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CARLO GOZZI
ÉCRITS SUR
LE THÉÂTRE
Dramaturgie de l’acteur
et poétique théâtrale
Apprendre 30
INTRODUCTION
CARLO GOZZI,
préface à Zeim, roi des génies.
Carlo Gozzi est de ces auteurs qu’on connaît sans le savoir, et dont les œuvres
traversent en filigrane la culture occidentale. Dramaturge vénitien du XVIIIe
siècle, rival de Goldoni et grand défenseur de la commedia dell’arte, il a été
célèbre en son temps pour ses fiabe teatrali, des pièces servies par des
situations puissantes, qui font se côtoyer sur scène la bouffonnerie des
masques de la commedia dell’arte et le merveilleux des contes et des romans
épiques ; un mélange inédit qui n’a pas laissé insensibles écrivains,
compositeurs d’opéra et metteurs en scène. Modèle de création pour les
romantiques allemands et jouissant de l’admiration de Goethe et de Schiller,
des frères Schlegel et de Hoffmann, Gozzi a aussi exercé sur les compositeurs
d’opéra une force d’attraction toujours renouvelée qui, de la Turandot de
Busoni au Roi-cerf de Henze, en passant par Les Fées de Wagner, la Turandot
de Puccini, L’Amour des trois oranges de Prokofiev ou La Femme-serpent de
Casella, ne s’est pas encore démentie. Enfin, après une longue hibernation, les
fiabe de Gozzi ont été remises à l’honneur sur les scènes de théâtre dans les
premières années du XXe siècle, et ont continué depuis à être montées ou
adaptées par les représentants des esthétiques les plus variées, confirmant
ainsi leur vocation essentiellement théâtrale – citons notamment Meyerhold,
Vakhtangov, Reinhardt, Copeau, Pitoëff, Strehler, Benno Besson, Andrei
Serban, La MaMa, etc. La sélection d’écrits sur le théâtre que nous publions
ici vise à donner une connaissance plus profonde de cet auteur qui,
parallèlement à sa fertile production dramatique, ne cessa de mener aussi une
réflexion sur le théâtre.
1 Comme Goldoni l’avait fait dès la fin des années 1740 (pour une affirmation théorique de cette
qualité, voir entre autres la préface à la comédie goldonienne La Castalda).
2 Cf. Fabio Soldini, Carlo Gozzi 1720-1806. Stravaganze sceniche, letterarie battaglie, Venise, Marsilio,
2006.
3 Edités par Fabio Soldini et Piermario Vescovo. Ont déjà été publiées des lettres inédites : Carlo
Gozzi, Lettere, édition établie par Fabio Soldini, Venise, Marsilio, 2004.
4 Cf. bibliographie. Anna Scannapieco proposera bientôt une édition critique du Ragionamento ingenuo
qui comprendra l’Appendice, mais aussi les textes théoriques préparatoires de ces écrits : Manifesto et
préface du traducteur de Fajel (Fajel est le titre italien donné par Gozzi, Fayel sa version française).
5 Il s’agit du site en italien de Javier Gutiérrez Carou : www.carlogozzi.com. Voir aussi l’ouvrage de
Javier Gutiérrez Carou Carlo Gozzi. La vita. Le opere. La critica. Con un inedito componimento in
veneziano, Lido di Venezia, Supernova, 2006.
6 Cf. Liste chronologique des pièces traduites en français. Pour tous les titres évoqués dans ce
paragraphe, voir la bibliographie à la fin de l’ouvrage.
7 Plus récemment, Eurydice El-Etr choisit le terme “conte” pour sa traduction de l’“Analyse réflexive”
de L’Amour des trois oranges (Paris, La Délirante, 2009). Dans la dernière traduction des Mémoires
inutiles de Gozzi (Paris, Alain Baudry et Cie, 2010), la solution collectivement adoptée est “fable”, de
même que dans la traduction de L’Oiseau vert par Françoise Decroisette (Strasbourg, Circé, sous
presse).
8 Boerio, Dizionario del dialetto veneziano, Venise, Giunti, 1856, p. 268.
9 Les favole rappresentative de Flaminio Scala (publiées en 1611), sont un exemple de ces “sujets” ou
“histoires à jouer” mêlant la comédie, la pastorale, la tragédie.
N. B. : Le Manifeste, la préface de Fayel, le Supplément au Discours ingénu,
La Plus Longue Lettre et les préfaces des tragicomédies et des drames ont été
traduits par Lucie Comparini.
Le Discours ingénu et les préfaces des fables théâ trales ont été traduits par
Eurydice El-Etr.
ŒUVRES THÉORIQUES
MANIFESTE DU COMTE CARLO GOZZI
DÉDIÉ À MESSIEURS LES ÉMINENTS JOURNALISTES,
PRÉFACIERS, ROMANCIERS, AUTEURS DE MANIFESTES
ET FEUILLES VOLANTES DE VENISE
Carlo Gozzi
à son public très humain
1 Auteur du périodique Le Fouet littéraire, Giuseppe Baretti s’est rangé du côté des pourfendeurs de la
réforme goldonienne du théâtre. Installé définitivement à Londres à partir de 1766, il y fait, dans l’essai
Mœurs et coutumes d’Italie paru en anglais en 1768 (traduit en français en 1773), l’éloge de Gozzi, dont
le génie est selon lui à la hauteur de celui de Shakespeare, éloge auquel Gozzi répondra entre autres par
une longue lettre (1777) avant que la relation entre les deux hommes ne se dégrade à la suite de la
déception de Baretti à la lecture des œuvres de Gozzi. (Les notes, sauf mention contraire, sont des
traductrices.)
2 Samuel Sharp, Letters from Italy, 1766.
3 Expressions employées par Gozzi dans la préface à la traduction de Fayel.
4 “Préface au recueil des traductions Caminer” (N.d.A.). Il s’agit des quatre volumes des Compositions
théâtrales modernes édités par Elisabetta Caminer Turra à Venise cette même année 1772. Elisabetta
Caminer collabore dès dix-sept ans aux gazettes de son père et commence à traduire des drames
larmoyants français dont la diffusion en Italie est fortement décriée par Carlo Gozzi. Domenico
Caminer, père d’Elisabetta, collabore d’abord à La nuova gazzetta veneta (La Nouvelle Gazette
vénitienne), puis fonde en 1768 L’Europa letteraria (L’Europe littéraire) et en 1774 Il giornale
enciclopedico (Le Journal encyclopédique).
5 “Boumarchais” dans le texte.
6 Expression de Gozzi sans doute forgée à partir de L’Homme prudent (L’uomo prudente), comédie de
Goldoni, représentée la première fois à Mantoue en 1748 et éditée en 1750. Ecrite pour le Pantalon
“réformé” Cesare D’Arbes, elle a pour protagoniste un bon père qui reconstitue sa famille où les vices
du siècle ont provoqué des désordres.
7 Ecrite et représentée en 1750, Pamela est la première comédie sans masques de Goldoni. Elle est
tirée du roman de Richardson (Pamela ou la Vertu récompensée) qui inspira plusieurs dramaturges
européens dès les années 1740. Cf. Pamela européenne. Parcours d’une figure mythique dans l’Europe
des Lumières, études dirigées et rassemblées par Lucie Comparini, Presses universitaires de
Montpellier, collection “Le spectateur européen”, numéro hors série, 2009.
8 “Dans la préface au recueil des traductions Caminer, on soutient comme utiles à l’éducation
L’Honnête Coupable, Le Déserteur, Jenneval” (N.d.A.). Il s’agit des drames suivants : L’Honnête Criminel
ou l’Amour filial, de Fenouillot de Falbaire (publié en 1767), Le Déserteur (1770) et Jenneval, ou le
Barnevelt français (1770) de Louis Sébastien Mercier.
9 Comédie de Michel Jean Sedaine (1765). Voir le Supplément au Discours ingénu, p. 86 et n 1.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
À FAYEL1,
TRAGÉDIE DE MONSIEUR D’ARNAUD
TRADUITE EN VERS LIBRES
1 La tragédie Fayel de Baculard d’Arnaud (1770) est traduite par Gozzi (sous le titre de Fajel) et
représentée au théâtre de San Luca en janvier 1772. Avec cette traduction, Gozzi, sur les instances du
chef de troupe Antonio Sacchi, rivalise avec celle de Gabrielle de Vergy, tragédie sur le même thème de
Dormont de Belloy, réalisée par Elisabetta Caminer Turra, publiée en 1770 sous le titre Gabriella di
Vergy et représentée au théâtre de Sant’Angelo en 1771, avec Caterina Manzoni dans le rôle principal.
2 Tragédie d’Alexis Piron écrite et représentée en 1733.
3 Tragédie de Voltaire écrite et représentée en 1732.
4 Giacinto Andrea Cicognini (1606-1660), dramaturge et librettiste florentin, auteur d’une cinquantaine
de pièces et baptisé “le Térence toscan” (assidûment lu par le jeune Goldoni).
5 Il s’agit en réalité d’un vers de Nicolas Boileau (Epître IX).
DISCOURS INGÉNU ET HISTOIRE SINCÈRE
DE L’ORIGINE
DE MES DIX FABLES THÉÂTRALES 1
Innombrables sont ceux qui, pour assurer leur subsistance, font leurs moissons
des passions humaines. Je ne me hasarderai pas à dresser la liste authentique
des institutions, innombrables et variées, ni à dévoiler les divers visages
derrière lesquels se cachent ces agriculteurs industrieux : de telles
démonstrations et révélations seraient hardies et dangereuses. Je me limiterai
à dire qu’il faut sans nul doute, parmi eux, citer les acteurs, une profession qui
prospère à mesure que se répand l’usage des plaisirs.
Quand nous voyons représenter, au théâtre, la fiction d’intrigues et
d’actions naturelles ou surnaturelles, nous attendons de pouvoir rire, pleurer et
nous émerveiller. Si nous payons notre place à l’entrée, souvent à prix d’or, et
que nous supportons patiemment un inconfort extrême, c’est que nous
désirons très ardemment être ébranlés par l’un de ces trois effets.
Il y a bien longtemps que ces contrées fertiles ont été découvertes dans nos
cœurs, et que la colonie des acteurs les cultive.
Une engeance d’hommes qui se prétendent poètes, motivés par le désir
d’acquérir, les uns – et c’est la minorité – la louange populaire, les autres – et
c’est la majorité – un profit financier, exigea des acteurs qu’ils se plient à leurs
doctes directives pour cultiver ces contrées. L’ignorance de ces derniers leur
peignit cette sujétion comme nécessaire. Molière, en France, démontra le
contraire, et fut pour sa colonie excellent acteur et excellent poète.
Si ceux qui deviennent de bons acteurs avaient reçu une éducation correcte,
je crois que la poésie théâtrale fleurirait dans leurs rangs, et qu’ils n’auraient
nul besoin du secours d’une armée qui leur arrache la moitié du maigre fruit
de leur sueur.
Ils accepteraient les pièces des poètes illustres, afin de les honorer et de
leur attirer un capital d’applaudissements du public, tout en œuvrant pour leur
bénéfice personnel ; mais, au risque de finir leurs jours à l’hospice, ils
n’accepteraient jamais d’acheter ces pièces dites régulières.
Les grands seigneurs libéraux ne sont pas rares en Italie, qui font
représenter ces pièces dans leurs salles privées ; et les propriétaires des
théâtres publics devraient être aussi nombreux, pour rémunérer tout à la fois
les acteurs, par un salaire suffisant à représenter honorablement ces pièces
dites régulières, et pour récompenser les auteurs comme ils le méritent.
Les hommes de talent doivent être protégés, encouragés, applaudis et
récompensés, mais la récompense octroyée à un art noble doit venir de la
main des grands seigneurs, et non de celle d’une troupe misérable d’individus
qui se privent eux-mêmes du fruit chétif de leur labeur, pour payer des poètes
qu’une telle pratique dégrade et couvre de honte.
Je précise que je ne parle ici que de l’Italie, qui foisonne en troupes
théâtrales se disputant leur pain, et où les récoltes tiennent davantage de la
stérilité que de l’abondance. Ces pauvres gens, contraints chaque année à
chercher trois ou quatre refuges où poser leurs appeaux, sont continuellement
éprouvés et ruinés par leurs dépenses obligées en décors imposants et
costumes fastueux.
La comédie à l’impromptu, dite commedia dell’arte2, fut de tous temps la
plus profitable aux troupes italiennes. Elle existe depuis trois cents ans. Elle
fut toujours combattue, mais ne périt jamais. Il semble impossible que
certains individus, qui passent de nos jours pour auteurs, ne voient pas
combien ils sont comiques lorsqu’ils rabaissent leur sérieux à une plaisante
colère contre un Brighella, un Pantalon, un Docteur, un Tartaglia, un
Truffaldin3. Cette colère causée, semble-t-il, par les vapeurs du vin, atteste
clairement de la persistance de la commedia dell’arte en Italie, et même de sa
vigueur, puisqu’elle résiste à des persécutions plus comiques encore qu’elle ne
l’est elle-même ; vérité qui, redoublant la bile et l’aveuglement desdits
écrivains, les fait sombrer dans un notable égarement qui les rend doublement
comiques. Dans leur désespoir, ils prétendent que les beaux esprits
réformateurs du théâtre italien ont enterré la fruste comédie à l’impromptu et
supprimé ses masques, quand justement les théâtres de commedia dell’arte
sont plus fréquentés que tous les autres, et que les princes, pour leur
divertissement, font venir les masques à leur cour.
Les acteurs perspicaces, spirituels et vifs, capables de plaire même aux
talents les plus éveillés, et qui interprètent les masques anciens de notre
comédie à l’impromptu, aidés par leurs mimiques typiques et leurs plaisants
costumes traditionnels, ont dans leurs mains les armes d’un comique marqué
si précis, tangible et efficace qu’il agira toujours sur le public. Pour ce
dernier, il aura toujours le droit de prendre plaisir à ce qui lui plaît, de rire de
ce qui le chatouille, et de se jouer des Catons de carnaval qui voudraient
l’empêcher de ressentir le plaisir qu’il a.
Les Français, si cultivés, n’ont pas cultivé dans leur nation la comédie à
l’impromptu, mais ils ont l’opéra-comique, qui y ressemble. Pierrot, Arlequin,
Pantalon, Mezzetin, Scapin, Scaramouche, le Docteur4 et bien d’autres
masques composent la troupe de ce genre franchement comique et fort prisé,
qui fait pâlir la gravité des meilleures tragédies comme la plaisante urbanité
des comédies écrites.
Cette nation qui, par la quintessence de sa culture, est devenue chez nous
un terrifiant modèle à imiter, à tel point que nous voyons aujourd’hui, sans
nous en étonner ni en rire, des Français de Venise, des Français de Padoue,
des Français de Milan, des Français de Bergame, etc., cette même nation fit
venir à Paris notre comédie à l’impromptu qui, par un privilège du roi,
continue à y exister depuis plus d’un siècle5.
L’histoire et l’expérience me portent à prédire que, à moins que les théâtres
d’Italie ne ferment tous, la commedia dell’arte ne s’éteindra jamais, pas plus
que ne seront décimés ses masques.
Il n’est pas d’autre nation qui la pratique. Les Italiens sont les seuls esprits
hardis qui surent, depuis tant de siècles, pratiquer le genre des pièces à
l’impromptu.
Je regarde le théâtre italien d’un tout autre œil que ces poètes bilieux,
animés moins par un amour zélé de leur patrie que par leur rage à ne pouvoir
dompter et soumettre les esprits fantasques qui jouent la comédie à
l’impromptu.
