt-neuf approches ; on en compte trente-huit au poste d’observation B, près de la
source de nourriture (voir fig. 1, à droite)15. Cependant, le plus intéressant pour mon
propos est que ces deux pages ont retenu les événements survenus tout autour de la
ruche.
 
Fig. 1

Journal d’observations de Karl von Frisch, notes prises le 12 août 1944. À gauche dans la partie
supérieure, en rouge, le numéro de l’expérience (174) ajouté postérieurement ; à droite le résultat du
décompte dans deux postes d’observation différents (Bibliothèque d’État de Bavière, collection des
manuscrits, Ana 540, A.III, 1944 III)
Tous droits réservés © Bayerische Staatsbibliothek, Munich, & famille von Frisch

9 D’abord, que veut dire exactement « retenir » dans ce contexte ? Pour décrire les effets
produits par le cahier de laboratoire, Odile Welfelé recourt à la formule « organiser le
désordre16 ».   Au   cours   du   processus   par   lequel   elles   sont   notées,   un   grand   nombre
d’impressions et d’actions sont placées dans un ordre schématique. De même, Hans-
Jörg   Rheinberger   parle   d’« effets   de   condensation » :   « Au   sens   le   plus   trivial,   cela
signifie   que   l’arrangement   spatial   et   temporel   de   l’expérience,   avec   ses   données
disséminées dans les quatre dimensions, est essentiellement mis à plat et copié sur une
surface à deux dimensions17. » Dans le cas qui nous occupe, voici ce qui est retenu des
événements survenus autour de la ruche (fig. 1) : sur la page de gauche, la date du jour
d’observation,   les   conditions   météorologiques,   la   localisation   de   la   source   de
nourriture, sa nature et sa quantité, la durée de la prise de nourriture, le numéro des
abeilles présentes à la source de nourriture, le nombre d’abeilles « nouvelles » qui y
sont tuées, la température et la direction du vent à l’endroit où se trouve la réserve de
nourriture ; sur la page de droite, pour chacun des deux postes d’observation, le nom
des   observatrices,   les   heures   d’arrivée   des   abeilles,   leur   nombre   total,   la   direction
principale de l’approche ainsi que les données concernant le vent. Par contre, on ne

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trouve aucune mention des autres événements survenus à proximité de ces différents
points ; surtout, il n’y a rien sur la logique de la démarche : il n’est par exemple pas non
plus mentionné pourquoi la source de nourriture a été éloignée de la ruche.
10 Retenir va donc de pair avec des omissions considérables. Il faut dans ce cas en chercher
les raisons dans les intérêts du chercheur : Frisch décide de ce qui est important, de ce
qui est sans intérêt, de ce qui, étant évident, n’a pas besoin d’être noté. Lorsqu’on lit le
journal d’observations pour reconstruire le processus de recherche, on se trouve face à
une partie assez fragmentaire des événements qui se sont déroulés autour de la ruche.
Mais   cela   vaut   également   pour   Frisch   lui-même.   Pour   lui   aussi,   ne   subsiste   du
comportement des abeilles que ce qui a trouvé place dans les cahiers. Il apparaît donc
que   tout   ce   qui   est   noté   par   écrit   –   et   plus   encore   tout   ce   qui   n’est   pas   noté   –
conditionne l’avenir. Les notes recueillies dans le journal d’observations « préforment »
ce   qu’il   sera   possible   de   tirer   des   événements   du   12 août   1944.   Si   l’on   examine   à
nouveau les éléments qui ont été consignés, on voit que malgré leur caractère factuel (il
s’agit fondamentalement de chiffres et de données météorologiques), ce sont avant tout
des   potentialités.   Toutes   ces   données   pourront   ultérieurement   devenir   importantes
pour la compréhension des événements qui se sont déroulés autour de la ruche. Mais à
ce stade de la notation, il n’est pas encore possible de dire si elles ont vraiment une
signification.   Dans   cette   perspective,   retenir   des   observations   signifie,   en   fin   de
compte, configurer à l’avance les possibilités de connaissances futures.
 
Élaborer des résultats
11 Le   journal   d’observations   de   Frisch   constitue   un   chaînon   dans   une   séquence
d’enregistrements.   Il   doit   d’ailleurs   être   lui-même   la   réélaboration   d’autres
enregistrements   puisque   les   données   ont   été   recueillies   simultanément   dans   deux
postes d’observation différents. Et l’étape suivante a laissé elle aussi des traces dans le
journal. Reprenons les pages du journal datées du 12 août 1944 : dans le coin en haut à
gauche se trouve le nombre 174, écrit dans la même écriture rouge que l’indication
« V 137   –   179 »   sur   la   couverture   du   journal18.   Ces   chiffres   correspondent   à   des
« numéros d’expériences » attribués rétrospectivement par Frisch, comme le montre le
fait qu’ils sont parfois écrits un peu en surcharge sur les inscriptions du journal. Notons
que   les   journaux   ne   comportent   pas   d’indications   sur   la   logique   qui   a   présidé   aux
recherches. Il n’est pas noté si les observations consignées quotidiennement ont un lien
entre elles, et si oui, quel est ce lien ; fait encore plus remarquable, on ne trouve nulle
part d’indication sur l’objet de la recherche. Si nous n’avions que ces cahiers, personne
– à l’exception peut-être de Frisch lui-même – ne pourrait reconstituer entièrement
l’intention qui a présidé à la mise en œuvre des processus que nous y découvrons. Cette
situation   ne   change   que   si   l’on   suit   le   chemin   tracé   par   les   numéros   rouges   des
expériences.
12 Le fonds d’archives de Frisch contient un dossier dont la couverture porte, écrite avec
le   même   crayon   rouge   que   nous   avons   déjà   rencontré,   l’inscription   « registre   des
numéros d’expérience », ainsi que la même inscription, mais en petits caractères et au
crayon noir, accompagnée de l’ajout « 1946 – 1950 » (en fait, les matériaux vont de 1944
à 1964)19. Le dossier contient environ cinquante feuilles volantes de dimensions proches
du format A4 qui sont toutes rédigées de manière identique. En haut, l’indication de la
date   constitue   le   titre ;   elle   est   complétée   à   partir   de   1946   par   l’indication   des

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« numéros de registre » ; en dessous, on trouve une liste en forme de tableau. À gauche
il y a quelques mots, le plus souvent soulignés, à droite des suites de chiffres. En tête de
la liasse se trouve le feuillet pour l’année 1944, où l’on trouve l’expérience 174 dès la
première   série   de   numéros ;   elle   porte   le   titre   « Expériences   d’alimentation   à
différentes distances et directions » (fig. 2)20. Rien de très spectaculaire en apparence.
Pourtant, il s’est produit quelque chose d’une importance considérable. Liées les unes
aux autres par le numéro d’expérience, les observations consignées quotidiennement
dans le journal d’observations sont regroupées, mises en relation, et surtout rapportées
à   un   thème   particulier,   ce   qui   crée   une   articulation   en   une   série   d’expériences
spécifiques. La question soulevée par la lecture du journal trouve ainsi sa réponse : les
observations   du   12 août   1944   font   partie   des   expériences   dans   lesquelles   on   faisait
varier la distance et/ou la direction de la source de nourriture.
 
Fig. 2

« Registre des numéros d’expérience » pour l’année 1944. En dessous du titre « Expériences
d’alimentation à différentes distances et directions », dans le premier bloc de chiffres, en troisième
position, le numéro de l’expérience 174 (Bibliothèque d’État de Bavière, collection des manuscrits, Ana
540, A.IV, 2)
Tous droits réservés © Bayerische Staatsbibliothek, Munich, & famille von Frisch

13 Avec   la   mise   en   place   d’un   registre   des   numéros   d’expérience,   les   observations   du
journal d’observations, dont le rapport qu’elles entretenaient entre elles et la finalité
n’étaient pas explicitées, prennent place dans une première structure de signification :
certaines   des   observations   quotidiennes   se   révèlent   être   des   expériences   sur   le
changement   de   distance   et/ou   de   direction,   celles   qui   figurent   dans   le   paragraphe
suivant   du   registre   des   numéros   sont   des   expériences   dans   lesquelles   la   glande   à
parfum a été obturée, celles du paragraphe suivant portent sur la « forme de la danse »,
etc. Il n’est pas possible de déterminer directement quand cette classification a été

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réalisée. Mais si l’on se souvient que la numérotation des expériences a été ajoutée a
posteriori dans le journal, l’idée s’impose que le but et le contexte du travail quotidien
n’ont été fixés que d’une manière récursive, dans et par la confection du registre. Cela
ne veut pas dire que pendant tout l’été 1944, Frisch a travaillé à l’aveuglette et sans but
précis.   Il   faut   bien   plutôt   considérer   qu’en   créant   un   registre   des   expériences,   il
transforme   une   démarche   implicite,   et   peut-être   aussi   intuitive,   en   un   système
expérimental   formulé   explicitement.   En   outre,   ce   registre   marque   aussi   une
réorientation durable dans la manière d’envisager les phénomènes observés.
14 C’est   ce   que   suggèrent   quelques   feuilles   volantes   placées   à   la   fin   du   cinquième   et
dernier   journal   d’observations   de   l’année   1944.   Frisch   y   revient   sur   une   série
d’observations qu’il a faites à partir d’août 1944. Se servant des notes prises dans le
journal,   il   reprend   la   position   des   sources   de   nourriture   et   des   deux   points
d’observation   sous   forme   d’une   esquisse   à   deux   dimensions,   il   y   ajoute   ensuite   les
distances   entre   chaque   point   et   le   nombre   d’abeilles   comptées   aux   postes
d’observation. Le feuillet du 12 août comporte un petit commentaire écrit à l’encre
dans la marge inférieure (fig. 3) : « Bien que le vent pousse l’odeur de la source de
nourriture   proche   vers   la   ruche,   il   vient   bien   moins   d’abeilles   que   dans   les   deux
premières expériences. L’huile ess.[entielle] seule ne peut donc être la cause du nombre
important   de   visites  à  la  source   de   nourriture   proche21. »   Certaines  inconséquences
dans   ces   notations22  suggèrent   que   la   pensée   est   encore   en   pleine   élaboration   au
moment   où   elle   est   mise   sur   le   papier.   De   toute   évidence,   l’appréhension   des
phénomènes observés connaît une réorientation. L’« huile ess.[entielle] seule », ou plus
exactement son « odeur » ne peut pas, dit Frisch, avoir provoqué la recherche d’une
source de nourriture par les abeilles. La note écrite au crayon papier au-dessus de ce
commentaire renforce encore cette considération : « Suggère une communication des
distances23. »
 

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Fig. 3

Esquisse sur feuille volante se rapportant à l’expérience n° 174, datant probablement de la fin


septembre ou du début octobre 1944 (Bibliothèque d’État de Bavière, collection des manuscrits,
Ana 540, A.III, 1944 V)
Tous droits réservés © Bayerische Staatsbibliothek, Munich, & famille von Frisch

15 Le fac-similé numérique ne permet pas de savoir dans quel ordre ces deux notes ont été
écrites. Mais il y a un autre indice chronologique tout aussi intéressant. Dans le coin
supérieur gauche de la feuille, un simple « V. 174 » est écrit au-dessus de la date du
« 12. VIII », elle-même suivie d’une mention servant de titre « Brunnw.[inkl] huile de
lavande   pratiquement   sans   vent »   (fig. 3).   L’esquisse   et   les   commentaires   qui
l’accompagnent sont donc postérieurs à la numérotation des expériences. En outre, les
feuillets   ont   été   placés   dans   le   dernier   journal   de   l’année   1944.   Ils   n’ont   donc
probablement pas été rédigés avant la fin de la période de recherche, soit octobre 1944.
Cela   confirme   l’idée   que   la   structure   de   significations   à   laquelle   Frisch   intègre   son
travail   est   postérieure   aux notes   faites   sur   le   terrain   –   elle   court   en   quelque   sorte
derrière elles. L’idée que les abeilles ont un « mot pour la distance », comme l’écrit Frisch
dans   son   autobiographie,   n’aurait   donc   acquis   son   importance   que   d’une   manière
progressive, à travers une série de notations successives.
16 Pour apprécier ce processus, on peut d’abord rappeler l’affirmation de Latour selon
laquelle le « paperwork » peut produire des phénomènes totalement nouveaux par une
recombinaison   et   une   synthèse   des   notes24.   Dans   les   grandes   lignes,   cela   vaut
certainement   pour   la   pratique   de   recherche   de   Frisch.   Toutefois,   il   me   semble   que
l’élément   déterminant   n’est   pas   tant   le   fait   que   quelque   chose   de   nouveau   prenne
forme au cours du travail « avec des papiers », que la relation que cet effet entretient
avec   les   notes.   Il   est   évident   que   tout   ce   qui   se   passe   est   causé   d’abord   par   le
déplacement de la source de nourriture, quelle qu’en soit la raison. Mais la manière
dont   Frisch   a   organisé   son   « paperwork »   confère   à   l’activité   de   recherche   un   effet

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d’après-coup. On peut aller jusqu’à dire qu’elle anticipe la venue de cette intelligence
d’après-coup dès le moment de la recherche. La succession du journal de travail, de la
numérotation   des   expériences   et   du   registre   des   expériences   constitue   ainsi   la
condition de possibilité d’un style de recherche dans lequel les observations effectuées
un jour donné suscitent les investigations du jour suivant, tandis que la structure de
signification proprement dite n’apparaît que dans l’élaboration ultérieure des données
stockées dans le journal.
17 Ce   processus   n’est   pas   linéaire :   le   feuillet   qu’on   vient   de   commenter   (fig. 3)   ne
témoigne   pas   vraiment   d’une   compréhension   plus   profonde   des   observations
consignées   dans   le   journal   d’observations.   Il   est   plutôt   le   témoin   d’un   moment   de
déstabilisation,   au   sein   duquel,   d’une   manière   plutôt   hésitante   et   quelque   peu
chaotique,   se   fait   jour   un   changement   fondamental   dans   la   compréhension   des
événements. Contrairement à ce que Frisch supposait dès les années vingt 25, l’odeur des
fleurs paraissait ne pas jouer le premier rôle dans la transmission des informations à
l’intérieur de la ruche. De même, le registre des numéros d’expérience ne fournit pas
une théorie complètement élaborée des phénomènes étudiés, mais il dresse la liste des
catégories   sous   lesquelles   les   travaux   de   l’année   1944   seront   identifiés   désormais
comme   des   expériences.   Chacun   des   mots-clés   placés   devant   les   blocs   de   nombres
représente   lui   aussi   des   potentialités.   La   question   reste   ouverte   de   savoir   si   le
regroupement   des   expériences   sous   les   mots-clés   « distance »   et   « direction »,
« obturation de la glande à parfum », « forme de la danse pour le proche et pour le
lointain » ou, plus bas, « réponse à la forme de danse ronde » (fig. 2) acquiert un sens
stable26.
 
