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Conception graphique : William Londiche
ISBN : 978-2-9008187-8-7
Philo éditions
10, rue Ballu - 75009 Paris
Diffusion : Geodiff
Notre Art d’avoir toujours raison (sans peine) part de cette hypothèse :
on est meilleur philosophe si l’on connaît les pièges rhétoriques que nous
tendent nos adversaires. Et, pour bien les connaître, il est bon de savoir les
pratiquer. Mais, en les pratiquant, on doit, bien entendu, prendre garde à ne
pas céder à leur puissance séductrice. Car apprendre à berner autrui peut se
révéler être un exercice très plaisant. D’abord parce qu’il y a toujours de la
jubilation à constater qu’un piège fonctionne et qu’il permet de triompher
d’un adversaire coriace. Comme le remarquait déjà Aristote dans sa
Rhétorique : là « où il y a lutte, il y a aussi victoire. C’est ce qui fait que la
chicane et l’éristique sont agréables pour ceux qui en ont l’habitude et la
faculté ». Ensuite parce que, à force de pratiquer avec succès l’art de la
controverse, celui qui s’adonne à la rhétorique gagnera en estime de soi, il
se croira plus malin que les autres, il se prendra un peu pour Ulysse,
l’homme « aux mille ruses », dont Nietzsche, dans Aurore, disait que les
Grecs avaient raison d’admirer en lui « avant tout la faculté de mentir et de
répondre [à ses adversaires] par des représailles rusées et terribles ». Or
voilà bien le piège que tend la sophistique à qui s’amuse trop volontiers à
en faire usage : l’intelligence calculatrice qu’éveille en nous le recours
systématique aux pièges du langage risque bien, à force de pratique, de ne
plus valoir que pour elle-même et donc de nous faire oublier toute
considération déontologique dans la finalité de nos discours. Certes c’était
précisément cet oubli que Nietzsche appréciait chez les Grecs : le fait qu’ils
n’attachent « aucune valeur morale » aux astuces d’Ulysse leur permettait
davantage de voir en lui un premier modèle du « surhomme ». Mais cet
éloge de la force de manipulation ne doit pas, selon nous, masquer les effets
détestables que produit le recours systématique aux arguments sophistiques
quand on veut l’emporter dans n’importe quelle controverse. Ces effets
méritent en effet d’être doublement critiqués. Car non seulement ils divisent
la société en « trompeurs » et en « abusés », mais encore ils bernent
l’orateur lui-même parce que celui-ci s’enchantera de sa propre éloquence
au fur et à mesure qu’il en constatera les effets captifs sur autrui. Ainsi
jouer trop souvent au sophiste peut se révéler dangereusement aliénant.
Quand on finit par exceller dans l’art de duper, il est bien difficile de
résister à la tentation d’utiliser tel ou tel stratagème dont on sait, pour les
avoir éprouvés, qu’ils sont redoutablement efficaces. Si, comme le
remarque Machiavel dans Le Prince, le pape Alexandre VI Borgia « ne fit
jamais rien que piper le monde », c’est tout simplement parce que le
mensonge qu’il pratiquait par habitude fut le moyen le plus commode à ses
yeux pour réussir tout ce qu’il entreprenait. Voilà pourquoi on peut dire que,
tout bien considéré, c’est le piège de la facilité qui guette aussi bien les
maîtres de rhétorique que les tenants du pouvoir. Il y a là une sorte de
seconde nature que se forge le manipulateur et dont il risque de ne plus
pouvoir se débarrasser, comme Héraclès ne put enlever la tunique
empoisonnée que lui avait offerte son épouse Déjanire.
Pour nous prémunir contre une telle objection, et soucieux par ailleurs
de lever l’ambiguïté qui reste attachée à l’intention profonde du livre de
Schopenhauer, nous avons fait suivre chacun des quarante stratagèmes que
nous proposons ici au lecteur d’une « parade ». Pour qui aspire à la
philosophie, c’est la maîtrise de ces parades qu’il s’agit in fine d’acquérir.
Car, par elles, le dialogue engagé retrouve sa mission de vérité. L’ambition
de ce petit livre n’est donc pas de fournir des armes pour abuser autrui,
mais, tout au contraire, de désarmer par le langage celui qui croit pouvoir
duper son contradicteur alors même qu’il se sait avoir tort.
Cela explique que, si notre travail suit une méthode, ce n’est pas dans la
recherche d’un catalogage exhaustif des stratagèmes mais dans celle de la
meilleure réplique à leur opposer qu’on la trouvera. Contrairement à la
plupart des manuels de rhétorique, nous ne présentons pas nos pièges
rhétoriques selon un ordre prétendument rationnel. C’est que, de même que
le philosophe Paul Ricœur, dans La Critique et la Conviction, se disait
fasciné par la pluralité des figures du mal et convaincu que ces figures « ne
font pas système », de même nous ne pensons pas que les pièges oratoires
puissent être rassemblés et présentés sous forme de tableau déductif. Certes
on observera, par exemple, qu’un stratagème possède souvent son
symétrique. Ainsi le piège du bavardage (stratagème 21) appelle celui du
silence (stratagème 5), celui de l’argument du plus riche (stratagème 14)
peut être mis en regard avec celui de l’argument du pauvre (stratagème 27),
et ainsi de suite. Mais il y a aussi des stratagèmes « isolés », ou au moins
difficilement classables, comme celui qui consiste à utiliser son corps
(stratagème 31) ou à pratiquer la rupture de ton (stratagème 3).
