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Arthur Schopenhauer

art davoir
toujours raison

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Circé Poche]
FONDEMENT DE TOUTE DIALECTIQUE

lfaut, pour commencer, envisager l'essentiel de toute


controverse, ce qui s'y produit en fait. L'adversaire a
posé une thèse (ou bien nous-mêmes, peu importe).
Il existe, pour la réfuter, deux modes et deux méthodes.
1) Les modes: a) ad
rem, b) ad hominem ou ex conces-
sis: c'est-à-dire que nous démontrons, ou bien que la
proposition ne concorde pas avec la nature des choses,
la vérité objective absolue; ou bien alors qu'elle ne
s'accorde pas avec d'autres affirmations ou conces-
sions de 1'adversaire, c'est-à-dire avec la vérité sub-
jective relative; ce dernier cas n'est qu'un démasquage
relatif et n'a rien à voir avec la vérité objective.
2)Les méthodes: a) réfutation directe, b) thèse réfutation
ndirecte.-La réfutation directe attaque la dans
Ses fondements, l'indirecte dans ses conséquences : la

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directe démontre que la thèse n'est pas vraie, l'indi-
recte qu'elle ne peut pas être vraie.

Dans la contestation directe, nous pouvons faire


1)

deux choses. Ou bien nous démontrons que les fon-


dements de son affirmation sont faux (nego majorem;
nego minorem) (je nie la majeure; je nie la mineure):
- ou bien nous admettons les fondements, mais nous
démontrons que l'affirmation ne s'en suit pas (nego
consequentiam), [je conteste la conséquence], et ainsi,
nous attaquons la conséquence, la forme de la conclu-
sion. 2) Dans la réfutation indirecte, nous utilisons, ou
:
bien l'apagôgè, ou bien l'instance. a) Apagôgè nous
admettons la vérité de sa proposition, et nous démon-
trons alors ce qui en résulte, lorsque, en la combinant
avec une autre proposition quelconque, admise comme
vraie, nous l'utilisons comme prémisse d'une conclu-
sion, et qu'il en résulte une conclusion dont la faus-
seté est éclatante, soit qu'elle contredise la nature des
choses, soit qu'elle s'oppose aux autres affirmations
de l'adversaire lui-même, donc se révèle fausse, ou
bien ad rem, ou bien ad hominem (Socrate, dans
T'Hippias majeur et ailleurs): donc, la proposition, elle
aussi, était fausse :car de prémisses vraies on ne peut
déduire que des propositions vraies; bien que celles
qu'on tire de prémisses fausses ne soient pas néces-
sairement fausses. (Si la proposition contredit indé-
niablement une vérité tout à fait incontestable, nous
avons réduit l'adversaire ad absurdum).
b) L'instance, enstasis, exemplum in contrarium:

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réfutation de la proposition générale au moyen de la
démonstration directe de cas particuliers compris dans
le domaine de son affirmation, et auxquels toutefois
elle ne s'applique pas, de sorte qu'elle-même ne peut
qu'être fausse.
Telle est la charpente générale, le squelette de toute
:
controverse nous avons donc ici son ostéologie. Car
c'est, au fond, ce à quoi se ramène toute controverse
mais tout cela peut n'avoir lieu que réellement ou seu-
lement en apparence, fondé sur des raisons authen-
tiques ou inauthentiques; et si les débats sont si longs
et si acharnés, c'est qu'il n'est pas facile d'en décider
avec assurance. Dans la démonstration, il est égale-
ment impossible de distinguer le vrai de l'apparent,
puisque cette distinction n'est jamais fermement éta-
blie de prime abord chez les adversaires eux-mêmes:
c'est pourquoi je définis les stratagèmes sans me pré-
occuper du fait que l'on a, ou que l'on n'a pas objec-
tivement raison : car on ne peut jamais le savoir soi-
même avec certitude; et cette question ne peut être
tranchée qu'au moyen de la controverse même. Du
reste, en toute controverse ou argumentation, quelle
qu'elle soit, il faut que les adversaires soient d'accord
sur un quelque chose qui permette, en tant que prin-
cipe, de trancher la question posée: Contra negantem
principia non est disputandum. [on ne saurait discuter
avec quelqu'un qui conteste les principes.]

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PREMIER STRATAGÈME

L'extension. Etendre l'affirmation de l'adversaire au-


delà de sa limite naturelle, l'interpréter dans un sens
aussi général que possible; la prendre au sens le plus
vaste qu'il se peut et l'exagérer; et restreindre au
contraire la sienne jusqu'à un sens aussi limité que
possible, àl'intérieur de limites aussi étroites que pos-
sible; car, plus une affirmation est génééralisée, et plus
nombreuses sont les attaques auxquelles elle s'expose.
La parade consiste à préciser clairement le punctus [le
point débattu ou le status controversiae [la manière
dont se présente la controverse].

Exemple 1. J'ai dit:«Les Anglais sont supérieurs à


toutes les autres nations quant à l'art dramatique.»
L'adversaire a voulu risquer une instantia et m'a répli-
qué:«Tout le monde sait qu'ils ne valent rien en
musique, et par conséquent aussi sont nuls quant à
l'opéra.»- Je réfutai en rappelant «que la musique
n'est pas comprise dans la catégorie de l'art drama-
tique; que ce dernier terme ne désignait que la tragé-
die et la comédie»; ce qu'il savait parfaitement, et il
s'efforçait seulement de généraliser mon affirmation
de telle manière qu'elle s'étendrait à toutes les formes
de représentation théâtrale, donc à l'opéra, donc à la
musique, pour alors triompher de moi sans doute pos-
sible. Inversement il faut venir au secours de sa propre
affirmation en la restreignant plus étroitement qu'on

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n'en avait d'abord l'intention quand l'expression dont
on se sert s'y prête.

Exemple 2. A dit: « La paix de 1814 a mêême rendu


l'indépendance à toutes les villes hanséatiques
d'Allemagne»,-B lui rétorque, usant de l'instantia
in contrarium, que Danzig a perdu par ce traité l'indé
pendance que lui avait accordée Bonaparte.- A se
tire d'embarras de la manière suivante: «J'ai parlé de
toutes les villes hanséatiques d'Allemagne; or, Danzig
était une ville hanséatique de Pologne. »

Exemple3. Lamarck (Philosophie zoologique, Vol.


1, p. 203) affirme que les polypes sont entièrement
dénués de sensibilité, n'ayant pas de nerfs. Or, il est
certain qu'ils perçoivent: car ils se tournent vers la
lumière, en se mouvant artificiellement de branche en
branche;-et ils saisissent leur proie. On a par consé-
quent supposé que chez eux, la masse nerveuse est
également répartie dans la masse du corps entier y est
en quelque sorte fondue en elle : car il est évident qu'ils
ont des perceptions sans organes des sens spécialisés.
Comme ce fait renverse l'hypothèse de Lamarck, il
argumente dialectiquement de la manière suivante :
«Il faudrait alors que toutes les parties du corps des
polypes soient douées de n'importe quelle sorte de
sensibilité, et aussi de mouvement, de volonté et de
pensée: donc, le polype aurait en chaque point de son
corps tous les organes du plus parfait des animaux
chaque point pourrait voir, sentir, goûter, entendre,
etc., et même penser, juger, conclure: toute particule

2I
d'un tel corps serait un animal parfait, et le polype lui
même serait supérieur à l'homme, puisque chaque par-
ticule, en lui, aurait toutes les facultés que l'homme
ne possède qu'en tant qu'ensemble.- En outre, il n'y
aurait pas de raison d'étendre aussi ce qu'on admet
chez le polype à la monade, le plus imparfait de tous
les êtres, et finalement aussi aux plantes, qui, après tout,
sont également vivantes, etc. » C'est parl'emploi de tels
stratagèmes dialectiques qu'un auteur avoue que, sans
le dire, ila conscienced'avoir tort. Puisque l'on disait:
«leur corps entier est sensible à la lumière, est donc de
nature nerveuse», il gauchit cette affirmation et vous
fait dire que le corps entier est pensant.