Trouver des questions
18 Le fonds d’archives de Frisch est particulièrement riche. En plus des documents déjà
mentionnés,   il   contient   de   très   nombreuses   correspondances,   des   manuscrits   de
conférence,   quelques   photos   et   une   série   de   plus   de   trente   recueils   d’extraits.   Ces
derniers   sont   regroupés   par   thème,   ainsi   « sens   de   la   lumière   et   des   couleurs »,
« biologie » ou « abeilles », et leur consultation est facilitée par un index. Ces extraits
ont une caractéristique remarquable : qu’il ait seulement noté un détail ou recopié un
extrait de grandes dimensions, Frisch ne fait généralement ni commentaire (qu’il soit
positif ou négatif) ni allusion à un rapport avec ses recherches en cours. Bien sûr, les
domaines d’activité principaux de Frisch se reflètent dans le classement thématique.
Cependant,   les   extraits   ne   fournissent   aucun   indice   direct   quant   à   l’existence   d’un
« filtre   de   lecture »   supplémentaire,   plus   fin,   qui   présiderait   aux   choix
bibliographiques. Comme pour les notes recueillies dans le journal d’observations, rien
n’indique quels intérêts particuliers ont présidé au choix des extraits, ni même si un tel
intérêt associé à un objet de recherche concret existe.
19 Globalement, il semble que Frisch ait soigneusement veillé à préserver la séparation des
différents aspects de son travail telle qu’elle se manifeste dans les différentes séries
d’enregistrements   (journaux   de   travail,   registre   des   numéros   d’expérience,   recueil
d’extraits). Un élément appelé « Thèmes » dans le catalogue du fonds le suggère. Le
titre est particulièrement intéressant si l’on se souvient que dans tous les documents
directement liés à sa pratique de la recherche, Frisch ne parle jamais de ses idées ou des
intentions qui le guident. Or, ce titre correspond, non pas à un de ces cahiers d’écolier

Genesis, 36 | 2013
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si   souvent   utilisés   par   Frisch,   mais   à   un   gros   classeur   contenant   une   quantité
impressionnante de petits morceaux de papier couverts d’écriture. Le plus souvent, ce
sont des fragments soigneusement découpés dans des feuilles de papier à lettre, des
manuscrits, des pages de cahier, mais c’est aussi le verso de vieilles cartes de visite, ou
parfois une page de correspondance. Voici quatre exemples tirés de cette masse de plus
de   deux   cents   billets :   « Tr.[avail]   d’admission   au   diplôme   ou   de   doctorat.   L’organe
vocal des abeilles d’eau », « Est-ce que les poissons marins perçoivent le goût salé ?
(dressage ?) », « Dans la volière du nouvel institut : est-ce que des charges apparaissent
sur   le   plumage   des   oiseaux ?   év.[entuellement]   pendant   le   vol ?   chez   des oiseaux
apprivoisés, par ex. des perruches », « Sujet pour un tr.[avail] d’admission au diplôme :
Marquer les abeilles en extérieur et voir si ce sont toujours les mêmes abeilles qui vont
sur la même fleur, de telle sorte que, comme le facteur relevant le courrier, chaque
abeille   aurait   son   propre   itinéraire,   qui   pourrait   ne   pas   être   très   long.   Essayer   de
déterminer totalement cet itinéraire27 ».
20 En   définitive,   c’est   donc   ici,   dans   cette   pile   de   petits   papiers,   qu’apparaît   ce   qu’on
cherche   vainement   partout   ailleurs :   des   plans,   des   intentions,   des   hypothèses
griffonnées en quelques mots. Mais ce qui est caractéristique, c’est qu’il s’agit d’une
réserve de thèmes non ordonnés. En lieu et place d’une cohérence, on serait tenté de
dire,   d’une   épistémè,   on   rencontre   un   capharnaüm   de   questions.   Bien   sûr,   cela
correspond sur le plan institutionnel aux besoins d’un professeur d’université qui doit
distribuer   des   sujets   de   thèse.   Mais   par-delà   cette   donnée   factuelle,   ce   réservoir
thématique   reproduit   une   caractéristique   de   tous   les   recueils   de   notes   de   Frisch.
Beaucoup de ces billets renvoient à des références bibliographiques ou à des extraits de
publications, d’autres paraissent être des notes à usage personnel. Au fond, on pourrait
parler de trouvailles et d’idées qui viennent à Frisch en passant et qui dépendent du
contexte : à l’occasion d’une lecture, dans la vie quotidienne (les abeilles et le facteur),
ou au vu des ressources disponibles (les volières du nouvel institut). L’enjeu de cette
collection serait le fait lui-même de collectionner, bien plus que les thèmes recueillis –
à propos desquels on est presque tenté de parler d’épluchures… En d’autres termes,
même la « découverte de thèmes » prend place chez Frisch au sein d’une série de notes
qui certes renvoie partiellement aux recueils d’extraits, mais dont l’ensemble ne fait
pas apparaître une organisation cohérente au niveau du contenu. Les « thèmes » ne sont
pas des aspects d’un programme de recherche d’ensemble – du moins, ce n’est pas ainsi
qu’ils ont été organisés par Frisch. Quant à savoir si toutes les questions soulevées ont
été abordées, le problème reste ouvert. L’économie générale d’une telle réserve suggère
plutôt qu’il s’agit d’un résidu de questions qui n’ont pas été traitées. Les notices portant
des sujets effectivement exploités ont probablement été retirées.
 
Une écriture tournée vers l’avant
21 Tout   bien   considéré,   on   trouve   simultanément   chez   Frisch   une   importante
programmation   de   l’usage   du   crayon   et   du   papier   et   une   sous-détermination
remarquable   du   contenu   concret   des   annotations.   L’organisation   de   « l’activité
d’écriture » laisse largement ouverte la finalité des annotations. On peut dire aussi que
par elle, la structure de signification ne se met en place que d’une manière progressive,
dans et par la succession des annotations. À l’instant où la note est rédigée, aucun choix
n’a encore été fait sur le moment où les thèmes notés seront étudiés ou sur la personne

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228

qui mènera l’étude. Les extraits tirés de la littérature ne paraissent pas fonctionner
comme des références ou des suggestions pour la recherche en cours. C’est seulement
lorsque l’exploitation des journaux de travail est rendue possible par les registres des
numéros   d’expériences   que   se   forme   un   système   de   catégories   qui   permet
d’appréhender   les   observations   consignées   comme   des   « observations   de   quelque
chose ». Dans un de ses Cahiers, Paul Valéry a noté la pensée suivante : « Je n’arrive pas
à ce que j’écris, mais j’écris ce qui conduit – où ?28 » Cette phrase énonce en quelque
sorte la règle utilisée par Frisch. Chez Frisch, contrairement aux apparences et bien que
ce soit en même temps aussi le cas, « écrire quelque chose » (Roland Barthes) ne signifie
pas simplement mettre une chose sur le papier. C’est d’abord écrire vers l’avant, vers
l’avenir, et en présupposant qu’il y aura d’autres phases de travail. À la différence de ce
qu’écrit Valéry, il semble toutefois que chez Frisch, ce ne soit pas tant l’écriture que la
reprise du déjà écrit qui ouvre la voie vers l’avenir.
22 Anouk   Barberousse   a   caractérisé   les   griffonnages   que   les   chercheurs   produisent   si
souvent   dans   leur   travail   comme   des   « raisonnements   en   acte 29 ».   Dans   le   fonds
d’archives   de   Frisch,   ces   griffonnages   sont presque   totalement   absents.   La   série   de
feuilles   volantes   évoquée   plus   haut,   dans   laquelle   il   reprend   à   l’automne   1944   les
observations qu’il a faites à partir du mois d’août de la même année (fig. 3), constitue
plutôt une exception. Surtout, elles sont elles aussi prises dans un mouvement récursif.
Ce qui est noté, ce n’est pas ce qui se passe au moment présent mais ce qui s’est déroulé
plusieurs semaines auparavant. Pour décrire la pratique de recherche de Frisch, on
pourrait donc dire qu’il raisonne en assemblant et en reprenant de l’écrit. « Où cela
conduit » pour reprendre Valéry, cela reste réellement ouvert, mais est en même temps
contraint par sa place dans l’organisation des enregistrements et leur enchaînement.
Dans   ce   sens   spécifique,   écrire   est   ici   un   instrument   de   recherche,  c’est-à-dire   une
procédure   non   matérielle   qui   consiste   fondamentalement   à   différer   de   manière
planifiée   des   significations   et   des   intentions.   Cette   procédure   n’a   pas   de   nom
particulier,   elle   ne   fait   pas   partie   des   procédures   collectives   comme   les   listes,   les
diagrammes,   les   annotations   ou   les   synopsis.   Elle   est   sans   doute   difficilement
dissociable   de la personne  de  Frisch, et  il  n’est  même  pas  certain  qu’il l’ait  perçue
explicitement   comme   procédure.   Cependant,   on   peut   l’appréhender   analytiquement
comme une régularité qui produit des effets spécifiques – elle comporte donc les traits
distinctifs   qui   caractérisent   toute   procédure.   En   sciences   (mais   pas   seulement   en
sciences), l’écriture possède une réalité propre. Elle ne se résout pas dans l’activité de
pensée ; on ne peut non plus la réduire à sa fonction de stockage. C’est cette réalité qu’il
convient d’étudier – on peut, pour y parvenir, utiliser la notion de procédure comme
une sonde lancée dans les fonds manuscrits.

NOTES
1. Roland Barthes, « Écrire, verbe intransitif ? » (1970), dans  Le Bruissement de la langue. Essais
critiques IV, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 21-31, ici p. 28. Mes remarques valent également pour

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les sciences humaines et sociales,  où  les chercheurs écrivent  sans  arrêt  mais où nul ne  dira


spontanément que l’écriture constitue le cœur de son travail.
2. Voir Bruno Latour, « Drawing Things Together », dans Michael Lynch et Steve Woolgar (dir.),
Representation in Scientific Practice, Cambridge (Mass.)/London, MIT Press, 1990, p. 19-68, ici p. 21
sq.
3.  Voir   Karin   Knorr   Cetina,   The Manufacture of Knowledge. An Essay on the Constructivist and
Contextual Nature of Science, Oxford/New York, Pergamon Press, 1981, chap. V ; ainsi que Frederic
Holmes, dans Scientific Writing and Scientific Discovery, ISIS, n° 78, 1987, p. 220-235.
4.  Voir   Hans-Jörg   Rheinberger,   Experimentalsysteme und epistemische Dinge. Eine Geschichte der
Proteinsynthese im Reagenzglas, Göttingen, Wallstein Verlag, 2001, p. 195.
5.  Voir   Rüdiger   Campe,   « Die   Schreibszene.   Schreiben »,   dans   Paradoxien, Dissonanzen,
Zusammenbrüche. Situationen offener Epistemologie, Hrsg. von Hans Ulrich Gumbrecht und K. Ludwig
Pfeiffer, Frankfurt/Main, Suhrkamp, 1991, p. 759-772.
6. Voir Bruno Latour, Drawing things together, art. cit., p. 52-60.
7. Voir Ursula Klein, « Paper Tools in Experimental Cultures – The Case of Berzelian Formulas »,
Studies in History and Philosophy of Science, n° 32, 2001, p. 265-312.
8. Voir Christoph Hoffmann, « Schreiben als Verfahren der Forschung », dans Michael Gamper
(Hg.),   Experiment und Literatur: Themen, Methoden, Theorien,   Göttingen,   Wallstein   Verlag,   2010,
p. 181-207.
9.  Voir   Jack   Goody,   The Domestication of the Savage Mind,   Cambridge/New York,   Cambridge
University Press, 1977, ici p. 74-111.
10. Voir Tania Munz, « The Bee Battles: Karl von Frisch, Adrian Wenner, and the Honey Bee
Dance Language Controversy », Journal of the History of Biology, n° 38 (2005), p. 535-570 ; ainsi que
The Dancing Bees. Karl von Frisch, the Honeybee Dance Language, and the Sciences of Communication,
Chicago (parution automne 2013).
11. Karl von Frisch, « Über die “Sprache” der Bienen. Eine tierpsychologische Untersuchung »,
Zoologische Jahrbücher: Abteilung für allgemeine Zoologie und Physiologie der Tiere,   n° 40,   1923,
p. 1-186.
12.  Fonds   Karl   von   Frisch,   Ana   540,   A   III,   1944   III,   Bayerische   Staatsbibliothek   München,
collection de manuscrits.
13. Karl von Frisch, Mémoires d’un biologiste. Le professeur des abeilles (1973), trad. Michel Martin et
Jean-Paul Guiot, Paris, Belin, 1987 (3e éd,), p. 175.
14. Voir Karl von Frisch,  Tanzsprache und Orientierung der Bienen, Berlin/Heidelberg/New York,
Springer Verlag, 1965.
15. Voir fonds Karl von Frisch, Ana 540, A III, 1944 III, f° 12 v°-13 r°.
16.  Odile   Welfelé,   « Organiser   le   désordre :   usages   du   cahier   de   laboratoire   en   physique
contemporaine », Alliage, n° 37/38, 1998-1999, p. 25-41, p. 32.
17.  Hans-Jörg   Rheinberger,   « Scripts   and   Scribbles »,   Modern Language Notes,   n° 118,   2003,
p. 622-636, ici p. 625.
18. Voir Fonds Karl von Frisch, Ana 540, A III, 1944 III, couverture.
19. Fonds Karl von Frisch, Ana 540, A IV, 2, couverture, Bayerische Staatsbibliothek München,
collection de manuscrits.
20. Ibid., folios non numérotés, [Versuchsnummernprotokoll für das Jahr 1944, première feuille].
21.  Fonds   Karl   von   Frisch,   Ana   540,   A III,   1944 V,   feuilles   intercalées,   f° 3 r°,   Bayerische
Staatsbibliothek München, collection de manuscrits.
22. Ainsi, Frisch écrit « source de nourriture » (Futterplatz) au lieu de « poste d’observation »
(Beobachtungsplatz). De même, le texte se contredit d’une phrase à l’autre : il dit d’abord que
moins d’abeilles viennent à la source de nourriture proche (poste d’observation), puis il souligne
le grand nombre de visites à cette même source de nourriture proche.
23. Fonds Karl von Frisch, Ana 540, A III, 1944 V (Anm. 22), feuilles intercalées, f° 3 r°.

