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Chapitre 26.

La solution leibnizienne de l’aporie de Diodore

• 1 Leibniz, Théodicée, II, § 132, p. 185-186.

1Revenons à présent à l’argument de Diodore. Leibniz, comme je


l’ai dit, ne semble pas avoir de problème sérieux avec le principe
de nécessité conditionnelle aristotélicien1. Mais il y a, en revanche,
une chose essentielle qu’il n’est pas prêt à accorder à Aristote. Pour
sauver la liberté et la contingence, celui-ci a été amené, selon lui,
à faire une concession regrettable, qui n’était en réalité
aucunement nécessaire :
• 2 Leibniz, Théodicée, III, § 331, p. 312.

Cicéron dit dans son livre De fato, que Démocrite, Héraclite, Empédocle,
Aristote, ont cru que le destin emportait une nécessité ; que d’autres s’y
sont opposés (il entend peut-être Épicure et les académiciens), et que
Chrysippe a cherché un milieu. Je crois que Cicéron se trompe à l’égard
d’Aristote, qui a fort bien reconnu la contingence et la liberté, et est allé
même trop loin en disant (par inadvertance, comme je crois) que les
propositions sur les contingents futurs n’avaient point de vérité
déterminée ; en quoi il a été abandonné avec raison par la plupart des
scolastiques2.

2Du point de vue de Leibniz, il n’y a aucune incompatibilité entre le


destin, bien compris, et la liberté. Le destin ne confère, en effet,
aucune nécessité aux actions que nous effectuons, même s’il est
vrai qu’elles se produiront à coup sûr. Il faut trouver, comme il le
dit, un juste milieu entre un destin qui nécessiterait, au sens
absolu, ce qui arrive et un destin qui laisserait subsister une
indétermination réelle dans ce qui va arriver et, en particulier, dans
ce que nous allons faire. Le juste milieu entre la nécessité absolue
et l’indétermination est constitué précisément par la nécessité
hypothétique, qui permet d’éliminer toute espèce d’incertitude et
d’indétermination dans ce qui arrivera, sans le rendre pour autant
nécessaire. Leibniz reconnaît lui-même que sa conception est,
somme toute, assez proche de celle de Chrysippe, dont elle fournit
une version améliorée :
• 3 Leibniz, Théodicée, III, § 335, p. 315.

Si nous étions assez informés des sentiments des anciens philosophes,


nous y trouverions plus de raison qu’on ne croit3.

J’ai déjà eu l’occasion de souligner les rapprochements qui peuvent


être faits entre la position de Leibniz et celle de Chrysippe, et je ne
reviendrai pas là-dessus.
3Leibniz, comme je l’ai également souligné, ne cède en aucune
façon à la tentation très répandue de conclure de l’omniscience
divine – qui implique, chez celui qui la possède, la connaissance
préalable et certaine de tout ce qui arrivera – à la nécessité de ce
qui arrivera. Il est important de remarquer qu’il ne commet pas non
plus l’erreur de conclure, comme on peut également être tenté de
le faire, de l’omniscience divine à la bivalence. La validité
universelle du principe de bivalence n’a aucun besoin, à ses yeux,
de l’omniscience divine pour être à l’abri de toute espèce de
contestation possible. Elle découle, en effet, directement de la
nature même de la vérité. Autrement dit, que toute proposition, y
compris les propositions qui décrivent des événements futurs
contingents, soit vraie ou fausse, ne peut faire aucun doute si c’est
bien de la vérité que l’on parle. Cela ressort clairement de la façon
dont Leibniz procède dans les Generales inquisitiones (les
« Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités »).
4La théorie de la vérité qu’il y développe repose sur quatre
propositions primitives dont il dit qu’elles sont simplement
explicatives de la nature de la vérité et de la fausseté. Elles peuvent
donc être considérées en quelque sorte comme des définitions
implicites partielles des termes « vrai » et « faux ». Leibniz écrit :
• 4 Leibniz, « Recherches générales », TLM (Rauzy), p. 223.

Les propositions 1, 2, 3, 4 font office de définitions, ce qui fait qu’elles


sont admises sans démonstration ; elles indiquent en effet l’usage de
certains signes, à savoir des signes de la vérité et de la fausseté, de
l’affirmation et de la négation4.

Ces quatre propositions sont :


1. Il y a coïncidence entre l’énonciation (directe) L et l’énonciation
(réflexive) L est vrai. Donc (L est vrai) est vrai = L est vrai = L. De
même : (L est faux) est vrai = L est faux. D’autre part, il y a coïncidence
entre L est vrai et (L est faux) est faux. (Cette deuxième équivalence est
présentée elle-même comme une proposition primitive.)
2. Si A et B coïncident, non-A et non-B coïncident également. Non-
non-A et A coïncident.
3. Il y a coïncidence entre le non vrai et le faux, donc également entre le
non faux et le vrai. Cela résulte du fait que si non-
A et B coïncident, non-B et A coïncident également. Leibniz le démontre
en (2) en utilisant la loi de la double négation (il y a coïncidence
entre non-non-A et A) comme axiome.

• 5 Ibid.

4. Il y a coïncidence entre (L est vrai) est vrai et (L n’est pas vrai) n’est
pas vrai. Donc L et (L est faux) est faux coïncident. En effet, L = L est
vrai = (L est vrai) est vrai (1). Or (L est vrai) est vrai = (L n’est pas vrai)
n’est pas vrai (4). Et, en vertu de (3), (L n’est pas vrai) n’est pas vrai = (L
est faux) est faux. On peut démontrer sans difficulté que : L = (L est non
faux) est non faux ; L est faux = (L est non vrai) est non faux ; L est
faux = (L est non faux) est non vrai5.
5Il ne faut pas pousser plus loin qu’on ne peut raisonnablement le
faire le rapprochement, qui vient assez naturellement à l’esprit,
entre Leibniz et Tarski, notamment pour la raison suivante. Chez
Leibniz, le prédicat « vrai » n’est pas appliqué à des expressions
linguistiques, mais à des concepts ou à des termes, en l’occurrence
des concepts ou des termes complexes, c’est-à-dire
propositionnels, et ce n’est pas un prédicat métalinguistique. C’est
un point qui est souligné avec raison dans la présentation que Franz
Schupp a rédigée pour la traduction allemande des Generales
inquisitiones de analysi notionum et veritatum :
• 6 Gottfried Wilhelm Leibniz, Generales Inquisitiones de Analysi
Notionum et Veritatum, Allgemeine Unt (...)

« Vrai (Wahres) » n’est pas une expression métalinguistique. La


désignation énoncé « direct » et énoncé « réflexif » dans (1) ne doit pas
être interprétée au sens de langage-objet et métalangage. Il y a là plutôt
une théorie de la définition allant jusqu’à la généralisation la plus
extrême, qui donne la possibilité d’énoncés de la plus grande
universalité6.

Le principe de bivalence peut être tiré immédiatement de (3).


Si L est non vrai, L est faux. Si L est vrai, L est non faux. Si L est non
faux, L est vrai. Si L est faux, L est non vrai. Par conséquent, toute
proposition est soit vraie, soit fausse.
6Aristote lui-même, dans ces conditions, pourrait être soupçonné
d’avoir méconnu à un moment donné
• 7 Leibniz, Théodicée, préface, p. 30.

« la nature même de la vérité qui est – dit Leibniz – déterminée dans les
énonciations qu’on peut former sur les événements futurs, comme elle
l’est dans toutes les autres énonciations, puisque l’énonciation doit
toujours être vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne
connaissions pas toujours ce qui en est7.

On n’est donc jamais autorisé à conclure du fait que nous ignorons


si une proposition est vraie ou fausse – et sommes peut-être
condamnés à l’ignorer une fois pour toutes – qu’elle n’est peut-
être, après tout, ni vraie ni fausse. Vuillemin exprime de la façon
suivante la confusion que Leibniz reproche sur ce point à Aristote :
• 8 Leibniz, PS (Gerhardt), VI, p. 30.

