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Une approche renouvelée

des dieux de Rome et du


monde romain
Yann Berthelet et Françoise Van Haeperen
p. 7-13

TEXTE NOTES AUTEURS


TEXTE INTÉGRAL
1Nous souhaitons, dans ce volume, proposer une approche
renouvelée des dieux de Rome et du monde romain, en mettant
l’accent sur les réseaux dans lesquels ils s’insèrent.
• 1 Voir, en particulier, Dumézil 1974 et 1977.

• 2 Parmi d’autres, Bayet 1926 ; Gagé 1955 ; Le Bonniec 1958.

• 3 Par exemple, Schilling 1954 ; Gagé 1955 ; Le Bonniec 1958.

• 4 Voir les remarques formulées par Scheid 2013-2014.

2En dépit des importants travaux que G. Dumézil leur a


consacrés1, l’étude des dieux romains est en effet restée en
retrait, ces dernières décennies, par rapport aux progrès
engrangés dans les recherches sur le polythéisme grec. Ainsi, bien
qu’elles continuent à rendre de précieux services, les grandes
monographies sur les dieux romains, qui datent, pour les
dernières, des années 1970-1980, sont largement vieillies, dans
la mesure où elles se fondaient sur des préconceptions relatives à
la religion romaine aujourd’hui dépassées. Ces travaux ont trop
souvent traité de telle ou telle divinité de manière isolée, sans
tenir suffisamment compte du réseau pluriel dans lequel elle
s’inscrivait – à cet égard, l’engouement pour les divinités dites
“orientales” a largement contribué à faire passer au second plan
l’étude des panthéons en réseaux. Ces enquêtes procèdent pour
la plupart d’une démarche essentialiste où les dieux sont conçus
comme des personnes, et de l’illusion selon laquelle il serait
possible de comprendre la nature d’un dieu par la connaissance
de ses origines2. Pour cette raison, elles ont souvent été
cantonnées à la Rome royale et républicaine, comme si la religion
romaine s’était figée avec l’avènement du principat d’Auguste3.
Enfin, ces études n’ont que trop rarement envisagé les rapports
entre le panthéon public de Rome et ceux des cités romaines
d’Italie ou des provinces occidentales et orientales, et n’ont guère
exploré l’articulation de ces panthéons publics avec les cultes
privés4.
• 5 Scheid [1998] 2019 ; Beard, North et Price 1998.

• 6 Pour un état de la réflexion sur le polythéisme dans le monde


grec, voir, entre autres, Vernant 1 (...)

3À partir des années 1980, alors que les études sur la religion
romaine se concentraient davantage sur les acteurs humains et
leurs pratiques et, à juste titre, sur le faire plutôt que sur le croire,
les dieux romains sont quelque peu restés en marge de ces
nouvelles orientations5. Dans le même temps, les recherches et la
réflexion sur les panthéons grecs progressaient rapidement6. Le
programme de recherches initié par ce premier volume vise donc
aussi à combler ce retard.
• 7 Detienne 1997, 58.

• 8 Voir Vernant [1966] 1974 et, déjà, id. [1965] 1974, en particulier
p. 86, cité par S. Estienne, i (...)