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24. Voir Latour, « Drawing Things Together », art. cit., p. 60.
25. Voir von Frisch, « Über die “Sprache” der Bienen », art. cit., p. 174. À cette époque, Frisch
suppose par ailleurs que les abeilles ne portent pas seulement l’odeur des fleurs dans la ruche
mais marquent aussi la source de nourriture avec leur propre organe odorant.
26. Fonds Karl von Frisch, Ana 540, A IV, 2, folios non numérotés [Versuchsnummernprotokoll für
das Jahr 1944, première feuille].
27. Fonds Karl von Frisch, Ana 540, A VII, 37, folios non numérotés, Bayerische Staatsbibliothek
München, collection de manuscrits.
28.  Paul   Valéry,   Cahiers,   édition   établie,   présentée   et   annotée   par   Judith   Robinson,   Paris,
Gallimard, 1973, vol. I, p. 7.
29. Anouk Barberousse, « Dessiner, calculer, transmettre : écriture et création scientifique chez
Pierre-Gilles de Gennes », Genesis, n° 20, « Écriture scientifique », 2003, p. 145-162, ici p. 155.

RÉSUMÉS
Écrire est l’une des activités les plus ordinaires des savants. Je me propose de considérer le rôle
que peuvent jouer les notes dans le processus de recherche en étudiant les travaux du zoologiste
autrichien Karl von Frisch (1886-1982), dont la définition de la « danse des abeilles » n’a en rien
perdu de son actualité. Ce sont les données obtenues en été 1944 qui ont amené von Frisch à
modifier sensiblement sa conception du langage des abeilles. Cette rupture conceptionnelle ne
s’est produite, cependant, que dans (et par) la transformation de notes copiées et réécrites à
partir de notes prises lors de l’observation des abeilles. Von Frisch semble donc s’être servi de
l’écriture pour déterminer après coup la signification concrète demeurée indéterminée dans des
notes produites antérieurement. Cet exemple illustre d’une façon plus générale que l’écrit (du
relevé   d’observations   à   l’ébauche   ultime   d’une   publication)   constitue   l’un   des   instruments
associés à la genèse de la connaissance scientifique.

Writing is one of the most ordinary activities of scientists. I will evaluate the role that notes play
in   the   research   process   by   studying   the   works   of   the   Austrian   zoologist   Karl   von   Frisch
(1886-1982), whose definition of “bees’ dance” is as topical as ever. It is this data obtained during
the summer of 1944 that led von Frisch to considerably modify his ideas about bees’language.
However, this conceptual breakthrough was made possible only by the transformation of notes
copied and rewritten from notes taken down during the observation of bees. It thus seems that
Von Frisch used writing to determine after the fact the concrete significance that had remained
indeterminate in the previous notes he had taken. This example illustrates in a more general way
that writing (from observation notes to the final draft for publication) constitute one of the
instruments associated with the genesis of scientific knowledge.

Schreiben   gehört   auch   in  den   Naturwissenschaften  zu   den  alltäglichsten   Beschäftigungen.   In


diesem   Aufsatz   möchte   ich   überlegen,   welche   Rolle   schriftliche   Aufzeichnungen   im
Forschungsprozess spielen können. Ich beziehe mich dafür auf Arbeiten des österreichischen
Zoologen Karl von Frisch (1886-1982), dessen Studien zur „Tanzsprache der Bienen“ bis heute
wegweisend sind. Im Mittelpunkt steht eine Beobachtung von Frischs im Sommer 1944, die seine
Vorstellungen über die Kommunikation bei Bienen erheblich verändern sollte. Wie ich zeigen
möchte, gewinnt diese Beobachtung ihren Charakter als Einschnitt erst im Ablauf verschiedener

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Auf- und Abschreibeoperationen. Grundsätzlich scheint von Frisch Schreiben als ein Verfahren
gebraucht   zu   haben,   mit   dem   die   konkrete   Bedeutung   des   Aufgezeichneten   zunächst   offen
gelassen   und   erst   im   Rückgriff   näher   fixiert   wird.   Das   Beispiel   macht   allgemeiner   darauf
aufmerksam, dass schriftliche Aufzeichnungen, vom Beobachtungsjournal bis zum Entwurf einer
Publikation, als Instrument unter anderen Instrumenten an der Formierung wissenschaftlicher
Erkenntnisse beteiligt sind.

Escribir es una de las actividades más corrientes del investigador. Me propongo estudiar el papel
que pueden desempeñar las notas en el proceso de investigación, estudiando los trabajos del
zoólogo austríaco Karl von Frisch (1886-1982), cuya definición de la “danza de las abejas” no ha
perdido nada de actualidad. Los conocimientos adquiridos durante el verano de 1944, condujeron
a von Frisch a modificar sensiblemente su concepción del lenguaje de las abejas. Esta ruptura
conceptual se produjo, no obstante, en (y a través de) la transformación de las notas copiadas y
reescritas a partir de la notas tomadas durante la observación de las abejas. Parece pues que von
Frisch se sirvió de la escritura para determinar a posteriori la significación concreta que había
permanecido indeterminada en las notas tomadas precedentemente. Este ejemplo ilustra de una
manera más general el hecho de que la escritura (desde el registro de observaciones hasta los
esbozos últimos de una publicación) constituye uno de los instrumentos asociados a la génesis del
conocimiento científico.

Scrivere è una delle più naturali attività degli studiosi. Si propone, qui, la considerazione del
ruolo che nel processo di ricerca possono acquisire le note, studiando il lavoro dello zoologo
austriaco Karl von Frisch (1886-1982), la cui definizione della “danse des abeilles” rimane attuale.
L’attenzione si concentra su un’osservazione di von Frisch, dell’estate del 1944, che lo avrebbe
obbligato   a   mutare   sensibilmente   le   sue   idee   intorno   al   linguaggio   delle   api.   Questo   strappo
concettuale si è, tuttavia, verificato nell’atto di copiare e riscrivere, modificandole, delle note
prese durante l’osservazione delle api. Von Frisch sembra così essersi servito della scrittura per
determinare in un secondo tempo il significato concreto, rimasto peraltro indefinito nelle note
precedentemente prodotte. Questo esempio chiarisce, in senso più generale, come la scrittura
(dalla fase di registrazione delle osservazioni al progetto definitivo di una pubblicazione) sia uno
degli strumenti connessi alla genesi della conoscenza scientifica.

A escrita é uma das actividades mais comuns dos cientistas. Proponho-me considerar o papel dos
apontamentos no processo de investigação, estudando os trabalhos do zoólogo austríaco Karl von
Frisch (1886-1982), cuja definição da “dança das abelhas” não perdeu a actualidade. Foram dados
obtidos no verão de 1944 o permitiram a von Frisch alterar significativamente a sua concepção da
linguagem das abelhas. Esta mudança de ideias ocorreu durante (e por causa de) a transformação
de   apontamentos   copiados   e   reescritos   a   partir   de   notas   tomadas   durante   a   observação   das
abelhas.   Von   Frisch   parece   ter-se   servido   dessa   reescrita   para   determinar,   a   posteriori,   o
significado   concreto   que   ficara   impreciso   na   tomada   inicial   dos   apontamentos.   Este   exemplo
mostra de modo mais geral que a escrita (desde o registo de observações ao projecto final de
publicação) é um instrumento pertinente na génese do conhecimento científico.

INDEX
Mots-clés : Von Frisch Karl, notes, zoologie, écriture scientifique

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AUTEURS
CHRISTOPH HOFFMANN
CHRISTOPH HOFFMANN est professeur d’épistémologie (Wissenschaftsforschnung) à l’Université de

Lucerne. Parmi les thématiques de ses recherches, on retiendra le rôle tenu par l’écrire dans les
sciences ainsi que l’expérimentation animale au XXe siècle. Publications concernant ces contextes
de recherche : Christoph Hoffmann (dir.), Daten sichern. Schreiben und Zeichnen als Verfahren der
Aufzeichnung, Berlin, Diaphanes, 2008 ; « Processes on Paper : Writing Procedures as non-material
research devices », Science in Context, vol. 26, 2013, no 2 ; « The ruin of a book : Jean André de Luc’s
“Recherches sur les modifications de l’atmosphère” (1772) », Modern Language Notes, vol. 118,
2003, p. 586-602.
christoph.hoffmann[arobase]unilu.ch

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Chroniques II

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Chroniques II

Comptes rendus d'ouvrages

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Claire Doquet, L’Écriture débutante.
Pratiques scripturales à l’école
élémentaire, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2011,
231 p.
Julie Lefebvre

RÉFÉRENCE
Claire Doquet, L’Écriture débutante. Pratiques scripturales à l’école élémentaire, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2011, 231 p.

1 Dans L’Écriture débutante. Pratiques scripturales à l’école élémentaire, Claire Doquet propose


une   exploration   des   mécanismes   scripturaux   à   l’œuvre   dans   l’activité   des   jeunes
scripteurs   débutants.   Fruit   de   l’observation   de   productions   d’écritures   scolaires
réalisées sur traitement de texte et reconstituées en temps réel grâce au logiciel Genèse
du texte,   cet   ouvrage   se   situe   explicitement   dans   la   lignée   des   travaux   sur   les
« brouillons   d’écoliers »,   lieux   de   rencontre   entre   la   génétique   textuelle   et   la
didactique. Si comme dans Les Brouillons d’écoliers ou l’entrée dans l’écriture (Grenoble,
Ceditel/L’atelier du texte, 1990), étude de Claudine Fabre inaugurale en la matière, il
s’agit d’analyser l’écriture d’élèves en classe à l’aide d’outils construits pour l’étude de
manuscrits littéraires – déplacement qui pose la question de la prise en compte des
genres discursifs en génétique textuelle et, au-delà, de la validité des notions que se
donne ce champ de réflexion pour étudier la production écrite –, le travail de C. Doquet
pousse plus avant la rencontre entre écriture littéraire et écriture scolaire en la plaçant
sur le terrain du rapport à la langue des sujets écrivants, et provoque un deuxième
déplacement, en proposant d’analyser l’écriture restituée « en temps réel » avec les
outils élaborés pour l’étude de brouillons manuscrits.

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2 Résolument   ancrée   dans   une   linguistique   de   l’énonciation   se   référant   aux   écrits


d’E. Benveniste,   cette étude   repose   sur   un   postulat   fort,   à   rebours   des   modèles
psychologiques de l’écriture dominants. Tout énoncé, qu’il émane d’un élève débutant
comme d’un écrivain chevronné, est ainsi considéré comme un lieu de mise en relation
et de confrontation de l’énonciateur avec la langue, cette activité le constituant comme
sujet – sujet écrivant en l’occurrence. Précisons à cet égard, comme l’auteur le rappelle
à plusieurs reprises, qu’il n’est pas question de nier par là les différences entre textes
d’élèves et textes d’écrivains, mais plutôt de les situer sur un arrière-plan commun
dans   lequel   la   langue,   loin   d’apparaître   comme   un   instrument   de   communication
extérieur au sujet, en constitue le point central.
3 Les différentes opérations d’écriture à l’œuvre dans la production de textes scolaires,
ne sont ainsi pas perçues comme traces d’une correction ou d’un mieux dire où la
langue est considérée comme en adéquation ou non avec des contraintes externes, mais
elles   sont   reçues,   à   l’instar   des   ratures   littéraires,   comme   la   manifestation   d’une
interrogation   singulière   et   créative   où   la   langue   est   un   partenaire.   L’étude   des
associations des pauses et des ratures, conçus comme indicatrices d’une interrogation
(méta)scripturale, donne lieu à des analyses fines du « tâtonnement scriptural »
différemment   à   l’œuvre   chez   les   élèves   dont   les   productions   sont   réunies   dans   le
corpus. Elle montre également comment, en fonction du type de texte travaillé (en
l’occurrence, texte narratif-narration de vécu, texte informatif et argumentatif, texte
narratif d’invention), ces jeunes scripteurs modulent leur inscription dans les deux
grands modes – ou trajets – d’écriture mis en évidence dans le corpus : le mode « de la
récurrence », dans lequel l’activité de révision est déterminante, et qui se caractérise
par un travail constant dans le déjà écrit ainsi que par la concomitance de plusieurs
niveaux   de   préoccupations   scripturales ;   et   le   mode   « de   l’accumulation »,   qui   fait
apparaître   des   étapes   successives   dans   l’écriture   d’un   texte   et   où   l’activité   de
planification semble jouer un rôle décisif.
4 Parallèlement à ce travail d’analyse génétique des textes, la nature du corpus – des
écritures   sur   traitement   de   texte   reconstituées   en   temps   réel   –   amène   C. Doquet   à
envisager les incidences de ce nouveau médium sur l’activité d’écriture et à aborder les
problèmes qui se posent au généticien du texte dès lors qu’il dispose, pour l’analyse des
processus d’écriture, de la dimension du temps absente des manuscrits papier. Le logiciel
choisi pour le recueil des données, Genèse du texte (produit en 1993 par l’Association
française pour la lecture) enregistre en effet non seulement le texte produit lors de
l’activité d’écriture, mais aussi la totalité des opérations d’écriture qui y ont conduit et
l’ensemble   des   informations   spatio-temporelles   relatives   à   ces   opérations.   Est   ainsi
livré à l’analyse un matériau se distinguant par son exactitude et par son exhaustivité
du point de vue des caractéristiques temporelles de l’écriture.
5 Si   une   des   tâches   du   généticien   qui   étudie   des   manuscrits   est   de   reconstituer   une
chronologie de l’écriture à partir des propriétés matérielles et spatiales du document
papier, rien de tel donc avec ce type de corpus qui fournit d’emblée la chronologie de
l’écriture,   et   renseigne   également   sur   l’ensemble   des   pauses   et   sur   le   rythme   des
opérations. Précieuse et ouvrant sur des aspects jusqu’alors difficilement saisissables de
l’écriture (ainsi de la notion de « tempo » de l’écriture), l’exhaustivité temporelle de ce
matériau ne va cependant pas sans soulever de problèmes, le premier, dans l’ordre de
l’analyse, étant celui auquel se heurte le généticien lors de la phase de transcription. Il
s’agit en effet de représenter des données – le film d’une écriture – convoquant trois