Je vois dans ce type de comédie un sujet de gloire pour l’Italie, et je le tiens
pour un divertissement radicalement différent des comédies écrites élaborées.
Pour ces dernières, j’encourage les talents cultivés à en produire de bonnes et
de régulières ; mais je n’ai pas l’impudente ivresse de nommer vile et
ignorante plèbe cette noble assistance qu’on retrouve, je le vois de mes
propres yeux, aussi bien aux comédies écrites qu’aux comédies à l’impromptu.
J’ai infiniment moins de considération pour les poètes improvisés que pour
les excellents acteurs improvisateurs qui, sans rien dire, s’attirent
l’émerveillement des foules qui se pressent pour les écouter.
Aux Pilotti, Garelli, Cattoli, Campioni, Lombardi 6 , pour ne pas évoquer
des temps plus reculés, succédèrent les D’Arbes, les Collalto, les Zanoni, les
Fiorilli, les Sacchi, et bien d’autres encore7. Et des esprits courageux, nourris
aux comédies à l’impromptu, leur succéderont à leur tour dans cette pratique.
Ils divertiront par leur acuité, leurs lazzis, leurs mots d’esprit, leur éloquence.
Ils ennuieront s’ils sont sots, froids et lourds, comme c’est déjà souvent le cas
aujourd’hui, et seront délaissés par le public ; et les sots et froids poètes, avec
leurs comédies régulières, n’auront pas meilleure fortune.
En Italie, une troupe de théâtre, qui, pour subvenir à ses besoins et assurer
sa subsistance, doit donner environ deux cent soixante représentations par an,
et s’établir tous les trois mois dans une nouvelle ville, où on lui donne asile, ne
peut pas se reposer sur une seule pièce, laquelle plaît d’autant moins au grand
public qu’elle approche de la perfection.
Par ailleurs, l’impossibilité résolue et établie pour les belles-lettres d’être
récompensées en Italie est cause que cette riante contrée d’Europe, berceau
de nobles talents, sera toujours dépourvue d’auteurs capables, par l’étude des
passions humaines, les intrigues inventées, le naturel, la “saine morale8” et la
vigueur de leur éloquence, de dégrossir universellement les esprits et de les
rendre universellement sensibles à la délicatesse et au vrai sur scène.
Enfin – il suffit, pour s’en rendre compte, de n’être pas aveugle –, il est
inévitable que les pièces écrites tombent en désuétude au bout de peu de
temps. Pour ce genre de pièces, la nouveauté, ou, du moins, certain air
illusoire et aveuglant de nouveauté, est nécessaire pour permettre aux
compagnies théâtrales de réussir un beau coup.
Les imitateurs d’un poète dramatique qui a eu le bonheur de rencontrer le
succès ne parviendront jamais à l’égaler.
Maintes pièces de messieurs Destouches, Boissy9, et autres talentueux
Français qui suivirent l’exemple de Molière, sont incontestablement
meilleures, plus délicates et raffinées que celles qu’elles imitent, et pourtant
elles ne parvinrent jamais à les surpasser ni même à les égaler dans le cœur de
leurs compatriotes.
De ce fait, les Français se sont creusé le cerveau pour introduire au théâtre
un genre qu’ils appellent nouveau, et moi pas ; qu’ils nomment drame et que
je nommerais tragicomédie, sans mépris aucun pour ce genre ancien attaqué
par les poé tiques 10 . C’est ce que nous disent les Beverley, les Ecossaise, les
Eugénie, les Honnête Criminel, les Déserteur11, et autres semblables pièces
jouées sur leurs scènes.
Soit on désire composer pour les esprits éduqués une œuvre parfaite, et
l’inscrire au livre de l’immortalité, soit on veut faire le bonheur des pauvres
comédiens improvisateurs, en cultivant dans ses pièces un honnête
divertissement vénitien. Les œuvres du premier type, si elles n’ont pas un
plaisant air de nouveauté et ne se démarquent pas, par leur inspiration, des
comédies vues ou oubliées, connaîtront un sort médiocre par leurs recettes,
ou malheureux par leur chute.
Les mille ingénieuses controverses et autres belles opinions qui ornent les
ouvrages sur le théâtre, les mille condamnations et défenses qui paraissent sur
le théâtre antique, moderne, anglais, français, espagnol ou italien, sont toutes
superflues au regard d’un spectacle théâtral par nature éphémère. Le succès
fait la qualité du divertissement, et les pièces écrites connurent toujours un
certain déclin, suscitant vite l’ennui, dès que cet air de nouveauté venait à leur
manquer.
Voilà prouvée la force inégalable de la comédie à l’impromptu italienne,
ainsi que des vifs esprits et des masques si drôles qui la jouent. Ce monstre
prodigieux, issu de quelque trois cents canevas informes, présente un choix
des situations théâtrales les plus fortes et des lazzis les plus éprouvés, dont
l’efficacité s’est affinée au fil du temps. Invariablement combattue depuis plus
de trois siècles, elle n’en subsiste pas moins, et je laisse aux Italiens qui
viendront après moi le soin d’attester sa pérennité dans l’avenir.
Certains imposteurs (on entendra ce terme appliqué à la seule littérature),
qui, chez nous, prennent avantage de la conjoncture d’un siècle vacillant,
plongé dans le chaos et la confusion, et dépourvu, surtout en matière de
belles-lettres, de tout sens déterminé du goût, ont fait boutique, avec une
audace absolument délicieuse, d’opinions, avis et jugements littéraires
monstrueux sur les ouvrages de l’esprit. Ils prétendent, sans le prouver, que la
seule comédie régulière et écrite remonte à l’Antiquité, alléguant, avec une
impudence rare, que la comédie à l’impromptu “a pris racine au XVIIe siècle
dans la décadence des belles-lettres12” ; puis ils passent, avec une grâce
décidément fort étrangère à l’élégance française dont ils chantent les louanges,
à des vociférations contre les acteurs italiens honnêtes et talentueux qui la
pratiquent aujourd’hui avec plus de succès que par le passé.
La cause d’absurdités littéraires aussi indécentes est fort claire. Ces
imposteurs, avides d’exploiter davantage les sources françaises de leurs écrits,
dont le mérite ne revient en rien à leurs ineptes talents, se voyant incapables
de subjuguer les acteurs improvisateurs, voudraient, non contents de les
calomnier, anéantir le théâtre italien et le réduire aux seules comédies écrites,
afin de contraindre par leur fallacieuse cupidité tous les acteurs à dépendre de
leur tyrannie.
Pour démêler si la comédie vient des improvisateurs ou des poètes, je ne
cherche pas de réponse, moi, chez les Hébreux, les Grecs ou les Latins. Guidé
par le bon sens, je crois qu’elle tire son origine plutôt de l’improvisation que
de l’écrit, mais que, comme ce qui est improvisé ne laisse pas de traces, à la
différence de ce qui est écrit, c’est ce simple fait qui motive l’opinion
inopportune et fallacieuse de nos imposteurs.
Je parle de l’ancienne comédie à l’impromptu italienne, à laquelle je laisse
ici le titre de comédie puisque nos compatriotes le lui ont accordé ; sans céder
à la pédanterie d’invoquer Plaute, Térence ou Molière, j’entends ici séparer
ouvertement et solennellement les bonnes et immortelles pièces écrites de
toutes les nations, du divertissement théâtral à l’impromptu de nos acteurs
italiens. Peut-on m’indiquer des expressions plus claires, afin qu’il ne reste
plus aux imposteurs que l’ignorance, la sottise ou la malice pour leurs
reproches ?
La comédie italienne à l’impromptu, dite com media dell’arte , est fort
ancienne13, plus ancienne que la comédie régulière et écrite. Elle naquit en
Lombardie, se propagea dans toute l’Italie, et pénétra en France, où elle
continue à vivre. Jadis, il n’était pas permis aux femmes d’assister aux
comédies à l’impromptu, pas plus, si on avait de la cervelle, qu’aux comédies
régulières, qui naquirent chez nous au XVIe siècle, si on omet quelques pièces
antérieures en tercets et huitains, tout à fait hors des règles et, pour la plupart,
de sujet religieux14. Ces deux types de spectacle étaient licencieux. Les
obscénités des anciennes comédies italiennes écrites peuvent encore être lues ;
quant à celles des comédies à l’impromptu, nous ne pouvons que nous en faire
une idée à travers la tradition. Ces deux genres de divertissement furent
toujours dans un rapport d’émulation. Des salles privées accueillaient alors ces
spectacles. Des théâtres furent édifiés, ils se multiplièrent ; le nombre des
troupes de comédiens s’accrut en conséquence, et l’émulation entre ces deux
genres se perpétua. La comédie populaire à l’impromptu eut toujours
l’hommage des bourses, la comédie écrite l’hommage de l’estime. Le temps,
qui polit les mœurs des peuples, a fait de même avec ces deux genres. Etant
donné la grande consommation qu’on fait du théâtre en Italie, il est impossible
de trouver des pièces écrites qui offrent une diversité suffisante toute l’année.
Le public s’ennuie s’il ne trouve pas dans les productions écrites une humeur
renouvelée, et se précipite de nouveau vers les comédies à l’impromptu,
spectacles toujours comiques, aux traits marqués et aux dialogues réinventés
par les esprits vifs qui les jouent. Au XVIe siècle, Cecchi, l’Arioste, Machiavel,
Caro, Firenzuola, D’Ambra, Grazzini, dit Lasca, et maints autres talents15,
prenant modèle sur les Latins, introduisirent la comédie écrite en Italie. Le
chant de carnaval de la mascarade “Des Zanni et des Magnifiques”, composé
vers 1540 par Grazzini, dit Lasca, auteur de comédies régulières, et publié à
Florence en 1559 environ par Torrentino16, atteste que dès ce temps-là la
comédie italienne, dite commedia dell’arte, se propageait en Italie avec ses
masques, et qu’elle était combattue par la comédie régulière. Inutile de
rappeler que le premier et le second Zanni sont Brighella et Arlequin, et que
le Magnifique est Pantalon. Un certain Cantinella fut un fameux comédien
improvisateur de cette époque17. Voici ce qu’en écrivit Grazzini dans son
chant de car naval “Des Zanni et des Magnifiques 18 ” :
1 Le texte de référence du Discours ingénu et du Supplément est celui qui apparaît dans l’édition
Zanardi, dernière édition revue et corrigée par l’auteur.
2 En italien, on trouve les termes de commedia improvvisa, ou commedia colle maschere ; le terme de
commedia dell’arte apparaît au milieu du XVIIIe siècle.
3 Brighella et Truffaldin (une variante d’Arlequin) sont les deux serviteurs, ou Zanni, de la commedia
dell’arte ; les trois autres masques sont des rôles de vieillards. Pantalon est un masque central qui joue
les rôles de père, parfois d’amoureux ridicule ; Tartaglia, le bègue, est un masque oublié ressuscité par
Agostino Fiorilli, mais il peut avoir perdu son défaut d’élocution et représenter un homme d’âge mûr et
de condition moyenne (un pharmacien, un avocat, un lettré) ou un noble, voire un roi (Le Roi-cerf) ; le
Docteur est un faux savant.
4 Scaramouche, un personnage de vantard proche du Capitan, et les trois serviteurs que sont Pierrot,
Mezzetin (variante d’Arlequin) et Scapin (variante de Brighella) se sont aussi solidement implantés en
France.
5 La compagnie des Gelosi de Flaminio Scala, première troupe de commedia dell’arte en France, arrive
en 1576, sur l’invitation d’Henri III ; diverses compagnies s’y succèdent ensuite jusqu’à la fin du XVIIIe
siècle.
6 Giovanbattista Garelli (Pantalon), Francesco Cattoli (Arlequin) et Giuseppe Campioni (Brighella)
sont tous trois des acteurs fameux du théâtre de San Luca à Venise ; ils sont morts entre 1740 et 1763.
7 Cesare D’Arbes – “Derbes” dans le texte – (Pantalon), Atanagio Zanoni (Brighella), Agostino Fiorilli
(Tartaglia) et Antonio Sacchi (Truffaldin) sont les quatre masques de la troupe de Sacchi, avec laquelle
travaille Gozzi.
8 Citation de la préface de Caminer aux Compositions théâtrales modernes.
9 Philippe Néricault dit Destouches (1680-1754) est l’un des pères de la comédie larmoyante ; Louis de
Boissy – “Boisy” dans le texte – (1694-1758) fut l’auteur d’une quarantaine de comédies.
10 La tragicomédie est combattue en Italie à partir de la moitié du XVIIIe siècle, notamment par
Francesco Milizia ; en France, elle a déjà disparu, attaquée entre autres dans La Pratique du théâtre de
l’abbé d’Aubignac.
11 Beverley, tragédie bourgeoise de Bernard-Joseph Saurin (1768), L’Ecossaise, comédie de Voltaire
(1760), Eugénie, drame de Beaumarchais (1767).
12 “Préface à la collection des traductions Caminer ; journal L’Europe littéraire” (N.d.A.).
13 Gozzi anticipe les débuts de la commedia dell’arte ; en revanche, sa diffusion géographique semble
plausible.
14 Les sacre rappresentazioni, des pièces à caractère religieux qui n’observent pas les unités de lieu, de
temps et d’action, se diffusèrent en Italie aux XIVe et XVe siècles.
15 Giovan Maria Cecchi (1518-1587) – “Zecchi” dans le texte de Gozzi –, Annibal Caro (1507-1566),
Agnolo Firenzuola (1493-1543), Francesco D’Ambra – “Dall’Ambra” dans le texte – (1499-1558),
Anton Francesco Grazzini, dit Lasca (1503-1584).
16 Tutti i Trionfi, carri, mascherate o Canti carnascialeschi, Florence, Torrentino, 1559, p. 461-463. Ce
chant, qui se présente comme la parade d’un spectacle, est parmi les premiers témoignages sur la
commedia dell’arte. Il était rare alors qu’un auteur de pièces écrites en prenne la défense.
17 Benedetto Cantinella, célèbre acteur du XVIe siècle qui tenait les rôles de Magnifique, était alors à
Florence avec sa troupe.
18 “Chants de carnaval publiés à Florence” (N.d.A.)
19 “Préface à la traduction de Fajel”(N.d.A.). Ce paragraphe est une reprise textuelle de la préface.
20 Antonio Sacchi, excellent acteur qui joue les rôles de Truffaldin, a travaillé successivement avec
Goldoni (il a créé notamment le rôle-titre du Serviteur de deux maîtres) et avec Chiari ; ayant fondé sa
propre troupe en 1753, il entame, à son retour du Portugal en 1755, une longue collaboration avec
Gozzi.
21 “Préface à la traduction de Fajel” (N.d.A.). Ce paragraphe et le suivant sont une citation textuelle de
la préface.
22 Référence aux attaques dirigées contre sa préface à Fayel, parue la même année que le Discours
ingénu.
23 “Préface à la collection des traductions Caminer” (N.d.A.).
24 “Préface à la traduction de Fajel” (N.d.A.).
25 “Préface à la collection des traductions Caminer” (N.d.A.).
26 “Préface à la collection des traductions Caminer et journal L’Europe littéraire” (N.d.A.).
27 “Préface à la traduction de Fajel” (N.d.A.). Ce paragraphe est une citation textuelle de la préface.
28 “Je supplie les Italiens qui se piquent de français de ne pas prendre le mot défendre au sens de
prohiber” (N.d.A.).
