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Guillaume Prigent

Avoir raison avec Schopenhauer

Comprendre ses 38 stratagèmes, et contre-


attaquer
Maison d’édition : J’ai lu
© E.J.L., 2017
Dépôt légal : novembre 2017
ISBN numérique : 9782290156964
ISBN du pdf web : 9782290156971
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782290156742
Ce document numérique a été réalisé par PCA
Présentation de l’éditeur :
Classique de l’argumentation (et de la mauvaise foi) au succès inégalé,
L’Art d’avoir toujours raison est le livre de chevet des apprentis rhéteurs.
Mais ce texte n’est pas si accessible qu’on le croit. Dans cette édition,
retrouvez le texte intégral de Schopenhauer, expliqué, commenté et illustré
par un professeur d’éloquence. Chacun des 38 stratagèmes est décrypté,
éclairé par un exemple tiré de l’actualité politique, de la littérature ou du
cinéma, et se voit attribuer la parade pour savoir non seulement l’utiliser,
mais aussi s’en défendre.
Un outil redoutable pour apprendre et maîtriser l’art oratoire.

Affiche en couverture : © 2017 CHAPTER2 MOONSHAKER II PATHÉ


PRODUCTION FRANCE 2 CINÉMA CN6 PRODUCTIONS NEXUS
FACTORY

Biographie de l’auteur :
Guillaume Prigent Ancien élève de Sciences Po-Paris, il y a remporté
plusieurs concours d’éloquence avant de devenir professeur d’art oratoire à
l’université Paris-Nanterre, juré de concours d’éloquence et formateur
Eloquentia. Il a par ailleurs travaillé dans le conseil en stratégie de
communication et la communication de crise.
D’AUTRES IDÉES À DÉCOUVRIR EN LIBRIO

Inventer demain, Librio no 1211


Qu’elles se marient, ou se fassent religieuses, Librio no 1193
Nos armes de citoyens, Librio no 1188
À la jeunesse, Librio no 1168
Dans quel monde voulons-nous vivre ?, Librio no 1158
Il faut sauver le service public, Librio no 1088
Ne me libère pas, je m’en charge, Librio no 1067
Pour Jean, Michel, Elisabeth et Lou.
PROLOGUE

Magie et art oratoire ont un point commun : celui qui les manie nous
fait accepter quelque chose qui contrevient à nos certitudes et pour lequel
nous aurions été prêts à jurer l’instant d’avant que c’était impossible ou
faux.
Dans le procédé rhétorique, comme dans le tour de magie, chacun
d’entre nous suspecte que celui qui nous fait face trompe notre vigilance
grâce à un artifice. Et, sur le chemin pour rentrer chez soi, de se remémorer
encore et encore la discussion qu’on vient de perdre, ou le spectacle auquel
on a assisté, pour chercher le moment où nous avons été dupés.
Décortiquons un peu la logique du tour de magie. Il est d’abord
composé d’une « promesse » : le magicien montre à son public une chose
d’apparence ordinaire, mais qui est en fait truquée et grâce à laquelle il va
pouvoir manipuler son public. Ensuite vient le « tour » : le moment où ce
qui paraissait inoffensif et anodin accomplit une prouesse extraordinaire qui
surprend les sens du public et stupéfie son intelligence.
Il est tentant de faire le parallèle avec l’utilisation d’un ou
de plusieurs des 38 stratagèmes de Schopenhauer. La « promesse » serait
cette proposition ou cette question d’apparence simple et honnête que vous
soumettez à vos adversaire et public, d’apparence seulement, car elle porte
en elle un mécanisme caché, à retardement, qui n’attend que le moment
opportun pour se déclencher. Vient alors le « tour » : les vraies portée et
nature de votre proposition apparaissent et désarçonnent l’adversaire, qui ne
sait comment se remettre en selle…
Comment se défendre de ces redoutables stratagèmes ? Il faut apprendre
à les reconnaître, mais aussi à s’en servir pour mieux les déjouer. En
connaissant d’abord la meilleure des défenses : savoir dire à celui qui s’en
sert contre vous et à ceux qui seraient tentés de le croire : « Voici ce que tu
es en train de faire, ça ne marchera pas avec moi. » Pour cela, encore faut-il
les faire siens et garder à l’esprit que gagner un débat – avoir raison aux
yeux du public – ne signifie pas forcément que l’on a raison dans le fond –
qu’on détient la vérité.
De même qu’il n’existe pas de meilleure manière de se protéger d’une
maladie qu’un vaccin, cet ouvrage se propose d’inoculer en chacun de vous
une petite dose, inoffensive, de
rhétorique et de mauvaise foi. Les 38 stratagèmes d’Arthur Schopenhauer y
sont reproduits, explicités et rendus accessibles à tous, puis suivis d’une
illustration claire et, surtout, du moyen de s’en défendre.
Stratagème 1

Ou l’extension. Il s’agit de pousser l’affirmation adverse au-delà de ses


frontières naturelles, en l’interprétant de la manière la plus générale
possible, en la prenant au sens le plus large possible, en la caricaturant ; tout
en restreignant le sens de la sienne au maximum, en la délimitant au plus
serré : de fait, plus une affirmation est générale, plus elle prêtera le flanc
aux attaques. En guise de parade, on pourra définir précisément le champ de
discussion (ou punctus) ou l’état de la controverse (ou status
controversiae).
EXEMPLE 1
Je dis : « Dans le domaine dramatique, les Anglais se classent au
premier rang des nations. » L’adversaire tente un contre-exemple : « Il est
de notoriété publique qu’ils ne valent pas grand-chose en musique, et donc
en opéra. » Je coupe court, rappelant que « le terme dramatique ne recouvre
pas le champ musical, mais uniquement la tragédie et la comédie ». Ce dont
il avait bien évidemment tout à fait conscience, essayant simplement de
généraliser mon affirmation de telle sorte qu’elle vienne s’appliquer à tout
type de représentation scénique, et donc à l’opéra, et donc à la musique,
avant de pouvoir m’infliger le coup de grâce. À l’inverse, on préservera sa
position en la réduisant plus que prévu, pour peu que la formulation utilisée
le permette.
EXEMPLE 2
A dit : « La paix de 1814 a rendu leur indépendance à toutes les villes
hanséatiques allemandes. » B rétorque que Dantzig, à cette occasion, a
justement perdu l’indépendance que lui avait octroyée Napoléon. A s’en tire
ainsi : « J’ai bien dit toutes les villes hanséatiques allemandes : Dantzig
était polonaise. » Aristote fait déjà mention de ce stratagème (Topiques,
VIII, 12, 11).
EXEMPLE 3
Lamarck, dans sa Philosophie zoologique, affirme que les polypes sont
dépourvus de sensibilité, parce qu’ils n’ont pas de nerfs. Or on peut
admettre avec certitude qu’ils sont doués de perception, car ils se tournent
vers la lumière et se servent de leurs tentacules pour se saisir de leur proie.
Ce constat a amené l’hypothèse suivante : leur masse nerveuse est
disséminée dans tout leur corps, comme si elle y était dissoute. Il apparaît
en effet qu’ils peuvent éprouver des sensations malgré l’absence d’organes
sensoriels spécifiques. Lamarck, pour contrer cette hypothèse qui réfuterait
la sienne, a recours à la dialectique en disant : « Or, avec une pareille
supposition, on pourrait dire que l’hydre a, dans tous les points de son
corps, tous les organes de l’animal le plus parfait, et, par conséquent, que
chaque point du corps de ce polype voit, entend, distingue les odeurs,
perçoit les saveurs, etc. ; mais, en outre, qu’il a des idées, qu’il forme des
jugements, qu’il pense ; en un mot, qu’il raisonne. Chaque molécule du
corps de l’hydre, ou de tout autre polype, serait-elle seule un animal parfait,
et l’hydre elle-même serait un animal plus parfait encore que l’homme,
puisque chacune de ses molécules équivaudrait, en complément
d’organisation et de facultés, à un individu entier de l’espèce humaine. Il
n’y a pas de raison pour refuser d’étendre le même raisonnement à la
monade, le plus imparfait des animaux connus, et ensuite pour cesser de
l’appliquer aux végétaux mêmes, qui jouissent aussi de la vie. » Le recours
à de tels stratagèmes dialectiques trahit l’auteur dans sa secrète conviction
d’avoir tort. La proposition initiale disait : « Leur corps entier est sensible à
la lumière, remplissant ainsi une fonction similaire à celle d’un nerf » ; sous
la plume de Lamarck, elle devient : « Leur corps entier est doué de
pensée. »

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Il s’agit d’élargir la portée de ce que dit votre adversaire, afin d’y


inclure des cas ou des domaines pour lesquels son argument est faux, ou
plus aisément contestable. En effet, plus un argument est général, plus il
offre d’angles d’attaque ou de possibilités de trouver des contre-exemples.
L’autre avantage est qu’en donnant l’impression au public que votre
adversaire raisonne de manière trop générale, vous le faites passer pour
quelqu’un d’excessif, de peu nuancé, qui met « tout dans le même sac ».
Ainsi, s’il propose de revoir à la baisse les sanctions de certains délits,
accusez-le de vouloir supprimer le Code pénal et d’envoyer aux délinquants
un message d’impunité et de faiblesse de la part des pouvoirs publics.

MISE EN PRATIQUE

On n’est pas couché, émission télévisée (France


2), 4 février 2017

L’animateur Laurent Ruquier questionne l’avocat Éric Dupond-Moretti


au sujet de la procédure pénale, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui
doivent être suivies dans un État de droit, de la poursuite des infractions
jusqu’au jugement et à l’exécution de la peine. Bien utilisée par un avocat,
elle peut permettre d’innocenter un accusé qui aurait pourtant commis les
faits qui lui sont reprochés, pour peu que ladite procédure comporte une
faille importante. En d’autres termes, un accusé peut être innocenté sur la
forme, alors même qu’il est coupable sur le fond. C’est sur ce point que
Laurent Ruquier interroge Éric Dupond-Moretti : il lui paraît injuste de
relaxer un coupable sur une simple erreur de procédure, d’autant plus que
les accusés ayant les moyens financiers d’engager de meilleurs avocats,
capables de dénicher ces failles, sont avantagés par rapport aux accusés
moins aisés. Sans nier l’injustice, Éric Dupond-Moretti va étendre
l’argument au cas de la médecine : il avance qu’un patient riche sera mieux
soigné qu’un patient pauvre, affirmant en creux que l’injustice provoquée
par l’argent est partout, et qu’il n’y a donc rien de particulier à reprocher au
système judiciaire. En somme, plutôt que de réfuter ce que dit Laurent
Ruquier, qui critique les possibilités ouvertes par une bonne maîtrise de la
procédure pénale, il élargit le débat pour arriver à une évidence très
générale – il vaut mieux être bien défendu, et bien soigné – et donne le
sentiment d’annuler la pertinence de l’argument de Laurent Ruquier. La
pirouette est habile, car elle lui évite de devoir argumenter sur le fait qu’il
peut, en tant qu’avocat, faire libérer un criminel à cause d’une simple erreur
de procédure – ce qui est difficilement défendable.

*
* *
Laurent Ruquier : Mais alors, par exemple, vous êtes quand même
d’accord pour dire que certains accusés vont avoir la possibilité d’avoir une
armada d’avocats qui vont savoir dénicher le vice de procédure, chose que
tout le monde ne peut pas avoir… Est-ce que ça n’est pas une injustice ?

Me Dupond-Moretti : Oui c’est vrai, il y a vingt justices différentes,


bien sûr. Bien sûr, monsieur Ruquier, c’est vrai. Il vaut mieux avoir un
bon avocat qu’un mauvais avocat, mais est-ce que ce n’est pas pareil –
ça ne nous réconforte pas – en matière de médecine ? C’est exactement
la même chose 1.

Laurent Ruquier : Bien sûr, il y a une médecine à deux vitesses.


Me Dupond-Moretti : Bon, ben voilà, on le sait. Hélas, c’est comme ça.

Laurent Ruquier : Et donc pour la justice aussi, elle est à deux vitesses ?

Me Dupond-Moretti : Mais bien sûr.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque l’adversaire étire l’argument que nous utilisons au-delà de ses


limites initiales pour pouvoir ensuite le nier d’un bloc, à nous de lui
rappeler qu’il nous fait dire ce que nous n’avons pas dit. Il faut démontrer
qu’il y a une différence nette entre ce qu’on a dit et ce que l’adversaire en
tire comme généralisation. Si je défends que la guerre est parfois nécessaire,
cela ne veut pas dire que je soutiens la guerre tout le temps et partout. De
même, si je dis qu’il faut être prudent avant de légiférer sur un sujet précis,
je ne dois pas laisser dire que cela revient à ne jamais vouloir décider. Par
ailleurs, il est probable que lorsque l’adversaire étire notre argument, c’est
pour ne pas avoir à le réfuter frontalement.
Dans l’illustration ci-dessus, Laurent Ruquier veut démontrer que les
gens qui ont les moyens financiers d’embaucher des avocats en quantité et
qualité suffisantes ont plus de chances d’être innocentés sur un simple vice
de procédure. Or, il est amené à admettre qu’avoir plus d’argent permet
aussi d’être mieux soigné, alors qu’il aurait pu montrer, exemples à l’appui,
qu’il y a au moins deux différences entre le cas des avocats et celui des
médecins :
— si je suis renversé par une voiture, mon statut social et mes moyens
ne changeront rien aux premières minutes de prise en charge par les
médecins urgentistes. Alors que dans les premières heures d’une enquête, il
est certain que plusieurs avocats expérimentés sauront probablement mieux
me défendre qu’un jeune avocat commis d’office dont ce serait l’un des
premiers dossiers ;
— si je suis pauvre et diagnostiqué d’une maladie très grave en France,
je pourrai tout de même avoir accès aux meilleurs hôpitaux et aux meilleurs
traitements, car la Sécurité sociale les prendra à sa charge. En comparaison,
l’aide juridictionnelle ne m’offrira pas les mêmes garanties d’avoir accès
aux meilleurs avocats. Cela tient au fait que la solidarité sociale en France
est beaucoup plus forte en matière de santé qu’en matière de défense
pénale.
Stratagème 2

Il consiste à tirer parti de la polysémie d’un terme pour étendre une


affirmation à une acception dudit terme qui n’a plus grand-chose à voir avec
l’objet du débat, pour ensuite la réfuter avec brio, donnant ainsi
l’impression qu’on aura réfuté l’affirmation première.
REMARQUE
Par synonymie, on entend la coexistence de deux mots différents pour
un seul et même concept ; par homonymie, la coexistence de deux concepts
différents pour un seul et même mot, ainsi que l’établit Aristote
(Topiques, I, 13). Honnêteté et probité sont synonymes. Grave et vif sont
des homonymes, qui prendront un sens différent selon qu’ils qualifient un
regard ou un timbre de voix. On peut apparenter ce stratagème à un
syllogisme jouant sur l’homonymie ; cependant, dans le cadre du
syllogisme, il est trop flagrant pour faire illusion.
Omne lumen potest extingui
Intellectus est lumen
Intellectus potest extingui.

Toute lumière peut être éteinte


L’intelligence est une lumière
Donc l’intelligence peut être éteinte.

Dans cet exemple, on comprend aussitôt que les quatre noms communs
désignent alternativement la lumière au sens propre et au sens figuré. Mais
l’illusion fonctionne dans certains arrangements plus subtils, où les
concepts désignés par une même expression sont eux-mêmes si proches
qu’ils se recoupent.
EXEMPLE 1
A : « Vous n’êtes pas encore initié aux mystères de la philosophie
kantienne.
B : — Ah, les gens qui font des mystères, très peu pour moi, merci. »
EXEMPLE 2
J’ai qualifié d’absurde cette loi de l’honneur qui veut qu’on soit
déshonoré après avoir subi un affront, à moins d’infliger en retour un
affront plus grand encore, ou de laver l’affront subi par le sang, que ce soit
celui de l’adversaire ou le nôtre ; j’ai argué que l’honneur véritable ne
pouvait être blessé par ce que nous subissons, car on n’est à l’abri de rien,
mais uniquement par ce que nous faisons. Mon adversaire s’est attaqué à cet
argument, me démontrant avec brio que si un commerçant est accusé à tort
d’escroquerie, de fraude ou de négligence dans son affaire, c’est un coup
porté à son honneur, qui se retrouve alors bel et bien compromis par
quelque chose qu’il subit. La seule manière pour lui de rétablir son honneur
est alors de se faire justice de son détracteur et de le désavouer.
Ainsi, par glissement sémantique, mon adversaire a substitué une notion
à une autre, assimilant l’honneur au sens de réputation, compromis par la
calomnie, à l’honneur dans l’acception de la littérature chevaleresque,
qu’on retrouve également dans l’expression point d’honneur, compromis
quant à lui par l’affront. Et parce qu’on ne peut pas laisser impuni un coup
porté à cet honneur-là, mais qu’on doit pour y répondre obtenir
publiquement réparation, on serait tout aussi fondé, en cas de coup porté à
notre réputation (c’est-à-dire à notre honneur au premier sens), à y répondre
par un affront plus grand encore et par le duel. On a donc ici affaire à un
amalgame entre deux choses fondamentalement différentes, par le jeu de la
polysémie du mot honneur : il en résulte un déplacement de la question
(mutatio controversiae).
INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Les mots forment les matières premières d’un débat. Et, comme un
même mot peut avoir plusieurs sens, l’une des clefs d’un débat est de
parvenir à imposer des définitions qui nous arrangent pour les principales
notions qui seront utilisées. La thèse de l’adversaire peut en effet être juste
avec le sens premier d’un mot, mais fausse ou scandaleuse si l’on utilise un
autre sens de ce même mot. En redéfinissant un des termes essentiels de la
discussion qui vous met en difficulté, bien évidemment dans un sens qui
vous soit plus favorable, vous pouvez faire basculer le cours du débat et
reprendre la main.

MISE EN PRATIQUE

Agora, émission de radio (France Inter), 21 février 2016

Cette émission a pour thème « Être communiste au XXIe siècle ». Les


invités sont Pierre Laurent, secrétaire général du parti communiste français,
et l’essayiste Thierry Wolton. À ce moment du débat, le présentateur
rappelle les échecs du communisme, notamment les tragédies humaines
engendrées par les régimes communistes. Thierry Wolton lui emboîte le pas
et évoque les derniers régimes dits communistes sur la planète. Il est
interrompu par Pierre Laurent, qui distingue deux sens au mot
communisme. Le premier, utilisé par le présentateur et Thierry Wolton,
restreint le communisme à un système politique, alors que le second, utilisé
par Pierre Laurent, désigne une aspiration à la lutte contre le capital et pour
une meilleure répartition des richesses.

*
* *
Thierry Wolton : Quand on regarde le monde d’aujourd’hui, moi, je suis
un passionné du monde d’aujourd’hui, je veux dire que ça soit ce qui se
passe en Europe centrale et orientale avec certains gouvernements qui sont
très autoritaires – je pense à la Hongrie, je pense à la Pologne –, ce sont des
pays qui ont du mal à s’adapter à la démocratie, même s’ils ont intégré
l’Europe. Je pense évidemment à la Russie d’aujourd’hui, avec des
oligarchies, avec un président tout-puissant, etc. Qui est aussi un héritage
quelque part du communisme, lui-même étant d’ailleurs un ancien agent de
la police politique, des services secrets, du KGB. Bon, je pense à la Chine
aujourd’hui qui reste un pays communiste bien sûr et qui évidemment a des
ambitions internationales.

Pierre Laurent : Vous, vous pensez que la Chine aujourd’hui est un pays
communiste ?

Thierry Wolton : Ah oui, absolument, bien sûr. Ne serait-ce que dans


son fonctionnement politique.

Pierre Laurent : Parce que tous les gens qui parlent de la Chine, et qui
en parlent sérieusement, ont beaucoup de mal à dire ce qu’est la Chine
aujourd’hui. La Chine, c’est un pays qui est très complexe, très difficile à
lire, et vous dites avec beaucoup de certitude : « C’est le communisme en
Chine. » Moi, je lis tous les gens qui travaillent sur la Chine, je suis allé
plusieurs fois en Chine. C’est beaucoup plus compliqué que ça. […] Vous,
vous parlez du communisme comme si c’était un bloc : et de Marx à
Lénine à Mao, tout ça c’est la même chose, c’est un bloc, c’est un bloc.
C’est un bloc idéologique, il n’y a pas de réalités, il n’y a pas de
contradictions, tout ça, c’est… Moi je pense que ça n’est pas cela, je
pense que l’histoire du siècle et demi passé, c’est celle d’une lutte,
importante, entre les forces du capitalisme et des forces qui cherchent à
s’en libérer. Et si on ne pense pas ces contradictions, ces mouvements, ces
luttes, je crois qu’on comprend pas grand-chose. Votre lecture, qui est très
univoque, qui est très en bloc, en système, pour moi ne rend pas compte de
la réalité. Parce que la Sécurité sociale en France c’est quoi ? Moi je dis,
c’est déjà un peu du communisme. C’est l’idée qu’on va mettre en commun
une partie des richesses créées pour protéger tous les humains. Ce n’est pas
par hasard que le ministre qui a mis en œuvre ce projet à la Libération,
Ambroise Croizat, était un ministre communiste. Donc on a eu tort, nous-
mêmes les communistes, justement, de s’enfermer dans cette logique des
blocs, car je pense que si on veut regarder ce que c’est que le communisme
au XXe siècle – par exemple, qu’est-ce qui s’est passé en Afrique du Sud ?
Je veux dire, qu’est-ce qui a permis de libérer l’Afrique du Sud de
l’Apartheid ? C’est une alliance dans laquelle les communistes jouent un
rôle central ! Et on pourrait citer bien d’autres exemples…

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque l’adversaire utilise cette technique contre vous, faites-lui


remarquer qu’il préfère visiblement changer le sens des mots qui ne lui
conviennent pas, pour les faire correspondre à ses idées, plutôt que
d’affronter vos arguments, auxquels il ne sait comment répondre. De deux
choses l’une alors :
— soit vous lui concédez qu’elle est valable, mais affirmez
simultanément que son apport au débat est très faible. Ici, Thierry Wolton
aurait pu répondre que le communisme était sûrement une belle aspiration
en théorie, mais qu’en pratique, il n’a donné naissance qu’à des régimes
autoritaires (voir stratagème 33).
— soit vous estimez que sa nouvelle définition n’est pas utile pour le
débat, et vous la rejetez en bloc (dites par exemple que c’est un sens du mot
qui est si peu utilisé qu’il n’est pas pertinent) et retournez à votre définition
initiale ;
Stratagème 3

Il consiste à prendre une affirmation relative (κατατι) et à la poser


comme absolue (ἁπλως), ou du moins à la transposer dans un tout autre
contexte pour la réfuter. Voici l’exemple donné par Aristote : un nègre est
noir, mais blanc si l’on s’en tient aux dents ; il est donc à la fois noir et non
noir. Il s’agit là d’un exemple purement théorique, qui ne trompera
personne ; prenons à présent un exemple issu de l’expérience.
EXEMPLE
Au cours d’une discussion philosophique, j’ai concédé que mon
système était bien clément envers les quiétistes et en flattait les mérites. Peu
après, nous en sommes venus à parler d’Hegel, et j’ai déclaré que la plupart
de ses écrits n’avaient guère de sens, ou du moins qu’ils recelaient de
nombreux passages où l’auteur s’était contenté d’aligner les mots, à charge
pour son lecteur d’y mettre le sens. Mon adversaire s’est abstenu de réfuter
ceci ad rem, se contentant d’avancer un argument ad hominem : selon lui,
j’aurais bien, quant à moi, flatté les mérites des quiétistes alors qu’eux aussi
ont écrit beaucoup de bêtises. Ce que j’ai reconnu, tout en apportant le
rectificatif suivant : je ne flatte pas les mérites de leur œuvre théorique en
tant qu’auteurs ou que philosophes, mais je flatte les mérites de leur action
en tant qu’hommes, c’est-à-dire d’un point de vue pratique ; tandis que je
parle bien, chez Hegel, de théorie. Et le coup était paré.

Ces trois premiers stratagèmes sont analogues, ayant ceci de commun


que l’adversaire parle d’autre chose que de ce dont il est question ; essuyer
une telle défaite serait commettre une faute d’ignorance de la réfutation
(ignoratio elenchi). En effet, dans tous les exemples cités ici, ce que dit
l’adversaire est vrai, mais n’entre en contradiction qu’apparente avec la
thèse ; pour s’en défaire, il faudra en contester la conclusion et ses
implications, en montrant que la validité de la proposition adverse ne
permet pas d’invalider la nôtre. On procède ainsi à une réfutation directe de
sa réfutation par refus de la conclusion (per negationem consequentiae).
Il arrive aussi qu’on refuse d’admettre des prémisses vraies, en
prévision de leurs conséquences. À cela, deux remèdes, que nous abordons
dans l’analyse des stratagèmes 4 et 5.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ce stratagème fonctionne de manière similaire au stratagème 1. Là où


ce dernier visait à étendre l’affirmation adverse ; celui-ci cherche à
transformer une affirmation relative et contextuelle en affirmation absolue,
qui serait vraie partout et tout le temps. Et pour cause : il est toujours
tentant de simplifier et de caricaturer la thèse adverse : elle en devient plus
facile à critiquer, et plus difficile à accepter pour le public. Par exemple,
quelqu’un qui soulignerait l’apport précieux des royalistes dans les rangs de
la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale pourrait se voir rétorquer
qu’il fait l’apologie des royalistes tous azimuts, alors que ce n’était pas son
propos.