4Des acquis fondamentaux des recherches portant sur le


polythéisme grec, qui ont paradoxalement tiré des analyses
structuralistes de G. Dumézil plus de profit que celles portant sur
le polythéisme romain7, nous retenons la nécessité de considérer
les dieux selon une perspective anthropologique visant à éclairer
leurs terrains et modes d’action, ainsi que les différentes facettes
de leur identité et de leurs fonctions. Les dieux formant une
“société divine”8 dans tout système polythéiste, nous souhaitons
montrer qu’une telle approche gagnerait à recourir, à l’instar des
études sur les dieux grecs, à l’outil heuristique du “réseau”, en
faisant porter l’analyse des dieux de Rome et du monde romain
sur les systèmes de relations qui les unissent et les font interagir.
5En choisissant de parler de “dieux de Rome et du monde
romain”, nous soulignons notre volonté d’éviter d’une part une
approche trop ethnicisante des “dieux romains”, qui reviendrait à
les opposer arbitrairement à des “dieux indigènes”, d’autre part
une définition trop strictement juridique, qui réduirait l’enquête
aux seuls dieux des cités de droit romain – ces “dieux romains”,
au sens juridique de l’expression, devant d’ailleurs être
considérés comme les dieux spécifiques de telle ou telle cité de
droit romain et non pas comme ceux de l’Vrbs. Outre les dieux de
la capitale de l’Empire, entrent ainsi dans le cadre de notre
enquête à la fois les dieux des cités mises en place par les
Romains, et organisées sur le modèle de Rome, en Italie et dans
les provinces occidentales – qu’elles soient de droit romain, de
droit latin ou même de droit pérégrin –, et les divinités
“construites comme romaines” par les cités de type grec – la
plupart situées dans la partie orientale de l’Empire romain. Les
dieux susceptibles d’être examinés correspondent donc autant à
des divinités ancestrales (tels Jupiter et Vulcain) qu’à des dieux
d’importation plus ou moins récente (tels Esculape et Mater
Magna) et aussi bien à des divinités publiques qu’à des dieux
honorés à titre privé.
6Afin d’entreprendre l’étude des dieux romains sur des bases
renouvelées par rapport à celles qui guidaient les auteurs des
grandes “monographies divines”, nous avons retenu les principes
méthodologiques suivants :
1. Le choix de périodes documentées par des sources fiables et
relativement abondantes (plus précisément ici, du iiie s. av.
notre ère jusqu’à la fin du ive s. de notre ère) ;
2.
• 9 Pironti & Perfigli 2014 ; Bettini 2015.

• 10 Sur la notion de “puissance divine”, voir Vernant [1965]


1974, 85-92 ; id. [1966] 1974, 109-110 ; (...)

• 11 Wissowa 1912, 143 ; Dumézil 1974, 215-256 ; Scheid 1990,


622. Sur la distinction entre modes (man (...)

• 12 Sur les critiques à l’encontre de l’approche structuraliste des


dieux, voir Burkert 1985, 119-120 (...)

• 13 Pirenne-Delforge & Pironti 2016 ; Belayche 2017.

L’appréhension des dieux selon une perspective


anthropologique9. Puissances hiérarchisées10 ou simplement
associées, les entités divines patronnent certains modes
d’action (par exemple la protection redoutable exercée par
Mars), qui se déploient à travers plusieurs champs, domaines
ou terrains d’action (tel le champ de bataille ou les limites du
champ cultivé que Mars protège contre toute incursion)11.
L’enquête sur les sphères et sur les modes d’action d’une
divinité ne doit toutefois pas nous conduire à réduire la
polyvalence des dieux en aplanissant les spécificités des
contextes cultuels et historiques12. Elle doit plutôt nous inciter
à mettre en lumière, dans le sillage de l’Héra de Zeus de V.
Pirenne-Delforge et de G. Pironti ou de l’étude de N. Belayche
sur Janus13, les différentes facettes des identités et des
fonctions divines ;
3.
• 14 Vernant [1987] 1990, 21-40 ; Detienne 1997, notamment
p. 63 (“l’analyse, en procédant par recoupe (...)

Une étude des dieux qui tienne compte à la fois des pratiques
(rites) et des représentations (mythes ; iconographie ;
spéculations érudites) qui leur sont associées, sans perdre de
vue ni la spécificité des unes et des autres ni les traces de
“perméabilité” entre elles14 ;
4.
• 15 Lemercier 2005, 89.

• 16 Une exception de taille, toutefois, est constituée par le projet


ERC Advanced Grant Mapping Ancie (...)

• 17 Appliquée notamment par A. Bresson (2007-2008) aux


échanges économiques entre les cités grecques, (...)

• 18 Pirenne-Delforge, éd. 1998 et le onzième numéro de la revue


annuelle de Kernos (1998).

• 19 Jaillard 2007.