DEUXIÈME STRATAGÈME

Utiliser l'homonymie, pour étendre également l'affir-


mation à ce qui, mis à part l'identité du mot, n'a que
peu ou rien du tout de commun avec la chose en dis-
cussion, puis réfuter lumineusement cette dernière
affirmation, et se donner ainsi l'apparence d'avoir
réfuté la première.
Note. On appelle synonymes deux mots désignant
la même chose; homonymes deux concepts dési-
gnés par le même mot (voir Aristote, Topiques, 1, chap.
13). «Profond», «aigu», «élevé», employés tantôt en
parlant de corps, tantôt de sons, ce sont des homo-

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nymes. «Honnête» et « loyal» des synonymes. On peut
considérer ce stratagème comme identique avec le
sophisme ex homonymia : toutefois, le sophisme évi-
dent de l'homonymie ne saurait sérieusement égarer:
Omne lumen potest extingui
Intellectus est lumnen
Intellectus potest extingui
[Toute lumière peut être éteinte; or, l'intelligence est
une lumière; donc, l'intelligence peut être éteinte.]
Ici, l'on remarque de prime abord que sur quatre
termes, lumen est pris une fois au sens littéral et lumen
une autre fois en un sens figuré. Mais l'illusion se pro-
duit dans des cas subtils, et notamment lorsque les
concepts désignés par la mêême expression sont appa-
rentés et se fondent l'un dans l'autre.
Exemple 1. (Ces cas inventés ne sont pas assez sub-
tils pour faire illusion; il faut donc en collectionner
dans sa propre expérience concrète. Il serait excellent
de pouvoir donner à chacun des stratagèmes un nom
bref et adéquat, au moyen duquel on pourrait rejeter
de prime abord, le cas échéant, tel ou tel stratagème).
A. Vous n'êtes pas encore initié aux mystères de la
philosophie kantienne.
B. Bah, là où il y a des mystères, je ne veux pas en
entendre parler.

Exemple 2. Je critiquais le principe de l'honneur,


selon leaquel on perd son honneur à la suite d'une
offense qui vous est faite, à moins qu'on n'y réponde
par une offense plus grave, ou qu'on la lave dans le
sang, celui de l'adversaire ou le sien propre, trouvant

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ce principe déraisonnable, et j'en donnais póur raison
que le véritable honneur ne peut être altéré par ce que
l'on subit, mais uniquement par ce que l'on fait; car
n'importe quoi peut arriver à n'importël qui.
L'adversaire s'en prenait directement au fondement
de mon affirmation: il me démontrait lumineusement
que, si l'on accuse un commerçant d'escroquerie ou
de malhonnêteté, ou de négligence dans l'exercice de
sa profession, et à tort, il y avait là uné atteinteà son
honneur, qui n'était blessé que par le tort qui lui était
fait, et qu'il ne pouvait rétablir qu'en contraignant un
tel agresseur à subir un châtiment et à se rétracteru
Tci, il comprenait donc, en vertu de F'homonymie,
l'honneur civil, qu'on appelle d'habitudé la bonne
réputation et auquel on porte atteinte par la calom
nie, sous le concept d'honneur chevaleresque, appelé
d'habitude le point d'honneur, et äuquel on porte
atteinte par des offenses. Et comme il ne convient pás
de supporter sans réagir la première de ces offenses,
qu'il faut au contraire repousser en la réfutant publi-
quement, de même, on serait tout autant en droit de
ne pas dédaigner une atteinte à la seconde catégorie
d'honneur, et devrait la repousser par une offense plus
forte, et par le duel. Donc, une confusion de deux
choses essentiellement différentes en vertu de l'homo-
nymie du mot d'«honneur» : et, en d'autres termes,
une mutatio controversae [une modificationde l'objet
du débat), sous le couvert d'une homonymie. nole
sbroqs7n iio up amiom s.3lisl les auov iup 9enoto
st AT
hi sl to'up uo .9V619g eulq sensitto ou TSq
EYUOT.9igoiq oie sl uo tin19vbs'I ob iuloo .g162

24
STRATAGÈME 3

Prendre l'affirmation posée relativement, kata ti, rela-


tive, de la même manière que si elle l'était générale-
ment, simpliciter, haplos, ahsolute, ou du moins la
concevoir dans un contexte tout différent et la réfu-
ter en ce sens. L'exemple donné par Aristote est le
suivant: le Nègre est noir, mais, quant à ses dents, est
blane, il est à la fois noir et pas noir. -C'est là un
exemple fictif, qui ne trompera réellement personne:
prenons-en un qui, au contraire, provient de l'expé-
rience concrète.

Exemple 1. Dans une discussion philosophique, je


reconnus que mon système défendait les quiétistes et
à
faisait leur éloge. -Juste après, on en vint parler
de Hegel, et j'affirmai qu'il avait, dans la plupart des
cas, écrit des inepties, ou que du moins de nombreux
passages de son æuvre étaient de ceux oùl'auteur four-
nit les mots, et où le lecteur doit y mettre un sens. .
Mon adversaire ne tenta point de réfuter cette critique
ad rem, mais se contenta de formuler l'argumentum
ad hominem en disant «que je venais de louer les quié-
tistes, et que ceux-ci avaient également écrit de nom-
breuses ineptles. »
Je l'avouai, mais corrigeai son affirmation en disant
que je ne fais pas l'éloge des quiétistes en tant que phi-

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losophes et qu'écrivains, donc non pour leurs mérites
théoriques, mais seulement en tant qu'hommes, pour
leurs actes, seulement d'un point de vue pratique;
or,
dans le cas de Hegel, il s'agissait de mérites théoriques.
J'avais ainsi paré cette attaque.
Ces trois premiers stratagèmes sont apparentés: ils
ont en commun le fait que l'adversaire parle en réa-
:
lité d'autre chose que de la question posée ainsi, on
commettrait une ignoratio elenchi (ignorance du
contre-argument| si l'on se laissait réduire au silence
de cette manière. Car, dans tous les exemples cités, ce
que dit l'adversaire est exact: mais n'est pas réelle-
ment en contradiction avec ma thèse, ne l'étant qu'en
apparence; donc, celui qu'il attaque ainsi nie la consé
quence de son raisonnement, c'est-à-dire, le fait de
conclure de la justesse de sa thèse à la fausseté de la
nôtre. C'est done une réfutation directe de sa réfuta-
tion per negationem consequentiae [au moyen du rejet
de la déduction].
Rejeter des prémisses exactes parce que l'on pré-
voit la conséquence. Il existe donc, contre cette tac-
tique, les deux moyens suivants, la règle 4 et la 5.

STRATAGÉME 4

Si l'on veut aboutir à une conclusion, qu'on ne laisse


pas prévoir celle-ci, mais qu'on obtienne sans en avoir

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l'air l'approbation de ses prémisses, en les dispersant
dans le cours de la conversation, sans quoi, l'adver-
saire se jettera dans de nombreuses arguties; ou s'il
est douteux que l'adversaire les concède, que l'on pose
les prémisses de ces prémisses, que l'on édifie des pro-
syllogismes; que l'on s'arrange pour faire approuver
les prémisses de plusieurs pro-syllogismes de ce genre,
mais sans ordre, et confusément, que l'on cache par
conséquent son jeu, jusqu'à ce qu'on ait fait approu-
ver tout ce qu'on désire. Done, qu'on ménage de loin
la conduite de son affaire. Aristote indique des règles
dans les 7Topiques, livre VIII, chap 1. Il n'est pas besoin
de donner des exemples.