MISE EN PRATIQUE

The Late Show (CBS), émission télévisée, 14 juillet 2017

Le présentateur Stephen Colbert diffuse un extrait de la conférence de


presse commune des présidents américain et français, Donald Trump et
Emmanuel Macron, lors des célébrations du 14-Juillet 2017 à Paris. Au
cours de cette conférence, Donald Trump est interrogé par un journaliste sur
la rencontre entre son fils et un avocat russe proche du pouvoir durant la
campagne présidentielle américaine, sachant que cet avocat est suspecté
d’avoir transmis des informations pouvant nuire à Hillary Clinton,
l’adversaire politique de Donald Trump. Le président américain rétorque
que l’avocat ne travaillait pas pour le gouvernement russe et insiste sur le
fait que c’était un « court rendez-vous, un rendez-vous qui est passé très,
très vite, très rapidement ». Stephen Colbert ironise sur la défense de
Donald Trump en feignant de faire une vérité générale de ce qui n’était
qu’un propos de circonstance.

*
* *
Stephen Colbert : Bienvenue dans l’Amérique de Trump ! Où la
moralité se mesure à la vitesse. Comme cela s’est fini vite, ce n’était pas
mal. C’est comme une règle des cinq secondes qui protège votre âme :
« Oui, chérie, j’ai fait l’amour avec ta sœur… mais ça n’a duré qu’un
instant ! »

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque l’adversaire reprend une partie de notre affirmation pour


l’appliquer à un tout autre sujet, il faut bien rappeler qu’elle n’est fondée
que dans un contexte précis, et qu’il est donc inutile et de mauvaise foi de
l’en sortir. En effet, si notre adversaire généralise notre propos, c’est
souvent parce qu’il sait que si le débat devait se poursuivre sur le cas
d’espèce, il risquerait de le perdre. En outre, si votre adversaire caricature
votre propos, il ne faut pas hésiter à dénoncer ce qu’il fait et dire que vous
ne pouvez pas débattre avec quelqu’un qui ne prend pas le sujet au sérieux
et se contente de faire des généralités. Pour le montrer mieux encore, vous
pouvez reprendre une affirmation que votre adversaire a faite
précédemment au cours de la discussion et lui appliquer le même
stratagème, afin de révéler au public la malhonnêteté dont il fait preuve.
Dans l’illustration ci-dessus, Donald Trump veut démontrer que ce
rendez-vous ne peut pas avoir été l’occasion de préparer un complot
politique d’ampleur : il a duré trop peu de temps pour être autre chose
qu’une rencontre de courtoisie entre son fils et un avocat qui se trouve être
russe. Pour parer la critique de Stephen Colbert, il aurait dû préciser dès le
début qu’il était absurde de penser que son fils irait volontairement rendre
public un entretien avec un avocat russe s’il s’agissait à cette occasion de
préparer un complot.
Stratagème 4

Il consiste à ne pas laisser entrevoir la conclusion à laquelle on veut


arriver, tout en faisant admettre ses prémisses une par une isolément dans la
discussion, afin d’éviter que son adversaire puisse chercher midi à quatorze
heures ; et si l’adversaire ne semble pas disposé à les admettre, on énonce
les prémisses de ces prémisses par le biais de proto-syllogismes ; on fait
admettre les prémisses de ces proto-syllogismes dans le désordre, en
continuant à cacher son jeu, et ce jusqu’à ce que soit admis tout ce qui est
nécessaire. On fera donc débuter notre raisonnement bien en amont. Ces
règles sont édictées par Aristote dans ses Topiques (VIII, 1). Nous pourrons
nous passer d’exemple.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ce stratagème consiste à cacher à l’adversaire la conclusion que vous


désirez atteindre en débattant avec lui, alors que vous savez très bien où
vous souhaitez en venir. Pour cela, vous allez lui faire accepter une série de
faits ou d’arguments apparemment inoffensifs pour sa thèse, que vous
mettrez tout d’un coup bout à bout pour démontrer en quoi vous avez
raison. Il lui sera très difficile de se défendre : d’abord, car il n’aura pas vu
le coup venir ; ensuite, parce qu’il aura lui-même creusé sa tombe en vous
concédant les jalons qui vous ont permis de le coincer. Plus encore, cette
technique vous donne un rôle de maître interrogeant son élève, qui va se
retrouver à valider une thèse qui le dessert : il n’y a rien de pire pour un
orateur que de valider un argument qui, in fine, joue contre lui.

MISE EN PRATIQUE

La Revanche d’une blonde, film de Robert Luketic, 2001

L’héroïne, Elle Woods, doit assurer la défense d’une femme (Brooke


Windham) qu’on accuse d’avoir tué son mari. Le témoin
clef de l’affaire est la fille (Mrs Chutney Windham) de cet homme : elle
raconte avoir entendu un coup de feu alors qu’elle prenait sa douche et
trouvé l’accusée penchée sur le corps de son père, couverte de sang comme
si elle venait de le tuer. Elle Woods va poser une série de questions
apparemment sans rapport avec l’affaire pour démontrer que ce témoignage
ne tient pas, sans éveiller la suspicion du témoin.

*
* *
Elle Woods : Mrs Windham, qu’aviez-vous fait précédemment dans la
journée ?

Chutney Windham : Je me suis levée, j’ai pris un café au lait, je suis


allée à la salle de sport, je suis allée me faire faire une permanente et je
suis rentrée à la maison…

Elle Woods : Où vous êtes rentrée prendre une douche ?

Juge : Je crois que le témoin a suffisamment indiqué qu’elle avait pris


une douche.
Elle Woods : Mrs Windham, vous étiez-vous déjà fait faire une
permanente ?

Chutney Windham : Oui.

Elle Woods : Combien de fois environ ?

Chutney Windham : Deux fois par an depuis que j’ai douze ans.
Faites le calcul…

Elle Woods : (Se tournant vers le jury.) Pour ne rien vous cacher, une
fille de mon club, Tracy Marcinko, s’est fait faire une permanente une fois.
Nous avons toutes essayé de l’en dissuader. Les boucles ne lui allaient pas
bien. (Se tournant vers le témoin.) Elle n’avait pas votre structure osseuse.
Mais heureusement ce même jour, elle a fait le concours de tee-shirt mouillé
Bêta-Delta-Pi, où elle a été arrosée des pieds à la tête.

[…]

Elle Woods : Chutney, pourquoi les boucles de Tracy Marcinko ont été
fichues après qu’on l’eut arrosée ?

Chutney Windham : Parce qu’elles ont été mouillées ?

Elle Woods : Précisément. Car dans l’optique de maintenir sa


permanente, n’est-il pas essentiel de ne pas se mouiller les cheveux
pendant au moins vingt-quatre heures, sous peine de ruiner l’effet du
thioglycolate d’ammonium ?

Chutney Windham : (visiblement perdue par les questions qu’on lui


pose) Oui…
Elle Woods : Et quelqu’un qui aurait eu, disons trente permanentes
dans sa vie, pourrait-il ignorer cette règle ? Et si dès lors vous n’étiez
pas en train de vous laver les cheveux, comme je le suspecte, la preuve
étant que vos boucles sont encore intactes, n’auriez-vous pas entendu le
coup de feu ? Et si alors vous aviez entendu le coup de feu, Brooke
Windham n’aurait pas eu le temps de cacher le pistolet avant que vous
ayez pu descendre l’escalier. Ce qui signifie que vous n’auriez pas pu
avoir trouvé Mrs Windham avec un pistolet dans la main pour rendre
votre histoire plausible ? N’est-ce pas juste ?

Chutney Windham : Elle a mon âge, elle vous l’a dit ça ? Comment
vous sentiriez-vous si votre père épousait quelqu’un de votre âge ?

Elle Woods : Vous, en revanche, vous avez eu le temps de cacher le


pistolet, n’est-ce pas, Chutney ? Après avoir tiré sur votre père.

Chutney Windham : C’était un accident ! Je pensais que c’était elle qui


rentrait à la maison (en pointant Brooke Windham).

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque l’adversaire nous demande de valider une série de points, il est


très probable, pour ne pas dire quasi certain, qu’il a déjà en tête la
conclusion qu’il souhaite en tirer. La priorité est donc de deviner
rapidement la conclusion qu’il cherche à atteindre pour la critiquer par
avance (« En me demandant cela, vous cherchez à me faire dire que…
or… »). Mais, si vous ne voyez vraiment pas où l’adversaire veut en venir,
il vous reste trois options :
— la première consiste à interrompre l’échange en demandant à
l’adversaire ce qu’il veut démontrer, et de refuser de continuer à répondre à
ses questions tant qu’il n’aura pas précisé où il veut en venir. Il ne faut pas
hésiter à prendre à témoin le public : vous n’êtes pas là pour jouer à cache-
cache, ou au professeur et à l’élève, dans un interminable jeu de questions ;
— la deuxième consiste à répondre aux questions que votre adversaire
vous pose, mais en les concédant sans conviction, et en vous arrangeant
pour que vos réponses restent relatives. Répondez ainsi par des « peut-
être », « c’est vrai dans certains cas », « tout dépend du contexte », etc. Si
vos réponses sont relatives, la conclusion que tirera votre adversaire le sera
aussi ;
— la troisième est plus délicate : lorsque l’adversaire aura enfin rendu
publique sa conclusion, invalidez-la en affirmant que tout cela est sûrement
très intéressant en théorie, mais que dans la pratique, sur la question qui
vous occupe, cela ne résout pas le problème (voir stratagème 33). Vous
pouvez également introduire une distinction, et ainsi démontrer que sa
conclusion devient fausse pour peu qu’on apporte un nouvel argument au
débat (voir stratagème 17).
Stratagème 5

Pour prouver la validité de sa thèse, il est aussi possible d’avoir recours


à des prémisses erronées, et ce quand l’adversaire ne consentirait pas à
admettre les vraies, soit parce qu’il ne voit pas ce qu’elles ont de valable,
soit parce qu’il voit aussitôt quelle thèse elles induisent. Dans ce cas, il faut
prendre des propositions qui sont fausses en soi, mais vraies ad hominem, et
argumenter à partir de ce qui aura déjà été concédé par l’adversaire (ex
concessis), autrement dit en adoptant son mode de pensée. En effet, même
des prémisses erronées peuvent donner lieu à une conclusion valable, alors
que des prémisses valables ne donneront jamais lieu à une conclusion
erronée. De la même manière, il est possible de réfuter des énoncés
adverses erronés par le biais d’autres énoncés erronés, mais valables aux
yeux de l’adversaire : car c’est lui et personne d’autre qui nous fait face, et
il est nécessaire de s’approprier son raisonnement. Si par exemple il est
adepte d’une quelconque faction spirituelle, nous pouvons en utiliser les
préceptes comme principes de départ (principia), quand bien même nous ne
les approuverions pas. Là encore, on pourra se référer à Aristote (Topiques,
VIII, 9).

INTÉRÊT DU STRATAGÈME
Pour remporter le débat, il est bien plus efficace de retourner le mode de
raisonnement et les arguments de l’adversaire contre lui que d’essayer de le
convaincre avec vos arguments, qu’il rejettera probablement par principe.
Ce stratagème, qui équivaut à « si je faisais comme tu me le dis, alors… »,
est redoutable, car vous faites exploser la logique de votre adversaire de
l’intérieur, et vous donnez le sentiment au public qu’il ne s’était même pas
rendu compte que son raisonnement ne « tenait pas », ce qui le décrédibilise
grandement. L’autre avantage est que l’annulation de la thèse adverse rend
la vôtre plus acceptable, voire vraie, aux yeux du public. Autrement dit,
lorsque le public doit choisir entre votre thèse A et la thèse B de
l’adversaire : si vous démontrez que la B est fausse, alors la A devient
presque vraie par forfait.

MISE EN PRATIQUE

Des paroles et des actes, émission télévisée (France 2),


14 mars 2015

Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, affronte Florian Philippot,


vice-président du Front national. Ce dernier tente de démontrer la nécessité
de mettre en place une politique économique protectionniste face à la
concurrence mondiale, notamment celle de la Chine. Pour contrer son
argumentation, Emmanuel Macron va feindre de partager sa position, puis
la retourner contre lui en poussant sa logique jusqu’au bout pour montrer
que, si la France devenait protectionniste, les autres pays le deviendraient
aussi, et que cela coûterait bien plus cher à la France qu’à la Chine. Or,
comme le Front national défend un protectionnisme fort, Florian Philippot
peut difficilement en faire la critique après l’intervention d’Emmanuel
Macron…
*
* *
Emmanuel Macron : Ce que je suis en train de vous dire, c’est
qu’aujourd’hui nous exportons en Chine, nous avons même plus
d’investissements directs, nous Français en Chine, que les Chinois n’en ont
en France. C’est ça, la réalité. Donc on va faire la guerre aux Chinois
avec nos petits bras, c’est une très bonne idée que vous avez. Ils vont
sortir toutes les entreprises françaises qu’il y a en Chine. Ensuite, on a
beaucoup d’entreprises françaises qui vendent des composantes à des
producteurs chinois, que ce soit dans l’automobile, que ce soit dans les
matériaux électroménagers et ailleurs. Le lendemain, il y aura des
répercussions dans le luxe, dans l’agroalimentaire qui sont des éléments
d’exportation. Les Chinois, on va leur faire la guerre, et vous savez quoi ?
C’est 25 % des parts de marché d’Airbus. Donc vous allez expliquer, vous,
Florian Philippot, aux salariés français d’Airbus, qu’on va fermer au moins
un quart des entreprises en France parce que vous avez décidé de dire :
« On va faire la guerre aux Chinois. » C’est ça, ce que vous proposez. Je ne
suis pas en train de vous dire c’est l’Europe ou autre. Je suis en train de
vous dire, concrètement, quand on suit votre chemin, c’est en effet le
chaos que vous proposez.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque l’adversaire utilise principalement les arguments de votre


propre camp contre vous, c’est probablement qu’il cherche à éviter le débat
sur ses propres idées. Pour vous en sortir, il est primordial de contester
immédiatement sa démonstration en l’accusant de caricaturer vos
convictions. Vous pourrez ainsi asséner successivement que :
— votre adversaire simplifie outrageusement la façon de penser de
votre camp et qu’il en donne une vision réductrice et tronquée, sans doute
parce qu’il ne l’a pas comprise ;
— sur le fond vous avez raison et que la théorie de votre camp est
démontrée dans les faits. Dans cet exemple, le protectionnisme économique
et fiscal est une pratique ancienne et utilisée par tous les États depuis que le
commerce existe. Il ne s’agit pas d’en faire l’alpha et l’oméga d’une
politique, mais seulement de savoir s’en servir si nécessaire, ce que font
d’ailleurs toutes les grandes puissances commerciales dans le monde.
Enfin si l’adversaire vous oppose des propos tenus par des gens
partageant les mêmes idées que vous, vous pouvez lui reprocher de ne pas
être capable de critiquer vos arguments. Après tout, s’il en était capable, il
n’aurait pas besoin d’aller chercher des propos que vous n’avez pas tenus
lors de votre échange pour essayer de vous mettre en difficulté.
Concrètement, cela revient à dire : « Dites-moi en quoi ce que je dis
aujourd’hui est faux, et ne débattons que de ce que je vous dis. »
Stratagème 6

Il consiste à faire une pétition de principe (petitio principii) cachée en


postulant ce qu’on serait censé prouver :
1. On pourra substituer un mot à un autre, par exemple honneur à
réputation, virginité à vertu, ou bien recourir à des concepts
interchangeables, par exemple animaux à sang rouge à la place de
vertébrés.
2. On pourra faire admettre ce qui est litigieux à titre particulier sous
couvert d’une vérité générale, par exemple affirmer l’incertitude de la
médecine en postulant l’incertitude de tout savoir humain.
3. Lorsque, à l’inverse, une chose découle de l’autre, et que seule l’une
des deux reste à prouver, on postulera l’autre.
4. Lorsque c’est le général qui est à prouver, on fera admettre toutes les
déclinaisons du particulier. C’est l’inverse du no 2.
Ces règles nous sont elles aussi détaillées par Aristote (Topiques, VIII,
11).
Pour connaître les règles permettant de s’exercer à la dialectique, on
pourra se référer au dernier chapitre des Topiques d’Aristote.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME
Fixer le point de départ et le cadre d’un débat est souvent crucial pour
se donner les meilleures chances de l’emporter. La pétition de principe est
efficace, car elle repose généralement sur des choses difficilement
contestables de prime abord. Soit elle s’appuie sur un consensus social (« Il
faut être fou pour commettre un acte pareil »), soit elle donne l’impression
d’être la seule manière de résoudre un débat dans l’impasse en comblant un
vide logique. Ainsi, encore aujourd’hui, il est parfois considéré à tort que la
pauvreté engendre « naturellement » la criminalité, ce qui relève plus de
l’opinion que de la démonstration solide.

MISE EN PRATIQUE

Somme théologique, saint Thomas d’Aquin, 1273

Ce livre de saint Thomas d’Aquin a pour but de présenter « ce qui


concerne la religion chrétienne de la façon la plus convenable à la
formation des débutants », et donc de soulever de grandes questions sur le
christianisme pour y répondre ensuite. Saint Thomas d’Aquin produit cinq
arguments rationnels pour essayer de démontrer l’existence de Dieu. L’un
d’eux, présenté ici, veut nous faire admettre d’entrée deux choses. D’abord,
que tout ce qui existe est causé par autre chose (un peu comme un domino
qui tombe car il est entraîné par celui qui le précède) ; ensuite, que le seul
capable d’être la propre cause de son existence est Dieu. En d’autres
termes, saint Thomas d’Aquin postule ce qu’il est censé démontrer, à savoir
l’existence de Dieu.

*
* *
« Nous constatons, à observer les choses sensibles, qu’il y a un ordre
entre les causes efficientes ; mais ce qui ne se trouve pas et qui n’est pas
possible, c’est qu’une chose soit la cause efficiente d’elle-même, ce qui la
supposerait antérieure à elle-même, chose impossible. Or, il n’est pas
possible non plus qu’on remonte à l’infini dans les causes efficientes ; car,
parmi toutes les causes efficientes ordonnées entre elles, la première est
cause des intermédiaires et les intermédiaires sont causes du dernier terme,
que ces intermédiaires soient nombreux ou qu’il n’y en ait qu’un seul.
D’autre part, supprimez la cause, vous supprimez aussi l’effet. Donc, s’il
n’y a pas de premier, dans l’ordre des causes efficientes, il n’y aura ni
dernier ni intermédiaire. Mais si l’on devait monter à l’infini dans la série
des causes efficientes, il n’y aurait pas de cause première ; en conséquence,
il n’y aurait ni effet dernier, ni cause efficiente intermédiaire, ce qui est
évidemment faux. Il faut donc nécessairement affirmer qu’il existe une
cause efficiente première, que tous appellent Dieu. »

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

De manière générale, face à une pétition de principe, la première des


défenses est de la pointer comme telle, de montrer qu’elle ne repose sur rien
et donc qu’elle ne permet pas de démontrer quoi que ce soit. On peut
également prendre le parti de critiquer l’adversaire en proposant une autre
pétition de principe qui aille dans notre sens, et ainsi démontrer que débattre
à coups de propositions non démontrées ne fait pas avancer la discussion.
En faisant comprendre au public qu’au fond rien ne garantit que votre
pétition de principe soit plus vraie ou plus fausse que celle de votre
adversaire, vous forcez tout le monde à ne plus s’en servir.
Stratagème 7

Il s’utilise dans un débat au cadre quelque peu strict et formel, et dont le


but serait de dégager un consensus. Celui qui a énoncé sa proposition et doit
en prouver la validité procédera alors par questions, avant de conclure à la
validité de sa proposition à partir des concessions de son adversaire. Cette
méthode, dite érotématique ou socratique, avait cours surtout chez les
Anciens : c’est d’elle que se réclament le présent stratagème et ceux qui
suivent, tous librement inspirés d’Aristote (Réfutations sophistiques, 15). Il
s’agit de poser beaucoup de questions disparates à la suite pour dissimuler
ce qu’on veut réellement faire admettre. En revanche, l’argumentation
basée sur ce qui aura été admis sera menée rapidement, car les esprits lents
ne pourront pas suivre correctement, et passeront outre les éventuelles
erreurs ou failles dans le raisonnement.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ce stratagème consiste à poser à l’adversaire une série de questions en


apparence sans rapport avec le sujet qui vous occupe (si possible formulées
de telle sorte qu’il soit obligé de répondre par oui ou par non), mais qui
vous permettront en fait, lentement mais sûrement, de le conduire dans une
impasse, ou de démontrer que seule votre thèse est viable. Il fonctionne de
manière similaire aux stratagèmes 4 et 20, en ce qu’il permet de gagner la
discussion en rendant celui qui s’oppose à vous « complice » de votre
conclusion, car il en aura admis les prérequis.

MISE EN PRATIQUE

The O’Reilly factor, émission télévisée (Fox News


Channel), 23 juin 2008

Cette émission a lieu lors de la campagne présidentielle américaine de


2008, qui voit s’affronter le candidat démocrate Obama et le républicain
McCain. Le présentateur Bill O’Reilly soutient les républicains et a invité
des étudiants pro Obama à s’exprimer. Par une série de questions, il va
chercher à décrédibiliser leur candidat. Ici, il fait peu à peu admettre à une
étudiante qu’elle souhaite que le gouvernement américain contrôle la
qualité de vie de chaque Américain, au point de le priver de ses libertés
fondamentales.

*
* *
Bill O’Reilly : Bon, quel est l’enjeu principal ici ?

Étudiante : Je pense que le système de soins est le plus important, et


pour plusieurs raisons. D’abord, parce que nous avons quarante-sept
millions d’Américains qui sont aujourd’hui privés d’assurance maladie. Et
ce que veut Barack Obama, ce n’est pas seulement assurer l’accès à
l’assurance maladie à tous les Américains, mais aussi aux neuf millions
d’enfants qui en sont aujourd’hui privés.

Bill O’Reilly : Oui, je comprends. Pour vous le système de santé est


fondamental et vous croyez que le fait de naître américains suppose que
le gouvernement leur garantisse l’accès aux soins s’ils ne peuvent se le
permettre. N’est-ce pas ?

Étudiante : Oui.

Bill O’Reilly : Vous déduisez ce droit de la Constitution, ou du fait


que vous êtes une bonne personne ?

Étudiante : Ce n’est pas dans la Constitution, comme c’est d’ailleurs le


cas de plusieurs programmes sociaux dont nous bénéficions. Mais je pense
qu’en étant la nation la plus riche du monde, on devrait le faire.

Bill O’Reilly : Entendu, il s’agit donc plutôt de dire que nous avons
beaucoup d’argent et que nous devrions le dépenser là-dedans. Pensez-vous
que chaque Américain, par sa naissance, doive disposer d’un logement
décent ? Car, si vous n’en avez pas, il est probable que votre santé sera
mauvaise. Et donc le gouvernement devrait l’assurer aux personnes qui ne
peuvent bénéficier d’un bel endroit où vivre, et je ne parle pas d’un
appartement de luxe, mais d’un appartement décent… Pensez-vous qu’ils
devraient en avoir un ?

Étudiante : Oui.

Bill O’Reilly : Donc le gouvernement devrait l’assurer s’il peut. Et


qu’en est-il de la nourriture ? De la nourriture saine vous gardera en bonne
santé à l’inverse de la mauvaise nourriture. Le gouvernement devrait-il
donner de la nourriture à ceux qui ne peuvent l’obtenir ?

Étudiante : Nous disposons déjà d’un système de distribution


alimentaire ! Et l’assurance maladie est un sujet différent de celui du
logement.
Bill O’Reilly : J’essaye de comprendre ce que vous dites. Vous croyez
que le gouvernement doit garantir l’accès aux soins à ceux qui ne peuvent
se le permettre, de même qu’un lieu de vie correct et je suppose aussi de la
nourriture. Et sans être péjoratif en aucune façon, vous vous engagez sur un
chemin de pensée socialiste selon lequel le gouvernement vous fournira tout
ce que vous ne parvenez pas à obtenir.

Étudiante : Je crois que vous exagérez ce que j’ai dit.

[…]

Bill O’Reilly : Je ne veux pas être injuste, mais vous voulez que le
gouvernement fédéral contrôle la qualité de vie des Américains.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Cette technique tire avantage de la généralité des questions qu’elle fait


intervenir. Comme elles semblent inoffensives, il est difficile de voir le
piège se refermer. Dans cet exemple, quelqu’un qui défend l’accès aux
soins pour les plus modestes finit par devenir une personne qui souhaite que
« le gouvernement contrôle la qualité de vie des Américains ». Elle aurait
pu se défendre après coup en disant qu’elle croit effectivement que le
gouvernement devrait mieux assurer l’accès aux soins, car les maladies sont
contagieuses et ne font pas de distinction entre les riches et les pauvres –
qu’en somme, en soignant les pauvres, on protège aussi les riches.
Chaque fois que l’adversaire éloigne le débat du sujet initial par des
questions, il faut supposer qu’il est en train de vous faire dériver sur un
terrain qui lui est favorable. Il faut l’interrompre et demander, avant de le
laisser continuer, ce qu’il veut démontrer, et ainsi le forcer à se mettre à
découvert. Il lui sera difficile de refuser, sous peine de donner le sentiment
de ne pas débattre franchement, ce qui vous ouvrirait un angle d’attaque
(voir les parades du stratagème 4, utilisables ici).
Stratagème 8

Il consiste à mettre l’adversaire hors de lui : la colère étant mauvaise


conseillère, il ne sera plus en état de former un jugement juste et de voir où
est son intérêt. Le moyen le plus sûr de le faire sortir de ses gonds est de le
provoquer ouvertement, de couper les cheveux en quatre, sans jamais
reculer devant l’irrévérence.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

La colère et l’insulte font partie des plus grands risques pour tout
débatteur : elles fragilisent terriblement celui qui y cède. Difficile
d’imaginer à la tête d’une entreprise, d’une collectivité ou d’un État un
individu sanguin et violent : s’il est incapable de garder la tête froide,
comment pourrait-il être à même de relever les défis liés à sa fonction ? Ce
stratagème a pour objectif de provoquer votre adversaire (par des gestes,
des attitudes, des remarques sur sa compétence) jusqu’au point où il se
montrera insultant envers vous : vous pourrez alors lui donner une leçon de
morale et de calme, et prendre l’ascendant sur lui.