• 20 Vernant [1987] 1990 : 42, qui n’en parle pas moins d’un
“réseau varié de combinaisons” (nous soul (...)

• 21 Detienne 1997, 65, qui reproche aux historiens de l’approche


monographique de classer paresseusem (...)

• 22 Pirenne-Delforge & Pironti 2016, 13-14.

• 23 Vernant 1976, 25-26. Cf. id. [1966] 1974, 110-111.

• 24 À l’exception de quelques études, dont celles citées à la note


suivante.

La mobilisation de l’outil heuristique qu’est la notion de


réseau, issue de la sociologie, puis étendue, depuis les années
1960, à l’ensemble des sciences humaines et sociales. Ainsi,
en histoire, l’analyse de réseaux a été utilisée pour “étudier la
configuration produite par divers types de liens, son évolution,
ses effets”15. Or, nombreux sont les documents de Rome et du
monde romain (listes, dédicaces et invocations, mythes,
statues et bas-reliefs, monnaies, calendriers, etc.) qui
connectent plusieurs divinités, tissant entre elles des liens
dynamiques et multidirectionnels et hiérarchisant ou non les
nœuds de la section de toile panthéonique qu’elles forment.
Aussi, même si les réseaux qui font interagir les dieux sont
difficilement quantifiables ou modélisables16, la “métaphore
du réseau peut néanmoins se révéler opératoire” (voir la
contribution de S. Estienne dans ce volume). Le recours à cette
“métaphore heuristique” résultant en partie d’un effet de
mode17, on pourrait certes discuter la pertinence d’un tel
choix et préférer parler de “panthéons”18, de “configurations
panthéoniques”19, de “combinaisons” divines20 ou de
“groupements” et “configurations de puissances divines”21. Le
terme “réseau”, toutefois, nous paraît mieux refléter que celui
de “panthéon” le caractère partiel de toute combinaison de
divinités et, dans la mesure où “un réseau est potentiellement
polycentrique et foncièrement relationnel”22, il nous semble
particulièrement adéquat pour rendre compte simultanément
de la relative stabilité des structures relationnelles entre les
dieux, d’une part, et du dynamisme interactionnel qui les fait
cependant évoluer en fonction des contextes, d’autre part.
Quoi qu’il en soit, l’essentiel est à nos yeux de multiplier les
cas d’étude sur les dieux romains, en ne perdant jamais de
vue que “ces structures du panthéon sont l’objet de la
recherche, non les divinités isolées”23. Si l’approche théorique
n’est donc pas nouvelle en soi, elle n’a guère été appliquée,
jusqu’ici, au polythéisme romain24.
• 25 À titre d’exemples, voir déjà Freyburger 1986 (particulièrement
le chapitre 6 consacré à Fides au (...)

• 26 Pour un très bel exemple de cette démarche, voir Belayche


2017.
• 27 Belayche et al., éd. 2005. Le statut de théonyme ou d’épithète
n’étant pas toujours aisé à établi (...)

• 28 À l’instar des laraires étudiés à Pompéi par W. Van Andringa


(2009, p. 256-269) ou des monnaies a (...)

• 29 Sur la hiérarchie dans le polythéisme romain, voir supra, n. 8.

7L’analyse des réseaux divins à Rome et dans le monde romain


peut se décliner selon deux axes complémentaires. Peut être
privilégiée, d’une part, l’étude systématique des réseaux dans
lesquels s’insère une divinité, qu’elle en constitue ou non le
centre. À quelques exceptions notoires près25, on manque en
effet d’enquêtes sur les dieux de Rome et du monde romain qui
incluent non seulement le caractère pluriel de chaque puissance
divine, de ses modes et de ses champs d’action, mais aussi les
liens qu’elle entretient avec les autres divinités. Différents
“marqueurs” peuvent pourtant être utilisés par les chercheurs
pour “révéler” la pluralité de l’identité d’un dieu et la richesse des
réseaux dans lesquels il s’insère26 : ses noms et épithètes
(cultuelles, mythologiques ou érudites)27, qui dessinent déjà un
premier périmètre de son identité, en l’inscrivant dans un système
panthéonique ; ses représentations et ses attributs28 ; la place,
enfin, qu’il occupe dans les différents réseaux hiérarchisés au sein
desquels il apparaît29.
• 30 Voir par exemple Belayche 2001 ; Raepsaet-Charlier 2006 ; Van
Andringa 2009 ; Bertrand 2015 ; Van (...)