• 9 Vuillemin, Nécessité ou contingence, 1984, p. 172.

Malgré sa sympathie générale pour Aristote et son esprit de conciliation


dans l’interprétation des textes, Leibniz a souvent critiqué la mise en
question du principe de bivalence : cette mise en question méconnait
« la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations
qu’on peut former sur les événements futurs, comme elle l’est dans
toutes les autres énonciations, puisque l’énonciation doit toujours être
vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas
toujours ce qui est8 ». Comme l’indique la concessive finale, on peut
préciser le genre de confusion qui se serait glissée dans la conception
d’Aristote : il aurait pris l’incertain pour l’indéterminé et, d’une propriété
subjective regardant notre connaissance, il aurait fallacieusement tiré
une propriété objective regardant l’ordre des choses9.

7Pour ce qui concerne ce que la logique proprement dite a à dire


sur la question, la réaction de Leibniz n’est pas tellement
surprenante, puisqu’il ne fait, de façon générale, pas beaucoup de
différence entre le principe d’identité, le principe de non-
contradiction, le principe du tiers exclu, et le principe de bivalence.
Chacun de ces principes constitue, d’une certaine façon, pour lui,
une partie de la définition de la notion de vérité elle-même. Il n’est
donc pas particulièrement soucieux de reconnaître et de respecter
la différence qu’il y a entre le point de vue d’Épicure (qui conteste
réellement le principe du tiers exclu) et celui d’Aristote (qui
conteste le principe de bivalence, mais pas le principe du tiers
exclu).
8Ce que Vuillemin veut dire quand il dit qu’Aristote récuse
simplement le principe de rétrogradation de la vérité est ceci. La
proposition « Il y a aura demain une bataille navale » sera peut-être
vraie demain. Mais, même si cela doit être le cas, il n’est pas
forcément vrai dès aujourd’hui et il était encore moins vrai de toute
éternité qu’il y aura demain une bataille de cette sorte. Et c’est cette
situation qui oblige à mettre en question le principe de bivalence
dans le cas des propositions qui décrivent des événements futurs
contingents. Pour ce qui est de la confusion qui est supposée
commise entre l’incertain et l’indéterminé, il faut souligner qu’aux
yeux d’Aristote, il y a une indétermination dans la valeur de vérité
de certaines propositions parce qu’il y a une indétermination
objective dans la réalité. Les choses ne sont pas – en tout cas, pas
nécessairement – telles qu’elles peuvent rendre dès à présent vraie
la proposition qui énonce que tel ou tel événement futur se
produira le moment venu. Mais, comme j’ai eu l’occasion de le
souligner à maintes reprises, c’est justement le genre de chose que
Leibniz conteste catégoriquement.
9L’argumentation d’Aristote s’appuie sur le fait que, si on pouvait
attribuer dès à présent la valeur de vérité vrai ou faux à la
proposition qui énonce qu’il y aura demain une bataille navale,
l’événement qu’elle décrit serait nécessaire ou impossible. Or la
seule forme de nécessité qui peut être attribuée à un événement
comme celui dont il s’agit est la nécessité conditionnelle. La
nécessité dont il est question dans le principe de nécessité
conditionnelle porte sur un énoncé ouvert à variable temporelle, et
elle est assujettie à la même variable. Le principe peut s’énoncer de
la façon suivante : « Quel que soit t, si p a lieu pendant le temps t,
il est nécessaire pendant le temps t que p ait lieu pendant le
temps t. »
• 10 Ibid., p. 163.

Les modalités aristotéliciennes – souligne Vuillemin– dépendent des


genres de la prédication et du rapport réel du prédicat au sujet. Lorsque
ce rapport est celui de l’accident, il impose à la nécessité, conçue de re,
une validité seulement temporelle. Une telle nécessité conditionnelle,
inséparable de son contexte temporel, ne saurait, par elle-même,
rétrograder, quoique des circonstances extrinsèques tirées de la
causalité puissent, comme dans le cas de l’éclipse, fonder la
rétrogradation10.

10Des énoncés comme « La somme des angles d’un triangle est


égale à deux droits » ou « Le ciel se meut toujours » ont une
nécessité simple. Des énoncés comme « Le soleil est occulté par la
lune » ou « Socrate marche » constituent des exemples de nécessité
conditionnelle, dans lesquels le prédicat n’appartient au sujet que
pendant la durée de l’actualisation de l’événement. Il n’était pas
vrai, avant que Socrate se mette à marcher, de dire qu’il marcherait
nécessairement. Il ne sera pas non plus vrai, après l’événement, de
dire que Socrate a marché nécessairement à ce moment-là. Mais
cela ne signifie pas que la seule forme de nécessité qui puisse être
attribuée aux événements futurs soit dans tous les cas la nécessité
conditionnelle, celle qui ne peut pas rétrograder. Comme le montre
le cas de l’éclipse – dont nous pouvons d’ores et déjà prédire
l’occurrence sur la base d’une connaissance que nous avons des
causes qui font que, le moment venu, elle aura lieu –, il y a des
situations dans lesquelles la nécessité conditionnelle dégénère en
nécessité simple :
S’agissant d’accidents futurs, tout ce qu’on peut dire pour l’état de
choses correspondant, c’est qu’il sera nécessaire qu’il soit pendant qu’il
sera ou qu’il sera impossible qu’il soit pendant qu’il ne sera pas. En
revanche – sauf à invoquer une rétrogradation extrinsèque, on ne pourra
pas dire de l’état de choses correspondant qu’il est
nécessaire simpliciter ou qu’il est impossible simpliciter qu’il doive être.
En conséquence, on ne pourra pas non plus maintenir que toute
affirmation ou négation portant sur le futur est vraie ou fausse.

• 11 Ibid.

La nécessité conditionnelle de l’éclipse dégénère, car, les positions et les


mouvements respectifs du soleil et de la lune étant donnés, les lois de
l’astronomie garantissent la rétrogradation. Il est donc déjà vrai qu’il y
aura éclipse à tel moment. La nécessité simple s’applique à ce genre
d’accidents. Mais, si rien actuellement dans les causes présentes ne rend
inéluctable l’existence future de la bataille navale, cette bataille ne sera
nécessaire que si elle a lieu et pendant qu’elle aura lieu. Il n’est donc pas
déjà vrai qu’elle aura lieu11.

11Pour ce qui concerne la formulation que Leibniz donne des


premiers principes logiques, on peut remarquer qu’il les ramène
généralement tous à un seul, qu’il appelle d’ordinaire le principe
de contradiction, le deuxième des grands principes sur lesquels
finalement tout repose étant le principe de raison suffisante. De
nombreux textes témoignent de cette tendance.
• 12 Leibniz, Théodicée, III, « Sur le livre de l’origine du mal », § 14,
p. 400.

Il y a deux grands principes, savoir celui des identiques ou de la


contradiction, qui porte que de deux énonciations contradictoires, l’une
est vraie et l’autre fausse ; et celui de la raison suffisante, qui porte qu’il
n’y a point d’énonciation véritable dont celui qui aurait toute la
connaissance nécessaire pour l’entendre parfaitement, ne pourrait voir
la raison12.

Dans ce passage, Leibniz réunit, sous le nom de principe des


identiques ou de contradiction, le principe de contradiction
proprement dit (deux propositions qui constituent la négation l’une
de l’autre ne peuvent être vraies simultanément, autrement dit, une
au moins des deux est fausse) et le principe du tiers exclu (deux
propositions qui constituent la négation l’une de l’autre ne peuvent
être fausses simultanément, autrement dit, l’une au moins des
deux est vraie). Le principe de bivalence est également inclus dans
l’énoncé du principe de contradiction, tel que le formule Leibniz,
puisque, s’il y avait d’autres valeurs de vérité possibles pour les
propositions que le vrai et le faux (par exemple, la valeur ½ de
Lukasiewicz), une proposition et sa négation pourraient
éventuellement prendre l’une et l’autre cette valeur, de sorte
qu’aucune des deux propositions ne serait vraie et aucune non plus
ne serait fausse.
12En fait, comme le remarque Mates, quand on passe en revue les
passages dans lesquels Leibniz parle de ce qu’il appelle le principe
de contradiction, on se rend compte que :
• 13 Mates, The Philosophy of Leibniz, 1989, p. 153.