MISE EN PRATIQUE
Émission télévisée (TF1), 27 octobre 1985

Ce débat oppose Laurent Fabius, Premier ministre socialiste, et Jacques


Chirac, leader du RPR et chef de l’opposition, en vue des élections
législatives de mars 1986. Jacques Chirac veut fissurer l’image de bon
orateur de Laurent Fabius. À cet instant du débat, il critique les
nationalisations et, pour faire perdre du crédit et de la respectabilité à son
adversaire, cherche à le mettre en colère par son insolence et sa
provocation… Laurent Fabius finit par faire un geste méprisant qui lui sera
vivement reproché dès le lendemain du débat.

*
* *
Jacques Chirac : … Les nationalisations sont un système qui a prouvé
qu’il est mauvais…

Laurent Fabius : … Les nationalisations…

Les présentateurs : Laissez parler M. Chirac, sinon on ne va pas s’en


sortir.

Laurent Fabius : … Oui, mais j’aimerais qu’il réponde…

Jacques Chirac : Écoutez ! L’attaque qui consiste à vouloir en


permanence, parce que ça vous gêne, interrompre pour essayer de
déstabiliser l’adversaire, elle ne sert à rien, car ce n’est certainement
pas vous, monsieur Fabius, qui allez me déstabiliser, vous imaginez
bien. Bon !

Laurent Fabius : Ne vous énervez pas, ne vous énervez pas !


Jacques Chirac : J’ai de ce point de vue au moins autant d’expérience
que vous et par conséquent vous ne risquez…

Laurent Fabius : … Je reconnais que vous avez plus d’expérience


politique que moi.

Jacques Chirac : … Alors soyez gentil de me laisser parler et cessez


d’intervenir incessamment un peu comme le roquet, n’est-ce pas ?

Laurent Fabius : (En faisant un geste méprisant de la main.) Écoutez,


vous vous adressez au Premier ministre de la France…

Jacques Chirac : Non, je parle à M. Fabius, représentant du Parti


socialiste, alors cessez de…

Laurent Fabius :… Qu’est-ce que ce comportement ?

Jacques Chirac : Écoutez, monsieur Fabius, cessez de m’interrompre


indéfiniment, vous saurez comme ça quelles sont mes raisons…

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Il ne faut jamais céder à ses émotions lors d’un débat, même quand
l’adversaire vous provoque, et rester concentré sur ce qu’on veut démontrer.
Il est fort possible que l’adversaire, s’il passe son temps à vous critiquer
bassement, finisse par paraître inutilement agressif aux yeux du public, à
qui vous pourrez d’ailleurs faire remarquer qu’il « perd un temps fou en
remarques assassines, sans doute pour masquer un manque de fond… ».
Si toutefois vous vous mettez en colère, il faut tout de suite affirmer que
ce n’était pas un coup de colère qui vous a échappé, mais que vous l’avez
fait en conscience, que votre colère est légitime car vous avez raison sur le
fond. En somme, votre colère est juste et méritée compte tenu de la gravité
des enjeux : à titre d’exemple, on comprend très bien la colère d’un salarié
qui voit son entreprise le licencier et délocaliser alors même qu’elle est
rentable. Une autre option consiste à revendiquer ce droit à la colère en
disant que vous la préférez à la langue de bois de votre adversaire, car elle
témoigne de votre sincérité.
Stratagème 9

Il consiste à ne pas poser ses questions dans l’ordre qu’exigerait la


conclusion qu’il faut en tirer, mais à procéder à diverses permutations : nul
moyen alors pour l’adversaire de savoir où on veut en venir, et donc de
prendre les dispositions nécessaires. On pourra de surcroît utiliser les
réponses données pour en tirer des conclusions différentes, voire opposées,
selon la forme sous laquelle elles se présentent. Ce stratagème est similaire
au stratagème 4, qui stipulait de ne rien révéler de sa démarche.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

De la même manière que les stratagèmes 4, 7 et 20, ce stratagème vise à


faire accepter peu à peu une thèse à votre adversaire, en la révélant le plus
tard possible. Pour cela, il faut, au travers de questions, lui faire accepter
plusieurs prérequis qui ne semblent pas correspondre à l’ordre dans lequel
vous devriez placer vos arguments pour démontrer votre thèse. Une fois
qu’il a fait siens vos arguments, vous pouvez affirmer votre conclusion,
dont il ne pourra que difficilement critiquer l’issue.

MISE EN PRATIQUE
Douze hommes en colère, film de Sidney Lumet, 1957

Douze jurés se retrouvent à délibérer dans une affaire de meurtre où tout


semble condamner le jeune garçon qui est accusé. Contre l’avis de tous, le
juré no 8 essaye de démontrer que les preuves de sa culpabilité sont faibles
et de semer un doute dans l’esprit des autres jurés. Il critique notamment
deux témoignages essentiels pour l’accusation. Un témoin affirme en effet
avoir entendu le jeune homme tuer son père après l’avoir menacé, et un
autre affirme l’avoir vu tuer son père, au moment même où un métro aérien
passait à toute vitesse et très bruyamment. Afin de ne pas éveiller la
vigilance des autres jurés, qui sont loin de partager son avis, il va progresser
prudemment et leur faire admettre qu’il est impossible d’avoir entendu le
meurtre se dérouler au moment même où le train passait juste à côté, en
raison du bruit occasionné. Voilà un des deux témoignages rendus
douteux…

*
* *
Juré no 8 : Combien de temps faut-il pour qu’un train avançant à
vitesse moyenne passe un point donné ?

Autre juré : Quel est le rapport ?

Juré no 8 : Combien de temps ? Devinez.

Autre juré : Aucune idée

Juré no 8 : Et vous ?

Autre juré : Dix ou douze secondes.

Juré no 8 : Plutôt juste, oui. Quelqu’un d’autre ?


Autre juré : À quoi bon, quel intérêt ?

Juré no 8 : Qu’en dites-vous ?

Autre juré : Dix secondes, ça paraît juste.

Autre juré : Admettons, dix secondes. Où voulez-vous en venir ?

Juré no 8 : Il faut dix secondes pour que les six voitures d’un train
aérien passent un point donné. Disons maintenant que ce point est la fenêtre
d’où on a pu voir le crime avoir lieu. De la fenêtre en tendant la main, on
peut presque toucher les rails, n’est-ce pas ? Maintenant laissez-moi vous
demander, qui ici a déjà vécu près d’une ligne de train aérien ?

Autre juré : Eh bien, je viens de finir de peindre un appartement qui


donnait sur une ligne de train aérien.

Juré no 8 : Comment était-ce ?

Autre juré : Que voulez-vous dire ?

Juré no 8 : Bruyant ?

Autre juré : Oh, vous n’imaginez même pas… Mais ce n’est pas
grave, nous sommes solides.

Juré no 8 : J’ai vécu au deuxième étage d’un immeuble donnant sur une
ligne de train aérien. Quand la fenêtre est ouverte, et que le train passe, le
bruit est presque insupportable. On peut à peine s’entendre penser.

Autre juré : Admettons, on peut à peine s’entendre penser… Venez-


en au fait !
Juré no 8 : J’y arrive. Encore un instant. Prenons deux témoignages
et essayons de les mettre côte à côte. Primo, le vieil homme vivant en
dessous [de l’appartement du crime] dit avoir entendu le garçon dire :
« Je vais te tuer », et une demi-seconde plus tard, un corps s’écrouler
sur le sol. Une seconde plus tard, n’est-ce pas ?

Autre juré : Oui, c’est ça.

Juré no 8 : Deuxio, la femme d’en face a juré avoir regardé par la


fenêtre et vu le crime se dérouler à travers les vitres des deux derniers
wagons du train aérien. N’est-ce pas ?

Autre juré : À quoi bon nous demander tout ça ?

Juré no 8 : Encore un instant. Nous avons admis qu’il faut dix


secondes pour qu’un train passe un point donné. Comme la femme a vu
le meurtre au travers des deux derniers wagons, on peut dire que le
corps a heurté le sol au moment même où le train était en train de
passer. Et donc le train était en train de passer bruyamment à la
fenêtre du vieil homme dix bonnes secondes avant que le corps ne
heurte le sol. Le vieil homme, selon son propre aveu, […] aurait dû être
capable d’entendre le garçon dire cette phrase [« Je vais te tuer »] alors
que le train passait bruyamment sous son nez ! Il est impossible qu’il
l’ait entendu.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

La parade du stratagème 4 est identique à celle qu’il faut utiliser ici. On


peut aussi s’inspirer des défenses des stratagèmes 7 et 20.
Stratagème 10

Si on remarque que notre adversaire fait exprès de dire non là où on


voudrait qu’il dise oui, il suffit de demander le contraire en feignant de
chercher son approbation, ou du moins de lui soumettre les deux
propositions, afin qu’il ne sache pas laquelle on souhaite voir approuvée

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Un débat étant polémique par nature, votre adversaire n’aura aucune


envie de vous concéder la victoire ou de vous concéder des réponses dont il
sait qu’elles vous arrangent. C’est tout l’objet de ce stratagème, qui vise à
lui présenter deux thèses à approuver, sans qu’il puisse deviner celle qui
vous arrange le plus. S’il ne sait pas ce qu’il doit battre en brèche, il lui sera
plus difficile de vous affronter.

MISE EN PRATIQUE

Cratyle, dialogue philosophique, Platon

Le Cratyle porte sur la relation entre le mot et la chose. Hermogène


soutient que le rapport entre le mot et la chose est purement conventionnel,
ce qui explique pourquoi dans des villes ou pays différents les choses se
nomment différemment. Socrate pense au contraire qu’il existe un rapport
essentiel ou naturel entre le mot et la chose. Mais comme Socrate sait
qu’Hermogène n’est pas prêt à l’admettre, il lui propose finalement une
thèse relativiste. Réinterprétée ici, cela donne : « Chacun peut nommer ou
voir les choses comme il l’entend. » Or, Hermogène n’est pas prêt à
admettre cette conclusion, car il n’est pas relativiste : il ne sait pas quoi
répondre à Socrate que ce dernier ne puisse pas utiliser à son avantage, et ne
sait plus quoi penser.

*
* *
Socrate : Chaque chose aura-t-elle donc autant de noms que chacun lui
en donnera, et seulement dans le temps qu’on les lui donnera ?

Hermogène : En effet, Socrate, il n’y a pas pour moi d’autre propriété


dans les noms, sinon que je puis appeler une chose de tel nom que je lui
donne à mon gré, et que tu l’appelleras si tu veux de tel autre, que tu lui
donneras de ton côté. Ainsi je rencontre, dans des villes différentes,
différents noms pour désigner un seul et même objet, et cela chez les Grecs
entre eux et entre les Grecs et les Barbares.

Socrate : Voyons, Hermogène, penses-tu aussi que les êtres n’aient


qu’une existence relative à l’individu qui les considère, suivant la
proposition de Protagoras, que l’homme est la mesure de toutes
choses ; de sorte que les objets ne soient pour toi et pour moi que ce
qu’ils nous paraissent à chacun de nous individuellement ; ou bien te
semble-t-il qu’ils aient en eux-mêmes une certaine réalité fixe et
permanente ?

Hermogène : Je l’avoue, Socrate, j’en suis venu autrefois, dans mes


incertitudes, aux opinions de Protagoras. Néanmoins je ne puis croire qu’il
en soit tout à fait ainsi.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Si votre adversaire vous propose deux solutions et que vous ne décelez


pas celle qui l’arrange le plus, il y a fort à parier qu’il vous tend un piège.
Pour vous en sortir, il faut d’abord affirmer qu’une question complexe ne
peut pas se réduire à une alternative par définition binaire et simplificatrice,
et en creux accuser votre adversaire de caricaturer la question de manière
abusive. Vous pouvez ainsi considérer que la question du débat ne mène à
rien, car elle est mal posée, et changer de sujet ou redéfinir les termes en
disant par exemple qu’il faut « revenir en amont de la discussion » pour
sortir de l’impasse, ou que vous pensez nécessaire de « voir le problème
autrement », et ainsi vous extirper du piège tendu par votre adversaire.
Stratagème 11

Si l’on procède par induction et que notre adversaire admet les cas
particuliers qu’elle met en œuvre, on s’abstiendra de lui demander s’il
admet aussi la vérité générale qui découle de ces cas particuliers ; au lieu de
quoi on l’introduira plus tard, comme si elle avait déjà été admise et que
l’on s’était accordé dessus. En effet, l’adversaire pensera entre-temps
l’avoir effectivement admise, et l’auditoire également, parce qu’ils se
rappelleront les nombreuses questions portant sur les cas particuliers et se
diront qu’elles ont bien dû mener quelque part.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ce stratagème part du principe qu’il y a peu de chances que votre


adversaire vous donne raison sur un argument dont il verrait tout de suite
qu’il va vous aider à démontrer votre thèse. L’idée est d’amener votre
adversaire à vous concéder des faits apparemment neutres (chiffres,
exemples, faits divers, etc.) qui vous permettront ensuite de démontrer votre
propos. Par exemple, si votre adversaire nie la réalité ou l’ampleur de la
discrimination salariale femme-homme, multipliez les exemples, les
témoignages, les rapports qui le prouvent… jusqu’à ce que vous puissiez
affirmer sans peine que votre thèse est démontrée par ses acceptations, car
empiriquement juste.
MISE EN PRATIQUE

Euthydème, dialogue philosophique, Platon

Cet extrait du dialogue met en scène le philosophe Socrate et le sophiste


Euthydème. Socrate lui fait accepter une série de cas individuels et
singuliers afin de le conduire à admettre, paradoxalement, que l’on peut
mentir à des amis sans que cela soit injuste, thèse contraire à celle défendue
au début par Euthydème. Précédemment, il a fait accepter à Euthydème que
le mensonge et le fait de nuire aux autres ou de les réduire en esclavage sont
injustes.

*
* *
Socrate : Supposons qu’un général asservisse une nation injuste et
ennemie : dirons-nous qu’il commet une injustice ?

Euthydème : Non vraiment.

Socrate : Nous appellerons donc ce qu’il fait un acte de justice ?

Euthydème : Sans doute.

Socrate : Et s’il trompe les ennemis ?

Euthydème : Cela est encore juste.

Socrate : Mais s’il les pille et qu’il enlève leurs biens ?

Euthydème : Il ne fait rien que de juste. Je croyais que les questions que
vous me faisiez ne regardaient que nos amis.
Socrate : Ainsi tout ce que nous avions attribué à l’iniquité, il faudra
donc l’attribuer à la justice ?

Euthydème : Je le pense.

Socrate : Voulez-vous qu’en mettant toutes ces actions à la place que


vous leur marquez, nous posions en principe qu’elles deviennent justes
contre des ennemis, mais injustes avec des amis ; qu’on doit à ceux-ci la
plus grande franchise ?

Euthydème : Nous sommes d’accord.

Socrate : Et si un général voit ses troupes se décourager ; s’il leur


fait accroire qu’il lui arrive du secours, et rassure par ce mensonge les
esprits intimidés, sous quelle marque placerons-nous cette tromperie ?

Euthydème : Sous celle de la justice, je crois.

Socrate : Un enfant a besoin d’une médecine qu’il refuse de


prendre ; son père la lui présente comme un aliment, et, par cette ruse,
il lui rend la santé : où mettrons-nous cette supercherie ?

Euthydème : À la même place encore.

Socrate : Mon ami est désespéré ; je crains qu’il ne se tue, je lui


dérobe son épée, toutes ses armes ; que dirons-nous de ce vol ?

Euthydème : Qu’il est juste.

Socrate : Vous prétendez donc que, même à l’égard de ses amis, on


n’est pas tenu à la plus grande franchise ?
Euthydème : Non, vraiment ; mais je rétracte, s’il m’est permis, ce
que je viens de dire.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

À l’image des stratagèmes 4, 7 et 20, ce stratagème consiste à


dissimuler la conclusion à laquelle on souhaite parvenir, tout en faisant
préalablement accepter à l’adversaire tous les prérequis pour la démontrer.
Lorsque l’adversaire souhaite vous faire valider une série de faits ou
d’exemples, il y a fort à parier qu’il est en train de vous emmener sur un
terrain qui lui est favorable. Il faut l’interrompre et demander ce qu’il veut
démontrer et, s’il refuse, lui demander pourquoi il ne veut pas dire
clairement où il veut en venir. Il lui sera difficile de refuser de répondre,
sous peine de donner le sentiment de ne pas débattre franchement, ce qui
vous ouvrirait un angle d’attaque.
Dans l’exemple ci-dessus, si Socrate fait admettre que le mensonge peut
être juste, contrairement à ce que défendait Euthydème au début, la parade
nécessite de faire intervenir un nouvel élément dans le débat. Par exemple,
en disant que mentir peut être juste si et seulement si on le fait pour une
bonne cause : mentir pour faire du mal à quelqu’un n’a pas la même finalité
que le parent qui ment à un enfant pour lui faire prendre un médicament qui
doit le guérir (voir stratagème 17).
Stratagème 12

Il s’applique à un concept général qui n’a pas de dénomination


spécifique, mais qui doit être désigné par analogie. Il est alors nécessaire de
choisir l’analogie de manière qu’elle serve notre affirmation. Ainsi, les
noms donnés en Espagne aux partis absolutiste et libéral, respectivement
serviles et liberales, ont manifestement été choisis par les seconds ; le terme
protestants est le fruit d’une auto-dénomination, tout comme le terme
évangélistes, tandis que le terme d’hérétiques leur a été attribué par les
catholiques.
Cela est également applicable à un niveau moins métaphorique : par
exemple, si mon adversaire propose une modification, on préférera parler
d’innovation, car le terme est connoté ; et on adoptera la démarche inverse
lorsqu’on est l’auteur de la proposition. Dans le premier cas, on se posera
en défenseur de l’ordre établi ; dans le second cas, on le qualifiera au
contraire de rite ancestral. Prenons ce qu’on pourrait nommer en toute
impartialité culte ou religion : un pratiquant militant la nommera foi ou
piété, un détracteur bigoterie ou superstition. Ce stratagème n’est rien
d’autre au fond qu’une subtile pétition de principe : ce qu’on aurait à
démontrer, on le place dans le mot lui-même, et la conclusion sera inférée
par le seul biais d’un jugement analytique. Ce que l’un appelle assurer la
sécurité publique deviendra emprisonner dans la bouche de l’autre. Un
orateur dévoile souvent son intention par les noms qu’il donne aux choses.
Tandis que l’un parlera de clergé, l’autre parlera de prêtraille. De tous les
stratagèmes, c’est celui qu’on utilise le plus, instinctivement. Dévotion
= fanatisme. Faux pas ou galanterie = adultère. Sous-entendu = obscénité.
Gêné = ruiné. Influence et relation = corruption et népotisme. Témoignage
de gratitude = grasse rétribution.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Une partie de la force de votre argumentation tient aux choix des mots
que vous utilisez pour la présenter. Mieux vaut présenter sa thèse sous un
jour favorable, ou celle de l’adversaire sous un jour défavorable. On parlera
par exemple d’un impôt juste, d’une réforme liberticide, d’une guerre de
libération, etc. Sans démontrer quoi que ce soit sur le fond, cela « colore »
notre thèse avec des mots positifs, ou permet au contraire de rendre moins
appréciable celle de l’adversaire.

MISE EN PRATIQUE

Réunion publique d’Emmanuel Macron, 30 mars 2017

Cet échange a lieu durant la campagne présidentielle française de 2017,


quelques semaines avant le premier tour. Lors de son discours, et afin de
convaincre la salle que la société française manque de flexibilité,
Emmanuel Macron va utiliser une expression a priori hors contexte, celle
« d’assignation à résidence ». L’assignation à résidence est en effet une
mesure décidée par une autorité administrative ou un juge : elle impose
à une personne de résider dans un lieu déterminé. Or, Emmanuel Macron va
lui donner un tout autre sens : il s’en sert pour parler des populations en
situation de précarité sociale et économique. En recourant à une image
marquante, il donne plus de force à son argument de fond.
*
* *
Emmanuel Macron : Moi, j’ai un ennemi : c’est l’assignation à
résidence, c’est les gens qui sont bloqués dans leur situation ; c’est le
regard qui cantonne les gens à leur quartier, leur famille, leur situation. Et je
pense qu’on pourra faire réussir notre pays si on a une France qui réussit
formidablement bien, qui décolle, à qui on facilite la vie, qui tire les autres,
et si en même temps il y a une place pour tout le monde.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Ce stratagème tire son efficacité du fait qu’il déplace le débat du champ


abstrait et rationnel vers un autre, plus imagé et donc émotionnel, qui a plus
de chances de toucher et de convaincre le public. Face à cela, il existe deux
solutions :
— soit vous aventurer sur le même terrain que l’adversaire et défendre
votre thèse en utilisant le même procédé, à l’aide d’une image marquante et
positive, et en associant celle de votre adversaire à des termes négatifs ;
— soit l’accuser de démagogie, de jouer sur les mots, en utilisant une
expression qui n’a rien à voir avec le débat en cours, et qui surtout, au fond,
n’aide pas à mieux comprendre le problème ou à le résoudre. Par exemple,
face à quelqu’un qui défend un « impôt juste », à vous de faire remarquer
que personne ne souhaite des impôts injustes, et donc que son propos est
creux…
Stratagème 13

Pour faire en sorte que l’adversaire admette un énoncé, il faudra en


soumettre également le contraire pour lui laisser le choix, en prenant soin de
bien prononcer le contraste, de sorte que l’autre soit obligé, pour rester
cohérent, d’approuver notre énoncé, qui en regard paraîtra tout à fait
crédible. Par exemple, si nous désirons qu’il admette qu’il faut faire tout ce
que dit son père, nous lui demanderons : « Doit-on obéir ou désobéir en tout
point à ses parents ? » Ou encore, il est dit à un certain propos « souvent » ;
et nous demanderons alors si par souvent, il faut entendre peu ou
beaucoup : il répondra « beaucoup ». Cela consiste en somme à mettre du
gris sur du noir pour en faire du blanc, ou bien sur du blanc pour en faire du
noir.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Il est rare qu’un débat puisse trouver sa solution dans une alternative
binaire : c’est pourtant tout l’intérêt de ce stratagème, qui vise à confronter
votre adversaire à deux choix, en feignant de dire qu’il n’y a pas d’autres
options que de préférer l’un ou l’autre des scénarios, l’un parfaitement
inacceptable ou irréalisable, l’autre bien plus acceptable et qui va dans le
sens de votre thèse.
MISE EN PRATIQUE

Des paroles et des actes, émission télévisée (France 2),


25 avril 2013

L’économiste Jacques Attali et le président du Front de gauche Jean-Luc


Mélenchon débattent du poids des dettes publiques, et plus particulièrement
de la possibilité de les rembourser. La politique menée à l’époque au niveau
national passe notamment par la réduction des dépenses, dite politique
« d’austérité ». Jean-Luc Mélenchon condamne cette politique d’austérité :
selon lui, la dette ne peut être remboursée par un plan d’économies massif.
Pour parvenir à sa solution, il va peu à peu réduire le débat sur le
remboursement à deux solutions : la guerre ou l’inflation. Difficile pour
Jacques Attali, dans ces conditions, de ne pas choisir l’inflation…

*
* *
Jean-Luc Mélenchon : De quelle manière peut-on solder une dette de
cette importance ?

Jacques Attali : Par la croissance, par la guerre, par l’inflation. Voilà les
trois façons.

Jean-Luc Mélenchon : Et vous oubliez un cas, c’est curieux, vous ne


l’avez pas prévu… Rembourser. En faisant une politique d’austérité, c’est
ce qu’ils font. Eh bien, même M. Lenglet, qui n’est pas spécialement un ami
politique, hein. […] Voici ce que dit M. Lenglet […] : « Alors que ces
dettes sont bien trop lourdes pour être jamais remboursées […], si la crise
dure c’est parce que nous refusons d’admettre cette évidence. » Et vous,
Jacques Attali, vous le savez comme moi. Il y a donc quatre manières d’en
sortir : une qui est la mauvaise, c’est celle qu’on applique. Qu’est-ce qui
reste ? La guerre, ni vous ni moi ne la souhaitons. Qu’est-ce qui nous reste ?

Jacques Attali : L’inflation.

Jean-Luc Mélenchon : C’est l’inflation qui m’intéresse.

Jacques Attali : Alors, très bien, l’inflation c’est une solution.

Jean-Luc Mélenchon : Vous préférez l’inflation ou la mort ? Je


préfère l’inflation.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Face à un adversaire qui use de ce stratagème, il existe deux options


possibles, et qui peuvent être utilisées successivement :
— l’humour : n’hésitez pas à accentuer le caractère grotesque de
l’opposition qu’il vous présente et à la comparer avec une autre option
binaire tout aussi ridicule. Par là, vous montrerez que votre adversaire
manque de subtilité et qu’il croit résoudre des problèmes complexes avec
des idées simples ;
— sortir de l’impasse : il faut accuser votre adversaire de masquer
volontairement les autres solutions qui existent et qui ne l’arrangent pas.
Rares, pour ne pas dire impossibles, sont les débats qui se résument à des
options binaires. Dans l’exemple ci-dessus, il existe ainsi d’autres voies :
refuser de rembourser la dette, la mutualiser à l’échelle européenne,
réfléchir aux moyens de relancer la croissance, etc.
Stratagème 14

Voilà un coup bien éhonté. Si l’adversaire a répondu à plusieurs


questions sans donner la réponse que nous attendions pour poursuivre
l’argumentation, on pourra malgré tout passer à la conclusion visée, même
si ce n’en est pas du tout la suite logique. Ce faisant, on veillera à la
présenter sous l’apparence de la logique et à la proclamer d’un air de
triomphe. Pour peu que l’adversaire soit timide ou stupide, et que l’on ne
manque ni d’aplomb ni de coffre, cela fonctionne à merveille. Il consiste à
présenter sous l’apparence d’une cause ce qui n’en est pas une, d’où son
appellation latine : fallacia non causae ut causae.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Affirmer haut et fort qu’on a raison quand tout nous donne tort est un
coup de force qui demande beaucoup d’audace et d’impertinence, mais qui
peut tout à fait fonctionner. Pour peu que le débat soit confus et/ou que vous
sentiez votre adversaire craintif, peu sûr de lui ou mal à l’aise, il peut être
décisif de résumer le débat en quelques mots en le tournant à votre avantage
et d’affirmer avoir raison. Si, en plus, le public n’a pas bien suivi tous les
échanges, donner une conclusion claire allant dans votre sens (même si elle
est fragile sur le fond) peut fonctionner.
MISE EN PRATIQUE

Le Loup et l’Agneau, La Fontaine

Dans cette fable de La Fontaine, un loup croise le chemin d’un agneau


et lui reproche de troubler le cours d’eau dans lequel il se désaltère.
Questionné, l’Agneau ne cesse de démontrer qu’il n’y est pour rien, mais le
Loup finit tout de même par considérer que les réponses de l’Agneau lui
donnent raison et qu’il peut le manger.

