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Scuola Normale Superiore

DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI RÔTI


Author(s): Marcel Detienne
Source: Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa. Classe di Lettere e Filosofia, Serie III, Vol.
4, No. 4 (1974), pp. 1193-1234
Published by: Scuola Normale Superiore
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/24301155
Accessed: 16-03-2016 05:18 UTC

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DIONYSOS MIS A MORT
OU LE BOUILLI ROTI

Si l'histoire des interpretations successives d'une puissan


ce divine, depuis l'antiquité jusqu'à maintenant, ne peut ètre
radicalement séparée de la définition qui veut cerner la place
réservée à cette divinité dans un système polythéiste, les
illusions théoriques que n'a cessé de produire Dionysos mé
ritent au moins d etre portées au compte de ses prestiges de
magicien. Aucun dieu n'a plus souverainement égaré les es
prits. Quand, au début du siècle, dans un climat de guerre
froide, toute une école d'historiens entreprit de découvrir
les " religions à mystères " et leur influence sur le christia
nisme primitif ', Dyonisos redevint pour un temps le dieu
omniprésent pour les uns et, pour les autres, fuyant, informe,
insaisissable. N'était-il pas celui qui sauve par l'initiation à
ses mystères, celui qui délivre ses fidèles, qu'ils soient fem
mes ou esclaves? Surtout n'apparaissait-il pas à travers le
" repas communiel " de ses mystes comme le modèle de ces
dieux qui s'offrent eux-mèmes en victimes dans la forme
paroxystique du sacrifice? Privilégié autant par les néoplato
niciens que par les Pères de l'Eglise, le mythe orphique de
Dionysos tué et dévoré par les Titans n'a pas cessé de nourrir
les questions fondamentales du sacrifice sanglant2, ces ques
tions que, pour des historiens comme R. Smith, J. Frazer ou
A. Loisy, semblait formuler avec le plus de pertinence la
passion d'un dieu qui se trouvait placé à la confluence des

ι Témoin d'hier: A. Loisy, Les mystères pàiens et le mystère chrétierì2,


Paris 1930. Le ton est aujourd'hui donné par A. D. Nock, Hellenistic Mysteries
and Christian Sacraments (1952), repris dans Essays on Religion and the
Ancient World (ed. Ζ. Stewart), Oxford 1972, II, 791-820. Le volume du mème
auteur, Early Gentily Christianity and its Hellenistic Background, New York
1964, est paru en version frangaise, médiocre, sous le titre Christianisme et
hellenisme, Paris 1973.
2 Dionysos est present tout au long du livre que René Girard a consacré
au sacrifice: La violence et le sacré, Paris 1972.

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religions anciennes du Proche-Orient et de la nouvelle doc


trine du salut, affirmé par le Christianisme. Solidaire d'an
tiques rituels agraires, Dionysos était inséparable des nou
velles orientations de la pensée religieuse. Que le récit de sa
" passion " soit devenu exemplaire n'est sans doute pas étran
ger au caractère marginal que lui a toujours conféré son
appartenance à l'orphisme. Comme si d'avoir été énoncé dans
un milieu sectaire condamnait Dionysos sacrifié par les Titans
à netre interprété qu'en marge de son espace mythique
propre.
Pour échapper au vertige de ces idéologies à masque
herméneutique, il faut s'ancrer fermement dans les données
de la tradition: 1° ce my the raconte non seulement la mise à
mort du jeune Dionysos, mais aussi le chàtiment des cou
pables, les Titans, que la foudre de Zeus réduit en cendres
d'où va surgir l'espèce humaine; 2° ce récit, contemporain
de Pisistrate, occupe une position centrale dans la pensée
orphique la plus ancienne, celle du VIème siècle3. Dès lors,
le mythe de Dionysos assassiné par les Titans 4 devient dans
ses diverses séquences le lieu d'une sèrie de questions sur
le sacrifice sanglant de type alimentaire, sur ses modalités,
sur son statuì dans la société et dans la pensée grecques.
Questions qui naissent de la double énigme proposée par
l'aspect insolite et par le caractère monstrueux du meurtre
sacrificiel accompli par les Titans. Monstrueux parce que
ceux-ci, couverts de gypse, masqués de plàtre, attirent un
enfant, le jeune Dionysos, en lui découvrant des objets fasci
nants, une toupie, un rhombe, des poupées articulées, des

3 Ces données, nous entendons montrer qu'elles sont en accord avec


le discours essentiel du mysticisme grec, tei que deux études précédentes
ont tenté de le définir: La cuisine de Pythagore, Archives de Sociologie des
Religions, XXIX, 1970, 141-162 (cf. Les Jardins d'Adonis, Paris 1972, 71-114);
Entre bètes et dieux, Nouvelle Revue de Psychanalyse, VI, 1972, 231-246.
Contre l'attitude hypercritique de Wilamowitz, de Linforth et de Moulinier,
Guthrie, Lagrange et quelques autres, comme M. J. Rose, ont défendu le
point de vue de la tradition. Deux études de K. Priimm dressent le bilan
des arguments dans les camps adverses: Die Orphik im Spiegel der neueren
Forschung, ZKTh, 1956, 1-40; s.v. Mvstères. L'Orphisme, Dictionnaire de la
Bible, Suppl. VI, 1957, c. 55-86.
4 Le dossier est présenté par A. J. Festugière, Les mystères de Dionysos
(2) RBi, 1935, 376-379 (repris dans Etudes de religion grecque et hellénistique,
Paris 1972, 42-45), et surtout par I.M. Linforth, The Arts of Orpheus, Ber
keley 1941, 307-364. Cf. Orphicorum Fragmentat, ed. O. Kern (1963), F. 34-36,
209-214.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1195

osselets, un miroir. Et pendant que Dionysos contemple son


image déformée par ce dernier jouet, les Titans le frappent,
le découpent et se livrent à une cuisine tellement étrange
par rapport à la tradition culinaire des Grecs qu'un problème
aristotélicien y sera tout entier consacré5. Les membres de
la victime sont jetés dans un chaudron où ils sont mis à
bouillir; après quoi, les Titans les saisissent, les enfilent sur
des broches et les mettent à ròtir6. Et c'est ce bouilli passé
au gril qu'ils ont le temps d'engloutir, sauf le coeur qui est
dérobé et ainsi préservé de la destruction que la foudre de
Zeus réserve aux bourreaux.
Mais ce sacrifice n'est pas seulement énigmatique par les
procédures qu'il utilise, il est encore plus singulier par la
position centrale que lui réserve le mouvement orphique, dont
un des traits essentiels est de refuser obstinément, dans sa
pratique alimentaire, de manger de la viande, c'est-à-dire
d'offrir aux dieux des sacrifices sanglants.
C'est de ce paradoxe sacrificiel qu'il faut partir, après
l'avoir explicité. Que signifie le contraste entre le mythe et
la pratique du milieu qui formule ce récit? Comme le pythago
risme dont il est contemporain, l'orphisme est un mouvement
de protestation religieuse qui se définit par une attitude de re
fus, refus de tout le système politico-religieux, organisé autour
des Olympiens et de la distance qui séparé les hommes et
les dieux8. Dans la pensée grecque, le lieu de la différence
et du partage est dessiné par le sacrifice prométhéen qui a
désigné les parts de la victime animale réservées aux uns et
aux autres: pour les dieux, le fumet et les odeurs qu'ils se
contentent de humer, pour les hommes, la viande dont ils
ont besoin pour vivre et qui est le signe de leur condition
mortelle. Changer de régime alimentaire, c'est mettre en ques
tion l'ensemble des relations entre les dieux, les hommes et
les bètes, sur lesquelles repose tout le système politico-reli
gieux de la cité grecque. Mais selon qu'il s'agit des Orphiques

5 [Arist.], Probi., 3, 43, ed. Bussemaker, IV, p. 331, 15 ss.: S. Reinach,


Une allusion à Zagreus dans un problème d'Aristote, dans Cultes, Mythes et
Religions, Paris 1923, V, 61-71.
« O.F., 35 Kern.
t Aristoph., Ran., 1032; Plat., Leg., 782 c (= O.F., Test. 212 Kern); Eurip.,
Hipp., 952-3 (= O.F., Test. 213 Kern).
s Cf. D. Sabbatucci, Saggio sul misticismo greco, Rome 1965, 69-83.

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ou des Pythagoriciens, le refus sera modulé de fa^on dif


férente.
Pour les Pythagoriciens, rejeter le système de la cité peut
prendre deux formes, qui se traduisent en comportements
alimentaires parallèles. Ou bien le refus est pur renoncement
au monde. Le genre de vie choisi est alors une ascése, une
purification complète de lame. Toute pratique du sacrifice
sanglant est exclue, l'alimentation carnée est rejetée avec
intransigeance. Ou bien la critique du système politico-reli
gieux se fait de l'intérieur: c'est un réformisme. Le pytha
gorisme se présente alors comme un mouvement politique
d'inspiration religieuse qui vise à transformer la cité. Cette
alternative entrarne d'autres conduites alimentaires, dont té
moignent les Pythagoriciens qui acceptent de manger du porc
ou de la chèvre, mais refusent obstinément de toucher à la
viande de boeuf ou de mouton, comme si ces deux espèces
animales représentaient à elles seules toute la nourriture car
née dont porcs et chèvres se trouvent exclus pour différents
motifs détaillés par l'idéologie pythagoricienne9.
Pour les disciples d'Orphée, au contraire, il n'y a qu'une
seule attitude possible, car l'orphisme se joue exclusivement
sur le pian religieux. C'est une secte qui met radicalement en
question la religion officielle de la cité. A deux niveaux, en
particulier: l'un, de pensée théologique, l'autre, de pratiques
et de comportements. Fondamentalement, l'orphisme est une
religion du livre ou più tòt des livres, avec ses cosmogonies
et ses théogonies. Toute cette littérature paraìt, pour l'essen
tiel, construite contre la théologie officielle des Grecs, celle
d'Hésiode et de sa Théogonie. Trois exemples suffiront à mar
quer les contrastes entre l'orphisme et la tradition hésiodique.
Le premier est l'opposition entre le Chaos d'Hésiode et
l'Oeuf primordial des Orphiques. A l'origine de toutes choses,
la Théogonie hésiodique situe une puissance de l'inorganisé,
la Béance, Chaos, à partir de quoi, par étapes successives,
les puissances constitutives du cosmos vont se distinguer,
prendre forme et se définir les unes par rapport aux autres.
La souveraineté de Zeus va marquer la fin d'un procès, parti

9 Cf. La cuisine de Pythagore, Archives de Sociologie des Religions, XXIX,


1970, 141-162.
10 Nous les empruntons à D. Sabbatucci (o. c., 87-126).

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1197

du Non-Etre pour déboucher sur l'Etre. Dans les cosmogonies


orphiques, le cheminement est inverse. A l'origine de tout,
il y a l'Oeuf, symbole de la vie, image du vivant parfait; et
l'Oeuf, qui représente la plénitude originelle de l'Etre, va se
dégrader peu à peu jusqu'au Non-Etre de l'existence indivi
duelle. Deuxième exemple: Eros, l'Amour, qui joue dans la
Théogonie rhapsodique des Orphiques un ròle capital, alors
qu'il est pour ainsi dire mis entre parenthèses par Hésiode.
Chez les premiers, Eros apparait sous les noms de Premier-Né,
Pròtógonos, de celui qui fait briller, Phànès. Puissance qui
intègre, qui concilie les opposés et les contraires, l'Amour
est la force primordiale qui permei d'unifier les aspects diffé
renciés d'un monde déchiré par l'action de Neikos, la Querelle.
Dans la Théogonie d'Hésiode, au contraire, Eros n'est plus
que le principe de la génération par accouplement, dont la
médiation permet la différenciation de puissances distinctes.
Cette divergence d'orientation entre les deux systèmes de
pensée apparait encore plus nettement dans la place que l'un
et l'autre réservent à l'homme et au problème de l'anthropo
gonie. Pour Hésiode, le vrai discours sur l'Etre, ce sont les
dieux, leurs parts respectives, leur histoire jusqu'à la victoire
définitive de Zeus. Le partage tracé par le sacrifice prométhéen
ne fait que consacrer l'ordre défini par les puissances divines.
A l'inverse, dans la pensée orphique, l'anthropogonie est un
chapitre capital: il s'agit d'expliquer à la fois comment les
premiers hommes ont fait leur apparition dans un monde
originellement parfait et pourquoi ils ont été condamnés à
une existence individuelle, tout en gardant en eux une par
celle d'origine divine.
Comme l'orphisme est une littérature inséparable d'un
genre de vie, la rupture avec la pensée officielle entraìne des
différences non moins grandes dans les pratiques et les com
portements. Celui qui choisit de vivre à la manière orphique,
le bios orphikós ", se présente d'abord comme un individu
et un marginai; c'est un errant, semblable à ces Orphéo-té
lestes qui vont de cité en cité, proposant aux particuliers
leurs recettes de salut et se promenant de par le monde
comme les démiurges d'antan n. Bien entendu ces espèces de
11 Plat., Leg., 782 c.
12 p. Boyancé, Platon et les Cathartes orphiques, REG, 1942, 217 ss.