Il ne prête aucune espèce d’attention à un bon nombre de distinctions


qui aujourd’hui seraient considérées comme importantes ou même
essentielles. Il est clair qu’il regarde toutes les assertions suivantes
comme des formulations différentes d’une seule et unique loi :
1. Une proposition ne peut pas être vraie et fausse en même temps.
2. Une proposition est soit vraie soit fausse.
3. A est A et ne peut pas être non-A.
4. Dans un couple de contradictoires, une des deux propositions est
vraie et l’autre fausse.
5. La même chose ne peut pas être et ne pas être13.

Mates cite même un passage qui peut donner l’impression que le


principe de contradiction contient non seulement une partie de la
théorie de la vérité et de la fausseté, mais même la théorie entière :
• 14 Leibniz, « De Synthesi et Analysi universali seu Arte inveniendi
et judicandi », PS (Gerhardt), VII (...)

En premier lieu, j’assume que toute énonciation (c’est-à-dire, toute


affirmation ou négation) est soit vraie soit fausse ; et, bien sûr, que, si
l’affirmation est vraie, la négation est fausse ; si la négation est vraie,
l’affirmation est fausse. Que ce dont on nie qu’il soit vrai (avec vérité,
bien entendu) est faux ; et ce dont on nie qu’il soit faux est vrai. Que ce
dont on nie qu’il soit affirmé ou affirme qu’il est nié, cela est nié ; ce
dont on affirme qu’il est affirmé et ce dont on nie qu’il soit nié, cela est
affirmé. De même, ce dont il est vrai qu’il est faux ou faux qu’il soit vrai,
c’est faux. Ce dont il est vrai qu’il est vrai, et ce dont il est faux qu’il soit
faux est vrai. Toutes choses qu’on a coutume de comprendre sous le
nom unique de Principe de Contradiction14.

13Qu’est-ce qui est arrivé au juste à Aristote, pour qu’il ait pu être
victime de l’étourderie que déplore Leibniz et qui aurait consisté à
accepter sans nécessité de renoncer à un principe logique
absolument fondamental, à savoir le principe de bivalence, qui,
pour Leibniz, est aussi peu contestable que le principe de
contradiction ou le principe du tiers exclu ? Mates fait, sur ce point,
une constatation que Leibniz avait déjà faite, à savoir que le
langage lui-même nous encourage à la confusion de la nécessité
hypothétique avec la nécessité absolue, qui, une fois qu’elle a été
commise, semble imposer des mesures de sauvetage radicales
pour préserver la liberté et la contingence. Je me permets de citer
à nouveau le passage qui nous intéresse :
En grec classique, comme en anglais et dans d’autres langues modernes,
quand une conditionnelle modalisée doit être exprimée, on met
naturellement l’opérateur modal dans le conséquent : nous disons « Si
Reagan a été élu, alors il doit avoir eu le plus grand nombre de voix »,
au lieu d’utiliser la phrase logiquement plus claire, mais moins
idiomatique « Nécessairement, si Reagan a été élu, il a eu le plus grand
nombre de voix ». Nous créons donc l’apparence que la nécessité est
prédiquée conditionnellement du conséquent, plutôt que prédiquée
inconditionnellement du tout. Si nous ajoutons la prémisse vraie
« Reagan a été élu », nous pouvons continuer (si nous sommes
suffisamment plongés dans la confusion philosophique) et détacher par
le modus ponens le conséquent, « Reagan doit avoir eu le plus grand
nombre de voix » ; et alors, puisqu’il n’y avait évidemment pas de
nécessité logique que Reagan ait le plus grand nombre de voix, nous
pourrions supposer qu’une autre espèce de nécessité est impliquée.

• 15 Mates, The Philosophy of Leibniz, p. 117-118.

La tendance à tomber dans ce genre de sophisme, que nous pouvons


appeler le « sophisme du glissement de l’opérateur modal », est très
forte, comme on peut le vérifier soi-même en discutant avec des amis
qui ne sont pas logiciens. Les gens veulent dire des choses comme « Bien
sûr, il n’est pas réellement nécessaire que Smith ait une femme,
mais étant donné que (ou dans l’hypothèse où) il est un mari,
c’est nécessaire »15.

Visiblement, Leibniz, comme beaucoup d’autres commentateurs,


soupçonne Aristote d’avoir raisonné à peu près de la façon
suivante :
• 16 Aristote, Physique, 200a, 12-14.

• 17 Mates, ibid.

Dans le chapitre du De interpretatione sur la bataille navale, Aristote


semble argumenter comme suit : s’il est vrai maintenant que quelque
chose sera ainsi, alors il ne peut pas ne pas être ainsi et sera
nécessairement ainsi ; et s’il est vrai maintenant qu’il ne sera pas ainsi,
alors nécessairement il ne sera pas ainsi ; par conséquent, s’il est vrai
maintenant qu’il sera ainsi ou vrai qu’il ne sera pas ainsi, alors ou bien
nécessairement il sera ainsi ou bien nécessairement il ne sera pas ainsi
– tout ce qui arrivera, par conséquent, arrivera nécessairement, et rien
n’arrivera par hasard. L’argument repose clairement sur le sophisme que
nous sommes en train de discuter. La tendance d’Aristote à faire glisser
l’opérateur modal « nécessairement » dans le conséquent d’une
conditionnelle est aussi visible ailleurs dans ses écrits logiques. Ainsi,
dans les Premiers Analytiques, le glissement est visible dans ses
énonciations des formes valides du syllogisme (par exemple, Barbara :
« Si A est prédiqué de tout B et B de tout C, alors il est nécessaire pour
A d’être prédiqué de tout C »). Et dans le passage de la Physique dans
lequel la notion de nécessité hypothétique est introduite pour la
première fois, nous lisons : « Si une chose doit être une scie et remplir
sa fonction, elle doit nécessairement être en fer. Mais la nécessité est
hypothétique (ex hypotheseos)16 »17.

On peut résumer la chose disant que : de (1) « Nécessairement (s’il


est vrai aujourd’hui qu’il y aura une bataille navale demain, alors il
y aura une bataille navale demain) », qui est une affirmation vraie,
on peut déduire logiquement (2) « S’il est vrai aujourd’hui qu’il y
aura une bataille navale demain, alors il y aura une bataille navale
demain », mais sûrement pas (3) « S’il est vrai aujourd’hui qu’il y
aura une bataille navale demain, alors il y aura nécessairement une
bataille navale demain ».
14Il peut être utile de rappeler ici la façon dont Aristote argumente
dans le texte du chapitre 9 du De interpretatione auquel nous nous
référons. Vuillemin la résume de la manière suivante :
• 18 Vuillemin, Nécessité ou contingence, p. 153.

Il [le texte] se réduit à une chaîne d’implications : si l’on admet le


principe de non-contradiction – les deux énoncés ne sont pas vrais –,
alors si l’on admet le principe du tiers exclu – les deux énoncés ne sont
pas faux -, on ne peut, au cas où l’on admette encore la validité
universelle du principe de bivalence – l’un des énoncés est vrai, l’autre
est faux actuellement –, éviter de tenir pour nécessaires tous les énoncés
portant sur le futur. Par contraposition, l’existence de futurs contingents
exigera, si l’on conserve la non-contradiction et le tiers exclu, qu’on
mette en question la bivalence et que, par conséquent, l’un des énoncés
soit vrai et l’autre faux mais seulement en puissance18.

• 19 Ibid., p. 163.