*
* *

La raison du plus fort est toujours la meilleure :


Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
— Sire, répond l’Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
— Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
— Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau ; je tette encor ma mère.
— Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
— Je n’en ai point.
— C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Pour contrer ce stratagème, il faut se remettre sur un pied d’égalité avec


l’adversaire et inverser le rythme du débat en feignant d’être indigné et
l’accuser d’être de mauvaise foi, par exemple en disant : « Il est visiblement
inutile de débattre, puisque vous partez du principe que vous avez raison
quoi qu’il arrive et affirmez des choses sans qu’elles soient prouvées. »
Mais, surtout, demandez-lui de refaire pas à pas et calmement le
raisonnement qui lui permet de tirer sa conclusion de vos réponses et
insistez jusqu’à ce qu’il s’exécute. S’il refuse de refaire le raisonnement, il
paraîtra fragile, car celui qui a raison n’a pas à craindre d’expliquer sa
position : il faut l’attaquer sur ce refus. En revanche, s’il accepte, il faudra
pointer les erreurs logiques de son raisonnement dès qu’elles surviennent, et
ainsi démontrer qu’il a tort.
Stratagème 15

Imaginons que notre thèse soit paradoxale, et que nous ayons du mal à
la prouver : on soumettra alors à l’approbation adverse une proposition
juste, mais bancale, comme si nous voulions faire partir de là notre
raisonnement. Si, méfiant, l’adversaire rejette la proposition, on en viendra
à bout par l’absurde ; s’il l’accepte, c’est qu’il la considère rationnelle, et on
pourra passer à la suite. Ou bien on recourra au stratagème précédent pour
déclarer que notre paradoxe est prouvé. C’est là un procédé tout à fait
scandaleux, mais bien réel ; et il y a des gens qui procèdent ainsi d’instinct.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Le but de ce stratagème est de piéger votre adversaire en lui proposant


une théorie présentée de façon peu flatteuse et d’apparence bancale (mais
qui est parfaitement vraie sur le fond) et de lui demander son avis :
— soit il la réfute et vous aurez alors beau jeu de montrer ensuite qu’il
s’est trompé sur quelque chose de vrai… ce qui écorne sa crédibilité ;
— soit il l’accepte, et vous venez de lui faire accepter quelque chose qui
vous arrange.

MISE EN PRATIQUE
Le Grand Débat, émission télévisée (BFM TV
et CNEWS), 5 avril 2017

Ce débat de premier tour de la présidentielle 2017 oppose les onze


candidats qualifiés. L’un d’eux, Jean-Luc Mélenchon, va profiter de l’image
parfois dégradée des régimes politiques d’Amérique latine, et du fait qu’il
est connu pour soutenir le Venezuela, à l’appui d’une proposition de son
programme. Il propose en effet de créer un référendum révocatoire du
président de la République, et cite en exemple deux États des États-Unis et
des pays d’Amérique latine. Un autre candidat, François Fillon, essaye de le
remettre à sa place, mais Jean-Luc Mélenchon avait anticipé la remarque et
piège donc son adversaire.

*
* *
François Fillon : Un petit mot à Jean-Luc Mélenchon : je ne sais pas
si en Amérique latine il y a beaucoup d’endroits où on peut récuser les
chefs d’État, mais à ma connaissance ça ne doit pas être le cas au
Venezuela.

Jean-Luc Mélenchon : Si, précisément, c’est exactement l’endroit où


il y en a un.

François Fillon : C’est le cas ? Alors ils n’ont pas réussi à récuser le
président, ce qui est assez étonnant, compte tenu de la situation dans
laquelle il a mis le pays.

Jean-Luc Mélenchon : Oui, et ça a même eu lieu à une reprise. Il y a eu


un référendum révocatoire, mais qui a permis au président de rester, parce
que ça a été la décision.
COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Si cela vous arrive et que vous rejetez une proposition qui s’avère in
fine exacte, vous pouvez réagir en minimisant la valeur de ce que cette
dernière apporte au débat. Vous pouvez ainsi reconnaître qu’elle est juste,
mais dire par exemple que :
— cette proposition n’est vraie que de manière conditionnelle, et fixer
des conditions si draconiennes que la proposition de votre adversaire
devient inutile. Ici, François Fillon aurait pu rappeler que ce référendum a
été refusé à l’opposition vénézuélienne, et donc qu’il n’a que peu de valeur
si rien ne garantit qu’il puisse être appliqué (voir stratagème 17) ;
— cette proposition est anecdotique compte tenu de l’ampleur du sujet
qui vous occupe et à vous alors de lui redonner sa perspective. L’objectif de
cette parade est de donner l’impression que votre adversaire ne s’intéresse
qu’à des détails du problème, quand vous prenez un peu de hauteur sur le
sujet. Typiquement, un référendum révocatoire du président ne peut pas être
présenté comme une solution d’ampleur à la crise de confiance dans la vie
publique.
Stratagème 16

Il s’agit de l’argument ad hominem ou ex concessis. Est-ce que quelque


chose, dans ce que vient d’affirmer notre adversaire, entre en contradiction,
ne serait-ce qu’apparente, avec quelque chose qu’il aurait dit ou admis
précédemment ? Ou avec les préceptes d’une faction intellectuelle ou
spirituelle qu’il aurait vantée ou approuvée ? Ou avec les agissements de
ses partisans, voire de personnalités qu’on pourra faire passer pour telles ?
Ou avec sa propre ligne de conduite ? Par exemple, s’il défend le droit au
suicide, on lui lancera aussitôt : « Pourquoi ne vas-tu pas te pendre alors ? »
Ou bien s’il se plaint des désagréments de Berlin, on lui dira : « Pourquoi
ne pas prendre la première diligence ? » On trouvera toujours de quoi
pinailler.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Cette technique revient à mettre en cause la cohérence intellectuelle de


votre adversaire en lui opposant des propos ou des actes contraires, commis
par lui ou par des gens partageant ses convictions, à la thèse qu’il défend
devant vous. Vous donnez ainsi l’impression au public que ses convictions
sont changeantes selon les circonstances, qu’il se comporte en girouette au
gré des discussions. Or, le même Henri Guaino était plutôt connu pour
écrire des discours lyriques et littéraires, et non pour des paroles aussi
abruptes.

MISE EN PRATIQUE

Zemmour et Naulleau, émission télévisée (Paris


première), 14 juin 2017

Lors de cette émission, le philosophe Raphaël Enthoven et l’homme


politique Henri Guaino débattent d’une phrase prononcée quelques jours
auparavant par ce dernier : il a dit que l’électorat de la circonscription dans
laquelle il s’est présenté aux élections législatives était « à vomir ».

*
* *
Raphaël Enthoven : Quand vous étiez dans le paysage politique, vous
incarniez une geste malrusienne, comme on dit, de Malraux. C’est-à-
dire qu’il y avait quelque chose d’un petit peu flambant comme ça,
flamboyant, qui voulait en tout cas mettre de la noblesse dans le jeu
politique.

(Henri Guaino approuve de la tête.)

Raphaël Enthoven : Et le sentiment que vous donnez à ceux qui


pouvaient être sensibles à cette façon de faire, en déclarant après coup
que ceux dont vous briguiez les suffrages… étaient en fait à vomir
parce qu’ils ne vous les ont pas donnés, donne rétroactivement quand
même le sentiment d’une immense imposture, ou d’une immense
posture plutôt, plus exactement, qui s’estompe à la seconde où un égoïsme,
en l’occurrence le vôtre, a été déçu. C’est ça qui me chiffonne, car en
termes mêmes d’adhésion à un projet politique, quelqu’un qui adhère à une
position politique et qui ensuite entend son représentant lui dire : « T’es à
vomir parce que t’as pas voté pour moi », celui-là se détourne durablement
de la politique, et je regrette que vous soyez l’artisan de ça.

Henri Guaino : D’abord pardon mais arrêtez avec les jugements


moraux…

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Face à un adversaire qui pointe vos contradictions par rapport à vos


déclarations passées ou à celles de personnes partageant vos convictions, il
existe deux défenses possibles :
— affirmer que la contradiction qu’il vous accuse d’avoir n’est
qu’apparente et ne tient qu’à une erreur d’analyse de sa part, mais il faut
alors le démontrer (voir stratagème 17) ;
— expliquer que la contradiction qu’il vous reproche est infondée, car
en l’espèce ce que vous avez dit est parfaitement cohérent avec vos
propositions passées. Dans le cas présent, Henri Guaino aurait pu rappeler
que son modèle, de Gaulle, avait comparé les Français à des veaux, une
image pas spécialement flatteuse…
Stratagème 17

Si un contre-argument adverse nous pousse dans nos retranchements, il


est souvent possible de s’en sortir par un subtil distinguo auquel on n’aurait
pas pensé précédemment, pour peu que la chose se prête au double sens ou
admette deux cas de figure. Si j’affirme ainsi qu’une personne n’est pas un
grand avocat, et que mon adversaire démontre qu’il a beaucoup gagné de
procès, je pourrais répondre que pour moi un grand avocat est quelqu’un
qui fait des plaidoiries mémorables, ce qui n’est pas son cas.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ce stratagème est sans conteste l’un des plus utilisés et des plus
efficaces, car il prive l’adversaire de sa victoire. À peine vous contredit-il
sur un de vos arguments que l’instant d’après vous posez une distinction qui
sauve votre thèse. Supposons ainsi que vous affirmiez que les armées
occidentales triomphent toujours des armées orientales en bataille rangée ;
votre adversaire pourrait rétorquer qu’à la bataille de Hattin en 1187, les
croisés ont perdu face à Saladin… Mais vous préciserez que vous parliez
des batailles pour lesquelles les armées occidentales disposaient d’une
logistique efficace, ce qui n’était pas le cas à Hattin, puisque les croisés y
ont combattu Saladin, épuisés par un cruel manque d’eau.
MISE EN PRATIQUE

Les Grandes Gueules, émission de radio (RMC), 1er mars


2016

Ce débat oppose la militante Caroline de Haas et le chroniqueur Charles


Consigny. Alors qu’elle s’apprête à critiquer le projet de loi sur le travail
qui sera bientôt présenté au Conseil des ministres, Charles Consigny lui
dénie toute compétence sur le sujet, puisqu’elle n’a pas elle-même exercé
un emploi dans une entreprise privée. Or, elle est à la tête d’une petite
entreprise. Charles Consigny s’en tire en établissant une distinction
douteuse pour justifier le fait qu’elle ne soit toujours pas compétente sur le
sujet : son entreprise dépend trop de la commande publique.

*
* *
Caroline de Haas : On est le pays qui paye, proportionnellement au
salaire, le moins ses chômeurs d’Europe. Donc vous voyez bien qu’il y a un
problème quand même ? On nous parle de « flexisécurité », mais on ne fait
que la partie « flexi », en fait cela s’appelle la « flexiprécarité ».

[…]

Charles Consigny : Je trouve que les gens qui font profession de militer
ne sont pas fondés. Pour moi ce n’est pas travailler, militer, si vous voulez.
Donc je suis désolé, je regarde votre page Wikipédia, je ne vois pas la trace
d’une entreprise privée. Donc je trouve étonnant de la part de quelqu’un qui
n’a jamais travaillé dans une entreprise privée de prétendre régenter la loi
qui s’occupe précisément des salariés et des employeurs. Je trouve ça très
français par ailleurs.
Caroline de Haas : Vous savez, Wikipédia, c’est ouvert, vous pouvez
mettre à jour la fiche et vous pouvez rajouter que depuis deux ans, il y a
deux ans, j’ai créé une entreprise, qui est une très petite entreprise, une
TPE, dans laquelle j’ai créé quatre emplois. Voilà, donc je suis cheffe
d’entreprise.

Charles Consigny : Qu’est-ce qu’elle vend cette entreprise ?

Caroline de Haas : Cette entreprise, elle vend à la fois des formations


pour favoriser l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes…

Charles Consigny : Et à qui les vend-elle ?

Caroline de Haas : À des entreprises privées comme à des collectivités,


puisque les écarts de salaire existent dans le public et dans le privé.

Charles Consigny : Donc en gros, c’est une entreprise soutenue par


le secteur public qui vend des formations, excusez-moi, sur l’égalité
entre les hommes et les femmes. Je pense qu’il y a d’autres priorités
pour le secteur public que d’acheter de telles formations. Donc je ne
considère toujours pas ça comme une entreprise privée.

Caroline de Haas : C’est votre avis, mais je ne vois toujours pas le


rapport avec la loi travail.

Charles Consigny : Le rapport c’est que vous n’êtes toujours pas


légitime alors que vous n’avez jamais travaillé dans une entreprise privée.
Moi, je commence à en avoir assez de voir, en France, des gens qui n’ont
jamais bossé dans le privé parler de ce sujet-là. À un moment ce n’est pas
votre sujet.
COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque l’adversaire utilise ce stratagème contre vous, il faut l’attaquer


en disant que c’est un peu facile de trouver après coup une porte de sortie
pour sauver son idée, et insister sur le fait qu’il est incapable de s’exprimer
avec finesse, puisqu’il doit systématiquement faire de nouvelles distinctions
pour maintenir son argument, au point de le réduire à une peau de chagrin.
Or un argument qui est très limité dans sa portée et totalement
circonstanciel a peu de chances d’être utile pour faire avancer le débat.
Dans cet exemple, Caroline de Haas aurait pu ironiser sans peine sur le
cas de la France : beaucoup de grandes entreprises, publiques (SNCF,
GRDF, ENEDIS, etc.) ou privées, sont très dépendantes en raison des
participations financières ou des contrats passés avec l’État et les
collectivités publiques (ramassages d’ordures, fourrières, etc.). Est-ce pour
autant que le patron de la SNCF ou un employé de fourrière n’a aucune
compétence sur la loi travail ? À l’évidence, c’est indéfendable : elle aurait
dû insister sur ce point faible de l’argument de Charles Consigny
(stratagème 34).
Stratagème 18

Si l’on constate que l’adversaire s’est lancé dans un raisonnement qui


nous mènerait à la défaite, il ne faut pas le laisser arriver là où il souhaite,
mais interrompre ou dévier le cours du débat avant qu’il soit trop tard, pour
le mener à d’autres conclusions : autrement dit, procéder à une mutatio
controversiae. On pourra également se référer au stratagème 29.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

À l’approche d’une défaite sur un point du débat, et lorsque vous voyez


le K.-O. approcher, il faut essayer de changer de sujet pour replacer la
discussion sur un sujet qui vous soit plus favorable. Cette technique
suppose néanmoins d’être capable d’anticiper l’issue d’une discussion et de
percevoir à temps si elle va vous donner tort, à l’image d’un joueur
d’échecs qui voit avant le public quand la partie est finie pour lui.

MISE EN PRATIQUE

L’Émission politique, émission télévisée (France


2), 23 mars 2017
Cet affrontement oratoire oppose l’auteure Christine Angot et le
candidat de la droite à la présidentielle 2017, François Fillon. Alors qu’il est
sous le coup d’une enquête judiciaire pour plusieurs faits potentiellement
condamnables, Christine Angot assène pendant plusieurs minutes les torts
moraux qu’elle lui reproche. Jusqu’au moment où, après n’avoir presque
rien dit, François Fillon contre-argumente sur la faiblesse des preuves dont
elle dispose pour l’accuser. Il l’attaque en lui reprochant d’abord d’accuser
quelqu’un qui a trente ans de vie politique sans aucun ennui judiciaire. Puis
il relève la violence des accusations qu’elle porte, fondées sur une certitude
fragile, puisqu’elle n’a pas accès au dossier du juge. Il est présumé innocent
juridiquement, et il se peut tout à fait qu’il soit innocenté devant un tribunal.
Faute de pouvoir répondre à l’une ou l’autre de ces attaques, Christine
Angot change de sujet pour ironiser sur son apparence.

*
* *
François Fillon : On marche comme ça, tout d’un coup, sur la vie d’un
homme, sur trente années de vie politique. Vous me marchez dessus.

Christine Angot : Mais arrêtez. Mais vous inversez tout.

François Fillon : Sans vergogne, sans le moindre doute.

Christine Angot : C’est moi qui vous marche dessus ?

François Fillon : Vous pourriez au moins avoir un doute ? Vous


pourriez avoir un doute. Non ? Vous êtes sûre, comme ça. Vous êtes sûre,
vous avez lu le journal, vous êtes sûre. « Il est coupable. »

(Long silence de Christine Angot.)


Christine Angot : (Voix ironique.) C’est vrai vous avez une bonne tête.
Ouais je suis sûre, vous avez une bonne tête.

Présentateur : Merci Christine Angot. Merci d’être passée pour cette


tentative de dialogue. Parfois ça réussit, parfois ça s’emmanche moins bien.

Christine Angot : Vous savez pourquoi il m’a fait venir ? Il m’a fait
venir parce que ce que je viens de vous dire, eux, ils ne peuvent pas le
dire.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque quelqu’un tente cela avec vous, vous pouvez être presque
certain que vous venez de toucher une corde sensible ou un point faible de
son argumentation. Ne lâchez alors ce sujet à aucun prix, car si vous battez
votre adversaire sur ce point, non seulement vous montrerez avoir raison,
mais révélerez la lâcheté de votre adversaire qui aura essayé de se soustraire
à vos attaques. Concrètement, à vous de théâtraliser un peu votre victoire à
venir en provoquant votre adversaire (« Vous ne répondez pas ? Vous
comprenez que vous avez tort ? »), puis de délivrer une dernière charge en
martelant votre conclusion et en rappelant la déloyauté de votre adversaire,
qui refuse de l’admettre et cherche à la fuir (voir stratagème 34).
Stratagème 19

Si l’adversaire nous met au défi de contrer un certain point de son


raisonnement, mais qu’on n’a rien de valable à proposer, on généralisera le
propos pour lancer la contre-argumentation. L’adversaire veut que nous
expliquions pourquoi on ne peut accorder de crédit à telle hypothèse
physique : on invoquera la faillibilité de la connaissance humaine, qu’on
illustrera d’un tas d’exemples.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Lorsque l’adversaire cite un exemple ou un argument qui nous donne


tort, il faut prendre de la hauteur et montrer que son objection est mineure
compte tenu de la largesse des enjeux… Quitte à l’accuser de se concentrer
sur des points de détail en oubliant l’ampleur du problème dont vous êtes en
train de débattre. C’est l’exact opposé du stratagème 25, qui vise au
contraire à contredire une théorie générale par un exemple précis.

MISE EN PRATIQUE

Questions d’info, émission télévisée (LCP), 2 octobre


2013
Au moment où se tient ce débat, le ministre du Redressement productif
Arnaud Montebourg est interrogé par les journalistes Frédéric Haziza et
Françoise Fressoz sur l’action de son ministère, et notamment sur la
question du site industriel de Florange, qui n’a pas pu être sauvé. Arnaud
Montebourg écarte d’un revers de la main ce cas particulier pour parler de
son action en général et rappeler le caractère mineur du sujet de Florange
dans l’ensemble de sa politique économique.

*
* *
Arnaud Montebourg : La première stratégie, qui était celle de
l’endiguement, n’a pas si mal fonctionné.

Françoise Fressoz : Florange, ça n’a pas été…

Arnaud Montebourg : Non, mais Florange n’est pas l’alpha et


l’oméga de la politique française, madame Fressoz. Madame Fressoz,
madame Fressoz, vous avez un problème avec votre cerveau ! J’ai neuf
cent cinquante dossiers qui sont sortis de mon bureau. Vous me parlez
de Florange, six cent cinquante salariés.

Frédéric Haziza : Ça a provoqué des heurts au sein du gouvernement.

Arnaud Montebourg : Je voudrais vous dire, madame Fressoz… (Se


tournant vers Frédéric Haziza.) N’en rajoutez pas, c’est pas le moment. Je
voudrais juste vous dire, madame Fressoz : j’ai cent cinquante mille
emplois qui étaient menacés dans un millier de dossiers. On en a sorti,
préservé cent trente-cinq mille. Voilà. Donc si vous en êtes encore là, vous
avez un problème de responsabilité professionnelle dans la manière dont
vous regardez les choses.
COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque votre adversaire tente de prendre de la distance ou de changer


la focale du débat pour minorer votre argument, deux parades sont
possibles :
— affirmer d’abord que l’importance d’un problème global ne saurait
justifier de mépriser ou de considérer comme de moindre importance une
situation particulière. Sinon lorsque quelqu’un se plaint d’avoir subi un
crime, on lui répondrait que la majorité d’entre eux étant résolue, il est peu
fondé à se plaindre. Ce qui est absurde ;
— s’assurer ensuite que la généralisation faite par votre adversaire est
pertinente car plus on généralise et plus on prend le risque de mélanger des
situations au fond trop diverses pour être rassemblées. Pour reprendre
l’image du crime, si quelqu’un pointe la hausse de la criminalité sexuelle,
répondre que le nombre global d’infractions au code pénal diminue est de
mauvaise foi car on met dans le même sac les crimes sexuels et les
contraventions de stationnement.
Stratagème 20

Lorsqu’on a soumis les prémisses et qu’elles ont été admises par


l’adversaire, on se gardera d’en soumettre aussi la conclusion, qu’on lui
dictera purement et simplement : et même s’il manque telle ou telle
prémisse, on passera outre, pour tirer notre conclusion comme si toutes les
prémisses avaient été admises. Ce qui revient à une forme de fallacia non
causae ut causae.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

L’un des meilleurs moyens de convaincre un adversaire est encore de le


rendre complice du raisonnement qui lui donnera tort, en lui faisant
accepter une série de prémisses ou faits, pour qu’il s’accule lui-même dans
l’impasse où vous souhaitez le conduire. Une fois ces prémisses obtenues,
et même si elles ne suffisent pas à elles seules à démontrer parfaitement la
thèse qu’on veut lui faire admettre, il faut présenter vite la conclusion
comme acquise, dans un sens qui vous arrange, pour clore le débat. C’est
d’autant plus efficace que c’est une stratégie gagnant-gagnant pour vous :
— soit l’adversaire ne remarque pas votre tour de passe-passe et il se
retrouve à vous donner raison ;
— soit il essaye de vous contredire une fois votre conclusion posée, et il
lui sera plus difficile de vous donner tort sur la conclusion alors qu’il vient
de vous donner raison sur vos prémisses.

MISE EN PRATIQUE

Criton, dialogue philosophique, Platon

Ce dialogue voit discuter le philosophe Socrate, récemment condamné à


mort pour impiété par le tribunal d’Athènes, et son ami d’enfance Criton,
qui le presse de fuir la cité pour échapper à sa peine. Socrate, décidé à rester
en prison et à accepter les conséquences du procès, propose à Criton
d’imaginer un dialogue fictif entre lui (Socrate) et « les lois et l’État »
(Athènes). Durant ce dialogue, Criton va accepter plusieurs prémisses
d’Athènes, notamment que Socrate lui doit sa vie, ce qui fait dire à Athènes
que Socrate doit accepter la sentence du procès. Et, alors que le
raisonnement présenté par Athènes est insuffisamment argumenté, la
conclusion en est acceptée par Criton, qui se résout à laisser Socrate
affronter sa condamnation à mort.

*
* *
Les lois et l’État : Ne t’étonne pas, Socrate, de ce que nous disons, mais
réponds-nous, puisque tu as coutume de procéder par questions et par
réponses. Voyons, qu’as-tu à reprocher à nous et à l’État pour entreprendre
de nous détruire ? Tout d’abord, n’est-ce pas à nous que tu dois la vie et
n’est-ce pas sous nos auspices que ton père a épousé ta mère et t’a
engendré ? Parle donc : as-tu quelque chose à redire à celles d’entre
nous qui règlent les mariages ? Les trouves-tu mauvaises ?

Socrate : Je n’ai rien à y reprendre, dirais-je.


Les lois et l’État : Et à celles qui président à l’élevage de l’enfant et à
son éducation, éducation que tu as reçue comme les autres ? Avaient-elles
tort, celles de nous qui en sont chargées, de prescrire à ton père de
t’instruire dans la musique et la gymnastique ?

Socrate : Elles avaient raison, dirais-je.