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dimensions   sur   un   espace   plan   à   deux   dimensions.   C. Doquet   fait   le   choix   d’une
transcription de type chronologique dans laquelle les différentes opérations d’écriture
sont énumérées dans l’ordre où elles ont eu lieu. Cette énumération, qui permet de
« stabiliser »   le   corpus,   autorise   l’étude   de   phénomènes   dont   l’enchaînement   dans
l’écriture en acte gêne la perception.
6 Corollairement,   dans   la   mesure   où   il   convient   alors   de   nommer   les   événements
observés et de les interpréter, c’est l’utilisation, pour l’analyse d’écritures « en temps
réel », des descripteurs de base de toute écriture élaborés à partir des manuscrits qui
est   questionnée,   ainsi  des  paires   variante   de   lecture/variante   d’écriture   et   variante
libre/variante liée, et des notions d’ajout et de remplacement sur lesquelles nous nous
arrêterons plus particulièrement ici.
7 Pertinente et primordiale pour le généticien qui distingue sur le manuscrit un texte
central de ses entours – lieux d’interventions qui viennent moduler le texte déjà-là –, la
catégorie   de   l’ajout   apparaît   en   revanche   comme   non   opératoire   dans   l’étude   des
reconstitutions   d’écriture   sur   traitement   de   texte.   Les   modifications   se   fondant
instantanément dans le déjà écrit, la notion même de texte de base est annulée et
l’opération   d’ajout   se   dilue   dans   le   flot   des   opérations   d’inscription   de   texte.   Les
éléments   « nouveaux   dans   l’écrit »   sont   alors   distingués   selon   leur   contexte
d’apparition : s’ils se situent en début d’écriture ou en continuation du déjà écrit, on
parle d’inscription ; s’ils apparaissent dans un contexte écrit déjà existant, l’opération
est qualifiée d’insertion.
8 Le travail sur un corpus d’écriture en temps réel permet également d’affiner certaines
catégories, comme c’est le cas avec le remplacement. La connaissance de l’inscription
temporelle exacte des opérations d’écriture autorise ainsi à distinguer le remplacement
instantané – lorsqu’un segment textuel est supprimé et instantanément remplacé par un
autre – du remplacement en deux temps – lorsque le déplacement du curseur et/ou une
opération d’écriture interviennent entre la suppression du remplacé et l’inscription du
remplaçant. Ces deux modes de remplacement qui, ayant la même conséquence – la
substitution d’un élément à un autre –, ne peuvent être décelés sur un manuscrit, sont
donc rendus visibles à la faveur d’un matériau qui restitue un trajet d’écriture dans son
intégralité.
9 Pour être encore à ses débuts – notamment du fait de la « lourdeur » d’utilisation des
outils   et   logiciels   de   saisie   et   de   transcription   des   données   –,   l’analyse   génétique
d’écriture restituée en temps réel apparaît ainsi comme un lieu vif de réflexions et de
débats   dont   la   communauté   des   généticiens   ne   peut   faire   l’économie.   Le   présent
ouvrage y contribue.

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Multilinguisme et créativité littéraire,


dir. Olga Anokhina, Louvain-la-
Neuve, Academia/L’Harmattan,
coll. « Au cœur des textes, n° 20 »,
2012, 184 p.
Sabine Pétillon

RÉFÉRENCE
Multilinguisme et créativité littéraire, dir. Olga Anokhina, Louvain-la-Neuve, Academia/
L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes, n° 20 », 2012, 184 p.

1 Comme le souligne Olga Anokhina dans son propos introductif, le multilinguisme se
définit   comme   la   pratique   de   plusieurs   langues   à   la   fois   –   la   configuration   la   plus
usuelle étant celle du bilinguisme qui, lorsqu’il est parfait, permet l’usage d’une langue
ou d’une autre indifféremment et surtout sans « mixage » (mélange). Cette excellence
dans l’usage de plusieurs langues, les unes étant parfaitement étanches aux autres, est
une   marque   de   maîtrise   indiscutable.   Cependant,   il   existe   des   situations   où,   au
contraire, l’usage concomitant de plusieurs langues peut être à l’origine d’une forme
extrêmement riche et variée de création.
2 En effet, et c’est l’objet de ce volume, le mélange de ces langues parfaitement maîtrisées
constitue   véritablement   un   médium   créatif   de   premier   ordre   si   l’on   observe   les
manuscrits d’écrivains. Ces manuscrits multilingues permettent aux écrivains d’user
d’un   système   lorsqu’un   autre   se   trouve   défaillant :   ce   que   l’un   ne   permet   pas   de
formuler,   un   autre   le   pourra.   C’est   ainsi   que,   dans   les   manuscrits   de   travail   des
écrivains, l’on peut observer une langue-support investie, pour ne pas dire envahie, par
une autre : au plan du lexique, des constructions grammaticales/syntaxe – et du style –
ainsi,   cette   interaction   linguistique   constitue   une   source   inégalable   de   créativité

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239

langagière et littéraire. Et c’est ce que montrent les carnets, les plans, les brouillons : le
lecteur   s’imagine   ne   lire   qu’une   langue   alors   même   qu’il   en   lit   plusieurs :  celle   qui
apparaît   sur   le   papier   étant   nourrie,   imprégnée,   influencée   par   d’autres.   On   l’aura
compris, cet ouvrage nous plonge pleinement dans le vif de la création littéraire et
tente d’éclairer – via le multilinguisme – le mystère de l’invention !
3 L’ouvrage  se  structure  en trois parties.  La première  évoque  les  écrivains entre deux
langues : entre le russe et le français, le russe et l’anglais, l’italien et le latin – traversée
par deux langues, l’écriture s’en trouve comme revigorée, démultipliée. Une seconde
étape – polyphonique – s’attache notamment à la description de la présence de lexiques
étrangers dans le processus créateur. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage évoque la
question délicate de la traduction et de la cohabitation, au moment même d’écrire,
entre plusieurs langues.
4 C’est   avec   l’article   d’Olga   Anokhina   que   s’ouvre   la   première   partie :   « Le   rôle   du
multilinguisme   dans   l’activité   créative   de   Vladimir   Nabokov »   (p. 15-25).   L’auteur
souligne   ici   que   dans   les   cartes   postales   ou   les   notes   de   Nabokov,   le   mélange   des
langues domine (anglais, russe, français), ce qui est moins le cas dans la fiction. Pour ce
qui est des traductions, Nabokov traduisait lui-même ses œuvres en russe, mais faisait
appel   à   des traducteurs   pour   ses   œuvres   à   traduire   en   anglais.   Sur   ces   dernières
traductions,   l’écrivain   se   laissait   tout   le   loisir   de   retoucher   les   traductions   qu’il
considérait finalement comme un premier jet. L’usage de telle ou telle langue peut être
orienté par le genre textuel. L’étude de Caroline Béranger, « Écrits français de Marina
Tsvetaeva »   (p. 27-29),   démontre   comment   la   poétesse   M. Tsvetaeva   a   tenté   de
transposer   en   langue   française   une   partie   des   unités   lexicales   et   des   constructions
syntaxiques propres au russe. Mais le transfert de ces configurations s’est avéré, aux
yeux de l’auteur, un échec qui a pu la conduire à cesser cette écriture poétique à deux
langues. L’article de Marina Giaveri, « Entre le latin et l’italien : entre la philologie et la
critique »   (p. 41-54),   s’attache   à   décrire   les   mécanismes   créatifs   de   Pétrarque
(1304-1374), tels que l’on peut les observer à la bibliothèque du Vatican : on peut voir
l’écrivain osciller sans cesse entre l’italien et le latin – ce dernier servant notamment
aux   notes   marginales   d’autocorrection.   Dans   son   « Étude   de   manuscrits   malgaches
bilingues de J.-J. Rabearivelo » (p. 55-65), Claire Riffard montre que l’auteur a choisi de
respecter le système linguistique de chaque langue – le français et le malgache – tout en
écrivant ses poèmes à la fois dans une langue et dans l’autre. Les deux textes de poèmes
évoluant, l’un à côté de l’autre, les structures et le lexique d’une langue pouvaient
pénétrer, au cours du processus, l’autre langue, dans un va-et-vient réciproque. Dans
« Pratiques   et   fonctions   du   multilinguisme   dans   les   journaux   russes   rédigés   en
français » (fin  XVIIIe-fin  XIXe) (p. 67-82), Catherine Viollet montre comment les jeunes
diaristes de l’aristocratie russe se plaisaient à écrire tout aussi bien en français qu’en
russe,   tout   en   s’offrant   le   plaisir   régulier   de   traduire   leurs   journaux   dans   d’autres
langues encore. Il ne s’agissait donc pas seulement d’écrire, mais de traduire.
5 La deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre sur un article de Valentina Chepiga, « Lexiques
d’origine étrangères dans l’œuvre de R. Gary » (p. 83-96). L’auteur nous montre que les
manuscrits de Romain Gary, très tôt rédigés en français, sont truffés de mots de langues
multiples : russes, anglais, polonais. Ce mélange des langues implique chez Gary un
travail épilinguistique puisqu’il fait suivre les mots étrangers – par exemple les mots
russes – d’explications d’ordre sémantique. Sylvie Courtine-Denamy, dans un article
intitulé   « Plurilinguisme   et   genèse   des   textes   dans   le   Journal de pensée  de   Hannah

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Arendt » (p. 97-108), nous montre que le journal d’Hannah Arendt (écrit entre 1950 et
1973) implique une véritable gymnastique intellectuelle pour qui voudrait le traduire.
Essentiellement   écrit   dans   la   langue   maternelle   de   la   philosophe,   c’est-à-dire   en
allemand, on trouve un tissage de multiples autres langues : le grec, l’anglais, le latin et
le français. Cette pluralité et ce mélange des langues impliquent que l’on puisse se
poser   la  question   de   l’identité   du   texte   original.   L’article   suivant,   de   Daniel  Ferrer,
« Finnegans Wake  ou   la   créativité   multilingue »   (p. 109-114),   montre   que   le   texte   de
Finnegans Wake associe de nombreuses langues. L’auteur propose d’évaluer le rôle de ce
multilinguisme aux différents stades de la création : des carnets de note aux différents
brouillons.   Dans   « La   langue   des   affects :   le   cas   de   Valéry »   (p. 110-115),   Antonietta
Sanna   propose   d’examiner   la   pratique   de   la   langue   italienne   par   Valéry,   langue
maternelle qu’il appelait « langue des affects ». C’est avec cette langue italienne que,
dans certains de ses poèmes, de ses titres ou en marge, il parvient à exprimer des
expériences sensorielles profondes indicibles pour lui en français.
6 La   dernière   partie   de   l’ouvrage   traite   de   la   question   du   multilinguisme   et   de   la
traduction. Dans un premier temps, Chiara Montini évoque « Le rôle du bilinguisme
dans la genèse de Mercier and Camier de Samuel Beckett » (p. 129-144). Les manuscrits de
Mercier and Camier montrent que Beckett traduit plusieurs fois ses textes avant de les
considérer comme matière à réécriture. Il traduit puis retraduit de l’anglais au français,
et c’est au terme de ce parcours qu’il efface notamment un certain nombre de gestes
affectueux entre les deux protagonistes de la pièce. Dans « L’écriture et l’intraduisible.
Le multilinguisme dans la genèse du Précis de décomposition de Cioran » (p. 145-156),
N. Cavaillès montre comment le roumain émerge dans les configurations françaises du
Précis de décomposition, auquel il convient de joindre d’autres langues comme l’allemand,
l’anglais   et   bien   sûr   le   latin.   Ici,   l’écriture   en   français   a   encore   partie   liée   avec   la
spontanéité   de   la   langue   roumaine.   Dans   l’ultime   article   du   volume,   « L’écriture
théorique de Vassily Kandinsky et le problème du multilinguisme » (p. 157-172), Nadia
Podzemskaia montre que Kandinsky écrit en trois langues : le russe, l’allemand et le
français. Au gré de ses voyages, Kandinsky écrit en russe puis traduit en français, ou
écrit en allemand et traduit de nouveau en français ou en russe : il voyage ainsi, non
seulement sur un mode géographique, mais sur un mode linguistique, puisant dans
chaque langue ce que les autres ne parviennent pas à formuler.
7 On l’aura compris, cet ouvrage que nous offre Olga Anokhina permet de comprendre
quels   sont   les   enjeux   du   multilinguisme   dans   la   création   littéraire,   et   dans   les
mécanismes de traductions multiples auxquels s’adonnent un bon nombre d’écrivains :
ce que le système d’une langue ne permet pas – induisant un manque dans l’écriture et
ce que celle-ci cherche à saisir – une autre langue l’offre et supplée en cela à des formes
de creux langagiers inhérents à toute langue.