29 “Jeneval” dans le texte. Dans Jenneval, la prostituée Rosalie pousse Jenneval à voler son oncle, puis à
le tuer pour s’emparer de ses biens ; mais, au moment de passer à l’action, le héros se repent, avoue ses
fautes et épouse la vertueuse Lucile.
30 “Préface à la traduction de Fajel” (N.d.A.).
31 L’existence en France de ces prostituées de théâtre est purement imaginaire.
32 Les acteurs français ne seront admis aux sacrements de l’Eglise et ensevelis en terre consacrée
qu’après la Révolution française.
33 “De la Brujere” dans le texte. La Bruyère, Les Caractères, ou les Mœurs de ce siècle, “Des ouvrages
de l’esprit”.
34 Termes empruntés au Manifeste et à la préface de Fayel.
35 C’est le sous-titre du Burlador de Sevilla (1630), de Tirso de Molina, première version du mythe de
don Juan. Le théâtre italien du XVIIe siècle a abondamment exploité ce texte, en reprenant le sous-titre
de Molina.
36 “Journal Europe littéraire” (N.d.A.). Il s’agit de Domenico Caminer, dans L’Europa letteraria, 1er
janvier 1772.
37 La pièce, où Goldoni cède à la mode du merveilleux, est représentée en 1767 au théâtre de San
Giovanni Grisostomo, et connaît un immense succès.
38 Lucrèce, De natura rerum, III, v. 11 : “Telles les abeilles qui dans les prés fleuris butinent.”
39 Pietro Bembo, humaniste et écrivain du XVIe siècle ; il fit paraître une édition du Chansonnier de
Pétrarque, et désigna ses sonnets comme des modèles de pureté absolue de la langue poétique.
40 Alexis Piron (1689-1773), auteur de tragédies, comédies et pièces pour le Théâtre de la Foire. Le
texte auquel Gozzi fait référence est la préface de L’Ecole des pères, où Piron appelle de ses vœux la fin
de “l’empire du bon sens et de la tyrannie des règles”.
41 La putta onorata (1748), Il cavaliere di spirito, o sia La donna di testa debole (1756), L’impresario
delle Smirne (1759), La sposa persiana (1753).
42 Il s’agit de sa trilogie persane, composée de L’Epouse persane, Ircana à Djoulfa (1755), et Ircana à
Ispahan (1756).
43 Le vers martellien est un vers composé de deux septénaires, forgé, à l’imitation de l’alexandrin, par
Pier Jacopo Martello (1665-1727), dramaturge et théoricien de la tragédie. Ces vers seront utilisés par
Chiari et, dans une moindre mesure, par Goldoni. Gozzi en fait une parodie très drôle dans L’Amour
des trois oranges.
44 Le Napolitain Agostino Fiorilli, acteur d’exception, auquel Gozzi offrira des rôles de premier plan
dans ses fables, notamment dans L’Amour des trois oranges, Le Roi-cerf et L’Oiseau vert.
45 En 1672, Goldoni quitte Venise pour Paris ; il travaille d’abord pour la Comédie-Italienne, puis est
nommé en 1765 maître d’italien de la seconde fille de Louis XV, la princesse Marie-Adélaïde.
46 “Bourrù bienfaisant” dans le texte. Comédie en prose représentée en 1771.
47 La dédicace est, non sans raison, tronquée par Gozzi. Goldoni poursuivait par ces mots : “car son
succès en France me fait oublier tous ceux que j’ai faits en Italie”.
48 La Tartane des influences pour l’année bissextile 1756 est un almanach satirique qui prend pour cible
les comédies réformées de Goldoni et Chiari.
49 L’ouvrage, doté d’une fausse publication à Paris, est offert à ses amis par le patricien Daniele
Farsetti, l’un des fondateurs, avec Gozzi, de l’académie des Couillons.
50 De fait, c’est fort appauvri que Sacchi, en 1755, rentre avec sa troupe du Portugal, après le
tremblement de terre de Lisbonne.
SUPPLÉMENT AU DISCOURS INGÉNU
DU PREMIER TOME 1
Le nouveau genre avec lequel, après mes fables théâtrales, j’ai pensé porter
assistance à la compagnie des comédiens de Sacchi pour augmenter leurs
recettes fut tiré par mes soins des sujets du théâtre espagnol.
Thomas Corneille n’a pas eu honte de s’inspirer, dans ses œuvres théâtrales,
de nombreuses pièces de ce théâtre, comme on peut le constater dans ses
productions écrites, et c’est de ce théâtre que le grand Pierre Corneille2 tira
les œuvres qui le rendirent immortel. Ce dernier a adopté les grandes figures
de cette ingénieuse et fervente nation. Je n’ai pu quant à moi les envisager
selon les mêmes desseins que lui, car il s’agissait d’aider une troupe italienne
dont j’ai voulu mettre en valeur les masques, mais il est vrai que, même si
j’avais voulu les envisager selon les mêmes desseins que ce grand homme,
mon mérite ne serait pas arrivé à la cheville du sien.
Si j’avais voulu utiliser les sujets espagnols pour une troupe de comédiens
italiens spécifiquement différente de celle de Sacchi, j’aurais procédé
autrement, et je me flatte de ce que l’effet parmi nous en aurait été le même,
car la force des situations dans les sujets théâtraux est la cause principale du
succès. On ne pourra jamais envisager le théâtre italien par le biais du théâtre
français. J’ai déjà fourni quelques arguments à ce propos, j’en fournirai
d’autres. Le Cid, tiré de don Guillén de Castro3, auteur espagnol, et qui fit
grand honneur à Pierre Corneille, ne suffit pas à satisfaire les spectateurs
italiens. Le Cid adapté par un Italien sous le titre de Rodrigue4 eut un grand
succès chez nous. L’Ecossaise, écrite selon les règles par monsieur Voltaire5 et
traduite fidèlement, ne plut pas aux Italiens. L’Ecossaise adaptée par monsieur
Goldoni en gardant à l’esprit le goût italien plut énormément.
Décidé à porter assistance à la troupe de Sacchi en m’appuyant sur ses
masques, j’estimai que la force romanesque du théâtre espagnol était
conforme à la force comique de nos masques. Tout en aidant une troupe
méritante, je voulus produire des pièces capables de divertir ma patrie par le
bon exemple et l’innocence, et ce faisant je n’eus pas la moindre intention de
me rendre immortel. Si Corneille avait vécu de nos jours, s’il avait été italien,
s’il s’était mis en tête de secourir la même troupe, il aurait fait ce que je fis
des sujets espagnols. Mes propos sont dictés non par une insolente
présomption, mais par la constatation de l’heureuse issue qu’eurent dans notre
théâtre les sujets espagnols que j’ai utilisés. Corneille aurait toutefois été
obligé de renoncer à la perspective de ses bénéfices et de ses pensions. Mais il
était français et vivait au temps du roi Louis le Grand, grand mécène des
lettrés.
Notre Goldoni, qui eut le mérite d’alimenter pendant de nombreuses
années le théâtre italien en divertissant ses compatriotes et en se faisant
admirer, peut dire quels sont les bénéfices des auteurs de théâtre italiens et de
qui ils les reçoivent dans l’humiliation et les mortifications. Moi, je n’ai
cherché qu’à m’amuser, à divertir mes concitoyens et à contribuer aux recettes
de la troupe qui n’a pas démérité du public qu’elle sert. Des bénéfices que
font les troupes de comédiens en Italie on peut déduire quels avantages
reçoivent les auteurs de théâtre italiens et on peut aisément imaginer si les
talents de notre patrie doivent s’exposer aux probables sifflets et au mépris
public pour une somme dérisoire, qui plus est soustraite aux piètres recettes
de nos comédiens.
Si j’espérais obtenir des grands d’Italie la protection des auteurs et des
comédiens par mes prières, je les implorerais à genoux ; mais je suis sûr de
ne pas être assez convaincant pour faire jaillir la source de la véritable
naissance, de l’implantation et de la floraison des belles-lettres. […]
Messieurs Heufeld et Sonnenfels6 laissent entendre partout que la comédie
à l’impromptu n’existe plus, qu’il s’agit d’une entité imaginaire parmi nous,
que les pièces à l’impromptu proposées par la troupe de Sacchi sont toujours
les mêmes, que le temps et la pratique répétée en ont fait des pièces
entièrement écrites et que l’absence de sujets nouveaux traités à l’impromptu
prouve ces assertions.
Si cela était vrai, il faudrait vraiment s’étonner que Le Convive de pierre7,
repris depuis plus d’un siècle, ait rapporté à la troupe de Sacchi, cette
année 1773, six cent cinquante-sept lires, ne serait-ce que dans la caisse de
l’entrée du théâtre, et que Le Déserteur de monsieur Mercier, drame
représenté chez nous depuis deux ans seulement, et tellement estimé, ait
rapporté à peine plus de deux cents lires aux comédiens cultivés du théâtre de
Sant’Angelo. Quel comédien italien avisé voudra délaisser un art qui lui
procure les faveurs méritées du public pour donner raison, dans une
prétendue démonstration de culture, aux très cultivés messieurs Heufeld et
Sonnenfels, lesquels mettent en péril ses recettes ?
L’affirmation de ces messieurs selon laquelle la comédie à l’impromptu
n’existe plus parmi nous est par ailleurs totalement erronée. J’espère qu’on me
concédera que la comédie à l’impromptu réside dans les dialogues improvisés
qui la composent et non dans une intrigue improvisée. Je livre un élément qui
prouve qu’elle existe bel et bien et je défie ses adversaires de trouver, dans les
nombreuses comédies italiennes à l’impromptu que la troupe de Sacchi donne
chaque année avec succès, la moindre répétition des dialogues des années
antérieures.
Celui qui verrait le canevas qui sert de trame aux talentueux comédiens
chaque soir, affiché sous un lumignon pour guider aisément toute la troupe,
n’hésiterait pas à dire que la comédie est à l’impromptu, et il s’étonnerait que,
à partir des quelques indications contenues dans une feuille de papier, dix ou
douze personnes s’exposent courageusement devant un public pour monter un
spectacle constitué de dialogues durant trois heures, amusant les spectateurs
sans faiblir et conduisant l’intrigue proposée à son dénouement.
Afin de fournir aux lecteurs un exemple de la trame qui sert à nos
comédiens à l’impromptu pour représenter la comédie, j’éditerai, tel que je le
vis sous son lumignon, un canevas que j’eus l’occasion de posséder, sans
ajouter ni enlever un mot. Le lecteur concevra à la lumière de cet exemple
que tous les autres canevas des nombreuses comédies à l’impromptu que nous
voyons représentées sont semblables à celui-ci ; on pourra alors me dispenser
d’user du papier à tous les éditer et il sera facile de constater que les dialogues
des comédies susdites sont improvisés. La feuille que je publie est la trame
pour les comédiens de la pièce Les Contrats rompus, que nous voyons
plusieurs fois par an et toujours avec plaisir.
ACTE I
Livourne
ACTE II
ACTE III
Leandro d’un côté, Tartaglia de l’autre, après une scène de quiproquos, s’expliquent sur tout et
sortent pour stipuler un autre contrat.
Rosaura et Smeraldina se plaignent de ne pas avoir trouvé Tartaglia. Sur ce,
Brighella, fuyant Leandro et Tartaglia qui le poursuivent, appelle au secours. Les femmes
s’interposent. Brighella sort. Les autres restent, s’expliquent sur tout, puis s’en vont.
Florindo et Marubio. Florindo apprend de Marubio que Leandro a provoqué la faillite de son père,
qu’il se fait appeler Leandro mais que son vrai nom est Mario. Ils sortent à sa recherche.
Brighella parle de ses embrouilles. Sur ce,
Tartaglia arrive avec un nouveau contrat de mariage. Leur scène. Tartaglia frappe à la porte
d’Angela.
Angela : sa scène avec Tartaglia. Angela part. Tartaglia déchire le nouveau contrat et part.
Leandro dit que l’heure de son bonheur approche. Sur ce,
Tartaglia raconte ce qui s’est passé, en s’emportant contre Leandro, et appelle Angela.
Angela avoue qu’elle a menti pour obéir à Brighella. Tartaglia appelle.
Rosaura entre en scène. Tartaglia veut qu’elle accorde sa main à Leandro. Sur ce,
Pantalon, Florindo, Marubio se jettent sur Leandro pour qu’il avoue ses fautes. Leandro avoue qu’il
est Mario, etc.
Tartaglia découvre que Leandro est le fils d’un de ses amis. Sur ce,
Brighella arrive avec de bonnes nouvelles du bateau11. Leur scène. Les mariages sont conclus entre
Rosaura et Florindo et entre Mario et Angela. Sur ce,
Truffaldino arrive et veut être payé. Tout est arrangé et la comédie se termine.
De cette feuille que j’édite sans changer un seul mot est née la comédie Les
Contrats rompus. Et de plus de quatre cents canevas semblables nous voyons
naître nos comédies à l’impromptu. Aucune maladie d’un membre de la
troupe, aucun acteur nouvellement arrivé ne peut mettre en péril la
représentation, et une conversation au pied levé sur les rebondissements de
l’action suffit à l’exécution de ce spectacle. On redistribue les rôles aux
acteurs au moment même de la représentation en fonction des circonstances,
de la hiérarchie, de l’habilité respective des acteurs, en adaptant les noms et
les emplois des personnages, et ce faisant la comédie est gaiement menée à
son terme. Chaque année, on retranche ou on ajoute des scènes à l’intrigue et
un simple avis à la troupe suffit pour qu’elles soient jouées avec précision et
virtuosité. Ceux qui ne sont ni Heufeld ni Sonnenfels voient aisément que ces
bons acteurs travaillent non seulement le fond de leurs canevas, mais
structurent leurs scènes suivant un principe différent, en les développant avec
des dialogues nouveaux et spirituels, qui renouvellent le spectacle et le font
durer. J’ai entendu cent fois ces talentueux comédiens à l’impromptu se
reprocher d’avoir mal structuré leurs scènes, provoquant ainsi la fadeur et la
froideur du dialogue, avancer de très judicieuses remarques et formuler des
recommandations utiles pour de nouveaux essais.
Il est certes vrai que certains acteurs sérieux de ce genre de comédie, et en
particulier les actrices, possèdent un arsenal de tirades écrites, variées et
apprises par cœur, qui servent aux prières, aux reproches, aux menaces, à
l’expression du désespoir ou de la jalousie, mais il est admirable aussi que,
face au public, improvisant des scènes avec d’autres acteurs à l’impromptu, ils
réussissent promptement à les rappeler à leur esprit, à les choisir dans cette
masse qu’ils ont en mémoire et à les placer avec pertinence, les prononcer
avec vigueur et s’attirer les applaudissements des spectateurs.
Tel est le fonctionnement de notre comédie italienne à l’impromptu,
apanage de notre seul pays, qui depuis presque trois siècles continue d’être
proposée avec succès et dont messieurs Heufeld et Sonnenfels veulent voir la
mort en Italie pour le malheur des propriétaires de théâtres.
Ces messieurs, qui déduisent ce décès du fait de ne pas voir de sujets
nouveaux dans ce genre, se trompent aussi sur ce point, errant dans
l’observation comme dans la déduction.
Il serait trop fastidieux d’enregistrer ici les plus de quatre cents canevas de
ce genre qui sont sans cesse renouvelés, aussi bien dans leurs morceaux de
bravoure que dans leurs dialogues. Les bons acteurs qui succèdent aux bons
acteurs disparus suffisent à donner un air de nouveauté à tous ces canevas.
