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▪ Sommaire | Texte intégral


▪ Bibliographie
▪ Exercices

Méthodes et problèmes
Le mode dramatique
Éric Eigenmann, © 2003
Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire
I. Texte et théâtralité
1. Qu'est-ce que le théâtre?
1. Art du spectacle et genre littéraire
2. Théâtralité
3. Espace architectural et réseau métaphorique
2. Qu'est-ce qu'un texte de théâtre?
1. Critères extrinsèques et intrinsèques
2. Dramatique vs. théâtral
3. Structure énonciative du texte dramatique
1. Enoncé et situation d'énonciation
2. Enjeux sémantiques
4. Répliques et didascalies
1. Didascalies diégétiques et techniques
2. Extension de la voix didascalique
3. Le présentateur
4. Didascalies internes
5. La double énonciation dramatique
II. Economie de la parole
1. Répartition
2. Adresse
1. Monologue et soliloque
2. Aparté et adresse au public
3. Rythme
1. Tirade et stichomythie
2. Tempo
4.Mode d'échange
1. Interlocution
2. Réplique flottante, faux dialogue et choralité
III. Dialogue dramatique et conversation
1. Montage des voix
2. La parole comme acte
1. Approche pragmatique
2. Approche communicationnelle
3. La parole comme coopération
1. Principes conversationnels
2. Transgression des principes conversationnels
4. Tropes communicationnels
1. Le récepteur extradiégétique
2. Le récepteur intradiégétique
5. Dénégation et interprétation

• Bibliographie

I. Texte et théâtralité
Bérénice de Racine, Le jeu de l'amour et du hasard de
Marivaux, Lorenzaccio de Musset, En attendant Godot de Beckett...
Largement constituée de ce que l'on appelle des textes ou des pièces de
théâtre, la littérature – française en l'occurrence – entretient avec le théâtre
des rapports complexes, source d'une problématique originale. Les études
littéraires s'y arrêtent d'autant plus volontiers depuis la fin du XXe siècle
qu'elles s'intéressent davantage aux relations de la littérature avec les
autres arts, et à la part déterminante pour la signification du texte que
prennent les conditions dans lesquelles il se donne à lire ou à entendre.
L'essor des études théâtrales à cette époque tient d'ailleurs de cette
ouverture.

Le présent cours s'intéresse à la poétique du texte dramatique en limitant


le champ d'observation à la textualité, voire à la texture de celui-ci: de quoi
cette œuvre verbale singulière est-elle faite? Le recours à des outils
linguistiques n'étonnera donc pas. Sous divers aspects, la question de
l'énonciation traverse les trois chapitres. Dans les grandes lignes, le
premier définit le texte dramatique, le deuxième dégage quelques modes
de relation entre les voix qui le composent et le troisième éclaire la
spécificité du dialogue de théâtre.

I.1. Qu'est-ce que le théâtre?


I.1.1. Art du spectacle et genre littéraire
Les rapports entre texte et théâtre dépendent évidemment des acceptions
du mot théâtre, multiples, dont on retiendra les cinq suivantes:

Le théâtre (1) désigne un art du spectacle, art combinatoire impliquant


diverses techniques d'expression corporelles et vocales, mais aussi plus
largement visuelles et auditives, qui élabore une forme de représentation
dans l'espace pouvant procéder d'un texte de théâtre (au sens 2) ou
donner lieu à son écriture; c'est plus globalement l'événement socio-
culturel qui réunit pour l'occasion, en un même espace et au même
moment, les acteurs et les spectateurs de cette représentation.

Le théâtre (2), c'est aussi un genre littéraire qualifié de dramatique, qui


forme avec l'épique et le lyrique (le récit et la poésie) la fameuse triade
romantique des genres, elle-même issue de l'alternative poétique (narratif /
dramatique) décrite par Platon et Aristote. Lui appartiennent des textes ou
écrits littéraires dotés de certaines caractéristiques liées à la représentation
théâtrale, qui les font en général reconnaître d'un coup d'oeil (voir infra,
1.4) et opèrent un classement dans l'œuvre d'un auteur: le théâtre de
Victor Hugo par opposition à ses romans et à sa poésie.

Cette première ambivalence appelle la remarque suivante, formulée par


Jerzy Grotowski: En France, les pièces publiées en livres sont désignées
sous le titre de Théâtre – une erreur à mon sens, parce que ce n'est pas du
théâtre, mais de la littérature dramatique (Grotowski, 1969, p. 53-54).
L'anglais dispose en revanche de deux termes, theatre et drama. Si le
français confère au mot drame des sens qui excluent de suivre la langue
de Shakespeare (dont celui retenu dans [L'œuvre dramatique]), il est
néanmoins possible de s'en inspirer pour les adjectifs en
réservant dramatique au texte et théâtral à la scène, conformément
d'ailleurs à l'usage qu'Aristote fait du premier et à l'étymologie grecque du
second, rappelée plus bas.

I.1.2. Théâtralité
Le théâtre (3), c'est encore et peut-être surtout la qualité particulière que
l'on reconnaît à la représentation ou au texte en question (théâtre 1 et 2)
lorsqu'ils sont réussis, efficaces: ça, c'est du théâtre! Roland Barthes parle
en ce sens dès 1954 de théâtralité, concept forgé à partir de
l'adjectif théâtral – parallèllement à littéraire/littérarité – pour désigner la
propriété du phénomène. Il la situe dans l'épaisseur de signes qui
caractérise la représentation scénique:
Qu'est-ce que le théâtre? Une espèce de machine cybernétique [une machine à
émettre des messages, à communiquer]. Au repos, cette machine est cachée
derrière un rideau. Mais dès qu'on la découvre, elle se met à envoyer à votre
adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier,
qu'ils sont simultanés et cependant de rythme différent; en tel point du spectacle,
vous recevez en même temps 6 ou 7 informations (venues du décor, du costume, de
l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole),
mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor) pendant que
d'autres tournent (la parole, les gestes); on a donc affaire à une véritable polyphonie
informationnelle, et c'est cela la théâtralité: une épaisseur de signes.