Les lois et l’État : Bien. Mais après que tu es né, que tu as été élevé,
que tu as été instruit, oserais-tu soutenir d’abord que tu n’es pas notre
enfant et notre esclave, toi et tes ascendants ? Et s’il en est ainsi, crois-tu
avoir les mêmes droits que nous et t’imagines-tu que tout ce que nous
voudrons te faire, tu aies toi-même le droit de nous le faire à nous ? Quoi
donc ? Il n’y avait pas égalité de droits entre toi et ton père ou ton maître, si
par hasard tu en avais un, et il ne t’était pas permis de lui faire ce qu’il te
faisait, ni de lui rendre injure pour injure, coup pour coup, ni rien de tel ; et
à l’égard de la patrie et des lois, cela te serait permis ! Et, si nous voulons
te perdre, parce que nous le trouvons juste, tu pourrais, toi, dans la
mesure de tes moyens, tenter de nous détruire aussi, nous, les lois et ta
patrie, et tu prétendrais qu’en faisant cela, tu ne fais rien que de juste,
toi qui pratiques réellement la vertu ! Qu’est-ce donc que ta sagesse, si
tu ne sais pas que la patrie est plus précieuse, plus respectable, plus
sacrée qu’une mère, qu’un père et que tous les ancêtres, et qu’elle tient
un plus haut rang chez les dieux et chez les hommes sensés ; qu’il faut
avoir pour elle, quand elle est en colère, plus de vénération, de
soumission et d’égards que pour un père, et, dans ce cas, ou la ramener
par la persuasion ou faire ce qu’elle ordonne et souffrir en silence ce
qu’elle vous ordonne de souffrir, se laisser frapper ou enchaîner ou
conduire à la guerre pour y être blessé ou tué ; qu’il faut faire tout cela
parce que la justice le veut ainsi ; qu’on ne doit ni céder, ni reculer, ni
abandonner son poste, mais qu’à la guerre, au tribunal et partout il faut faire
ce qu’ordonnent l’État et la patrie, sinon la faire changer d’idée par des
moyens qu’autorise la loi ? Quant à la violence, si elle est impie à l’égard
d’une mère ou d’un père, elle l’est bien davantage encore envers la patrie.
Que répondrons-nous à cela, Criton ? Que les lois disent la vérité ou
non ?

Criton : La vérité, à mon avis.

Socrate : Vois donc, Socrate, pourraient dire les lois, si nous disons la
vérité, quand nous affirmons que tu n’es pas juste de vouloir nous traiter
comme tu le projettes aujourd’hui.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Pour se défendre d’un tel stratagème, une solution peut consister à


accepter les prémisses que votre adversaire vous propose, mais toujours sur
un mode hypothétique (« admettons ») : ainsi, vous lui permettez de
poursuivre son raisonnement sans pour autant donner un assentiment à la
conclusion qu’il pourrait en tirer. De plus, quand il aura révélé sa
conclusion, vous pourrez :
— construire, avec ces mêmes prémisses, une conclusion totalement
différente pour montrer que le lien logique qu’il essaye d’établir est fragile ;
— pointer quelles étapes de raisonnement il a omis de démontrer avant
d’arriver à sa conclusion.
Ici, par exemple, on pourrait défendre qu’un État et des lois qui
poussent à subir l’injustice et s’y soumettre ne méritent pas d’être respectés,
de même qu’on pourrait critiquer le fait qu’on doive endurer en silence tout
ce que nous ordonne notre patrie, même lorsqu’elle se trompe.
Stratagème 21

Un argument adverse dont nous aurions perçu le caractère spécieux ou


sophistique pourra être démonté en confrontant l’adversaire à son artifice ;
mais il sera encore mieux de lui opposer un contre-argument tout aussi
spécieux et sophistique, et d’en disposer ainsi. En effet, l’enjeu n’est pas la
vérité, mais la victoire. Par exemple, s’il avance un argument ad hominem,
il suffira de le réfuter par un contre-argument ad hominem (ou ex
concessis). Par ailleurs, cette solution est plus rapide que celle consistant à
rétablir longuement la vérité des choses, pour peu que le cours du débat s’y
prête.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Face à un adversaire de mauvaise foi, rien de mieux que d’être de


mauvaise foi aussi pour lui répondre. S’il s’insurge, vous pourrez lui faire
remarquer qu’il est mal placé, puisqu’il a commencé. Mieux encore, vous
pourrez dire que, si vous avez été de mauvaise foi, c’était pour mieux lui
montrer combien il est ridicule d’utiliser des procédés aussi insidieux dans
la discussion.

MISE EN PRATIQUE
Le Président, film d’Henri Verneuil, 1961

Cet extrait du film met en scène l’opposition entre le président du


Conseil des ministres Émile Beaufort et une assemblée parlementaire qu’il
juge, pour une bonne part, soumise aux intérêts économiques et financiers,
à cause des conflits d’intérêts entre leur mission de députés et leurs
fonctions de conseil ou de direction dans ces entreprises. Alors qu’il vient
de faire un inventaire des députés qu’il accuse, il croise le fer avec l’un
d’entre eux, le député Jussieu, qu’il soupçonne de ne voter que pour des
mesures d’inspiration patronales alors qu’il est élu sur une liste socialiste.
Ce dernier se défend avec un argument fallacieux, auquel va
immédiatement faire écho celui du président Beaufort.

*
* *
Député Jussieu : Monsieur le président de l’Assemblée, je demande que
les insinuations calomnieuses que le président du Conseil vient de porter
contre les élus du peuple ne soient pas publiées au Journal officiel !

Le président : J’attendais cette protestation et je ne suis pas surpris


qu’elle vienne de vous, monsieur Jussieu. Vous êtes je crois conseiller
juridique des aciéries Krenner… Je ne vous le reproche pas !

Député Jussieu : Vous êtes trop bon !

Le président : Je vous reproche simplement de vous être fait élire sur


une liste de gauche, et de ne soutenir à l’Assemblée que des projets
d’inspiration patronale !

Député Jussieu : Il y a des patrons de gauche, je tiens à vous


l’apprendre !
Le président : Il y a aussi des poissons volants mais qui ne
constituent pas la majorité du genre !

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsque vous êtes pris la main dans le sac à utiliser un argument


superficiel ou de mauvaise foi, et que votre adversaire réplique avec un
autre de même nature, il faut rapidement changer de registre et de ton pour
couper court à cette situation par exemple en disant : « Nous nous égarons,
revenons plutôt à ce que je vous disais auparavant… » Vous devez donner
le sentiment que vous êtes le garant du sérieux du débat. Puis vous pouvez
dire, par exemple, qu’au-delà de ce qui vient d’être dit, la vraie question se
trouve ailleurs, et entreprendre de le prouver. Ainsi, vous reprenez la main
sur le déroulé de la discussion, tout en avançant, ce qui empêche votre
adversaire de revenir sur votre mauvaise foi initiale. S’il le fait, vous
pouvez l’accuser de perdre du temps sur des choses sans intérêt, alors que
vous débattez d’un sujet sérieux.
Stratagème 22

Si l’adversaire exige qu’on admette quelque chose dont la suite logique


concernerait directement le point de discorde, on refusera en arguant qu’il
s’agit d’une forme de petitio principii. Ainsi, lui-même et l’auditoire
assimileront au point de discorde toute proposition qui s’en rapprocherait :
on le prive de son meilleur argument.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

L’une des règles d’un débat est qu’il ne faut a priori jamais rien
concéder à votre adversaire, et encore moins lorsque c’est un point décisif
qu’il vous demande d’approuver. Ainsi, lorsqu’il souhaite vous faire
accepter une idée qui pourrait mettre à mal votre thèse, refusez en disant
que c’est un préjugé de sa part et qu’il essaye juste de forcer la main au
public en prétendant avoir admis un point totalement discutable. Cela
donnera l’impression que votre adversaire s’appuie sur des pétitions de
principe, que sa démonstration n’est donc que subjective et surtout qu’il
essaye de faire passer « en douce » certaines idées pour légitimes (voir
stratagème 6).

MISE EN PRATIQUE
Douze hommes en colère, film de Sidney Lumet, 1957

Douze jurés délibèrent dans une affaire de meurtre où tout semble


désigner l’accusé, un jeune garçon. Alors qu’un des jurés (juré no 8)
parvient peu à peu à convaincre les autres de l’innocence du garçon, un
autre juré (juré no 3) le prend à partie violemment. Il se voit rétorquer qu’il
est parti du principe que l’accusé était coupable, peu importent les faits.

*
* *
Juré no 3 : Eh bien vous ne me convaincrez pas, moi. J’en ai assez
entendu. C’est quoi votre problème sérieusement ? Vous savez tous qu’il est
coupable, il doit y passer [à la chaise électrique] ! Vous le laissez nous
glisser entre les doigts ?

Juré no 8 : « Glisser entre nos doigts ? » Êtes-vous son bourreau ?

Juré no 3 : Je suis l’un d’entre eux !

Juré no 8 : Sans doute aimeriez-vous abaisser l’interrupteur.

Juré no 3 : Pour ce gamin-là, tu m’étonnes que j’aimerais !

Juré no 8 : J’en suis triste pour vous. Que peut-on bien ressentir face à
l’envie de baisser l’interrupteur ? Depuis que vous avez mis un pied dans
cette salle, vous vous êtes comporté comme un vengeur public
autoproclamé. Vous voulez voir ce gamin mourir parce que vous le
désirez personnellement, pas parce que les faits vous donnent raison !
Vous êtes un sadique !

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?


Lorsque l’adversaire vous accuse d’affirmer des choses sans preuves ou
de faire des pétitions de principe, il faut répondre que :
— ce n’est pas parce qu’une thèse lui déplaît qu’il suffit de la traiter de
préjugé pour avoir raison ;
— on peut surtout rétorquer que ce n’est pas une pétition de principe et
montrer a posteriori tous les éléments qui prouvent que votre assertion n’est
pas imposée ex nihilo, mais qu’elle repose bien sur des faits et des preuves.
Stratagème 23

La contradiction et la polémique incitent à l’exagération de la thèse. On


pourra donc pousser l’adversaire à amplifier la sienne, pourtant
parfaitement recevable dans sa configuration initiale, de manière qu’elle
excède les limites de l’acceptable. Et une fois qu’on aura réfuté ce qui
dépasse, tout se passera comme si l’on avait également réfuté sa proposition
initiale. À l’inverse, on prendra garde à ne pas se laisser amener à exagérer
ou étendre la nôtre. C’est souvent l’adversaire lui-même qui cherche
immédiatement à en étendre la portée : on l’arrêtera aussitôt pour le
ramener à la limite établie en disant : « Voilà où s’arrête mon propos. »

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Gagner un débat ne tient souvent qu’à la capacité qu’on a de pousser


l’adversaire à la faute. C’est l’enjeu de ce stratagème, qui vise à énerver
suffisamment l’adversaire pour qu’il exagère sa thèse au point qu’elle en
devienne indéfendable. Cela offre en plus l’avantage de le faire passer pour
quelqu’un d’intellectuellement malhonnête qui cachait sa thèse sous un
vernis raisonnable, mais qui au fond est extrême dans ses positions.

MISE EN PRATIQUE
L’Enfer du devoir, film de William Friedkin, 2000

Le film raconte les suites d’une intervention américaine pour protéger


son ambassade au Yémen, qui est cernée par des émeutiers et dont le
secrétariat d’État ordonne l’évacuation. Chargé de l’opération, le colonel de
l’armée américaine Terry L. Childers est peu après accusé d’avoir fait tirer
ses soldats sur une foule apparemment désarmée. À son procès, il essaye de
démontrer qu’il est difficile de concilier les règles militaires et une situation
critique pour ses soldats, mais surtout qu’il a respecté le code des Marines
sur la préservation des vies civiles. Mais, acculé et énervé par le procureur
qui lui fait avouer qu’il a demandé à ses hommes de « massacrer ces
enfoirés » et lui montre les clichés des personnes abattues, il pousse son
discours trop loin et admet mettre la protection des civils au second plan et
préférer la vie de ses soldats.

*
* *
Procureur : Vous avez dit : « Massacrez ces enfoirés », n’est-ce pas ?

Colonel Terry L. Childers : Non, non, non…

Procureur : Vous ne l’avez pas dit ?

Colonel Terry L. Childers : Eh bien, tout s’est passé si vite…

Procureur : Vous êtes sous serment, colonel ! Laissez-moi vous


rafraîchir la mémoire. (Le procureur menace de faire écouter la bande
sonore des ordres du colonel.)

Colonel Terry L. Childers : Si vous l’avez sur cassette, alors c’est ce


que j’ai dit ! Ils étaient en train de tuer mes Marines ! Donc oui je l’ai dit,
« Massacrez ces enfoirés » !
(Le procureur lui montre une série de clichés sanglants des personnes
abattues devant l’ambassade, dont des femmes et des enfants.)

Procureur : Ce sont eux, les enfoirés ?

Colonel Terry L. Childers : Oui.

Procureur : Eux aussi ?

Colonel Terry L. Childers : Oui !

Procureur : Eux aussi ?

Colonel Terry L. Childers : Oui !

Procureur : Ce sont eux les enfoirés qu’il fallait massacrer ?

Colonel Terry L. Childers : Oui !

Procureur : La foule en contrebas de l’ambassade était désarmée, n’est-


ce pas, colonel ?

Colonel Terry L. Childers : Si, ils avaient des armes ! Vous pensez qu’il
y a un manuel pour mener une guerre sans se mettre des gens à dos, suivre
les règles et le tout sans que personne ne soit blessé ? Des gens innocents
meurent parfois. Des gens innocents meurent toujours ! Mais je n’ai pas
outrepassé mes ordres !

Procureur : Il y a des règles que les Marines ont juré de respecter !

Colonel Terry L. Childers : (Se levant et criant.) Je n’allais pas rester


en retrait pour voir un autre Marine mourir juste pour me plier à ces
règles stupides !

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Une fois que vous avez parlé de manière excessive, il est inutile de le
nier ou de chercher à le minimiser. Il faut tout faire pour distinguer « ce que
vous avez dit » de « ce pourquoi vous l’avez dit », et ainsi montrer que vous
ne disiez pas le fond de votre pensée, que vos mots l’ont dépassé. L’autre
option, plus audacieuse, est d’essayer de tirer profit de votre coup de colère,
et ainsi admettre avoir exagéré, mais en affirmant que c’était volontaire, que
vous l’avez fait pour mieux mettre en lumière ce que vous vouliez
démontrer. Qu’en somme, l’important n’est pas le choix des mots, mais où
vous vouliez en venir.
Stratagème 24

Ou encore conséquences montées de toutes pièces. Il consiste, par des


déductions spécieuses et une interprétation abusive, à soutirer de la
proposition adverse des conclusions qui lui sont étrangères et que
l’adversaire n’avait absolument pas en tête ; on veillera à ce que ces
conclusions aient un caractère absurde ou dangereux. Puisque ces énoncés,
qui se contredisent mutuellement ou vont à l’encontre de vérités établies,
semblent inférés de la proposition adverse, ce stratagème est un exemple de
réfutation indirecte utilisant le raisonnement par l’absurde ; et c’est aussi, là
encore, une forme de fallacia non causae ut causae.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Pour disqualifier la thèse adverse, une option est de lui faire dire ce
qu’elle ne dit pas, de faire comme si elle entraînait des conclusions qui sont
inacceptables pour l’auditoire en raison de leur caractère extrême,
dangereux ou absurde. Cela suppose de ne pas donner le temps à votre
adversaire de se défendre et de le harceler sur la gravité supposée de sa
thèse et sur ses conséquences, quitte à l’empêcher de riposter en
l’interrompant systématiquement.
MISE EN PRATIQUE

Ce soir ou jamais, émission télévisée (France


2), 5 septembre 2014

Étienne Chouard et Jacques Attali débattent du système politique


français, notamment du système électif et de son contrôle. Étienne Chouard
propose de tirer au sort des contrôleurs des élus parmi les citoyens pour
vérifier que les élus respectent bien le mandat pour lequel ils ont été
désignés. Attali interrompt systématiquement son adversaire et feint de
comprendre qu’il s’agit d’un tirage au sort généralisé, pouvant avoir lieu
toutes les semaines… bref, un système politique absurde.

*
* *
Jacques Attali : Votre raisonnement est absurde. Là où il est encore plus
absurde, c’est quand vous poussez le raisonnement plus loin, ce que vous
n’avez pas fait ce soir mais ce que vous faites par ailleurs, c’est que vous
arrivez au bout de votre raisonnement pour proposer que les représentants
du peuple soient tirés au sort. Parce que c’est ça que vous proposez.

Étienne Chouard : Pas les représentants, les contrôleurs du peuple…

Jacques Attali : Les contrôleurs du peuple, oui, ça indique l’absurdité


de votre système. Si vous proposez que le président de la République soit
tiré au sort toutes les semaines.

Étienne Chouard : Non, mais les élections présidentielles…

Jacques Attali : Ça montre le côté Hellzapoppin [burlesque] de votre


raisonnement.
Étienne Chouard : Non, mais le tirage au sort, il n’est pas celui des
décideurs, mais des contrôleurs…

Jacques Attali : Non, mais un tirage au sort c’est un tirage au sort.


On ne peut pas avancer qu’il y a un manipulateur derrière le tirage au
sort.

Étienne Chouard : Non, mais c’est à nous de décider ce que nous allons
tirer au sort et on va le faire pour éviter le conflit d’intérêts.

Jacques Attali : Non, non, non, non, non… On tire au sort ou on ne


tire pas au sort. Vous tirez au sort les élus du peuple ? Oui ! C’est ça
votre raisonnement. C’est donc absurde.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Face à ce stratagème, la meilleure défense est de réclamer fortement et


de manière répétée un droit à vous exprimer pendant un moment sans être
interrompu, par exemple en disant : « Je vais vous expliquer, si vous voulez
bien ne pas m’interrompre pendant quelques instants. » À vous ensuite de
prendre la parole et de faire vous-même les questions et les réponses sur
votre proposition. Ainsi, vous vous assurez d’être maître du tempo.
Arrangez-vous pour que les questions correspondent aux objections que
l’on pourrait vous faire, et répondez-y clairement. Vous donnez au public
l’impression d’avoir anticipé, et vous les réponses que vous souhaitez. Si
votre adversaire continue à déformer vos propos, acculez-le : « Ai-je dit
cela ? Répondez par oui ou non. » Maintenez la pression sur ce mode
binaire pour montrer qu’il est de mauvaise foi.
Stratagème 25

Il s’agit d’un raisonnement par l’absurde, ou apagogie, mené à l’aide


d’une instance, ou contre-exemple. L’induction (επαγωγη) requiert un grand
nombre de cas particuliers avant de pouvoir conclure au général ;
l’apagogie (απαγωγη) se suffit quant à elle d’un seul cas qui infirmerait la
proposition pour la réfuter. Ce cas particulier est appelé instance (ενστασις)
ou contre-exemple. Prenons la proposition suivante : « Tous les ruminants
ont des cornes. » Elle sera réfutée par l’exemple du chameau. L’instance est
un cas particulier censé appliquer une vérité générale, ou encore un élément
qu’on peut subsumer sous le terme générique, mais pour lequel cette vérité
n’est pas valable, se trouvant ainsi réfutée. Mais les apparences sont parfois
trompeuses : aussi, lorsque l’adversaire nous oppose une instance, on sera
particulièrement vigilant sur les points suivants :
1. Est-ce que l’exemple est bien vrai ? Il y a des problèmes dont la seule
solution est la remise en cause du cas particulier, par exemple les miracles
ou les histoires de spiritisme.
2. Est-ce que l’exemple est bien inclus dans la vérité énoncée ? Il arrive
souvent que le rapport d’inclusion ne soit qu’apparent, et on lèvera
l’illusion en marquant bien la différence entre les deux.
3. Est-ce que l’exemple entre bien en contradiction avec la vérité
énoncée ? Là encore, les apparences sont souvent trompeuses.
INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Lorsque vous êtes confronté à un argument qui a été à de nombreuses


reprises validé et démontré, mais qui vous pose problème, il faut trouver
une exception ou un cas qui montre qu’il ne fonctionne pas toujours. Bien
souvent, le fait de trouver une exception sera perçu par le public comme la
preuve que la théorie est incomplète et jettera un doute durable dans son
esprit. Trouver une exception peut même donner l’impression au public que
la thèse de votre adversaire est en fait totalement inexacte.

MISE EN PRATIQUE

Des paroles et des actes, émission télévisée (France


2), 25 avril 2013

L’économiste Jacques Attali et le président du Front de gauche Jean-Luc


Mélenchon poursuivent leur débat sur le poids des dettes publiques,
notamment sur la possibilité de les rembourser. Jacques Attali soutient que
la menace de ne pas rembourser la dette publique française, brandie par
Jean-Luc Mélenchon, n’est pas crédible, car elle aurait des conséquences
bien trop graves économiquement. Ce dernier, après avoir plus tôt dans le
débat tenté de s’appuyer sur l’exception de l’Irlande, va cette fois utiliser
celle de l’Argentine, qui a elle aussi annulé une partie de sa dette avec
succès.

*
* *
Jacques Attali : Si la France menace de ne pas payer, il faut que la
France soit crédible : on ne peut pas faire une menace qui n’est pas
crédible. Or, menacer de ne pas payer, je peux me permettre de vous le
dire, que si vous, vous Premier ministre, ce que j’espère pour vous
arriver un jour, la réaction de ceux qui entendront ça sera un immense
éclat de rire.

Jean-Luc Mélenchon : Ils ne riront pas longtemps.

Jacques Attali : Parce que ce n’est pas crédible, monsieur


Mélenchon, ce n’est pas crédible, c’est tout simplement « incrédible »,
parce que vous ne pouvez pas le faire. Une menace qui ne peut pas être
exécutée n’est pas crédible. Pourquoi ne peut-elle pas être exécutée ?
Parce que, quelle est la première victime ? […] C’est que si on le fait, la
première victime immédiatement, c’est la France, bien avant les autres, bien
avant les autres.

David Pujadas : Pourquoi ?

Jacques Attali : Parce que, immédiatement…

Jean-Luc Mélenchon : C’est la même chose que tout à l’heure, parce


qu’on ne nous re-prêtera pas […].

Jacques Attali : C’est tout simplement une vérité, et donc nos taux
d’intérêt augmenteront et on sera morts, absolument et donc…

Jean-Luc Mélenchon : Écoutez, on a dit ça aux Argentins aussi !

Jacques Attali : Vous savez où ils ont été les Argentins ? Ils ont été à
trente ans de faillite, ils sont passés par trois dictatures, merci beaucoup !
C’est exactement mon raisonnement, c’est exactement le raisonnement…

Jean-Luc Mélenchon : Mais qu’est-ce que vous racontez ? Non,


monsieur Attali, non !
David Pujadas : Jean-Luc Mélenchon vous répond.

Jean-Luc Mélenchon : Vous êtes en train de raconter une histoire,


d’abord vous inventez une caricature et après vous inventez une
histoire. Il n’y a pas eu de dictature à la suite de la dette ! C’est
M. Néstor Kirchner […] qui a décidé : devant tous les économistes qui
disaient qu’il fallait payer, qui a dit : « Je ne paye plus ! »

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Pour parer ce stratagème, il faut d’abord reprocher à votre adversaire de


croire qu’une seule et unique situation peut donner tort à toutes les autres
qui valident votre théorie. Ensuite, vous avez deux options :
— affirmer que l’exemple qu’il formule ne contre en rien votre thèse, en
montrant en quoi il ne s’applique pas du tout ;
— affirmer que, loin de vous contredire, cet exemple illustre
parfaitement ce que vous disiez : concédez à votre adversaire la pertinence
de son exception, mais dites juste après que c’est bien la seule qui existe, et
que de facto cela démontre votre thèse sur tous les autres cas.
Stratagème 26

Voilà un coup magistral que la rétorsion (retorsio argumenti), qui


consiste à retourner l’argument de l’adversaire contre lui. Par exemple, s’il
dit : « Ce n’est qu’un enfant, un peu d’indulgence », on lui répondra :
« C’est justement parce que c’est un enfant qu’il faut le battre pour éviter
qu’il ne garde à vie ses mauvaises habitudes. »

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Quoi de mieux pour remporter un débat que de reprendre mot pour mot
les affirmations de votre adversaire, pour les retourner contre lui et montrer
que vous avez raison ? C’est le sens de ce stratagème, qui, en reprenant la
phrase qui vous est opposée et en ajoutant un simple « justement », permet
de prendre votre adversaire au piège d’une thèse qu’il a lui-même posée. Il
est non seulement perdant, mais plus encore il voit sa crédibilité mise à
terre devant le public pour ne pas avoir pris conscience de cette faille.

MISE EN PRATIQUE

Lord of War, film d’Andrew Niccol, 2005


Ce film raconte l’histoire du marchand d’armes Yuri Orlov qui, année
après année, est devenu l’un des plus importants fournisseurs d’armes de
contrebande dans la plupart des conflits de par le monde. À la toute fin, il a
été arrêté par le policier Jack Valentine, qui a enfin réussi à rassembler les
preuves dont il avait besoin pour le faire condamner à perpétuité. Mais les
raisons qui devraient fonder une condamnation sont, pour Yuri Orlov,
celles-là mêmes qui permettront sa libération, car ses agissements sont
nécessaires au gouvernement américain.

*
* *
Jack Valentine : Vous avez violé quasiment tous les embargos en
vigueur. On a assez de preuves aujourd’hui pour que vous écopiez d’une
douzaine de condamnations à vie. Vous allez passer les dix années qui
arrivent à faire la navette entre une cellule, un parloir de prison et des
tribunaux avant même de commencer à purger votre peine […].

[…]

Yuri Orlov : Mais je peux vous assurer que je ne serai jamais traduit en
justice.

Jack Valentine : C’est du délire.

Yuri Orlov : Je vous aime bien, Jack. Enfin, n’exagérons rien. Il y a


quelque chose de touchant en vous, et je vous comprends. Je vais vous
expliquer ce qui va se passer pour que vous y soyez préparé quand ça
arrivera.

Jack Valentine : Je vous écoute.