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moines sont non seulement coupés du monde politique de


la cité, mais ils s'en sont délibérément évadés. D'autant plus
sùrement qu'ils ont pris soin de marquer l'écart, sur le pian
des pratiques. Leurs vètements les singularisent aux yeux de
tous: ils ne portent que des habits de couleur bianche, et ils
refusent de se laisser ensevelir dans une pièce d'étoffe de lai
ne, parce que la laine est aussi une partie du vivant13. Mais
avant tout, ce sont les manières de manger qui désignent le
disciple d'Orphée. Pour les contemporains d'Aristophane une
phrase résumé toute la doctrine de la secte: «Orphée a appris
aux hommes à s'abstenir de meurtres»14. Le 1 meurtre ' dont
il s'agit est, en grec, phónos, mot qui n'est pas étranger au
vocabulaire sacrihciel15. Quoi qu'en pensent certains16, Or
phée n'est pas venu apprendre aux hommes le respect de la
vie humaine; la cité s'en était déjà occupée. L'originalité
d'Orphée est ailleurs: dans l'extension du concept de ' meur
tre '. Il y a phónos dès qu'on tue ce qui est animé, dès qu'on
détruit le vivant. Et pour toute la pensée sectaire du VIème
siècle, se tenir à l'écart du meurtre, c'est essentiellement re
fuser le sacrifice sanglant et le type d'alimentation carnée
qui en est solidaire. Le genre de vìe appelé orphique ne se
réduit pas à quelque végétarisme insipide: s'abstenir de vian
de est dans la cité grecque un acte hautement subversif.
Tel est l'encadrement culturel et religieux du récit que
donnent de la mort de Dionysos les disciples d'Orphée. Il
s'agit d'un mythe du sacrifice sanglant et alimentaire, situé
au centre d'un système de pensée qui rejette ce type de sa
crifice et se constitue en opposition déclarée à la tradition
officielle, représentée par Hésiode, par le théologien qui ra
conte le partage alimentaire décisif du premier sacrifice ani
mal: celui par lequel Prométhée assigne à chacun des parte
naires, — dieux et hommes —, sa place définitive. En consé

13 Hdt., 2, 81. Cf. Ed. des Places, La religion grecgue, Paris 1969, 199.
14 Ran., 1032: Όρφεύς μέν γαρ τελετάς θ'ήμΐν κατέδειξε φόνων τ'άπέχεσθαι.
15 Cf. J. Casabona, Recherches sur le vocabulaire des sacrifices en gree,
des origines à la fin de l'époque classique, Aix-en-Provence 1966, 160-162 et
les indications données dans Les Jardins d'Adonis, 79-80.
16 En particulier, I. M. Linforth (o. c., 68-72), qui retient trois sens possi
bles de phónos dans ce contexte: meurtre, cannibalisme, nourriture carnée.
Mais, comme nous le verrons, la dernière de ces significations subsume les
deux autres.

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DIONVSOS MIS A MORI OU LE BOUILLI RÒTI W99

quence le déchiffrement du mythe orphique de Dionysos man·


gé sacrificiellement par les Titans ne pourra se faire que par
référence au mythe prométhéen du premier animal consom
mé. La confrontation est d'autant plus justifiée que, de part
et d'autre, — nous allons le voir — il s'agit dun sacrifice
sanglant, commis aux origines et qui doit définir à la fois un
comportement alimentaire et un type de relation entre les
dieux et les hommes.

Parmi les interpretations de la mise à mort de Dionysos,


lune des plus obstinées voudrait reconnaitre dans les gestes
des meurtriers une mise en scène de l'omophagie, c'est-à-dire
de ce rite spécifiquement dionysiaque qui consiste à manger
crues les chairs d'une victime animale17. L'intention idéolo
gique y est évidente: le mythe se doit de refléter un rituel.
Reflet que vient à peine troubler l'inversion de Dionysos qui,
de sacrificateur déchainant la violence des Bacchantes dans
le diasparagmós, devient, dans ce récit, le sacrifié victime de
la troupe déchaìnée des Titans. Pour toute une sèrie d'histo
riens, entrainés par Frazer18, la précellence du rituel était
d'autant moins contestable que ce dernier semblait faire partie
intégrante d'une religion agraire dont l'Ecole de Mannhardt
découvrait avec lyrisme la présence permanente dans les ci
vilisations les plus diverses. A cette lecture si confiante, il
suffit d'opposer une seule objection, et elle est décisive: le
mythe orphique de Dionysos n'a rien à faire avec l'omopha
gie, avec le manger cru du dionysisme. Aucune version de ce
mythe ne montre les Titans capturant l'enfant Dionysos au
terme d'une chasse ou d'une poursuite; ni surtout aucune ne
nous raconte que les Titans ont dévoré toutes crues les chairs
de leur tendre victime. En effet, — et ici nous entrons dans
l'analyse du mythe par ses traits les plus pertinents —, l'his

17 C'est déjà celle de Firm. Mat., De err. prof, relig., 6, p. 15, 2 Ziegler =
O.F., 214 Kern.
18 H. Jeanmaire a exposé Ieurs arguments et critiqué la thèse de manière
décisive (Dionysos, Paris 1951, 372-378). Dans son Iivre Les Grecs et l'Irra
tionnel (University of California Press, 1951), tr. fr., Paris 1965, 155, E. R.
Dodds persiste à croire que ce mythe de Dionysos «est fondé sur l'antique
rituel dionysiaque du Sparagmós et de VOmophagia».

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toire de Dionysos et des Titans se situe sans ambigu'ité du


coté du cuit et de l'activité culinaire: la victime, égorgée, est
soigneusement bouillie avant d'etre rótie. Nous sommes loin
d'une scène de lynchageI9. Ce récit révèle deux traits d'im
portance inégale, mais qui contribuent l'un et l'autre à défi
nir les Titans comme les acteurs d'un sacrifice régulier parfai
tement homologue à celui qu'accomplit Prométhée.
C'est en premier lieu la manière dont les Titans traitent
leur victime: sans la traquer, sans la chasser, sans lui faire
d'autre violence que celle, inévitable, de l'égorgement. Dans
le sacrifice ordinaire, l'usage est de mener plaisiblement la
victime, un animai domestique, jusqu'à l'emplacement choisi
pour le sacrifice, et là, de chercher à obtenir son consentement,
soit en l'aspergeant au cours de la libation, soit en lui versant
dans l'oreille des grains d'orge et de blé20. L'animai est ainsi
persuadé de secouer la tète d'une certaine manière que les Grecs
reconnaissent comme une forme d'assentiment21. C'est le mè
me but que visent les Titans en offrant à Dionysos de mer
veilleux jouets: poupées articulées, pommes d'or, rhombe,
toupille et, enfin, le miroir22 où l'enfant découvre son image
et se perd à la contempler23. Autant de ruses pour frapper la

'9 Cf. R. Girard, ο. c., 190 et 347. C'est la mème confusion entre deux ma
nières de manger qui a entrainé plusieurs historiens de I'Orphisme à re
connaitre la dévoration de Dionysos par les Titans dans la scène représentée
sur une hydrie du British Museum (E 246): Dionysos, barbu et couronné
de feuilles, assiste à la mise en pièces d'un enfant par un personnage vétu
en Thrace. Cf. C. Smith, Orphic Myths on attic Vases, JHS, 1890, 343-351;
A. B. Cook, Zeus I, 1914, 654, pi. 36; W. K. C. Guthrie, Orphée et la religion
grecque (1935), tr. fr., Paris 1956, 148. Seul Η. Metzger, Les representations
dans la céramique attique du IVe siècle, Paris 1951, 263, n. 3 a reconnu, avec
l'aide de Sir John Beazley, l'invraisemblance d'une telle interprétation. Dans
le mème temps, Η. Jeanmaire suggérait de voir dans le geste que fait Dio
nysos devant la dévoration un signe de réprobation qui vise directement
certains excès orgiaques et dont la critique orphique ne serait qu'un aspect
(ο. c., 407).
20 J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes cons
titutifs du eulte dans la Grece classique, Genève 1958, 259-261.
2· Porphyr., De abstinentia, 2, 9.
22 Ces différents objets, " cóne, toupie, dés, miroir ", sont ceux qu'énu
mère le Papyrus de Gourob, témoin, au Illème siècle de notre ère, d'un
rituel d'initiation aux mystères de Dionysos, rituel qui combine le sacrifice,
suivi de consommation, d'un bouc et d'un bélier, l'absorption d'un breuvage
par le myste et la manipulation des " jouets ", symboles de la passion de
Dionysos: Orphicorum fragmenta, 31 Kern. Cf. M. J. Lagrange, Les Mystères:
I'Orphisme, Paris 1937, 113-117; H. Jeanmaire, o.c., 472-473.
23 Dans la version de Nonn., Dionys., 6, 172-173 = O.F., 209 Kern, Dio
nysos recoit le coup fatai au moment où il regarde son visage déformé,
semble-t-il, par la surface réfléchissante du miroir. Dionysos pris au piège

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1201

victime sans quelle s'en apergoive, sans qu'elle se débatte ou


lance un cri de mauvais augure. Mais l'arme du crime est-elle
bien la mème que l'instrument du sacrifice? Seule l'épopée
dionysiaque de Nonnos rompi le silence des autres versions;
elle nous apprend que Dionysos, absorbé dans la contempla
tion de son visage déformé par le miroir, a été saigné au
couteau, par la màchaira24. Dans le diasparagmós, la victime
est déchiquetée, à mains nues, ou bien, comme dans le sacri
fice à la Despoina de Méthydrion en Arcadie, où le prètre ne
tranchait pas la gorge des animaux, la foule se jetait sur les
victimes et chacun arrachait le morceau qu'il parvenait à
saisir25. lei, au contraire, les Titans se servent du couteau sa
crificiel, de l'instrument qui permet à la fois d'égorger et de
découper la victime. Tous les autres témoignages du meurtre
de Dionysos se contentent de nous dire que l'enfant a été
dépecé ou démembré. Et si le verbe employé en l'occurrence,
diaspàó ou diasparàssò26, a souvent paru faire écho au diaspa
ragmós, la suite du récit, qui est toujours consacrée aux
détails de la preparation culinaire, invite à ne voir dans ce
terme du vocabulaire dionysiaque qu'une allusion à la vio
lence et à la brutalité des Titans. Dionysos est égorgé, mais
sauvagement, par des sacrificateurs qui sont aussi ses bour
reaux21.
Le second trait est sans aucun doute plus significatif. Avec
la cuisine dont Dionysos fait les frais, nous sommes de plain
pied dans l'économie du sacrifice régulier. C'est d'ailleurs par le
récit de ces opérations que s'ouvrent la plupart des versions
du mvthe. La cuisson des chairs de la victime est un acte
essentiel du rituel de sacrifice. Mais, dans le cas des Titans,

de son image: pour les Néo-Platoniciens, si Dionysos est morcelé, c'est


qu'il s'est attaché à son apparence, qu'il a été pris au piège de la matière.
Dans le Poimandrès du Corpus hermeticum (1, 14), l'Homme Primordial s'est
penché sur la terre, il a vu se réfléter dans l'eau une forme semblable à lui,
il s'est mis à l'aimer et il a voulu habiter près d'elle. Cf. J. Pépin, Piotiti et
le miroir de Dionysos, Revue Internationale de Philosophie, 1970, 304-320.
24 O.F., 209 Kern. Hdt., 2, 41 montre bien que la màchaira est avec le
chaudron et les broches le signe instrumentai du comportement alimentaire
des Grecs, aux yeux d'un étranger. C'est I'invention de la màchaira qui en
trarne la mort du boeuf laboureur (Arat., Phenom., 131 et Plut., De esu
carnium, 2, 998 A).
25 Paus., 8, 37, 8.
26 O.F., 34-36 et 210-211 Kern.
27 Cf. en particulier, O.F., 35 Kern.

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1202 Μ. DETIENNE

cette activité culinaire28 est plus complexe qu'à 1'ordinaire,


au point quelle fait l'objet d'un problème aristotélicien cen
tré sur les rapports du bouilli et du roti: «Pourquoi n'est-il
pas permis de rótir le bouilli, alors que ce l'est de bouillir le
roti? Est-ce à cause de ce qui est dit dans la Télétè29 [le récit
orphique: Rite d'initiation où était raconté le mythe de Dio
nysos et des Titans]? ou bien est-ce parce que les hommes
apprirent plus tard à préparer les mets bouillis, car, autrefois,
ils ròtissaient tout». Voilà le problème: il y a deux modes
de cuisson de la viande, le roti et le bouilli. Leur ordre de
succession n'est pas indifférent. Or il semble bien, d'après ce
problème, que les Titans ont inversé l'ordre normal: ils ont
commencé par faire bouillir les chairs de Dionysos avant de
les passer à la broche30. Pourquoi? Autrement dit, deux ques
tions surgissent: quel est dans le sacrifice ordinaire le rap
port entre le roti et le bouilli? Quel est le sens de cette rela
tion et de l'inversion qu'on peut lui faire subir?
Sur le premier point, le problème aristotélicien indique
déjà nettement que les deux modes de cuisson ne peuvent se

28 A. J. Festugière, qui néglige ces détails, comme le autres interprètes


de l'Orphisme, est mal inspire d'y voir la surenchère bavarde d'une tradi
tion tardive (Études de religion grecque et hellénistique, Paris 1972, 44). Le
problème aristotélicien qu'il semble ignorer prouve, au contraire, l'ancienneté
et l'importance de ces précisions futiles en apparence. En déclarant que ce
double traitement de la viande est une donnée confuse, A. Henrichs, Die
Phoinika des Lollianos, Bonn 1972, 68, se persuade sans peine que le sacri
fice de l'enfant Dionysos par les Titans est le reflet fidèle du " rituel diony
siaque " qu'il pense avoir découvert dans le récit romanesque, fait par
Lollianos, de la dévoration du coeur d'un enfant que se partagent un groupe
de conjurés, au cours d'un mascarade nocturne. Sans chercher à discuter
une interpretation qui méconnaìt toute référence à l'Orphisme, qui néglige
toute distance entre Dionysos et Orphée, et qui soutient que boire du vin
est une manière de rendre la vie à l'enfant " Dionysos " dont le coeur vient
d'etre consommé dans un repas initiatique de communion, il faut au moins
noter que, dans le récit de Lollianos, le coeur est la seule partie de la
victime qui soit dévorée, tandis que, dans le mythe de Dionysos mangé par
les Titans, le Seul morceau de l'enfant qui ne disparaìt pas dans le ventre
de ses assassins est précisément le coeur (cf. infra, 1219, n. 81).
AA

29 L'expression tà legómena en tei teletèi a égaré S. Reinach (o. c., 64-65)


du coté des Mystères d'Eleusis. Mais P. Boyancé, Remarques sur le salut selon
l'orphisme, REA, XLIII, 1941, 160-161, a raison d'y voir la référence à une
oeuvre d'Orphée, tantót appelée Téletè (O.F., 34 Kern: Orphée, le poète de la
Télétè) tantòt citée sous la forme Téletai (O.F., 303 et Test. 223 Kern). Le té
moignage fondamental d'Aristophane (Ran., 1032) associe étroitement les
télétai qu'Orphée nous a enseignés et le refus de la vie carnivore dont il
est responsable.
30 La version de Clément d'Alexandrie (O.F., 35 Kern) recoupe parfai
tement le problème aristotélicien: καΟ-ήψουν πρότερον· ϊπειτα όβελίσκοις