Littérature et signification, Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1963), p. 258

La fonction signifiante démarque d'abord le théâtral, schématiquement,


du tout spectaculaire (un feu d'artifice): en tant que système de signes, le
théâtre renvoie à un univers absent, fictif. Suggérant
des couches irréductibles entre elles, la notion d'épaisseur démarque
ensuite le théâtral du tout textuel: la signification ne saurait se limiter à
celle(s) du message linguistique, qu'il soit le seul ou que les autres
coïncident avec lui (par hypothèse: une simple récitation ou une image
scénique parfaitement redondante). Une formulation antérieure de Barthes
peut même sembler dénier au texte sa part de théâtralité (c'était à peu près
la position d'Antonin Artaud):

Qu'est-ce que la théâtralité? C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de
signes et de sensations qui s'édifie sur la scène [...]

Le théâtre de Baudelaire, Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1954), p. 41

Or il s'agit bien pour Barthes d'une soustraction (le théâtre moins le texte),
qui au sens mathématique aboutit non pas à une suppression mais à
une différence, dynamique, entre la représentation scénique et le texte
dramatique en l'occurrence – opération réversible en addition: la scène
ajoute au texte pour construire la théâtralité de la représentation. La pièce
que composent les personnages d'Abel et Bela de Robert Pinget l'illustre:
si ce n'est pas du théâtre, comme ils le reconnaissent eux-mêmes, c'est
moins à cause de la platitude des répliques que parce qu'elles collent trop
bien à leur contexte, sans surprise ni dialectique.

I.1.3. Espace architectural et réseau métaphorique


Le théâtre (4) s'applique en outre à un espace architectural. À l'origine,
le theatron grec est exclusivement le lieu, flanc de colline ou gradins, d'où
l'on assiste à un spectacle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce sera au contraire
l'espace offert aux regards, la scène, et par extension tout le bâtiment dès
que seront construites des salles de théâtre. Cette acception met l'accent
sur la relation visuelle, spectatorielle, qu'instaure l'art théâtral entre un
regardant et un regardé.

Le théâtre (5) couvre enfin un vaste réseau métaphorique, qui retient du


sens propre les aspects spectaculaires, architecturaux et/ou
fictionnels: théâtres d'exploits ou de violences, théâtres de montagnes,
simulacres ou feintes considérées comme du théâtre ou de la comédie.

I.2. Qu'est-ce qu'un texte de théâtre?

I.2.1. Critères extrinsèques et intrinsèques


Cette polysémie rappelée, quels traits communs partagent donc les pièces
de Racine, de Marivaux, de Musset, de Beckett et de tous les autres? Les
définitions qui précèdent fournissent surtout des critères extrinsèques, telle
la destination scénique du texte, qu'elle ait été prévue par son auteur ou
rendue effective par sa mise en scène. Non seulement ces critères ne
rendent pas compte d'une specificité textuelle, mais ils présentent le double
défaut d'être à la fois potentiellement contradictoires et provisoires, car des
textes qui n'ont pas été écrits pour le théâtre sont portés à la scène avec
succès, parfois longtemps après leur parution (la pièce Les Brigands de
Schiller, sous-titrée Lesedrama soit drame à lire, le roman Les Cloches de
Bâle d'Aragon); tandis qu'à l'inverse, des textes composés pour des
comédiens (notamment au XVIIe et au XXe siècles) attendent toujours d'être
joués.

Et le texte lui-même, indépendamment de son contexte? Certes, il se


prête apparemment mieux au théâtre dans la mesure où des personnages
y dialoguent dans un milieu concret, visuellement et auditivement
perceptible; de tels éléments seraient autant de matrices de
théâtralité (Ubersfeld). Dans cette perspective, toujours selon Barthes,

la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d'une œuvre, elle est une
donnée de création, non de réalisation. [...] le texte écrit est d'avance emporté par
l'extériorité des corps, des objets, des situations; la parole fuse aussitôt en
substances.

Ibidem, p. 42

Toutefois l'évolution de la mise en scène au XXe siècle, révélant la


dimension normative, voire idéologique de la plupart des critères
intrinsèques avancés par les théoriciens antérieurs, a démontré qu'on
pouvait faire théâtre de tout (Antoine Vitez), quitte à ce que seul le
comédien supplée l'éventuelle pauvreté sensorielle de l'univers évoqué.
I.2.2. Dramatique vs. théâtral
Mieux vaudrait donc parler de texte dramatique et réserver
l'adjectif théâtral à la scène proprement dite, conformément à l'étymologie
du mot théâtre, issu de la famille du verbe voir, être spectateur, en grec
ancien: le theatron est le lieu où l'on assiste à un spectacle, jamais le genre
de textes qui y sont représentés [I. 1].

Cela ne signifie pas que tout texte est dramatique, mais qu'il peut le
devenir. Le travail – minimal! – nécessaire pour adapter un texte narratif en
vue de la scène consiste non pas à le modifier sur le plan lexical ou
syntaxique, pour le rapprocher par exemple du langage parlé, mais à le
mettre dans la bouche d'un ou de plusieurs personnages, ou du moins à en
faire l'expression d'une ou de plusieurs voix clairement distinctes de celle
de l'écrivain. La spécificité du texte de théâtre réside en définitive dans la
relativisation du discours qu'opèrent ces données circonstancielles, cette
mise en situation. C'est précisément de leur incidence que dépend ce que
nous avons défini comme théâtralité.

I.3. Structure énonciative du texte dramatique

I.3.1. Enoncé et situation d'énonciation


Platon relèvait déjà, dans La République, que dans la tragédie et la
comédie le poète cherche à nous faire croire que c'est un autre que lui qui
parle. D'Aubignac au XVIIe siècle en fait une règle: Dans le poème
dramatique il faut que le poète s'explique par la bouche des acteurs; il n'y
peut employer d'autres moyens. L'énoncé y est en effet donné à lire assorti
d'une précision déterminante, le fait d'être attribué à un sujet parlant
explicitement différent de l'auteur ou d'une voix susceptible d'être
confondue avec la sienne, désigné en général par un nom (Agamemnon,
Tartuffe, Le Soldat, H3, etc.). Plus ou moins étoffée, une information est
donc livrée sur la situation dans laquelle s'énonce le discours selon la
fiction proposée, sur sa situation d'énonciation. Même ténue, elle marque
par rapport à lui une distance, fût-elle minime, une médiation – par
opposition au discours immédiat qui semble adressé directement au lecteur
par la voix narrative: Longtemps je me suis couché de bonne heure, phrase
initiale de la Recherche du temps perdu de Proust, si elle esquisse les
traits de qui est en mesure de l'assumer, ne dit strictement rien de la
situation dans laquelle elle est émise.