8Les réseaux polythéistes, d’autre part, peuvent être explorés tels


qu’ils sont attestés dans un contexte donné. On opte alors pour
une démarche se focalisant sur les systèmes de relations
polycentriques qui se nouent entre différents dieux et ce, à
différentes échelles, qu’il s’agisse d’une province ou d’une cité. Si
l’une ou l’autre ont fait l’objet d’études systématiques30, de
nombreux terrains restent à investiguer. L’étude de réseaux divins
peut en outre se fonder sur des représentations iconographiques
ou sur des listes de divinités. Celles-ci apparaissent notamment
dans des dédicaces, des formulaires votifs ou des cursus
honorum reprenant les prêtrises exercées par un individu.
• 31 Même dans ce cas, cependant, on peut observer une certaine
récurrence dans les divinités honorées (...)

9Quelle que soit l’approche retenue, il convient d’être attentif au


caractère dynamique et contextualisé de ces interactions divines
qui peuvent varier dans le temps et dans l’espace (notamment
avec l’introduction de nouveaux dieux dans le panthéon d’une
cité). Certaines apparaissent comme ancrées dans la durée
(divinités honorées ensemble lors de fêtes annuelles, par
exemple), là où certains réseaux semblent davantage
conjoncturels (telle que la combinaison de dieux honorés par un
fonctionnaire ou un militaire s’acquittant d’un vœu31).
10Une petite équipe de chercheurs européens s’est réunie par
deux fois à l’Université de Liège, afin de tester ces différents
principes méthodologiques. La démarche se voulait expérimentale
– laissant à chacun‧e la liberté de les moduler, de les affiner ou de
les infléchir. La démarche se voulait également ancrée dans des
études de cas, attentives aux contextes spécifiques et à leurs
implications sur les modes et champs d’actions divins, tout
comme sur les réseaux divins qui s’y constituaient et s’y
développaient. Pour des raisons liées à la documentation – les
dieux romains sont peu présents dans la partie orientale de
l’Empire –, tous les dossiers portent sur Rome, l’Italie ou les
provinces occidentales de l’Empire, à l’exception du cas d’étude
consacré par N. Belayche aux dieux romains dans les panthéons
des cités de l’Anatolie impériale.
11Ce volume présente les résultats de nos investigations, sans
gommer leur caractère exploratoire. Celui-ci est mis en exergue
dans les trois premières contributions qui, au-delà des études de
cas analysés, proposent des pistes de réflexion pour penser les
dieux romains et leurs réseaux. S. Estienne se demande comment
étudier une divinité par le biais des réseaux, c’est-à-dire en
partant de sa mise en relation avec d’autres divinités. Elle
propose, à travers deux exemples, d’une part d’étudier l’insertion
de Vénus dans une liste de dieux où elle n’a pas le premier rang
(dédicace retrouvée à Sarmizégétuse, en Dacie), d’autre part de
reconstituer le réseau centré autour de Vénus à Pompéi.
Y. Berthelet et F. Van Haeperen partent de l’insertion d’un dieu,
Apollon, dans des listes figurant sur des dédicaces de militaires et
évaluent dans quelle mesure de telles listes contribuent à éclairer
les modes et champs d’action d’un dieu. E. Rosso propose, à
partir du cas de la cité de Vienne en Narbonnaise, une réflexion
sur la nécessaire articulation des textes épigraphiques, des
monuments conservés et des documents iconographiques et sur
l’apport spécifique de ces derniers à une meilleure compréhension
des identités et des réseaux divins.
12Les quatre contributions suivantes s’attachent à l’étude de
réseaux divins en un contexte donné. N. Belayche s’intéresse aux
dieux romains dans les panthéons des cités de l’Anatolie
impériale. Elle met en lumière le caractère construit des figures
divines présentées comme romaines qu’y honorent les Grecs (Dea
Roma, Zeus Kapetôlios), dès le IIe siècle av. n.è., et la faible
présence de celles-ci dans ces panthéons. Même lorsque ces
dieux romains figurent dans des invocations adressées à plusieurs
divinités ou dans des listes de prêtrises, ils n’y occupent pas une
place prééminente. A. Álvarez Melero examine les réseaux de
dieux à Tarraco et dans les sièges de conuentus d’Hispania
citerior, tels qu’ils apparaissent dans des dédicaces offertes à
plusieurs dieux ou à partir d’espaces ayant livré plusieurs
dédicaces, chacune adressée à une divinité. F. Massa reconstitue
les réseaux divins dans lesquels s’insère Liber, à Rome, à la fin