La solution consiste donc à rejeter la conception selon laquelle


« toute affirmation ou négation portant sur le futur est vraie ou
fausse19 ».
15Cela ne revient cependant pas du tout à suggérer que les
propositions qui décrivent des événements futurs contingents
peuvent et doivent avoir une autre valeur de vérité que le vrai et le
faux. Aristote peut maintenir le principe du tiers exclu, tout en
mettant en question la validité du principe de bivalence dans le cas
des énoncés décrivant des événements futurs contingents, parce
que le principe de bivalence doit être compris ici de la façon
suivante : même si une au moins des deux propositions « Il y a aura
demain une bataille navale » et « Il n’y aura pas de bataille navale
demain » est vraie, ce qui signifie que le principe du tiers exclu
reste valide, aucune des deux ne l’est de façon déterminée ;
autrement dit : laquelle des deux est vraie est une chose qui n’est
pas décidée pour l’instant. Le point important est que cela peut être
aussi bien l’une que l’autre qui est vraie. Et on ne pourra même pas
dire demain, s’il y a effectivement une bataille navale, que
quelqu’un qui aurait dit aujourd’hui qu’il y aura une bataille navale
demain aurait dit une chose vraie, puisque cela n’était tout
simplement pas encore vrai.
Comme le dit Joseph Vidal-Rosset :
• 20 Vidal-Rosset, Les paradoxes de la liberté, 2009, p. 25-26.

On rétablit la cohérence de la pensée d’Aristote si l’on rappelle que, pour


lui, c’est en vertu de sa correspondance avec la réalité qu’un énoncé est
vrai. Or, évidemment, un énoncé qui porte sur un futur contingent ne
peut pas être vrai puisque l’événement futur, par définition, n’est pas.
Mais cela ne signifie pas pour autant que la contradictoire de p soit vraie,
car Aristote ne soutient pas que p, s’il porte sur un futur, est faux parce
que sans référence. Il veut simplement dire que la proposition future
portant sur un événement contingent garde une valeur de vérité
variable : le vrai ou bien le faux […], car ce n’est que la réalisation de
l’événement dont on parle au futur qui peut fixer la vérité de ce qu’on
énonce. Avant cette réalisation, il est inexact d’un énoncé portant sur un
futur contingent que cet énoncé est vrai (pas plus que l’on ne peut dire
qu’il est faux) : sa vérité (ou sa fausseté) sont en puissance20.

16En d’autres termes, tout se passe comme si on pouvait dire de la


proposition « Il y aura une bataille navale demain » qu’elle possède
le prédicat disjonctif « être vraie ou fausse » (on peut dire d’elle
qu’elle est « vraie ou fausse »), mais pas qu’elle est vraie ou qu’elle
est fausse (puisqu’elle n’est pour le moment aucune de ces deux
choses). Cela semble signifier que le principe de bivalence est
conservé dans un certain sens et rejeté dans un autre. Vidal-Rosset
a essayé d’exprimer cela en distinguant deux versions du principe
de bivalence, la version usuelle, qu’il appelle la bivalence logique :
(biv) : Toute proposition est vraie ou bien fausse

et une version épistémologique plus forte :


(BIV) : Tout énoncé déclaratif est vrai ou faux de façon déterminée,
indépendamment des moyens que nous avons pour savoir s’il est vrai ou
faux.

(biv) est un principe de la logique classique qu’on peut considérer


comme philosophiquement neutre, mais (BIV) ne l’est pas. Si on
peut reconnaître – et si Aristote reconnaît effectivement – la validité
universelle du principe du tiers exclu, il conteste, en revanche, la
validité universelle du principe de bivalence au sens de (BIV), car ce
principe ne s’applique pas aux énoncés portant sur le futur en
matière contingente. L’indétermination du futur impose que l’on
n’applique pas le principe aux énoncés de cette sorte, même si la
bivalence, au sens faible de (biv), doit être maintenue pour que la
validité universelle du principe du tiers exclu puisse être préservée.
Elle le doit parce qu’il n’est pas possible d’affirmer simultanément
que la proposition « p ou non-p » est nécessairement vraie et qu’il
y a malgré tout des cas dans lesquels aucun des deux constituants
de la disjonction, « p » et « non-p », n’est vrai.
17Mais, selon la conception réaliste de la vérité que défend Aristote,
un énoncé est vrai s’il correspond à la réalité. C’est cette
correspondance qui le rend vrai, et sûrement pas le fait que nous
soyons en mesure de savoir qu’il est vrai. Or, est-on obligé de
remarquer, ce n’est pas le fait que nous soyons en mesure de savoir
s’il y aura ou non une éclipse demain, alors que nous ne sommes
pas en mesure de savoir s’il y aura ou non une bataille navale
demain, qui peut par lui-même nous autoriser à affirmer que la
première proposition est de façon déterminée vraie ou fausse, alors
que la deuxième ne l’est pas. C’est le contraire de cela qui est vrai
pour Aristote et, bien entendu, également pour Leibniz : cela ne
pourrait être que parce que la première proposition est vraie ou
fausse, alors que la deuxième ne l’est pas, que nous pouvons dire
avec vérité de la première qu’elle est vraie ou fausse, et pas de la
deuxième. Bien entendu, ce qui est susceptible de rendre vraie la
proposition qui affirme qu’il y aura une éclipse demain ne peut pas
non plus être la correspondance avec le fait lui-même, puisque
celui-ci n’est pas encore réalisé, mais le genre de correspondance
avec la réalité qui consiste dans l’existence d’une série causale qui
a déjà commencé et dont l’occurrence de l’événement résultera à
coup sûr le moment venu.
• 21 Vuillemin, Nécessité ou contingence, p. 163.

La nécessité conditionnelle de l’éclipse – dit Vuillemin – dégénère car,


les positions et les mouvements respectifs de la lune et du soleil étant
donnés, les lois de l’astronomie garantissent la rétrogradation. Il est
donc déjà vrai qu’il y aura éclipse à tel moment. La nécessité simple
s’applique à ce genre d’accidents. Mais, si rien actuellement dans les
causes présentes ne rend inéluctable l’existence future de la bataille
navale, cette bataille ne sera nécessaire que si elle a lieu et pendant
qu’elle a lieu. Il n’est donc pas déjà vrai qu’elle aura lieu21.

Mais, pourrait-on être tenté de faire remarquer, qu’est-ce qui


empêche que la série causale qui aboutira le moment venu à
l’existence de la bataille navale existe bel et bien dans ce cas-là
aussi et que nous soyons simplement incapables de savoir si c’est
le cas ou non ? C’est la position que défend Leibniz, ce qui l’amène
à soupçonner Aristote d’avoir inféré abusivement de ce que nous
ne pouvons pas savoir à ce qui n’est pas, en contradiction avec la
conception réaliste de la vérité et de la fausseté qu’il défend par
ailleurs.
18Ce qu’il faut dire, du point de vue d’Aristote, n’est pas que la
valeur de vérité des énoncés décrivant des événements futurs
contingents n’est pas déterminée parce que nous ne pouvons pas
savoir ce qu’elle est, mais que nous ne pouvons pas savoir ce
qu’elle est parce qu’elle n’est pas déterminée, autrement dit parce
que le futur est ouvert et comporte, à côté des événements qui
auront lieu nécessairement, comme l’éclipse, des événements qui,
d’une façon qui n’est en rien dépendante de ce que nous pouvons
savoir ou ignorer, peuvent aussi bien arriver que ne pas arriver. Si
le futur n’est pas déterminé intégralement, il y a des choses que
nous ne sommes pas en mesure de prédire. Mais ce n’est pas parce
qu’il y a des choses que nous ne sommes pas en mesure de prédire
que le futur est indéterminé. S’il l’est, c’est de façon complètement
indépendante de ce que nous pouvons ou ne pouvons pas prédire.
Bien entendu, si la proposition « Il y a aura demain une bataille
navale » avait d’ores et déjà une valeur de vérité, on pourrait
concevoir que quelqu’un, utilisant des moyens de connaissance
dont nous ne sommes pas capables de nous faire une idée réelle et
dont la plupart des gens sont dépourvus, réussisse à la connaître ;
mais c’est une possibilité que l’on peut écarter sans hésitation si la
proposition n’a non seulement pas de valeur de vérité que l’on
puisse connaître, mais pas de valeur de vérité tout court.
• 22 Vidal-Rosset, Les paradoxes de la liberté, p. 26.