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1203

confondre et qu'ils ne sont pas interchangeables, comme on


le dit communément et ainsi que peut le faire croire l'usage
attesté plus d'une fois de soumettre toutes les viandes au
ròtissage seul31. En fait, toute une sèrie d'informations, litté
raires32, céramographiques, épigraphiques établissent formel
lement, d'une part, que l'économie du sacrifice comprend deux
opérations culinaires distinctes: la cuisson dans le chaudron,
et le ròtissage à la broche; de l'autre, que ces deux modes de
cuisson s'appliquent à des parties différentes de l'animai sa
crifié et se succèdent toujours dans le mème ordre: les viscè
res sont d'abord passés à la broche, le reste de la viande est
ensuite mis à bouillir dans le chaudron. Dans la grande ins
cription qui réglemente les statuts de la conférie des Molpes,
des Chantres de Milet, une famille de prètres regoit la charge
de « griller les viscères et de cuire les viandes par ébulli
tion»33. Division du travail culinaire en deux temps rituels
qui sont illustrés remarquablement par une hydrie ionienne
de Caere où sont figurées les diverses phases d'un sacrifice
sanglant
Cette opposition entre le roti et le bouilli trouve à se con
firmer à l'intérieur du modèle sacrificiel par le jeu des diffié
rences entre les morceaux de la victime: les uns sont du
coté de la broche, les autres relèvent du chaudron. Pour la
broche, sont réservées les parties appelées splànchna, c'est-à
dire les viscères, dont la liste exhaustive est dressée par Aris

31 C'est ce que font, dans le Dtiskolos de Ménandre, les sacrificateurs qui


ont oublié de prendre avec eux l'indispensable chaudron (v. 456 ss. et 519).
32 On peut citer, entre autres, les repas-sacrifices accomplis par le Cy
clope, par Lycaon et par Atrée. Dans le Cycl., 243-247; 356 ss., Euripide donne
à voir l'ogre commengant par goùter les morceaux de chair «tout brùlants
au sortir de la braise», puis dévorant le reste «amolli par la cuisson dans
le chaudron». Repas monstrueux dont le caractère d'anti-sacrifice est d'au
tant mieux marqué que les traits essentiels du modèle sacrificiel sont nette
ment accusés. Quand Lycaon offre à son hòte la victime humaine qui doit
lui permettre d'éprouver la nature divine de son visiteur, il procède en sa
crificateur expert: «il attendrit dans l'eau bouillante une partie des membres
palpitants de la victime, tandis qu'il fait rótir l'autre sur la fiamme» (Ovid.,
Métam., 1, 228-229). C'est la mème technique qui est employée par Atrée:
«il use de la brache aussi bien que de la marmite» (Sen., Thyest., 1060-1065).
La référence au sacrifice est encore accentuée par le nom du triste bénéfi
ciaire de ce repas de chair humaine: Thyeste (Θυεστής) semble signifier
" I'Homme du sacrifice " (Κ. Kérényi, Heroen der Griechen, Ziirich 1958, 327).
33 F. Sokolowski, Lois sacrées d'Asie Mineure, Paris 1955, nr. 50, 1. 34.
34 G. Ricci, Una Hydria ionica da Caere, ASAA, XXIV-XVI, 1946-1948, 47
57, pi. IV (1-2-3).

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1204 Μ. DETIENNE

tote dans son Τraité sur les parties des animaux: foie, poumon,
rate, reins et coeur (estomac, oesophage et intestins n'en font
pas partie)35. Ce sont les organes internes, que les Grecs dé
finissent par opposition à ce qu'ils appellent viande, sàrx,
c'est-à-dire les morceaux externes36. Cette opposition dedans/
dehors en rencontre une autre, plus importante, entre vital/
non-vital. Les viscères, les splànchna, représentent les parties
vitales de l'animai, en fonction desquelles Aristote, dans le
mème traité, distingue deux catégories d'espèces animales:
les sanguins et les non-sanguins. Seuls les premiers possèdent
des viscères parce que les splànchna sont des organes formés
à partir du sang: «une humeur sanguine se condense et se
fige pour former les viscères»37. Et c'est une donnée capitale
pour comprendre pourquoi ces morceaux de l'animai sont
consommés en premier: les splànchna représentent ce qu'il
y a de plus vivant et de plus précieux dans la victime offerte
en sacrifice. Dans certains récits mythiques ou légendaires,
le pouvoir ou la victoire appartiennent à celui qui s'empare
des parties vitales d'une victime. Dans un mythe grec, raconté
par Ovide, un oracle avait fait savoir que celui qui mangerait
le premier les splànchna d'un taureau monstrueux, enserré
dans les replis du Styx, deviendrait assez fort pour triompher
des dieux et renverser le pouvoir de Zeus. Au moment où le
géant Briarée s'apprètait à rótir les entrailles de la victime,
un milan les lui arracha et les remit entre les mains de Zeus,
écartant ainsi de justesse le danger qui menagait l'ordre olym
pien38. Le mème détournement apparaìt dans l'histoire légen
daire de Véì'es, la cité des Etrusques que vient assiéger Ca
mille. Les Romains ont creusé sous la ville un tunnel qui dé
bouche à deux pas du tempie de Junon. lis surgissent en
plein milieu d'un sacrifice, au moment où le devin, après avoir
examiné les entrailles, annonce que «le dieu donne la victoire
à celui qui poursuivrait le sacrifice». Aussitòt, les soldats de
Camille s'emparent des splànchna pour les remettre à leur
chef39.

35 Arisi., Part, anim., 667 b 1 ss. et 673 b 15 ss.


35 Id., ibid., 674 a 4-6. Les viscères sont appelés τά έντοσθίδια dans la
Schol. Τ in II, I, 464 C éd. H. Erbse.
3' Arist., o. c., 673 b 1-3.
38 Ovid., Fast., 3, 805 ss.
39 Plut., Camill., 5, 5-6. Cf. J. Hubaux, Rome et Véies, Paris 1958, 221-285.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1205

D'autres oppositions viennent compléter les premières.


Par exemple, tandis que les chairs de la victime se mangent
assaisonnées de sei, les splànchna doivent ètre consommés
sans sei. La prescription peut paraìtre gratuite, mais elle
prend tout son sens dès qu'elle est replacée dans le contexte
de pensée culinaire que lui fournit une comédie d'Athénion,
écrite au Illème s. av. notre ère40. Dans cette pièce, un cui
sinier, qui est aussi un sacrificateur — màgeiros a les deux
sens —, fait l'éloge de son art. Avant l'invention de l'art cu
linaire, l'humanité était condamnée à la sauvagerie: la civi
lisation commence par la cuisine, et tout progrès de lune est
une victoire de l'autre. Pour ce cuisinier philosophe, l'histoire
des hommes commence par l'allélophagie pré-culinaire et elle
s'achève avec la découverte des raffinements alimentaires qui
marquent l'épanouissement de la vie civilisée. Or, dans cette
histoire, la consommation des splànchna non salés est donnée
comme la preuve d'un état intermédiaire entre le cannibalis
me et l'invention des assaisonnements, des hedùsmata, dont
l'usage inaugure l'avènement des ragoùts et des plats riche
ment épicés. Les brochettes sans sei que l'on mange dans le
rituel du sacrifice jouent done dans la théorie du porte-parole
d'Athénion le mème ròle que les " grains entiers ", les oulóchu
tai, dans l'histoire de la civilisation que Théophraste, quelque
temps auparavant, entreprend de reconstruire à travers les
données de ce méme rituel du sacrifice41. Si l'on jette des
" grains entiers " sur le sol devant soi et devant la victime, c'est
en souvenir d'un temps où le moulin n'avait pas encore été ré
vélé aux hommes par Déméter. Les oulóchutai gardent la trace
d'un àge intermédiaire entre l'avènement des céréales et l'in
vention du blé moulu et du pain à base de farine42. Par con
séquent, l'opposition sel/sans sei semble renvoyer à une sorte
de périodisation de l'histoire culturelle inserite dans le sacri
fice et dans le détail de ses pratiques culinaires.
Mais ce n'est pas le seul indice de temporalité qu'offre
ce rituel. Une nouvelle opposition entre les splànchna et le

"Μ Ατηενιον, αρ. Ατηεν., 14, 660 Ε = C.A.F., III, 369 Kock.
Ή Theophr., αρ. Schol. AD in II. 1, 449.
« Cf. A. Delatte, Le Cycéon, breuvage rituel des mystères d'Eleusis,
Bulletin de l'Acad. R. de Belgique, CI. Lettres Se. Mor. et polit., s. V, XL, 1954,
691-693.

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1206 Μ. DETIENNE

reste de la viande montre que le sacrifice obéit à un temps de


l'avant et de l'après. Un règlement cultuel, comme le calen
drier d'Erchia, distingue deux phases dans le déroulement
d'un sacrifice: jusqu'aux splànchna et après les splànchna. Il
s'agit du sacrifice offerì à Zeus Meilichios à Athènes, au mois
d'Anthestérion; la victime est une brebis; et il est précisé que
le sacrifice sera du type nèphàlios méchri splànchnón: on n'y
fera pas usage de vin jusqu'aux splànchna43. Autrement dit,
après la consommation des brochettes, des splànchna, le vin
sera licite, comme il l'est normalement pour les libations d'un
sacrifice ordinaire. Ce détail rituel est d'autant plus pertinent
qu'il vient souligner le double aspect du eulte rendu à Zeus
Meilichios, michthonien et mi-ouranien, tour à tour maléfique
et bienveillant44.
Ces différentes oppositions ne sont pas sans relations entre
elles. Si la consommation des viscères constitue nécessaire
ment la première phase du sacrifice, cette priorité n'est sans
doute pas étrangère à la nature vitale des parties appelées
splànchna. C'est parce qu'ils assurent la participation maxi
male au sacrifice que les viscères sont croqués en premier.
Deux témoignages suffisent à l'établir. Le premier est une
scène de 1 Odyssée, dans le chant III. Au moment où Télé
maque accompagné d'Athéna arrive en vue de Pylos, Nestor
et ses fils sont occupés à offrir un sacrifice solennel à Po
seidon: «Déjà, ils ont mis la dent aux premières grillades,
aux splànchna, et ils font brùler les cuisses, les mèrla». Dès
que les gens de Pylos aperqoivent Télémaque, ils s'empressent
de l'inviter. Mais au lieu de se contenter de lui offrir une
part des quartiere de viande auxquels nul n'a encore touché,
les Pyliens suspendent le cours de la cérémonie; ils prient
leurs hótes de verser une libation, de prononcer une courte
prière et de manger une part des grillades, une portion de
splànchna45. De cette manière, Télémaque et ses compagnons
sont pleinement associés au sacrifice: en recevant leur part
des viscères, ils prennent place dans le cercle de ceux que
les Grecs appellent «mangeurs de splànchna», splachneùon

43 F. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques, Paris 1969, nr. 18, col.
A. 1. 4043.
44 G. Daux, La Grande Démarchie : un nouveau calendrier sacrificiel d'At
tigue (Erchia), BCH, 1963, 629.
43 Od., 3, 5-66.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1207

tes, ou sussplanchneùontes, «ceux qui mangent ensemble des


splànchna»46. Cette solidarité des co-mangeurs de viscères est
attestée explicitement par le second témoignage: un rituel
des Eupatrides destiné à purifier le coupable d'un crime de
sang. Ce rituel s'ouvre par un sacrifice auquel participent le
purificateur attitré et une sèrie de personnages dont le nom
n'est pas révélé mais dont la complicité avec le premier s'af
firme à travers les gestes du sacrifice: ils mangent tous ensem
ble les parties vitales de la victime, et cette commensalité
les qualifie pour accomplir collectivement la purification du
meurtrier47.
On est ainsi conduit à mettre en évidence une opposition,
dominante par rapport aux précédentes, entre deux cercles de
mangeurs de viande sacrificielle; l'un, resserré, des co-man
geurs de splànchna, l'autre à la fois plus large et plus làche,
de ceux qui participent au repas sacrificiel. Entre les deux
cercles, il n'y a pas seulement la distance qui séparé le roti
du bouilli, mais la différence qui distingue deux manières de
manger: les viscères de la victime doivent ètre consommés
sur place, croqués tout brulants, tandis que les portions de
viande peuvent ètre mangées plus tard, soit sur place dans
quelque local voisin, soit dans les demeures privées de ceux
qui, pour avoir participé au sacrifice, ont bénéficié de la re
partition des chairs, soit encore, en des lieux plus ou moins
éloignés, chez ceux qui ont regu en hommage, en géras, de
la part du sacrifiant tei morceau de choix prélevé sur la
victime. C'est ainsi, par exemple, que, lors d'un sacrifice so
lennel offert à Apollon dans la cité de Chaleion en Locride
Occidentale, on mettait en réserve, chaque année, une part
de viande qui était expédiée à une poétesse de Smyrne dont
les citoyens de Chaleion avaient fort apprécié un poème écrit
en l'honneur de leur dieu48.
Voilà done entre splànchna et non-splànchna une sèrie de
contrastes. Les uns sont les parties internes de la victime,
les organes vitaux consommés en premier, sur place, et qui,
mangées sans sei, fondent une solidarité très forte entre les
commensaux. Quant aux non-splànchna, c'est-à-dire le reste de

46 Aristoph., Pax, 1115.


47 Athen., 9, 410 A-B.
48 IG, IX, I1, 330 = L. Lerat, Les Locriens de VOuest, Paris 1952, II, 152.

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1208 Μ. DETIENNE

la viande, ils sont constitués par des parties externes, quali


fìées de non-vitales, qui se laissent accommoder avec du sei
et des assaisonnements, mais dont la consummation peut ètre
différée et n'entrarne pas le mème degré de commensalité.
Ces différentes oppositions surdéterminent le partage initial
entre la broche et le chaudron dont la complémentarité ré
gente l'ordonnance de chaque sacrifice sanglant de type ali
mentarne. Elles viennent confirmer l'orientation du rapport
qui s etablit entre le roti et le bouilli, dans un rituel où les
viscères de la victime sont toujours passés à la broche et
consommés avant le reste de l'animai. Le bouilli vient tou
jours après le roti.