I.3.2. Enjeux sémantiques


Or, la linguistique moderne l'a montré, la signification d'un énoncé est
déterminée non seulement par sa composition lexicale et syntaxique mais
par sa situation, ou ses conditions; en fonction d'elles, la parole accomplit
une action, qui les fait évoluer [III.2]: il fait frais peut indiquer une
température agréable ou désagréable, inciter ou non à monter le
chauffage. Dans Fin de partie de Beckett, deux personnages s'expriment
emprisonnés dans des poubelles: que signifie donc une parole qui sort d'un
tel endroit, articulée de surcroît par des vieillards invalides que leur fils
traite d'ordures?... La situation d'énonciation vaut ici autant sinon plus que
l'énoncé lui-même. La représentation théâtrale, où la parole donnée en
spectacle l'est nécessairement dans une situation spatio-temporelle
particulière, ne cesse d'en jouer. Semblablement, le texte écrit met en
scène les êtres qu'il fait parler – l'expression n'est pas que métaphorique.

I.4. Répliques et didascalies


Après titre et liste des personnages, le premier acte des Serments
indiscrets de Marivaux commence ainsi:

SCÈNE PREMIÈRE. – LUCILE, UN LAQUAIS


LUCILE est assise à une table, et plie une lettre; un laquais est devant elle, à qui elle
dit.– Qu'on aille dire à Lisette qu'elle vienne. (Le laquais part. Elle se lève.) Damis
serait un étrange homme, si cette lettre ne rompt pas le projet qu'on fait de nous
marier.

Lisette entre.

SCÈNE II. – LUCILE, LISETTE


LUCILE.– Ah! te voilà. Lisette, approche; je viens d'apprendre que Damis est arrivé
hier de Paris, qu'il est actuellement chez son père; et voici une lettre qu'il faut que tu
lui rendes, en vertu de laquelle j'espère que je ne l'épouserai point.

LISETTE. – Quoi! cette idée-là vous dure encore? Non, madame, je ne ferai point
votre message; Damis est l'époux qu'on vous destine [...].

Deux niveaux énonciatifs se dégagent d'emblée, ne serait-ce que


typographiquement, déterminant deux types de voix: d'une part
les répliques, texte supposé être proféré sur scène, qui constituent
ensemble le dialogue et pour chaque personnage ce qu'on appelle
précisément son rôle; d'autre part les didascalies, texte qui introduit de
quelque manière ces discours et les cite, soit tout ce qui ne serait pas
proféré dans le cas d'une représentation conforme au texte écrit, de la liste
des personnages au noir final en passant par le découpage des scènes.
Quoiqu'elles puissent souvent passer pour négligeables, les didascalies,
même laconiques, déterminent ou peuvent déterminer:

▪ qui est présent, qui parle (Lucile), éventuellement qui se


tait (le laquais), personnages qu'elles peuvent décrire; elle
attribue l'énoncé aux personnages;
▪ à qui la parole est adressée (le laquais) [II.2];
▪ où se trouvent et se déplacent les personnages, dans
quel lieu et dans quelle position par rapport aux autres ou
aux objets (Lucile attablée près d'un laquais);
▪ quand se passe la scène et à quel moment dans le cours
de l'action se fait entendre telle phrase en particulier
(Lucile parle de Damis lorsqu'elle est seule);
▪ comment les personnages s'expriment, en accomplissant
quel mouvement, dans quelle humeur, selon quel rythme,
etc.;
▪ pourquoi ils agissent de la sorte, quelle est leur
motivation. C'est un scélérat qui parle, précise Molière au
cours d'une réplique de Tartuffe (Tartuffe, IV. 5)!

Qui, à qui, où, quand, comment, pourquoi: répondant de façon très variable
à toutes ces questions ou à quelques-unes d'entre elles seulement, les
didascalies précisent la situation de communication, déterminent une
pragmatique, c'est-à-dire les conditions concrètes de l'usage de la parole,
indispensables et décisives pour l'interprétation.

Dans les toutes dernières lignes d'En attendant Godot de Beckett, Vladimir
dit à Estragon Alors, on y va?, Estragon répond Allons-y. Leurs répliques
suggèrent qu'ils vont renoncer à leur fameuse attente et quitter le lieu qu'ils
ont occupé pendant toute la pièce, que leur situation va enfin connaître une
véritable évolution. Mais la didascalie qui suit ajoute: Ils ne bougent pas. Et
toute l'interprétation de basculer: on comprend alors que l'action demeure
sur le plan du discours, que rien ne va changer.

I.4.1. Didascalies diégétiques et techniques


On remarque en outre dans cet exemple qu' Ils ne bougent pas peut être lu
comme une description (des personnages) ou comme une prescription (à
l'adresse des comédiens). De manière générale, les didascalies
concernent en effet soit la situation fictive de l'histoire représentée, soit la
situation réelle de la représentation scénique proprement dite: dans le
premier cas, on les qualifie de diégétiques, dans le second, de techniques.
Celles-ci, également nommées indications scéniques ou de régie, suivent
au plus près l'étymologie de didascalies – des instructions.

I.4.2. Extension de la voix didascalique


Jamais sans doute la voix didascalique ne se fait plus discrète que dans la
pièce de Bernard-Marie-Koltès La Nuit juste avant les forêts. Aucun espace
n'est désigné, ni aucun personnage annoncé: le texte a tout d'un long
monologue intérieur. Mais, détail essentiel, il est flanqué de guillemets, qui
s'ouvrent avant le premier mot pour se fermer après le dernier. Guillemets
qui signifient que le texte cite quelqu'un, un personnage qui parle. Il s'agit
donc toujours énonciativement parlant de discours direct, signalé par la
présence, discrète mais indéniable, d'une marque attributive.