Yuri Orlov : On va venir nous dire que quelqu’un vous demande à
l’extérieur. Dans le couloir, il y aura un de vos supérieurs hiérarchiques. Il
commencera par vous complimenter sur le magnifique travail que vous
avez accompli, il dira que le monde est plus sûr grâce à vous, que vous allez
obtenir une citation, une promotion. Ce sur quoi il vous donnera l’ordre de
me remettre en liberté. Vous allez protester, vous allez même sans doute
menacer de démissionner. Pour rien. Je serai effectivement relâché. Je serai
libéré pour les raisons mêmes qui vous font penser que je devrais être
condamné. Je suis la collaboration zélée des hommes d’État les plus
violents et des dictateurs les plus inhumains qui soient sur cette terre.
Mais ce qu’il faut que vous compreniez, c’est que certains d’entre eux
sont les ennemis de vos ennemis. Et, comme il se trouve que le plus gros
marchand d’armes de la planète est votre patron, le président des
États-Unis, qui vend plus de matériel en une journée que moi en un an,
il peut s’avérer embarrassant qu’on retrouve ses empreintes sur la
gâchette. Et c’est pourquoi il a besoin de certains free-lance comme moi
pour approvisionner certains de ses amis dans le besoin. Donc, si à vos
yeux j’incarne le mal, malheureusement pour vous, je suis un mal
nécessaire.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Il faut avoir à l’esprit qu’un argument qui peut être aussi aisément
retourné, dans un sens ou dans l’autre, est en fait un mauvais argument dans
le fond, et qu’il n’est vrai ou faux qu’en fonction des autres arguments qui
le soutiennent ou l’accompagnent. Il vous faut donc le mettre « en
contexte » par des exemples ou des illustrations qui le feront définitivement
pencher de votre côté plutôt que de celui de votre adversaire. Par exemple,
il est impossible d’affirmer qu’il faut par principe sanctionner
physiquement les enfants qui font des bêtises : c’est seulement à l’aune
d’une certaine conception de l’éducation qu’il devient possible de le savoir.
Stratagème 27

Si l’adversaire réagit à l’un de nos arguments par une agressivité subite,


on ne se privera pas d’insister lourdement dessus. Non seulement il est bon
de lui faire perdre son sang-froid, mais surtout, il y a fort à parier qu’on a
mis le doigt sur le point faible de son raisonnement, et que l’argument nous
fasse gagner plus de points que prévu.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ce stratagème est l’équivalent de l’expression qui recommande


« d’appuyer là où ça fait mal ». Si vous percevez que votre adversaire
s’emporte quand vous parlez d’un sujet précis, il est fort probable que cela
constitue un point de faiblesse, ou en tout cas un sujet sur lequel vous
pourrez le faire perdre en crédibilité et en stature si vous parvenez à le faire
sortir de ses gonds.

MISE EN PRATIQUE

La Tectonique des sentiments, pièce de théâtre d’Éric-


Emmanuel Schmitt, 2008
Dans ce passage, Madame de la Pommeraye cherche à comprendre
pourquoi son gendre Richard ne vient plus chez sa fille Diane. Cette
dernière a rompu avec lui au début de la pièce et ne veut pas l’avouer à sa
mère : elle a donc inventé l’excuse d’un long déplacement de Richard en
Afrique. Mais sa mère n’y croit pas et insiste pour connaître la vérité, en
testant plusieurs hypothèses. Au moment où elle suggère que sa fille est
responsable, celle-ci se met en colère, ce qui confirme à la mère qu’elle est
sur la bonne voie.

*
* *
Madame de la Pommeraye : Je sens qu’il est arrivé un malheur à
Richard. Un malheur que tu me caches. Confie-moi la vérité, Diane, la
vérité.

Diane : Après tout… (Un temps) Nous nous sommes séparés.

Madame de la Pommeraye : Séparés ? Que lui as-tu fait ? Que lui as-tu
dit ?

Diane : Maman… il a provoqué la rupture, pas moi.

Madame de la Pommeraye : Ttt, ttt. S’il est parti, c’est que tu l’as
éloigné. Je te connais, ma pauvre fille, incapable de retenir un homme,
trop fière, trop orgueilleuse. Tiens, il aurait mieux valu que tu sois
laide, au moins tu aurais eu une juste excuse pour épouvanter les
hommes.

Diane : Cesse de me reprocher mes rapports aux hommes ! Les


hommes ! Les hommes ! Il y a d’autres buts, dans la vie !
Madame de la Pommeraye : Ah, tu vois, c’est de ta faute, tu l’admets
toi-même !

Diane : Oui, je n’ai pas envie de minauder devant les hommes, de battre
des cils, de leur chercher leurs pantoufles, d’avaler leurs mensonges, de me
soumettre à leurs caprices. Grâce à mon métier, je me suis consacrée à des
tâches plus capitales ; je crois que, par certaines décisions que j’ai prises ou
que j’ai déclenchées, j’ai rendu des centaines d’hommes et de femmes
heureux !

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Pris dans cette situation, il faut justifier sa colère, lui donner un sens, car
cette dernière ne peut être excusée que si on lui donne une raison d’être, une
légitimité. Mais il faut aussi profiter du fait que cette colère existe, car elle
peut déstabiliser votre adversaire pour enfoncer le clou sur quelque chose
que vous souhaitez démontrer : ici, le personnage de Diane profite de cette
colère pour rappeler qu’elle préfère être utile que de placer sa raison d’être
dans le fait de rendre son compagnon heureux. Il ne faut donc pas rejeter
votre colère si vous la ressentez, mais bien assumer qu’il est des sujets sur
lesquels vous ne décolérerez pas tant vous les considérez comme
importants. Ségolène Royal, durant le débat d’entre-deux-tours de la
présidentielle de 2007, et alors qu’elle s’énervait contre son concurrent
Nicolas Sarkozy, avait par exemple affirmé qu’il y avait « des colères
saines ».
Stratagème 28

Ce stratagème s’applique essentiellement à un débat érudit mené devant


un parterre non initié. En l’absence d’argument ad rem ou ad hominem, on
prendra à partie le public par un argument ad auditores, c’est-à-dire une
objection irrecevable, mais que seul un esprit averti percevra comme telle.
Ce qui est le cas de notre adversaire, mais pas de l’auditoire, aux yeux de
qui il sera vaincu, pour peu que la remarque objectée tourne son affirmation
en ridicule. Les gens aiment rire, et les rieurs seront acquis à notre cause.
S’il veut invalider notre objection, l’adversaire devra se lancer dans une
longue dissertation technique : il aura du mal à regagner son auditoire.
EXEMPLE
L’adversaire explique qu’avant l’émergence des continents, sous l’effet
de la chaleur, la masse destinée à en former le socle granitique était en
fusion, et donc à l’état liquide. La température devait s’élever à 250 °C. La
masse a cristallisé sous la surface de l’océan qui la recouvrait. Nous
prenons alors à partie l’auditoire et déclarons qu’à cette température, et
même d’ailleurs dès 100 °C, il y a longtemps que l’océan serait parti en
fumée. Rires de l’auditoire. Pour réfuter notre objection, l’adversaire
devrait démontrer que le point d’ébullition n’est pas déterminé par la seule
température, mais également par la pression atmosphérique ; et que celle-ci,
dès lors que la moitié de l’océan est évaporée, est tellement élevée que l’eau
ne s’évapore plus, même à 250 °C. Mais il ne s’y risque pas, car expliquer
cela à un public non averti réclamerait plus d’énergie qu’un traité de
physique.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Il arrive parfois qu’entre votre adversaire et vous d’un côté, et le public


de l’autre, il y ait un vrai écart de connaissances sur le sujet dont vous
débattez. Le but de ce stratagème est de profiter de cet écart pour affirmer
une absurdité, que votre adversaire, en tant qu’expert, saura fausse, mais
dont il aura toutes les peines du monde à expliquer pourquoi elle l’est à un
public non averti. Ce stratagème est souvent utilisé par les théoriciens du
complot, car il est bien plus facile à utiliser qu’à contrer : ils font des
évidences de choses fausses, mais le démontrer suppose une explication
longue et complexe.

MISE EN PRATIQUE

On n’est pas couché, émission télévisée (France


2), 10 septembre 2016

Le candidat d’extrême gauche à la présidentielle de 2017 Jean-Luc


Mélenchon débat avec la journaliste Vanessa Burggraf de la question du
poids de la dette publique française, qui équivaut alors à près d’une année
de PIB. Cette dernière l’interroge notamment sur le coût de son programme
économique, qui aurait pour conséquence d’accroître encore la charge de la
dette. Pour l’emporter, Jean-Luc Mélenchon va comparer le mode de calcul
de la dette pour un pays et pour un particulier, feignant de s’étonner qu’on
s’inquiète qu’un pays ait une dette équivalente à une année de production
de richesse, quand un particulier peut lui avoir une dette bien plus grande
qu’une année de salaire. Si la comparaison semble juste pour un public non
averti, elle est en fait de mauvaise foi.

*
* *
Jean-Luc Mélenchon : Je vais vous prendre vous, je vais vous dire
madame, vous avez peut-être acheté une voiture ou vous avez peut-être
acheté votre maison, qui sait ? Vous avez une dette, n’est-ce pas ? Enfin,
j’espère pour vous que vous en avez une, parce qu’il vaut mieux avoir des
dettes. Eh bien, si je rapportais votre dette totale à votre année de
revenus, mais on appelle le SAMU ! Parce que vous tombez raide
morte ! Eh bien, c’est ce qu’on fait avec la France, qui est un pays qui
produit des milliards tous les ans, et on lui rapporte le total de sa dette
à une année de production. C’est absurde ! Et surtout, c’est criminel,
parce que au nom de ça, on diminue les services publics, on soigne moins
les gens, on les éduque moins, et donc ça va toujours plus mal et vous avez
les docteurs Folamour qui reviennent et qui disent : « Allez, encore un
peu ! »

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Lorsqu’on emploie ce stratagème contre vous, il faut d’abord éviter que


le public ne se laisse convaincre de la justesse de l’argument employé. Il
faut le flatter en affirmant que vous avez confiance dans son intelligence et
que vous savez très bien qu’il a perçu le tour de passe-passe que votre
adversaire cherche à lui faire accepter. En procédant ainsi, vous faites
douter ceux qui vous écoutent de ce qu’ils viennent d’entendre et vous leur
suggérez qu’ils ont conscience de la fausseté de ce qui a été affirmé.
Ensuite, pour casser définitivement le sophisme de votre adversaire,
vous devez expliquer en des termes simples pourquoi son argument ne
fonctionne pas, images à l’appui, quitte à simplifier beaucoup votre
position. Ici, par exemple, Vanessa Burggraf aurait pu commencer par
expliquer qu’un foyer peut dégager une part importante de ses revenus
annuels pour rembourser une dette, alors que le budget d’un État est
presque entièrement consommé par des dépenses difficilement réductibles.
Elle aurait pu ajouter que la France peine déjà à rembourser les simples
intérêts de sa dette, ce qu’on ne souhaite à aucun foyer, et donc qu’elle
serait incapable de rembourser les intérêts et la dette en même temps !
Stratagème 29

Si on constate que notre défaite est proche, on pourra procéder à une


diversion. Autrement dit, on se met à parler de tout autre chose, en faisant
comme si c’était relié à la question et qu’il s’agissait d’un contre-argument.
Une diversion discrète aura encore un lien avec la question débattue ; une
diversion osée n’aura plus rien à voir, sinon que l’interlocuteur est le même.
Par exemple, j’ai dit admirer le système chinois, où en l’absence de
noblesse héréditaire, les fonctions officielles sont attribuées sur examen.
Mon adversaire répond que l’érudition, pas plus que les privilèges de
naissance (qu’il tient en estime), ne rend apte à l’exercice de ces fonctions.
Mais le débat finit par pencher en sa défaveur. Il fait aussitôt diversion en
déclarant qu’en Chine, tout homme, quelle que soit sa naissance, peut être
condamné à la bastonnade, ce qu’il associe à la passion locale du thé, avant
de reprocher aux Chinois ces usages. Se faire entraîner sur cette pente
reviendrait à tourner le dos à une victoire promise.
La diversion est particulièrement osée lorsque le débat déserte son
champ initial, et qu’elle consiste à dire : « Oui, je vous entendais justement
l’autre jour dire que… » En effet, on s’en prend alors directement à la
personne, ce dont il sera question dans l’ultime stratagème. La diversion se
situe alors quelque part entre l’argument ad personam que nous détaillerons
à cette occasion et l’argument ad hominem.
Ce stratagème est très instinctif, et les querelles du quotidien en sont la
parfaite illustration. Si l’un reproche quelque chose à l’autre, l’autre ne lui
répondra pas en se justifiant, mais en lui adressant à son tour des reproches,
passant sur ceux qui lui ont été faits, ce qui a valeur d’aveu implicite. Il
réagit comme Scipion lorsqu’il attaque les Carthaginois non en Italie, mais
en Afrique. À la guerre, la diversion peut fonctionner. Dans les querelles,
c’est une mauvaise stratégie, parce qu’elle passe sur les reproches reçus et
ne laisse rien paraître d’autre au témoin que les défauts des deux parties.
Dans les débats, on l’utilisera faute de mieux.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Lorsqu’un adversaire vous oppose une série d’arguments dont vous


devinez qu’ils vont finir par vous donner tort, il vous faut changer de sujet
tout en donnant l’impression de continuer à répondre à son attaque initiale.
Concrètement, soit vous rebondissez sur certains mots de la discussion pour
partir dans une autre direction, soit vous vous en prenez directement à lui
ou à ce qu’il incarne pour invalider son propos.

MISE EN PRATIQUE

Des paroles et des actes, émission télévisée (France


2), 23 février 2012

Cet extrait oppose Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, tous deux


candidats à la présidentielle de 2012. Marine Le Pen est attaquée par Jean-
Luc Mélenchon sur une de ses propositions relatives aux femmes au foyer,
qui pourraient obtenir un « salaire parental » : il explique notamment que
cela constituerait une régression des droits des femmes, en plus d’être
moins rémunérateur que d’autres régimes existants. Marine Le Pen va alors
changer de sujet et reprocher à Jean-Luc Mélenchon son manque de
légitimité pour justifier son refus de lui répondre sur le fond. Elle donne
ainsi le sentiment de ne pas esquiver le débat, mais de simplement remettre
en cause la légitimité et la qualité de son adversaire.

*
* *
Jean-Luc Mélenchon : Mme Le Pen vient d’inventer une nouvelle
catégorie de travailleurs qui serait rémunérée en dessous du seuil de
pauvreté. Et elle ignore, car son programme est tout à fait approximatif,
qu’une personne qui élève deux enfants de moins de trois ans aujourd’hui
au RSA reçoit 1 016 euros. Autrement dit, cette femme a imaginé quelque
chose qui, sous prétexte de renvoyer les femmes à la maison, ce à quoi nous
sommes totalement opposés, en plus les arnaque. Et vous l’avez entendue,
tout au long de la campagne, sitôt qu’elle tombe sur quelqu’un qui est en
état de lui résister et de lui montrer que ce qu’elle raconte ce ne sont que
des fumées dangereuses stimulatrices de haine, alors elle joue avec ses
papiers comme elle est en train de le faire en ce moment. Elle regarde
ailleurs parce qu’elle a peur. Et elle a bien raison.

David Pujadas : On va demander à Marine Le Pen si elle souhaite tout


de même s’exprimer sur le salaire parental.

Jean-Luc Mélenchon : Vous ne voulez toujours pas répondre ?

David Pujadas : Cette proposition dont vous dites qu’elle ne verrait le


jour que si elle est possible financièrement. Donc, est-ce que c’est pour
vous un moyen d’émanciper les femmes, de reconnaître ce travail à
domicile, ou est-ce qu’au contraire il n’y a pas un risque d’enfermement
dans le rôle de mère de famille ?
Marine Le Pen : Monsieur Pujadas, je vous ai exprimé, mais s’il faut
que je le dise cinq fois je le dirai cinq fois, que je n’entendais pas
débattre avec M. Mélenchon.

Jean-Luc Mélenchon : Nous reste-t-il du temps, monsieur Pujadas ?


Pour vous faire de nouvelles révélations quant au programme.

David Pujadas : Là il en reste un peu à Marine Le Pen.

Marine Le Pen : Car il est, monsieur Pujadas, un leurre.

Jean-Luc Mélenchon : Si j’étais un leurre vous n’auriez pas si peur.

Marine Le Pen : Je vais vous dire une chose. On s’est rendu compte
qu’il y avait d’autres leurres dans cette campagne présidentielle. Il y a
des leurres qui abandonnent avant, c’est le cas de tous les candidats
suscités par Nicolas Sarkozy et qui sur ordre abandonnent leurs
candidatures parce que Nicolas Sarkozy est en danger. Donc ils
l’abandonnent à la demande de Nicolas Sarkozy. C’est M. Borloo, c’est
M. Nihous, c’est Mme Boutin, c’est M. Morin. Bon, c’est ce qu’on
appelle des leurres.

Jean-Luc Mélenchon : M. Sarkozy lui-même, qui est d’accord avec


vous sur l’essentiel.

Marine Le Pen : Et puis il y a les leurres qui sont censés servir à


tromper une partie de l’électorat pour rapporter docilement en réalité,
au candidat au second tour, les voix. Et ça, c’est le rôle de
M. Mélenchon. Or, je ne peux pas discuter avec un leurre.

Jean-Luc Mélenchon : Mais discutez avec M. Pujadas, répondez-lui,


madame.
Marine Le Pen : Je ne peux discuter qu’avec un vrai candidat,
quelqu’un qui a un vrai projet.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Si l’adversaire tente ce stratagème, il sera facile de l’accuser de faire


diversion et de ne pas vouloir reconnaître qu’il se trompe. Il faut donc
interrompre sa tentative de diversion et systématiquement revenir au débat
qu’il essaye de fuir en martelant vos attaques, tout en ne cessant de le
prendre à partie devant le public afin que ce dernier soit amené à lui
reprocher son comportement (voir stratagème 34). Face à une tentative de
diversion ou d’esquive, la seule parade est de continuer à insister (« Vous ne
répondez pas à ma question ! »), jusqu’à forcer l’adversaire à répondre, ou
de clamer victoire en disant que son refus de répondre constitue un avis de
défaite de sa part.
Stratagème 30

Il s’agit de l’argument d’autorité (ad verecundiam) : il consiste à faire


appel, plutôt qu’à des arguments rationnels, à des autorités reconnues,
qu’on choisira en fonction du niveau d’érudition de l’adversaire.
Chacun préfère croire plutôt que juger (Unusquisque mavult credere
quam judicare), dit Sénèque (De Vita beata, I, 4) ; dès lors, le débat sera un
jeu d’enfant si on a dans son camp une autorité respectée de l’adversaire. Le
nombre des autorités valables à ses yeux sera d’autant plus grand que ses
connaissances et ses talents sont limités, mais se réduira comme peau de
chagrin s’il est instruit et capable. Peut-être accordera-t-il quelque crédit
aux personnes faisant autorité dans une science ou un art autre que le sien,
ou qu’il connaît mal – mais non sans méfiance. Le commun des mortels, en
revanche, a un profond respect pour les experts, quel que soit leur domaine.
Il ignore que leur profession n’est pas une passion, mais un gagne-pain, et
qu’ils n’ont que rarement une connaissance approfondie de la science qu’ils
enseignent, car ce n’est pas en cultivant son savoir qu’on trouve le temps de
l’enseigner. Il n’en demeure pas moins que les gens du peuple révèrent un
nombre incroyable d’autorités : et si on ne trouve pas celle qu’on cherche,
on en citera une qui s’en approche, en invoquant ce qu’untel a dit dans un
autre sens ou dans un autre contexte. Les sources qui restent impénétrables
à l’adversaire sont généralement celles qui font la plus forte impression. Les
illettrés ont une estime toute particulière pour les formules grecques et
latines. Si nécessaire, on pourra également déformer, voire falsifier ses
sources, ou invoquer des formules purement imaginaires : la plupart du
temps, l’adversaire n’aura pas le livre sous le coude, et serait d’ailleurs bien
en peine de s’en servir. Le meilleur exemple est celui de ce curé français,
qui pour ne pas avoir à paver le pas de sa porte comme tous ses paroissiens,
invoqua une citation biblique : paveant illi, ego non pavebo. Cela suffit à
convaincre le bourgmestre.
Les préjugés universels pourront également faire office d’autorité. En
effet, la plupart des gens pensent, comme nous l’apprend Aristote, que ce
qui paraît juste à beaucoup est forcément vrai (ἁ μεν πολλοις δοκει ταυτα
γεεινειϕαμεν) : et de fait, il n’y a jamais eu d’opinion trop absurde que les
hommes n’aient adoptée, dès lors qu’on a pris le soin de les persuader
qu’elle est universellement admise. L’exemple agit sur leur esprit, mais
aussi sur leurs actes. Ce sont des moutons qui suivent le bélier de tête où
qu’il les mène : il est plus facile pour eux de mourir que de penser. Il est
tout à fait singulier que l’universalité d’une opinion ait tant de poids à leurs
yeux, puisqu’ils peuvent voir par leur propre exemple à quel point on se
range à une opinion sans jugement et à la seule vertu de l’exemple. Mais ça,
ils ne le voient pas, car toute activité réflexive leur est inconnue. Seuls
quelques élus s’accordent à dire avec Platon que beaucoup de gens ont
beaucoup d’opinions (τοις πολλοις πολλα δοκει). Autrement dit : le peuple
a le crâne bourré de sottises, et si on devait y mettre un peu d’ordre, on ne
serait pas sorti de l’auberge.
Plus sérieusement, l’universalité d’une opinion n’est pas une preuve, ni
même une raison suffisante de croire en la probabilité qu’elle serait juste.
Ceux qui le prétendent devraient dès lors admettre :
1. que l’éloignement dans le temps dépossède cette opinion de sa force
de preuve : sans quoi ils devraient prôner d’une part la réintronisation de
toutes les erreurs du passé qui, à l’image du système ptolémaïque, ont eu un
jour valeur de vérité ; et d’autre part la restauration du catholicisme dans les
pays protestants ;
2. qu’il en va de même pour l’éloignement dans l’espace : sans quoi le
principe d’universalité du bouddhisme, du christianisme et de l’islam serait
de nature à en plonger les adeptes dans l’embarras. (Ces réflexions sont
inspirées de Bentham, Tactique des assemblées législatives.)
Ainsi, ce qu’on appelle opinion universelle est, tout bien considéré,
celle de deux ou trois personnes ; et nous pourrions nous en convaincre si
nous observions le processus d’émergence de ces opinions universelles. On
trouverait alors que ce processus est initié par deux ou trois personnes, qui
vont mettre sur pied une opinion donnée et commencer à en parler autour
d’eux, et dont on aura la bienveillance de croire qu’ils aient mis cette
opinion à l’épreuve des faits : quelques autres, présumant du génie des
premiers, se rattachent alors à cette opinion ; et ceux-là sont à leur tour
suivis par d’autres, que la paresse a poussés à croire aussitôt plutôt que de
soumettre à un pénible examen critique. Et voilà que grossit de jour en jour
le nombre de ces adeptes paresseux et crédules : en effet, dès lors que
l’opinion aura bon nombre de voix pour elle, les suivants l’attribueront à
son seul bien-fondé. Et ceux qui suivront ces suiveurs seront bien obligés
d’accorder quelque crédit à ce qui vaut universellement, s’ils ne veulent pas
passer pour des fortes têtes rebelles aux opinions universelles, pour des
gamins qui se croient plus malins que tout le monde. Le ralliement sera
devenu la règle. Les rares personnes encore capables d’esprit critique n’ont
plus voix au chapitre : les seuls qui ont le droit à la parole sont ceux qui
sont totalement incapables d’avoir une opinion et un jugement propres,
n’étant plus que l’écho de l’opinion d’un autre ; ils en seront pourtant les
défenseurs les plus acharnés et les plus intransigeants. En effet, ce qu’ils
haïssent chez le libre-penseur n’est pas tant le fait qu’il ait une opinion
différente que l’insolence qui le porte à vouloir juger par lui-même ; cela,
eux-mêmes ne le font jamais, et ils en sont secrètement conscients. En
somme, rares sont les hommes capables de penser, mais tous sont désireux
d’avoir une opinion : que faire, sinon la reprendre toute faite de la bouche
d’autrui, plutôt que de la forger soi-même ? Puisqu’il en est ainsi, que vaut
encore la voix de cent millions d’individus ? Rien de plus qu’un fait
historique qu’on retrouverait chez cent chroniqueurs, mais dont on
découvrirait plus tard qu’ils se seraient mutuellement plagiés : tout remonte
finalement au dire d’un unique individu (d’après Bayle, Pensées diverses
sur la comète).
Dico ego, tu dicis, sed denique dixit et ille : dictaque post toties, nil nisi
dicta vides (« Ce que je dis, tu le dis, et finalement il le dit, et lui aussi : et
le tout n’est rien d’autre qu’une série d’assertions »). Ce n’est pas pour
autant qu’on devrait se priver de faire valoir l’autorité de l’opinion
universelle dans un débat avec des gens ordinaires.
On constatera généralement que lorsque deux individus lambda en
décousent, la première arme dont ils se servent l’un et l’autre est l’argument
d’autorité : et les coups commencent à pleuvoir. Si une tête un peu mieux
faite se trouve aux prises avec l’un d’eux, le meilleur conseil à lui donner
est de consentir à s’emparer lui aussi de cette arme, l’adaptant ainsi aux
points faibles de son adversaire. En effet, il y a fort à parier que ce dernier,
tel Siegfried rendu invulnérable par son bain dans la corne de dragon, reste
de marbre face à l’arme rationnelle, plongé dans le flot de son incapacité à
penser et à former un jugement.
Le tribunal ne débat que par arguments d’autorité, celle des lois,
immuable : le rôle de la faculté de juger consiste à trouver la loi, c’est-à-
dire l’autorité, qui pourra s’appliquer au cas traité. Mais la dialectique y
dispose quand même d’une marge de manœuvre : si nécessaire, on pourra
déformer et le cas traité et la loi qui ne s’y appliquerait pas, jusqu’à ce
qu’elle paraisse s’y appliquer ; et inversement.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME
La force de l’argument d’autorité tient dans le fait qu’il constitue un
raccourci de pensée qui évite la démonstration : si je cite telle personnalité
ou telle instance reconnue comme l’un des plus grands spécialistes ou
autorités du sujet du débat, et qu’elle va dans mon sens, alors c’est que j’ai
raison. Une citation d’Einstein tire par exemple sa force non pas tant de son
contenu que de la renommée de son auteur. Et pour votre adversaire, s’il
vous contredit, il devra donner tort à un monument de la science, ce qui
rend la tâche singulièrement ardue…

MISE EN PRATIQUE

C à vous, émission télévisée (France 5), 12 mars 2013

Les journalistes Patrick Cohen et Frédéric Taddeï débattent de Ce soir


ou jamais, l’émission de ce dernier, notamment du choix d’inviter des
personnalités considérées comme sulfureuses au motif qu’elles défendraient
des thèses contraires à ce qui est communément admis sur divers sujets, ou
qu’elles tiendraient des propos immoraux. Alors que chacun campe sur ses
positions, Frédéric Taddeï invoque un argument difficilement parable : il
agit dans le cadre de la loi fondamentale, celle qui garantit les libertés : la
Constitution. Donc, quand Patrick Cohen le contredit, il s’oppose en fait à
la Constitution…

*
* *
Frédéric Taddeï : Si je disais là, si je le disais là : j’ai des doutes sur le
fait que Lee Harvey Oswald était le seul tireur le jour de l’assassinat de
Kennedy. Qu’est-ce que vous faites ? Vous m’accusez de négationnisme et
vous me faites arrêter par la police ?
Patrick Cohen : Non, évidemment pas.