Fig. 1

ROTI BOUILLI

Splànchna
Splanchna Non - Splanchna
Splànchna ou krea
kréa
Sans sel
sei Assaisonnements

Vital Non-vital

Dedans Dehors

Avant Après
Apres
Commensalité forte
Commensalite Commensalité faible
Commensalite

Une fois reconnu ce modèle culinaire du rituel sacrificiel,


reste encore à savoir, d'abord, quelle est la signification de ce
double procédé culinaire, ce que veut dire bouillir par rapport
à rótir, et, ensuite, quel est le sens de l'inversion que les
Titans font subir à ce modèle au cours de leur sacrifice. La
seconde question conduira à cerner de plus près le statuì
des acteurs mélés à ce drame orphique.
Entre le roti et le bouilli, les Grecs ont révélé de fagon
explicite une sèrie de différences dont les unes sont culinaires
et les autres culturelles, sans qu'il y ait rupture entre les deux
plans. Ce sont d'abord des jugements qualitatifs qui relèvent

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1209

d'une physique de la cuisine: le roti est plus cru, et serait


ainsi plus sec que le bouilli, ou encore: les viandes grillées
sont plus sèches en dehors qu'en dedans, alors que c'est
l'inverse pour les bouillis. Les Météorologiques d'Aristote ou
les Problèmes de son école sont remplis d'observations de
ce genre, souvent banalisées49. Mais d'autres différences sont
moins immédiates et le culinaire s'y mèle au culturel. Par
exemple, lorsque Philochore compare les mérites respectifs
du rótissage et de la cuisson par ébullition, il ne se contente
pas d'expliquer que rótir est un procédé moins avantageux
que l'usage du chaudron grace auquel on peut non seulement
dépouiller les viandes de leur crudité mais en amollir les
parties dures et cuire le reste à point (pepainein). Philochore
en dit davantage; il affirme que le rótissage oscille le plus
souvent entre deux modes du mal cuit, entre l'à-moitié-cru
et l'à-moitié-brùlé, tandis que la coction par ébullition ré
présente le type de cuisson le plus parfait, celui qui reproduit
dans l'art culinaire le procès suivi par la maturation des
fruits, la pépansis achevée que la Nature obtient en combinant
le sec et l'humide dans le jeu régulier des saisons alternant
au rythme du Soleil50. Avec la cuisson par ébullition, l'art,
la téchnè culinaire s'affirme l'égale d'un procès naturel qui
met à la disposition de l'homme les nourritures les plus
parfaites: la supériorité du bouilli sur le roti n'est pas seu
lement gastronomique, elle est d'abord culturelle. Et Platon
le confirme dans la République, où roti et bouilli s'opposent
mutuellement comme Etat primitif et Société à civilisation
raffinée. Dans le premier, c'est le règne de la vie simple où
l'on fait griller sur la braise des glands et des baies de myrte.
Dans l'autre, il n'y a que ragoùts, nourritures en sauce, plats
mijotés voisinant avec les aromates et les douceurs51. Le con
traste entre les deux régimes est d'autant plus marqué qu'il
est repris dans la description du genre de vie des Gardiens
de la République52: pour ètre semblables à des chiens tou
jours en éveil, l'oeil ouvert et l'oreille tendue, les guerriere
seront astreints au régime des grillades, optà kréata, car les

49 Meteor., 4, 3, 380 a 36 ss.; 381 a 27 ss.; Probi, 5, 34, 884 a 36 ss.


50 Philoch., FGrHist 328 F 173. Cf. Les Jardins d'Adonis, 210-211.
si 372 D-373 A.
52 404 A-D.

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1210 Μ. DETIENNE

ròtissage demande peu d'apprèts et n'exige aucun de ces usten


siles que réclame une cuisine de ràgouts et de viande prépa
rées à la marmite. Certes, Platon prend ici le contre-pied de
l'opinion commune: faire l'éloge du roti est une manière de
refuser l'histoire. Mais, mème en négatif, il témoigne encore
que le temps du roti précède l'àge du bouilli. Tel est bien le
sense qu'Athénion ou son cuisinier prétendait déchiffrer dans
le sacrifice à travers l'usage de consommer les brochettes
sans sei: la broche est bien antérieure au chaudron. C'est
ce qu'affirme également l'auteur du Problème aristotélicien
qui met en quesiton la cuisine des Titans, car une des in
terpretations qu'il envisage pour expliquer l'interdiction de
rótir le bouilli est qu'un pareil procédé menacerait de sub
version une histoire culturelle convaincue que l'humanité a
d'abord mangé de la viande grillée avant d'apprendre l'art
des plats mijotés53.
De la convergence de ces différents témoignages on peut
sans doute conclure que, pour la pensée grecque, le sacrifice,
soumis à la règie de la broche précédant le chaudron, est
porteur d'une certaine représentation de l'histoire de la Cul
ture, dont les traits sont d'autant mieux dessinés qu'ils en
prolongent d'autres, inscrits dans les divers récits mythiques
sur l'origine de la vie cultivée. En effet, entre le roti et le
bouilli qui sont l'un et l'autre des modalités du cuit, il y a
la mème distance qu'entre le cru et le cuit. De mème que le
cuit distingue l'homme de l'animai qui mange cru, le bouilli
séparé le vrai civilisé du rustre con dam né aux grillades (Fig.
2). C'est là, il faut déjà le noter, un schèma qui vient corriger
celui du mythe de Prométhée. Dans ce récit, le sacrifice

Fig. 2
VIANDE
VIANDEJI
mal
mal mieux
„ mieux

CRU *-
> CUIT
CUIT

mal mieux
mal mieux

RÒTT
ROTI *·
>■ROTITI.Τ
BOUILLI Τ

53 Cf. supra, 1202.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1211

sanglant représente, pour l'humanité, le passage d'un àge d'or


à un état qui est un mal ambigu: manger les chairs cuites
d'un animai sacrifìé, c'est régresser d'un mieux vers un mal.
Mais à l'intérieur mème de ce modèle, l'analyse en découvre
un second, autrement orienté que le premier: du mal au
mieux, dans le sens qui conduit du roti au bouilli. (Fig. 3).

Fig. 3
Prométhée
Promethee
MIEUX
et

le sacrifice non-viande
LE SACRIFICE age d'or
non-viandeàge d'or

viande
viande àge deage
ferdeMAL
fer MIEUX
MAL MIEUX
MAL roti bouilli

Et sans doute faut-il ici, en guise de confirmation, allé


guer, de fagon paradoxale, le témoignage de certains des
disciples de Pythagore, dont un des préceptes recommande
de ne pas ròtir le bouilli54. Recommandation qui n'est certes
pas formulée par les Purs, convaincus de ne jamais commettre
le moindre " meurtre ", mais qui convient parfaitement à ces
Pythagoriciens qu'un compromis avec l'ordre politico-religieux
conduisait naturellement à sanctionner l'ordre inserii dans
la pratique fondamentale du sacrifice sanglant. Une fois le
sacrifice accepté avec les aménagements que nous avons exa
minés ailleurs5S, il n'est plus question de le subvertir du de
dans. Et le précepte des Pythagoriciens, au lieu d'etre l'écho
déformé du mythe orphique, apparali bien plutót comme une
marque destinée à différencier, ici encore, les disciples de
Pythagore des fidèles d'Orphée.

54 Iambl., V.P., 154, p. 87, 6-7 Deubner.


55 La cuisine de Pythagore, Archives de sociologie des religions, XXIX,
1970, 155-157.

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1212 Μ. DETIENNE

Des lorse l'inversion que fait subir le mythe orphique aux


procédures culinaires du sacrifice n'est plus seulement évi
dente; sa signification paraìt livrèe par la simple référence au
modèle que nous venons de dégager. Aller du bouilli au roti,
c'est opérer un renversement décisif qui vient effacer dans
le jeu mème du rituel toute trace de positivité. Mais pour
interpréter correctement ce travail de dénégation, il convieni
d'abord d'interroger les acteurs choisis par les Orphiques pour
exécuter ce sacrifice primordial. Qui sont done ces Titans?
Sont-ce simplement des Royaux, des puissances qui ont voca
tion à la souveraineté et qui se distinguent par une violence
orgueilleuse dont Dionysos, après Zeus, serait réduit à faire
les frais? Dans l'image que nous en livrent les différentes
versions du mythe, deux détails méritent une attention parti
culière: d'une part, les Titans qui s'emparent de Dionysos
sont des ètres couverts de gypse56; par ailleurs, leurs cendres,
mèlées à la terre, vont donner naissance aux premiers repré
sentants de l'espèce humaine57.
Le déguisement qu'empruntent les bourreaux de Dionysos
avait éveillé l'intérèt de H. Jeanmaire, qui était friand de tou
tes les données mythiques ou rituelles de la Grèce ancienne
que l'ethnologie pouvait éclairer par comparaison. Ces hom
mes masqués, couverts de plàtre, dont la troupe encerclait
un jeune gargon, n'évoquaient-ils pas de ίηςοη surprenante
les adultes des sociétés africaines qu'une couche de terre
blanchàtre transformait en ètres surnaturels aux yeux de ceux
qu'ils avaient la charge d'initier? Et Jeanmaire croyait pou
voir conclure que le mythe des Orphiques s'était contenté de
transposer les dangers courus par l'adolescent à l'occasion
des rites de passage58. C'était négliger dans le récit toutes les
connotations sacrificielles, c'était oublier également que dans
l'orphisme ce mythe était inséparable d'une anthropogonie:
il s'agit de l'origine de l'homme, non pas de l'éducation du
jeune Dionysos. Celui-ci n'accède pas à la vie adulte des Ti
tans qui l'auraient initié59, mais ce sont ses bourreaux que la

56 O.F., 209 Kern.


57 Dio. Chrysost., 30, 55.
58 Η. Jeanmaire, Dionysos, Paris 1951, 390. La voie avait été ouverte par
J. Harrison, Prolegomena to the Study of Greek Religion3, Cambridge 1922
(Réimpr. N.Y. 1955), 491-4.
59 L'objection a été faite par M. P. Nilsson dans un compte rendu du livre
de Jeanmaire: Gnomon, XXV, 1953, 276.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI RÓTI 1213

foudre vient réduire en cendres d'où sortirà l'espèce humai


ne w. En fait, le détail du gypse ne vient nullement contredire
le sens du récit.
Techniquement, le gypse (giipsos), c'est le plàtre, qui est,
en Grèce, assez rarement utilisé comme enduit. Dans les cons
tructions minoennes, la pierre a plàtre est le plus souvent
employée sous forme de dalles, destinées aux seuils, aux or
thostates, aux bases de colonne61. Mais cette pierre blanche
est souvent associée et mème confondue avec la chaux vive
que Ton obtient par cuisson dans les fours des calcaires et
des marbres. Or le terme spécifique pour désigner la chaux
vive, c'est titanos, ou " titan ", qui signifie la poussière blan
chàtre, l'espèce de cendre (téphra) de couleur blanche que
produit la crémation de toute espèce de calcaire62. Dès lors
ces meurtriers couverts de gypse ne seraient-ils pas cachés
par cela méme qui révèlerait le mieux leur identité?63 C'est
ce que semblent indiquer certaines traditions sur l'existence
de premiers autochtones, appelés tan tòt Titàn, tantòt Titénios
ou Titakos64. D'après Philochore, le plus célèbre des Atthi
dographes, la Terre Attique s'appelait autrefois la " Terre
Titane ", Titanis gè, nom qui lui venait d'un certain Titénios
qui habitait aux environs de Marathon: plus ancien que les
Titans, seul, disait-on, il n'avait pas livré combat contre les
dieux65. Titénios faisait sans doute partie de ces Royaux
dont l'autochthonie remontait à des temps antérieurs à Cé
crops, comme semblait l'admettre Istros dans son recueil
des histoires de l'Attique66. Et, de la mème manière, pour les
gens de Sicyone, le premier habitant de la terre s'appelait

60 Les Titans ne sont pas davantage les ennemis par excellence de Dio
nysos, comme le suggère P. Boyancé (Le " Dionysos " de Η. Jeanmaire, RPhilos,
1956, 116), qui voudrait ramener cette séquence du mythe à un thème domi
nant de la mythologie de Dionysos: refus et persécution.
61 R. Martin, Manuel d'architecture grecque, Paris 1965, I, 425.
62 A. Orlandos, Les matériaux de construction et la technique architectu
rale des anciens Grecs, (tr. fr. Vanna Hadjimichali), Paris 1966, I, 136-148.
63 La relation entre les Titans et le plàtre (titanos) avait déjà été indi
quée très rapidement par A. Loisy, Mystères paiens et mystère chrétien2,
Paris 1930, 33, n. 2. Mais nous la devons à J.-P. Vernant qui Ta développée
dans un des ses séminaires à l'École des Hautes Études, en 1970.
64 L'attention sur ces notices a été attirée par une étude de M. Pohlenz,
Kronos und die Titanen, Neue Jahrbiicher fiir das klassische Altertum,
XXXVII, 1916, 581-583.
65 FGrHist., 328 F 74 (avec les commentaires, en II, b [Supplément], I,
Leiden 1954, 354-355).
66 FGrHist., 334 F 1 (avec les remarques, ibid., 627).