du IVe siècle. Il s’agit de réseaux fondés sur la littérature, sur la
pratique rituelle et sur les réflexions philosophico-théologiques.
Si le premier est centré sur l’équivalence Liber-Dionysos sur fond
de polémique religieuse, le second est articulé autour de divinités
liées à des pratiques initiatiques et peut dès lors être qualifié de
mystérique. Quant au troisième, représenté par Macrobe, il
intègre Liber parmi les divinités concernées par la théologie
solaire et confirme l’aspect mystérique de la divinité révélé par le
deuxième réseau. Le “terrain” retenu par J. Scheid n’est pas
géographique mais littéraire : c’est à travers l’Énéide qu’il étudie
les relations au sein de la “triade” Jupiter-Junon-Vénus. Si Jupiter
et son épouse Junon représentent respectivement la part
masculine et la part féminine de la souveraineté, Vénus y apparaît
comme la volonté contraignante et de l’un et de l’autre – ce qui
explique pourquoi Junon ne s’en prend pas directement à Vénus,
qui est aussi à son service, pour exécuter tant ses ordres que
ceux de Jupiter.
13Enfin, les quatre derniers articles sont davantage centrés sur
l’étude d’une divinité, dont sont explorés l’identité plurielle, les
modes et champs d’action – et ce à travers les rites, les dédicaces,
les représentations littéraires ou numismatiques. La question des
réseaux divins, si elle n’est pas au cœur de la réflexion, permet
cependant de l’enrichir significativement. À partir d’une poignée
de textes littéraires et érudits, F. Prescendi s’intéresse à une
divinité peu connue, Rumina, qui patronne l’allaitement et
l’élevage pastoral. Ces textes, qui situent Rumina dans le
patrimoine mythologique de Rome, permettent aussi d’entrevoir
le culte dont elle faisait l’objet et les divinités auxquelles elle était
liée, soit par son domaine d’action, en rapport avec la sortie des
fluides corporels, soit par son patronage de la petite enfance. A.
Bertrand s’interroge sur les champs et modes d’action d’Apollon
dans les colonies médio-adriatiques créées sous la République. La
grande attention portée à la variété des contextes et aux réseaux
divins dans lesquels s’insère le dieu lui permet de réfuter une
interprétation répandue qui fait d’Apollon un dieu guérisseur. Et
c’est grâce à la “grille de lecture réticulaire” qu’elle suggère de
voir dans l’Apollon d’Ariminum – qui y est mis en relation avec
Hercule et Vénus – une divinité militaire. P. Assenmaker étudie le
développement de la dévotion que manifeste Octavien envers
Neptune, en le situant parmi les autres dieux qui patronnent son
action politique et militaire. À la différence de son rival Sextus
Pompée, Octavien ne s’appuie pas sur le seul Neptune mais
l’associe, aussi bien dans la pratique cultuelle que par le biais de
représentations monétaires, à d’autre divinités – dont évidemment
Apollon. Enfin, M.-T. Raepsaet-Charlier éclaire les identités
multiples d’Hercule en Germanie inférieure, notamment sur la
base des épiclèses qui lui étaient accolées – Hercule romain ;
Hercule, sans épithète, fruit d’une interprétation du Donar
germanique ; Hercule Magusanus qui correspondrait à
une interpretatio romana d’une forme de Donar. Reposant sur un
dépouillement exhaustif de la documentation, son étude permet
aussi de mettre au jour les réseaux divins auxquels Hercule
appartenait.
14Les différents cas d’étude ici présentés ne prétendent nullement
avoir rencontré l’ensemble des objectifs rappelés ci-dessus et ne
constituent que l’amorce d’un projet de recherche plus large, que
nous souhaitons initier, sur le polythéisme romain. Ils témoignent
déjà, toutefois, de l’intérêt qu’il y a à appréhender les dieux de
Rome et du monde romain en tenant en compte – au cœur ou en
marge de l’enquête – des réseaux divins. L’étude des interactions
qui se nouent entre divers partenaires divins apporte en effet un
éclairage, qui peut être novateur, sur les diverses facettes de leur
identité et sur la variété de leurs champs et de leurs modes
d’action.
15Pour mener cette recherche et publier cet ouvrage, nous avons
bénéficié de l’appui de l’Université de Liège (Crédits Sectoriels de
la Recherche en Sciences Humaines – Fonds Spéciaux pour la
Recherche 2016) et du Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS –
PDR T023419F), que nous tenons à remercier vivement pour leur
confiance et leur investissement.
NOTES
1 Voir, en particulier, Dumézil 1974 et 1977.