Historiquement, c'est pourtant l'évolution inverse qui s'est produite: au fur


et à mesure qu'on avance dans l'histoire du théâtre, on note plutôt,
schématiquement, une amplification, une extension de la didascalie par
rapport au dialogue. À l'inverse de l'effacement observé chez Koltès, la
didascalie peut en effet s'enfler considérablement, et briguer tout de même
le statut de voix narrative. Le phénomène commence avec les comédies
mixtes de la période baroque, se poursuit sous la plume des dramaturges
du XVIIIe (avant Beaumarchais, celle de Diderot, adepte de la pantomime,
introduit de la sorte dans les pièces de véritables tableaux vivants), il
s'amplifie ensuite avec le mélodrame romantique, pour donner lieu à des
indications tatillonnes chez Feydeau et aboutir dans le théâtre
contemporain à Acte sans paroles (I et II, 1956 et 1959) de Beckett, longue
didascalie décrivant les faits et gestes d'un personnage muet. Didascalie
comparable, de soixante-dix pages, dans la littérature dramatique
allemande: L'Heure où nous ne savions rien l'un de l'autre de Peter
Handke.

I.4.3. Le présentateur
Dans la mesure où la didascalie est un énoncé narratif, le sujet de son
énonciation peut être considéré comme un narrateur. Reprenons notre
exemple: Lucile est assise à une table, et plie une lettre. Un laquais est
devant elle [...]. Le laquais part. Elle se lève. On remarque l'absence de
marques de subjectivité (de mots déictiques ou modalisants). En ce qui
concerne les catégories de la narratologie genettienne, un tel narrateur
peut être qualifié d’extradiégétique et d’hétérodiégétique [La voix narrative,
V.3]. Objectif et limité au périmètre visible de la scène, son discours
procède d’une focalisation externe [La perspective narrative] et d’une
narration simultanée, sans recul temporel. Il est en ce sens comparable à
une sorte de reportage en direct.

Il s’agit là de traits généraux, non de règles exclusives. D’autres cas


existent : dans Berlin ton danseur est la mort d'Enzo Cormann par exemple
(Paris, Edilig, 1983), une partie de la didascalie présente une narration
homodiégétique et ultérieure: Il y avait cette cave que Nelle, ma compagne,
Elis ma fille, et moi-même occupâmes de mars 1944 à la fin de 1946. Il
arrive aussi que la didascalie, provisoirement non focalisée, couvre un
domaine différent, tel que l'intériorité des personnages.

Cependant, le terme unique de narrateur convient d’autant plus mal que la


didascalie désigne et raconte moins. Chez Racine ou Molière par exemple,
qui pouvaient au besoin préciser directement leurs intentions aux
interprètes de leurs pièces, elle se limite à de très rares exceptions près à
l'attribution des énoncés à tel ou tel personnage. On parle parfois
de scripteur (Ubersfeld) ou de montreur (Viswanathan) ; nous proposons
d’appeler présentateur cette instance énonciative, qui présente les
intervenants et présentifie leur discours.

I.4.4. Didascalies internes


Les didascalies ne sont toutefois pas seules à fournir des éléments pour
établir la situation d'énonciation, les répliques ne cessent d'en suggérer
chaque fois qu'un personnage se réfère à son environnement ou aux êtres
qui l'habitent. Prends un siège, Cinna (Corneille, Cinna), Voilà un homme
qui me regarde (Molière, George Dandin)... Par opposition aux
didascalies externes au dialogue qui viennent d'être décrites, il est parfois
question alors de didascalies internes. Pourtant, celles-ci demeurent
fondamentalement irréductibles à celles-là étant donné leur subjectivité, qui
autorise les paroles trompeuses, intentionnelles ou non. Il s'agit plus
précisément d'implicites et de présupposés du discours, auxquels le lecteur
choisit de conférer une valeur objective. Pour preuve de leur hétérogénéité,
d'éventuelles contradictions:

Le Vieux.– Bois ton thé, Sémiramis.


Il n'y a pas de thé, évidemment.

Ionesco, Les Chaises

À vrai dire, dans la mesure où il peut être interprété de manière à dégager


des indications au sujet de la mise en scène, tout discours est
potentiellement didascalie interne . Aussi l'expression s'en trouve-t-elle
largement disqualifiée.
I.5. La double énonciation dramatique
En résumé, le texte dramatique se distingue par sa double énonciation, à
savoir les deux énonciations que nous venons de relever, l'une enchâssée
dans l'autre. Dans une pièce de théâtre, ce n'est pas en dernière instance
le personnage qui s'exprime: de même que tout ce qu'énonce un
personnage, son je ne lui appartient pas, ce n'est jamais que l'énoncé
qu'un présentateur [I.4.3] attribue ou prête au personnage, personnage
dont le montreur – pour continuer selon la même métaphore – emprunte la
voix pour émettre une parole.

Cette structure énonciative se trouve certes aussi dans les dialogues de


roman. Des passages de Jacques le Fataliste de Diderot se présentent
même exactement comme des dialogues de théâtre, y compris sur le plan
typographique. C'est tout simplement que le roman lui aussi peut contenir
du discours dramatique (rapporté). Aristote le dit: l'écriture théâtrale crée
des personnages susceptibles d'être incarnés par tel ou tel [acteur], mais
déjà donnés par la structure même du texte comme personnages
dramatiques (R. Dupont-Roc et J. Lallot in Aristote, La Poétique, notes).
L'adjectif dramatikos dont il use renvoie ainsi, par delà le jeu dramatique, à
la caractéristique qui en fonde la possibilité – au mode d'énonciation qui
distribue le je entre les personnages, mode présent dans l'épopée
lorsqu'elle cite la parole d'un personnage (Ulysse qui raconte lui-même son
histoire dans L'Odyssée par exemple). Cette extension du territoire du
dramatique fait d'ailleurs partie de l'usage courant, dans la mesure où l'on
parle de scène – Genette par exemple dans Figures III – pour désigner à
l'intérieur d'un roman un passage dialogué dont le narrateur cède la parole
aux personnages.

Ce qui se définit de cette manière comme dramatique, ce n'est donc


pas un texte exemplaire d'un genre, mais du texte qui s'énonce selon
l'enchâssement décrit, un mode d'énonciation du discours caractérisé par
cette dualité.