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Crítica genética y edición de


manuscritos hispánicos
contemporáneos. Aportaciones a una
« poética de transición entre estados »,
dir. Bénédicte Vauthier, Jimena
Gamba Corradine, Salamanca,
Ediciones Universidad de
Salamanca, 2012, 309 p. [en
espagnol, français et italien]
Andrés Betancourt Morales

RÉFÉRENCE
Crítica genética y edición de manuscritos hispánicos contemporáneos. Aportaciones a una
« poética de transición entre estados », dir. Bénédicte Vauthier, Jimena Gamba Corradine,
Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2012, 309 p. [en espagnol, français et
italien]

1 Ce recueil rassemble les contributions de deux rencontres : le 2do Congreso Internacional


de Manuscritos Literarios (San Millán de la Cogolla, Espagne, décembre 2009) et  Édition
critique et génétique des manuscrits du Moyen Âge à nos jours  (Romania)   (Tours,
janvier 2011). Il vient enrichir la discussion sur la critique génétique dans le domaine
hispanophone   et   élargir   le   panorama   éditorial   hispanique,   notamment   en   ce   qui
concerne les débats et les études théoriques. Comme les rencontres elles-mêmes, cet

Genesis, 36 | 2013
242

ouvrage affiche la volonté de « construire des ponts » (comme le dit Bénédicte Vauthier
dans son introduction, p. 10) entre époques différentes, entre pays différents (Espagne
et Amérique hispanique) et, surtout, entre tradition hispanique de la critique textuelle
(ainsi que la critique de variantes italienne) et critique génétique. D’où le sous-titre du
volume,   Aportaciones a una « poética de transición entre estados »,   qui   reprend   une
expression de Jean-Louis Lebrave et qui appelle à la possibilité d’une réconciliation
entre la philologie et la critique génétique dans le cadre plus général de la variation
textuelle.
2 À la suite d’une réflexion du poète espagnol Guillermo Carnero sur son propre atelier
d’écrivain,   le   recueil   réunit   seize   articles,   répartis   en   quatre   sections.   Dans   trois
langues   (l’espagnol   restant   majoritaire),   généticiens,   philologues,   archivistes   et
éditeurs critiques (d’auteurs hispanophones) se livrent ainsi à des études et réflexions
dont les corpus et les approches témoignent d’une grande diversité et participent à des
degrés   différents   à   la   grande   question   de   l’intégration   (ou   la   cohabitation)   des
méthodologies de la critique génétique et de la philologie.
3 La   première   section   est   centrée   autour   des   origines   de   la   critique   génétique,   sa
réception et son développement dans le milieu hispanique. Almuth Grésillon retrace la
naissance de la discipline, ses méthodes et ses problèmes actuels. Elle mentionne les
changements   de   perspective   face   à   d’autres   disciplines   (philologie,   textologie),   la
critique génétique ayant à présent « des positions plus nuancées » (p. 39 ; la philologie
est « un outil indispensable à la description d’un dossier génétique »). Par rapport à
l’élargissement   des   études   génétiques   vers   d’autres   domaines   que   la   littérature,
l’auteur   commente   sa   propre   expérience   avec   les   études   théâtrales   et   suggère   au
généticien,   au   lieu   d’effectuer   seul cette   extension,   de   prendre   plutôt   un   rôle
d’assistant et d’incitateur à l’égard des autres disciplines. C’est ainsi que pourraient
naître la collaboration et une réelle interdisciplinarité. Enfin, Grésillon s’arrête sur ce
qu’elle   a   nommé,   d’après   les   travaux   de   Pierre   Boulez,   l’« accident   heureux »,   ce
moment d’interruption du geste créatif qui produit souvent une rature, à partir de
laquelle le processus de création peut repartir vers de nouvelles voies, formant ainsi un
passionnant chantier génétique qui mérite d’être approfondi.
4 Les quatre autres articles de cette section (écrits par Elida Lois, Fernando Colla, Paolo
Tanganelli  et   Javier   Lluch-Prats)   montrent   bien   les  différents  degrés  de   la  synergie
entre critique génétique et philologie. Vu la profonde tradition de la critique textuelle
en milieu hispanophone, cette synergie semble être la voie la plus naturelle des études
génétiques hispaniques. Les termes et expressions utilisés dans ces articles témoignent
de cette volonté de conciliation (voire « de complémentarité entre, non seulement deux
méthodes, mais aussi deux objets d’étude voisins mais différents », comme le signale
Tanganelli, p. 74), qui peut cacher néanmoins des ambivalences et des problématiques :
ainsi, les auteurs mentionnent la réalisation des « études philologiques-génétiques »
(Lois,   p. 45) ;   la   cohabitation   d’études   sur   l’« atelier   de   l’écrivain   et   l’édition
philologique »   (Lluch-Prats,   p. 97)   qui   mènerait   à   des   « éditions   critico-génétiques »
dont on peut, entre autres, trouver un exemple dans quelques-unes des éditions de la
collection « Archivos » codirigée par Fernando Colla, et qui seraient le résultat « des
apports de la critique génétique, mais aussi des avancements propres de la tradition
philologique de différents pays » (encore Lluch-Prats, p. 108) ; enfin, Tanganelli prend
comme   exemple   les   brouillons   de   Miguel   de   Unamuno   pour   expliquer   sa   méthode,
« strictement philologique », et donc visant toujours l’édition du texte, mais où l’étude

Genesis, 36 | 2013
243

de l’avant-texte prend une place importante donnant « de nouveaux points de vue » qui
« permettent d’interpréter mieux la dernière version », qui serait alors, à son avis, le
seul intérêt de son étude et de sa publication : l’ouverture de « nouvelles perspectives
exégétiques » (p. 81). Cet éclairage du texte par l’avant-texte (pour mettre la démarche
en   termes   génétiques)   lui   permet,   grâce   à   l’étude   du   plan   et   des   différents   projets
d’essais avortés appartenant à l’avant-texte du Sentiment tragique de la vie, d’établir,
entre   autres,   que   Unamuno   avait   conçu   son   essai   comme   « une   curieuse
autobio(biblio)graphie » (p. 85) et de montrer comment l’œuvre puise dans ces projets
avortés qui révèlent une grande masse de citations et de références, absentes, pour la
plupart, de la rédaction définitive. Perspective et résultats de recherche qui vont bien
au-delà de la construction d’un apparat qui, d’une édition à l’autre, ne liste parfois que
de petites différences (et dont Louis Hay signale le « modeste bénéfice intellectuel »,
p. 147), même si, comme le souligne Tanganelli, cet apparat de variantes continue à
être prépondérant.
5 L’intégration des méthodologies de ces « études philologiques-génétiques » peut laisser
quelques doutes lorsqu’on regarde, par exemple, une image de l’article de Colla (p. 67)
qui montre un aperçu du cd-rom du roman de Manuel Puig El beso de la mujer araña
publié dans la collection « Archivos », qui cherche à rendre visible et lisible le dossier
génétique.   On   y   voit   le   premier   feuillet   d’un   état   avancé   du   roman   avec   sa
transcription. Pourtant, ce qui est transcrit c’est juste la zone centrale du feuillet et non
les ajouts marginaux, considérés alors comme secondaires et négligeables, dans ce qui
incarne peut-être un héritage de la vision philologique du Texte. Or, exclure ces ajouts
qui   transforment   souvent   de   façon   extraordinaire   le   déjà-écrit   donnera   une   vision
fausse et davantage trouée du processus d’écriture.
6 La   deuxième   section   de   l’ouvrage   évoque   la   valeur   de   deux   archives   littéraires
particulières :   le   fonds   italien   du   XXe siècle   de   l’Université   de   Pavia   (par   Renzo
Cremante) et celui de Carmen Conde, poète espagnole du  XXe   (par Francisco Díez de
Revenga), dont le fonds nous éclaire non seulement sur son œuvre mais aussi sur la vie
culturelle de l’époque, grâce à la correspondance et à la littérature intime (agendas,
journaux).
7 La troisième section regroupe sept écrits d’éditeurs critiques ou génétiques, pour la
plupart dédiés à des auteurs espagnols du XXe. Ces articles sont précédés d’une réflexion
de Louis Hay sur l’histoire des éditions critiques et génétiques, qui retrace les multiples
transformations dans le domaine et montre les problèmes et les atouts des différents
types   d’éditions   (concernant   la   lisibilité,   la   visibilité,   la   transcription   et   la
multiplication de dispositifs typographiques, le commentaire, le rapport aux dessins et
à d’autres inscriptions non verbales). Au centre de ces réflexions : ce que Louis Hay
appelle   le   « péché   originel   de   l’édition   génétique »,   qui   consiste à   « avoir   détourné
l’impression de sa raison d’être, qui est de garantir la fixité du texte pour lui demander
de représenter des transformations » (p. 153). Face à ce « péché », l’édition électronique
s’avère plus adaptée. María Francisca Vilches étudie l’histoire éditoriale de deux pièces
de   Federico   García   Lorca   (La Maison de Bernarda Alba  et   Le Public),   marquée   par   la
circulation   d’apographes   et   l’incomplétude   des   manuscrits.   De   leur   côté,   Margarita
Santos, Monserrat Escartín et José Carlos Rovira se penchent respectivement sur les
archives de Ramón del Valle-Inclán, Pedro Salinas et Miguel Hernández. Pour le cas de
Valle-Inclán, on voit l’inestimable richesse et les possibilités d’étude d’une archive qui
en 2009 venait tout juste d’être déposée et qui permet non seulement la recherche sur

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les processus de création des œuvres les plus connues (comme Tirano Banderas), mais
est aussi une mine de travail pour les inédits. Le cas de l’archive du poète Pedro Salinas
illustre   bien   les   difficultés   de   la   dispersion   du   patrimoine   écrit,   les   problèmes   du
catalogage au sein des archives et la valeur génétique du genre épistolaire, qui retrace
en même temps les processus d’écriture des poèmes et sert de laboratoire pour leur
création. L’archive de Miguel Hernández révèle pour sa part la genèse de l’atelier du
poète qui dès l’adolescence et à partir d’opérations comme la réalisation de listes de
mots, la copie, la paraphrase, la citation et la traduction s’est donné des outils pour
l’exercice de l’écriture.
8 Bénédicte   Vauthier,   œuvrant   pour   une   conciliation   entre   critique   textuelle   et
génétique, expose ses recherches sur l’avant-texte du roman de Juan Goytisolo Paisajes
después de la batalla dont elle a préparé une édition critique précédée de préliminaires
génétiques (2012). L’étude de plusieurs séquences du roman montre l’appropriation par
Goytisolo du pré-écrit ; les transformations effectuées à partir de ses propres écrits
dans   la   presse   démontrent   la   perméabilité   et   le   jeu   non   seulement   entre   écriture
propre et écriture d’autrui, mais aussi entre l’inédit et le publié. En même temps, les
changements entre les différentes éditions du roman permettent d’afficher l’instabilité
du texte édité et la porosité des frontières entre avant-texte et texte. Quant à Irène
Fenoglio, elle étudie le dossier correspondant à l’incipit de Boutès de Pascal Quignard,
composé pour la plupart de tirages d’imprimante des états successifs du récit corrigés à
la main par l’auteur. Une place prépondérante dans la genèse de ce « texte-conte » est
réservée au dessin du plongeur de Paestum, qui informe l’écrit dès le début. Fenoglio
compare   ensuite   la   genèse   de   cette   œuvre   de   fiction   avec   celle   des   manuscrits   du
linguiste Émile Benveniste.
9 Enfin, la dernière section est consacrée à l’univers électronique. Jean-Louis Lebrave fait
un aperçu historique sur trois acceptions de la génétique électronique : l’électronique
comme outil de recherche, l’édition génétique numérique et la composition digitale de
textes, ce qui inclut le traitement de texte mais aussi d’autres outils (d’écriture, de
recherche,   de   communication   et   de   disposition   d’information).   Le   manuscrit
électronique est également au centre de l’article de Jesús Rodríguez-Velasco, qui ferme
le volume et réoriente la recherche vers l’Internet et l’écriture collaborative. Les deux
auteurs s’interrogent sur le déplacement cognitif et épistémologique introduit dans
l’acte d’écrire par les ordinateurs et les technologies de l’information. Bien entendu,
une des questions que devra approfondir la génétique est de savoir comment ces outils
et dispositifs changent notre rapport à l’écriture.

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Chroniques II

Bibliographie : études génétiques,


éditions, manuscrits (janvier 2012-
décembre 2012)

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Bibliographie : études génétiques,
éditions, manuscrits
Janvier 2012-décembre 2012

Martine Mesureur-Ceyrat

Cette bibliographie rend compte des publications recensées de janvier à décembre 2012,
ainsi que de certaines parutions des années antérieures. En complément, vous pouvez
consulter   les   références   des   documents   disponibles   dans   les   différents   centres   de
documentation de l’ITEM à l’adresse suivante : <www.item.ens.fr>. Quelques travaux
collectifs, ouvrages ou périodiques, ont été intégrés à la toute dernière minute et n’ont
par   conséquent   pu   faire   l’objet   d’un   dépouillement :   les   articles   pertinents   seront
mentionnés dans la prochaine bibliographie. En outre, certaines publications ne nous
sont   pas   encore   parvenues,   ou   ont   pu,   en   dépit   de   nos   efforts,   échapper   à   notre
vigilance. C’est pourquoi nous tenons à remercier très chaleureusement celles et ceux
qui   prennent   la   peine,   non   seulement   de   nous   transmettre   régulièrement   les
informations dont ils disposent, mais aussi de nous faire parvenir les articles ou les
ouvrages dont ils sont les auteurs.
 
Éditions de textes et de manuscrits
BENVENISTE Émile
Dernières Leçons. Collège de France. 1968 et 1969, édition établie par Jean-Claude Coquet et
Irène Fenoglio ; préface de Julia Kristeva ; postface de Tzvetan Todorov, Paris, EHESS/
Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2012, 210 p.
GOYTISOLO Juan
Paisajes después de la batalla, preliminares y estudios de crítica genética de Bénédicte
Vauthier, Salamanque, Ediciones Universidad Salamanca, coll. « Estudios Filologicos,
334 », 2012, 444 p.
LÖWITH Karl
Paul Valéry. Tratti fondamentali del suo pensiero filosofico, nouvelle traduction italienne
revue et corrigée par Barbara Scapolo, Turin, Ananke, 2012, 228 p.

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PROUST Marcel
Marcel Proust : Cahier 53, Bibliothèque nationale de France, Nouvelles acquisitions françaises
16693,   coll. « Cahiers 1   à   75   de   la   Bibliothèque   nationale   de   France »,   Turnhout,
Bibliothèque   nationale   de   France/Brepols,   2012.   vol. I :   Fac-similé critique,   d’après   la
numérisation de la BnF et avec la restitution des fragments déplacés, Diagramme des
unités textuelles par Nathalie Mauriac Dyer, suivi des Fac-similés des pages des NAF 27350
(2)   complétant   le   Cahier   53,   et   des   pages   des   Cahiers VII,   VIII   et   IX   contenant   des
fragments du Cahier 53,  XI + 209 p. vol. II : Transcription diplomatique, notes et index
par   Nathalie   Mauriac   Dyer,   Pyra   Wise   et   Kazuyoshi   Yoshikawa,   Introduction   par
N. Mauriac Dyer et K. Yoshikawa, Analyse par N. Mauriac Dyer,  XL + 255 p.
RABEARIVELO Jean-Joseph
Œuvres complètes, t. II, Le poète – Le narrateur – Le dramaturge – Le critique – Le passeur de
langues – L’historien, coordonné par Serge Meitinger, Laurence Ink, Liliane Ramarosoa et
Claire Riffard, Paris, CNRS Éditions, coll. « Planète libre », 2012, 1800 p.
VALÉRY Paul
Paul Valéry. Cahiers 1894-1914,   t. XII,   dir. Nicole   Celeyrette-Pietri   et   Robert   Pickering,
Paris, Gallimard, 2012, 406 p.
VOLTAIRE
Œuvres complètes de Voltaire.   Corpus des notes marginales,   t. VIII,   édité   par   Natalia
Elaguina, Nathalie Ferrand et al., Oxford, Voltaire Foundation, 2012, 592 p.
 