STRATAGĖME 5

On peut également, pour prouver sa thèse, faire usage


de prémisses fausses, et cela quand l'adversaire refu-
serait les vraies, soit parce qu'iln'en conçoit pas la jus-
tesse, soit parce qu'il voit que la thèse en résulterait
immédiatement: qu'alors on adopte des propositions
qui sont fausses en elles-mêmes, mais vraies ad homi-
nem, et qu'on discute ex concessis en se mettant dans
la peau de l'adversaire. Car le vrai peut aussi résulter
de prémisses fausses, bien que le faux ne le fasse jamais
à partir de prémisses vraies. C'est précisément ainsi
que l'on peut réfuter des propositions fausses de

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l'adversaire au moyen d'autres propositions fausses,
qu'il tient toutefois pour vraies; car c'est à lui qu'on a
affaire, et à son mode de pensée qu'il faut recourir.
Par exemple, s'il est adepte de telle ou telle secte, que
nous ne préciserons pas, nous pouvons faire valoir
contre lui les préceptes de cette secte, en tant que prin-
cipia. (Cf. Aristote, 7Topiques, VIII, chap. 9).

STRATAGÈME 6

On commet une pétition de principes occulte en pos-


tulant ce que l'on devrait prouver, soit 1) sous un autre
nom, par exemple en remplaçant « honneur » par
«bonne réputation», «virginité», par «vertu», etc.,
ou aussi en utilisant des synonymes, par exemple « ani-
maux à sang chaud » au lieu de «vertébrés »-2) ou
qu'on fasse reconnaître comme une vérité générale ce
qui est contestable dans un cas particulier, par exemple
en affirmant l'incertitude de tout savoir humain: 3)
Si, vice versa, deux propositions s'enchaînent et qu'il
faut en démontrer l'une; on postule l'autre;4) quand
il faut démontrer une vérité générale et qu'on se fait
accorder toutes les vérités particulières (l'inverse du
cas 2). (Aristote, Topiques,
VI, chap. II).
Le dernier chapitre des Topiquesd'Aristote contient
d'excellentes règles d'entraînement à la dialectique.

28
STRATAGÈME 7

Si la controverse se déroule dans un style un peu aus-


tère et formel, et qu'on veut s'entendre sur son objet
avec une clarté parfaite, celui qui a posé la proposi-
tion et à qui il revient de la démontrer en opposition
à son adversaire doit le presser de questions, afin de
déduire de ses propres concessions la vérité de la pro-
position. Cette méthode ~ érotématique» était parti-
culièrement en usage chez les Anciens (on l'appelle
aussi méthode socratique) : c'est à elle que se réfère
le stratagème présent et quelques autres qui le sui-
vront (tous traités librement d'après le Liber de elen-
chis sophisticis d'Aristote, chap. 15).
Poser beaucoup de questions à la fois, et à bâtons
rompus, pour dissimuler ce qu'on souhaite en réalité
de faire reconnaître.-
Au contraire, exposer rapi-
dementson argumentation fondée sur les concessions
de l'autre; car ceux qui sont lents à comprendre ne
peuvent suivre exactement la discussion, et n'aper
çoivent pas les fautes ou les lacunes possibles de la
démonstration.

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STRATAGÈME 8

Mettre l'adversaire en colère; car, dans sa fureur, il


est incapable de porter un jugement exact et de s'aper-
cevoir de son avantage. On l'agace en étant ouverte-
ment injuste à son égard, en le harcelant en étalant
d'unemanière générale son impudence.1ol 199191
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Poser les questions dans un ordre différent de celui is
qu'exige la déduction qu'on doit en tirer, en les emme
il
lant de toute sorte de façons ignore alors où l'on
veut en venir et ne peut pas prévenir les attaques; en
outre, on peut alors utiliser ses réponses pour en tirer
des conclusions diverses, voire même opposées, selon
que l'occasion se présente. Apparenté au quatrième
stratagème, afin de masquer sa manière de faire.

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STRATAGÈME IO

Quand on s'aperçoit que l'adversaire répond systé-


matiquement par la négative à toutes les questions,
alors qu'une réponse positive pourrait servir à étayer
notre thèse, il faut poser la question sous une forme
contraire à la proposition dont on veut se servir, comme
sil'on voulait qu'il y adhère, ou tout au moins le mettre
en demeure de choisir entre les deux, si bien qu'il ne
s'aperçoit pas de la proposition qu'on veut lui faire
approuver.

STRATAGÈME
II
Sinous raisonnons par induction, et qu'il nous concède
la vérité des cas particuliers qui servent à l'étayer, il
ne faut pas lui demander s'il concède aussi la vérité
générale qui résulte de ces cas particuliers, mais l'intro-
duire ensuite dans le débat comme si elle était tirée
au clair et reconnue: car il arrivera parfois qu'il s'ima-
gine l'avoir concédée, et les assistants le croiront éga-
lement,vuqu'ils se rappelleront les nombreuses ques-
tions qui ne peuvent qu'avoir produit l'effet recherché.

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STRATAGÈME I2

S'il est question d'un concept général, qui ne porte pas


un nom propre et qui ne peut être désigné que par un
trope, figurativement, il faut choisir tout de suite cette
figure de telle manière qu'elle soit favorable à notre
thèse. Par exemple, en Espagne, les noms qui dési-
gnent les deux partis politiques, les serviles et les libe
rales, ont certainement été choisis par ces derniers.
Le nom de « protestants» a été choisi par eux, de
même que celui d'Evangéliques, mais le nom d'«héré-
tiques» par les catholiques. Le même principe vaut
pour le nom des choses, lors même qu'il s'applique
plus littéralement à elles: ainsi, quand l'adversaire a
proposé une modification quelconque, qu'on la qua-
lifie d' «innovation»: car ce mot provoque l'hostilité.
L'inverse est recommandé, quand on est soi-même
l'auteur des projets.
- Dans le premier de ces cas,
qu'on nomme, en guise de repoussoir, l'«ordre éta-
bli», dans le second «la chienlit».- Ce qu'un esprit
tout à fait serein et impartial appellerait, par exemple,
un «culte» ou «une théologie officiellement recon-
nue», l'un, voulant les défendre, les qualifiera de
«piété », voire de «ferveur», et leur adversaire de
«bigoterie» ou de « superstition». Au fond, il s'agit là
:
d'une subtile pétition de principes ce que l'on veut
prouver, on le met d'avance dans le mot, dans la déno-
mination, dont on le tire ensuite au moyen d'un juge

32
ment purement analytique. Ce que l'un appelle
«s'assurer de sa personne », «mettre en lieu sûr», son
adversairel'appelle «l'enfermer»,-Souvent, un ora-
teur trahit à l'avance son intention par les noms qu'il
donne aux choses. L'un dit «le clergé» et l'autre «les
calotins. De tous les stratagèmes, c'est celui-ci qui
est le plus couramment employé, et d'instinct. « Zèle

-
pieux»= «fanatisme», «Faute» ou «escapade»
«adultère». « Equivoques » = « cochonneries». « Mal
en point» = «par corruption et népotisme ».
«Reconnaissance sincère» = «bon pot de vin».

STRATAGĒME I3

Pour l'amener à admettre une proposition, il faut que


nous en énoncions le contraire et lui donnions le choix
entre les deux, mais en formulant ce contraire de
manière si brutale qu'il ne lui reste plus, s'il veut évi-
ter de chasser le paradoxe, qu'à donner son assenti-
ment à notre proposition qui, par comparaison, appa-
raît tout à fait admissible. Par exemple :il faut qu'il
admette qu'on doit faire tout ce que votre père vous
:
ordonne, et nous demandons «doit-on, en toutes
choses, désobéir ou obéir à ses parents?»-Ou bien
on dit d'une chose quelconque qu'elle est « souvent»
«dans peu de cas» ou «dans beaucoup», et il dira
«beaucoup». C'est ce qui se passe quand on place le

33
gris près du noir : on peut le qualifier de blanc; et si
on le place à côté du blanc, on peut le qualifier de noir.

STRATAGÈME I4

Une astuce impudente consiste, quand il a répondu à


plusieurs questions sans que ses réponses tournent au
profit de la conclusion visée par nous, à prétendre que
la déduction que l'on voulait imposer par cette contro-
verse, bien qu'elle n'en résulte aucunement, n'en est
pas moins démontrée, et à le proclamer triomphale-
ment. Si l'adversaire est craintif ou stupide et qu'on
possède, avec une superbe impudence, une voix
sonore, on a de bonnes chances de succès. Cela relève
du fallacia non causae ut causae [traiter comme une
preuve ce qui n en est pas une|.