La réalité et l’indépendance du monde – écrit Vidal-Rosset – font que


« Socrate est malade » est un énoncé qui possède actuellement une
valeur de vérité (le vrai ou le faux) indépendamment de notre
connaissance de l’existence de Socrate et de son état de santé (si Socrate
existe). Or c’est uniquement cette détermination de la valeur de vérité
de l’énoncé portant sur le futur contingent qu’Aristote récuse. Accepter
l’idée que les énoncés des futurs contingents sont porteurs d’une valeur
de vérité déterminée serait accorder un fondement rationnel à la
pratique divinatoire, conséquence qu’Aristote rejette clairement dans le
même chapitre du De interpretatione. Rien n’empêche, en effet, que dix
mille ans à l’avance, tel homme prédise un événement et que tel autre
prédise le contraire : ce qui se réalisera nécessairement, c’est celle des
deux prédictions, quelle qu’elle soit, qui était vraie à ce moment-là22.

19Je ne pense pas que Leibniz aurait été très embarrassé pour
répondre à cette façon d’argumenter. Il aurait fait remarquer qu’il
est tout à fait possible que les énoncés décrivant des événements
futurs contingents, comme par exemple l’occurrence d’une bataille
navale demain, aient bel et bien une valeur de vérité déterminée,
mais que nous soyons, pour des raisons qui n’ont rien d’accidentel,
incapables de la connaître dès à présent et que, par conséquent, la
prétention qu’ont les devins d’être en mesure de le faire est
dépourvue de toute espèce de fondement rationnel. Si les énoncés
décrivant des événements futurs contingents n’ont pas de valeur
de vérité, il est certain que nous ne pouvons pas la connaître. Mais,
même s’ils en ont une, il ne résulte pas de cela qu’il existe ou en
tout cas pourrait exister pour nous un moyen rationnel de la
connaître. Si on ne peut parler, à propos des propositions dont il
s’agit, que de vérité en puissance et de fausseté en puissance, ce
n’est pas à cause de notre ignorance partielle ou totale de ce qui
arrivera, mais parce que les choses ont, en l’occurrence, tout au
plus une certaine propension à arriver ou à ne pas arriver, et qu’il
n’y a pas de nécessité qui fasse que, d’une façon qui est d’ores et
déjà déterminée, elles arriveront ou n’arriveront pas. Et, bien
entendu, il est à nouveau essentiel de distinguer entre le degré de
vérité en puissance que peut posséder une proposition, et la
connaissance que nous avons de ce qu’il est.
20On peut dire d’Aristote, si on suit Leibniz, qu’ayant commis sans
s’en rendre compte le sophisme du glissement de l’opérateur
modal – qui oblige apparemment à attribuer aux propositions
décrivant des événements futurs contingents une nécessité absolue
et à accepter le fatalisme, à partir du moment où on a admis la
proposition « Ou bien il est vrai qu’il y aura demain une bataille
navale ou bien il est vrai qu’il n’y aura pas de bataille navale
demain » –, il s’est trouvé contraint de mettre en question cette
dernière proposition et d’accepter l’idée que ni la proposition « Il y
aura demain une bataille navale» ni sa négation « Il n’y aura pas de
bataille demain » ne sont vraies. Leibniz soutient, pour sa part, qu’il
est tout aussi légitime de dire de la proposition « Il y aura une
bataille navale demain » qu’elle est vraie ou fausse que de le dire
de la proposition « Il y aura une éclipse de soleil demain ». Le fait
que nous ne connaissions pas et ne puissions pas connaître avec
certitude la valeur de vérité de la proposition dans le premier cas,
alors que nous avons les moyens de la connaître dans le deuxième,
est tout à fait dépourvu de pertinence pour ce dont il s’agit. Comme
le dit Vidal-Rosset :
• 23 Vidal-Rosset, ibid., p. 44.

Le système de Leibniz permet de retrouver, au niveau de la connaissance


humaine, à la fois la contingence et l’incertitude de l’avenir, ainsi qu’une
liberté fondée sur la rationalité. Mais il est indiscutable que, du point de
vue de l’omniscience divine, le système définit intégralement notre
monde et interdit de penser l’existence d’une quelconque incertitude
réelle dans le cours des événements (l’incertitude reste la marque de
l’ignorance humaine). Dieu est libre, parce qu’il choisit. Mais ce choix
s’impose nécessairement23.

21Un point crucial dans cette affaire est que la question de savoir si
une proposition est nécessaire ou contingente ne peut, pour
Leibniz, en aucun cas être liée à celle de la connaissance que nous
avons ou de l’ignorance dans laquelle nous nous trouvons des
causes de l’événement qu’elle décrit. Sinon, il faudrait admettre
qu’une proposition qui était contingente peut changer de statut
modal et devenir nécessaire lorsque nous acquérons une
connaissance des causes qui, le moment venu, produiront
inéluctablement l’événement concerné. Voyez sur ce point la façon
dont Jacques Bernoulli présente les choses :
Est nécessaire ce qui ne peut pas ne pas être, devoir être ou avoir été
(quod non potest non esse, fore aut fuisse), et cela, d’une nécessité ou
bien physique (de cette manière, il est nécessaire que le feu brûle, que
le triangle ait trois angles égaux à deux droits, que la pleine lune, qui,
la Lune étant levée, arrive dans les nœuds, soit sujette à des éclipses),
ou bien hypothétique (en vertu de quoi une chose quelconque, aussi
longtemps qu’elle est ou a été, ou est supposée être ou avoir été, ne
peut pas ne pas être ou avoir été – en ce sens-là il est nécessaire que
Pierre, que je sais et pose être en train d’écrire, écrive), ou enfin
d’une nécessité de convention ou d’institution (en vertu de laquelle le
joueur de dés qui a obtenu un six avec le dé est dit nécessairement
gagner, s’il a été antérieurement convenu entre les joueurs que le gain
consistait à faire six en lançant le dé).

• 24 Jacques Bernoulli, Ars Conjectandi (1713), 1975, p. 240.

Le contingent (tant le libre, qui dépend de l’arbitre de la créature


rationnelle, que le fortuit et l’accidentel (casuale), qui dépend de
l’accident (casus) ou de la fortune) est ce qui pourrait ne pas être, devoir
être ou avoir été ; comprenez, d’une puissance éloignée, et non d’une
puissance prochaine, car la contingence n’exclut pas toujours toute
espèce de nécessité, même pour ce qui est des causes secondes. Ce que
je vais expliquer par des exemples. Il est tout à fait certain qu’étant
donné la position du dé, la vitesse et la distance par rapport à la table
de jeu au moment où il quitte la main de celui qui le lance, il ne peut pas
tomber autrement que de la façon dont il tombe réellement ; de même,
qu’étant donné la constitution présente de l’air et étant donné la masse,
la position, le mouvement, la vitesse des vents, des vapeurs, des nuages
et les lois du mécanisme, en vertu duquel toutes ces choses agissent les
unes sur les autres, le temps qu’il fera demain ne pourrait pas être autre
que ce qu’il sera réellement; de sorte que ces effets ne suivent pas moins
nécessairement de leurs causes prochaines que les phénomènes des
éclipses du mouvement des astres. Et cependant l’usage s’est établi de
compter uniquement les éclipses au nombre des choses nécessaires, et,
en revanche, la façon dont le dé tombe et le temps qu’il fera au nombre
des choses contingentes. Ce pour quoi il n’y a pas d’autre raison que le
fait que les choses qui sont supposées être données pour déterminer les
effets ultérieurs, et qui sont telles également dans la nature, ne sont
cependant pas suffisamment connues de nous ; à quoi s’ajoute le fait
que, même si elles l’étaient, l’étude de la Géométrie et de la Physique
n’est pas suffisamment perfectionnée pour qu’à partir des données ces
effets puissent être soumis au calcul ; de la même façon qu’à partir des
principes bien connus de l’Astronomie les éclipses peuvent être
calculées et prédites, lesquelles pour cette raison, elles aussi, avant que
l’Astronomie ait été avancée à ce degré de perfection, n’avaient pas
moins besoin que les deux autres d’être rapportées aux choses futures
contingentes. Il résulte de cela qu’à l’un et à un moment donné peut
sembler contingent ce qui devient le nécessaire de l’autre (voire du
même) à un autre moment, une fois que ses causes sont connues, de
sorte que la contingence concerne même principalement notre
connaissance, dans la mesure où nous ne voyons pas dans l’objet de
répugnance quelconque à ne pas être ou devoir être, bien qu’il soit ou
ait lieu nécessairement ici et maintenant en vertu de sa cause prochaine
mais inconnue de nous24.