Nous vîmes succéder à Roderigo Lombardi, excellent Docteur, Agostino
Fiorilli, excellent Tartaglia, rajeunissant tous les canevas par la seule diversité
de leur caractère, de leur tempérament et de leur talent d’égale valeur. Un seul
comédien capable de s’attirer la bienveillance du public suffit à éveiller les
occasions de créer de la nouveauté chez tous les autres acteurs de la troupe et
dans tous les canevas de la comédie à l’impromptu. Voilà un véritable
avantage pour les recettes liées à ce genre, que perdent les acteurs qui se
moquent de lui et qui s’en détournent parce qu’ils n’en sont pas capables,
avantage que ne fourniront jamais les pièces entièrement écrites. […]
Monsieur Goldoni abandonna et persécuta ce genre pour une raison
pratique. Les canevas à l’impromptu ne lui rapportaient que trois sequins
chacun. Les comédies entièrement écrites pour les acteurs dits cultivés lui
rapportaient trente sequins. Ce courageux ennemi de la commedia dell’arte
italienne n’a fait que porter préjudice à ce métier, harceler nos comédiens
pour qu’ils ne s’exercent plus au jeu à l’impromptu, vicier le public et le
rendre désireux de ce qui est impossible, provoquer l’ouverture de théâtres
trop nombreux, remplir l’Italie d’une foule de comédiens miséreux, inaptes à
la comédie à l’impromptu et insupportables dans la comédie entièrement
écrite, et appauvrir les comédiens pour lesquels il écrivait. Sur environ dix
comédies qu’il composait par an, deux seulement avaient du succès, et ces
dernières, avec les huit qui tombaient, coûtaient à ses comédiens aveugles
trois cents sequins, montant qui réduisait à néant les bénéfices des
représentations des troupes italiennes pour lesquelles il travaillait. Ses
comédies écrites sont aujourd’hui un capital inutile aux comédiens, alors que
ses canevas sont encore fertiles en recettes. Mais passons.
Que messieurs Heufeld et Sonnenfels avouent que de nombreuses intrigues
de comédies à l’impromptu sont des productions nouvelles et non des
comédies qui, avec le temps et à force d’être proposées, ont été entièrement
écrites. Il est vrai que, si les comédiens jouant à l’impromptu, ardemment
lancés dans leur morceau de bravoure, se mettent à exprimer un sentiment
naturel ou un bon mot adapté à la situation au point de susciter le rire et les
applaudissements, ils conservent ce dernier comme un élément précieux de la
comédie pour les représentations futures et en tirent chaque fois le même
effet heureux. Cette répétition peut donner un air de ressemblance aux
représentations, malgré la spécificité de chacune, mais nos talentueux
comédiens à l’impromptu sont tellement traversés d’idées nouvelles à chaque
saison, et notre comédie à l’impromptu est tissée de tant de répliques et de
bons mots, qu’on peut aisément ne pas la considérer comme écrite à l’avance
malgré quelques sentiments ou lazzis conservés et répétés par économie. […]
Les fables théâtrales ainsi que les autres pièces12 que je produisis ne sont
qu’un mélange de passages sérieux entièrement écrits et de scènes à
l’impromptu, destinées à être ponctuellement exécutées par certains de nos
masques. Avec ces productions, je tentai de remédier aux dommages
provoqués dans nos théâtres par les Heufeld et Sonnenfels italiens qui
méprisaient nos comédiens jouant à l’impromptu et répandaient la chimère
d’une culture qui ne sera jamais universelle et ne profitera jamais aux recettes
de nos théâtres une saison durant, mais qui a vicié maints esprits dans leur
quête de l’impossible en décrétant ennuyeux le possible qui suffisait à divertir.
Pour donner à ces messieurs une preuve supplémentaire que la comédie à
l’impromptu subsiste parmi nous et qu’elle est plus profitable à nos théâtres
que les auteurs, j’avancerai le fait que les deux comédies de monsieur l’abbé
Chiari, Le Bon Père de famille et Les Ennemis du pain qu’ils mangent13,
entièrement écrites et imprimées, montées par nos comédiens dits cultivés,
n’attirent pas plus de soixante spectateurs, alors que, réduites à leur trame et
adaptées à l’impromptu par la compagnie de Sacchi, elles forment chaque
année des spectacles qui divertissent et apportent de belles recettes à la troupe
qui les représente.
Si les nombreuses comédies écrites par monsieur Goldoni, qui firent un si
grand effet lorsqu’elles furent produites sur scène, mais qui aujourd’hui sont
devenues un capital inutile à nos théâtres, avaient pour fondement une
intrigue plus forte et plus conforme aux caractères des beaux esprits de notre
comédie à l’impromptu, il est hors de doute que ces derniers utiliseraient leur
trame, que ces comédies renaîtraient sous un nouvel aspect et que nos
théâtres utiliseraient avantageusement un répertoire qui a perdu sa vigueur
avec la rédaction des dialogues. […]
On donnait Le Philosophe sans le savoir14, drame qui m’a toujours plu, que
j’avais lu jusqu’à cinq fois en français et que j’avais vu représenter en
traduction italienne sans grand succès. Je voulus le comprendre dans sa
représentation en français, je le lus toute la journée, j’apportai le texte le soir
et me plaçai à un endroit opportun. Malgré la rapidité de l’élocution et la voix
basse des comédiens français, et malgré mon ignorance, je réussis à saisir au
moins les trois quarts des dialogues et à comprendre parfaitement le mérite
réel de ces acteurs.
Outre le faste dans lequel ils apparaissent, qui est propre au théâtre
français, et qui ne peut que plaire, ils ont la caractéristique de connaître par
cœur les œuvres qu’ils représentent, et de connaître chacun le rôle des autres,
de sorte que l’action semble improvisée et vraie. Ils utilisent certaines
modulations vocales, étudiées et adaptées à la situation, qui enchantent
particulièrement ceux qui comprennent leur langue. L’exactitude avec laquelle
ils entrent et sortent, se regardent, s’étonnent, s’affligent, rient, s’attardent,
hésitent et s’irritent est une peinture de la vérité et de la nature. Toutefois, la
vérité et la nature qui apparaissent en eux se manifestent dans des manières
qui ne sont pas italiennes et qui, si elles s’exprimaient pareillement parmi les
Italiens, deviendraient des caricatures ridicules et affectées. Dans nos
familles, les parents, les enfants, les serviteurs ne se parlent pas avec autant de
minauderies, de mièvrerie, de délicatesse et de contorsions qu’en déploient les
Français dans leurs familles.
Messieurs Heufeld et Sonnenfels croient qu’en disant que la nature est la
même sous tous les climats ils ont dit une grande chose, alors qu’ils n’ont pas
dit grand-chose. A cette vérité pourtant incontestable, ils devront toujours
ajouter que la nature se fait connaître dans toutes les nations, mais qu’elle se
manifeste selon des coutumes différentes en fonction de la nation où elle
croît. […]
Nous voyons les comédiens français repré senter Le Père de famille 15 ,
après quoi ils nous font attendre presque une demi-heure pour changer de
costumes et reviennent sur scène pour jouer une farce qui dure une heure16.
Les comédiens italiens représentent Le Père de famille traduit en italien et y
emploient tout le temps qui fut nécessaire aux comédiens français pour les
deux représentations susdites. Il ne faut pas chercher la raison de cette
différence ailleurs que dans le fait avéré que nos comédiens n’apprennent pas
leur rôle comme ils le devraient.
C’est essentiellement pour cette raison que la vérité et la nature se montrent
rarement sur nos scènes. Les œuvres théâtrales écrites doivent passer de
l’esprit au cœur pour être bien jouées ; si elles n’ont pas fait le premier chemin
vers l’esprit, elles ne peuvent pas faire le second vers le cœur et s’avèrent être
sur scène une production pauvre, froide et poussive de cerveaux embrouillés
et pressés d’en finir.
Ma défense des pièces populaires ne signifiera jamais que je déteste les
pièces régulières ; j’aime beaucoup ces dernières, que je voudrais voir
atteindre l’excellence pour la gloire de ma patrie et pour mon propre
divertissement. Je suis navré de démontrer que parmi nous la rareté des
œuvres de qualité, les défauts de nos comédiens, la médiocrité de leurs
costumes et de leurs décors17 sont dus à l’absence de gratifications pécuniaires
qui devraient être le principal moteur des talents d’Italie, ainsi qu’à
l’insuffisance des bénéfices et des protections dont jouissent nos théâtres.
Seule la cour sérénissime de Parme a montré l’exemple avec zèle en
matière d’incitation à la production d’œuvres théâtrales et seule la cour royale
de Turin a organisé son théâtre de telle sorte que les recettes des comédiens
ne soient ni dérisoires ni amputées18.
Jusqu’ici, la culture théâtrale exigée parmi nous n’a fait que nous rendre
insatisfaits et assoiffés de nouveauté, ainsi que remplir l’Italie d’une engeance
de comédiens sans habileté dans aucun genre et qui, s’en remettant à la
multitude d’œuvres écrites qu’on peut jouer en les apprenant par cœur,
multiplient l’ouverture des théâtres et font disparaître les quelques bénéfices
qui doivent servir à entretenir les meilleurs.
Nos chefs de troupes les plus habiles, accablés par une multitude d’acteurs,
font feu de tout bois avec les pièces qu’ils ont et celles qu’ils peuvent avoir
pour proposer aussi bien les comédies à l’impromptu populaires, qui leur sont
nécessaires, que les œuvres sérieuses entièrement écrites, dont il faut satisfaire
le public désireux de culture, et pour répartir les maigres fruits de leur récolte
théâtrale entre les membres de leur petite armée de laboureurs. Il arrive
souvent que l’emploi de ces pièces rende leur théâtre moins attrayant, en
particulier à Venise où pas moins de cinq troupes se combattent et se
déchirent, et qu’on déserte celui-ci. Ils ont alors besoin d’y ramener le public
et de vite utiliser le secours d’une œuvre nouvelle, quelle qu’elle soit, pour ne
pas faire faillite et fermer le théâtre qui est leur lopin de terre.
Les auteurs ne sont pas stimulés par les récompenses, c’est pourquoi nos
comédiens ne trouvent rien du côté de la culture. Ces derniers s’agrippent à
n’importe quelle œuvre italienne qui leur est offerte ou à une œuvre traduite.
C’est la nécessité de manger qui crée le besoin pressant de nouveauté. Ils
invitent le public à une représentation nouvelle pour répondre à cette
nécessité. On ne peut pas perdre de temps, on est poussé par la disette.
En quelques jours, après trois ou quatre répétitions désordonnées, ils sont
obligés de représenter cette œuvre, alors que chacun se plaint de ne pas
connaître son rôle, mais le besoin n’admet pas de retard. Ils s’en remettent à
leur oreille et au souffleur, et ils la jouent. De là naissent la froideur, les
lenteurs et les répliques à contretemps qui ôtent à l’action et aux dialogues les
teintes de la vérité, l’expression véhémente et sincère des sentiments et le
naturel dont est dépourvue toute la représentation. Si l’œuvre est riche par
elle-même en situations fortes, elle résiste, et on peut la proposer jusqu’à
vingt soirs de suite. Ne nous y trompons pas : les comédiens à la cinquième
jouent leur rôle avec assurance, mais ils ne peuvent plus se débarrasser des
défauts et des travers acquis les premières fois et dus au manque de maîtrise
initial, d’autant que ces derniers leur ont valu quelques applaudissements et
l’illusion de leur mérite.
Les troupes de comédiens français ont presque cent pièces à leur
disposition, qui vont de leur Rotrou, de leur Corneille, de leur Racine, de leur
Molière et d’autres auteurs anciens jusqu’à leurs auteurs contemporains. Ils
n’acceptent que deux ou trois pièces nouvelles par an, ils ne les ajoutent à leur
répertoire et ne les exposent sur scène que s’ils les possèdent complètement
après en avoir appris l’intrigue et les répliques. Ils ne jouent Andromaque de
Racine, qu’ils ont pourtant représentée plus de cent fois, que s’ils l’ont répétée
le matin précédent.
Les spectateurs italiens considèrent que les œuvres anciennes qui plurent
sont mortes pour le théâtre et ne vont pas en voir les reprises comme le font
les spectateurs français, poussés par l’admiration qu’ils portent au talent de
leurs auteurs disparus. Heureux les comédiens français qui peuvent encore
compter avantageusement dans leur capital les œuvres de Racine, de Corneille
et de Molière.
En Italie, on ne fait qu’attendre du hasard le remède de la culture théâtrale,
et l’appeler de ses vœux en sifflant les œuvres qui ne plaisent pas, en
soumettant les comédiens à la critique et à la tradition mesquine de la
contribution versée à un tiers19, qui les ruine et n’est plus adaptée ni au faste
requis des spectacles ni à leur subsistance, tous deux rendus difficiles par les
prix excessifs qu’engendre le luxe dévastateur.
Que nos comédiens sérieux les plus habiles essaient de jouer une tragédie
ou une comédie avec toute l’application possible, et des décors et des
costumes somptueux, quitte à faire des dettes. Qu’ils affichent le même prix,
à l’entrée et pour les places assises, que celui des spectacles français20. Qu’ils
exécutent l’œuvre au mieux. Mis à part quelques esprits libéraux à la
recherche du vrai, les spectateurs ajouteront aux quolibets qu’ils leur
adressent de nouvelles expressions, ils les appelleront singes sans grâce,
imposteurs, voleurs, et ils les abandonneront.
Je ne défends ni la négligence, ni l’inertie, ni l’ignorance de nos comédiens
sérieux, mais je ne laisse pas de croire que le mépris, l’abandon et la misère
où ils vivent sont les principales raisons de leurs défauts.
Etant sûr qu’en Italie la culture théâtrale ne propose pas assez de matière
pour étancher la soif de plaisir, je ferai, pour favoriser cette culture qu’on
désire en Italie, une proposition qui sera sans doute tenue pour une
plaisanterie et ne sera pas prise en compte.
Qu’on laisse s’exprimer la fantaisie policée dans les nécessaires spectacles
populaires à l’impromptu, au prix habituel. Qu’on décide de protéger un
théâtre de culture. Qu’on procède à un choix de comédiens et de comédiennes
qui soient réellement capables d’y exceller. Qu’on les rémunère assez pour
qu’ils puissent vivre sans misère domestique et paraître sur scène avec des
costumes adaptés et fastueux. Qu’on paie un maître diligent qui les dirige,
mais qu’il ne soit pas français, car il ne ferait que leur enseigner un jeu
excessif, ridicule chez nous, qui ne sera jamais l’image de la vérité et de la
nature contenues dans des manières mesurées et homogènes. Que ce maître
impose des amendes aux comédiens qui manquent à leurs obligations, comme
c’est le cas chez les Français avisés. Qu’on ouvre un concours, avec une
promesse de prix important, pour les auteurs italiens qui fourniront des pièces
tragiques et comiques régulières. Que le jury soit composé d’un seul juge, lui-
même récompensé, connaisseur du théâtre, sans pédanterie constipée, qui
n’exclura que les bagatelles et les sottises avérées, inévitables mais faciles à
découvrir. Du reste, que seul le public soit juge, car seul le public a la faculté
de juger les œuvres composées pour lui. L’expérience m’a appris que l’effet
de la lecture d’une pièce devant un petit comité dans un lieu clos n’a souvent
rien à voir avec l’effet qu’elle produit une fois représentée dans un théâtre et
devant un public qui est son vrai juge. Qu’on ne soit nullement regardant à la
dépense quant aux décors. Pour compenser ce faste, qu’on fixe le prix de
l’entrée et des sièges à celui qui fut établi par les comédiens français pour
leurs représentations. Que seuls deux théâtres comiques restent ouverts à
Venise, l’un au prix habituel pour les fantaisies comiques et populaires, l’autre
pour les pièces cultivées à un prix non moins cultivé, de façon à ne pas
amputer les bénéfices nécessaires au soutien des bonnes idées, en prenant
garde que celles-ci ne soient pas en rivalité avec les nombreuses nouveautés
qui engendrent fanatisme, division des partis et destruction des bonnes
résolutions. Que personne n’entre dans un théâtre sans payer, et qu’on imite
en cela le théâtre de Turin. Les nombreux désœuvrés, qui ont chez nous le
privilège d’entrer gratuitement dans les théâtres, n’y vont que pour y faire du
bruit et troubler la représentation.