Ouvrages
BELLON Guillaume
Une parole inquiète. Barthes et Foucault au Collège de France, Grenoble, ELLUG, coll. « La
Fabrique de l’œuvre », 2012, 275 p.
D’IORIO Paolo
Le Voyage de Nietzsche à Sorrente. Genèse de la philosophie de l’esprit libre,   Paris,   CNRS
Éditions, 2012, 246 p.
QUELOZ Jean-Jacques
Philippe Soupault : écriture de soi et lecture d’autrui,   Louvain-la-Neuve,   Academia/
L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », 2012, 172 p.
WADA Akio
La Création romanesque de Proust : la genèse de « Combray »,   Paris,   Champion,
coll. « Recherches proustiennes, 22 », 2012, 208 p.
 
Ouvrages collectifs
Archives familiales : modes d’emploi. Récits de genèse, dir. Véronique Montémont, Catherine
Viollet, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », 2012,
124 p.
Crítica genética y edición de manuscritos hispánicos contemporáneos, édités par Bénédicte
Vauthier   et   Jimena   Gamba   Corradine,   Salamanca,   Ediciones   Universidad   Salamanca,
2012, 310 p.
Dans l’atelier du style, du manuscrit à l’œuvre publiée, études réunies et présentées par
Stéphane Bikialo et Sabine Pétillon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « La
licorne, 98 », 2012, 266 p.

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Écritures du XXIe siècle. Genèses in vivo, dir. Claudia Amigo Pino, Irène Fenoglio, Verónica


Galíndez Jorge, Paris, Éditions le Manuscrit, coll. « Écritures du  XXIe siècle », 2012.
La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, dir. Pierre-Marc de Biasi, Marianne Jakobi,
Ségolène Le Men, Paris, CNRS Éditions, 2012, 457 p.
Flaubert. Éthique et esthétique, dir. Anne Herschberg Pierrot, Saint-Denis, PUV, coll. « La
Philosophie hors de soi », 2012, 236 p.
Flaubert. L’Empire de la bêtise, textes réunis et présentés par Anne Herschberg Pierrot,
Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2012, 387 p.
La Francophonie aux XVIIIe-XIXe siècles. Perspectives littéraires, historiques et culturelles, dir.
Elena Gretchanaia, Alexandre Stroev et Catherine Viollet, Bruxelles, Peter Lang, 2012,
275 p.
Genèse & Correspondances,   textes   réunis   et   présentés   par   Françoise   Leriche   et   Alain
Pagès, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2012, 232 p.
Les Journaux d’écrivains : enjeux génériques et éditoriaux, textes rassemblés et présentés par
Cécile Meynard, Bern, Peter Lang, 2012, 412 p.
Jude Stéfan, une vie d’ombre(s),   dir.   Marie-Françoise   Lemonnier-Delpy   et   Marianne
Alphant, Louvain-la-Neuve, Academia/L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », 2012,
196 p.
Leonardo da Vinci. Interpretazioni e Rifrazioni. Tra Gianbattista Venturi e Paul Valéry,
dir. Romano   Nanni   et   Antonietta   Sanna,   Firenze,   Leo   S. Olschki   editore,
coll. « Biblioteca Leonardiana », 2012, 196 p.
Proust face à l’héritage du XIXe siècle. Tradition et métamorphose, édité par Nathalie Mauriac
Dyer, Kazuyoshi Yoshikawa, Pierre-Edmond Robert, Paris, Presses Sorbonne nouvelle,
2012, 272 p.
 
Articles et contributions à des ouvrages collectifs et
des revues
ANDRÉ Julie
« De Baudelaire à Vigny : la constitution de Sodome et Gomorrhe II d’après le Cahier 46 »,
dans   Proust face à l’héritage du XIXe siècle. Tradition et métamorphose,   Paris,   Presses
Sorbonne nouvelle, 2012, p. 39-50.
BADIR Sémir
« Entre édition, traduction et interprétation de l’inachevé. Problèmes rencontrés lors
de l’édition de “La structure fondamentale du langage” de Hjelmslev », Genesis, n° 35,
« Le geste linguistique », 2012, p. 109-117.
BECKER Colette
« À propos de la genèse de Sœur Philomène », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n o 18,
2011, p. 11-23.
BIASI Pierre-Marc de
« Correspondance et genèse. Indice épistolaire et lettre de travail : le cas Flaubert »,
dans   Genèse & Correspondances,   Paris,   Éditions   des   archives   contemporaines,   2012,
p. 71-108.
« Fonction et genèse du titre en histoire de l’art », dans La Fabrique du titre. Nommer les
œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 29-94.
« Trous   de   mémoire »,   Médium.   Transmettre pour innover,   n o 32-33,   « Copie,   modes
d’emploi », juillet-décembre 2012, p. 81-102.

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BIASI Pierre-Marc de, JAKOBI Marianne, LE MEN Ségolène
« Introduction. Qu’est-ce que nommer une œuvre d’art ? », dans La Fabrique du titre.
Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 7-25.
BIVORT Olivier
« C.R. : Paul Verlaine, Chair & Hombres, Manuscrits, édition par Pierre-Marc de Biasi, en
collaboration   avec   Seth   Whidden   et   Déborah   Boltz,   Paris,   Textuel,   coll. « L’Or   du
temps », 2009, 212 p. », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 248-250.
BOLTZ Déborah
« Gustave Flaubert et John Ruskin : l’émergence d’une référence », dans Flaubert. Éthique
et esthétique, Saint-Denis, PUV, coll. « La Philosophie hors de soi », 2012, p. 139-171.
BONFAIT Olivier
« Pour une archéologie du titre », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris,
CNRS Éditions, 2012, p. 95-126.
BOUGNOUX Daniel
« Correspondance Aragon », dans Genèse & Correspondances, Paris, Éditions des archives
contemporaines, 2012, p. 191-197.
BOURJEA Serge
« Pierre Alechinsky – Le bureau du titre », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres
d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 347-362.
BOUVARD Émilie
« Le titre chez Louise Bourgeois, contre, tout contre le surréalisme », dans La Fabrique
du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 319-331.
BOUVIER Agnès
« Éthique   et   esthétique   de   la   traduction   dans   Salammbô »,   dans   Flaubert. Éthique et
esthétique, Saint-Denis, PUV, coll. « La Philosophie hors de soi », 2012, p. 45-63.
CHAMCHINOV Serge
« La   naissance   du   titre   pour   un   livre   d’artiste :   Fossiles-Animaux-Valises »,   dans   La
Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 389-400.
CHEVALIER Jean-Claude, CHEPIGA Valentina, FENOGLIO Irène
« Jean-Claude Chevalier. “Je veux que les livres participent à mon existence”. Entretien
avec   Valentina   Chepiga   et   Irène   Fenoglio »,   Genesis,   no 35,   « Le   geste   linguistique »,
2012, p. 201-206.
CULIOLI Antoine, LEBRAVE Jean-Louis, GRÉSILLON Almuth
« Antoine Culioli. “Toute théorie doit être modeste et inquiète”. Entretien avec Jean-
Louis   Lebrave   et   Almuth   Grésillon »,   Genesis,   no 35,   « Le   geste   linguistique »,   2012,
p. 147-155.
DARRAGON Éric
« Le   titre   d’Olympia », dans  La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art,  Paris,   CNRS
Éditions, 2012, p. 253-263.
DÉCIMO Marc
« Saussure correcteur de Louis Duvau », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012,
p. 195-200.
DECOUT Maxime
« “53   jours”   de   Georges   Perec :   les   lieux   d’une   ruse »,   Genesis,   n o 35,   « Le   geste
linguistique », 2012, p. 209-219.
DE MAURO Tullio, D’OTTAVI Giuseppe
« Tullio De Mauro “… avoir conscience de la nature mobile et progressive de la pensée

Genesis, 36 | 2013
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saussurienne”.   Entretien   avec   Giuseppe   D’Ottavi »,   Genesis,   n o 35,   « Le   geste


linguistique », 2012, p. 143-146.
DEZON-JONES Élyane, SARDE Michèle
« Écrire   (l’)ailleurs »,   dans   Genèse & Correspondances,   Paris,   Éditions   des   archives
contemporaines, 2012, p. 199-214.
DIAZ Brigitte
« “Comme   une   lettre   à   un   ami…”   Dispositifs   génétiques   dans   la   correspondance   de
Stendhal », dans Genèse & Correspondances, Paris, Éditions des archives contemporaines,
2012, p. 11-31.
DIAZ José-Luis
« De la conception à la production : la correspondance de Balzac comme mémorial d’un
processus d’engendrement », dans Genèse & Correspondances, Paris, Éditions des archives
contemporaines, 2012, p. 33-50.
D’ALFONSO Matteo Vincenzo
« L’antropologia   chimica   di   Jakob   Moleschott   (con   l’inedita   “Einleitung”   alla
Antropologia) », Giornale critico della filosofia italiana, vol. VII, n o 3, 2012, p. 599-660.
D’IORIO Paolo
« Las campanas de Génova », Estudios Nietzsche, no 12, 2012, p. 65-84.
DORD-CROUSLÉ Stéphanie
« Ce “Louis-Philippe en littérature” : Flaubert juge de Casimir Delavigne », dans Casimir
Delavigne en son temps. Vie culturelle – théâtre – réception. Actes du Colloque de Rouen,
24-25 octobre   2011,   dir. Sylvain   Ledda   et   Florence   Naugrette,   Paris,   Eurédit,   2012,
p. 327-339.
D’OTTAVI Giuseppe
« Genèse d’un écrit saussurien : de la “théosophie” à une approche de la subjectivité »,
Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 129-141.
DUBOIS Boucheraud Simon
« “The real journal is the unreal one” : The guile of Anaïs Nin’s fake diary », dans A Café
in Space, ed. Paul Herron, San Antonio, Sky Blue Press, 2012, p. 19-38.
« Les écritures “des moi” d’Anaïs Nin », dans Les Journaux d’écrivains : questions génériques
et éditoriales, Bern, Peter Lang, 2012, p. 333-346.
DUFIEF Pierre-Jean
« La   lettre,   miroir   ou   écran   de   la   création   chez   les   Goncourt ? »,   dans   Genèse &
Correspondances, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2012, p. 109-118.
DUMASY-QUEFFELEC Lise
« Correspondance   et   genèse   de   l’œuvre :   Tocqueville,   un   dialogue   créateur »,   dans
Genèse & Correspondances, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2012, p. 51-70.
FAURE-CONORTON Julien
« Enjeux,   spécificités   et   métamorphoses   du   titre   pictorialiste.   L’exemple   de   Robert
Demachy (1859-1936) », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS
Éditions, 2012, p. 281-295.
FENOGLIO Irène
« L’abyssal in vivo de l’écrire. Mise en abyme scripturale chez Pascal Quignard », dans
Écritures du XXIe siècle. Genèses in vivo, Paris, Éditions le Manuscrit, coll. « Écritures du
XXIe siècle », 2012, p. 119-147.
« Benveniste auteur d’une recherche inachevée sur “le discours poétique” et non d’un
“Baudelaire” », Semen, no 33 « Les notes manuscrites de Benveniste sur la langue de
Baudelaire », dir. Jean-Michel Adam et Chloé Laplantine, 2012, p. 121-161.

Genesis, 36 | 2013
251

« Création   scripturale,   genèse,   édition.   Manuscrits   littéraires   (Pascal   Quignard)   et


manuscrits   scientifiques   (Émile   Benveniste) »,   dans   Crítica genética y edición de
manuscritos hispánicos contemporáneos,   Salamanca,   Ediciones   Universidad   Salamanca,
2012, p. 259-280.
« Émile   Benveniste.   Notes   manuscrites   sur   “l’axiologie” »,   Genesis,   n o 35,   « Le geste
linguistique », 2012, p. 157-187.
« Genèse du geste linguistique : une complexité heuristique », Genesis, n o 35, « Le geste
linguistique », 2012, p. 13-40.
FENOGLIO Irène, COQUET Jean-Claude
« Introduction »   à   Benveniste,   Dernières Leçons. Collège de France 1968 et 1969,   Paris,
EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2012, p. 41-58.
FENOGLIO Irène, PUECH Christian
« Le fonds Antoine Meillet », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 189-194.
FERRAND Nathalie
« Brouillons   d’Héloïse »,   Revue de la Bibliothèque nationale de France,   n o 42,
« Hypertexte(s) », 2012, p. 71-79.
« Jean-Jacques   Rousseau :   le   dernier   état   de   la   Lettre à D’Alembert sur les spectacles
(1758) », Genesis, no 34, « Brouillons des Lumières », 2012, p. 135-157.
« Présentation :   L’Ancien   et   le   Nouveau   Régime   des   manuscrits   de   travail »,   Genesis,
no 34, « Brouillons des Lumières », 2012, p. 7-17.
FERRET Olivier, GUILBAUD Alexandre, PASSERON Irène
« Pleins et déliés dans les manuscrits de D’Alembert », Genesis, n o 34, « Brouillons des
Lumières », 2012, p. 67-82.
FLAHUTEZ Fabrice
« La genèse des Constellations. Une circulation du sens entre Breton et Miró (1940 à
1959) », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012,
p. 335-346.
GOLDBERG Itzhak
« Sans titre », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions,
2012, p. 311-317.
GOUJON Francine
« Le cygne de Nerval ou la réécriture littéraire, du Contre Sainte-Beuve à Du côté de chez
Swann », Bulletin d’Informations proustiennes, no 42, 2012, p. 85-100.
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HÉNIN Emmanuelle
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HERSCHBERG PIERROT Anne
« De la stylistique à l’étude du style », dans La Critique au tournant du siècle. Mélanges
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HERSCHBERG PIERROT Anne, NEEFS Jacques
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HONTEBEYRIE Micheline
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HOUNTOU Julia
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IONESCU Christina
« Dans les coulisses de La Fille d’Aristide : le manuscrit théâtral et les Graffigny Papers
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JAKOBI Marianne
« Intituler   avec   la   langue   de   l’autre.   Le   cas   Gauguin   [Annexe :   inventaire   des   titres
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JARRETY Michel
« Alain et Valéry : un malentendu ? », dans Alain, littérature et philosophie mêlées, dir.
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LAHOUATI Gérard
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LANNEGRAND Sylvie
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LE MEN Ségolène
« Aux parages de l’œuvre ? Les titres de Courbet », dans La Fabrique du titre. Nommer les
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LE NORMAND-ROMAIN Antoinette
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LEBLANC Julie
« Portraits écrits et portraits-images dans les Carnets inédits de Marie-Claire Blais »,
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LEEMAN Richard
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LEFÈVRE Brigitte
« Le Pacte diaristique de Nogami Yaeko », dans Les Journaux d’écrivains : enjeux génétiques
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LEJEUNE Philippe
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par Vincent Dussol, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2012, p. 141-157.
« Entretien avec Jude Stéfan : questions de genèse », dans Jude Stéfan, Une vie d’ombre(s),
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LERICHE Françoise
« Écrire   sous   le   regard   d’autrui :   la   dimension   génétique   dialogale   de   l’œuvre
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« Hésitations énonciatives et génériques dans la genèse du roman proustien », Bulletin
d’Informations proustiennes, no 42, 2012, p. 69-84.