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1214 Μ. DETIENNE

Titàn: c'était le frère du Soleil et il avait donné son nom à


tout le pays, appelé désormais Τ itane67.
Dans toutes ces traditions, il s'agit de vivants nés de la
terre, et, plus précisément, formés de l'élément terreux mèlé
de feu que désigne leur nom de titanos, de chaux vive. Le
Titan de Sicyone a pour frère le Soleil. Ce mélange de feu
et de terre est aussi une donnée physique inserite dans les
Météorologiques d'Aristote: «les corps formés de terre sont
le plus souvent chauds par suite de l'activité de la chaleur
qui les a produits, par exemple la chaux et la cendre, titanos
kaì téphra»68. Mais les commentaires d'Eustathe à lepopée
homérique ont gardé souvenir d'une relation beaucoup plus
précise entre ces premiers autochthones appelés Titans et
les ennemis de Dionysos couverts d'une poussière blanchàtre.
En marge des vers de l'Iliade qui évoquent les blancs som
mets du Titane69, le savant archevèque de Thessalonique
nous rappelle que titanos est le nom technique de la chaux
vive et que ce nom lui vient directement du supplice subì
dans le mythe par les Titans lorsqu'ils furent réduits en
cendres par le feu de Zeus et confondus avec la poussière
blanche que produit la cuisson des calcaires et des marbres70.
Les Titans du mythe orphique ne se laissent done pas
confondre avec les adversaires de Zeus dans la Théogonie
d'Hésiode. Dans le récit du meurtre de Dionysos, ce sont des
puissances qui participent à la fois des dieux et des hommes:
des dieux parce qu'ils sont, comme eux, antérieurs à la race
humaine, mais aussi des hommes parce que les affinités de
ces personnages avec une certaine matière terreuse, avec la
poussière de chaux, les qualifient pour jouer le ròle d'ancé
tres d'une race aussi profondément enracinée dans la glèbe
que les " mangeurs de pain ". Dans toute une sèrie de tradi
tions aussi marginales que les précédentes, l'espèce humaine,
que la Théogonie d'Hésiode se représente jouissant de la
commensalité des dieux avant d'en ètre séparée par le par
tage sacrificiel, fait au contraire son apparition soit en émer

« Paus., 2, 11, 5.
ω 4, 11, 389 a 28.
69 IL, 2, 735.
70 Eust., 332, 24 ss.

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DIONYSOS MIS Λ MORT OU LE BOUILLI RCiTI 1215

geant des entrailles de la terre71, soit en s'animant sous les


doigts d'un démiurge qui l'a fagonnée après avoir mélangé
la terre et l'eau, disent les uns 72, la terre et le feu, ainsi que
d'autres le prétendent73. Et c'est précisément toute une part
de ces récits circulant en marge de la tradition officielle que
la pensée orphique récupère et quelle réorganise dans un
mythe théologique dont les Grecs eux-mèmes soulignaient le
caractère composite en y dénongant une forgerie d'Onoma
crite, qui aurait — selon la version de Pausanias — adapté
des rites sacrés à Dionysos, emprunté à Homère le nom des
Titans et imaginé de faire de ces personnages les auteurs des
souffrances de Dionysos74. Si l'analyse que nous venons de
faire oriente plutòt vers d'autres sources, elle semble toute
fois montrer plus nettement l'originalité orphique de ce my
the, car les Titans, meurtriers de Dionysos, introduisent di
rectement au centre de la théologie orphique, c'est-à-dire à
l'anthropogonie; c'est de leurs cendres que vont naìtre les
hommes. Davantage: ces Titans couverts de gypse ne sont
pas seulement les ancètres de l'espèce humaine, ils sont
aussi, par leur statuì de vivants primordiaux et par leur
nature mi-terreuse, mi-ignée, la préfiguration dramatique des
premiers ètres humains. En égorgeant Dionysos, en dépegant
ses membres pour les cuire au chaudron et à la broche avant
de les consommer, les Titans sont déjà ces hommes qui
accomplissent les gestes du sacrifice sanglant et qui assassinent
sauvagement les victimes innocentes dont ils vont se repaitre
sans émoi.
A ce point, il faut confronter de fagon plus systématique
les Titans de l'orphisme avec le Prométhée d'Hésiode. Le lieu
mème où se déroule le premier sacrificie du boeuf invite à
confronter acteurs et intentions. C'est à Mékoné qu'officie Pro
méthée, dans cette région de Sicyone à laquelle un Titan

71 Les hommes de bronze naissent des Frènes, les Corybantes phrygiens


surgissent de la terre et grandissent comme des arbres sous l'oeil étonné
du Soleil; ou encore ce sont les Dryopes, les compagnons du chéne. Cf.
L'Olivier, un mvthe politico-religieux, RHR, 1970, 15.
72 Hesiod., Òp., 61; Xenophan., Β 33 Diels-Kranz7; Aristoph., Aves, 686;
Paus., 1, 4, 3.
72 Plat., Protag., 320 D.
74 Paus., 8, 37, 5 = Test. 194 Kern.

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1216 Μ. DETIENNE

autochtone aurait autrefois donné son nom. Les Titans or


phiques répondent au Prométhée d'Hésiode, qui est comme
eux de nature titanique. Mais Prométhée est d'abord le héraut
des dieux; c'est en médiateur qu'il opère le sacrifice et pro
cède au partage; il n'est pas ici le démiurge qui faconne l'ar
gile humaine dont parlent certaines traditions écartées par
Hésiode. La différence est capitale: elle touche à l'orientation
du premier rituel de sacrifice. Quant aux autres divergences
dont l'évidence paraìt plus grande, — le feu et la victime —,
elles ne sont que mineures. Lune, celle du feu, est plus qu'il
lusoire, car en face de la double opération culinaire des Ti
tans nous avons vu qu'il fallait déployer les procédures du
rituel officiel dont Prométhée reste l'initiateur75, malgré le
silence d'Hésiode sur le ròle respectif des deux modes de
cuisson. Quant à la victime, le choix du boeuf, d'un coté,
celui d'un jeune enfant, de l'autre, n'est certes pas sans im
portance, mais la différence à nouveau ramène à l'essentiel,
c'est-à-dire l'intention du sacrifice. Dans l'un et l'autre cas,
il s'agit de justifier la position de l'homme dans le monde.
Le mythe de Prométhée raconté par Hésiode met l'accent
sur les rapports de communication que le sacrifice permei
d etablir entre les dieux et les hommes à travers la distance
qui séparé les deux partenaires: Prométhée leur sert d'inter
médiaire pour régler le différend; de la mème victime animale,
choisie parce quelle est proche de l'homme sans pour au
tant se confondre avec lui, chacun va recevoir la part qui
l'établira dans sa différence. Au contraire, dans le mythe or
phique, les Titans ne jouent aucun róle médiateur, tout leur
comportement les rejette du coté des hommes, et les dieux
ne sont présents que par l'intermédiaire de l'enfant qui
joue le ròle de la victime. Le mythe insiste cette fois, non sur
la distance qui peut ètre franchie, mais sur la déchéance de
l'espèce humaine, condamnée à surgir des résidus d'un crime
que renouvellent, dans l'ignorance confuse, les gestes quoti
diens de ceux qui s'imaginent rendre grace aux dieux en dé
vorant les chairs de victimes égorgées.
Toute la mise en scène de ce premier sacrifice tend done

'5 Contra, J. Rudhardt, Les mythes grecs relatifs à l'instauration du sa


crifice: les roles corrélatifs de Prométhée et de son fils Deucalion, ΜΗ,
XXVII, 1970, 1-15.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1217

à montrer que le sacrifice sanglant de type alimentaire est


originellement, dans le temps exemplaire du mythe, un cri
me, un acte d'anthropophagie, un repas allélophagique où les
Titans, ces premiers vivants surgis de la terre, se sont con
duits comme les meurtriers d'un enfant dont ils ont englouti
les membres dépecés et soigneusement cuisinés. Cette cuisine
horrible revèt dans ce mythe les apparences de l'ordre culi
naire qui spécifie Facte sacrificiel, avec toutefois une diffe
rence essentielle: l'inversion du roti et du bouilli, dont nous
pouvons maintenant comprendre mieux encore le sens et
1'intention. En effet, en adoptant le schème " bouilli suivi de
roti ", les Orphiques entendent bien nier le procès qui fait
du sacrifice, au niveau de la cuisine, un acte positif, une pra
tique à connotation " progressiste Aller du bouilli au roti,
ou ròtir le bouilli, c'est, tout en respectant l'apparence for
melle du sacrifice, l'inverser du dedans, le nier de l'intérieur
après l'avoir condamné du dehors. Ce sacrifice est un mal,
rien ne peut infléchir son orientation.
Le meurtre de Dionysos par les Titans vient done illus
trer directement l'enseignement majeur apporté par Orphée:
«s'abstenir de meurtres, de phónoi», avec le double sens de
cesser de manger de la viande et de mettre un terme à Fassassi
nat d'ètres humains. A travers ce mythe, Orphée enseigne aux
hommes qu'il faut refuser toute pratique du sacrifice sanglant,
parce que ce rituel, loin de permettre d'établir des relations
avec les dieux, reproduit sous une forme à peine déguisée un
crime dont Fespèce humaine ne cesserà de participer tant
quelle n'aura pas définitivement reconnu sa filiation titanique
et entrepris de purifier par le genre de vie dit orphique l'élé
ment divin enfermé en elle par la voracité de ceux qui autre
fois ont égorgé le jeune Dionysos.
Les exégètes modernes de l'orphisme, quand ils ne re
fusent pas simplement toute créance à ce mythe sur les Ti
tans 76, ont souvent objecté que la mise à mort de Dionysos
η etait pas nécessairement liée à l'origine titanique de Fespèce
humaine77. Le dossier philologique, en effet, semblait inviter

76 Point de vue de Wilamowitz et de Festugière.


77 Reprenant la critique de Ivan M. Linforth, L. Moulinier a résumé les
différentes objections (Orphée et l'Orphisme à l'époque classique, Paris 1955,
59).

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1218 Μ. DETIENNE

au scepticisme. Il est vrai que le traité plutarchéen Sur la


manducation des viandes est le premier témoignage qui éta
blisse une homologie explicite entre les Titans dévorant Diony
sos et l'humanité carnivore78; il est non moins exact que nul
avant Dion Chrysostome ne raconte la naissance des hommes à
partir des cendres des Titans79. Entre ces témoignages du pre
mier siècle de notre ère et Onomacrite, contemporain des
débuts de l'Orphisme, il y a six siècles d'écart. Il en faut moins
pour qu'un philologue se sente pris de vertige. Mais l'analyse
que nous venons de faire permet de répondre à ces objec
tions strictement philologiques: le my the raconté dans le
poème orphique intitulé Télétè, "Rite d'initiation contieni,
dès la plus ancienne version, certains détails dont l'intelli
gence exige le détour par des pratiques alimentaires que la
première tradition, celle d'Aristophane et de Platon, met au
coeur du genre de vie adopté par les disciples d'Orphée. Nous
avons vu que le traitement infligé à Dionysos par les Titans
est dépourvu de sens s'il n'est pas référé au rituel du sacri
fice sanglant de type alimentaire. Or c'est de ce problème que
débattent essentiellement les milieux sectaires: manger ou
ne pas manger de la viande. Du coté des Pythagoriciens ou du
coté de la cité, en particulier dans les récits sur le rituel du
Meutre du Boeuf, il n'est question que de fixer la position
de l'homme par rapport aux bètes et aux dieux. C'est pourquoi
le mythe centrai des Orphiques débouche si naturellement
sur une anthropogonie.
Jusqu'à présent, notre analyse s'est bornée à déchiffrer
l'histoire des Titans et de Dionysos en fonction d'un modèle
sacrificiel dont elle nous semblait reprendre les termes tout
en les inversant. Si, chemin faisant, il nous a fallu reconnaìtre
l'identité des meurtriers de Dionysos pour comprendre le
sens théologique du mythe, nous avons apparemment négligé
de nous occuper de la victime et des problèmes qu'elle pose.
Or, si les Titans ont été choisis par les Orphiques à des fins
que nous avons tenté de cerner, le choix de Dionysos pour
ètre la victime de ce festin d'anthropophages n'est sans doute
pas davantage gratuit. En effet, son intrusion dans le discours

78 Plut., De esu carnìum, 996 C = O.F., 210 Kern.


τ> 30, 55.

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DIONYSOS MIS Λ MORT OU LE BOUILLI ROTI 1219

que les Orphiques développent autour du refus du sacrifice


sanglant pose au moins deux questions. La première, interne
à l'orphisme, est un problème d'architecture théologique:
quelle est la place de Dionysos comme puissance divine dans
la pensée théogonique des Orphiques? Quant à la seconde,
elle s'ouvre sur les relations entre l'orphisme et le mouve
ment dionysiaque: est-ce par hasard que la théologie des Or
phiques a retenu à la place du boeuf ou de l'animai sacrifié
une victime que ses fidèles se plaisent à invoquer sous le nom
de " mangeur de chair crue "?
De ces deux problèmes, le premier découle directement
d'un détail du récit dont notre analyse n'a pas encore fait
état. Il s'agit cependant d'une précision d'ordre culinaire.
Certaines des versions de la mort de Dionysos mettent l'accent
non pas sur le crime, ni sur le chàtiment des coupables, mais
sur le sort de la victime. Dionysos, une fois bouilli et roti,
est soigneusement partagé entre tous les convives, et, cepen
dant, il va renaìtre. Mises à part deux variantes qui décrivent
la collecte des membres de Dionysos, dans un cas, par Zeus,
dans l'autre, par Déméter-Rhéa80, les autres versions associent
étroitement la renaissance de Dionysos au traitement privi
légié d'un des organes de la victime: «des membres de l'en
fant», dit lune d'elles, «ils firent sept parts, mais c'est seu
lement le coeur, doué d'intelligenge, qu'ils abandonnèrent» 81.
Qu'il soit simplement soustrait au partage ou qu'il soit sauvé
par Athéna qui le dérobe, le coeur de Dionysos est le seul
morceau de la victime que les Titans ne consomment pas.
Son statut privilégié se trouve confirmé par toute une tradi
tion rituelle qui formule l'interdiction de manger le coeur.
Normalement, cet organe fait partie des viscères, des
splànchna qui sont servis en brochettes au début du sacrifice.
Mais plusieurs règlements de cultes prescrivent de s'abstenir
du coeur de la victime. Dans une inscription qui détaille les
cérémonies célébrées au prytanée d'Ephèse par le collège des
Courètes82, il est prévu que le prytane doit allumer le feu,
brùler des aromates sur tous les autels et fournir les victimes

so O.F., 35 et 36 Kern.
81 O.F., 210 a et b Kern.
82 Cf. en général, J. Keil, Kulte im Prytancion von Ephesos, Anatolian
Studies Buckler, Manchester 1939, 119-128.