Que la direction de ce théâtre cultivé appelé de nos vœux soit confiée à
monsieur Carlo Goldoni. En observant les prudentes dispositions du théâtre
français, sans perdre de vue les caractéristiques de notre théâtre, dans lequel il
eut une grande part, il est sans aucun doute devenu l’homme le plus apte et le
plus utile à la réforme suggérée par ma proposition.
Qu’on le rappelle21 par un contrat avantageux au service de sa patrie, qu’il a
quittée parce qu’il ne pouvait en attendre des récompenses suffisantes et parce
que son entreprise était allée de façon naturelle vers son déclin, et pour
aucune autre raison.
Ce projet, s’il est mené à bien, pourra contribuer à l’avènement de la
culture italienne et faire briller l’Italie comme le désirent les grands esprits
avec raison, les esprits médiocres pour suivre les préjugés et les esprits
mesquins par intérêt.
Aucune attention ne sera accordée à ma proposition et nous devrons nous
contenter de ce qui est possible dans nos théâtres.
Les comédies à l’impromptu avec masques, les pièces cultivées, inventées
ou traduites, et les fantaisies comico-sérieuses seront nos divertissements
théâtraux, et ceux qui se seront laissé submerger par le désir de vouloir
davantage n’auront fait que se rendre malheureux en provoquant l’ennui. […]
1 Le Supplément est édité dans le tome IV de l’édition Colombani, puis dans le tome V de l’édition
Zanardi.
2 “Tommaso Cornelio, Pietro Cornelio” dans le texte.
3 “D. Guillian de Castro” dans le texte.
4 “Roderigo” dans le texte.
5 “Sig. Volter” dans le texte. Gozzi fait allusion aux diverses traductions de L’Ecossaise, ou le Café de
Voltaire (1760) qui furent données à Venise presque en même temps que l’adaptation de Goldoni (La
Scozzese, 1761), dont une adaptation de Pietro Chiari, La bella pellegrina (1761), qui transpose
l’intrigue à Saint-Pétersbourg, et une traduction “anonyme” que certains attribuent à Casanova.
6 Franz Heufeld (1731-1795), auteur dramatique, et Joseph von Sonnenfels (1733-1817), intellectuel
éclairé et admistrateur, dans l’Autriche de Joseph II, s’employèrent activement à la réforme du théâtre et
à l’élévation du goût prônés dans le périodique L’Homme sans préjugés.
7 Le Dom Juan de Tirso de Molina est connu en Italie. Gozzi fait allusion à des canevas des comédiens
italiens à Paris qui ont beaucoup influencé les Français, y compris Molière.
8 Il s’agit de Rosaura.
9 Il s’agit de Florindo.
10 Sans doute des biens de Pantalon, à moins qu’il ne s’agisse de la réquisition de la maison de
Tartaglia.
11 Les richesses de Pantalon sont sans doute sauvées.
12 Les comédies et les drames tirés du théâtre espagnol.
13 Pietro Chiari écrit et fait représenter Il buon padre di famiglia (1752) et I nimici del pane che
mangiano (1751) pour rivaliser avec les comédies réformées de Carlo Goldoni (dont Le Père de famille,
1750).
14 De Michel Jean Sedaine, 1765. Créée à Paris en décembre 1765, la pièce traduite en italien (Il
filosofo senza saper d’esserlo) est représentée en décembre 1769, au théâtre de San Giovanni
Grisostomo, par la compagnie Medebach (cf. ms. Gradenigo Dolfin no 24, musée Correr de Venise).
15 De Diderot, 1758. Le Père de famille est représenté en français par la compagnie Aufrène, en
novembre 1772, au théâtre de San Samuele : “A la porte chacun devra payer trente sous, et autant pour
les escabeaux de l’orchestre, mais ceux du parterre seulement quinze sous.” (Cf. ms. Gradenigo Dolfin
no 34.) Gozzi a déclaré précédemment que c’est un drame excellent, qu’il l’a lu en français et qu’il a
assisté à huit représentations de la pièce. Il padre di famiglia, traduit en italien par Michele Bocchini et
publié à Livourne en 1762, est représenté le 11 janvier 1769 au théâtre de Sant’Angelo, par la
compagnie Antonio Sacchi (cf. ms. Gradenigo Dolfin no 21).
16 Il s’agit de Crispin, rival de son maître, d’Alain René Lesage.
17 Les costumes incombaient à la bourse personnelle des comédiens, et les décors à celle du chef de
troupe.
18 Référence au concours annuel des auteurs dramatiques institué à Parme en 1770 par le duc
Ferdinand et qui a duré jusqu’en 1786, et aux prix élevés pratiqués à l’entrée des théâtres de Turin qui
s’alignent sur le modèle français.
19 Il s’agit sans doute des propriétaires des théâtres mais aussi d’auteurs qui monnaient leurs œuvres aux
troupes de théâtre, contrairement à Gozzi qui a toujours offert les siennes.
20 Gozzi indique que les spectacles vénitiens coûtaient vingt sous, alors que les comédiens français en
tournée à Venise proposaient l’entrée à trente sous et le siège à quinze sous au parterre ou trente sous à
l’orchestre.
21 Goldoni habite alors à Paris, où il s’est expatrié en 1762.
LA PLUS LONGUE LETTRE DE RÉPONSE
QUI AIT ÉTÉ ÉCRITE,
ENVOYÉE PAR CARLO GOZZI
À UN AUTEUR DRAMATIQUE ITALIEN
DE NOS JOURS 1
[…] Ne vous offensez pas si j’ai donné le titre de fables à vos compositions
théâtrales car, depuis la création d’Adam jusqu’à nos jours, n’importe quelle
pièce écrite pour le théâtre, qu’elle soit régulière ou irrégulière, a toujours été
qualifiée par les plus célèbres auteurs de fable2.
Vous entendrez sans cesse sortir de la bouche de vos censeurs, et seulement
à cause de la façon moderne de s’exprimer qui sévit aujourd’hui, les mots
“bon goût”, “bon sens” et “sens commun” ; mais si vous réfléchissez au
discours de nombre d’entre eux et à leur argumentation fumeuse, qu’ils
appellent géométrique, vous n’en relèverez qu’une jacasserie et un torrent
verbeux de langues qui se contredisent, mues par une fantaisie échauffée et
bouleversée se prétendant régénérée et philosophique dont je vous défie de
démêler le moindre bon goût légitime, bon sens légitime, sens commun
légitime. […]
Il est probable qu’ils vous répondent furieusement et de manière insensée
que nos œuvres théâtrales sont des plaisanteries qui non seulement s’éloignent
des préceptes des poétiques, mais sont dépourvues du sens commun, et que
les spectateurs qui les apprécient et veulent les voir représenter dix soirs, vingt
soirs de suite, ne les apprécient que par ignorance et par un fanatisme stupide.
[…]
Comme je connaissais parfaitement le tempérament et le goût de notre
patrie, qui aime la nouveauté et qui ne considère le théâtre que comme un lieu
de divertissement, et comme j’avais besoin, pour gagner mon pari, d’attirer et
de garder au théâtre non seulement le petit peuple, mais les personnes
éduquées et cultivées, je fis en sorte d’agrémenter les sujets de mes œuvres
théâtrales de titres humbles ou extravagants et d’ingrédients de diverses
saveurs.
Je ne me suis jamais assis à mon écritoire pour composer une fable à
montrer sur scène si je ne la voyais d’abord avec mon œil mental dans toute
son extension, et je ne suis jamais passé à la rédaction des dialogues si
d’abord je n’échafaudais une structure rigoureuse capable d’intéresser et facile
à développer, si je ne la divisais en actes conciliables avec les changements de
décor, si je ne concevais la trame des situations, les scènes attendues des
spectateurs, les scènes d’exposition et les rebondissements, selon un
ordonnancement qui conférât à mes pièces quelque air de nouveauté originale.
Apprenez que les intrigues de mes pièces sont les filles de l’imagination et
de la fantaisie, que les situations et les rebondissements sont les fils de l’art ;
et je vous prie de croire et de reconnaître que mes dialogues et mes
monologues ont mon cœur pour père légitime.
J’ai veillé à ce que mes personnages vertueux, vicieux ou comiques soient
égaux à eux-mêmes du début à la fin de l’œuvre, peints avec les couleurs de la
vérité et de la nature, même lorsqu’ils sont introduits dans une trame
imaginaire et merveilleuse, bien que toujours allégorique et significative.
Mes plants aux racines enfantines, aux racines fabuleuses, aux racines
romanesques traditionnelles et robustes n’ont été que des plants sauvages qui
pouvaient se greffer sur les rameaux d’autres plants, produisant des fruits
d’espèces variées et de diverses saveurs, où toutes les règles de l’art pouvaient
se mêler en un suc conforme à leur nature.
J’ai toujours fait en sorte que mes greffes et les fruits de ces dernières
éveillent dans l’âme des spectateurs la curiosité et l’émotion, soient pleins
d’une saine morale aux accents philosophiques, se moquent franchement,
guidés par une vérité sans voile, des pernicieux sophismes du siècle,
décochent allégoriquement leurs flèches contre la corruption des mœurs de
notre temps ; et pour que l’allégorie soit plus claire et intense, j’y ai parfois
laissé des anachronismes à dessein, faisant allusion à des sujets de notre
époque, excellent argument pour mes censeurs qui, ne voyant ou ne voulant
pas voir mon artifice volontaire et mon intention délibérée, se sont répandus
en protestations et critiques et m’ont amusé.
Dans la trentaine de mes œuvres théâtrales qui ont vu le jour sur scène, j’ai
suivi cette exigence qu’aucune ne dût ressembler aux autres, sachant que l’un
des plus grands avantages d’une pièce réside dans son aspect nouveau et
original. […]
Parfois j’ai fait parler les animaux, les monstres, les spectres et d’autres
corps sans esprit dans mes fables allégoriques, mais jamais sans raison ni sans
signification.
J’ai toujours cru que la critique des mœurs était plus policée et plus
acceptable sous le voile du sens allégorique que la satire nue et effrontée qui
souvent devient libelle détestable. Nous devons, certes, piquer notre prochain,
qui est sujet aux vices, mais non le mordre jusqu’au sang ni le déchiqueter.
[…]
Pour convaincre mes rares opposants, j’ai accepté d’ôter de mes fables le
merveilleux, d’en composer sans les masques, d’en produire sans décors
spectaculaires, avec des intrigues très simples, d’une longueur démesurée et
en appuyant leur succès sur les applaudissements de mes concitoyens.
Tout essai fut vain face à mes censeurs dont, bien qu’ils vissent mes fables
comme des mets mal cuits et mauvais, juste bons à servir de fumier, je n’ai
jamais pu obtenir de les fléchir ni de les réduire au silence.
Au bout du compte, je pris le parti d’écrire pour le théâtre comme je
voulais et ce que je voulais, et de les laisser brailler contre moi et contre le
public. […]
Je vis tomber beaucoup de ces drames larmoyants, et beaucoup de ces
tragédies bourgeoises, mais j’en vis aussi qui plurent et qui furent applaudis ;
essayant de connaître la vraie raison de leur succès, je crus la découvrir dans
leur air de nouveauté, dans les situations fortes qu’ils contenaient, mais surtout
dans les prémices d’une doctrine pernicieuse tendant à instiller dans l’esprit du
peuple la rébellion aux lois établies, aux magistrats, aux grands, à l’ordre
indispensable de la subordination qui leur est due.
Je crus la découvrir dans le portrait plein de commisération des pauvres
qui, la roue de la fortune et les hasards de ce monde aidant, sont et seront
toujours innombrables, et dans le portrait insidieux des riches, beaucoup
moins nombreux que les premiers et considérés par eux avec la jalousie et
l’envie à laquelle est sujette l’humaine nature.
Je crus la découvrir dans la passion amoureuse présentée comme passion
noble, libre et presque divine, non entravée par des lois prévoyantes ou par
une éducation morale qui la contraigne, les premières étant décrites dans ces
pièces comme barbares et tyranniques, la seconde comme un préjugé
imbécile. […]
Il est vrai que souvent dans ces pièces était répandu et entonné le mot
vertu, mais tant de pièges y étaient tendus à la vertu connue et légitime pour
la détruire dans son essence en flattant les faiblesses, en lâchant le frein et en
encourageant les passions humaines que j’ai bien dû considérer que la vertu
qui est prêchée dans ces œuvres est le vice.
Le théâtre est une chaire bien plus efficace pour retourner les têtes que ne
l’est l’Eglise pour les redresser. […]
1 Opere edite ed inedite del Co. Carlo Gozzi, Venise, Zanardi, 1801-1804, t. XIV, p. 3-75. Le
correspondant de Gozzi, un jeune dramaturge à l’orée de sa carrière, est imaginaire.
2 Au sens de fabula : histoire inventée et représentée au théâtre.
PRÉFACES
ET NOTES AUX PIÈCES
FABLES THÉÂTRALES 1
LE CORBEAU
FABLE THÉÂTRALE TRAGICOMIQUE
EN CINQ ACTES
LE ROI-CERF
FABLE THÉÂTRALE TRAGICOMIQUE
Le grand bruit qu’avaient fait au théâtre mes deux fables, Oranges et Corbeau,
fit dire à monsieur Goldoni, qui ne manque pas de finesse, qu’il commençait à
me tenir pour bon à quelque chose, puisque j’avais donné naissance à un
nouveau genre théâtral qui avait la faveur du public. Monsieur l’abbé Chiari,
avec son discernement habituel, vitupérait le public et lui reprochait son goût
ignorant et corrompu. Les gazetiers louaient mes fables théâtrales dans leurs
feuilles volantes, et y trouvaient des beautés que je n’y avais pas vues9.
Les esprits éveillés regardaient ces compositions du point de vue qu’il
fallait, et en disaient du bien avec sincérité et impartialité, comme le font les
personnes honnêtes et éclairées qui ne logent pas à l’auberge de l’imposture,
et qui distinguent les trivialités utilisées avec art de celles qui sortent d’une
nature fruste et grossière.
Il m’était difficile de conquérir les spectateurs incultes, anesthésiés par leur
habitude des pièces dites régulières et savantes de messieurs Chiari et
Goldoni, et trop prévenus contre mes pièces, leurs titres enfantins et leur
genre inédit, pour les juger véritablement savantes et régulières.
Ce public était accouru en foule aux représentations de mes deux premières
fables théâtrales, il était captivé par leur force intrinsèque, mais comme il
avait peur d’entacher son raffinement et la hauteur de son intellect en leur
reconnaissant quelque mérite, il n’osait pas louer des œuvres qui portaient le
titre enfantin de fables.