2 Parmi d’autres, Bayet 1926 ; Gagé 1955 ; Le Bonniec 1958.

3 Par exemple, Schilling 1954 ; Gagé 1955 ; Le Bonniec 1958.

4 Voir les remarques formulées par Scheid 2013-2014.

5 Scheid [1998] 2019 ; Beard, North et Price 1998.

6 Pour un état de la réflexion sur le polythéisme dans le monde grec,


voir, entre autres, Vernant 1963 ; id. [1966] 1974 ; id. [1987] 1990,
10-13 et 41-53 ; Detienne 1997 ; Parker 2005 ; Versnel 2011,
notamment 23-149 ; Pirenne-Delforge & Pironti 2015.

7 Detienne 1997, 58.

8 Voir Vernant [1966] 1974 et, déjà, id. [1965] 1974, en particulier p.
86, cité par S. Estienne, infra.

9 Pironti & Perfigli 2014 ; Bettini 2015.

10 Sur la notion de “puissance divine”, voir Vernant [1965] 1974, 85-


92 ; id. [1966] 1974, 109-110 ; Bremmer 1994, 15-23 ; Bonnet et
al. 2017. Sur la hiérarchie dans le polythéisme romain, voir l’article
fondamental de Scheid 1999.
11 Wissowa 1912, 143 ; Dumézil 1974, 215-256 ; Scheid 1990, 622.
Sur la distinction entre modes (manières dont agit une divinité) et
champs d’action (lieux, domaines ou sphères d’action d’une divinité),
voir Dumézil 1974, 186.

12 Sur les critiques à l’encontre de l’approche structuraliste des dieux,


voir Burkert 1985, 119-120 ; Detienne 1997, notamment p. 63
(“l’analyse […] invitait chemin faisant à conduire une série
d’expériences qui auraient immédiatement rendu problématique le
critère du mode d’action, constant et unique.”) ; Parker 2005, 387-
394 ; id. 2011, 84-98.

13 Pirenne-Delforge & Pironti 2016 ; Belayche 2017.

14 Vernant [1987] 1990, 21-40 ; Detienne 1997, notamment p. 63


(“l’analyse, en procédant par recoupements entre récits et rituels…”) ;
Pirenne-Delforge & Pironti 2016, 13 ; Belayche 2017, 83.