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LERICHE Françoise, PAGÈS Alain
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MARCHAL Bertrand
« La   correspondance   de   Mallarmé,   entre   paratexte   et   avant-texte »,   dans   Genèse &
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MARX William
« Il “mistero” Leonardo : Valéry e Freud tra occultismo e razionalismo », dans Leonardo
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« De la correspondance au “journal de bord” : le dialogue dans l’écriture théâtrale et
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MATSUZAWA Kazuhiro
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MAURIAC DYER Nathalie
« Entre Esther et Rachel. Avatars proustiens de la “belle Juive” », Proust face à l’héritage
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« “Minor tongues” in Proust’s Drafts and the Problem of Editing », Variants. The Journal
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« Impressions soleil levant : Baudelaire du côté de Sodome et Gomorrhe II », dans Proust
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« Proust,   une   bibliothèque   manuscrite »,   Quarto. Revue des Archives littéraires suisses,
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MENA BARRETO Maria Ignez
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MINZETANU Andrei
« L’in-citation ou la citation qui donne à penser. L’autobiographie d’une idée dans les
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« La naissance des idées littéraires », Critique, nº 778, mars 2012, p. 222 – 230.
« L’impossible réel de François Bon. Une fictionnalisation du carnet d’écrivain », dans
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MONTÉMONT Véronique
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MUNI TOKE Valelia
« Le   linguiste   et   le   médecin.   Les   premières   lettres   de   la   correspondance   Tesnière-
Pichon (1936-1937) à la lumière d’un brouillon de Tesnière (1935) », Genesis, n o 35, « Le
geste linguistique », 2012, p. 101-108.
MURAKAMI Yuji
« L’affaire Dreyfus et la métaphore du kaléidoscope dans la Recherche », dans Proust face
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NAKANO Chizu
« Parodier Sainte-Beuve ou comment conjurer la tentation d’un “roman génétique” »,
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NARR Sabine
« Berufung mit Zwischenrufen. Flauberts Berufungslegende. La Légende de saint Julien
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ONO Aya
« “Le   nom   c’est   l’être”.   Les   notes   préparatoires   d’Émile   Benveniste   à   l’article   “La
blasphémie et l’euphémie” », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 77-86.
OTT Herta Luise
« Joseph Roth, approches de l’objet métropole », dans Image, Reproduction, Texte/Bild,
Abbild, Text, dirigé par Françoise Lartillot et Alfred Pfabigan, Berlin, Peter Lang, 2012,
p. 135-164.
PAGÈS Alain
« Émile   Zola,   ou   la   transparence   épistolaire »,   dans   Genèse & Correspondances,   Paris,
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« La violence des foules dans les romans de l’affaire Dreyfus », dans Violence politique et
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2012, p. 301-319.
« De   Rimbaud   à   Zola :   la   lecture   naturiste »,   dans   Naturalismos,   dir. Kelly   Basilio,
Ribeirao, Humus, coll. « Alteridades. Cruzamentos. Transferencias, 21 », 2011, p. 45-58.
PELLEGRINI Florence
« Avatars   flaubertiens   de   l’objet   sadique »,   dans   Flaubert. Éthique et esthétique,   Saint-
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« “Si nous écrivions la vie du duc d’Angoulême ?” Genèse d’une histoire défectueuse »,
dans   Fiction et histoire,   textes   réunis   par   Zbigniew   Przychodniak   et   Gisèle   Séginger,
Strasbourg,   Presses   universitaires   de   Strasbourg,   coll. « Formes   et   savoirs »,   2011,
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PLAS Élisabeth
« Intertextualité et histoire naturelle : étude génétique du chapitre : “Fécondité” de La
Mer de Michelet », Genesis, no 34, « Brouillons des Lumières », 2012, p. 187-203.
RAYNAUD Claudine
« Black Letters Unfettered », dans Lettres noires : l’insistance de la lettre dans la culture afro-
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identitaire et poétique de l’identité », dans Construction des imaginaires de la nation en
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REYNAUD Cécile
« Jean-Jacques Rousseau, compositeur et copiste », Revue de la Bibliothèque nationale de
France, no 42, « Hypertexte(s) », 2012, p. 80-88.
RIFFARD Claire
« Étude de manuscrits malgaches bilingues de J. J. Rabearivelo », dans Multilinguisme et
créativité littéraire,   dir. Olga   Anokhina,   Louvain-la-Neuve,   Academia/L’Harmattan,
coll. « Au cœur des textes, 20 », 2012, p. 57-66.
« Paris,   capitale   de   l’intelligence ! »,   dans   Écrivains francophones en exil à Paris, entre
cosmopolitisme et marginalité, dirigé par xavier Garnier et Jean-Philippe Warren, Paris,
Khartala, 2012, p. 17-32.
ROSEN Elisheva
« De Proust à Flaubert : la bêtise dans le temps », dans Flaubert. L’Empire de la bêtise,
Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2012, p. 255-280.
ROSSET Clément, SACQUIN Michèle
« Clément   Rosset.   Le   philosophe   et   sa   sœur,   “première   gardienne   de   ses   écrits”.
Entretien   avec   Michèle   Sacquin »,   dans   Genèse & Correspondances,   Paris,   Éditions   des
archives contemporaines, 2012, p. 215-219.
SACQUIN Michèle
« Les manuscrits littéraires du  XVIIIe siècle à la BnF », Genesis, no 34, « Brouillons des
Lumières », 2012, p. 159-169.
« Les manuscrits de Rousseau pendant la Révolution », Revue de la Bibliothèque nationale
de France, no 42, « Hypertexte(s) », 2012, p. 56-69.
SAGAERT, Martine
« De la difficulté d’éditer le Journal de Gide sur un support papier », dans Les Journaux
d’écrivains : enjeux génériques et éditoriaux, Bern, Peter Lang, 2012, p. 347-362.
SAKAMOTO Hiroya
« Quelques allusions à la presse dans les cahiers de la guerre », Bulletin d’Informations
proustiennes, no 42, 2012, p. 53-59.
SANNA Antonietta
« Introduzione »,   dans   Leonardo da Vinci. Interpretazioni e Rifrazioni. Tra Gianbattista
Venturi e Paul Valéry, Firenze, Leo S. Olschki editore, coll. « Biblioteca Leonardiana »,
2012, p. I-XIV.
SCAPOLO Barbara
« Postfazione. Approssimare l’accidentale », dans Paul Valéry. Tratti fondamentali del suo
pensiero filosofico, Torino, Ananke, 2012, p. 193-218.
SCHMIDT-RADEFELDT Jürgen
« Affinitäten   zwischen   Valéry,   Cassirer   und   Wittgenstein »,   Dialektik : Zeitschrift für
Kulturphilosophie, no 1, « Paul Valéry », 2012, p. 65-77.
SEGALA Marco
« La genèse de la troisième édition de L’Exposition du système du monde : une analyse du
manuscrit de Laplace conservé à l’Observatoire de Paris », Genesis, n o 34, « Brouillons
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SIMONET-TENANT Françoise
« L’édition   du   journal   de   Catherine   Pozzi :   un   défi   difficile »,   dans   Les Journaux
d’écrivains : questions génériques et éditoriales, Bern, Peter Lang, 2012, p. 363-377.

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SOFÍA Estanislao
« Comment   écrire   pour   transmettre ?   Modalités   argumentatives   chez   Saussure »,
Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 59-76.
« Problèmes   philologiques   posés   par   l’œuvre   de   Saussure »,   Langages,   n o 184,   2012,
p. 25-42.
TESTENOIRE Pierre-Yves
« La   linéarité   saussurienne   en   rétrospection »,   Beiträge zur Geschichte der
Sprachwissenschaft, no 22, 2012, p. 149-170.
TOLLIS Francis
« Étude comparative des deux versions de “Observation et explication dans la science
du langage” de Gustave Guillaume (1958) », Genesis, n o 35, « Le geste linguistique », 2012,
p. 119-128.
VAN HULLE Dirk
« La genèse de L’Innommable : essai de critique génétique postcognitiviste », Littérature,
no 167, « Samuel Beckett », septembre 2012, p. 65-77.
VAUTHIER Bénédicte
« “Géographie de l’exil” de Juan Goytisolo. Sur les traces génétiques et intertextuelles
de Paysages après la bataille », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 221-234.
VERCRUYSSE Thomas
« Le Léonard de Valéry : l’unité des savoirs par la méthode », dans Panthéons scientifiques
et littéraires, dir. Évelyne Thoizet, Nicolas Wanlin et Anne-Gaëlle Weber, Arras, Artois
Presses Université, 2012, p. 187-195.
VILLEMUR Frédérique
« Sous le glyphe, Cy T(w)omb(ly) », dans La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art,
Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 375-388.
VIOLLET Catherine
« Écrits   personnels   en   français :   une   dimension   européenne   (fin   XVIIIe-début 
XIXe siècle) », dans La Francophonie aux XVIIIe-XIXe siècles : perspectives littéraires, historiques
et culturelles,   dirigé   par   E. Gretchanaia,   A. Stroev,   C. Viollet,   Bern,   Peter   Lang,   2012,
p. 31-45.
« Éditer le Journal de Christiane Rochefort (1986-1993) », dans Les Journaux d’écrivains :
enjeux génériques et éditoriaux, Bern, Peter Lang, 2012, p. 379-390.
« Le Journal d’Elisaveta Vassilieva, jeune fille russe voyageant en Europe (1836-1837) »,
dans Thèmes et figures du for privé, communications réunies et présentées par Maurice
Daumas, Pau, Presses universitaires de Pau, coll. « Cultures, Arts et Sociétés », 2012,
p. 85-96.
« Présentation »,  dans   Archives familiales : modes d’emploi. Récits de genèse,  Louvain-la-
Neuve, Academia/L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », 2012, p. 7-10.
« C.R. : Annie Ernaux, L’Atelier noir, éd. des Busclats, 2011 », La Faute à Rousseau, n o 59,
fév. 2012, p. 71-72.
VIOLLET Catherine, GRETCHANAIA Elena, STROEV Alexandre
« Un   nouveau   domaine   de   la   recherche :   la   francophonie   européenne »,   dans   La
Francophonie aux XVIIIe-XIXe siècles : perspectives littéraires, historiques et culturelles, dirigé
par E. Gretchanaia, A. Stroev, C. Viollet, Bern, Peter Lang, 2012, p. 7-20.
VIOLLET Catherine, MONTÉMONT Véronique
« “Ayant tiré mille fils”. Marie Billetdoux, quarante ans de correspondance familiale
dans Archives familiales. Modes d’emploi. Récits de genèse », Louvain-la-Neuve, Academia/
L’Harmattan, coll. « Au cœur des textes », 2012, p. 37-42.

Genesis, 36 | 2013
258

VOGEL Christina
« Il “Leonardo” di Valéry : la nascita di una nuova configurazione », dans Leonardo da
Vinci. Interpretazioni e Rifrazioni. Tra Gianbattista Venturi e Paul Valéry,   Firenze,   Leo
S. Olschki Editore, coll. « Biblioteca Leonardiana », 2012, p. 117-124.
VORGER Camille
« De   la   page   au   partage,   du   livre   au   live.   Les   blocs-notes   de   slameurs   ou   la   petite
fabrique d’oralittérature », Genesis, no 35, « Le geste linguistique », 2012, p. 235-246.
WADA Eri
« L’affaire Dreyfus dans le salon de Madame de Villeparisis », dans Proust face à l’héritage
du XIXe siècle. Tradition et métamorphose, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, p. 75-84.
WAT Pierre
« Écrire le dessin. Les titres dans l’œuvre graphique de Fred Deux », dans La Fabrique du
titre. Nommer les œuvres d’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 363-373.
YUZAWA Hidehiko
« “Les yeux du corps et ceux de la pensée” – de l’idéalisme schellingien à la multiplicité
de   l’être »,   dans   Proust face à l’héritage du XIXe siècle. Tradition et métamorphose,   Paris,
Presses Sorbonne nouvelle, 2012, p. 141-154.
ZACCARELLO Benedetta
« Le doute de Valéry. Pensée, existence, écriture dans les Recherches sur l’usage littéraire
du langage », dans Du sensible à l’œuvre. Esthétiques de Merleau-Ponty, Bruxelles, La Lettre
Volée, 2012, p. 161-184.
 
Catalogue d’exposition
Walter Benjamin. Archives, édité par les Archives Walter Benjamin [Ursula Marx, Gudrun
Schwarz,   Michael   Schwarz   et   Erdmut   Wizisla] ;   traduit   de   l’allemand   par   Philippe
Ivernel, Paris, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme/Klincksieck, 2011, 317 p.
 
Revues
Bulletin d’Informations proustiennes, no 42, 2012.
Bulletin Marcel Proust, no 61, 2011.
Les Cahiers naturalistes, vol. XVIII, no 86, « Zola et la foule », dossier composé par Chantal
Pierre ; « La langue littéraire en 1880 », dossier composé par Gilles Philippe, 2012.
Escritural. Écritures d’Amérique latine,   no 4,   « La   obra   de   Francisco   Rivas.   Procesos   de
escritura », 2011.
Genesis, manuscrits, recherche, invention
no 35, « Le geste linguistique », textes réunis et présentés par Irène Fenoglio, 2012.
no 34,   « Brouillons   des   Lumières »,   textes   réunis   et   présentés   par   Nathalie   Ferrand,
2012.
Littérature, no 166, « Usages du document en littérature. Production – appropriation –
interprétation », dir. Tiphaine Samoyault, juin 2012.
Manuscrítica. Revista de Crítica Genética, no 20, 2011.
Revue de la Bibliothèque nationale de France, no 166, « Hypertexte(s) », 2012.
 