Pour dissiper cette rougeur, je jugeai qu’il était opportun de pousser
résolument et bien plus loin la hardiesse et l’excentricité de ce genre ; et de
fait, ceux qui liront mon Roi-cerf, qui fut ma deuxième fable théâtrale10, y
relèveront aisément la témérité d’un cerveau fantasque.
Les situations fortes et tragiques qu’elle contient firent couler des larmes, et
la bouffonnerie des masques que, conformément à mes positions, je voulus
toujours garder et intégrer à mes pièces, n’ôta rien au féroce et fantastique
sérieux de ses péripéties inventées et de sa morale allégorique. Et ce, malgré
l’absence, dans la troupe de Sacchi, qui s’en remettait alors entièrement au
franc comique de ses excellents masques, de tout comédien capable de tenir
des rôles sérieux avec la tenue, le sentiment, et le talent nécessaires. Or, une
trame invraisemblable a, deux fois plus qu’une intrigue crédible, besoin de
l’habileté des comédiens qui y tiennent les rôles sérieux, afin de peindre les
vérités qu’elle ne contient pas.
La fable du Roi-cerf commençait, comme on peut le voir, par un prologue
désinvolte et fort drôle. Il était dit par un vieillard à la silhouette grotesque,
célèbre à Venise, et nommé Cigolotti, qui avait l’habitude de créer des
attroupements place Saint-Marc en racontant, de sa grosse voix, des épisodes
chevaleresques et des histoires de magiciens tirés des romans anciens, avec
une gravité empruntée et un langage truffé de solécismes, qu’il voulait faire
passer pour toscan.
Atanagio Zanoni, qui tient avec une rare habileté le rôle de Brighella dans
la troupe de Sacchi, incarnait ce vieillard en imitant parfaitement son habit, sa
voix, ses tics de langage, ses gestes et sa démarche, prouesse qui a toujours au
théâtre un succès considérable, et soulève d’indescriptibles applaudissements.
Les trivialités elles-mêmes, lorsqu’elles sont franchement mises en lumière,
et que les spectateurs voient que l’auteur les y a mises sciemment,
délibérément et courageusement comme telles, sont résolument applaudies.
Les nombreuses péripéties du Roi-cerf et de toutes mes fables théâtrales où
j’ai manifesté une liberté sans scrupules ont, par le succès qu’elles ont
remporté, conforté ma position et démenti ces rares personnes qui les
qualifient de froides frivolités, avec une écœurante et frivole trivialité.
Pour retenir avec plaisir, trois heures durant, huit ou neuf cents personnes
plus ou moins cultivées dans un théâtre, et pour renflouer une troupe de
commedia dell’arte, il est nécessaire de semer un mélange de graines variées.
Les écrivaillons qui condamnent tout dans mes pièces fabuleuses, pourtant
approuvées par le public, ont certainement l’estomac petit, phtisique, et
incapable de rien digérer ou de séparer le son du grain.
Je ne dis pas cela pour affirmer que la fable du Roi-cerf, composée à ma
manière, plaira au théâtre. Nul besoin de pronostics : elle plut extrêmement.
Mise à l’affiche par la troupe de Sacchi au théâtre de San Samuele à Venise,
le 5 janvier de l’année 1762, on en donna seize représentations devant une
salle comble et, depuis lors, on continue à la représenter chaque année.
Si elle semble, une fois imprimée, une vétille à mes courtois lecteurs, je
me résignerai avec une philosophique humilité.
LA FEMME-SERPENT
FABLE THÉÂTRALE TRAGICOMIQUE
EN TROIS ACTES
Le genre que j’avais créé avec mes pièces fabuleuses prospérait, comme
l’atteste le témoignage véridique de mes précédentes préfaces.
Les partisans de messieurs Goldoni et Chiari avaient désormais peu de
force avec leurs quolibets. C’était là insulter le public, qui se passionnait pour
mes pièces, et avait la bonté d’attendre impatiemment de voir de nouvelles
fables au théâtre.
Ce genre se démarquait tellement de celui que cultivaient les deux poètes
en question qu’il n’aurait pas dû faire de tort à leurs pièces, dites régulières et
savantes. Pourtant, je ne pourrais pas jurer qu’elles n’en pâtirent pas. Dans
une bataille théâtrale, le plaisir du public décide des défaites comme des
victoires.
La difficulté de ce genre nouveau (entre autres difficultés qu’il comporte et
qui sont légion) était qu’il fallait éviter de recréer des situations identiques, et
en inventer de nouvelles qui fussent marquantes.
Le merveilleux est une source modeste pour un talent modeste comme le
mien. Mais celui qui parvient à élaborer une intrigue construite sur une
critique et une claire allégorie des mœurs des hommes et de la fausse
interprétation de l’histoire, dans un souci de vérité, de retenue et de grâce, et
qui la traite dans un beau style en donnant au merveilleux la place qu’il
mérite, conviendra que, loin d’être stérile, le merveilleux sera toujours le
soutien le plus solide et le plus rentable des troupes théâtrales italiennes.
Je peux affirmer que j’ai employé toute mon attention à rendre chacune de
mes fables unique par son intrigue et ses composantes.
La Femme-serpent fut ma cinquième fable théâtrale. Créée par Sacchi au
théâtre de San Samuele à Venise le 29 octobre de l’année 1762, elle fut
représentée à dix-sept reprises, et avec succès, entre l’automne et le carnaval
de l’année suivante.
La scène 5 de l’acte III de cette fable est de ces inventions qualifiées de
triviales futilités par certains barbouilleurs ridiculement sérieux, auteurs de
satires frustes et futiles.
Comme la pièce regorgeait de prodiges, je décidai, pour épargner à la
troupe une perte de temps et d’argent, et lui éviter de représenter sur scène
ces nombreux événements merveilleux qui ne laissent pas d’être
indispensables à la compréhension de l’intrigue, de faire entrer en scène
Truffaldin, imitant ces pauvres hères tout en haillons qui vendent leurs feuilles
de chou dans la rue, et en résument le contenu avec force solécismes.
Sacchi, qui tient le rôle de Truffaldin, entrait en scène avec un manteau
court en lambeaux, un chapeau pouilleux et une grosse liasse de ces feuilles
de chou, et, imitant ces coquins, il en criait le contenu, annonçait les dernières
nouvelles, et encourageait le public à en acheter un exemplaire pour un sou.
Cette scène si inattendue, qu’il jouait avec beaucoup de grâce et de vérité,
en composant une de ces imitations qui ont toujours du succès,
particulièrement au théâtre, causait un grand tapage et déclenchait dans le
public des éclats de rire ininterrompus, tandis que, depuis les balcons, les
spectateurs faisaient pleuvoir sur l’acteur des pièces de monnaie et des
confiseries pour en obtenir un exemplaire.
Cette trouvaille apparemment triviale, typique de cette franche liberté que
j’ai toujours observée dans mes fables, fut appréciée des esprits sains, et
souleva un engouement du public qui ébranla la ville tout entière et poussa les
Vénitiens à venir voir la pièce.
Comme le succès de cette scène était parvenu aux oreilles des vendeurs de
journaux ambulants, ils se concertèrent et se postèrent à la sortie du théâtre
avec de grosses liasses de vieux journaux moisis, qui n’avaient rien à voir avec
la pièce ; et comme le public sortait, ils se mirent à crier à pleins poumons le
résumé des péripéties de La Femme-serpent. A la faveur de la nuit, ils
dupèrent les spectateurs en leur vendant un nombre infini de feuillets, puis
allèrent au bistrot boire à la santé de Sacchi, et alimenter la rumeur publique
qui fait toujours une excellente publicité aux troupes de théâtre.
Une bassesse placée sur une scène de théâtre, développée de façon
vraisemblable, et source de tumulte et d’affluence, n’est plus une bassesse.
C’est une trouvaille agréable et utile. Si elle est agréable, il suffit de le
demander au public ; si elle est utile, il suffit de le demander aux comédiens,
et on la trouvera conforme aux préceptes d’Horace11.
Il va sans dire que cette fable se joue chaque année devant un public qui
chaque année a la bonté de la souffrir.
ZOBÉIDE
TRAGÉDIE FABULEUSE EN CINQ ACTES
Zobéide est une fable que je tirai en partie des Nouvelles arabes12, et que
j’enveloppai dans un voile tragique plein de férocités et de mystères.
Le titre de tragédie fabuleuse que je donnai à cette pièce ne doit pas faire
croire que j’aie voulu tourner en dérision les bonnes tragédies. Je leur porte
un respect que je ne peux nourrir pour les mauvaises. On ne doit voir dans ce
titre qu’un trait parodique contre les mauvaises tragédies, et l’effet de cette
hauteur de vue franche et amusée avec laquelle j’ai voulu traiter sérieusement
ce genre théâtral aux arguments fictifs et enfantins.
Je voudrais que l’allégorie qui affleure derrière les mœurs et le caractère du
roi maure Sinadab fût fictive, mais elle ne rappelle hélas que trop le malheur
des nombreuses infortunées qui n’écoutent pas les prêtres, représentés dans
cette pièce par le personnage d’Abdalac.
Cette fable fut jouée par la troupe de Sacchi à Turin le 10 août de
l’année 1763. Messieurs les Turinois entendirent parfaitement l’allégorie et
voulurent la revoir.
Elle fut créée à Venise au théâtre de Sant’Angelo le 11 novembre de la
même année, et connut huit représentations ; au carnaval suivant, elle fut
reprise avec succès pour trois représentations supplémentaires.
Elle continue à être jouée, malgré son tragique un peu trop sauvage et
l’absence de nos masques comiques, qui accroissent la popularité de ce genre
de pièces.
Les sujets fabuleux furent nombreux à être adaptés à la scène par les poètes
français, mais ils le furent seulement dans les opéras-comiques, presque
toujours sous un jour ridicule, et dans des intrigues fort minces. L’idée ne leur
est pas venue – ou bien elle leur a paru impossible – de captiver l’âme de
leurs compatriotes en traitant ces fables au théâtre dans une perspective
sérieuse, tragique et morale, et en colorant d’assez de vraisemblance des
sujets aussi ridicules et fictifs.
En Italie, la chose est possible assurément, et si j’ai eu l’audace de
l’imaginer, dans le sillage de grands hommes comme Boiardo, l’Arioste, le
Tasse et tant d’autres, je n’aurais pas celle de la soutenir seulement en paroles,
sans preuves convaincantes de sa réalisation effective.
L’Oiseau vert devait être la dernière de mes fables.
Les besoins et les ruses efficaces de l’excellente troupe de Sacchi, à
laquelle ce genre était devenu indispensable, n’auraient jamais réussi à me
détourner de ma ferme résolution.
Goldoni, si plein de mérites, avait alors fui la défaveur du public italien,
défaveur qui procédait davantage du cours naturel des choses, en vertu duquel
toute pièce écrite est éphémère, que de ces polémiques facétieuses qui
n’entament jamais le mérite de ceux qui en ont vraiment, et il était parti
chercher fortune à Paris ; quant aux doctes œuvres de monsieur l’abbé Chiari,
elles étaient alors désertées dans les théâtres.
D’opiniâtres partisans de ces deux poètes, faisant courir en ville le bruit
que mon inspiration était à sec, échauffèrent ma faiblesse d’homme et
offrirent à la troupe de Sacchi la faveur de ma dixième fable.
Zeim, roi des génies fut créé au théâtre de Sant’Angelo le 27 novembre de
l’année 1765 ; on en donna, entre l’automne et le carnaval de l’année suivante,
onze représentations fort lucratives, sans compter celles qui sont encore à
venir.
Ma ferme résolution de ne plus composer de pièces de théâtre après le
succès du Roi des génies fut vaincue à son tour. Par mes présents infortunés,
mais rendus fortunés par l’accueil d’un public bienveillant, j’avais porté
assistance pendant cinq ans à la troupe de Sacchi. Cette troupe est composée
presque entièrement de parents proches, au point qu’elle mérite moins le nom
de troupe de théâtre que celui de petite famille théâtrale. La décence des
mœurs de cette joyeuse compagnie, la reconnaissance qu’elle semble
témoigner pour les présents profitables qui lui sont faits, son talent artistique,
les prières qu’elle me fit de la secourir, et son insistance dans des nécessités si
pressantes, m’empêchèrent de me résoudre à l’abandonner complètement.
Mes ennemis, que je ne crois pas mériter, pour autant que ma vanité ne
m’aveugle pas trop, m’accorderont du moins que ce n’est ni un dessein
détourné, ni l’appât du gain, ni l’ambition qui me poussèrent à poursuivre mes
œuvres théâtrales. Mon obligation envers un public qui m’avait honoré et avait
l’obligeance de se montrer désireux de voir mes nouvelles productions, la
fantaisie poétique qui me prend de temps à autre, un sentiment de
compassion pour ces gens qui avaient soutenu ma pensée avec soin, talent, et
à grands frais pour leurs décors, furent les seuls aiguillons qui me poussèrent
à rester dans l’arène et à écrire de nouvelles pièces de théâtre.
J’interrompis le cycle des fables après Le Roi des génies, non parce que leur
source d’inspiration s’était tarie (un jour viendra, peut-être, où ma fantaisie le
prouvera, si les circonstances le justifient), mais parce que j’étais convaincu
du principe selon lequel tout genre est voué au déclin, du fait de cet air de
ressemblance et de similitude que, après de nombreuses pièces, il est fort
difficile d’éviter. Je crus préférable de laisser le public sur sa faim plutôt
qu’écœuré. J’ai toujours trouvé ce public si clément que je ne désespère pas
de son pardon pour une ruse si honnête, employée à bon escient, et avouée si
sincèrement.
J’ai secouru la troupe de Sacchi avec un genre différent du premier pour
raviver l’apparence de nouveauté sur la scène, et j’ai servi les généreux désirs
de mon public d’une façon qu’il a aimée, et dont je parlerai plus tard – je ne
me fais aucune illusion sur la possibilité de faire penser comme moi ces
quelques personnes malveillantes, qui offensent moins mes œuvres que le goût
du public, et dont je ne me suis jamais soucié, suivant en cela le public qui
défendit mes pièces.
Comme mon dessein était de venir en aide à la troupe de Sacchi, on verra
sans mal que j’ai choisi le type d’arguments que j’ai cru adapté au caractère
des acteurs de cette compagnie qui, j’ose le dire, n’était pas facile à secourir ;
et certains auteurs, avec leurs petites cervelles, en ont fait les frais, soit en
tombant dans de frustes bassesses, soit en brossant des personnages peu
caractérisés, insuffisants pour cette troupe et inadaptés aux scènes italiennes.
J’ai toujours tenu pour certain que le but principal d’un auteur de théâtre
était de s’acquérir une réputation auprès du public ou de s’attirer un profit
matériel, et que l’une et l’autre de ces intentions convergeaient vers un seul et
même but : celui de remplir un théâtre plusieurs soirs de suite avec une même
pièce. Je crois que la clémence des princes autorise les événements théâtraux
pour maintenir leurs peuples dans le divertissement avec de gais miroirs de
moralité pleins d’aventures humaines, mais dans lesquels la récompense du
bien et le châtiment du mal éduquent, autant qu’il est possible.