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1220 Μ. DETIENNE

à ses frais 83. Leur nombre s'élève à 365 dont 190 devront ètre
offertes kardiourgoùmena et ekmèrizómena: les cuisseaux se
ront découpés pour ètre consumés en l'honneur des dieux.
Quant aux coeurs, ils seront extraits des victimes84, c'est-à-dire
soustraits à la consommation pour des raisons dont le carac
tère spécifique nous échappe dans ce contexte mais que d'au
tres documents permettent d'indiquer en découvrant les rela
tions de cet interdit avec d'autres du mème genre. C'est ainsi
qu'une loi sacrée de Rhodes, datée du Ier siècle de notre
ère, impose à qui veut pénétrer dans un sanctuaire (d'Asclé
pios ou de Sarapis?)85, en état de pureté, hàgnos, de respecter
une triple interdiction: ni relations sexuelles, ni fèves, ni
coeur86. Régime qui n'a pas la sévérité de celui qui est im
posé aux prètres de Zeus et d'Athéna dans leur sanctuaire du
mont Cynthe, sur l'ile de Délos, aussi longtemps, semble-t-il,
que dure leur sacerdoce: ni femmes, ni alimentation carnée87.
A Rhodes, la continence est temporaire, et l'abstinence par
tielle, puisqu'elle se limite aux fèves et au coeur. Ces deux
derniers interdits se retrouvent chez les Pythagoriciens sans
que ceux-ci en aient l'exclusivité dans les milieux mystiques:
ni les disciples d'Orphée ni les initiés d'Eleusis ne mangent
non plus de fève88. Mais l'étroite association du coeur et

83 Règlement cultuel du Ille siècle de notre ère publié par F. Miltner


et G. Marech, Anzeiger A. W. Wien, XCVI, 1959, 39-40. Repris par F. Sokolowski,
Lois sacrées des cités grecques. Supplément, Paris 1962, nr. 121.
84 Le sens de kardiourgoùmena est éclairé par Hesychius, s.v. kardioùsthai
où kardiourgein est glosé par kardioulkein, tirer le coeur de la victime, sens
donné par Lultan, De Sacrificiis, 13. Cf. A. Henrichs, Die Phoinika des Lol
lianos, Bonn 1972, 71-72.
85 Rien ne permet de préférer I'un à l'autre.
86 Publié par S. Accame, Mem. 1st. Stor. Arch, di Rodi, III, 1938, 69-71 et
repris par F. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques. Supplément, Paris
1962, nr. 108, I. 1-3. J. et L. Robert, Bull. Epigr., 1946-1947, nr. 157 ont pensé
à une influence pythagoricienne, mais la suite de l'inscription les en a dé
tournés, car il est question de verser certaines sommes dans un tronc,
thesaurós, pour offrir des sacrifices sanglants dont les victimes sont le boeuf,
des quadrupèdes (porc, chèvre, mouton), et le coq. Si la présence de victimes
animates n'exclut pas immédiatement une référence aux Pythagoriciens, celle
d'une victime comme le boeuf semble bien justifier les réserves émises par
J. et L. Robert.
87 Nudité des pieds, port de vètements blancs vont de pair avec la pu
reté des mains et de l'àme: P. Roussel et M. Launey, Inscriptions de Délos,
Paris 1937, nr. 2529, 1. 16-17. Règie d'un genre de vie ou ascése temporaire?
demande H. Jeanmaire, Sexualité et mysticisme dans les anciennes sociétés
helléniques, dans Mystique et continence, «Les Études Carmélitaines», Paris
1952, 54.
ss Cf. Paus., 1, 37, 4 = Test. 219 Kern; O.F., 291 Kern.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1221

de ce légume trouve dans le pythagorisme le contexte qui pro


pose en des termes explicites la justification la meilleure de
ce double interdit, fondamental pour tout le mysticisme grec.
Si la fève est bien, dans le monde des plantes, le lieu de
la génération le plus marqué, au point d'apparaìtre comme un
mélange horrible de sang et de sexe dans les fantasmes des
Pythagoriciens, l'interdiction d'y gouter ne fait que reprendre
en des termes plus pressants la défense triviale de consommer
de la viande ou de verser le sang d'un ètre vivant89. Mais nous
savons que, dans le mème courant mystique, le refus du sa
crifice sanglant peut prendre la forme affaiblie de l'interdic
tion de consommer certaines parties de la victime dont les
plus fréquemment nommées sont le coeur et la cervelle: «ne
croque pas le coeur», dit un précepte pythagoricien, «ne man
ge pas la cervelle», ajoute un autre, souvent accolé au pre
mier 90. Le coeur et la cervelle sont, en effet, dans l'ètre vivant
le lieu de la génération: genéseós arche. Cette expression —
«principe de la vie» — est employée par un interlocuteur des
Questions de Table de Plutarque qui croit devoir chercher
dans les doctrines orphiques ou pythagoriciennes la raison
du refus qu'un des convives vient d'opposer à l'invitation de
manger un oeuf91. Comme le coeur ou la cervelle, qui présente
aux yeux des Pythagoriciens de si grandes affinités avec le
sperme92, l'oeuf ne peut ètre consommé parce qu'il est le
vivant par excellence, ainsi qu'en témoignent les representa
tions orphiques de l'oeuf primordial d'où surgira Phanès
Eròs, disent certains, et dont la coquille brisée, selon d'autres,
donnera forme à la terre et au ciel93. L'oeuf, le coeur et la fève
sont ainsi tous les trois ramassés dans une mème liste d'in
terdictions qu'énumère pour les initiés de Dionysos Bromios
un règlement cultuel provenant de Smyrne et daté du Ilème

89 Les Jardins d'Adonis, Paris 1972, 96-100.


9° Jambl., Protrep., 21, p. 108, 5-6 ed. Pistelli; Arist., F. 194 Rose (Ael., V.H.,
4, 17 et Aul.-Gell., 4, 11); Jambl., V.P., 109, éd. L. Deubner, p. 63, 2-3.
91 Quaest. conv., 2, 3, I, 635 e/f. Dans les Theolog. arithm. de [Jambl.], 22,
ia cervelle est dite l'arché de l'homme et le coeur est appelé l'arche du
vivant.
92 Diog. Laert., 8, 28, éd. A. Delatte, p. 127, 11-15, et Ies remarques de M.
Delcourt, Tydée et Mélanippe, SMSR, XXXVII, 1966, 176-178.
92 A. Olivieri, L'uovo cosmogonico degli Orfici, Memoria R. Acc. Lett.,
Napoli, VII, 1919 (1920), 297-334; R. Turcan, L'Oeuf orphique et les quatre
éléments, RHR, 159-160, 1961, p. 11-23.

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1222 Μ. DETIENNE

siècle de no tre ère94 : ne pas s'approcher des autels en vète


ments de couleur noire, ne pas porter la main sur des victimes
non sacrifiables, ne pas servir d'oeufs dans les banquets en
l'honneur de Dionysos, faire brùler sur les autels le coeur (de
la victime)95, s'abstenir de menthe96 qui (accompagne?) la
race exécrable des fèves. Mais l'horreur provoquée par ces
légumineuses regoit dans ce contexte dionysiaque une justifi
cation inèdite que le mème règlement invite à fournir aux
initiés de ces mystères: les fèves sont nées des Titans, meur
triers de Dionysos97. Si ce document rédigé en hexamètres
dactyliques est, comme le suggérait A. D. Nock, un produit de
l'activité oraculaire de l'Asie Mineure, au cours du Ilème
siècle de notre ère98, son originalité n'est pas de combiner
les préceptes orphiques avec les tabous pythagoriciens en leur
donnant une coloration dionysiaque, c'est bien plutót de sur
déterminer des motifs parallèles mais d'origine différente:
d'inventer, par exemple, une origine titanique pour les fèves.
Ces légumineuses ne sont plus seulement le double, nocturne
et sanglant, de la piante humaine, dont la manducation con
damne au cannibalisme; les fèves sont elles-mèmes issues de
ces vivants primordiaux que leur conduite anthropophagique
a promus au rang d'ancètres de l'humanité carnivore. Le
cannibalisme dont les fèves sont marquées passivement est
redoublé par l'allélophagie dont les Titans témoignent sur un
mode actif; et l'horreur qu'inspirent à leur tour les Titans
rend plus vive la répulsion dont les fèves sont l'objet. Mais,
par contraste, le mème contexte de prescriptions mystiques
vient démontrer qu'il n'y a aucune relation de dépendance
directe entre l'interdiction de manger le coeur, formulée par
les rituels, et la conduite adoptée par les Titans dans le mythe
orphique. Le coeur est ici prohibé pour la mème raison que

94 Publié par J. Keil dans Anzeiger Osterr. A. W., 1953, 16 ss. et repris
par F. Sokolowski, Lois sacrées de l'Asie Mineure, Paris 1955.
95 Consumer le coeur «sur les autels sacrés», c'est s'en interdire la
consommation et le laisser dans la part qui revient aux dieux.
96 Cf. G. Daux, L' inter diction rituelle de la menthe, BCH, LXXXI, 1957,
1-5, a proposé, à la suite de Kalleris, de lire au lieu de edeosmoù la forme
hèdeosmoù, c'est-à-dire un des noms de la menthe, de la piante qui est en
core aujourd'hui en Grece un condiment quasi indispensable pour les fèves.
97 1. 15-16: έχϋροτάτην £ίζαν κυάμων έκ σπέ [ρματος...] Τε'.τάνων προλέγειν
μύσταις [ ].
98 Α. D. Nock, art. c., 852.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI RÒTI 1223

l'oeuf: parce qu'il est principe du vivant, archè, dans le double


sens de ce qui commence et de ce qui commande
De cette representation du coeur que systématisent, cha
cun à sa manière, médecins et physiciens 10°, Philon d'Alexan
drie 101 propose une version triviale où se nouent les traits essen
tiels. «On sait que, d'après les meilleurs médecins et physi
ciens, avant l'ensemble du corps, le coeur prend forme le
premier, comme l'assise d'une maison ou la quille d'un na
vire. Et l'on dit que le coeur palpite encore après la mort
pour disparaìtre le dernier de la mème manière qu'il est
appare le premier». Premier et dernier, comme la déesse du
Foyer, Hestia, à laquelle le compare le traité aristotélicien
Sur les parties des animaux: «le coeur est nécessaire parce
qu'il est le principe de la chaleur, et il faut une espèce de
foyer, hestia, où se conserve la fiamme de la nature. Ce foyer
doit ètre bien gardé, car il est comme la citadelle du corps,
son akrópolis» 102. Pour tous les vivants à régime sanguin, le
coeur est le premier organe formé, il a immédiatement du
sang, il est le premier produit de l'humeur sanguine dont la
condensation constitue les viscères. Principe du sang qui ani
me le vivant, le coeur en est aussi le premier réceptacle, il
est la partie du corps qui commence à remuer, avant toutes
les autres, comme un petit animai103. Ce coeur qui naìt le
premier est aussi celui qui occupe la première place, celle du
milieu: position privilégiée parce que le milieu est unique et
parce qu'il peut ètre atteint de tous les points également ou
presque. Dans le mème ouvrage, qui développe longuement
cette représentation, Aristote insiste sur la position centrale
du coeur: il est logé au milieu de la cage thoracique, mème
si il faut bien concéder que, dans le corps humain, le coeur

99 II faut donner leur pleine valeur aux raisons alléguées par Plut.,
Quaest. conv., 2, 3, 1, 635 e/f. Expliquer le tabou pythagoricien par l'influence
de l'Orphisme, comme le fait Μ. Tierney, A Pythagorean Tabu, dans «Mé
langes E. Boisacq», Bruxelles 1938, 317-321, c'est méconnaìtre la différence
entre les deux mouvements mystiques.
κ» cf. C. R. S. Harris, The Heart and vascular System in Ancient Greek
Medicine, 1972.
ιοί Legum allegoriae, II, 6, p. 107 Mondésert. L'intérèt de ce texte a été
dénoncé par P. Boyancé, L'Apollon solaire, dans «Mélanges J. Carcopino»,
Paris 1966, 167, nr. 3.
i°2 670 a 23-26. Cf. S. Byl, Note sur la place du coeur et la valorisation
de la μεσάτης dans la biologie d'Aristote, AC, 1968, 467-476.
103 666 a 7-10 et 20-22.

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1224 Μ. DETIENNE

se dirige légèrement vers la gauche pour compenser le re


froidissement de cette partie moins privilégiée, par rapport à la
droite. La seule place que le coeur puisse occuper est le cen
tre, le point de l'espace le plus valorisé, le lieu de l'arche d'où
l'on commande et à partir de quoi tout commence 104. C'est
ce mème modèle que Philolaos exploite sur un pian cosmolo
gique, dans la théorie d'un feu centrai, hestia: le monde se
forme sous le commandement et à partir du milieu; il croìt
de manière égale vers le haut et vers le bas 105.
Sans doute, aucun témoignage n'affirme explicitement que
l'orphisme a partagé cette conception, mais Aristote nous
garantii que les " soi-disant " vers d'Orphée contenaient une
théorie du développement de letre vivant d'après laquelle les
parties de l'animai se formaient les unes après les autres, à la
manière d'un filet que l'on tresse 106. Le coeur n'était certai
nement pas le dernier-né. Bien au contraire, comme le donne
à penser l'histoire des Titans: si le coeur est la seule partie
de Dionysos qui échappe à la destruction, c'est que la conser
vation de cet organe, le plus vivant en tout ètre animé, per
mei à ce dieu de renaìtre, mème après avoir été consommé.
Pour reprendre le discours de la tradition rappelée par Aris
tote: le coeur n'est le dermier que parce qu'il est aussi le
premier.
Tel est précisement le statut de Dionysos dans la théolo
gie des Orphiques: le terme d'une sèrie dont il est aussi le
principe et l'initiateur. Dans le système appelé Théogonie des
Rhapsodes, six générations divines se succèdent: Phanès, qui
est aussi appelé Mètis, surgit le premier dans une lumière
éclatante; il cède ensuite le sceptre de la souveraineté à Nuit;
Ouranos puis Cronos lui succèdent, et Zeus est le cinquième
souverain, dont la puissance s'établit grace aux conseils de la
Nuit et avec la complicité de Phanès - Mètis englouti par le
nouveau roi des dieux. C'est à son fils, né de son union avec
Perséphone, que Zeus remet enfìn le pouvoir royal: Dionysos
sera le dernier souverain, car la sixième génération marque

io» 666 a 14-16; 666 b 6-10.


