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mdintegr.html, consulté le 6/2/2023.
Méthodes et problèmes
Le mode dramatique
Éric Eigenmann, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève
Sommaire
I. Texte et théâtralité
1. Qu'est-ce que le théâtre?
1. Art du spectacle et genre littéraire
2. Théâtralité
3. Espace architectural et réseau métaphorique
2. Qu'est-ce qu'un texte de théâtre?
1. Critères extrinsèques et intrinsèques
2. Dramatique vs. théâtral
3. Structure énonciative du texte dramatique
1. Enoncé et situation d'énonciation
2. Enjeux sémantiques
4. Répliques et didascalies
1. Didascalies diégétiques et techniques
2. Extension de la voix didascalique
3. Le présentateur
4. Didascalies internes
5. La double énonciation dramatique
II. Economie de la parole
1. Répartition
2. Adresse
1. Monologue et soliloque
2. Aparté et adresse au public
3. Rythme
1. Tirade et stichomythie
2. Tempo
4.Mode d'échange
1. Interlocution
2. Réplique flottante, faux dialogue et choralité
III. Dialogue dramatique et conversation
1. Montage des voix
2. La parole comme acte
1. Approche pragmatique
2. Approche communicationnelle
3. La parole comme coopération
1. Principes conversationnels
2. Transgression des principes conversationnels
4. Tropes communicationnels
1. Le récepteur extradiégétique
2. Le récepteur intradiégétique
5. Dénégation et interprétation
• Bibliographie
I. Texte et théâtralité
Bérénice de Racine, Le jeu de l'amour et du hasard de
Marivaux, Lorenzaccio de Musset, En attendant Godot de Beckett...
Largement constituée de ce que l'on appelle des textes ou des pièces de
théâtre, la littérature – française en l'occurrence – entretient avec le théâtre
des rapports complexes, source d'une problématique originale. Les études
littéraires s'y arrêtent d'autant plus volontiers depuis la fin du XXe siècle
qu'elles s'intéressent davantage aux relations de la littérature avec les
autres arts, et à la part déterminante pour la signification du texte que
prennent les conditions dans lesquelles il se donne à lire ou à entendre.
L'essor des études théâtrales à cette époque tient d'ailleurs de cette
ouverture.
I.1.2. Théâtralité
Le théâtre (3), c'est encore et peut-être surtout la qualité particulière que
l'on reconnaît à la représentation ou au texte en question (théâtre 1 et 2)
lorsqu'ils sont réussis, efficaces: ça, c'est du théâtre! Roland Barthes parle
en ce sens dès 1954 de théâtralité, concept forgé à partir de
l'adjectif théâtral – parallèllement à littéraire/littérarité – pour désigner la
propriété du phénomène. Il la situe dans l'épaisseur de signes qui
caractérise la représentation scénique:
Qu'est-ce que le théâtre? Une espèce de machine cybernétique [une machine à
émettre des messages, à communiquer]. Au repos, cette machine est cachée
derrière un rideau. Mais dès qu'on la découvre, elle se met à envoyer à votre
adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier,
qu'ils sont simultanés et cependant de rythme différent; en tel point du spectacle,
vous recevez en même temps 6 ou 7 informations (venues du décor, du costume, de
l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole),
mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor) pendant que
d'autres tournent (la parole, les gestes); on a donc affaire à une véritable polyphonie
informationnelle, et c'est cela la théâtralité: une épaisseur de signes.
Qu'est-ce que la théâtralité? C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de
signes et de sensations qui s'édifie sur la scène [...]
Or il s'agit bien pour Barthes d'une soustraction (le théâtre moins le texte),
qui au sens mathématique aboutit non pas à une suppression mais à
une différence, dynamique, entre la représentation scénique et le texte
dramatique en l'occurrence – opération réversible en addition: la scène
ajoute au texte pour construire la théâtralité de la représentation. La pièce
que composent les personnages d'Abel et Bela de Robert Pinget l'illustre:
si ce n'est pas du théâtre, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, c'est
moins à cause de la platitude des répliques que parce qu'elles collent trop
bien à leur contexte, sans surprise ni dialectique.
la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d'une œuvre, elle est une
donnée de création, non de réalisation. [...] le texte écrit est d'avance emporté par
l'extériorité des corps, des objets, des situations; la parole fuse aussitôt en
substances.
Ibidem, p. 42
Cela ne signifie pas que tout texte est dramatique, mais qu'il peut le
devenir. Le travail – minimal! – nécessaire pour adapter un texte narratif en
vue de la scène consiste non pas à le modifier sur le plan lexical ou
syntaxique, pour le rapprocher par exemple du langage parlé, mais à le
mettre dans la bouche d'un ou de plusieurs personnages, ou du moins à en
faire l'expression d'une ou de plusieurs voix clairement distinctes de celle
de l'écrivain. La spécificité du texte de théâtre réside en définitive dans la
relativisation du discours qu'opèrent ces données circonstancielles, cette
mise en situation. C'est précisément de leur incidence que dépend ce que
nous avons défini comme théâtralité.
Lisette entre.
LISETTE. – Quoi! cette idée-là vous dure encore? Non, madame, je ne ferai point
votre message; Damis est l'époux qu'on vous destine [...].
Qui, à qui, où, quand, comment, pourquoi: répondant de façon très variable
à toutes ces questions ou à quelques-unes d'entre elles seulement, les
didascalies précisent la situation de communication, déterminent une
pragmatique, c'est-à-dire les conditions concrètes de l'usage de la parole,
indispensables et décisives pour l'interprétation.