STRATAGÈME I5

Quand nous avons posé une proposition paradoxale,


que nous serions en peine de prouver, nous propose-
rons à notre adversaire une proposition quelconque,
exacte, mais dont la vérité n'éclate pas de prime abord,
afin qu'il l'admette ou qu'il la rejette; s'il la rejette,

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par méfiance, nous le réduirons ad absurdum et triom-
pherons; mais s'ill'admet, nous aurons dit, en atte-
ridant mieux, quelque chose de rationnel, et nous pou-
vons alors voir venir. Ou bien nous y ajouterons le
stratagème précédent et nous affirmerons alors que
notre paradoxe est démontré. Il y faut une extrême
impudence; mais elle se rencontre dans l'expérience
humaine, et il est des gens qui pratiquent instinctive-
ment toutes ces astuces.

STRATAGÈME 16

Arguments ad hominem ou ex concessis. Quand


l'adversaire avance une proposition, il faut se deman-
der si elle n'est pas de quelque manière, et, s'il est
nécessaire, rien qu'apparemment en contradiction avec
quelque chose qu'il a dit ou concédé auparavant, ou
bien avec les principes d'une école ou d'une secte, ou
ne fût-ce qu'avec ses sectateurs apparents et menson-
gers, ou avec ses propres faits et gestes. Par exemple,
s'ilsoutient le droit au suicide, on s'écrie aussitôt:«Et
pourquoi ne te pends-tu pas ?». Ou s'il affirme par
exemple que Berlin est une ville désagréable à habi-
ter, on s'écrie aussitôt:«Et pourquoi n'en pars-tu pas
par la première diligence?».
D'une manière ou de l'autre, il sera toujours pos-
sible de dénicher quelque occasion à chicane.

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STRATAGEME I7

Quand Il'adversare nous presse au moyen de quelque


réfutation, nous pourrons souvent nous tirer d'affaire
par quelque distinction subtile à laquelle,il est vrai, nous
n'avions pas songéauparavant, quand l'objet du débat
autorise en quelque manière une double interprétation,
ou deux cas différents.

STRATAGÈME I8

Quand nous nous apercevons que notre adversaire


s'est armé d'une argumentation capable de nous
contraindre à déposer les armes, il ne faut pas que
nous permettions à la controverse de prendre une
pareille tournure, ni à lui d'aller jusque-là, mais que
nous rompions les citiens au moment voulu, en nous
dérobant ou en détournant le débat vers d'autres pro-
positions; bref, il faut provoquer une mutatio contro
versiae.

36
STRATAGÈME 19

Quand l'adversaire nous somme expressément de


répliquer quelque chose à un quelconque point de son
argumentation, et que nous n'avons rien de bon à lui
opposer, il faut alors passer aux questions générales,
puis nous en prendre à ces arguments généraux. Il faut
dire pourquoi telle ou telle hypothèse de physique est
douteuse: nous parlerons donc de l'incertitude géné-
rale du savoir humain, et l'illustrerons par des exemples
de toute sorte.

STRATAGÈME 20

Quand nous lui avons arraché à force de questions les


prémisses et qu'il a reconnu leur validité, il faut que
nous ne lui permettions pas d'en tirer la conclusion,
en lui posant d'autres questions, mais que nous la
:
tirions carrément nous-mêmes et même au cas o
l'une ou l'autre des prémisses manque encore, nous
ne l'en traiterons pas moins comme si elle avait été
accordée, elle aussi, et tirerons notre conclusion. Ce
qui sera alors une application de la fallacia non cau-
Sae ut causae.

37
STRATAGÈME 21

En présence d'un argument spécieux ou sophistique


de l'adversaire, et quand nous l'avons percé à jour,
nous pouvons certes le réfuter en exposant ce qu'il a
de captieux et d'inauthentique; toutefois, il vaut mieux
lui opposer un argument tout autant spécieux et sophis-
tique, et nous en débarrasser ainst. Car ce qui importe,
ce n'est pas la vérité, mais le triomphe. Sil y a par
exemple un argument ad hominem, il suffit de le
vaincre au moyen d'un contre-argument ad hominem
(ex concessis), et, d'une manière générale, on abrège
le débat si, au lieu d'une longue discussion au sujet du
véritable état des choses, on réplique au moyen d'un
argumentum ad hominem, quand il se présente.

STRATAGÈME 22

S'il exige que nous lui concédions quelque chose dont


découle le problème débattu, nous le refusons, en fai-
sant passer cette demande pour une pétition de prin-

38
cipes; car lui, et les assistants, considéreront facile-
ment une proposition proche du problème comme
identique à l'énoncé de ce problème; et c'est ainsi que
nous lui soustrayons son meilleur argument.

STRATAGÈME 23

La contradiction et la querelle incitent à exagérer ce


que l'on affirme. Nous pouvons donc amener l'adver-
saire, en le contredisant, à pousser une affirmation à
larigueur exacte, dans les limites qui lui conviennent,
au-delà de la vérité; et une fois que nous avons réfuté
cette exagération, nous avons l'air d'avoir également
réfuté sa proposition originelle. A l'inverse, il faut bien
nous garder de nous laisser entraîner par la contra-
diction à exagérer ou à étendre le champ d'applica-
tion de notre proposition. Souvent aussi, l'adversaire
tentera lui-même et directement d'étendre le champ
de notre proposition au-delà des limites que nous lui
avons fixées; il faut aussitôt alors y mettre le holà, et
le ramener à la limite de notre affirmation en disant:
«voilă ce que j'ai dit, et rien de plus.

39
STRATAGÈME 24

L'art de tirer des conséquences. On arrache à la pro


position de l'adversaire, en tirant d'elle de fausses
conséquences et en gauchissant ses concepts, des pro-
positions qui ne s'y trouvent pas et n'ont rien à voir
avecl'opinion de l'adversaire, et sont, tout au contraire,
:
absurdes ou dangereuses puisqu'alors il semble que
découlent de sa proposition des propositions telles
qu'elles se contredisent elles-mêmes, ou contraires à
des vérités généralement admises, cette ruse est consi-
dérée comme une réfutation indirecte, une apagôge;
et est, elle aussi, une application de la fallacia non cau-
sae ut causae.

STRATAGÈME 25

IIse rapporte à l'apagôgë fondée sur une seule instance,


l'exemplum in contrarium. L'epagôgè, 1'induction
requiert un grand nombre de cas pour poser sa propo-
sition générale; tandis que l'apagogè n'a besoin que de
poser un cas unique, qui contredit la proposition adverse,
:
et la voilà renverséée on appelle ce cas une instance,
enstasis, exemplum in contrarium, instantia. Par exemple:
la proposition « tous les ruminants ont des cornes» est
réfutée par l'instance unique des chameaux.

40
L'instantia est un cas d'application de la vérité géné-
rale, telle qu'une notion qui doit être subsumée sous
ce concept général, mais à laquelle ne s'applique pas
la vérité en question, sert à la renverser totalement.
Or, il peut se produire, dans un tel raisonnement, des
illusions; il faudra donc, en présence des instances
dressées par l'adversaire, tenir compte des points sui-
vants: 1) se demander si l'exemple est bien conforme
à la vérité: car il y a des problèmes dont la seule solu-
tion véritable consiste en ce que le cas allégué est faux,
par exemple de nombreux miracles, des histoires de
fantômes, etc.; 2) si cet exemple relève aussi réelle-
ment du concept de la vérité affirmée: ilne lefait sou-
vent qu'en apparence,et on peut le résoudre au moyen
d'une distinction stricte; 3) et s'il est également
contraire àla véritéaffirmée; ce qui n'est souvent aussi
qu'une apparence.