Je n’ai pas besoin d’insister sur le fait que la conclusion à laquelle


aboutit Bernoulli fait partie de celles que Leibniz tient par-dessus
tout à éviter. Pour lui, la distinction entre le nécessaire et le
contingent a une réalité objective, qui est et doit rester
indépendante de l’état de nos connaissances aussi bien collectives
que personnelles.
22Est-ce réellement parce qu’il a été lui-même implicitement
victime du sophisme du glissement de l’opérateur modal
qu’Aristote s’est trouvé dans une situation qui l’a obligé à recourir
à une solution que Leibniz juge désespérée ? On peut avoir des
doutes sur ce point et la plupart des interprètes qualifiés d’Aristote
en ont. Mais ce qui n’est pas douteux, en tout cas, est que Leibniz
considère la solution comme positivement désastreuse. Il est
convaincu, comme nous l’avons vu, qu’il ne faut surtout pas
confondre, dans le cas des propositions décrivant des événements
futurs contingents, l’impossibilité pour nous de connaître la valeur
de vérité avec l’absence de valeur de vérité. Et, comme le fait que
les propositions en question sont bel et bien vraies ou fausses et
connues de Dieu comme telles de toute éternité ne risque en
aucune manière de les rendre nécessaires, il pense qu’Aristote s’est
inquiété à peu de chose près pour rien.
23Pour résoudre son problème, Aristote devait, semble-t-il,
pouvoir disposer d’un système qui vérifie le principe de nécessité
conditionnelle et le principe du tiers exclu, mais sans valider le
principe de bivalence. Cette exigence semble impossible à
satisfaire si l’on accepte une conception de la vérité telle qu’il y a
équivalence entre l’assertion d’un énoncé et l’assertion de la vérité
de cet énoncé (conformément à ce qu’on appelle le schéma (T) de
Tarski : V(p) ↔ p). En effet, non seulement l’adoption de la
définition sémantique de la vérité, mais déjà simplement celle du
schéma (T) de Tarski, qui est présenté par lui comme une condition
d’adéquation matérielle pour toute définition acceptable de la
vérité, semblent impliquer, si l’on accepte le principe du tiers exclu,
l’acceptation du principe de bivalence. En d’autres termes, si le
principe du tiers exclu est un théorème d’un système, et si le
schéma (T) de Tarski est valide pour ce système, le principe de
bivalence est également valide pour lui.
24Par conséquent, il semblerait que, si le système aristotélicien
admet la validité universelle du tiers exclu et, au moins
implicitement, le schéma (T), il doit admettre également la validité
universelle du principe de bivalence. Vuillemin estime qu’il y trois
hypothèses interprétatives possibles concernant la position
adoptée par Aristote :
(1). Le système d’Aristote demande la construction d’une logique à
plus de deux valeurs de vérité.
(2). Il implique que l’on modifie la définition canonique de la vérité.
(3). Il suggère l’introduction des probabilités et la réhabilitation de
la connaissance probable.
25Je n’ai malheureusement pas le temps de m’attarder sur la façon
dont Vuillemin écarte la possibilité (1), ni sur celle dont il résout le
problème que soulève la possibilité (2), celui des modifications
qu’Aristote pourrait se trouver contraint d’introduire dans la
conception classique de la vérité, du fait de sa décision de
soustraire certaines propositions à l’application du principe de
bivalence. Je me bornerai, en conclusion, à dire simplement
quelques mots à propos de l’option (3), celle qui fait d’Aristote un
défenseur résolu de la connaissance probable. Vuillemin cite, sur
ce point, Cournot, qui écrit :
• 25 Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances [1851],
1975, p. 450.

Aristote entrevoit, mais de la manière la plus confuse, les applications


de la doctrine des chances et des probabilités, et la future science de la
statistique, ne sachant d’ailleurs s’il faut la placer dans la « science » ou
dans l’« opinion »25.

Et, pour éviter sur ce point toute espèce d’anachronisme, Vuillemin


prend soin de préciser :
• 26 Vuillemin, Nécessité ou contingence, p. 181, note 53.

Il est évident que ni Aristote ni l’aristotélisme n’ont élaboré un concept


clair et distinct de la probabilité et qu’ils n’ont pas même aperçu les
questions qui se posent à propos de sa mesure. Il n’en reste pas moins,
comme le dit Cournot, que l’attention qu’ils ont portée aux
déterminations imparfaites du monde sensible et à l’accident a dû –
comme il est arrivé avec le chap. IX du De interpretatione – susciter des
thèmes qui entrent en conflit avec la logique si l’on ne fait pas sa place,
dans le système, à une théorie primitive des probabilités26.

26La situation change évidemment du tout au tout avec Leibniz, qui


est, comme le souligne Hacking, sinon un acteur principal, du
moins un témoin essentiel dans ce qu’on peut appeler l’émergence
de la probabilité comme concept clair et distinct. Leibniz a beau
être convaincu, à la différence d’Aristote, que la réalité, y compris
celle du futur, ne comporte aucune espèce d’indétermination, on
ne trouve, chez lui, contrairement à ce que l’on croit souvent,
certainement aucune tendance à sous-estimer l’intérêt et
l’importance de la connaissance simplement probable. Couturat
remarque à ce propos que :
• 27 Couturat, La Logique de Leibniz [1901], 1969, p. 255.

La logique des probabilités sert déjà dans les sciences mathématiques


et rationnelles ; mais c’est surtout dans les sciences naturelles et
expérimentales qu’elle trouve son application : elle est même leur
méthode propre, comme on va le voir27.

27À la différence des vérités de raison, les vérités de fait, pour


Leibniz, ne sont jamais que probables. Nous ne pouvons pas en
avoir une connaissance démonstrative, c’est-à-dire une
connaissance complète par les raisons, puisque ce qui caractérise
la vérité qu’elles possèdent est le fait qu’elle fait intervenir ce qu’il
appelle « l’infini dans les raisons ». Mais il ne faudrait surtout pas
en conclure que nous ne pouvons en acquérir qu’une connaissance
qui est affectée d’une incertitude fâcheuse, et qui est par
conséquent d’une importance qui reste relativement subalterne. Ce
n’est pas du tout ce que pense Leibniz, pour qui il est tout à fait
possible, même dans les sciences naturelles et expérimentales, de
parvenir à une certitude qui en pratique ne se distingue pas
vraiment de celle des propositions mathématiques elles-mêmes.
Nous pouvons connaître une proposition avec une certitude qui est
tout à fait suffisante, même quand nous ne connaissons que
partiellement les raisons de sa vérité, ce qui est le cas pour toutes
les propositions dont la connaissance repose, directement ou
indirectement, sur l’expérience. Comme le dit Couturat, quand
Leibniz s’interroge sur le genre de vérité que l’on peut attribuer aux
hypothèses, la réponse est la suivante :
• 28 Couturat, ibid., p. 268.

Une hypothèse est d’autant plus probable, selon Leibniz : (1) qu’elle est
plus simple ; (2) qu’elle explique un plus grand nombre de phénomènes
par un plus petit nombre de postulats ; (3) qu’elle permet de prévoir de
nouveaux phénomènes ou d’expliquer de nouvelles expériences. Dans
ce dernier cas surtout, l’hypothèse équivaudra à la « vérité » ; elle aura
une certitude « physique » ou « morale », c’est-à-dire une extrême
probabilité, comme est celle d’une clé présumée qui permet de
déchiffrer entièrement un long cryptogramme en lui donnant un sens
intelligible et suivi28.