]°5 Philolaos Β 17. Cf. W. Burkert, Weisheit und Wissenschaft, Niirnberg,
1962, 248 sqq.
106 Arist., Gener. Anim., 734 a 16 = O.F., 26 Kern.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI RÓTI 1225

un retour à la première107. Dionysos n'est qu'un autre nom


de PhanèsI08: par la médiation de Zeus, le Premier-Né lumi
neux des origines s'identifie à ce dernier né qui sera le jeune
et nouveau roi du monde et des dieux109. Sa renaissance ferme
le cercle des générations divines comme sa mise à mort par
les Titans vient ouvrir pour Tespèce humaine le cycle des
naissances et de la génération.
Le róle centrai assumé par Dionysos dans l'orphisme,
sur le triple pian cosmogonique, théogonique et anthropolo
gique, pose en termes pressante la question des rapports entre
cette forme de pensée religieuse et le mouvement mystique
qui se développe dans le dionysisme à la mème époque, mais
sous des formes entièrement différentes. Question d'autant
plus pertinente qu'elle s'énonce sur le pian de la pratique
sacrificielle, aussi bien dans les procédures mises en oeuvre
que dans le statuì de la victime. Si certains des modernes
se sont laissés abuser par la ressemblance toute artificielle
entre le rituel omophagique du " déchirement " de la victime
dans le dionysisme et la mise à mort de Dionysos sacrifié
rituellement par les Titans, d'autres, plus avisés mais con
vaincus que l'Orphisme était une espèce de protestantisme à
l'intérieur du dionysisme, se satisfaisaient d'observer que le
mythe orphique maquillait en crime le sacrement dionysiaque
de l'omophagie. C'était déjà entrevoir l'importance du sacri
fice pour confronter ces deux mouvement mystiques. En effet,
l'omophagie est pour le dionysisme ce que le refus de manger
de la viande est pour l'Orphisme. Manger cru, c'est aussi
une manière de rejeter le sacrifice sanglant et le système de
valeurs qui en est solidaire. En déchiquetant le corps d'un
animai sauvage et non plus domestique, capturé au terme
d'une poursuite violente, en mastiquant cette viande crue au

107 Μ. J. Lagrange, Les Mystères: l'Orphisme, Paris 1937, 127-132; W. K. C.


Guthrie, Orphée et la religion grecque (1935), tr. ir., Paris 1956, 117 ss.
los O.F., 61, 85, 107, 170, 237 Kern.
109 O.F., 207 Kern.
no Le point de vue " reformation " a été défendu par E. Rohde, Psyché,
tr. fr. A. Reymond, Paris 1952, 348 sqq. et critiqué, en particulier, par H.
Jeanmaire, Dionysos, Histoire du Culte de Bacchus, Paris 1951, 396 sqq. La
thèse de la transposition de l'omophagie en scénario criminel est développée
par M. P. Nilsson, Early Orphism and kindred religious Movements, HThR,
XXVIII, 1935, 203-204 = Opuscula selecta, II, 1952, 654-655.

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1226 Μ. DETIENNE

lieu de n'en consommer que certains morceaux, les uns ròtis,


les autres bouillis, le possédé de Dionysos fait sauter les
barrières dressées par le système politico-religieux entre les
dieux, les bètes et les hommes. Emportés par la chasse sau
vage que conduit le " mangeur de chair crue les fidèles de
Dionysos òmestés cessent detre les consommateurs paisibles
d'une chair animale cuisinée selon les règles: ils s'ensauva
gent, ils se conduisent comme des bètes féroces. Le dionysisme
permet d'échapper à la condition humaine en s'évadant dans
la bestialité, par le bas, du coté des animaux, tandis que l'or
phisme réussit la mème évasion du coté des dieux, par le
haut, en refusant l'alimentation carnée qui fait couler le sang
des vivants et en ne consommant que des nourritures par
faitement pures. L'omophagie dionysiaque est l'homologue
du végétarisme orphique. Les deux mouvements visent les
mèmes fins, mais par des procédés différents qui sont cepen
dant des voies complémentairesni.
Toutefois le rapport inverse des moyens choisis — par
le haut, dans un cas, dans l'autre, par le bas — n'implique
pas que le mythe orphique doit offrir l'image inversée du
rituel dionysiaque. Les relations sont plus complexes, car la
complémentarité des voies empruntées ne va pas sans con
currence sur le terrain mème du refus de la pratique sacrifi
cielle imposée par la cité. Il y a, dans le mythe centrai de
l'Orphisme, une certaine distance à l'égard du dionysisme.
Le tout-puissant " mangeur de chair crue " devient dans l'his
toire des Titans la victime pitoyable d'une bande de canniba
les. Par une sorte d'ironie, Dionysos est consommé après avoir
été cuit au chaudron et à la broche comme n'importe quelle
victime animale de ce type de sacrifice sanglant que l'or
phisme rejette avec autant de conviction que le dionysisme.
Comme si, dans un mème récit mythique, les disciples d'Or
phée avaient voulu à la fois condamner la vie carnée de la
cité et suggérer en termes discrets, à travers la mort de Dio
nysos, l'échec d'un comportement alimentaire rivai de celui
qu'Orphée voulait imposer. Echec ou danger, car l'omophagie
confine souvent à l'allélophagie: la frénésie qu'engendre la
111 Entre bètes et dieux, Nouvelle revue de psychanalyse, VI, 1972, 241
243; J.-P. Vernant, Introduction, XLI-XLIII dans Μ. Detienne, Les Jardins
d'Adonis, Paris 1972.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1227

manducation d'un animal déchiqueté tout vif peut conduire


à ces comportements excessifs dont témoignent les Bassares
légendaires, quand, dans le délire des sacrifices humains, après
avoir dévoré leurs victimes, ils se jetaient les uns sur les
autres, en s'arrachant des lambeaux de chair à pleines dents 112.
Ne sont-ce pas précisément les filles de Minyas, mordues par
le désir de goùter à la chair humaine et coupables d'avoir
déchiré leur propre enfant, qui vont venir justifier le scénario
rituel des Agrionies où le prètre de Dionysos, armé d'une épée,
et poursuivant les descendants de ces forcenées, avait le droit
de mettre à mort celle qu'il pouvait atteindre à la course? 113
En plusieurs parties du monde grec, la sauvagerie de Dionysos
n'est pas moins inquiétante que la violence des Titans: il est
le dieu qui réclame un sacrifice d'homme, le mangeur de chair
humaine "4. Les disciples d'Orphée avaient de sérieuses raisons
de penser que le dionysisme ressemblait parfois de manière
étrange à la folie meurtrière qu'ils dénongaient dans l'alimen
tation carnée et dans le sacrifice en usage parmi ceux qui
restaient prisonniers du système de la ci té. Davantage: sur
le plan du sacrifice, il y a un antagonisme profond entre
l'orphisme et le mouvement dionysiaque. Car ni les violences
meurtrières qu'autorise sa folie, ni le délire anthropophagique
qu'il inspire à certains de ses fidèles ne sont démentis par les
pratiques sacrificielles qu'encourage le dionysisme discipliné
et inserii dans la religion " politique La mise à mort d'un
bouc en l'honneur de Dionysos est dans la cité un geste aussi
banal que l'offrande d'une truie sur l'autel de Déméter. Et
certaines cités semblent mème avoir accueilli une forme affai
blie du manger cru. C'est ainsi qu'à Milet, au Illème siècle
av. notre ère, la prètresse de Dionysos Bacchios, les jours de
sacrifice public, accomplit au nom de la cité le geste rituel
d'dmophàgion embàllein U5: la première, elle dépose dans la
corbeille sacrée une " bouchée de viande crue " qui n'est le
substitut d'aucun sacrifice animal régulier mais la trace par

112 Porphyr., De Abstinentia, 2, 8.


113 Plut., Questiones Graecae, 38, 299 E-300 A. Il y a poursuite, diòxis,
et l'arme est une épée, xiphos, non un couteau sacrificiel.
ut J. Schmidt, s.v. Omophagia, RE, XVIII (1939), 380-382.
us F. Sokolowski, Lois sacrées d'Asie Mineure, Paris 1955, nr. 48, 1. 2; for
mule expliquée par A. J. Festugière, dans C&M, XVII, 1956, 31-34 (= Etudes
de religion grecque et hellénistique, Paris 1972, 110-113).

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1228 Μ. DETIENNE

faitement discrète des grandes chasses de chair fraiche que


Dionysos conduit par monts et par vaux. Si rassurant que se
fasse Dionysos, il se tient toujours du coté du sang versé, à
l'opposé de la vie pure qu'exalte l'orphisme.
Un partage aussi tranché sur le pian capital du compor
tement sacrificiel induirait à croire que les disciples d'Orphée
ont fabriqué à leur usage, dans le discours théologique, un
anti-Dionysos qu'ils auraient alors forgé de toutes pièces à
des fins idéologiques. Mais s'il y a forgerie ou plutót comme
nous verrons, resémantisation, ce n'est pas à partir d'un Dio
nysos aussi simple et comme contraint à l'univocité. Multiple
et polymorphe, Dionysos l'est plus que toute autre puissance
du panthéon, — par ses allures de magicien aux prestiges
insolites autant que par sa vocation à dénoncer ou à mani
fester un au-delà. Au-delà qui, référé à la condition de l'homme
entre bètes et dieux, ne prend pas la seule forme de l'état
de bestialité cruelle que procure l'omophagie. Car la mème
indistinction entre les bètes et les hommes sous le signe de
Dionysos conduit également à effacer toute distance entre les
dieux et les hommes. L'extrème sauvagerie qu'exige la pos
session du dieu prend la forme d'un àge d'or, rendu présent
par l'effacement de toute différence entre animalité, divinité et
humanité. De cet àge d'or le dionysisme porte témoignage en
divers lieux. Et d'abord dans les récits d'enfance de Dionysos:
le mangeur d'hommes qui métamorphose les femmes en bètes
féroces grandit au pays du cinnamome, dans l'Ethiopie par
fumée où la narration d'Hérodote localise " Nysa la Sainte " 116.
Cent parfums se répandent, les brebis se couvrent de laine,
des eaux vives jaillissent, et de lointains oiseaux apportent
des rameaux de pur cinnamome; c'est la naissance de l'enfant
divin racontée par Denys le Périégète, au deuxième siècle de
notre ère117. Sept siècles auparavant, les Bacchantes de la
tragèdie d'Euripide passent sans transition d'un état para
disiaque à la chasse sauvage 118. A l'appel du thyrse, une eau

us Hdt., 3, 110. Cf. 2, 146; 2, 97 rapprochés par J. Hubaux et Μ. Leroy,


Vulgo nascetur amomum, dans «Mélanges J. Bidez» [= Annuaire Inst. Phi
lol. Hist. Orient, II, 1933-1934], 505-530.
117 Dionys Per., 5, 935-947 (éd. G. Bernhardy, Geographi graeci minores,
Leipzig 1828, I, 51 sqq.). Tableau que J. Hubaux et M. Leroy, art. c., rappro
chent de celui de la naissance d'un Enfant divin dans la IVème Eglogue.
lis 702-768. Les «ambigui'tés de Tàge d'or» ont été mises en évidence, à

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI ROTI 1229

fraiche s'écoule du rocher, le vin sourd de la terre et les doigts


qui fouillent le sol sont mouillés de lait, tandis que de la
feuille du lierre le miei tombe goutte à goutte Les ménades
donnent le sein à de jeunes loups et des serpents viennent
leur lécher la joue. Soudain la course bacchique sebranle,
«la montagne en tre en folie avec ses fauves»; les bacchantes
s'abattent sur un troupeau de boeufs, lacèrent les robes, dé
chirent les chairs, arrachent les membres. Puis la troupe,
«comme un vol d'oiseaux qui prend Lessor», traverse les blés
de Déméter et fond sur les bourgs, au pied du Cithéron. Tout
est dévasté. Les ménades emportent les enfants, et, avec eux,
elles prennent le bronze, le fer et le feu, c'est-à-dire tous les
instruments de la vie cultivée: chaudrons, broches, crochets
à viande, foyer119, comme si le triomphe de Dionysos et de
ses paradis sauvages impliquait la négation des outils du
sacrifice. Ailleurs encore, c'est le mème glissement insensible
d'un pòle à l'autre, dans l'alternance indifférente des extremes.
Pour les filles de Minyas, qui choisissent de rester à la maison
au lieu de rejoindre le thiase dans la montagne, le métier à
tisser laisse couler de ses montants le nectar et le lait. Mais
cette fois, Dionysos ne fait naìtre les produits éclatants de
l'àge d'or qu'après avoir montré la face de la bestialité: suc
cessivement taureau, lion, léopard. Et le mouvement s'inverse
dans la séquence suivante: le nectar qui subvertit l'objet
technique se transforme en corps déchiqueté par les tisseuses
obstinées auxquelles Dionysos vient d'insuffler l'envie irrésisti
ble de gouter à la chair humaine 12°.
De cette double orientation, toujours ouverte dans le mou
vement de Dionysos, l'orphisme a voulu retenir celle qui le
confirmait dans sa décision de court-circuiter le système po
litico-religieux par une pratique de l'àge d'or. Il lui fallait
dès lors mettre un terme à l'échange circulaire entre les deux
poles que reliait le jeu dionysiaque, imposer à Dionysos la
violence d'un partage qu'exigeaient l'horreur du sang versé et

propos de ce texte et de quelques autres, par P. Vidal-Naquet, Le mythe


platonicien du " Politique " et les ambiguités de l'àge d'or et de l'histoire
(à paraìtre).
119 Cette interprétation du fer et du bronze est avancée par J. Roux,
Pillage en Béotie, REG, LXXIV, 1963, 37; Cf. Id., Commentane dans Eurip.,
Bacch., éd. trad, comm., Paris 1972, II, 482-483.
120 Anton. Liber., Métamorph., X, éd. M. Papathomopoulos; Plut., Quaest.
Graecae, 38, 299 E-F; Ael., V.H., 3, 42.