Frédéric Taddeï : Eh bien, quelle différence, quelle différence ?

Patrick Cohen : Vous dites simplement que toutes les opinions se valent
et qu’on peut entendre absolument toutes les opinions.

Frédéric Taddeï : Toutes les opinions autorisées par la loi, et en


France elles sont défendues par la Constitution – tout ce qui n’est pas
interdit est autorisé –, et ça n’est pas moi, animateur de télévision, qui
vais décider de ce qu’on a le droit de dire. Il y a des livres qui paraissent,
des films qui sortent. Vous avez le droit de faire le tri, c’est votre
responsabilité.

Patrick Cohen : Je dis simplement qu’on a une responsabilité.

Frédéric Taddeï : Eh bien c’est la vôtre. Moi la mienne, c’est…

Patrick Cohen : Vous avez une responsabilité aussi !

Frédéric Taddeï : Ma responsabilité, c’est qu’en tant qu’animateur


d’une émission de débat sur le service public, je m’interdis d’être le
procureur ou le défenseur des uns et des autres, et surtout de censurer
qui que ce soit sur quelque sujet que ce soit à partir du moment où il
respecte la loi.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Contester un argument d’autorité est toujours délicat, car en l’utilisant


votre adversaire vous oppose une figure qui vous est « supérieure », et
perçue comme telle par le public, tout en se mettant dans sa filiation
intellectuelle. Vous pouvez néanmoins lui rappeler que vous débattez avec
lui et pas avec l’autorité qu’il invoque, et qu’invoquer une sommité n’est
pas une démonstration valable. Sans compter que certaines autorités
intellectuelles ont déjà affirmé d’incroyables erreurs : Sartre avait ainsi
affirmé que « la liberté de critique [était] totale en URSS ». Vous pouvez
par ailleurs lui faire remarquer, le cas échéant, que l’autorité qu’il invoque
n’est pas compétente dans la discussion que vous avez, voire que rien ne
garantit qu’elle aurait été de son côté dans votre débat.
Stratagème 31

Lorsqu’on ne trouve rien à répondre aux arguments adverses, on se


déclarera, non sans une pointe d’ironie, incompétent en la matière : « Ce
que vous dites là dépasse mon humble entendement : c’est certainement
tout à fait juste ; mais le sens m’échappe, et je me garderai donc bien de
tout jugement. » Ce faisant, on suggère à l’auditoire, qui nous tient en haute
estime, que le raisonnement est absurde. Ainsi, à la parution de la Critique
de la raison pure, ou plus exactement lorsque l’ouvrage commença à faire
quelque sensation, nombreux furent les universitaires de la vieille école,
partisane de l’éclectisme, à déclarer : « Nous ne comprenons pas », croyant
enterrer ainsi l’affaire. Mais lorsqu’une poignée d’adeptes de la nouvelle
école leur démontra qu’ils avaient raison et n’y comprenaient effectivement
rien, ils perdirent toute envie d’en rire.
Ce stratagème ne sera utilisé que là où l’on est sûr que sa cote auprès de
l’auditoire est résolument supérieure à celle de l’adversaire : par exemple,
un professeur pourra s’y risquer face à un étudiant. Ce stratagème relève à
proprement parler du précédent, dans la mesure où l’on fait malicieusement
valoir sa propre autorité, et non des arguments rationnels. En guise de
parade, on pourra répondre : « Si vous me permettez, avec la sagacité qui
est la vôtre, je vois mal comment vous pourriez ne pas comprendre, aussi la
faute en incombe-t-elle nécessairement à mon piètre exposé », avant de lui
en remettre une couche, de sorte qu’il finisse bon gré mal gré par
comprendre, réalisant ainsi que le sens lui avait réellement échappé. Voilà
qui est finement joué : il voulait nous suggérer notre aberration ; nous lui
avons prouvé son incompréhension. Le tout dans la plus grande courtoisie.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ce stratagème consiste, avec ironie, à faire passer l’adversaire pour


quelqu’un incapable de s’exprimer simplement en affirmant que votre
« modeste intelligence » n’arrive pas à suivre son propos. En creux, c’est lui
reprocher de ne pas être capable de parler clairement dans un débat, mais
cela vise surtout à faire rire le public en donnant l’impression qu’il cache la
faiblesse de son argument sous des paroles complexes.

MISE EN PRATIQUE

Débat parlementaire, Assemblée nationale, 23 juin 2015

Le député de l’opposition Éric Ciotti interpelle la ministre de la Justice


Christiane Taubira, comme il le fait régulièrement lors de la séance des
questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, sur ses prises de
position politiques qu’il suppose être un chantage déguisé au Premier
ministre pour obtenir la présidence du Conseil constitutionnel. Christiane
Taubira feint de ne pas comprendre la question pour lui répondre avec
ironie.

*
* *
Christiane Taubira : […] Monsieur le député Éric Ciotti, j’avoue que
malgré toutes ces années passées, vous conservez pour moi quelque
chose de mystérieux. Je me demande si, lorsque vous affirmez certaines
choses, vous y croyez vraiment. Alors, si c’était du temps de ma
fringante jeunesse, j’aurais supposé un sentiment contrarié. Mais cet
hémicycle tout entier a déjà constaté à quel point je vous obsède dans
toute votre expression publique, avec une constance qui appelle quand
même l’admiration. Alors c’est aussi la première fois que le Premier
ministre aurait besoin d’un défenseur, compte tenu de sa personnalité, de
son courage, de son autorité, nous avons du mal à comprendre qu’il pourrait
avoir besoin d’un défenseur mais en plus à le trouver dans ces rangs-là
[ceux de l’opposition].

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Pour y parer, il faut immédiatement changer de ton par rapport à votre


interlocuteur et retourner sa fausse modestie contre lui en lui reprochant de
plaisanter sur le sujet. À vous de l’accuser d’utiliser une manœuvre dilatoire
pour ne pas avoir à répondre à votre argument. Répétez calmement votre
argumentation, point par point, de manière claire et illustrée, quitte à se
moquer de lui à votre tour (« Vous me suivez ? Ce n’est pas trop
compliqué ? »). Vous pouvez aussi vous amuser du fait qu’il se reconnaisse
lui-même incompétent pour ce débat, et lui demander alors pourquoi il est
présent.
Stratagème 32

Il existe un moyen très rapide, lorsqu’on est confronté à une affirmation


adverse, de la balayer ou du moins de la rendre sujette à caution : on la
cataloguera en l’assimilant à une doctrine peu appréciée, quand bien même
elle ne s’y rattacherait que par une vague ressemblance. On pourra par
exemple la taxer de manichéisme, d’arianisme, de pélagianisme,
d’idéalisme, de spinozisme, de panthéisme, de brownianisme, de
naturalisme, d’athéisme, de rationalisme, de spiritualisme, de
mysticisme, etc.
Ce faisant, on affirme implicitement
1. que l’affirmation adverse est vraiment identifiable à cette doctrine, ou
du moins pourrait s’en réclamer, aussi pourra-t-on s’exclamer : « Oh, mais
j’ai déjà entendu ça quelque part ! » ;
2. que la doctrine en question a déjà été entièrement désavouée, et
qu’elle ne contient pas une once de vérité.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

La force de votre adversaire tenant pour partie à l’image qu’on se fait de


lui, l’associer, lui ou ses idées, à des thèses considérées comme honteuses
ou choquantes revient à le disqualifier aux yeux du public, qui ne souhaitera
pas être dans le camp d’une doctrine moralement ou historiquement
choquante. C’est la fameuse citation du philosophe et scientifique Francis
Bacon : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. »

MISE EN PRATIQUE

Esprits libres, émission télévisée (France 2), 2 novembre


2007

Le philosophe Michel Onfray s’en prend directement à l’essayiste


Jacques Attali, à qui il reproche sa proximité avec les sphères du pouvoir,
par opposition à lui qui dit se situer dans une tradition philosophique
d’opposition aux puissants. Il va alors utiliser une comparaison dégradante
qui, s’il s’en excuse ensuite, reste bien présente à l’esprit de celui qui écoute
tant le mot employé pour qualifier Jacques Attali dispose d’un écho
puissant en France : celui de collaborateur.

*
* *
Michel Onfray : Il y a une ligne de fracture et dans le travail de
l’histoire de la philosophie, l’histoire de la pensée, de l’histoire des
idées, il y a les résistants et les collaborateurs. Ça paraît clair.

Guillaume Durand : C’est violent quand même. Donc Attali est collabo.

Michel Onfray : Il y a ceux qui sont du côté du pouvoir, et ceux qui


résistent au pouvoir, disons-le comme ça […]. Il y a des gens qui sont d’un
côté de la barricade, où on trouve effectivement les rois, les puissants, les
gens du jour. […] Je retire le mot collaborateur. Je ne l’entendais pas au
sens « Vichy », il n’y a pas que ça dans la vie quand on utilise le mot
collaborateur. […] Il y a ceux qui sont du côté du pouvoir et ceux qui
résistent au pouvoir, disons-le comme ça, on évitera résistance et
collaboration, vous avez raison, c’est connoté politiquement et je ne voulais
pas ça.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Vous avez deux manières de vous dépêtrer lorsqu’on vous associe, vous
ou vos propos, à quelque chose de négatif, étant entendu qu’il faut dans tous
les cas crisper le débat sur ce que vient de faire votre adversaire :
— la première consiste à l’assumer par ironie et à en rajouter : si on
vous traite d’ultralibéral, répondez que c’est bien connu, et que vous
souhaitez privatiser la justice, l’armée, la médecine et tout ce qui est
public !
— la seconde consiste à s’émouvoir d’un ton grave du procédé de votre
adversaire et de le disqualifier pour la suite du débat s’il vous a associé à
quelque chose de manifestement choquant : s’il vous a traité de fasciste,
rappelez-lui ce qu’a été le fascisme en Italie et en Espagne au XXe siècle,
racontez-lui les tortures de prisonniers, les arrestations arbitraires, etc.
Et, en tout état de cause, faites de cette association dégradante un
étendard que vous allez agiter pendant tout le débat pour rappeler au public
que votre adversaire n’est pas crédible, car il fait des comparaisons
insultantes et infondées.
Stratagème 33

« Cela est peut-être vrai en théorie, mais pas en pratique. » Par ce


sophisme, on admet les fondements du raisonnement, mais on en refuse les
conséquences ; ce qui contrevient à la loi logique voulant que si une raison
est valable, sa conséquence le sera aussi (a ratione ad rationatum valet
consequentia). L’objection avancée pose une impossibilité : ce qui est vrai
en théorie doit nécessairement être applicable en pratique ; si cela n’est pas
le cas, c’est qu’il y a une erreur dans la théorie, qui a négligé un élément à
prendre en compte : donc la théorie est fausse elle aussi.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ici, il s’agit d’accuser votre adversaire de faire de belles théories qui ne


fonctionnent que dans son esprit, mais qui ne peuvent pas être mises en
place concrètement. Cette technique se nourrit du pseudo-bon sens de la vie
quotidienne et du fameux : « C’est plus facile à dire qu’à faire », mais aussi
du fait qu’on accorde généralement plus de valeur à ce qui fonctionne
réellement (la pratique) qu’à la théorie. Par exemple, c’est ce que nous
pensons quand, confronté à un problème, nous envisageons une solution qui
nous paraît juste, mais qu’elle échoue dans la pratique.
MISE EN PRATIQUE

C dans l’air, émission télévisée (France 5), 10 janvier


2017

Dans cet extrait, l’éditorialiste Christophe Barbier revient notamment


sur une des propositions du candidat à la présidentielle Jean-Luc
Mélenchon. Ce dernier souhaite instaurer immédiatement l’égalité salariale
homme-femme à compétences égales, ce que Christophe Barbier considère
comme souhaitable en théorie, mais impraticable dans l’immédiat pour des
raisons liées au fonctionnement concret des entreprises.

*
* *
Christophe Barbier : Il nous a décrit un autre raisonnement économique
dans ce sujet, c’est de dire si on paye les femmes comme les hommes, à
compétences égales, et tout le monde le souhaite, évidemment ça engendre
des cotisations supplémentaires, donc on peut faire partir les gens à soixante
ans et c’est financé. Sauf que c’est vrai au moment où nous parlons, parce
que les femmes qui sont à la retraite et qui seront payées, eh bien elles, elles
ont eu des petites retraites, car elles ont eu des petits salaires pendant leur
carrière. Le jour où les femmes bien payées arrivent à la retraite, ça explose
en vol et au passage, si d’un seul coup on dit : « Les femmes sont payées
comme les hommes », tout le monde va applaudir, mais les entreprises
vont avoir beaucoup de mal à encaisser ce surcoût de main-d’œuvre.
Donc les raisonnements de Jean-Luc Mélenchon sont souvent assez
jolis, assez utopistes, et finalement participent d’une amélioration de
l’humanité, mais ne tiennent pas la route quand on veut les appliquer.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?


Confronté à ce reproche, vous devez d’abord être en mesure de
confirmer que votre propos n’est pas seulement théorique, mais qu’il
fonctionne réellement. Il faut alors illustrer, avec des exemples concrets et
des preuves, le fait que vous ne faites pas que poser des théories, mais que
ces dernières permettent d’expliquer et de mieux comprendre le problème
qui vous occupe dans ce débat. Et si l’adversaire pointe des contre-
exemples à votre théorie, à vous de démontrer qu’ils sont marginaux tant la
théorie est confirmée empiriquement.
Stratagème 34

Si l’adversaire ne répond pas directement à une question ou à un


argument, mais pose à son tour une question, ou donne une réponse
détournée, ou une réponse hors sujet, et tente de détourner le débat, c’est un
signe qui ne trompe pas : on a touché, sans le savoir, un point sensible. Sa
réaction est une forme de silence. On appuiera donc sur ce point pour
travailler au corps l’adversaire, même lorsqu’on ne cerne pas encore au
juste la faille décelée.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Tout adversaire a forcément des points faibles ou des angles morts dans
son raisonnement : ce stratagème vise justement à les repérer et à les
exploiter, pour focaliser la discussion sur eux et mettre l’adversaire en
difficulté. L’intérêt est double : non seulement vous vous concentrez sur ses
points faibles, ce qui évite de parler des autres sujets où vous seriez moins
solide, mais plus encore, si vous parvenez à le coincer, vous le
décrédibiliserez aux yeux du public.

MISE EN PRATIQUE
Polonium, émission télévisée (Paris première), 5 avril
2017

Cet échange oppose le criminologue Alain Bauer à Alex, présenté


comme un « militant libertaire ». Alain Bauer soutient notamment que
l’insécurité dans les zones sensibles tient pour une bonne part à la volonté
des réseaux de trafic de drogue d’effectuer un contrôle territorial des
quartiers où ils opèrent. Se tournant vers Alex, critique de l’action des
policiers, il lui demande pourquoi des services publics qui ne sont jamais en
conflit avec les populations de ces quartiers sont tout de même victimes
d’attaques. Et, sentant qu’Alex ne parvient pas à répondre, il insiste, jusqu’à
acculer son adversaire à la défaite.

*
* *
Alain Bauer : Tous les policiers sont méchants, racistes et
systématiquement insupportables. On les enlève, voilà. Pourquoi est-ce
qu’on agresse des pompiers ? Vous pouvez me le dire, ça ? Pourquoi on
agresse des médecins ? Pourquoi est-ce qu’on agresse des postiers ?
Pourquoi ? Parce qu’ils tutoient les gens ? Jamais. Ils sauvent des vies, aux
dernières nouvelles. Les pompiers surtout. Pourquoi eux se plaignent-ils
d’être de plus en plus agressés ? Ce n’est pas la nature de leur fonction. Ce
n’est pas la nature du fait qu’ils contrôlent des identités. Ils ne font rien au
faciès, ils sauvent tout le monde, ils s’en foutent. La réalité c’est que dans le
contrôle du territoire il y a une compétition. Cette compétition, elle est de
plus en plus violente. Elle provoque, réellement, des exactions policières et
aussi, quand vous prenez des insultes, des crachats et des projectiles divers
sur la gueule pendant trois heures… je vous suggère d’essayer et de me dire
quel est l’état de votre réaction, qui va être le sourire vis-à-vis de ceux qui
vous provoquent, ou éventuellement un geste interdit mais humain qui vise
à sortir n’importe quel équipement pour s’en sortir ou marquer son désarroi.
C’est ça, le problème, votre univers merveilleux et magnifique où ils sont
tous des fascistes, racistes et des extrémistes, et des méchants et tout ça,
c’est merveilleux mais vous ne prenez pas en compte les dures réalités du
terrain.

Alex : Parlons d’univers merveilleux, monsieur Bauer [mal prononcé].

Alain Bauer : Bauer, Bauer [avec la bonne prononciation].

Alex : La vraie question, c’est plutôt pourquoi il y a des agressions,


pourquoi il y a des incivilités, pourquoi il y a une criminalité. Là, en fait,
depuis tout à l’heure, on est complètement atrophiés du cerveau. On oublie
la question sociale. La base de la chose, la première des insécurités, c’est
l’insécurité sociale, économique et du coup le vol, le crime, tout ça ne vient
pas comme ça, comme une maladie qui d’un seul coup prendrait
quelqu’un : « Ah c’est un criminel, c’est fini, et du coup il veut occuper son
territoire, etc. » Non, c’est plutôt qu’il y a une concentration de toutes les
inégalités sociales possibles et, euh, du coup, certains, pour essayer de s’en
sortir, certains vont prendre des chemins de traverse et vont aller vers des
actes illégaux. Et du coup, parler de politique sécuritaire comme ça dans le
vent, c’est vous qui êtes dans un monde merveilleux. C’est parce que du
coup vous voulez… Vous pensez qu’en mettant plus de forces de police, en
mettant une stratégie de la sécurité, vous allez réduire les actes de
délinquance.

Alain Bauer : Je vous ai posé une question sur les pompiers, vous
savez, les pompiers, les messieurs en rouge dans des petits véhicules qui
viennent sauver des gens ?

Alex : Oh bah alors moi, là-dessus, je ne peux pas… J’ai pas attaqué
de pompiers donc je ne vais pas vous répondre comme ça, déjà.
Alain Bauer : Ah, parce que vous avez attaqué des policiers avant ?
C’est ce qui vous donne une légitimité spécifique par rapport à nous ?

Alex : Je ne peux pas parler au nom de ceux qui le font déjà, hein.

Alain Bauer : C’est très bien, vous devriez faire la même chose pour
les flics. Vous voyez ?

Alex : Mais…

Alain Bauer : Ça vous permettrait une certaine distance, ça évitera les


généralités inutiles et ça permettra de discuter.

Alex : Et les généralités inutiles vous en faites aussi, alors…

Alain Bauer : Avec les pompiers ?

Alex : Ah bah oui.

Alain Bauer : Ah, bien, donnez-moi un pompier qui est coupable et qui
par sa fonction mérite d’être agressé… parce qu’il a fait quoi ? Il est venu
sauver des gens ? Il l’a fait avec une voiture bleu blanc rouge ? Il a fait
« PIN PON » pour aller éteindre un incendie ? Quand il n’a pas été victime
d’un guet-apens. Vous devriez pleurer sur les pompiers. Vraiment.
Beaucoup plus que vous ne le faites sur qui que ce soit d’autre. Ça vous
changerait. Vous verrez, les gens qui vous sauvent, il faut toujours les
respecter.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?


Votre meilleure option reste encore de minimiser l’intérêt de la question,
et donc de la réponse que vous y donneriez, pour décentrer le débat sur un
autre sujet. En effet, si vous concédez à votre adversaire quelque chose dont
vous dites en même temps que cela n’a que peu d’intérêt, vous lui faites
perdre le bénéfice de ce qu’il voudrait vous faire accepter. Ensuite, vous
pouvez affirmer que le sujet du débat se trouve ailleurs. L’autre défense
consiste à refuser de répondre à la question ou à l’argument adverse en
disant qu’il pose mal les termes du débat, et de proposer alors votre
interprétation ou analyse.
Stratagème 35

Dès lors qu’il est possible de l’employer, il rend tous les autres
superflus. Au lieu d’utiliser des arguments pour agir sur l’intellect, il joue
sur la volonté : et l’adversaire et l’auditoire (dans le cas où il y aurait
convergence d’intérêts) sont aussitôt acquis à notre cause, quand bien même
notre opinion serait totalement farfelue : en effet, un soupçon de volonté et
de détermination a généralement plus d’impact que tout un arsenal
persuasif. Les conditions ne sont certes pas toujours réunies. Mais si on
parvient à faire sentir à l’adversaire que son opinion, si elle s’avérait
recevable, porterait un préjudice majeur à ses intérêts, il la lâchera aussitôt,
comme un métal brûlant dont il se serait imprudemment saisi. Par exemple,
si un ecclésiastique défend un dogme philosophique, on lui fera remarquer
qu’il contrevient indirectement à un dogme fondamental de son Église, et il
s’arrêtera tout net.
Un propriétaire terrien vante les mérites du machinisme agricole,
affirmant qu’en Angleterre, une seule machine à vapeur abat le travail de
plusieurs dizaines d’hommes : on lui fait comprendre que bientôt les coches
fonctionneront à la vapeur, ce qui ferait considérablement baisser la valeur
des chevaux de son élevage ; le résultat ne se fera pas attendre. Dans ce
genre de situation, rares seront les réactions qui feront mentir l’adage
d’Horace soulignant la promptitude avec laquelle nous critiquons les lois :
quam temere in nosmet legem sancimus iniquam.
Il en ira de même si l’auditoire se réclame d’une faction spirituelle,
d’une corporation, d’un club, mais pas l’adversaire. Quand bien même sa
thèse serait fondée, dès lors qu’on effleurera l’idée qu’elle va à l’encontre
des intérêts dudit groupe, l’intégralité de l’auditoire jugera les arguments
adverses bien faibles et inconsistants, tout pertinents qu’ils soient ; tandis
que les nôtres leur sembleront justes et perspicaces, tout hasardeux qu’ils
soient. L’assemblée prendra ouvertement parti pour nous, et l’adversaire
honteux se retirera. L’auditoire pensera généralement avoir choisi son camp
en toute rationalité. En effet, ce qui est à notre désavantage est souvent
perçu par l’intellect comme absurde, comme le suggère Bacon :
« L’intellect n’est pas une lumière qui brûle sans huile, il se nourrit de la
volonté et des passions » (Intellectus luminis sicci non est recipit
infusionem a voluntate et affectibus). Ce stratagème pourrait s’intituler :
couper l’arbre à la racine. On a par ailleurs coutume de l’appeler argument
ab utili.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Cette technique vise à rallier un adversaire ou un auditoire, non pas en


essayant de le convaincre rationnellement, mais en jouant sur ses intérêts,
sur ce qui a de la valeur à ses yeux. Cela présente en effet un double
avantage : d’abord d’obtenir une adhésion beaucoup plus profonde,
puisqu’il est ardu d’agir contre ses intérêts ; ensuite, il est dur de s’en
défendre, car cet argument crée par définition un dilemme.

MISE EN PRATIQUE

L’Émission politique, émission télévisée (France


2), 23 février 2017
Jean-Luc Mélenchon est confronté au témoignage de Valérie Gloriant,
une personne qui vit près de Calais et qui raconte son ressenti par rapport à
la situation des migrants présents dans sa commune. Ancienne militante du
même bord politique que Jean-Luc Mélenchon, elle admet aujourd’hui
voter pour le Front national. Plutôt que de tenter de discuter avec elle des
raisons rationnelles de son vote, il va en appeler à la personne qu’elle fut, à
ses sentiments et à sa perception d’elle-même pour la faire douter de son
vote.

*
* *
Valérie Gloriant : Aujourd’hui, je suis prête à voter Marine Le Pen.

Jean-Luc Mélenchon : Parce qu’elle va rouvrir votre restaurant et jeter


les gens à la mer ?

Valérie Gloriant : Ah non, elle ne va pas…

Jean-Luc Mélenchon : Alors, à quoi ça sert ?

Valérie Gloriant : Mais quand j’entends dire qu’elle va fermer les


frontières, parce que je parle pour moi mais aussi pour les autres
commerces qui existent encore à Calais, parce qu’eux aussi ont souffert de
la situation…

Jean-Luc Mélenchon : Mais vous dites vous-même…

Valérie Gloriant : Pas à la même échelle que moi, mais ils ont souffert.