STRATAGÈME 26

Un coup brillant, c'est la retorsio argumenti: lorsque


l'argument qu'il veut utiliser en sa faveur peut être
plus légitimement retourné contre lui: par exemple,

ilfit:«C'est un enfant, il faut user d'indulgence envers


lui», retorsio: «Justement, puisque c'est un enfant, il
faut le châtier pour qu'il ne s'endurcisse pas dans ses
mauvaises habitudes».

4I
STRATAGÈME 27

Quand l'adversaire entre en fureur à l'improviste en


présence d'un argument, il faut pousser plus loin avec
:
ardeur cet argument non seulement parce qu'il est
avantageux de le mettre en colère, mais parce qu'on
peut supposer qu'on a touché le point faible de son
raisonnement, et qu'on peut sans doute le harceler au
sujet de ce point plus qu'on ne le voit de prime abord.

STRATAGÈME 28

Celui-ci est surtout utilisable lorsque des savants dis-


cutent devant des auditeurs ignorants. Si l'on n'a pas
quelque argumentum ad rem, et même pas d'argument
ad hominem, on en formule un ad auditores, c'est-à-
dire une objection non justifiée, mais dont le spécialiste
est seul à percevoir qu'elle est boiteuse: tel est l'adver-
saire, mais non les auditeurs; donc, à leurs yeux, il est
battu, surtout lorsque l'objection fait apparaître de
quelque manière son affirmation sous unjour ridicule:

42
les gens ne demandent qu'à éclater de rire tout de suite,
et l'on a les rieurs de son côté. Pour démontrer le néant
de l'objection, il faudrait que l'adversaire se lançât dans
un long exposé, et remontât aux principes de la science,
ou à quelque autre état de faits : ce qui aura du mal à
lui concilier les auditeurs.
Exemples:l'adversaire dit: 1ors de la formation des
montagnes primitives, la masse qui s'est plus tard cris-
tallisée pour former le granit et tout le reste de ces
montagnes était liquide sous l'effet de la chaleur, donc
fondue; cette chaleur devait être d'environ 200°
Réaumur; et la masse s'est cristallisée au-dessous de
la surface maritime qui la recouvrait. Nous répliquons
par l'argumentum ad auditores, que sous une telle tem-
pérature, et même bien avant, vers 80° environ, la mer
aurait depuis longtemps bouilli et se serait évaporée
dans l'air.-Les auditeurs éclatent de rire. Pour nous
vaincre, il devrait démontrer que le point d'ébullition
n'est pas seulement fonction de la température, mais
qu'il dépend tout autant de la pression de l'atmo-
sphère
et que celle-ci, dès que par exemple la moitié
des eaux marines serait en suspension dans l'air, sous
forme de vapeur, augmenterait au point qu'il n'y aurait
pas d'ébullition, même par 200° Réaumur.- Mais il
n'y parviendra pas, car il faudrait, en présence d'audi-
teurs ignorants de la physique, toute une dissertation
pour l'exposer.

43
STRATAGÈME 29

Quand l'on s'aperçoit que l'on est battu, on opère une


:
diversion autrement dit, on se jette tout d'un coup
dans un tout autre propos, comme s'il faisait partie du
sujet et était un argument contre votre adversaire. Ce
qui a lieu avec un peu de discrétion, lorsque la diver-
sion reste malgré tout liée au thema quaestionis: et
impudemment, lorsque l'attaque n'est relative qu'à
l'adversaire et n'a rien à voir avec le sujet du débat.
Par exemple: je louais la Chine de ce qu'il n'y existe
pas de noblesse de sang, et de ce que les charges n'y
sont conférées que sur la base d'examens. Mon adver-
saire affirmait que la science ne rendait pas plus apte
aux emplois que les avantages de la naissance (dont il
faisait grand cas).-Le voilà mal engagé. Aussitôt, il
opéra une diversion, en disant qu'à la Chine, toutes
les classes de la société sont passibles de la baston-
nade, ce qu'il mettrait en rapport avec la consomma-
tion du thé, en faisant grief aux Chinois et de l'un, et
de l'autre.-Or, si l'on répondait à tout ce qu'on vous
oppose, on se laisserait par là même égarer, et arra-
cher des mains le triomphe déjà acquis.
La diversion est impudente lorsqu'elle abandonne
totalement l'objet de la question, et commence par
exemple ainsi: «oui, et c'est ainsi que récemment,
vous prétendiez que», etc.-Car alors, elle glisse dans
une certaine mesure vers les «attaques personnelles»,
dont il sera question dans le dernier stratagème. En
fait, si l'on veut exactement la définir, elle représente

44
un stade intermédiaire entre l'argumentum ad perso-
nam, dont nous parlerons dans ce paragraphe, et l'argu-
mentum ad hominem.
A quel point ce stratagème est pour ainsi dire ins-
tinctif, c'est ce que montre n'importe quelle querelle
entre des gens du vulgaire: quand l'un, en effet, adresse
à l'autre des reproches personnels, celui-ci ne lui
répond pas en les réfutant, mais au moyen de griefs
personnels qu'il adresse au premier, en laissant de côté
ceux qu'on lui a jetés à la figure, et, donc, comme s'il
les avouait exacts. Il agit, comme Scipion, qui attaqua
les Carthaginois, non en Italie, mais en Afrique. A la
guerre, une telle diversion peut avoir sa valeur. Dans
les disputes, elle ne vaut rien, puisqu'on ne conteste
pas les griefs qu'on vous a opposés, et que l'auditeur
apprend tout le mal possible de l'un et de l'autre parti.
Elle est d'usage dans les disputes, faute de mieux.

STRATAGÈME 30

L'argumentum ad verecundiam [qui fait appel au sens


de l'honneur]. En guise de raison, qu'on se serve
d'autorités, en tenant compte des connaissances de
l'adversaire.-Unusquisque mavult credere quam judi-
care chacun aime mieux croire que juger par lui-
même], écrit Sénèque: donc, on a beau jeu si l'on peut
invoquer une autorité respectée par l'adversaire. Or,

45
il y aura pour lui d'autant plus d'autorités que ses
connaissances et ses compétences sont plus restreintes.
Si, par exemple, celles-ci sont de tout premier ordre,
iln'y aura pour lui que peu d'autorités, ou pas du tout.
Au pis aller, il se ralliera à l'opinion des spécialistes
dans un domaine qu'il ne connaît que peu, ou pas du
tout, une science, un art, un métier, et ne le fera qu'avec
méfiance. Au contraire, les gens du commun ont un
profond respect pour les spécialistes de tout ordre. Is
ignorent que celui qui se fait profession d'une chose
n'aime pas la chose même, mais ce qu'elle lui rapporte :
que celui qui enseigne une chose la connaît rare
-et
ment à fond, car s'il l'étudiait à fond, il n'aurait en
général plus le temps de l'enseigner. Or, pour le vul-
gus, il y a une foule d'autorités qui jouissent de son
respect: donc, si l'on en a pas une adéquate à invo-
quer, que l'on en prenne une d'apparemment adé-
quate: que l'on cite ce que quelqu'un a dit en un autre
sens, ou dans un contexte différent. Ce sont les auto-
rités auxquelles l'adversaire ne comprend rien qui, le
plus souvent, font le meilleur effet. Les ignorants ont
un respect tout particulier pour les fleurs de rhéto-
rique grecques et latines. On peut aussi, en cas de
nécessité, non seulement déformer le sens de ces auto-
rités, mais le falsifier carrément, ou même en citer qui
sont de pures inventions; en général, l'adversaire n'a
pas le livre sous la main, et ne sait du reste pas s'en
servir. Le plus bel exemple en est donné par ce curé
français qui, pour n'avoir pas à paver la rue devant sa
maison, comme les autres citoyens, citait une formule
biblique : paveant illi, ego non pavebo Que ceux-là