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1230 Μ. DETIENNE

le choix, fondamental dans l'orphisme, en faveur de l'homme


pur, c'est-à-dire de la pureté masculine. La mise en scène du
meurtre commis par les Titans devait permettre d'exorciser le
délire anthropophagique qui guettait tout geste sacrificiel. Pi
toyable victime d'un crime monstrueux, Dionysos se trouvait
détourné des orgies meurtrières, abandonnées aux bacchantes
et aux ménades; il renaissait enfant et souverain des dieux,
chargé d'inaugurer le règne de l'Unité refaite dans la déné
gation du corps déchiré et morcelé. L'orphisme infléchissait
ainsi une part du dionysisme dont il a sans doute contribué
à favoriser la vocation à devenir religion de salutm. D'ailleurs
il venait combler le vide théologique 122 d'un mouvement qui
semble avoir été plus riche en pratiques d'initiation qu'en
discours théoriques, à l'inverse de l'orphisme dont le seul
" rite initiatique télétè, était un récit de caractère théolo
gique, texte écrit dans les marges et les replis d'un autre et
que rien ne singularise au milieu de ce " tumulte de livres "
dont Platon parie à propos de l'orphisme,24.
Mais pour imposer à Dionysos la marque de leur choix,
il fallait encore que les Orphiques entreprennent de clouer au
pilori la sauvagerie dionysiaque de telle manière quelle soit
ouvertement censurée et dénoncée sans aucun compromis.
C'est ce dont vient témoigner le récit mythique de la mort
d'Orphée, retenu par Eschyle dans une tragèdie qui fait par
tie de la tétralogie organisée autour de Lycurgue: les Bassa
res ou Bacchantes 125. Chaque matin, Orphée monte au som
met du Pangée pour saluer l'apparition du Soleil qu'il iden
tifie au dieu Apollon126. Et Dionysos qui règne sur le pays se

121 Cf. Η. Jeanmaire, Dionysos, 399-414.


222 Id., ibid., 401.
123 Dans l'enquète sur les mystères de Dionysos que l'édit de Ptolémée IV
Philopator organise à l'échelle de l'Egypte, le fonctionnaire royal qui la
prèside doit interroger tous ceux qui initient aux mystères afìn de savoir
qui a transmis les rites jusqu'à la troisieme génération et d'obtenir commu
nication sous pli scellé de la doctrine sacrée. Cf. P. Roussel, Un édit de
Ptolémée Philopator relatif au eulte de Dionysos, CRAI, 1919, 237-243. A la
pluralité des pratiques répond la diversité des discours sacrés, sans doute
produits oralement et transmis sans recours à l'écrit.
Rep., 364 E. Cf. Eurip., Hipp., 954.
123 Aeschyl., F. 83 éd. H. J. Mette (Comment. II, 138-139).
126 Dans un essai sur l'Apollon solaire (Mélanges J. Carcopino, Paris 1966,
149-170), P. Boyancé a montré que l'équivalence d'Apollon et d'Hélios était
le fruit de spéculations savantes dont les Pythagoriciens pouvaient reven
diquer leur part.

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DIONYSOS MIS A MORT OU LE BOUILLI RÒTI 1231

venge du mépris que lui voue Orphée en le livrant à la furie


des ménades: le fou du Soleil, le dévot d'Apollon est mis en
pièces par les sectateurs de Dionysos. Le mysticisme apolli
nien que les disciples d'Orphée nourrissent en compagnie des
Pythagoriciens apparait ici en opposition radicale avec le
comportement inspiré par Dionysos. D'un coté «le grand prè
tre de Thrace au long surpellis blanc» 127, en face, une bande
de femmes qui traquent la bète humaine. Ce sont des Bacchan
tes, appelées Bassares, du mème nom que les prètresses raison
nables menant le thiase à Ephèse ou à Torre Novam, mais
homonymes aussi de ces dévots de Dionysos dont Porphyre
raconte la folie dangereuse que les avait conduits à se dévo
rer entre eux, énivrés du plaisir d'avoir goùté les chairs des
victimes humaines choisies pour leurs sacrifices 129. Le partage
entre Dionysos et Apollon s'opère ici dans les traces d'un
autre, plus profond sans doute, que l'orphisme a fait sien:
entre la femme et l'homme, entre la bestiali té impure de
lune et la pure spiritualité de l'autre. L'orphisme exile les
sauvages violences de Dionysos dans le monde animai de la
femme, qui se trouve ainsi par sa propre nature exclue de
la règie de vie tracée par Orphée 13°.
Certains lecteurs de mythes, entrainés par un gout exigeant
du conerei, aimeraient sans doute reconnaìtre dans la mésa
venture d'Orphée un épisode affligeant des différends qui au

•27 Ainsi que l'appelle Joachim Du Bellay.


128 Cf. F. Cumont, La grande inscription bachique du Metropolitan Mu
seum, AJA, XXXVII, 1933, 249.
129 De abstinentia, 2, 8.
•3d Le ménadisme est chose fémmine, on l'a souvent note. Sans doute,
à l'époque hellénistique, voit-on des hommes dans les mystères, initiés et
remplissant des fonctions importantes. Mais, mème alors, ce sont des femmes
qui gardent la présidence du thiase et jouent le róle de mystagogue (Cf.
A. J. Festugière, Etudes de religion grecque et hellénistique, Paris 1972, 19,
nr. 4). Toutefois dans le collège de Torre-Nova, que est d'origine grecque,
le personnel est en majorité masculin et le dignitaire qui ouvre le cortège,
porte le titre de Héros. Le premier personnage féminin qui marche à ses
còtés est la Dadouque, la Porteuse de torche. Si il y a des Pythagoriciennes,
il ne semble pas qu'il y ait des Orphiques au féminin. Quand les textes or
phiques abandonnent un silence méprisant, c'est pour reprendre la formule:
Rien de plus chien qu'une femme (O.F., 234 Kern). Ce n'est pas seulement
vague misogynie, car la haine d'Hippolyte à l'égard des femmes, du mariage
et du sexe est sans doute une composante de ce personnage qui justifie le
mieux qu'il apparaisse aux yeux de Thésée et des spectateurs athéniens
comme un suppót d'Orphée. Reste Euridyce et sa relation privilégiée avec
Orphée. En attendant des indications plus explicites, on pourra voir: Orphée
au miei, QUCC, XII, 1971, 7-23.

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1232 Μ. DEXIENNE

raient opposé les partisans de Dionysos aux innocents disci


ples d'Orphée131. Mais l'histoire des tumultes sociaux n'est
pas davantage que la chronique des cataclysmes transente
directement dans le discours des mythes. L'affrontement d'un
Dionysos sauvage et d'un Orphée apollinien ne prend de si
gnification que confrontò lui-mème au rapport d'étroite com
plémentarité entre Apollon de Delphes et le Dionysos victime
des Titans. Si, dans une version, Apollon, au lieu de Déméter
ou de Rhéa, est chargé de ramasser les lambeaux de l'enfant
égorgé132, et si, dans plusieurs récits, c'est à Delphes, dans
le sanctuaire le plus apollinien, que Dionysos est accueilli133,
c'est parce qu'il y a dans la théologie des disciples d'Orphée
une séparation stricte entre le Dionysos de l'àge d'or, Souve
rain de l'Unité retrouvée, et le dieu de l'omophagie, Prince
de la bestialité.
Mais on peut se demander si le partage tracé par l'or
phisme dans le corps de Dionysos n'est pas directement me
nacé par cela-mème qui l'autorise et le rend possible, c'est-à
dire l'oscillation permanente du dionysisme entre les pòles
alternants de la Sauvagerie et du Paradis retrouvé. En confé
rant la première place à une puissance divine dont la royauté
aux origines du monde trahit le privilège de réunir en elles
les éléments et les formes les plus diverses, en abolissant
toutes les différences, l'Orphisme se trouvait immanquable
ment entraìné dans l'orbite du phénomène dionysiaque, qui
en a sans doute regu une orientation " mystique ", mais pour
aussitót l'incorporer dans sa propre extension.

Pour revenir brièvement sur les procédures de cette ana


lyse, il faut un instant en suspendre le jeu, de fagon toute
131 Y voir — comme Wilamowitz, Der Glaube der Hellenen2, Bàie 1959,
II, 190 — une preuve que l'orphisme ancien aurait été plus apollinien que
dionysiaque, c'est faire mauvais usage des apparences de la diachronie. M.
P. Nilsson est mieux inspire de lire l'épisode en termes de conflits et de
tensions entre les deux mouvements mystiques (Geschichte der griechischen
Religion2, 1955, 686-687). Cf. aussi, dans ce sens, H. Jeanmaire, o. c., 407. Con
tre la thèse de A. Kriiger (Quaestiones orphicae, Halis Saxonum 1934, 30-33),
qui veut distinguer deux orphismes, on verrà les objections de Μ. J. La
grange, L'Orphisme, 44-46.
«2 O.F., 35 Kern.
133 O.F., 35 et 210 Kern (en part. Schol. in Lycophr., 208, p. 98, 5 Scheer)
Dionysos à Delphes: H. Jeanmaire, Dionysos, 187-198 etc.).

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DXONYSOS MIS A MORT OU LE BUU1LLI RÓTI 1233

provisoire. La première démarche n'a pas été de récuser des


lectures convaincues que le mythe devait réfléchir le scénario
d'un rituel dionysiaque ou que la dévoration d'un enfant di
vin se laissait réduire, par glissement comparatif, à la re
presentation pour ainsi dire naturelle d'un dieu voué par son
essence à mourir et à renaìtre. Au départ, il y a une sèrie de
questions singulières, amorcée par le double paradoxe, culi
naire et sacrificiel, inscrit au centre du mythe orphique. Mais
ces questions ne pouvaient se formuler que si, déjà, d'autres
récits, des pratiques rituelles, différentes traditions mythiques
se trouvaient convoquées, confrontées et mises en relation
les unes avec les autres. Dénoncer le caractère insolite d'une
histoire du cannibalisme, dans une secte obsédée par l'horreur
du sang versé, ou pointer un usage fantaisiste des manières
de cuisine, c'est entreprendre la lecture du milieu sémantique
organisé sans lequel le déchiffrement d'un mythe ne peut
s'ouvrir ni s'orienter. L'étrangeté du récit orphique disparait
à mesure que ses données sont confrontées aux procédures
sacrificielles, à la relation cardinale entre la broche et le
chaudron, et à l'ensemble des significations que les Grecs
ont donné au rótissage et à la cuisson par ébullition. De mè
me, c'est en précisant les détails du gypse dont les Titans
sont recouverts que les acteurs du mythe révèlent leur vrai
visage d'hommes primordiaux issus de la terre blanchàtre et
associés à la chaux vive. Le récit se trouve alors renvoyé par
ses traits les plus pertinents à un ensemble de représentations,
la plupart mythiques, qui s'organisent autour des pratiques
alimentaires, des procédures culinaires, du sacrifice sanglant,
et, par là, autour de la condition de Tètre humain telle quelle
se délimite par rapport aux bètes et en relation avec les dieux.
Le meurtre de Dionysos par les Titans s'insère ainsi dans un
groupe de mythes qui englobe l'histoire de Prométhée, les
représentations de l'omophagie dionysiaque, les spéculations
pythagoriciennes sur la mort du boeuf laboureur, mais qui
devrait aussi s elargir dans deux directions: d'une part, vers
les différents récits que la cité a élaborés autour du rituel des
Bouphonies, récits qui sont eux-mèmes un sous-groupe des
mythes centrés sur la mise à mort du premier animai; de
l'autre, vers l'ensemble des traditions mythiques et rituelles
qui forment la contexture de l'histoire de Dionysos, fragment

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1234 Μ. DETIENNE

d'une mythologie dont la lecture devient urgente, ne serait-ce


que dans la perspective immédiate d'une confrontation plus
poussée entre le dionysisme et l'Orphisme.
Le sens de ce mythe centrai de la pensée orphique, nous
ne l'avons pas cherché dans ce que le récit semblait vouloir
dire, plus ou moins explicitement, à travers les relations de
surface établies entre les différents personnages — les Ti
tans, Dionysos, les dieux et les hommes. C'est en cherchant
comment chacun des termes du mythe orphique signifie dans
ses relations sémantiques avec d'autres récits mythiques ou
avec des données rituelles diverses que nous avons été con
duit à reconnaìtre le travail de réorganisation investi dans
un discours congu et fabriqué par des théologiens. Théolo
giens de la marginalité, dont le discours s'énonce en opposi
tion à la pensée politico-religieuse, en rupture avec les mythes
hésiodiques et le système de la cité, mais qui prélèvent, à
différents niveaux, tantòt dans des traditions marginales, tan
tòt dans des récits communs, les éléments, les termes, les
relations qu'ils vont réinterpréter en les combinant dans un
discours mythique délibérément savant, et ne procédant que
par détours et par connotations réfléchies. Les Grecs en étaient
parfaitement conscients, et, depuis l'époque d'Euripide, ils
n'ont pas manqué d'insister sur le caractère littéraire de l'or
phisme, sur le róle des écrits, et sur la multiplicité de leurs
textes, ce tumulte de livres dont Platon parie avec mauvaise
humeur. En reprenant, au Ilème siècle de notre ère, la thèse
d'un Onomacrite forgeant le mythe des Titans et de Dionysos
par emprunt et par synthèse d'éléments choisis, Pausanias
témoigne, de manière décisive, que, pour les Grecs, la théo
logie orphique a bien été fabriquée de pièces et de morceaux,
et à des fins précises.

Marcel Detienne

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