15 Lemercier 2005, 89.

16 Une exception de taille, toutefois, est constituée par le projet


ERC Advanced Grant Mapping Ancient Polytheisms. Cult Epithets as an
Interface between Religious Systems and Human Agency (C. Bonnet
dir., Université Toulouse Jean Jaurès), où l’importance des fonds
mobilisés permet d’envisager une telle approche, à l’échelle
méditerranéenne et sur la longue durée, pour les réseaux de dieux
grecs et sémitiques.

17 Appliquée notamment par A. Bresson (2007-2008) aux échanges


économiques entre les cités grecques, par P. Ismard (2010) aux
associations athéniennes des VIe-Ier s. av. J.-C. et par I. Malkin (2011) au
processus de colonisation grecque archaïque, la théorie des réseaux a
aussi été mobilisée, encore récemment, pour l’étude des polythéismes
antiques, afin d’analyser les interactions que tracent les noms des
dieux grecs et sémitiques (projet ERC Mapping Ancient Polytheisms) ou
celles qui construisent – entre modes et champs d’action,
représentations cultuelles, narratives et iconographiques – une divinité
(Pirenne-Delforge & Pironti 2016, 13).

18 Pirenne-Delforge, éd. 1998 et le onzième numéro de la revue


annuelle de Kernos (1998).

19 Jaillard 2007.

20 Vernant [1987] 1990 : 42, qui n’en parle pas moins d’un
“réseau varié de combinaisons” (nous soulignons) entre les dieux d’une
cité ou d’un sanctuaire. Cf. id. 1976, 25.

21 Detienne 1997, 65, qui reproche aux historiens de l’approche


monographique de classer paresseusement les structures élémentaires
du panthéon sous la rubrique “associations” de tel dieu avec tel autre.
Cf. Parker 2005, 395, qui recommande d’étudier les dieux “not one by
one but in groups”.

22 Pirenne-Delforge & Pironti 2016, 13-14.

23 Vernant 1976, 25-26. Cf. id. [1966] 1974, 110-111.

24 À l’exception de quelques études, dont celles citées à la note


suivante.

25 À titre d’exemples, voir déjà Freyburger 1986 (particulièrement le


chapitre 6 consacré à Fides au sein du panthéon romain), Scheid 2005,
Scheid 2013-2014, Bettini 2015b, Belayche 2017 et Scheid 2019.

26 Pour un très bel exemple de cette démarche, voir Belayche 2017.

27 Belayche et al., éd. 2005. Le statut de théonyme ou d’épithète


n’étant pas toujours aisé à établir, il pourrait être intéressant
d’expérimenter pour les dieux de Rome et du monde romain
l’approche par “séquences onomastiques divines” qu’applique aux
dieux grecs et sémitiques l’équipe de chercheurs de l’ERC Mapping
Ancient Polytheisms.
28 À l’instar des laraires étudiés à Pompéi par W. Van Andringa (2009,
p. 256-269) ou des monnaies analysées par P. Assenmaker (2015). La
polymorphie des dieux antiques a été bien explorée ces dernières
années par le groupe de recherche européen FIGVRA. La représentation
du divin dans les mondes grec et romain (2008-2011), piloté par
N. Belayche, qui a donné lieu à plusieurs publications importantes :
Belayche & Brulé, éd. 2010 ; Borgeaud & Rendu, éd. 2010 ; Pirenne-
Delforge & Prescendi, éd. 2011 ; Borgeaud & Fabiano, éd. 2013 ;
Belayche & Pirenne-Delforge, éd. 2015 ; Estienne et al., éd. 2015. La
genèse de notre projet doit beaucoup à ces travaux.

29 Sur la hiérarchie dans le polythéisme romain, voir supra, n. 8.

30 Voir par exemple Belayche 2001 ; Raepsaet-Charlier 2006 ; Van


Andringa 2009 ; Bertrand 2015 ; Van Haeperen 2020.

31 Même dans ce cas, cependant, on peut observer une certaine


récurrence dans les divinités honorées par les membres d’un même
corps militaire, à l’occasion des vœux acquittés pour leur honesta
missio.

AUTEURS
Yann Berthelet

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