46
tremblent, moi, je ne tremblerai pas.] (Ce que les audi-
teurs ignorants du latin interprétaient en comprenant
pavere comme « paver»). Ce qui convainquit le conseil
municipal. Il faut aussi utiliser en guise d'autorité les
préjugés communs. Car la plupart des gens pensent,
avec Aristote: hamen pollois dokei tauta ge einai pha-
men ce qui semble juste à beaucoup, nous disons que
c'est vrai] et il n'est pas d'opinion, si absurde qu'elle
soit, dont les hommes ne s'emparent avec empresse-
ment dès qu'on a pu les persuader que cette opinion
est communément reçue. L'exemple agit sur leurs pen-
sées comme sur leurs actes. Ce sont des moutons de
Panurge, qui suivent le bélier de tête, où qu'il les mène:
il leur est plus facile de mourir que de penser. Il est
bien étrange que l'universalité d'une opinion ait tant
de poids pour eux puisqu'il leur suffit de s'observer
eux-mêmes pour constater qu'on adopte des opinions
sans jugement propre, et seulement en vertu de
l'exemple. Mais s'ils ne le voient pas, c'est qu'ils sont
dépourvus de toute connaissance d'eux-mêmes.
L'élite seule dit avec Platon: tois polloispolla dokei
le grand nombre a un grand nombre d'opinions],c'est-
à-dire: le vulgus a dans la tête une foule de sornettes,
et s'il fallait en tenir compte, on aurait beaucoup à
:
faire. Pour parler sérieusement la généralité d'une
opinion n'est pas une preuve, et même pas un indice
de la vraisemblance de son exactitude. Ceux quil'affir-
ment doivent admettre 1) que l'éloignement dans le
temps prive toute généralité de sa valeur de démons-
tration: sinon, il faudrait qu'ils rappellent à la vie toutes
les erreurs qui ont jadis passé pour des vérités par

47
exemple le système de Ptolémée, ou qu'ils rétablis-
sent le catholicisme dans tous les pays protestants;
2) que l'éloignement dans l'espace a le même effet:
sinon, la généralité de l'opinion chez les adeptes du
bouddhisme, du christianisme et de l'islam mettrait
l'esprit en embarras.
Ce qu'on qualifie d'opinion commune est, à bien
l'examiner, l'opinion de deux ou trois personnes; et
c'est de quoi nous pourrions nous convaincre si nous
pouvions seulement observer la manière dont naît une
pareille opinion commune. Nous découvririons alors
que ce sont deux ou trois personnes qui ont commencé
à l'admettre ou à l'affirmer, et auxquelles on a fait la
politesse de croire qu'il l'avaient examinée à fond;
préjugeant de la compétence de ceux-ci, quelques
autres se sont mis à admettre également cette opinion;
un grand nombre d'autres gens se sont mis à leur tour
àcroire ces premiers, car leur paresse intellectuelle
les poussait à croire de prime abord, plutôt que de
commencer par se donner la peine d'un examen. C'est
ainsi que de jour en jour, le nombre de tels partisans
paresseux et crédules d'une opinion s'est accru; car
une fois que l'opinion avait derrière elle un bon
nombre de voix, les générations suivantes ont supposé
qu'elle n'avait pu les acquérir que par la justesse de
ses arguments. Les derniers douteurs ont désormais
été contraints de ne pas mettre en doute ce qui était
généralement admis, sous peine de passer pour des
esprits inquiets, en révolte contre des opinions uni-
versellement admises, et des impertinents qui se
croyaient plus malins que tout le monde. Dès lors,

48
l'approbation devenait un devoir. Désormais, le petit
nombre de ceux qui sont doués de sens critique sont
forcés de se taire; et ceux qui ont droit àla parole sont
ceux qui, totalement incapables de se former des opi-
nions propres et un jugement propre, ne sont que
l'écho des opinions d'autrui : ils n'en sont que plus
ardents et plus intolérants à les défendre. Car ce qu'ils
détestent chez celui qui pense autrement, ce n'est pas
tant l'opinion différente qu'il affirme, mais l'outre-
cuidance de vouloir juger par lui-même; ce qu'eux ne
risquent jamais, et ils le savent, mais sans l'avouer.
Bref rares sont ceux qui peuvent penser, mais tous
veulent avoir des opinions et que leur reste-t-il d'autre
que de les emprunter toutes cuites à autrui, au lieu de
se les former eux-mêmes? Puisqu'il en est ainsi, quelle
importance faut-il encore attacher à la voix de cent
millions d'hommes? Autant que, par exemple, à un
fait de l'histoire que l'on découvre chez cent histo-
riens, au moment où l'on prouve qu'ils se sont tous
copiés les uns les autres, raison pour laquelle, en der-
nière analyse, tout remonte aux dires d'un seul témoin:
«Dico ego, tu dicis; sed denique dixit et ille:
Dictaque post toties, nil nisi dicta vides... »
Je le dis, tu le dis, mais cet autre l'a également dit:
après tant de dires, on ne trouve plus que des on-dit.]
Néanmoins, on peut, dans les débats avec les gens
du vulgaire, se servir de l'opinion commune en guise
d'autorité.
D'une manière générale, on constatera que, quand
deux esprits vulgaires se querellent, c'est à coups
d'autorité que, par un choix commun, ils s'adminis-

49
trent des volées.-Si une tête mieux faite doit lutter
avec de tels esprits, le mieux qu'on puisse lui conseiller
est de se résigner à utiliser, lui aussi, cette arme, en la
choisissant selon les points faibles de son adversaire.
Car, attaqué par l'arme des bonnes raisons, celui-ci
est, par hypothèse, un Siegfried à la peau cornée,
s'étant baigné dans le flot de l'incapacité à penser et
à juger.
Au tribunal, on ne se bat en fait qu'à coups d'auto-
rités, car l'autorité de la loi emporte la décision : le
rôle propre de l'autorité judiciaire, c'est de découvrir
la loi, c'est-à-dire l'autorité applicable dans le cas sou-
mis à elle. Mais la dialectique a de quoi se donner car-
:
rière car, le cas échéant, l'objet du débat et une loi
qui, en réalité, sont étrangers l'un à l'autre peuvent
être manipulés jusqu'à ce qu'on les considère comme
ayant un rapport entre eux; ou l'inverse.

STRATAGÈME 3I

Quand l'on n'a rien à faire valoir contre les raisons


exposées par l'adversaire, que lon se déclare incom-
pétent, avec une ironie subtile: «Ce que vous dites là
dépasse mes faibles facultés de compréhension; cela
peut être tout à fait juste; seulement, je n'y entends
rien et je renonce à tout jugement». On insinue de
cette manière aux auditeurs qui vous estiment que ce

50
sont des niaiseries. C'est ainsi qu'à la parution de la
Critique de la Raison pure, ou, pour mieux dire, dès
qu'elle commença à faire sensation, bon nombre de
professeurs de la vieille école éclectique déclarèrent:
«Nous n'y comprenons rien», croyant lui avoir ainsi
réglé son compte.-Seulement, lorsque quelques par-
tisans de la nouvelle école leur prouvèrent qu'ils
disaient vrai et qu'il n'y comprenaient rien, en effet,
ils manifestèrent beaucoup de mauvaise humeur.
On ne doit faire usage de ce stratagème que si l'on
est sûr de jouir chez les auditeurs d'une considération
nettement supérieure à celle dans laquelle ils tiennent
votre adversaire :par exemple, quand un professeur
réfute un étudiant. En fait, ce procédé se rattache au
précédent et n'est rien d'autre qu'un accent mis sur
votre propre autorité, en guise de raisons, et d'une
manière particulièrement perfide.
- La contre-
attaque consiste à dire: «Excusez-moi, mais avec votre
grande pénétration, vous devez n'avoir aucun mal à
comprendre, et l'imperfection de mon exposé est seule
responsable» et luitartiner, quant à l'objet de ce débat,
de telles flatteries sur la figure que le voilà obligé,
nolens volens, de le comprendre, ce qui rend évident
qu'auparavant, il n'y comprenait effectivement rien.
On a donc renvoyé l'attaque à son auteur : il voulait
insinuer que nous soutenions des «niaiseries » ; nous
l'avons convaincu de «sottise». L'un et l'autre sous
les formes d'une parfaite politesse.