En matière théâtrale, dire “il me suffit que mes œuvres plaisent à quelques
savants” est un refuge pour de nombreux auteurs malheureux, qui souvent
s’aveuglent eux-mêmes avec les raisonnements spécieux que l’amour-propre
leur suggère. Ceci dit sans offense pour les excellentes pièces régulières qui
obtiennent l’approbation de tous, mais sont fort ardues, fort rares, et qui ne
suffisent jamais à satisfaire aux besoins de nos théâtres pour l’intégralité de la
saison. […]
J’ai vu des chefs-d’œuvre d’auteurs français, fort bien traduits dans notre
langue, faire un four sur nos scènes, et j’ai vu Eugénie, L’Honnête Coupable et
Le Déserteur, pièces que les Français ont éreintées à juste titre pour leurs
absurdités, leurs impropriétés, leurs invraisemblances, obtenir un succès
merveilleux dans les théâtres italiens, pour la seule raison qu’on y trouvait ces
fortes passions que j’ai toujours recherchées aussi, voyant qu’elles étaient
nécessaires pour ébranler, captiver et amener les âmes de notre vigoureuse
patrie à rendre les armes.
Je crois pouvoir affirmer résolument que tous ceux qui voudront écrire une
pièce de l’humeur des fables que j’ai données au théâtre sans se soucier de la
moralité d’un tel genre, avec dans l’idée seulement de bâtir un arsenal
d’extravagances, de décors, de métamorphoses et de diableries méritent d’être
sanctionnés par le mépris que le public noble et cultivé nourrit pour ce genre
de compositions. Un dessein et un contenu moraux, une trame habilement
tissée, des situations frappantes et bien reliées entre elles, et des passions bien
introduites et bien employées, voilà l’essentiel ; et les décors et prodiges
devront toujours être accessoires et décoratifs, pour obtenir que même les
sages honorent ce genre de leurs conseils et de leur considération.
Ceux qui s’y sont essayés sans conception valable, ou avec mépris pour le
genre, en mettant tous leurs espoirs dans le seul merveilleux devraient s’être
rendu compte que je ne me trompe pas en discourant ainsi.
Le Bon Génie et le Mauvais Génie, fable théâtrale envoyée par monsieur
Goldoni depuis Paris, et qui remporta à Venise un succès considérable,
prouve seulement que ce genre de pièce ne doit pas être raillé. Cette fable, qui
par son humeur diffère radicalement des miennes et qui, par un tour de bonne
morale, conduit Arlequin, grâce au merveilleux, dans plusieurs nations, et fait
de chaque acte un éventail des mœurs et des divertissements de maintes
métropoles, peut attirer des spectateurs – elle l’a fait – mais elle peut aussi
encourager certains auteurs italiens à écrire des pièces qui divertissent et
éduquent à la fois, sans mépriser pour autant la passion du merveilleux, qui
sera toujours reine de toutes les passions humaines. […]
Je ne dirai rien ici de la tragédie, mais si l’on examine posément la
comédie régulière, bourgeoise, pleine de vérité et de naturel, on découvre
qu’elle vit le jour en Italie au XVIe siècle et qu’elle mourut aussitôt pour ne
plus renaître. Entre autres poètes dramatiques de cette époque, Giovan Maria
Cecchi fut un auteur inégalable de la vraie comédie bourgeoise et naturelle, et
le miroir des mœurs de son temps et de ses concitoyens. Vieux et vieilles,
jeunes filles et jeunes gens, serviteurs et servantes, soldats, filous, artistes,
aucun de ces personnages ne peut être doté de caractères plus précis, ni ne
peut parler avec plus de naturel et de vérité que chez Giovan Maria Cecchi.
Molière, Français célèbre, admirable par son talent, sa grâce, ses mots
d’esprit, ses observations, ses gaies satires, son style plein de culture,
n’atteignit pas la vérité et le naturel de notre excellent Italien. […] Si on
voulait représenter aujourd’hui des comédies, ou des imitations des comédies
de Cecchi, elles déplairaient au public. On qualifierait Cecchi d’auteur sans
images, ennuyeux, froid et incapable de divertir. Il faudrait fermer tous les
théâtres pour un siècle, brûler toutes les comédies imprimées, à l’exception
des quelques pièces excellentes, simples, régulières et naturelles, et ainsi
donner envie à nos descendants de voir des pièces sur scène et alors, délestés
des idées corrompues inspirées par de grandes choses déjà vues, ils pourraient
goûter les choses simples et naturelles. Cette sobriété serait elle aussi de
courte durée. Il ne faut en accuser ni les écrivains ni les spectateurs, pris
séparément, mais l’humanité toujours instable, qui s’ennuie, désire davantage
et transforme tout en monstruosités. Ceux qui nient que le théâtre se réduit
aujourd’hui à un simple divertissement se trompent fort. De nos jours, les
compositions théâtrales ne sont que des divagations romanesques, bouffonnes
ou merveilleuses ; et le meilleur auteur est celui qui sait donner les couleurs
de la vérité à l’invraisemblable. Ne nous aveuglons pas ; cette habitude de
défendre tel genre et de dénigrer tel autre n’est qu’une bataille de l’imposture
de notre temps. Je ne suis pas le seul à pouvoir dire que celui qui préfère Le
Déserteur à L’Oiseau vert est dans l’erreur. Défendons la saine morale, le bon
exemple ; ne gâtons pas l’imagination de nos frères humains par des
sophismes nuisibles et, préférant la morale de Sénèque à celle de Pétrone,
faisons honneur à notre chaire de divertissement.
Avant de passer au nouveau genre théâtral que j’ai cultivé, j’ai cru
nécessaire de dire une petite partie de ce que je tiens pour la vérité.
J’avertis maintenant ceux qui ont pu être froissés par les vérités que j’ai
dites que j’en dirai de plus grandes encore, et toujours dans un esprit
purement badin ; mais, pour leur prouver mon amour fraternel, j’ajouterai que
s’ils veulent se donner la peine de critiquer mes œuvres théâtrales de l’œil
phtisique de la littérature, je suis prêt à me joindre amicalement à eux et,
bardé de la constipation la plus stricte, de leur indiquer les passages à
critiquer pour s’attirer la louange, passages qu’ils n’auraient peut-être pas pu
voir d’eux-mêmes ; mais je les prie avant tout, pour notre bonne entente, de
ne pas dire que mes nouvelles pièces de théâtre ne sont que des traductions de
pièces espagnoles, car je me verrais contraint de les démentir et de
démasquer leurs mensonges ridicules par des preuves concrètes et fort aisées
à produire.
1 Le texte de référence des préfaces est l’édition Zanardi, dernière édition revue par l’auteur.
2 Caterina Bresciani, actrice de talent qui créa de nombreuses pièces de Goldoni, récita en effet, après
la dernière représentation du Nouvel Appartement, à la fin du carnaval de 1761, des strophes attaquant
assez clairement L’Amour des trois oranges : “Il faut, pour conquérir l’honneur, bien plus que des fables /
Des magiciens, des sorcières, des satires et du tapage / Il faut des comédies et non du labeur.”
3 Giambattista Basile, Lo cunto de li cunti overo Lo trattenemiento de’ peccerille (dans le texte : Lo cunto
delle cunte : trattenimento per le piccierille), 1734-1736.
4 Le terme seriofaceto s’emploie en italien pour désigner une œuvre qui traite de sujets graves et
importants de façon comique ; il n’a pas d’équivalent en français.
5 Ce Girardi est peut-être Evaristo Gherardi, acteur du Théâtre-Italien à Paris et auteur de comédies
pour le Théâtre de la Foire.
6 Respectivement “oiseau” et “vinaigre” en vénitien et en italien.
7 Dans Barouf à Chioggia de Goldoni, toute l’intrigue est déclenchée par une citrouille rôtie que
Toffolo, un jeune pêcheur, offre à Lucietta, fiancée à un autre pêcheur.
8 Mérope, tragédie de Scipione Maffei (1675-1755), est créée à Venise en 1713, où elle remporte un
succès populaire considérable. Mais l’espoir suscité par la pièce d’une renaissance du genre tragique en
Italie reste sans suite.
9 Référence aux articles de son frère Gasparo dans La Gazette vénitienne puis dans L’Observateur
vénitien.
10 Il s’agit en réalité de sa troisième pièce, après L’Amour des trois oranges et Le Corbeau.
11 Conformément au précepte d’Horace de joindre l’utile à l’agréable : Art poétique, v. 343-344 : “Il
remporte tous les suffrages celui qui unit l’utile à l’agréable, et qui plaît au lecteur tout en l’instruisant”.
12 L’intrigue s’inspire de divers contes des Mille et Une Nuits.
TRAGICOMÉDIES ET DRAMES
LE CHEVALIER AMI
TRAGICOMÉDIE EN CINQ ACTES
DORIDE
TRAGICOMÉDIE EN CINQ ACTES
Il n’est pas nécessaire que les lettrés se soucient du caprice qui me prit de
vouloir porter secours à nos masques italiens, de même que la colère de nos
journalistes est déplacée. Je ne demande pas aux premiers d’admirer mes
œuvres ni aux seconds d’en faire mention dans leurs avis. Il me suffit que la
réalisation de mes fantaisies théâtrales soit passée par les mains des censeurs
avisés, puis par les planches d’un théâtre, apportant des bénéfices à son
propriétaire et à ses comédiens, et divertissant joyeusement son public. Je ne
comprendrai jamais pourquoi de beaux esprits et d’autres esprits laids
s’échauffent au sujet de mes œuvres.
Je n’ai entendu mépriser mes premières productions, les fables théâtrales,
et les secondes, tirées de sujets espagnols, qu’avec cet argument convaincant
que les premières pièces sont des fables, les secondes sont espagnoles.
Si toutes mes fables plurent et plaisent encore, si La Femme vindicative1,
Donna Elvira2, Le Secret public3 provoquèrent l’affluence du public, plurent et
plaisent encore, atteignant le but qu’on recherche au théâtre, il faudra
reconnaître que seules les pièces qui ne plaisent pas sont celles qui ne valent
rien.
Qu’on considère mes œuvres comme des expériences innocentes, bizarres,
étranges, capricieuses et irrégulières, et comme telles qu’on les laisse tomber
dans un pacifique oubli.
J’avertis fraternellement les dénigreurs qu’entre l’heureux tumulte qu’elles
ont provoqué et les brutales moqueries qu’on en fait, elles risquent d’avoir une
vie plus longue qu’elles ne devraient.
Je n’essaie que de m’amuser et de divertir durant trois heures mes
compatriotes dans un théâtre.
Si à l’avenir on établit un plan de culture théâtrale d’après la méthode que
je suggère dans mon Supplément au Discours ingénu4, je m’emploierai moi
aussi à seconder les désirs des doctes autant que je le puis, sans abandonner
les fantaisies populaires, que je ne crois point méprisables.
Adieu, mes chers journalistes, à nous revoir à l’ère du théâtre cultivé.
LA FILLE DE L’AIR
OU L’ÉLÉVATION DE SÉMIRAMIS
DRAME FABULEUX ET ALLÉGORIQUE
EN TROIS ACTES
[…] La greffe que voici est l’une de ces pièces fabuleuses, poétiques et
allégoriques qu’il me plut parfois de composer pour la scène. Ce genre a pour
fondement cette poésie dont il semble que la plupart de nos contemporains
aient perdu la trace, mais qui sera toujours une poésie légitime jusqu’à la fin
des siècles, en dépit des railleries des innovateurs, créateurs d’innovations plus
fausses et plus nuisibles aux peuples que les créations allégoriques.
Je n’ai jamais entrepris de composer des fables pour la scène sans les
utiliser pour défendre la saine morale dans les événements inventés qui les
contiennent et pour censurer grâce à l’éloquence et à la claire allégorie la
corruption des mœurs, les sophismes empoisonnés et la science d’une
métaphysique ivre et forcée propres à notre siècle. […]
Ceux qui n’ont jamais reconnu ou qui n’ont pas voulu reconnaître mon
intention et le véritable esprit de L’Oiseau vert10, du Roi des gé nies 11 , des
Pouilleux fortunés 12 , de Zobéide 13 , et de nombreuses autres fables théâtrales
heureuses, ne verront pas, ni ne voudront jamais voir que mon allégorique
Fille de l’air est de la même nature. […]
Plus la corruption augmentera, plus on critiquera l’audace des auteurs qui
peindront la vérité sur scène. On veut faire le mal comme on l’entend, et le
fait d’avoir sous les yeux le miroir de ce mal, même montré avec décence et
en général, devient une insulte insupportable si on en est entaché.
Les réactions de colère que provoque cette représentation nous font
toutefois comprendre que le mal est encore un mal et que le vice n’est pas
encore devenu vertu. Remercions le ciel de cette vérité pourtant combattue.
[…]
Quant au style dans lequel j’ai écrit cette œuvre, on le trouvera égal à celui
de tous mes divertissements théâtraux, c’est-à-dire régulier, facile et
intelligible aussi bien par l’homme cultivé que par le non-cultivé, tel qu’il doit
l’être, je crois, dans l’intérêt des pauvres comédiens qui proposent des
représentations à un vaste public.
Mon style théâtral n’est ni boursouflé, ni lyrique, ni figuré, ni lardé
d’épithètes, mais il n’est pas non plus trivial ni bas.
On trouvera ce style dans la bouche des paysans que j’ai introduits dans
mon drame.
Autrefois, on avait l’habitude de faire parler les gens de la campagne bien
différemment des seigneurs. De nos jours, cet usage est d’une rigidité
ridicule. On ne doit écrire que d’une seule couleur tout ce qu’on écrit.
Certains censeurs tragicomiques trouveront que les phrases, les termes, les
vers avec lesquels je fais parler mes paysans sont impropres et triviaux et,
espérant énoncer une critique, ils feront une apologie de leur ignorance dans
l’écriture et le style.
La poltronnerie italienne dans le domaine de la belle écriture et de notre
langue pure et littérale, en d’autres temps soutenue, applaudie et admirée,
mérite bien que des présomptueux qui en ignorent tout s’insurgent, critiquent
et tournent en dérision les scrupuleux connaisseurs de la langue, brandissant,
pour acquérir quelque renommée, la menace du remaniement des
dictionnaires dont il n’est nul besoin ; cette poltronnerie mérite aussi que des
Français, des Allemands, des Espagnols et des Kalmouks viennent faire les
pédants en Italie à propos de notre idiome et de nos excellents auteurs dont
l’immortalité est assurée dans les siècles passés, présents et futurs sans crainte
du bourdonnement des frelons.
L’ignorance a toujours été l’aiguillon des progrès de l’imposture et les
progrès de l’imposture ont toujours trouvé leur chemin dans les propositions
d’innovations.
Le mélange des termes et des phrases introduit par les extravagances de
notre siècle m’aura peut-être obligé à en adopter quelques défauts pour être
entendu et pour ne pas paraître, diraient les imposteurs, affecté.
L’affectation en matière de style et d’écriture n’est pas définissable. Elle
dépend d’une ouïe formée au vrai et formée au faux. Le temps guérit cette
seconde maladie en conduisant tôt ou tard à la vérité.
CHIMÈNE PARDO
DRAME TRAGIQUE EN CINQ ACTES
Note nécessaire aux comédiens
qui voudraient représenter Chimène Pardo14
1720 : 13 décembre, naissance de Carlo Gozzi à Venise, sixième des onze
enfants du comte Jacopo Antonio Gozzi et d’Angiola Tiepolo.
1741 : départ de Carlo Gozzi pour la Dalmatie comme officier, à la suite du
provéditeur général Querini. Il interprète avec succès le rôle de la servetta
Luce.
1744 : retour à Venise, puis retrouvailles avec sa famille à Vicinale dans de
très mauvaises conditions économiques. Retour à Venise en septembre.
1745 : mort du père, Jacopo Antonio.