Genesis, 36 | 2013
259

Travaux universitaires
LERICHE Françoise
Proust : de la genèse du texte à la fabrique de l’œuvre, HDR sous la direction d’Antoine
Compagnon, Université Paris-Sorbonne, 2011.
LUMBROSO Olivier
Une génétique culturelle des grands corpus : littérature – langue – enseignement – Le cas Émile
Zola ; Zola ou la passion du roman : les apprentissages continus de « l’ardent autodidacte », HDR
sous   la   direction   d’Alain   Pagès,   Université   Paris III-Sorbonne   nouvelle,   29 novembre
2011.
MONTANARI Claire
Genèse de la poésie lyrique chez Victor Hugo : le fragment, le poème, le recueil,   thèse   de
doctorat, sous la direction de Claude Millet, Université Paris VII, 16 novembre 2012.
MURAKAMI Yuji
« L’affaire   Dreyfus   dans   l’œuvre   de   Proust »,   thèse   de   doctorat   sous   la   direction
d’Antoine Compagnon, Université Paris-Sorbonne, 2012.
 
Publications électroniques
Colloques
Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions, sous la direction de Takayuki Kamada
et de Jacques Neefs. Actes du colloque international organisé par le GIRB, 3-5 juin 2010
[en   ligne],   Groupe   international   de   recherches   balzaciennes,   2012,   <http://
balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/balzacetalii.html>.
Proust. Colloques   franco-brésiliens,   avril-octobre   2010   [Projet   collectif   d’édition   des
cahiers de brouillons de Proust], organisé par Nathalie Mauriac et Philippe Willemart,
ITEM [en ligne], « Colloques », juin 2011, www.item.ens.fr/index.php?id=577667>.
 
Revues
Aisthesis [en ligne], vol. V, no 1, « Paul Valéry : strategie del sensibile », études réunies et
présentées   par   Benedetta   Zaccarello,   Jean-Michel   Rey   et   Fabrizio   Desideri,   2012,
<www.aisthesisonline.it>.
Flaubert. Revue critique et génétique [en ligne]
no 7, « Bouvard et Pécuchet [dossier spécial] », dir. Anne Herschberg Pierrot et Jacques
Neefs, novembre 2012, <http://flaubert.revues.org>.
no 6, « Flaubert et la traduction », dir. Agnès Bouvier, Ildikó Lörinszky et Loïc Windels,
février 2012, <http://flaubert.revues.org/1537>.
 
Articles ou contributions
BEBIANO Alexandre
« La   “chambre   maritime”   de   Proust :   à   propos   du   Cahier 38 »,   ITEM   [en   ligne],
« Colloques », juin 2011, <http://www.item.ens.fr/index.php?id=577681>.
BOUVIER Agnès
« Le Græculus et la Chananéenne : Salammbô, le roman des traductions », Flaubert. Revue
critique et génétique [en   ligne],   no 6,   « Flaubert   et   la   traduction »,   22 février   2012,
<http://flaubert.revues.org/1630>.

Genesis, 36 | 2013
260

CAVALCANTI Carla
« La   composition   proustienne   et   la   reconstitution   des   brouillons :   l’exemple   du
Cahier 52 »,   ITEM   [en   ligne],   « Colloques »,   juin 2011,   <www.item.ens.fr/index.php ?
id =577683>.
DERUELLE Aude
« Le Balzac de l’édition Lévy », dans Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions,
Groupe   international   de   recherches   balzaciennes,   2012,   <http://balzac.cerilac.univ-
paris-diderot.fr/wa_files/Deruelle.pdf>.
DORD-CROUSLÉ Stéphanie
« Notes de lecture et édition du “second volume” de Bouvard et Pécuchet : configurations
complexes   de   l’inachèvement »,   Flaubert. Revue critique et génétique [en   ligne],   n o 7,
« Bouvard et Pécuchet », 3 décembre 2012, <http://flaubert.revues.org/1808>.
« La place de la fiction dans le second volume de Bouvard et Pécuchet », Arts et savoirs
[Revue en ligne], no 1, « Bouvard et Pécuchet : la fiction des savoirs », numéro coordonné
par Gisèle Séginger, février 2012, <http://lisaa.u-pem.fr/arts-et-savoirs/arts-et-savoirs-
n-1/>.
FERRER Daniel, LABIA Jean-Jacques
« Bien vu, malentendu, mi-dit : réécritures “balzaciennes” de La Chartreuse de Parme »,
dans   Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions,   Groupe   international   de
recherches   balzaciennes,   2012,   <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/
FerrerLabia.pdf>.
GLEIZES Delphine
« Le cas Hugo : genèse et diffusion de l’œuvre romanesque, entre désir de contrôle et
volonté de déprise », dans Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe
international   de   recherches   balzaciennes,   2012,   <http://balzac.cerilac.univ-paris-
diderot.fr/wa_files/Gleizes.pdf>.
HATA Koichiro
« Le Manuscrit trouvé à Saragosse par   Jean   Potocki.   Essai   sur   les   remaniements   de
l’œuvre », dans Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe international
de recherches balzaciennes, 2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/
Hata.pdf>.
HERSCHBERG PIERROT Anne, NEEFS Jacques
« Présentation »,   Flaubert. Revue critique et génétique [en   ligne],   n o 7,   « Bouvard et
Pécuchet », novembre 2012, <http://flaubert.revues.org/1813>.
ISHIBASHI Masataka
« Quand Verne et Hetzel échangent leur rôle ou comment ils ont adapté un roman de
Paschal   Grousset »,   dans   Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions,   Groupe
international   de   recherches   balzaciennes,   2012,   <http://balzac.cerilac.univ-paris-
diderot.fr/wa_files/Ishibashi.pdf>.
KAMADA Takayuki
« Points de suture : un axe de dynamisation intra/intergénétique chez Balzac », dans
Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe international de recherches
balzaciennes, 2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/Kamada.pdf>.
LEBLAY Christophe
« L’avant-texte   comme   texte   sur le vif.   Analyse   génétique   d’opération   d’écriture   en
temps réel », ITEM [en ligne], 5 juin 2012, <www.item. ens.fr/index.php ?id =578251>.
« L’avant   texte :   le   moi   en   émoi »,   ITEM   [en   ligne],   5 juin   2012,   <www.item.ens.fr/
index.php?id=578252>.

Genesis, 36 | 2013
261

« En   deçà   du   bien   et   du   mal   écrire.   Pour   une   saisie   en   temps   réel   des   invariants
opérationnels   de   l’écriture »,   ITEM   [en   ligne],   14 juin   2012,   <www.item.ens.fr/
index.php ?id =578258>.
MARX William
« Valéry : une poétique du sensible », Aisthesis [en ligne], vol. V, n o 1 : « Paul Valéry :
strategie del sensibile », 2012, <www.fupress.net/index.php/aisthesis/issue/view/842>.
MATSUMURA Hiroshi
« Autour   de   l’histoire   et   de   la   physiologie   en   1829 :   entre   Le Dernier Chouan et   la
Physiologie du mariage », dans Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe
international   de   recherches   balzaciennes,   2012,   <http://balzac.cerilac.univ-paris-
diderot.fr/wa_files/Matsumura.pdf>.
MATSUZAWA Kazuhiro
« Une lecture anachronique du Lys dans la vallée et de L’Éducation sentimentale – sur la
mise en récit de la loi de l’hospitalité », dans Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires
d’éditions,   Groupe   international   de   recherches   balzaciennes,   2012,   <http://
balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/Matsuzawa.pdf>.
« Pourquoi et comment interpréter l’œuvre littéraire ? : l’exemple de l’avant-dernier
chapitre de L’Éducation sentimentale », dans Enseigner la littérature aujourd’hui [Actes du
colloque,   Montpellier,   mars 2011],   Fabula,   coll. « Colloques   en   ligne »,   28 novembre
2011, <www.fabula. org/colloques/document1534.php?>.
MURAD Samira
« Quelques   remarques   sur   le   Cahier 15 :   lectures   et   lecteurs »,   ITEM   [en   ligne],
« Colloques », juin 2011, <http://www.item.ens.fr/index.php?id=577672>.
MURATA Kyoko
« Assimilation   de   l’esthétique   du   roman-feuilleton   chez   Balzac »,   dans   Balzac et alii,
génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe international de recherches balzaciennes,
2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/Murata.pdf>.
NAKAJIMA Taro
« Apologétique et vulgarisation : les notes de lecture sur les “pamphlets” de Mgr de
Ségur »,   Flaubert. Revue critique et génétique [en   ligne],   n o 7,   « Bouvard et Pécuchet »,
décembre 2012, <http://flaubert.revues.org/1791>.
« Notes de lecture et généalogie des idées. Le discours apologétique de Jeufroy et la
pensée maistrienne », Arts et savoirs [en ligne], no 1, « Bouvard et Pécuchet : la fiction des
savoirs », numéro coordonné par Gisèle Séginger, février 2012, <http://lisaa.u-pem.fr/
arts-et-savoirs/arts-et-savoirs-n-1/>.
NAKAYAMA Kazuko
« Une étude sur la genèse du Médecin de campagne : à la recherche d’un équilibre entre
résistance   et   mouvement »,   dans   Balzac et alii,   génétiques croisées. Histoires d’éditions,
Groupe   international   de   recherches   balzaciennes,   2012,   <http://balzac.cerilac.univ-
paris-diderot.fr/wa_files/Nakayama2.pdf>.
NEEFS Jacques
« La   construction   scénarique   et   la   démonstration   narrative »,   dans   Balzac et alii, 
génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe international de recherches balzaciennes,
2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/Neefs.pdf>.
OSHITA Yoshie
« La Marâtre :   l’évolution   du   texte »,   dans   Balzac et alii, génétiques croisées. Histoires
d’éditions,   Groupe   international   de   recherches   balzaciennes,   2012,   <http://
balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/Oshita.pdf>.

Genesis, 36 | 2013
262

PAONE Domenico, PETRUZELLI Francesco
« Deux   volumes   de   manuscrits   d’Ernest   Renan   retrouvés »,   ITEM   [en   ligne],
29 novembre 2012, <www.item.ens.fr/index.php?id=578637>.
SCAPOLO Barbara
« Un enigma da sciogliere : l’intimo-estraneo corpo, vettore dello spirituale », Aisthesis
[en ligne], vol. V, no 1, « Paul Valéry : strategie del sensibile », 2012, <www.fupress.net/
index.php/aisthesis/issue/>.
SÉGINGER Gisèle
« Poétique   et   finalité   de   la   prise   de   notes.   Balzac   et   Flaubert »,   dans   Balzac et alii,
génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe international de recherches balzaciennes,
2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/Seginger.pdf>.
SILVA Guilherme Ignácio da
« Esprit et raillerie chez les Guermantes : retour sur le contexte d’une création », ITEM
[en ligne], « Colloques », juin 2011, <www.item.ens.fr/index.php?id=577684>.
SUGAYA Norioki
« La densité des mots dans Bouvard et Pécuchet », Flaubert. Revue critique et génétique [en
ligne], no 7, « Bouvard et Pécuchet », décembre 2012, <http://flaubert.revues.org/1807>.
« La poétique documentaire de Bouvard et Pécuchet. Visibilité des savoirs et arrangement
scénarique », Arts et savoirs [en ligne], no 1, « Bouvard et Pécuchet : la fiction des savoirs »,
numéro coordonné par Gisèle Séginger, février 2012, <http://lisaa.univ-mlv.fr/arts-et-
savoirs/ parution-du-numero-1-bouvard-et-pecuchet-la-fiction-des-savoirs/>.
TAKAKI Nobuhiro
« Au sujet du texte de base de l’édition Hetzel du Rouge et le Noir », dans Balzac et alii,
génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe international de recherches balzaciennes,
2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/Takaki.pdf>.
THÉRENTY Marie-Ève
« Chapitres et feuilletons : les scansions-fantômes de La Comédie humaine », dans Balzac
et alii, génétiques croisées. Histoires d’éditions,   Groupe   international   de   recherches
balzaciennes,   2012,   <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/
Therenty.pdf>.
VERCRUYSSE Thomas
« De Descartes à Athiktè : métamorphoses du sensible chez Valéry », Aisthesis [en ligne],
vol. V,   no 1 :   « Paul   Valéry :   strategie   del   sensibile »,   2012,   <http://www.fupress.net/
index.php/aisthesis/issue/>.
VIOLLET Catherine
« Relire Thérèse et Isabelle de Violette Leduc… à la lumière de sa genèse », FIXXION. Revue
critique de fiction française contemporaine [en ligne], no 4, « Fictions de soi », 15 juin 2012,
<www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/
fx04.15/581>.
« C.R. :   Éliane   Viennot,   État des lieux,   Éditions   ixe,   2012 »,   La Faute à Rousseau,   2012,
<http://lectures.sitapa.org/trouver/vu-lu2.php>.
« C.R. :   Françoise   Basch,   Ilona, ma mère et moi. Une   famille   juive   sous   l’Occupation,
1940-1944,   Éditions   ixe,   La Faute à Rousseau,   <http://lectures.sitapa.org/trouver/vu-
lu2.php>.
WADA Akio
« Proust   et   Balzac :   la   méthode   de   travail   des   deux   écrivains »,   dans   Balzac et alii,
génétiques croisées. Histoires d’éditions, Groupe international de recherches balzaciennes,
2012, <http://balzac.cerilac.univ-paris-diderot.fr/wa_files/Wada.pdf>.

Genesis, 36 | 2013
263

WILLEMART Philippe
« Le parlé coulé dans l’écrit : recherche de la sonorité dans l’écriture proustienne »,
ITEM [en ligne], « Colloques », juin 2011, <www.item.ens.fr/index.php?id=577692>.
YAMAZAKI Atsushi
« Quel est le but de tout cela ? – Les “causes finales” dans Bouvard et Pécuchet », Flaubert.
Revue critique et génétique [en   ligne],   no 7,   « Bouvard et Pécuchet »,   décembre 2012,
<http://flaubert.revues.org/1815>.
ZACCARELLO Benedetta
« Paul   Valéry :   per   un’estetica   della   composizione »,   Aistesis [en   ligne],   vol. V,   n o 1,
« Paul   Valéry :   strategie   del   sensibile »,   2012,   <http://www.fupress.net/index.php/
aisthesis/article/view/11062>.

INDEX
Mots-clés : bibliographie, génétique, publications, acquisitions, 2012
Index chronologique : 2012

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