5I
STRATAGÈME 32

Nous pouvons nous débarrasser rapidement d'une


affirmation de notre adversaire contraire aux nôtres,
ou du moins la rendre suspecte, en la rangeant dans
une catégorie généralement détestée, lorsqu'elle ne
s'y rattache que par similitude ou quelque autre rap-
:
port vague par exemple: «Mais c'est du manichéisme,
c'est de l'arianisme, c'est du pélagianisme; c'est du
brownianisme; c'est du naturalisme; c'est de
l'athéisme; c'est du rationalisme; c'est du spiritua-
lisme; c'est du mysticisme, etc. ». Nous postulons, ainsi,
deux faits: 1) que l'affirmation adverse est réellement
identique à cette catégorie, ou au moins en elle, et
nous nous écrions: «oh! nous savons ce qu'il en est!»
-et 2) que cette catégorie est déjà totalement réfu-
tée, et ne peut contenir un seul mot de vrai.

STRATAGÈME 33

«C'est peut-être vrai en théorie; mais en pratique,


c'est faux.
»- Sophisme par lequel on concède la
vérité des raisons, tout en rejetant les conséquences;
en violant ainsi la règle:a ratione ad rationatum valet

52
consequentia |si la raison est juste, la conséquence
qu'on en tire s'impose.-Cette affirmation exprime
une impossibilité: ce qui est exact en théorie l'est aussi
forcément en pratique; s'il ne l'est pas, c'est qu'il y a
une faute dans la théorie, qu'on a négligé quelque
chose, qu'on ne l'a pas fait entrer en compte, donc,
c'est également faux en théorie.

STRATAGÈME 34

Si l'adversaire ne donne pas une réponse directe ou


sans équivoque à une question ou à un argument, mais
se dérobe, en répliquant par une autre question, ou
une réponse indirecte, ou même en se réfugiant dans
une proposition qui n'a rien à voir avec le sujet, et
tente ainsi d'esquiver l'attaque, il y a là un signe indu-
bitable de ce que nous avons mis le doigt sur un point
louche, parfois sans nous en douter; c'est qu'il est rela-
tivement réduit à se taire. Le point que nous avons
abordé doit donc être pousséjusqu'au bout, et l'ennemi
harcelé sans relâche; même lorsque nous ne voyons
pas encore en quoi consiste au juste la faiblesse que
nous avons ainsi relevée.

53
STRATAGÈME 35

qui, dès qu'on peut s'en servir, rend tous les autres
superflus : au lieu d'agir sur l'intelligence par des rai-
sons, que l'on agisse par des mobiles sur la volonté, et
l'adversaire, de même que les auditeurs, du moment
que leurs intérêts sont les mêmes que les siens, seront
aussitot amenés à notre opinion, même si elle était
tirée de l'asile d'aliéénés: car,le plus souvent, une once
de volonté pèse plus lourd qu'un quintal d'intelligence
et de convictions. Il est vrai que cela requiert des cir-
constances toutes particulières. Si l'on peut faire sen-
tir à l'adversaire que son opinion, du moment qu'on
l'admettrait, causerait un tort considérable à ses inté-
rêts, il la lâchera tout aussitôt, comme un fer rouge
qu'il aurait imprudemment empoigné. Par exemple,
un ecclésiastique soutient un dogme philosophique:
qu'on le prie de remarquer que celui-ci est en contra-
diction indirecte avec un dogme fondamental de son
Eglise, et il le laissera tomber. Un propriétaire terrien
soutient, en Angleterre, l'excellence du machinisme,
puisqu'une machine à vapeur y fait le travail de nom-
breux ouvriers: qu'on lui fasse comprendre que bien-
tôt, les voitures, elles aussi, seront tirées par des
machinesà vapeur, ce qui fera considérablement bais-
ser la valeur des chevaux de son haras bien garni: et
on verra ce qu'il en dira. En pareil cas, chacun réagit
le plus souvent selon la maxime: « quam temere in nos-

54
met legem sancimus iniquam» [« quelle légèreté que
de proclamer une loi qui se retourne contre nous»]
Même tactique si les auditeurs font partie, comme
nous, d'une même secte, corporation, d'un même corps
de métier, d'un même club, etc.; mais non notre adver-
saire. Si juste que soit sa thèse, sitôt que nous nous
contentons d'une allusion au fait qu'elle est contraire
aux intérêts communs d'une telle corporation etc., tous
les auditeurs trouveront les arguments de l'adversaire,
pour excellents qu'ils puissent être, faibles et
pitoyables, et les nôtres, au contraire, fussent-ils tirés
par les cheveux, justes et irréfutables; le chæur se
déclarera bruyamment en notre faveur, et l'adversaire
devra, l'oreille basse, céder la place. Du reste, les audi-
teurs croiront le plus souvent n'avoir opiné de cette
manière que par pure conviction. Car ce qui nous défa-
vorise semble en général absurde à l'intellect.
Intellectus luminis sicci non est etc. [citation com-
plète:«1'intellect n'est pas une lumière qui brûle sans
huile, mais est alimenté par les passions »]. Ce strata-
gème pourrait être défini: «attaquer l'arbre à sa
racine»; on l'appelle généralement l'argumentum ab
utili.

55
STRATAGÈME 36

Ebaubir, stupéfier 1'adversaire par un flot absurde de


paroles. Ce stratagème est fondé sur le fait que
«l'homme croit fréquemment que s'il entend des mots,
il doit s'y joindre aussi une sorte de sens.»
Si doncil a secrètement conscience de sa propre fai-
blesse, s'il est accoutumé à entendre toute sorte de
choses qu'il ne comprend pas, tout en feignant de les
comprendre, on peut lui en imposer en débitant d'un
air grave des absurdités d'allure savante ou profonde,
qui lui font tourner la tête et 1'embrouillent, tout en
les faisant passer pour la preuve la plus irréfutable qui
soit de sa propre thèse. Comme on le sait, ces derniers
temps, quelques philosophes ont utilisé, en présence
même de la totalité du public allemand, ce stratagème,
avec le plus éclatant succès. Mais, puisque exempla
sunt odiosa, nous irons chercher un exemple plus
ancien chez Goldsmith, dans le Vicar of Wakefield
«Fort juste, Frank!, s'écria le châtelain, puissé-je
m'étouffer en buvant ce verre si ufe jolie fille ne vaut
pas tous les calotins de la Création. Leurs dîmes et
leurs ruses, que sont-elles d'autre que du bourrage de
crâne, une minable escroquerie? et je puis le prou-
ver».-«Je voudrais que vous le fissiez, s'écria mon
fils Moise, etje me crois, poursuivit-il, capable de vous
répondre », «Admirable, Monsieur», s'écria le châte-
lain, qui, sans plus attendre, le mit en boîte et fit signe
à toute la compagnie de se préparer à une bonne
blague: «si vous êtes partisan d'une discussion à tête

56
reposée sur cet objet, je suis prêt à admettre cette exi-
:
gence. Et tout d'abord êtes-vous pour un traitement
analogique ou dialogique ?»-«Je suis pour un trai
tement rationnel», répliqua Moise, ravi de trouver une
occasion de controverse. «Bien», dit le châtelain, «et
pour commencer, primo, je l'espère, vous ne contes-
terez pas que tout ce qui est; si vous ne me l'accordez
point,je ne puis poursuivre ce débat».-«Soit, répon-
dit Moise, je pense pouvoir le concéder; et en tirer les
plus grands avantages».- «C'est ce que j'espère
aussi», répliqua l'autre, «vous reconnaîtrez qu'une
partie est plus petite que le tout». « Cela aussi, je
l'admetsS», dit Moïse, « ce n'est que juste et raison-
nable», --«Jespère», s'écria le châtelain, «que vous
ne contesterez pas que la somme des trois angles d'un
triangle soit égale à deux droits»,-«Il n'estrien de
plus clair», répliqua l'autre, en promenant autour de
lui son habituel regard solennel.
«Bon», dit le châtelain, parlant très vite, «puisque
voilà les prémisses établies, je passerai à cette remarque
que l'enchaînement d'existences existant en elles-
mêmes, procédant en un double rapport réciproque,
produit par la force des choses un dialogisme problé-
matique, lequel prouve, jusqu'à un certain point, que
l'essence de la spiritualité doit être rattachée au second
principe prédicable».- «Arrêtez, arrêtez», s'écria
l'autre, «je le nie. Croyez-vous que je puisse baisser
docilement pavillon devant des théories aussi hétéro-
doxes?», «Quoi», reprit le châtelain, comme emporté
par son élan, «ne pas baisser pavillon? Répondez à
une seule question claire et simple. Croyez-vous