II. Economie de la parole

II.1. Répartition
Etant donné que l'intervention de plusieurs locuteurs au théâtre est non
seulement possible mais attendue, ce geste d'attribution implique
également une distribution du discours, qu'on qualifie comme tel de
dialogué. Selon l'étymologie, le dialogue (terme potentiellement trompeur
[II.4 et III]) fait alterner deux voix, opposition fondatrice du théâtre antique:
entre chœur et coryphée d'une part, chœur et protagoniste d'autre part; à
l'échelle de la scène, il domine jusqu'à la fin du XVIIe siècle, avant de
s'affirmer de nouveau dans la seconde moitié du XXe. Le dialogue peut
toutefois reposer sur une distribution moins équilibrée, provisoirement ou
non, jusqu'à ne faire entendre qu'une seule voix: le monologue et
le soliloque, aux frontières confuses [II.2.1] sont ces cas limite. Il peut au
contraire réunir trois voix ou plus, à moins qu'on ne préfère parler alors
de trilogue ou de polylogue. Dès les tragédies d'Eschyle, deux
personnages sont en effet capables, dans la configuration la plus
complexe, de s'entretenir aussi bien entre eux qu'avec le chœur et le
coryphée. Cette répartition de la parole proférée ne préjuge en rien de
l'échange verbal ménagé, ou non, par les différentes interventions [II.4].

Si l'on considère en outre le lecteur/spectateur, destinataire ultime de toute


réplique, comme un interlocuteur potentiel, le monologue apparaîtra
dialogue, le dialogue, trilogue et le trilogue, polylogue...

II.2. Adresse
Le texte dramatique s'adresse globalement et en dernière instance au
lecteur/spectateur, cela va de soi. Mais à l'intérieur de la fiction
représentée? La didascalie indique en général qui prend la parole mais
beaucoup plus rarement à qui il s'adresse, de sorte que le discours
dramatique se caractérise aussi par la quête de son destinataire, celui-ci
étant à la fois indispensable à l'interprétation et toujours susceptible de se
dérober, de changer et surtout de se multiplier. Or de la représentation d'un
interlocuteur dans l'énoncé ou de son absence résultent plusieurs types de
discours. Cinq possibilités se dégagent: que le personnage s'adresse à un
interlocuteur présent (c'est le cas du discours dialogué, dont les
nombreuses formes ne peuvent être présentées ici); qu'il s'adresse à un
interlocuteur absent, à lui-même, au lecteur/spectateur ou qu'il ne
s'adresse à personne, apparemment du moins.

II.2.1. Monologue et soliloque


Mieux que par la présence physique d'un second personnage, c'est par
celle que manifeste ou représente l'énoncé lui-même qu'on distingue le
plus clairement le monologue et le soliloque, dont les dictionnnaires et
manuels spécialisés donnent des définitions contradictoires. On conviendra
– dans le sillage de Jacques Schérer (1983) et d'Anne-Françoise
Benhamou (Corvin, 1995) – que le monologue désigne le discours tenu par
un personnage seul ou qui s'exprime comme tel, s'adressant à lui-même
ou à un absent, lequel peut être une personne (divine ou humaine, voire
animale) ou une personnification (un sentiment, une vertu: mon cœur, mon
devoir, éventuellement une chose). Tout monologue est ainsi plus ou
moins dialogué, car l'on parle toujours à quelqu'un, ne serait-ce qu' à soi-
même.

On suivra Anne Ubersfeld, en revanche, pour limiter le soliloque à un


discours abolissant tout destinataire et douter par conséquent qu'il
n'existe jamais de vrai soliloque au théâtre (1996, p. 22). Certains
monologues s'en approchent cependant depuis la seconde moitié du
XXe siècle, telle la logorrhée de Lucky dans En attendant Godot de Samuel
Beckett.

Monologues et soliloques remplissent de manière privilégiée une fonction


épique, dans les scènes d'exposition notamment, une fonction
délibératrice, lorsqu'ils œuvrent par exemple à la formulation et à la
résolution d'un dilemme, et une fonction lyrique (parfois invocatoire), qui les
apparente à un monologue intérieur extériorisé (Larthomas, 1980, p. 372).

Notons, afin de ne pas confondre monologue et tirade [II.3.1], que la


longueur ne constitue pas pour le premier un critère pertinent. Aussi prolixe
qu'il puisse être devant un confident quasi muet, un héros classique
continue d'entretenir avec lui un dialogue (voir faux dialogue [II.4.2]). Et à
l'inverse, même relativement brèves, certaines interventions de héros
romantiques, si l'on peut qualifier ainsi les personnages de Musset par
exemple, doivent être classées comme monologues.

II.2.2. Aparté et adresse au public


L'adresse délimite également l'aparté, sorte de monologue bref dans lequel
le locuteur se retire provisoirement du dialogue pour introduire une
réflexion à part, pour lui-même, perceptible cependant par un ou plusieurs
tiers: un autre personnage parfois, le lecteur/spectateur toujours. Si l'aparté
reste en principe le plus bref possible, afin de ne pas interrompre l'échange
en cours, rien n'empêche pourtant de le prolonger: Jean Tardieu le fait
dans Oswald et Zénaïde ou Les Apartés, pièce qui inverse les proportions
habituelles au point de réduire la communication directe entre les
personnages à quelques mots.

D'un public témoin à un public pris à témoin, voire élevé au rang


d'interlocuteur principal comme dans les prologues et épilogues ou dans
les songs brechtiens, il n'y a qu'un pas: on peut qualifier de faux apartés
les adresses au public, qui comme leur nom l'indique privilégient
ouvertement la communication extradiégétique et les effets qui lui sont liés.
Quoique le lecteur/spectateur ainsi interpellé appartienne à la fiction
comme le narrataire d'un récit romanesque, une telle adresse joue par
métalepse [La voix narrative, VII.1] de l'ambiguïté entre cette figure
textuelle et le lecteur/spectateur. Ambiguïté d'autant plus forte à la
représentation qu'elle en a une autre pour corollaire: où s'arrête le
comédien, où commence le personnage? Prologues et épilogues,
justement, thématisent parfois le passage de l'un à l'autre, dans les deux
sens, tels des sas de décompression entre réalité et fiction.