Dans les toutes dernières lignes d'En attendant Godot de Beckett, Vladimir
dit à Estragon Alors, on y va?, Estragon répond Allons-y. Leurs répliques
suggèrent qu'ils vont renoncer à leur fameuse attente et quitter le lieu qu'ils
ont occupé pendant toute la pièce, que leur situation va enfin connaître une
véritable évolution. Mais la didascalie qui suit ajoute: Ils ne bougent pas. Et
toute l'interprétation de basculer: on comprend alors que l'action demeure
sur le plan du discours, que rien ne va changer.
I.4.3. Le présentateur
Dans la mesure où la didascalie est un énoncé narratif, le sujet de son
énonciation peut être considéré comme un narrateur. Reprenons notre
exemple: Lucile est assise à une table, et plie une lettre. Un laquais est
devant elle [...]. Le laquais part. Elle se lève. On remarque l'absence de
marques de subjectivité (de mots déictiques ou modalisants). En ce qui
concerne les catégories de la narratologie genettienne, un tel narrateur
peut être qualifié d’extradiégétique et d’hétérodiégétique [La voix narrative,
V.3]. Objectif et limité au périmètre visible de la scène, son discours
procède d’une focalisation externe [La perspective narrative] et d’une
narration simultanée, sans recul temporel. Il est en ce sens comparable à
une sorte de reportage en direct.
II.1. Répartition
Etant donné que l'intervention de plusieurs locuteurs au théâtre est non
seulement possible mais attendue, ce geste d'attribution implique
également une distribution du discours, qu'on qualifie comme tel de
dialogué. Selon l'étymologie, le dialogue (terme potentiellement trompeur
[II.4 et III]) fait alterner deux voix, opposition fondatrice du théâtre antique:
entre chœur et coryphée d'une part, chœur et protagoniste d'autre part; à
l'échelle de la scène, il domine jusqu'à la fin du XVIIe siècle, avant de
s'affirmer de nouveau dans la seconde moitié du XXe. Le dialogue peut
toutefois reposer sur une distribution moins équilibrée, provisoirement ou
non, jusqu'à ne faire entendre qu'une seule voix: le monologue et
le soliloque, aux frontières confuses [II.2.1] sont ces cas limite. Il peut au
contraire réunir trois voix ou plus, à moins qu'on ne préfère parler alors
de trilogue ou de polylogue. Dès les tragédies d'Eschyle, deux
personnages sont en effet capables, dans la configuration la plus
complexe, de s'entretenir aussi bien entre eux qu'avec le chœur et le
coryphée. Cette répartition de la parole proférée ne préjuge en rien de
l'échange verbal ménagé, ou non, par les différentes interventions [II.4].
II.2. Adresse
Le texte dramatique s'adresse globalement et en dernière instance au
lecteur/spectateur, cela va de soi. Mais à l'intérieur de la fiction
représentée? La didascalie indique en général qui prend la parole mais
beaucoup plus rarement à qui il s'adresse, de sorte que le discours
dramatique se caractérise aussi par la quête de son destinataire, celui-ci
étant à la fois indispensable à l'interprétation et toujours susceptible de se
dérober, de changer et surtout de se multiplier. Or de la représentation d'un
interlocuteur dans l'énoncé ou de son absence résultent plusieurs types de
discours. Cinq possibilités se dégagent: que le personnage s'adresse à un
interlocuteur présent (c'est le cas du discours dialogué, dont les
nombreuses formes ne peuvent être présentées ici); qu'il s'adresse à un
interlocuteur absent, à lui-même, au lecteur/spectateur ou qu'il ne
s'adresse à personne, apparemment du moins.
II.3. Rythme
II.3.2. Tempo
Un échange verbal plus serré pouvant appeler une exécution vocale plus
rapide, la répartition du dialogue ne sera pas non plus sans incidence sur
le tempo, soit la rapidité à laquelle une scène doit être jouée [ ou lue
] ( ibidem, p. 72). Mais un tel devoir reste à la fois subjectif et variable, de
sorte que le rapport relève largement de la suggestion.
II.4.1. Interlocution
Après s'être penché sur le découpage du texte en répliques, il importe de
considérer leur enchaînement, auquel président les principes linguistiques
du dialogue, à commencer par l'interlocution. Sur le plan de la
communication intradiégétique (ou diégétique) l'échange peut être plus ou
moins signifié, et les répliques mériter plus ou moins leur nom: tantôt
elles se répondent, alternant par exemple première et deuxième personne,
tantôt elles apparaissent moins intersubjectives, notamment lorsqu'il s'agit
de récits ou de sentences, jusqu'à ne l'être plus du tout. Du côté du premier
pôle, la dispute; du second pôle, le polylogue anarchique: on y entend les
voix suspendues de parlants isolés, provoquant par exemple des effets de
foule.
LAETA
Maintenant c'est la nuit encore !
FAUSTA
Maintenant pour un peu de temps, encore...
LAETA
... Que tardive et que menacée...
BEATA
C'est la dernière nuit avant l'Eté!
Cette fabrication, il tend soit à en effacer les traces, ménageant entre les
répliques une continuité – d'interlocution notamment – qui simule
l'autonomie d'une conversation réelle, soit à la mettre en évidence comme
telle, manifestant ipso facto l'intervention d'un monteur, en fonction des
choix esthétiques qui président à la composition de l'œuvre.
Le Misanthrope, I. 2
C'est d'une certaine manière redoubler la relation entre scène et salle que
de prendre indirectement à partie un tel personnage qui, d'occuper dans la
fiction la position du spectateur, reflète celui-ci tout en manifestant la
supériorité – ou mieux, le surplomb (Vinaver, 1993) – dont il jouit. Raison
pour laquelle l'écriture dramatique a souvent usé de ce ressort très
révélateur: en littérature comme à la scène, le théâtre est
fondamentalement un jeu d'adresses.
Bibliographie
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