57
qu'Aristote ait raison de dire que les relatifs sont en
relation?».- «Sans aucun doute», répliqua l'autre.
«S'il en est ainsi, alors», s'écria le châtelain, «répon-
dez sans ambages à la question que je vous pose:consi-
dérez-vous la dissection analytique de la première par-
tie de mon enthymène comme insuffisante secundum
quoad ou quoad minus? et définissez-moi vos prin-
cipes, et tout de suite».-« Je ne puis que m'y refu-
ser», s'écria Moïse, «je ne comprends pas bien à quoi
tend votre discussion; mais il me semble que, si on la
ramène à une simple et unique remarque, je trouve-
rai bien une réponse».- «Oh, Monsieur, s'écria le
châtelain, je suis votre très humble et très obéissant
serviteur, mais je me permets de remarquer que vous
me sommez de vous munir d'arguments, et, qui pis est,
de raisonnables. Non pas, Monsieur; là, je proteste,
vous exigez trop de moi». Ce qui provoqua un éclat
de rire sonore dont fut victime le pauvre Moise, seul
à prendre un air marri dans un groupe de visages épa-
nouis; aussi ne prononça-t-il plus une seule syllabe
durant toute la conversation». (Extrait du chapitre 7).

STRATAGÈME 37

(qui devrait être l'un des premiers). Si l'adversaire a


aussi raison quant à l'objet du débat, mais qu'heu-
reusement il a recours, pour le prouver, à une preuve

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exécrable, il nous est facile de réfuter cette preuve, et
de prétendre que c'est là une réfutation du fait lui-
même. Au fond, cela revient à dire que nous faisons
d'un argumentum ad hominem un argumentum ad rem.
Si lui, ou l'un des assistants ne découvre pas une preuve
plus exacte, c'est nous qui triomphons.-Par exemple:
quand quelqu'un avance, pour prouver l'existence de
Dieu, la preuve ontologique, qui est parfaitement réfu-
table. C'est de cette façon que de mauvais avocats per-
:
dent une bonne cause ils veulent l'étayer au moyen
d'une loi qui ne s'y applique pas, tandis que la loi adé-
quate ne leur vient pas à l'esprit.

ULTIME STRATAGÈME

Si l'on s'aperçoit que son adversaire est supérieur et


qu'on va perdre la partie, que l'on prenne un ton per-
sonnel, offensant, grossier. Devenir personnel, cela
consiste à passer de l'objet du débat (puisqu'on a perdu
la partie) au contradicteur lui-même et às'en prendre
à sa personne, d'une manière ou de l'autre on pour-
:

rait l'appeler argumentum ad personam, afin de le dis-


tinguer de l'argumentum ad hominem:celui-ci s'écarte
de l'objet proprement dit pour s'attacher à ce que
l'adversaire en a dit, ou en a concédé. Mais, lorsqu'on
devient personnel, on laisse complètement de côté
l'objet et concentre son attaque sur la personne de

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l'adversaire; on devient donc désobligeant, hargneux,
offensant, grossier. C'est un appel des facultés de
l'esprit à celles du corps ou à l'animalité. Cette règle
est fort appréciée, car chacun est capable de l'appli-
quer, et s'emploie donc fréquemment. Seulement, on
peut se demander quelle parade doit alors être
employée par la partie adverse. Car, si celle-ci veut
rendre à son adversaire la monnaie de la pièce, on
aboutira à une rixe ou à un procès en diffamation. On
se tromperait fort si l'on s'imaginait qu'il suffit d'évi-
ter soi-même toute allusion personnelle. Car, en
démontrant à quelqu'un, sans jamais s'irriter, qu'il a
tort et que par conséquent, il juge et pense de travers,
et il en va ainside tout triomphe dialectique, on l'agace
encore plus que par quelque tournure grossière et
offensante. Et pourquoi? Parce que, comme le dit
Hobbes: Omnis anima voluptas, omnisque alacritas
in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens
se, possit magnifice sentire de se ipso. [Toute volupté
de l'esprit, toute bonne humeur provient de ce qu'on
a des gens en comparaison desquels on puisse avoir
une haute estime de soi-même].- Les hommes ne
tiennent à rien tant qu'à se délecter de leur vanité, ni
ne sont blessés par rien plus que de la voir offensée.
(De là des formules telles que: «mon honneur m'est
plus cher que la vie», etc.) Cette délectation de la vanité
naît principalement de ce que l'on se compare avec
d'autres,àtouspoints de vue, mais principalement celui
des capacités intellectuelles. Or, cette comparaison a
lieu effectivement et très violemment dans la contro-
verse. D'où la fureur du vaincu, sans qu'on lui ait fait

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tort, d'où son recours à l'ultima ratio, à ce stratagème
ultime, qu'on ne peut esquiver en se tenant, pour sa
part, dans les limites de la simple politesse. Toutefois,
une grande maîtrise de soi peut, dans ce cas également,
:
vous tirer d'embarras, de la manière suivante sitôt que
l'adversaire passe aux attaques personnelles, que l'on
réplique sereinement que tout cela n'a rien à voir avec
la chose discutée, et qu'on ramène aussitôt à celle-ci, et
continue de lui prouver qu'il a tort objectivement, sans
se soucier de ses offenses, donc en quelque sorte, comme
dit Thémistocle disant à Eurybiade :patazon men akou-
son de [frappe, mais écoute]. Ce qui n'est pas donné à
tout le monde.
La seule parade infaillible est donc celle déjà recom-
mandée par Aristote au dernier chapitre des Topiques:
ne pas s'engager dans une controverse avec le premier
avecc ceux quel'on connaît et dont
venu, mais seulenment
on sait qu'ils ont assez de raison pour ne pas étaler au
jour des absurdités et se rendre ainsi ridicules; afin de
discuter au moyen de bonnes raisons, et non à coups
de rodomontades; afin d'écouter ces raisons et de leur
répliquer;et de qui l'on sait enfin, qu'ils font grand cas
de la vérité, qu'ils aiment entendre de bonnes raisons,
même dans la bouche de leur adversaire, et ont assez
le sens de la justice pour pouvoir admettre de perdre
la partie, si la véritéest dans l'autre camp. Il en résulte
que de cent hommes, on en trouvera à peine un seul
qui soit digne que ll'on discute avec lui. Quand aux
autres, qu'on les laisse dire ce qui leur passe par la tête,
car desipere est juris gentium [c'est un droit de l'homme
que d'être un idiot), et qu'on médite ce conseil de

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Voltaire : La paix vaut encore mieux que la vérité. Et
un proverbe arabe dit: «C'est à l'arbre du silence que
pend son fruit: la paix ». Il est vrai que la controverse
est souvent bénéfique à l'un comme à l'autre, du fait
qu'ils frottent leurs têtes entre elles, et lui sert à recti-
fier ses propres pensées, et aussi à concevoir des vues
nouvelles. Simplement, il faut que les deux duellistes
soient à peu près égaux en savoir et en intelligence. Si
le premier fait défaut à l'un d'eux, il ne comprend pas
tout, n'est pas au niveau. Si la seconde lui fait défaut,
l'aigreur qu'il en ressentira l'amènera à faire usage de
faux-fuyants, d'astuces ou de grossièreté.

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