II.3. Rythme

II.3.1. Tirade et stichomythie


La fréquence des répliques et les rapports quantitatifs qu'elles
entretiennent contribuent à déterminer le rythme du dialogue, produit plus
largement par tout effet de répétition (Larthomas, 2001, p. 309). Comme
pour la vitesse du récit en narratologie, les accélérations et ralentissements
sont aussi révélateurs, sinon plus, que le rythme lui-même.

La tirade désigne une réplique relativement longue qu'une unité thématique


ou formelle, ainsi qu'une certaine contingence dans le déroulement de
l'action distinguent du reste de la pièce – qu'on pense à la tirade des
nez dans Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand. Elle suspend l'échange
verbal. La stichomythie tend en revanche à le précipiter, en juxtaposant
des répliques brèves de même longueur (au sens strict: hémistiche contre
hémistiche ou vers contre vers), qui se livrent à un duel – ou duo – verbal.

II.3.2. Tempo
Un échange verbal plus serré pouvant appeler une exécution vocale plus
rapide, la répartition du dialogue ne sera pas non plus sans incidence sur
le tempo, soit la rapidité à laquelle une scène doit être jouée [ ou lue
] ( ibidem, p. 72). Mais un tel devoir reste à la fois subjectif et variable, de
sorte que le rapport relève largement de la suggestion.

Un exemple: Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie


Koltès se signale par le rythme des tours de parole entre les deux
personnages, régulier puis subissant une accélération croissante à mesure
que leurs répliques diminuent de manière parallèle, passant de plusieurs
pages à quelques mots. Si la mise en scène de la pièce choisit d'en tirer
parti, elle pourra toujours jouer du débit vocal et des silences pour étirer
néanmoins la représentation dans le temps [La mise en scène]. Il en va de
même à la lecture, dont la vitesse ne saurait être prescrite.

II.4. Mode d'échange

II.4.1. Interlocution
Après s'être penché sur le découpage du texte en répliques, il importe de
considérer leur enchaînement, auquel président les principes linguistiques
du dialogue, à commencer par l'interlocution. Sur le plan de la
communication intradiégétique (ou diégétique) l'échange peut être plus ou
moins signifié, et les répliques mériter plus ou moins leur nom: tantôt
elles se répondent, alternant par exemple première et deuxième personne,
tantôt elles apparaissent moins intersubjectives, notamment lorsqu'il s'agit
de récits ou de sentences, jusqu'à ne l'être plus du tout. Du côté du premier
pôle, la dispute; du second pôle, le polylogue anarchique: on y entend les
voix suspendues de parlants isolés, provoquant par exemple des effets de
foule.

II.4.2. Réplique flottante, faux dialogue et choralité


Poursuivant la seconde tendance, repérable notamment chez Tchekhov,
quelques auteurs de la seconde moitié du XXe siècle expérimentent
la réplique flottante. Michel Vinaver en particulier juxtapose des fragments
de conversations différentes, où les pronoms de la deuxième personne se
révèlent en général un leurre puisqu'ils ne sauraient correspondre aux
locuteurs voisins inscrits dans une autre situation d'énonciation. Dialogue
de dialogues: le jeu dialectique connaît là un niveau supplémentaire.

Toutes les configurations intermédiaires sont envisageables, sinon


réalisées. Mentionnons divers faux dialogues (dialogue déséquilibré avec
un faire-valoir effacé, juxtaposition de répliques dépourvues d'échange
dialectique, comme autant de monologues de sourds, etc.), et toutes les
formes de choralité (duos, trios, quatuors aux voix convergentes et
homogènes sur le plan thématique, syntaxique, stylistique...), où se fait
entendre, plutôt que des individus, tantôt une collectivité tantôt la voix du
poète, dont les intervenants semblent les simples relais:

LAETA
Maintenant c'est la nuit encore !

FAUSTA
Maintenant pour un peu de temps, encore...
LAETA
... Que tardive et que menacée...

BEATA
C'est la dernière nuit avant l'Eté!

Claudel, La Cantate à trois voix. Paris: Gallimard, 1931, pp.13-14.

III. Dialogue dramatique et conversation


Correspondant à un récit de paroles particulier de la narratologie
genettienne, le discours rapporté, de type dramatique (Genette, 1972, p.
189-193), le dialogue de théâtre entretient avec son objet premier un
rapport mimétique, que lui reprochait Platon: mots pour mots, échange
verbal pour échange verbal. Rapport d'autant plus mimétique qu'aucun
type de discours ne lui est impossible et qu'il emprunte volontiers à la
réalité: scènes de tribunal, négociations, échanges mondains. Il ne saurait
toutefois être confondu avec les usages ordinaires de la parole, pour
plusieurs raisons. Certaines d'entre elles sont stylistiques, évidentes
lorsque la forme, versifiée par exemple, apparaît manifestement littéraire.
Dans le cas contraire, qu'on pense au théâtre du quotidien des années
1970-1980, l'authenticité des discours n'en consiste pas moins en un effet
d'écriture. Rédaction paradoxale d'une parole qui se donne pour proférée,
le dialogue de théâtre allie langage oral et langage écrit. Mais les raisons
les plus fondamentales de sa spécificité sont structurelles.

III.1. Montage des voix


Retranscrirait-il tout de même une conversation réelle, le dispositif
d'attribution des interventions qui le caractérise en changerait le statut. Car
dans un texte dramatique, on l'a vu, ce ne sont pas des personnages qui
parlent, mais un présentateur qui les fait parler, pas des personnages qui
se partagent la parole, mais un présentateur qui leur distribue des énoncés
– de manière à tisser un échange ou à ne pas le faire. À citer le discours
des personnages, l'auteur les cite en quelque sorte à comparaître tour à
tour devant le lecteur/spectateur, selon l'ordre et les modalités qu'il aura
déterminés. Le texte dramatique consiste ainsi en un montage de voix, une
polyphonie fabriquée.

Cette fabrication, il tend soit à en effacer les traces, ménageant entre les
répliques une continuité – d'interlocution notamment – qui simule
l'autonomie d'une conversation réelle, soit à la mettre en évidence comme
telle, manifestant ipso facto l'intervention d'un monteur, en fonction des
choix esthétiques qui président à la composition de l'œuvre.