[…]

Valérie Gloriant : Mon cœur n’est pas pour Marine Le Pen. Voilà.
Jean-Luc Mélenchon : J’ai compris, c’est pour ça que je vous parle.

Valérie Gloriant : Mais je voudrais quand même…

Jean-Luc Mélenchon : Eh bien votez pour moi, je vais régler le


problème.

Valérie Gloriant : J’aimerais que Marine Le Pen et au moins elle


mettrait une claque à la politique en France, au moins…

Jean-Luc Mélenchon : C’est à vous qu’elle va la mettre la claque, hein !

Valérie Gloriant : Peut-être qu’elle ne me la mettra pas. À Hénin-


Beaumont, ils ont voté Marine Le Pen, ils ont revoté Marine Le Pen. C’est
qu’elle fait quand même des belles choses !

Animateur : Vous n’avez pas réussi à la convaincre qu’elle fait selon


vous un mauvais choix. Allez-y.

Jean-Luc Mélenchon : Ça y est, je peux ? Madame, d’abord vous avez


le droit de voter pour qui vous voulez. Mais vous êtes un être de raison et
vous avez un cœur. Vous dites vous-même : « Mon cœur n’est pas de
son côté », et vous avez accueilli deux personnes, ce qui est assez
remarquable parce que tout le monde ne le fait pas, et c’est
remarquable ! Donc ça prouve que vous êtes dans une attitude
d’empathie et de solidarité avec les autres êtres humains, mais vous êtes
amère du traitement qui vous a été infligé. Écoutez-moi bien, si nous
laissons cette femme passer, ça va être la bagarre généralisée, car personne
ne peut empêcher, écoutez-moi, croyez-moi… L’ONU annonce deux cent
cinquante millions de migrants à cause du climat. Sur les soixante millions
de gens qui se déplacent déjà, il y en a quarante millions, vingt millions,
pardon, qui sont à cause du climat. Ces mouvements de population vont être
gigantesques. Personne ne peut dire aujourd’hui : « Je vais fabriquer une
frontière étanche », ce n’est pas vrai. Ça ne peut déboucher aujourd’hui que
sur une brutalité : rejeter les gens à la mer. Elle l’a dit, à un moment, il faut
ramener les gens dans les eaux internationales, c’est-à-dire les noyer. Moi,
je vous connais, madame, même si vous ne votez pas pour moi, que
vous votez pour elle, je vais avec vous sur un bateau de SOS
Méditerranée et vous serez la première à plonger dans l’eau pour
empêcher ces pauvres gens de se noyer. Ne faites pas ça, madame, ne lui
donnez pas la possibilité de transformer notre pays en une bataille rangée.
Et plutôt, vous, protestez contre tous ces gens qui vous ont abandonnée ! Où
sont passés les services sociaux qui vous ont laissée dans la rue ? Où sont
passés les élus qui devraient s’occuper de vous ?

Valérie Gloriant : Y a personne qui s’occupe de nous.

Jean-Luc Mélenchon : Et voilà la vérité ! La voilà la vérité.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

La seule parade dans ce cas est de tirer avantage de ce dilemme en


montrant que votre argument (rationnel) est d’autant plus fort qu’il ne va
justement pas dans le sens de ce que pourraient être vos intérêts supposés.
On trouve de bons exemples de cela chez des personnes comme les lanceurs
d’alerte ou les criminels repentis, qui sont prêts à risquer tout ce qu’ils ont
(carrière, vie de famille, réputation, etc.) pour dénoncer une pratique qui
leur semble injuste.
Stratagème 36

Il consiste à déstabiliser l’adversaire en lui opposant une logorrhée


absurde, et repose sur ce constat, que dresse Méphisto dans le Faust de
Goethe :
L’homme croit d’ordinaire, où lui n’entend que des mots,
Que devrait encore s’y trouver matière à réflexion.

Si l’adversaire a conscience de ses déficiences, s’il est habitué à


entendre des choses qu’il ne comprend pas, et à faire comme s’il les
comprenait, alors on pourra faire son petit effet en proférant d’un air
pénétré des inepties érudites ou profondes à l’oreille, tournant la chose
comme une preuve indubitable de la véracité de sa thèse : il perdra peu à
peu toute faculté de voir, d’entendre et de penser. Certains philosophes ont
récemment fait un large usage de ce stratagème face à l’Allemagne
entière, avec le succès que l’on sait. Ces exemples étant particulièrement
odieux, nous céderons la parole à Oliver Goldsmith, qui en donne un bel
exemple au chapitre 7 du Vicaire de Wakefield :

« Bien ! Frank, reprit le Squire : que ce verre m’étouffe,


si une jolie fille ne vaut pas toutes les patenôtres
de la création ! Dîmes et simagrées,
qu’est-ce autre chose que du charlatanisme…
et un charlatanisme démasqué… comme je puis le prouver !
— Oh ! je voudrais vous y voir ! » s’écria Moïse ; et il ajouta :
« Je me crois de taille à vous répondre !
— Bravo ! monsieur », riposta le Squire, qui tout d’abord le devina,
et, avec un clin d’œil qui nous disait : Apprêtez-vous à rire !…
« Si vous êtes d’humeur à traiter de sang-froid
la question, j’accepte le défi ; et d’abord, quelle forme
préférez-vous ?… l’analogie ou le dialogisme ?
— La raison ! » dit Moïse, tout heureux qu’on le laissât disputer.
— Bravo encore, et, pour commencer par le commencement,
vous ne nierez pas, j’espère, que ce qui est, est ;
si vous ne m’accordez pas ce point, je ne puis passer outre.
— Comment ! je puis vous l’accorder, je pense,
et m’en prévaloir à mon tour !
— Vous m’accorderez encore, je présume,
que la partie est plus petite que le tout !
— Accordé ! c’est justice et raison.
— Vous ne nierez pas, j’ose croire, que les deux angles
d’un triangle sont égaux à deux angles droits !
— Rien de plus simple !… » Et Moïse promenait ses regards
autour de lui avec son importance habituelle.
— À merveille !… » Ici le Squire précipita son débit…
« Les prémisses ainsi posées, je prétends que l’enchaînement des
existences en elles-mêmes étant réciproquement
en raison double, il en résulte naturellement un dialogisme
problématique qui, jusqu’à un certain point,
prouve que l’essence de la spiritualité peut être rapportée
à la seconde catégorie.
— Doucement ! doucement ! je le nie : pensez-vous
que je puisse ainsi, sans combat, baisser pavillon
devant des doctrines aussi hétérodoxes ?
— Comment !… » Et le Squire prit l’air furieux…
« Ne pas baisser pavillon ! répondez à une question
bien simple : pensez-vous qu’Aristote ait raison
quand il dit que les relatifs sont en relation ?…
— Incontestablement.
— S’il en est ainsi, allons droit au fait : par où vous semble
pécher le développement analytique de la première partie
de mon enthymème, secundum quoad ou quoad minus ?
Mais je l’exige ; au fait !…
— J’affirme que je ne saisis pas bien la portée
de votre raisonnement : s’il peut se réduire
à une proposition simple, je crois pouvoir répondre.
— Votre très-humble serviteur, mon cher monsieur !
Il faudrait, je le vois, vous fournir arguments et intelligence !
Non, non ! je le déclare, vous êtes trop fort pour moi ! »
À ces mots, le pauvre Moïse, salué d’un éclat de rire, se trouva tout
seul, la figure longue, dans ce groupe de visages joyeux ; il ne souffla plus
mot de toute la soirée.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Pour utiliser cette technique, il faut s’être assuré que l’on domine
intellectuellement l’adversaire sur les thèmes qu’on souhaite exploiter pour
l’attaquer, et qu’il lui arrive de laisser passer ou de ne pas contredire des
choses fausses par manque de compétence. Une fois ce constat fait, à vous
de lancer une longue tirade volontairement complexe et érudite dont vous
affirmerez qu’elle démontre bien votre thèse. Il sera difficile pour votre
adversaire de vous contredire, car vous n’auriez alors qu’à lui demander
« sur quel point précis » il n’est pas d’accord, et il y a fort à parier qu’il
serait incapable de restituer ce que vous avez dit.
MISE EN PRATIQUE

Le Malade imaginaire, Molière, 1673

Cette pièce de Molière a pour personnage principal Argan, qui est


convaincu d’être perpétuellement malade et qui remet sa santé entre les
mains de médecins qu’il respecte d’autant plus qu’il ne les comprend pas.
Dans cette scène, sa servante Toinette est grimée en médecin et va, par des
paroles d’allure savante, se trouver en situation de lui faire accepter une
maladie absurde du poumon.

*
* *
Acte III, scène 10
Toinette, en médecin, Argan, Béralde

Toinette : Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.

Argan : Cela est admirable.

Toinette : Vous ne trouverez pas mauvaise, s’il vous plaît, la curiosité


que j’ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes, et votre réputation,
qui s’étend partout, peut excuser la liberté que j’ai prise.

Argan : Monsieur, je suis votre serviteur.

Toinette : Je vois, monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge


croyez-vous bien que j’aie ?

Argan : Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-
sept ans.
Toinette : Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! j’en ai quatre-vingt-dix.

Argan : Quatre-vingt-dix !

Toinette : Oui. Vous voyez un effet des secrets de mon art, de me


conserver ainsi frais et vigoureux.

Argan : Par ma foi, voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix


ans !

Toinette : Je suis médecin passager, qui vais de ville en ville, de


province en province, de royaume en royaume, pour chercher d’illustres
matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m’occuper,
capables d’exercer les grands et beaux secrets que j’ai trouvés dans la
médecine. Je dédaigne de m’amuser à ce menu fatras de maladies
ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de fluxions, à ces
fièvrotes, à ces vapeurs et à ces migraines. Je veux des maladies
d’importance, de bonnes fièvres continues, avec des transports au
cerveau, de bonnes fièvres pourprées, de bonnes pestes, de bonnes
hydropisies formées, de bonnes pleurésies avec des inflammations de
poitrine : c’est là que je me plais, c’est là que je triomphe ; et je
voudrais, monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de
dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à
l’agonie, pour vous montrer l’excellence de mes remèdes et l’envie que
j’aurais de vous rendre service.

Argan : Je vous suis obligé, monsieur, des bontés que vous avez pour
moi.

Toinette : Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme
il faut. Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais ! ce pouls-là
fait l’impertinent ; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui
est votre médecin ?

Argan : Monsieur Purgon.

Toinette : Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les
grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?

Argan : Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.

Toinette : Ce sont tous des ignorants. C’est du poumon que vous êtes
malade.

Argan : Du poumon ?

Toinette : Oui. Que sentez-vous ?

Argan : Je sens de temps en temps des douleurs de tête.

Toinette : Justement, le poumon.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Pour se défendre de ce stratagème, il faut jouer à celui qui ne comprend


pas ce qu’affirme votre adversaire et lui demander de simplifier son propos
pour le public (voir stratagème 31). Il faut en effet tirer avantage du fait
qu’il y ait de fortes chances que ce que vous ne comprenez pas, le public ne
le comprenne pas non plus ! Soit il refuse de simplifier, et vous vous
assurez alors que le public ne sera pas de son côté (car il ne l’aura pas
compris), soit il accepte de simplifier et vous attendez de percevoir une
faille dans son raisonnement pour l’attaquer.
Stratagème 37

(Qui devrait être un des premiers.) S’il s’avère que l’adversaire a raison,
mais que fort heureusement il choisit une preuve inadéquate, il nous sera
facile de réfuter cette preuve, tout en présentant la chose comme une
réfutation de sa thèse. Dans le fond, cela revient à faire passer un argument
ad hominem pour un argument ad rem. Et s’il ne lui vient pas de preuve
plus adéquate, à lui ou à ceux qui l’entourent, nous avons gagné. Par
exemple, quelqu’un qui avancerait l’argument ontologique comme preuve
de l’existence de Dieu serait aisément réfuté. C’est ainsi que les mauvais
avocats en viennent à perdre une juste cause : ils la défendent par une loi
qui ne s’y prête pas, et la loi qui s’y prêterait ne leur vient pas à l’esprit.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Ce stratagème part du constat qu’il est plus facile et fréquent de


contrecarrer un point de l’argumentation adverse parmi d’autres que
l’argumentation tout entière. Il propose de déclarer la conclusion adverse
comme fausse même si un seul de ses éléments est défaillant. Ainsi, lorsque
vous repérez chez votre adversaire une illustration ou un argument qui
semble fragile, il faut concentrer votre attention et celle du public sur cette
faiblesse, l’exploiter jusqu’à faire admettre sa fausseté et déclarer ensuite
que c’est toute la thèse adverse qui s’écroule.
MISE EN PRATIQUE

Des paroles et des actes, émission télévisée (France


2), 12 avril 2012

Cette émission politique est consacrée à Nicolas Sarkozy, alors


président de la République et candidat à sa succession à quelques jours du
premier tour de la présidentielle de 2012. Dans cet extrait, il est opposé à
l’un des lieutenants de son opposant principal, François Hollande, en la
personne de Laurent Fabius. Alors que ce dernier va pointer à juste titre la
« violence » des propos de Nicolas Sarkozy contre son champion, Nicolas
Sarkozy va aisément remettre en cause cette démonstration en critiquant la
pertinence du choix des mots de Laurent Fabius, lui-même ayant été bien
plus dur envers François Hollande…

*
* *
Laurent Fabius : Je suis heureux de pouvoir débattre avec M. Sarkozy,
et surtout de débattre dans une émission qui s’appelle Des paroles et des
actes, parce que, au fond, des paroles on vient d’en entendre beaucoup, les
unes pertinentes, les autres désagréables et même violentes. J’étais là
lorsque vous avez proféré des accusations sans fondement contre François
Hollande, mais je vais y venir. Mais…

Nicolas Sarkozy : Violentes, dites-vous ? Monsieur Fabius, je ne vous


savais pas si sensible. Restons sur le mot violent. Qu’est-ce qui est
violent, monsieur Fabius ?

Laurent Fabius : Dire… (Se tournant vers le présentateur.) Mais


j’aurais voulu développer mon propos.
David Pujadas : Alors comme vous voulez, soit vous souhaitez
répondre à M. Sarkozy, soit vous souhaitez développer votre propos.

Nicolas Sarkozy : Monsieur Fabius, vous me dites que j’ai été


violent, le mot est fort.

Laurent Fabius : Virulent.

Nicolas Sarkozy : Ah, déjà, ça change ! Déjà, ça change… Mais vous


êtes un homme pour qui, je l’ai dit, j’ai de l’estime. Mais les mots ont
un sens. Vous dites au président de la République, candidat : « Vous
avez été violent. » Si j’ai été violent, je veux pouvoir m’en excuser, ou
m’en justifier. Quel mot vous a choqué à ce point ?

Laurent Fabius : Je vais venir à mon propos, si vous me le permettez,


bien sûr. Mais j’étais là et écoutant la fin de votre propos, lançant des
accusations sans aucun fondement contre François Hollande. Dire qu’il ne
sait pas dire non, dire que le parti socialiste a été dirigé pendant des années
en dépit du bon sens. Je ne sais pas si c’est virulent, violent, en tout cas
c’est faux. Maintenant je viens à mon propos.

Nicolas Sarkozy : Juste un mot, il faut que je confesse quelque chose,


c’est que je me suis inspiré de vous, parce que…

Laurent Fabius : Allez-y, je vois que vous lisez vos fiches.

Nicolas Sarkozy : « Pour être élu président de la République, je vais


vous dire les choses clairement, je crois qu’il y a deux personnes, moi
mis à part », c’est Laurent Fabius qui parle, « qui ont la carrure :
Dominique Strauss-Kahn et Martine Aubry. » Vous trouvez que c’est
plus aimable que ce que j’ai dit ? Et vous l’aviez dit, c’est en 2010, mais
en 2011 comme vous êtes un homme qui a de la suite dans les idées…
Laurent Fabius : Oui…

Nicolas Sarkozy : … Vous n’aviez pas changé d’avis, vous aviez dit :
« Franchement, vous imaginez Hollande président de la République ?
On rêve ! » Vous trouvez que c’est plus aimable ?

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Ce stratagème a ceci de redoutable que, même si votre thèse est juste,


avoir échoué à la démontrer une première fois rendra toujours plus fragile
vos futures tentatives. Il y a donc deux hypothèses possibles :
— soit l’argument que votre adversaire vient de réfuter était
indispensable à votre thèse, et il faut alors vite en trouver un autre pour le
remplacer ou réorganiser votre raisonnement pour faire sans ;
— soit il n’était pas indispensable dans votre raisonnement (ce qui est le
plus fréquent), et à vous de montrer que votre thèse tient malgré cette
réfutation, par exemple en défiant votre adversaire d’expliquer exactement
en quoi votre argumentation ne tient plus.
Ultime stratagème

Si on constate que l’adversaire nous est supérieur, et qu’on ne pourra


pas avoir raison, on s’en prendra à sa personne par des attaques grossières
et blessantes. L’attaque personnelle consiste à se détourner de l’objet du
débat (dès lors que la partie semble perdue) pour s’en prendre à la personne
du débatteur. On pourrait nommer ce stratagème argument ad personam,
par opposition à l’argument ad hominem : ce dernier délaisse du fond
objectif du débat pour s’en tenir à ce que l’adversaire a pu dire ou concéder
à ce propos. L’attaque personnelle, elle, abandonne totalement le fond, pour
ne cibler que la personne de l’adversaire : notre propos se fera alors
blessant, hargneux, insultant, grossier. Les facultés de l’esprit passent le
relais à celles du corps, à notre côté animal. Cette règle est fort populaire,
car à la portée de tous, et se trouve ainsi souvent mise à contribution. Reste
à savoir quelle parade s’offre à l’autre partie. En effet, en soignant le mal
par le mal, le débat ne tarderait guère à tourner au pugilat, au duel ou au
procès pour outrage.
Toutefois, il serait faux de penser qu’il suffit de ne pas s’adonner à son
tour à l’attaque personnelle. En effet, montrer de manière détachée à
quelqu’un qu’il a tort, que son jugement et sa pensée sont erronés, ainsi que
procède toute victoire dialectique, l’accablera plus sûrement que des paroles
grossières et blessantes. Pourquoi ? Hobbes, dans son texte Du citoyen,
affirme : « Toute volupté de l’esprit, toute bonne humeur provient de ce
qu’on a des gens en comparaison desquels on puisse avoir une haute estime
de soi-même. » Rien n’est plus important à l’homme que la satisfaction de
sa vanité, et nulle blessure ne lui est plus douloureuse que celle qui est
infligée à cette dernière. (C’est de là que viennent les adages tels que
« l’honneur vaut plus que la vie ».) La vanité se nourrit principalement de la
comparaison avec autrui, ce qui est valable dans tout contexte, mais plus
particulièrement lorsqu’on touche aux facultés intellectuelles. Et le débat
est justement le lieu privilégié de leur expression. D’où le dépit profond du
vaincu, obtenu sans provocation, et donc sans avoir eu recours à cet ultime
stratagème, auquel on ne saurait pourtant suppléer en restant courtois. Cela
étant, il ne sera là encore pas inutile de garder son sang-froid : dès que
l’adversaire se lancera dans une attaque personnelle, on se contentera de
répondre calmement que cela est hors sujet, avant de recoller au débat
qu’on poursuivra pour lui démontrer son tort, sans prêter l’oreille aux
vexations, à l’image de Thémistocle disant à Eurybiade : « Frappe, mais
écoute » (παταξον μεν, ακουσον δε). Ce qui n’est certes pas donné à tout le
monde.
C’est pourquoi la seule parade sûre est celle qu’Aristote donne dans le
dernier chapitre de ses Topiques : ne pas débattre avec le premier venu,
mais uniquement avec des gens que l’on connaît, et dont on sait qu’ils ont
assez d’entendement pour ne pas débiter trop d’âneries et se voir infliger
une défaite cuisante ; qu’ils feront appel à la raison et non à des citations ;
qu’ils sauront entendre un argument rationnel et y souscrire ; et pour finir,
qu’ils respectent la vérité, qu’ils prennent plaisir à entendre un argument
fondé, même de la bouche de l’adversaire, et qu’ils auront assez
d’honnêteté intellectuelle pour reconnaître avoir tort si la vérité est dans
l’autre camp. Il s’ensuit que sur cent personnes, une seule, et encore, mérite
qu’on débatte avec elle. Les autres, on les laissera dire ce qu’elles veulent,
car comme l’enseigne le droit romain, extravaguer est un droit des gens
(desipere est juris gentium). On songera également à ce que dit Voltaire :
« La paix vaut encore mieux que la vérité », et à ce proverbe arabe : « La
paix fait pousser ses fruits à l’arbre du silence. »
La friction intellectuelle qu’est le débat crée les conditions d’un profit
mutuel aux esprits qu’il confronte, leur permettant de rectifier leur propre
pensée et d’ouvrir des perspectives nouvelles. Mais les deux débatteurs
doivent être au même niveau, culturellement et intellectuellement. Si l’un
d’eux manque d’érudition, certaines choses lui échapperont. Et si son
raisonnement n’est pas à la hauteur, le dépit le poussera à la mauvaise foi et
à l’artifice, ou bien à la grossièreté.
Il n’y a pas de véritable différence entre le débat privé et le débat public,
telle que la soutenance de thèse, si ce n’est, dans ce second cas, qu’il sera
attendu de l’interrogé qu’il tienne tête à ses interrogateurs, si besoin avec
l’assistance du président de séance. L’argumentation y est par ailleurs plus
formelle, car plus strictement conclusive.

INTÉRÊT DU STRATAGÈME

Pour empêcher votre adversaire de l’emporter, même s’il a raison,


quelle meilleure option que de le décrédibiliser aux yeux de ceux qui vous
regardent ? C’est toute la visée de ce stratagème qui vous incite à l’attaquer
personnellement pour mieux éviter le débat de fond. Soyez agressif et
méprisant, feignez d’être outré de devoir débattre avec lui en lui reprochant
ses prises de position passées ou ses amitiés, étonnez-vous qu’il ait encore
le droit d’être invité à un débat… Bref, jouez toutes vos cartes pour le
discréditer devant la salle et l’empêcher de tenir son raisonnement. Bien
que risquée, cette stratégie peut être très efficace, car un débat n’a de sens
que s’il oppose deux interlocuteurs supposés légitimes : décrédibiliser celui
qui vous fait face et le rendre méprisable aux yeux du public est un vrai
moyen de l’emporter.
MISE EN PRATIQUE

2017 Le débat, émission télévisée (TF1/France 2), 4 mai


2017

Ce débat oppose les deux candidats au second tour de l’élection


présidentielle française de 2017, Marine Le Pen et Emmanuel Macron.
Cette dernière a décidé de mener un discours offensif, bien plus axé sur la
personnalité de son adversaire et sur son action dans le gouvernement
précédent que sur la contradiction argumentative de son programme
politique. Son introduction ci-dessous donne le ton des échanges à venir.

*
* *
Marine Le Pen : Eh bien écoutez, je suis extrêmement heureuse de la
manière dont se déroule ce second tour, parce que la réalité c’est que le
choix politique que vont devoir faire les Français s’éclaire : M. Macron
est le candidat de la mondialisation sauvage, de l’ubérisation, de la
précarité, de la brutalité sociale, de la guerre de tous contre tous, du
saccage économique, notamment de nos grands groupes, du dépeçage
de la France par les grands intérêts économiques, du
communautarisme. Et tout cela piloté par M. Hollande, hein, qui est à
la manœuvre maintenant de la manière la plus claire qui soit.

COMMENT S’EN DÉFENDRE ?

Pour contrer ce stratagème, il y a principalement deux démarches à


entreprendre.
La première consiste, avant le débat, à avoir anticipé les domaines sur
lesquels on pouvait vous attaquer et remettre en cause votre crédibilité. Il
est en effet essentiel d’être préparé aux attaques que vous recevrez, et ne
surtout pas donner l’impression qu’elles fonctionnent, sans quoi vous
donneriez raison à votre adversaire et il vous attaquerait d’autant plus fort.
La seconde consiste à le laisser vous attaquer en restant impassible, en
gardant à l’esprit qu’il est très difficile de tenir une colère ou une
indignation dans la durée… N’hésitez pas à intervenir après l’avoir laissé
parler, en demandant simplement à répondre ; à ce moment-ci vous devez :
— démontrer en quoi ses propos sont faux, voire tirer parti de ses
attaques. Emmanuel Macron a ainsi plusieurs fois affirmé, lorsqu’on lui
reprochait d’avoir été banquier, d’abord qu’il avait été huit ans haut
fonctionnaire, et ensuite que son passage dans une banque lui avait appris la
« grammaire des affaires » qui manque à ses concurrents ;
— accuser votre adversaire d’avoir peur de parler du fond du débat,
qu’il sait perdu pour lui, en se concentrant sur des insultes. Une fois cela
dit, débattez sur le fond et attaquez-le sur les sujets sur lesquels vous êtes le
plus fort, et lui le plus fragile.
Notes
1. L’utilisation du gras souligne la mise en pratique du stratagème illustré.
TABLE

Prologue
Stratagème 1
Stratagème 2
Stratagème 3
Stratagème 4
Stratagème 5
Stratagème 6
Stratagème 7
Stratagème 8
Stratagème 9
Stratagème 10
Stratagème 11
Stratagème 12
Stratagème 13
Stratagème 14
Stratagème 15
Stratagème 16
Stratagème 17
Stratagème 18
Stratagème 19
Stratagème 20
Stratagème 21
Stratagème 22
Stratagème 23
Stratagème 24
Stratagème 25
Stratagème 26
Stratagème 27
Stratagème 28
Stratagème 29
Stratagème 30
Stratagème 31
Stratagème 32
Stratagème 33
Stratagème 34
Stratagème 35
Stratagème 36
Stratagème 37
Ultime stratagème

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