28Quand nous ne sommes pas en mesure de connaître la vérité


elle-même, nous pouvons néanmoins, dans un bon nombre de cas,
évaluer les apparences de vérité, c’est-à-dire, les probabilités, en
relation avec les données dont nous disposons. Les probabilités, au
sens où les comprend Leibniz, doivent être évaluées et comparées,
autant que possible, en fonction de leur degré de ressemblance
avec la vérité, ce que signifie précisément le mot « vraisemblance ».
Et ce serait une erreur complète de croire qu’à défaut de vérité, une
proposition peut avoir une probabilité, qui en quelque sorte la
remplace. Car la probabilité, qu’elle soit subjective ou objective, ne
peut jamais être autre chose que la probabilité de la vérité. Quand
Philalèthe, le représentant de Locke, dit que « la probabilité est
fondée sur des conformités avec ce que nous savons, ou dans le
témoignage de ceux qui le savent », Théophile répond :
• 29 Leibniz, Nouveaux Essais, IV, chap. 15, § 1, p. 405.
J’aimerais mieux soutenir qu’elle est toujours fondée dans la
vraisemblance ou dans la conformité avec la vérité ; et le témoignage
d’autrui est encore une chose que le vrai a coutume d’avoir pour lui à
l’égard des faits qui sont à portée. On peut donc dire que la similitude
du probable avec le vrai est prise ou de la chose même, ou de quelque
chose étrangère29.

• 30 Ibid, IV, chap. 16, § 9, p. 413.

Leibniz explique que la probabilité peut venir soit d’une


connaissance partielle que nous avons de la chose elle-même, soit
d’une autre source, comme par exemple le témoignage, et que ces
deux sources sont capables l’une et l’autre de garantir une certaine
apparence de vérité objective ou une certaine concordance avec la
vérité. J’ai déjà cité le passage célèbre des Nouveaux essais, où il
explique que nous aurions besoin d’une nouvelle espèce de logique
pour traiter des degrés de probabilités30.
29Pour pouvoir accorder à la notion de probabilité toute
l’importance qu’elle mérite, il n’est évidemment en aucune façon
nécessaire de croire à la réalité du hasard, que, comme j’ai déjà eu
l’occasion de le souligner à maintes reprises, Leibniz rejette
catégoriquement, aussi bien dans la vie mentale que dans les
événements du monde physique. On peut parfaitement être à la fois
un adepte du déterminisme le plus rigoureux et un défenseur
fervent de la connaissance probable, comme l’explique Marc
Parmentier dans son introduction à L’estime des apparences.
• 31 « Sur les loteries », in Leibniz, L’estime des apparences, 1995,
Annexe V, p. 447.

• 32 Marc Parmentier, « Introduction » à : Leibniz, L’estime des


apparences, 1995, p. 38.

Pour contourner le brouillage induit par la superposition des oppositions


respectives successivement introduites dans la notion de probabilité, on
peut dire que l’originalité de la position leibnizienne est de conférer
toujours au probable un sens « objectif », mais dans un sens qui lui est
propre et, naturellement, sans aucun rapport avec un quelconque
indéterminisme physique : un des fils d’Ariane des textes que nous
présentons est la réduction du hasard vrai au hasard apparent. Nous
trouvons d’autre part une magistrale affirmation du déterminisme dans
cet extrait du compte rendu de l’ouvrage de Jean Leclerc sur les loteries :
« Le pur caprice a aussi ses causes, et ses déterminations qui dépendent
de quelque prévention, impression, regard, souvenir, sentiment,
perception, disposition, situation ou assiette, en un mot, de l’état de
notre âme, de notre corps, ou des causes externes, quand ce ne serait
qu’une mouche, un souffle de vent, un petit grain de sable sous nos
pieds, un pli dans notre habit, car la moindre chose peut insensiblement
déterminer nos actions et tâtonnements quand ils sont balancés.31 » En
ce sens, on peut dire que la conception leibnizienne de la probabilité est
à la fois épistémique et objective.32 »

Si l’on en croit Hacking :


• 33 Hacking, L’émergence de la probabilité, 2002, p. 250.

La philosophie de Leibniz constitue l’une des dernières défenses


désespérées de l’ancienne catégorie de connaissance. Il lui fallait croire
que n’existe aucune interaction entre les choses réelles de l’univers : il
y a seulement « une relation constante et régulière ». De plus, les objets
matériels ne peuvent être que des « phénomènes bien fondés ». Il est
allé jusqu’à écrire : « Si une chose n’est pas effectivement sentie, alors
elle n’existe pas. » De nombreuses idées humiennes sont présentes chez
Leibniz, mais il en manque une. Pour Leibniz, la catégorie de la
connaissance est encore sacro-sainte. La vérité consiste, en fin de
compte, en une démonstration. Il se peut que les causes efficaces soient
une constante conjonction, mais les causes finales constitueront les
raisons des choses. Il y a une raison suffisante à toute vérité et elle peut
être prouvée a priori. Alors que des lâches abandonnaient les avant-
postes de la connaissance à un concept d’opinion toujours plus
consolidé par le nouveau concept d’évidence factuelle, Leibniz contre-
attaqua avec une dernière innovation merveilleuse. Depuis toujours, la
connaissance avait été démonstration à partir de principes premiers.
Leibniz produisit la première analyse « moderne » de la preuve, comprise
comme relation formelle entre des phrases. Une démonstration d’une
proposition p logiquement nécessaire sera une séquence finie de
phrases finissant par p. Une preuve d’une proposition
contingente q sera une séquence infinie convergeant asymptotiquement
vers q. Ainsi, en fourbissant à neuf le concept de démonstration, toute
vérité se retrouve rapatriée dans la catégorie de la connaissance33.

30Je ne crois pas que l’on puisse dire, en toute rigueur, que, pour
Leibniz, la vérité consiste dans la démonstration. La vérité d’une
proposition consiste comme il le dit, a parte rei, dans le fait que le
concept du prédicat est contenu dans le concept du sujet, et la
démonstration constitue seulement le moyen dont on se sert pour
faire apparaître et rendre manifeste cette inclusion. Mais la façon
dont s’exprime, sur ce point, Hacking n’est sans doute que le reflet
de la difficulté de plus en plus grande que nous éprouvons pour
notre part – et que Leibniz n’avait pas – à distinguer nettement
entre ce qui est vrai et ce qui, pour une raison ou pour une autre et
par un moyen ou par un autre, est reconnu ou en tout cas accepté
à un moment donné comme tel.
• 34 Ibid., p. 133.

31Pour ce qui concerne, d’autre part, l’adhésion de Leibniz à l’idéal


de la connaissance démonstrative, on peut remarquer qu’elle est,
d’une certaine façon, tempérée singulièrement par une chose que
Hacking lui-même est le premier souligner, à savoir le fait que :
« Dès le début, Leibniz conçut la théorie de la probabilité comme
une logique des événements contingents.34 » Incontestablement,
Leibniz considère la connaissance démonstrative, qui n’est possible
que dans le cas des vérités nécessaires, comme la connaissance par
excellence, au moins pour ce qui est de sa valeur :
[La connaissance des faits nous sert, mais la connaissance des raisons
nous perfectionne.]

• 35 Leibniz, TI (Grua), II, p. 580.

La connaissance des raisons nous perfectionne parce qu’elle nous


apprend des vérités universelles et éternelles, qui expriment l’Être
parfait. Mais la connaissance des faits est comme celle des rues d’une
ville, qui nous sert pendant qu’on y demeure, après quoi on ne veut plus
s’en charger la mémoire35.