III.2. La parole comme acte


Prononcer ne serait-ce que quelques mots dans une situation donnée ne
se limite pas à transmettre une information: c'est en soi accomplir une
action, qui provoque un effet. Dans la vie, cela peut rester insignifiant ou
inaperçu; dans une pièce de théâtre, non, puisque tout ou presque passe
par la parole, dans le cadre déterminé de l'œuvre offerte à l'attention du
lecteur. C'est au fur et à mesure des interventions verbales que les
positions et les relations des personnages se modifient, que l'action
progresse, que l'univers diégétique évolue. Deux approches linguistiques
permettent d'analyser le phénomène.

III.2.1. Approche pragmatique


On observe avec John L. Austin (1962) que l'énoncé en situation réalise un
acte triple:

▪ acte locutoire, il véhicule un contenu sémantique (à


savoir, dans notre exemple marivaudien, la signification
littérale que le lexique et la grammaire françaises
confèrent à voici une lettre qu'il faut que tu lui rendes);
▪ acte illocutoire, il institue un rapport conventionnnel avec
l'interlocuteur (le rapport hiérarchique en l'occurrence, où
l'on donne et reçoit des ordres);
▪ acte perlocutoire, il a un impact, suscite des réactions,
affectives ou physiques (Lisette va s'indigner, résister).

Ce point de vue gagne à être complété par une analyse du processus de


communication.

III.2.2. Approche communicationnelle


Ce processus, Roman Jakobson (1963) le décompose en six éléments: le
référent, le récepteur, l'émetteur, le référent, le canal, le code et le
message. Six fonctions, non exclusives l'une de l'autre, leur sont attachées.

▪ La fonction référentielle, à l'œuvre dans les passages


narratifs en particulier, est sans doute celle dont joue le
plus la double adresse dramatique: la réplique informe
non seulement le personnage à l'écoute, mais le
lecteur/spectateur, qui reconstitue ainsi la situation: c'est à
ce dernier qu'est utile Damis est l'époux qu'on vous
destine, pas à Lucile qui ne ne le sait que trop bien. À le
rappeller néanmoins, Lisette exploite conjointement une
autre fonction du langage,
▪ la fonction conative ou impressive, qui permet d'exercer
une pression sur autrui, de l'inciter à l'action. Elle est
orientée vers le destinataire, contrairement à
▪ la fonction expressive ou émotive, qui se centre sur le
personnage parlant.
▪ La fonction phatique entretient le canal même de la
communication, quitte à ce que le message se vide de
substance: chez Beckett et Ionesco, les mots ne servent
parfois guère qu'à maintenir un contact, un peu
désespéré, entre des personnages incapables de
véritables échanges.
▪ La fonction métalinguistique porte sur le code utilisé,
vérifiant qu'il est partagé par les interlocuteurs, tandis que
▪ la fonction poétique privilégie la formulation de l'énoncé,
son esthétique, en vue des effets à obtenir.

On comprend ainsi combien la parole des personnages contient l'action


jusque dans ses moindres développements. Phèdre de Racine l'illustre
bien: l'enjeu tragique y tient moins au sens de la parole qu'à son apparition,
moins par exemple à l'amour de Phèdre pour Hippolyte qu'à l'aveu de cet
amour. Après l'avoir entendu, Hippolyte suggère d'ailleurs qu'on peut en
limiter les conséquences en se taisant. Si dire, c'est faire, dire ou ne pas
dire, au théâtre, est souvent toute la question.

III.3. La parole comme coopération

III.3.1. Principes conversationnels


Cette ressemblance problématique avec les échanges verbaux de la réalité
quotidienne s'étend tout naturellement aux lois tacites que tout interlocuteur
apprend en principe à respecter pour se faire comprendre. H. Paul Grice
(1974) a dégagé en la matière un principe de coopération (cooperative
principle) qu'il décompose en quatre catégories (kantiennes); pour
contribuer à l'efficacité de la communication, l'intervention verbale devrait
ainsi être adéquate sur le plan de
▪ la quantité: ne livrer ni plus ni moins d'information que
nécessaire
▪ la qualité: s'avérer véridique, ou du moins sincère
▪ la relation: se montrer pertinente, faire preuve d'à-propos
▪ la modalité: se développer le plus clairement possible.

À quoi s'ajoutent des règles de convenance, esthétiques, sociales et


morales, étudiées notamment par Erwing Goffmann.

III.3.2. Transgression des principes


conversationnels
Certes, ces principes sont toujours suivis de manières diverses. Ils le
seront plus librement encore dans le dialogue dramatique en raison de son
artificialité, puisqu'il est conçu pour être enchâssé dans la relation littéraire
ou théâtrale, donnée à voir et à entendre à des tiers. Dispensée de
répondre aux mêmes exigences d'efficacité, l'œuvre programme au
contraire des accidents de communication, de manière à amorcer, nouer et
relancer l'action langagière propre au texte de théâtre.

Pour livrer au lecteur/spectateur les informations nécessaires à la


compréhension, les personnages dérogent au principe de quantité,
notamment dans les scènes d'exposition du répertoire classique: après
quelques vers seulement, nous connaissons du lieu de l'action, de l'identité
et des motivations des protagonistes bien plus que nous n'aurions appris à
surprendre une conversation dans la réalité. À l'inverse, le quiproquo (en
latin, l'un pris pour l'autre) tient à une information lacunaire, source de
malentendu. J'aime quelqu'un [...]. Un pauvre garçon [...]: dans la bouche
de Roxane, pronoms sans références explicites et termes génériques
équivoques permettent à Cyrano de croire un moment qu'il est aimé
(Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II. 6). Le principe de qualité est
évidemment violé par le mensonge, destiné en général à préserver un
secret, mais l'usage de la parole offre bien d'autres occasions de
dissimuler, volontairement ou non, et de se méprendre. Quant à la
pertinence et à la clarté normalement requises, qu'il suffise d'observer
comment le Théâtre de l'Absurde au XXe siècle, par exemple, les
(mal)traite. Il en résulte, comme de la plupart des transgressions aux
principes conversationnels, de nombreux effets comiques.