1747 : création de l’académie des Couillons (accademia dei Granelleschi) par
les frères Gozzi, Carlo et Gasparo (son aîné). Gasparo Gozzi et sa femme
Luisa Bergalli prennent la gérance du théâtre de Sant’Angelo pendant
l’année théâtrale 1747-1748.
1748 : premiers recueils de poésies.
1750 : Carlo Goldoni écrit Le Poète fanatique contre les Couillons et la
famille Gozzi.
1751 : Carlo Gozzi traduit le Pharsamon ou les Folies romanesques, roman de
Marivaux.
1753 : renforcement de la polémique qui oppose Carlo Goldoni et Pietro
Chiari.
1754 : l’académie des Couillons est presque dissoute.
1755 : attaques de Goldoni contre Gozzi et l’académie des Couillons dans son
poème Esope à la grille. Goldoni attaque aussi les lettrés conservateurs
dans sa pièce Torquato Tasso.
1757 : Carlo Gozzi fait publier La Tartane des influences pour l’année
bissextile 1756, almanach burlesque, où il pourfend Chiari et Goldoni, ainsi
que la philosophie des Lumières. Reprise de l’activité de l’académie des
Couillons.
1758 : la polémique contre Goldoni continue. Gozzi écrit Le Théâtre comique
à l’hôtellerie du Pèlerin tombé aux mains des académiciens Couillons, où il
réfute les propositions de réforme de Goldoni. Réponse de Goldoni dans
son poème La Table ronde. La compagnie d’Antonio Sacchi, célèbre
Arlequin et capocomico (chef de troupe), revenue d’un séjour professionnel
au Portugal, s’installe au théâtre de San Samuele et joue des comédies à
l’impromptu.
1759 : Gozzi attaque de nouveau Goldoni dans Les Sueurs d’Hyménée, en
réponse à La Table ronde.
1760 : Gasparo Gozzi prend la direction du périodique La Gazette vénitienne,
où il fait publier en juillet des vers de Voltaire à la louange de Goldoni,
avec une réponse de Goldoni adressée à Voltaire. Puis il publie la
traduction des vers de Voltaire, ce qui attise la colère de Carlo Gozzi. Les
Couillons se déchaînent dans les Actes de l’académie. Grave maladie de
Carlo Gozzi.
1761 : la polémique contre Goldoni et Chiari continue. Publication dans les
Actes des Couillons des Feuilles sur certaines maximes sur le “Génie et les
mœurs du siècle” de Chiari, et contre les poètes Nugnez de notre temps. La
magistrature des réformateurs de l’université de Padoue intervient et
interdit la publication des Actes. Chiari reprend la direction de La Gazette
vénitienne et fait alliance avec Goldoni, ce qui accroît la rage de Gozzi. La
compagnie Sacchi donne au théâtre de San Samuele L’Amour des trois
oranges, première fable théâtrale de Carlo Gozzi, qui attaque ouvertement
Goldoni et Chiari. Le succès de cette fable pousse Gozzi à en écrire une
autre, Le Corbeau (théâtre de San Samuele, 24 octobre). Gozzi écrit les dix
premiers chants de son épopée héroïcomique, La Marphise bizarre.
1762 : représentation de deux fables théâtrales, Le Roi-cerf et Turandot.
Goldoni décide de partir définitivement pour Paris. La compagnie Sacchi
représente à Mantoue Le Chevalier ami et Doride ou la Rési gnée ,
tragicomédies de Gozzi. En octobre, Sacchi passe au théâtre de
Sant’Angelo. Il donne La Femme-serpent, cinquième fable théâtrale de
Gozzi.
1763 : la compagnie Sacchi représente Zobéide.
1764 : représentations des Pouilleux fortunés et du Monstre turquin.
1765 : représentation de L’Oiseau vert. A l’automne, Gozzi donne sa dixième
et dernière fable théâtrale, Zeim, roi des génies.
1767 : Gozzi commence à écrire ses “drames d’inspiration espagnole”. Il fait
représenter La Femme vin dicative désarmée par l’obligation , tragicomédie,
au théâtre de Sant’Angelo.
1768 : représentation de La Punition par la déchéance, tragicomédie en trois
actes avec La Chute de donna Elvira, prologue. Gozzi termine son long
poème comique La Marphise bizarre.
1769 : à Modène, Gozzi fait représenter un nouveau drame “espagnol”, Le
Secret public, spectacle repris à Venise au théâtre de Sant’Angelo.
1771 : représentation des Deux Nuits d’angoisse, ou les Tromperies de
l’imagination, tragicomédie. La Femme amoureuse pour de vrai, comédie,
est représentée à Mantoue, puis reprise à Venise. La compagnie Sacchi
passe au théâtre de San Luca (ou de San Salvatore). Sacchi recrute une
jeune actrice génoise, Teodora Ricci.
1772 : Gozzi traduit en vers la tragédie de Baculard d’Arnaud, Fayel, où
Teodora Ricci fait des débuts peu concluants. Au théâtre de Sant’Angelo,
au même moment, Caterina Manzoni triomphe dans la traduction de la
tragédie de De Belloy, Gabrielle de Vergy, sur le même sujet. Gozzi écrit
alors une autre pièce pour Teodora Ricci, La Princesse philosophe, ou le
Contrepoison, drame, représenté avec succès. Entre 1772 et 1774, Gozzi
fait publier ses œuvres chez Colombani. En 1772, il écrit le Discours ingénu
en guise de préface à ses fables théâtrales et le Supplément au Discours
ingénu en guise de préface à ses tragicomédies et drames.
1773 : Gozzi fait représenter au théâtre de San Luca Les Deux Frères ennemis,
tragicomédie. Dissensions à l’intérieur de la compagnie Sacchi, autour de la
Ricci et de la soudaine passion de Sacchi pour elle.
1774 : Gozzi présente au théâtre de San Luca La Voix ensorceleuse, drame.
1775 : le théâtre de San Luca est fermé pour rénovation et la compagnie reste
inactive jusqu’à l’automne. Crises de rhumatismes de Gozzi. En décembre,
première rencontre de la Ricci et de Pietro Antonio Gratarol, secrétaire du
Sénat.
1776 : au théâtre de San Luca rénové, on représente Le Maure au corps blanc,
ou l’Esclave de son hon neur , tragicomédie à succès. La relation entre la
Ricci et Gratarol continue.
1777 : en janvier, première représentation des Drogues d’amour au théâtre de
San Luca, où Gratarol est tourné en dérision par les acteurs. Gratarol
soumet aux inquisiteurs d’Etat un mémoire dénonçant la pièce et son
auteur. Gozzi plaide pour que la pièce soit ensuite retirée de l’affiche, mais
la pièce est encore représentée. Gratarol adresse à Gozzi un billet
offensant. Gozzi écrit au doge de Venise en résumant toute l’affaire, et en
accusant Gratarol de calomnie. La Ricci part pour Paris avec un contrat de
trois ans avec la Comédie-Italienne. Gratarol décide de quitter Venise. Le
Conseil des Dix lui intime l’ordre de se livrer à la justice vénitienne. En
décembre, Gratarol est condamné à mort par le Conseil des Dix et ses
biens sont confisqués.
1778 : Le Métaphysicien, drame, est représenté le 23 novembre au théâtre de
San Luca.
1779 : pendant le carnaval, Sacchi représente Bianca, comtesse de Melfi, ou le
Mariage par vengeance, drame tragique, au théâtre de San Luca. Teodora
Ricci revient de Paris et est engagée au théâtre de San Giovanni
Grisostomo. Pietro Antonio Gratarol publie à Stockholm La Narration
apologétique, où il dénonce les coercitions auxquelles il a été soumis et
attaque directement Carlo Gozzi.
1780 : parution à Milan des Réflexions d’un Impartial sur la Narration
apologétique de Pietro Antonio Gratarol qui prennent la défense de Gozzi.
Le bruit court que c’est lui qui les a écrites. Gozzi, pour démentir ce bruit,
entreprend la rédaction d’un “opuscule” qui est censuré. Gozzi rédige alors
deux volumes intitulés Mémoires pour servir à la vie du comte Carlo Gozzi.
Ces volumes sont également interdits de publication.
1781 : Gozzi écrit Amour aiguise l’esprit pour Teodora Ricci et la compagnie
Battaglia.
1783 : fin du contrat de Sacchi au théâtre de San Luca, la compagnie est
dissoute, Sacchi passe au théâtre de Sant’Angelo. Gozzi écrit pour lui
Chimène Pardo, drame tragique, et La Fille de l’air, drame fabuleux et
allégorique, mais ils ne sont pas représentés.
1784 : Gozzi prolonge la première rédaction de ses Mémoires.
1785 : Gratarol finit sa course à Madagascar, au cap Saint-Sébastien, sur la
côte est de l’île, où il meurt.
1786 : représentation de Chimène Pardo au théâtre de San Giovanni
Grisostomo, par la compagnie Battaglia, et de La Fille de l’air, au théâtre
de San Luca, par la compagnie Perelli.
1793 : Teodora Ricci abandonne le théâtre. Mort de Goldoni à Paris.
1797 : dissolution du Grand Conseil de la République ; entrée des troupes
françaises de Bonaparte à Venise, installation d’une municipalité
provisoire, le livre d’or des patriciens est brûlé. Rééditions à Venise de la
Narration de Gratarol, augmentée des Réflexions d’un Impartial. Gozzi
décide de faire publier ses Mémoires revus et augmentés, en trois volumes,
chez l’éditeur Palese, sous le titre Mé moires inutiles . Il l’annonce par un
Manifeste. Immédiatement après, les amis du secrétaire défunt publient les
Mémoires ultimes de Pietro Antonio Gratarol chez l’éditeur Zatta. Gozzi
met un point final à la rédaction de ses Mémoires inutiles au
printemps 1798.
1801-1804 : Carlo Gozzi fait publier une deuxième édition complète de ses
œuvres théâtrales, chez l’éditeur Zanardi, en quatorze volumes. Les fables
théâtrales sont régulièrement jouées, y compris à l’étranger. En 1802,
Friedrich Schiller adapte la fable théâtrale Turandot, avec un immense
succès.
1806 : Gozzi meurt le 1er avril, à quatre-vingt-six ans.
CHRONOLOGIE
DES ŒUVRES THÉÂTRALES
Opere edite ed inedite del Co. Carlo Gozzi, Venise, Zanardi, 14 vol., 1801-
1804 :
I. Ragionamento ingenuo e storia sincera dell’ origine delle mie dieci fiabe teatrali. Analisi riflessiva
della fiaba : L’Amore delle tre melarance. Il corvo. Il re cervo.
II. Turandot. La donna serpente. I pitocchi fortunati.
III. La Zobeide. Il mostro turchino. L’augellino belverde.
IV. Zeim, re dei genii. Il cavaliere amico. Doride.
V. Appendice al Ragionamento ingenuo del tomo I. La donna vendicativa. La caduta di donna
Elvira. La punizione nel precipizio.
VI. Il pubblico secreto. Le due notti affannose.
VII. La principessa filosofa. I due fratelli nimici.
VIII. Eco e Narciso. Il Moro di corpo bianco.
IX. La donna contraria al consiglio. Cimene Pardo.
X. La donna innamorata da vero. Bianca, contessa di Melfi.
XI. Il montanaro don Giovanni Pasquale. La figlia dell’aria.
XII. Il metafisico. Annibale, duca di Atene.
XIII. La malia della voce. Amore assottiglia il cervello.
XIV. Lettere e frammenti. La vedova del Malabar, tragedia del signor Lemiere, tradotta dal
francese.
PRINCIPALES MISES EN SCÈNE
DES FABLES THÉÂTRALES EN FRANCE
THÉÂTRE
Théâtre fiabesque, traduit pour la première fois par Alphonse Royer, Paris,
Michel Lévy frères (Le Cor beau, Le Roi-cerf, Turandot, La Zobéide ,
L’Oiselet vert), 1865.
Turandot, princesse de Chine, adaptation de Charles Raymond (traduction
manuscrite), 1897.
La Comédie à Venise, introduction et choix d’Eugène Bouvy, Paris, La
Renaissance du livre (extraits du Roi-cerf, de La Femme serpent et de
Turandot), 1919.
La Princesse Turandot, traduction et adaptation de Jean-Jacques Olivier,
Paris, NRF – Répertoire du Vieux-Colombier, 1923.
Les Mendiants fortunés (traduction de Jean-Paul Zimmermann), La Chaux-
de-Fonds, Editions des Herbes folles, 1943.
Le Roi Cerf, de Pierre Barbier, d’après Carlo Gozzi, Paris, Bordas, 1947.
L’Oiseau vert, traduction de Xavier de Courville, in Comédie italienne, quatre
pièces traduites par Xavier de Courville, Paris, Club des libraires de France,
1957, p. 271-361.
Le Monstre turquin, traduction de Michel Arnaud, in Les Ecrivains célèbres,
Œuvres – Le Siècle des lumières, Goldoni, Gozzi, Paris, Editions d’art
Lucien Mazenod, 1959, p. 193-255.
L’Oiseau vert, traduction de Charles Bertin, Bruxelles, éditions Brépols,
1963 ; Cahiers du Rideau de Bruxelles, no 6, novembre 1977.
L’Oiseau vert, comédie fabuleuse d’après Gozzi, de Benno Besson, Lausanne,
L’Age d’homme, 1982 ; L’Avant-Scène, no 741, 1984.
Le Roi-cerf, adaptation de Claude Duneton, Martel, Editions du Laquet,
1997.
L’Amour des trois Oranges, traduction d’Eurydice El-Etr, Paris, La Délirante,
2009.
L’Oiseau vert, traduction de Françoise Decroisette, Strasbourg, Circé (sous
presse).
AUTRES TEXTES
Mémoires de Charles Gozzi, écrits par lui-même, traduction libre par Paul de
Musset, Paris, Charpentier, 1848.
Amours vénitiennes, I, Goldoni-Gozzi, traduction par Bernard Offner des
chapitres XLVII-XLIX de la IIe partie des Mémoires, Grenoble, Roissard,
1953, p. 75-151.
Mémoires inutiles. Chronique indiscrète de Venise au XVIIIe siècle, texte
français, introduction et notes par Nino Frank, Paris, Rencontre,
1970 (Paris, Phébus, 1987 ; 1989 ; 2002).
Le Théâtre comique à l’hôtellerie du Pèlerin tombé aux mains des
Académiciens Granelleschi (extraits), in C. Goldoni, Le Théâtre comique,
textes traduits, présentés et annotés par Ginette Herry, Paris, Imprimerie
nationale, 1990, p. 203-236.
Mémoires inutiles de la vie de Carlo Gozzi écrits par lui-même et publiés par
humilité, nouvelle traduction d’après l’édition vénitienne de 1797, sous la
direction de Françoise Decroisette, Paris, Alain Baudry et Cie, 2010.
SAND, Maurice : Masques et bouffons (comédie ita lienne) , Paris, Michel Lévy
frères, 1860.
JONARD, Norbert : La Commedia dell’arte, Lyon, L’Hermès, 1982.
BOURQUI, Claude : La Commedia dell’arte. Introduc tion au théâtre
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no 5 : Bailly/Lavaudant
Théâtre et histoire contemporains 3, coédition MC 93 et
CNSAD
no 11 : Avec Brecht, par Peter Stein, André Steiger, Judith Malina, Stéphane
Braunschweig, Michel Deutsch, Matthias Langhoff – entretiens avec
Georges Banu et Denis Guénoun, coédition CNSAD et Académie
expérimentale des théâtres