Des événements contingents, des êtres constitués comme nous le


sommes ne peuvent justement pas avoir de connaissance
démonstrative ; mais cela n’oblige cependant nullement pas à
rabaisser le genre de connaissance qu’ils sont capables d’en
acquérir au rang de l’opinion. Même dans le cas des faits nous
sommes capables d’accéder à une certaine connaissance, même si
ce n’est pas une connaissance complète, des raisons. Et c’est cela
qui fait toute la différence entre le domaine de la connaissance
authentique et celui de l’opinion et de l’habitude.
32Qu’est-ce qui a empêché Leibniz, qui disposait déjà
pratiquement de tous les éléments nécessaires pour cela, d’aller
jusqu’à la formulation d’un problème sceptique concernant
l’induction, et cela au moment même où il inventait la logique
inductive ? Selon Hacking, c’est le fait qu’il restait encore un pas
important à franchir pour cela et que Leibniz n’a pas franchi, même
s’il avait déjà, d’une certaine façon, contribué plus que quiconque
à réduire l’idée de causalité à celle de simple « conjonction
constante » :
• 36 Hacking, L’émergence de la probabilité, p. 251.

Quant au problème sceptique, il ne pouvait surgir qu’après le transfert


de la causalité du domaine de la connaissance à celui de l’opinion36.
C’est peut-être en partie parce qu’il est un défenseur fervent de ce
que Hacking appelle « l’ancienne catégorie de connaissance » que
Leibniz est un philosophe qui semble, sur certains points, si éloigné
de nous, alors qu’il en est en même temps, sur tant d’autres, si
proche. Mais c’est aussi, vous vous en doutez, parce que je crois
que l’ancienne catégorie de connaissance n’est peut-être pas aussi
périmée qu’on le suggère parfois et que je ne suis pas sûr qu’il
faille se réjouir de voir les philosophes d’aujourd’hui abandonner
aussi facilement ce que Hacking appelle « les avant-postes de la
connaissance » pour ceux de l’opinion, plus facilement dispensée
qu’accompagnée de sa justification, que j’ai tenu à terminer ces
années d’enseignement en vous parlant de Leibniz.
33Je conclurai par deux citations, qui, d’une façon qui ne
surprendra sans doute pas certains d’entre vous, sont empruntées
à un des philosophes qui font partie pour moi de ceux auxquels on
a tendance à revenir constamment. Quand Drury lui annonça, en
1930, qu’il devait pour la préparation de ses examens de licence,
étudier Leibniz et Lotze, Wittgenstein lui dit :
• 37 Rhees (éd.), Wittgenstein, Personal Recollections, 1981, p. 120.

Estimez-vous heureux d’avoir autant de temps pour étudier un aussi


grand homme que Leibniz. Assurez-vous que vous utilisez bien ce
temps quand vous en avez encore le loisir. L’esprit devient raide bien
avant que le corps le fasse37.

Wittgenstein a dit aussi que la vie mentale s’arrêtait souvent avant


la vie physique. C’est une chose qu’il ne faut pas perdre de vue,
surtout, du reste, quand on est sur le point de prendre sa retraite.
J’espère, en tout cas, avoir convaincu au moins une partie d’entre
vous que le temps consacré à étudier de près un auteur comme
Leibniz peut être réellement bien employé.
34L’autre passage de Wittgenstein que je voudrais citer est tiré du
Manuscrit 132 et daté du 11 septembre 1946.
Avons-nous affaire à des erreurs et des difficultés qui sont aussi
anciennes que le langage ? Sont-ce, pour ainsi dire, des maladies qui
sont liées à l’usage d’un langage, ou sont-elles de nature spéciale,
propres à notre civilisation ?

• 38 Wittgenstein, MS 132, p. 7-8. – Nedo & Ranchetti


(éd.), Wittgenstein. Sein Leben in Bildern und Tex (...)

Ou encore : est-ce que la préoccupation pour les moyens linguistiques


qui caractérise toute notre philosophie est une caractéristique très
ancienne de tout philosopher, un combat très ancien ? Ou bien est-il
nouveau comme notre science ? Ou bien encore : le philosopher oscille-
t-il toujours entre métaphysique et critique du langage38 ?

Wittgenstein avait affirmé, dans le Tractatus, que « toute


philosophie est critique du langage ». En 1946, il était
manifestement moins certain de la réponse qu’il faut donner à la
question de savoir ce qu’est exactement la philosophie, et de ce
que pourrait devenir la philosophie après lui.
35Quand j’ai commencé à enseigner au Collège de France il y a
quinze ans, j’avais tendance à considérer, à la suite de Wittgenstein,
la critique du langage comme étant de beaucoup la partie la plus
importante et la plus prometteuse de la philosophie. Je ne dirais
certainement pas qu’elle est devenue aujourd’hui moins importante
à mes yeux. Mais le fait que j’aie consacré au début de ces années
d’enseignement une attention spéciale à Wittgenstein et que je les
termine aujourd’hui en vous parlant de Leibniz signifie, comme
vous l’avez sans doute compris, que je n’ai pas de réponse véritable
à donner et n’essaierai par conséquent pas d’en donner une à la
dernière des questions que soulève Wittgenstein : le philosopher
oscille-t-il toujours entre métaphysique et critique du langage ?
NOTES
1 Leibniz, Théodicée, II, § 132, p. 185-186.

2 Leibniz, Théodicée, III, § 331, p. 312.


3 Leibniz, Théodicée, III, § 335, p. 315.

4 Leibniz, « Recherches générales », TLM (Rauzy), p. 223.

5 Ibid.

6 Gottfried Wilhelm Leibniz, Generales Inquisitiones de Analysi


Notionum et Veritatum, Allgemeine Untersuchungen über die Analyse
der Begriffe und Wahrheiten, herausgegeben, übersetzt und mit einem
Kommentar versehen von Franz Schupp, Felix Meiner Verlag, Hamburg,
1982, p. 172.

7 Leibniz, Théodicée, préface, p. 30.

8 Leibniz, PS (Gerhardt), VI, p. 30.

9 Vuillemin, Nécessité ou contingence, 1984, p. 172.

10 Ibid., p. 163.

11 Ibid.

12 Leibniz, Théodicée, III, « Sur le livre de l’origine du mal », § 14,


p. 400.

13 Mates, The Philosophy of Leibniz, 1989, p. 153.

14 Leibniz, « De Synthesi et Analysi universali seu Arte inveniendi et


judicandi », PS (Gerhardt), VII, p. 299.

15 Mates, The Philosophy of Leibniz, p. 117-118.

16 Aristote, Physique, 200a, 12-14.

17 Mates, ibid.

18 Vuillemin, Nécessité ou contingence, p. 153.

19 Ibid., p. 163.

20 Vidal-Rosset, Les paradoxes de la liberté, 2009, p. 25-26.


21 Vuillemin, Nécessité ou contingence, p. 163.

22 Vidal-Rosset, Les paradoxes de la liberté, p. 26.

23 Vidal-Rosset, ibid., p. 44.

24 Jacques Bernoulli, Ars Conjectandi (1713), 1975, p. 240.

25 Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances [1851],


1975, p. 450.

26 Vuillemin, Nécessité ou contingence, p. 181, note 53.

27 Couturat, La Logique de Leibniz [1901], 1969, p. 255.

28 Couturat, ibid., p. 268.

29 Leibniz, Nouveaux Essais, IV, chap. 15, § 1, p. 405.

30 Ibid, IV, chap. 16, § 9, p. 413.

31 « Sur les loteries », in Leibniz, L’estime des apparences, 1995,


Annexe V, p. 447.

32 Marc Parmentier, « Introduction » à : Leibniz, L’estime des


apparences, 1995, p. 38.

33 Hacking, L’émergence de la probabilité, 2002, p. 250.

34 Ibid., p. 133.

35 Leibniz, TI (Grua), II, p. 580.

36 Hacking, L’émergence de la probabilité, p. 251.

37 Rhees (éd.), Wittgenstein, Personal Recollections, 1981, p. 120.

38 Wittgenstein, MS 132, p. 7-8. – Nedo & Ranchetti


(éd.), Wittgenstein. Sein Leben in Bildern und Texten, 1983. p. 307.

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