III.4. Tropes communicationnels

III.4.1. Le récepteur extradiégétique


Au quotidien, nombre de ces accidents de communication – pensons au
mensonge – peuvent passer à leur tour inaperçus des personnes qui les
subissent; seul un tiers bien informé pourrait les déceler. Au théâtre, non
seulement ce tiers est présent, mais tout est orchestré à son intention: c'est
le lecteur/spectateur. Extradiégétique, il a l'avantage sur la plupart des
personnages d'assister à l'intégralité du dialogue et de bénéficier en outre
en exclusivité d'éventuels apartés, adresses directes ou autres indices.
Communication détournée ou trope communicationnel: il y a trope
communicationnel, chaque fois que l'énoncé n'est pas fait pour le
destinataire, chaque fois qu'à celui qu'affiche l'énoncé s'ajoute un récepteur
additionnel (Kerbrat-Orecchioni, 1984, cité par Ubersfeld, 1996, p. 86). Le
dialogue dramatique est ainsi entièrement biaisé par la double énonciation,
ou plus précisément par ce destinataire second mais au fond primordial.

III.4.2. Le récepteur intradiégétique


Semblable relation triangulaire, y compris l'éventuel infléchissement avoué
de l'adresse vers le tiers, peut se manifester dans l'action représentée
(comme dans la vie d'ailleurs), sans que deux niveaux de réalité ne soient
impliqués. Ainsi lorsqu'un personnage feint de s'adresser à un second alors
qu'il vise en définitive un troisième. Ce récepteur additionnel-là,
(intra)diégétique, peut se dresser au vu et au su de tout le monde comme
le fait le plus souvent le chœur antique, ou rester caché d'un des
interlocuteurs au moins, que ce soit dans un placard de vaudeville, derrière
quelque pilier de tragédie (Néron dans Britannicus de Racine, II. 6) ou sous
une table de comédie, comme l'Orgon de Molière que son épouse Elmire,
forcée de céder à Tartuffe, tente de faire intervenir par un discours à
double adresse, grâce à l'impersonnalité du pronom relatif: Tant pis
pour qui me force à cette violence (Tartuffe, IV. 5, je souligne).

Cette configuration permet aussi, avec l'aide du récit et de la citation, de


ménager un interlocuteur sous couvert d'un destinataire de paille. Chez
Molière encore, Sganarelle s'en sert pour dire sa pensée à Dom Juan sans
oser l'affronter, de même qu'Alceste, à un poète qu'il trouve mauvais:

Mais un jour, à quelqu'un dont je tairai le nom


Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennnent d'écrire [...].

Le Misanthrope, I. 2

C'est d'une certaine manière redoubler la relation entre scène et salle que
de prendre indirectement à partie un tel personnage qui, d'occuper dans la
fiction la position du spectateur, reflète celui-ci tout en manifestant la
supériorité – ou mieux, le surplomb (Vinaver, 1993) – dont il jouit. Raison
pour laquelle l'écriture dramatique a souvent usé de ce ressort très
révélateur: en littérature comme à la scène, le théâtre est
fondamentalement un jeu d'adresses.

III. 5. Dénégation et interprétation


On l'aura compris, le dialogue dramatique n'est pas un dialogue...
Entendons par là que, bien qu'il y renvoie, il diffère fondamentalement de
l'incessant entretien des paroles humaines. Parce qu'il est inscrit dans une
relation qui le dépasse, qu'il est organisé comme un tout de manière à
générer des effets particuliers, qu'il prend par rapport à la conversation
ordinaire des distances d'ordres divers dont quelques-unes viennent d'être
mises en évidence.

Grâce à un processus de dénégation [La représentation théâtrale], le


spectateur de théâtre ne prend pas la scène pour la réalité et tire plaisir de
l'acte de représentation; le texte dramatique, dont le dispositif déstabilise
toute signification littérale de la réplique, déclenche chez son lecteur un
processus homologue qui l'engage à redoubler d'interprétation.
Appréhender une pièce comme une conversation enregistrée dans la rue
ou dans un salon reviendrait à attribuer aux personnages une autonomie,
une épaisseur, voire une psychologie individuelles qu'ils ne sauraient
posséder en tant qu'êtres de fiction; mais l'appréhender comme
l'expression d'un auteur (Athalie comme un poème de Racine) négligerait
le geste de délégation de la parole précisément choisi par celui-ci. Par
ailleurs, puisque le discours dramatique se distingue par l'enchâssement
d'une ou de plusieurs voix dans une autre qui détermine leur situation (ne
fût-ce que celle d'êtres parlants), la lecture doit non seulement établir le
contexte utile à la compréhension mais s'interroger sur
le rapport qu'entretiennent ces différentes voix. Puisqu'il n'y a pas de sujet
historique ou psychologique derrière ce que dit un personnage, c'est l'acte
accompli par sa parole qu'il importe de dégager. Et ainsi de suite.

Ce travail d'interprétation demande bien entendu à être mené à l'échelle du


texte entier, qui ne consiste pas en la simple addition de ses parties. S'y
ajoute entre autres une propriété supplémentaire du dialogue dramatique:
possédant pour sa part un début et une fin, il est construit de manière à
former une totalité (saisissable d'un regard, disait Aristote). Et il répond à
une stratégie globale de représentation des événements qui constituent
l'action. [L'œuvre dramatique] Cette unité de composition, aussi complexe
qu'elle puisse être parfois, déterminera la lecture.
Enfin et surtout, la lecture du texte dramatique ne saurait ignorer le théâtre
proprement dit – art du spectacle – et son histoire, d'un point de vue à la
fois technique, socio-politique et esthétique. Composé le plus souvent
selon les exigences théâtrales du moment ou contre elles, le texte procède
de la scène autant qu'il y est destiné. Ne serait-ce que par sa distribution
vocale spécifique, il recèle en particulier une dimension spatio-temporelle
concrète et perceptible sur le plan visuel comme sur le plan auditif, quoique
selon des proportions variables; lire le théâtre, c'est projeter un théâtre
mental. Analogue à celui-ci mais hétérogène, la réalité scénique enrichit la
problématique dramatique de nouveaux paramètres. Elle offre à
l'interprétation du texte plus qu'un simple prolongement: un laboratoire, une
contre-épreuve dialectique – une expérience sensible de la textualité, avec
ses ellipses et ses silences. La confrontation relève toutefois d'une
acception moderne de la dramaturgie, mettant l'accent sur la
représentation, qui fera l'objet d'un autre cours [La représentation
théâtrale].

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Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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