Mais, puisque ce qui plaira demain n’est pas connu, on peut parier que
le politique démagogue, le patron exploiteur ou le mari infidèle auront
toujours assez d’imagination pour puiser dans l’air du temps de quoi
inventer de nouveaux pièges sophistiques afin de conserver leur pouvoir de
domination. En conséquence l’ambition de notre ouvrage doit être revue à
la baisse : vouloir réconcilier le citoyen avec le politique, l’employé avec le
directeur, la femme avec son époux, en obligeant chacun à tenir dans les
conflits qui les opposent un langage de vérité, relève sans nul doute de
l’utopie. Après tout, pourquoi le souci de véracité devrait-il s’imposer dans
tout dialogue ?
Notre Art d’avoir toujours raison (sans peine) offre donc des parades,
des esquives, mais ne croit pas à la possibilité d’un coup mortel contre la
rhétorique. Un manuel anti-sophistique s’épuiserait d’ailleurs à chercher,
par exemple dans la logique formelle, de quoi ruiner tous les pseudo-
arguments qu’utilisent les nouveaux rhéteurs. Si, comme le soutient Érasme
dans son Éloge de la folie, chaque sophiste peut « concourir en bavardage
avec vingt femmes choisies », le philosophe se gardera de l’imiter. Sa
mission ne consiste pas à démonter tous les pièges oratoires : leur nombre
rend la chose impossible. Ce qu’il peut, en revanche, c’est établir, à partir
de l’étude de quelques cas, qu’il y a toujours, pour chaque stratagème, une
réplique possible qui ruine son efficacité. « Ne pas laisser au sophiste le
dernier mot » : tel pourrait donc être le précepte qui résume le livre qui va
suivre.
STRATAGÈME
No 1
Lorsqu’une thèse n’est compréhensible que par les esprits forts, il faut
l’imposer aux esprits faibles en les effrayant. À la fin de la République,
Platon décide d’effrayer ses lecteurs pour défendre son modèle de cité
idéale.
En exposant un mythe illustrant le destin des âmes, il explique que ceux
qui voudraient exercer le pouvoir sans être philosophes connaîtront un sort
tragique : une mort violente et prématurée. Ce récit sert, en réalité, de
soutien au mythe de la caverne où Platon soutient que le philosophe, éclairé
par la vérité, devra diriger la cité, mais que le peuple, attaché à ses opinions,
voudra le tuer. La peur vient donc seconder la raison pour protéger le futur
philosophe-roi. Aujourd’hui, on retrouve cet usage de la peur comme
auxiliaire de la raison dans la plupart des stratégies écologiques. Par
exemple, le documentaire 6 degrés changeraient le monde de Ron
Bowman, diffusé sur France 5, le 17 août 2008, prévoit l’extinction de
toutes les espèces vivantes
Si la température terrestre augmente de 6 °C. Ainsi, comme l’avait
compris Platon, pour toucher le plus grand nombre, rien n’est plus efficace
que de frapper l’imagination par un scénario catastrophe.
LA PARADE
Attaquez votre adversaire sur ce qu’il est et non sur ce qu’il dit. Il est
difficile d’échapper à son sexe, à son âge, à sa situation sociale. C’est
pourquoi s’y référer peut se révéler très efficace : si vous parvenez à faire
croire que les thèses de votre adversaire émanent des intérêts de son groupe
d’appartenance, les préjugés négatifs concernant la valeur du groupe en
question achèveront de vous donner raison. Sans verser dans l’injure
raciale, évidemment stupide et odieuse, vous pouvez suggérer qu’en tant
que Parisien ou socialiste tendance caviar, votre interlocuteur a perdu tout
contact avec les réalités populaires. C’est ce que les sociologues appellent :
« Naturaliser le déviant. » Ainsi, dans Stigmate (1963), le sociologue
Erving Goffman montrait que tout écart par rapport à l’idéal du bon citoyen
américain (« jeune père de famille marié, blanc, citadin, hétérosexuel,
protestant, diplômé et sportif ») pouvait marginaliser l’individu. Pas sûr que
l’investiture d’un président noir à Washington démente ce constat. Un
récent sondage montre en effet que plus de 30 % des Américains croient
que Barack Obama est musulman (ils n’étaient que 7 % lors de son
élection). Signe que ses adversaires républicains veulent le stigmatiser en
passant d’un écart réel mais peu opérant (sa couleur de peau), à un écart
imaginaire mais efficace (sa religion).
À l’âge du communautarisme, ce stratagème est d’usage délicat, mais
en ravivant des préjugés qui ne demandent que ça, il s’avère redoutable.
LA PARADE
UTILISEZ LE SILENCE
COMMENT S’EN SERVIR
RETOURNEZ L’ARGUMENT
DE VOTRE ADVERSAIRE
COMMENT S’EN SERVIR
Les images étant ambivalentes, il faut leur opposer des concepts et, si
possible, donner leur définition : contre l’image de la montagne, on
rappellera que l’impossible ne se réduit pas à l’inaccessible, mais qu’il
désigne aussi le contradictoire. Le vouloir, c’est commettre un illogisme.
Contre celle des bois durs, on avancera que la sévérité n’est souvent que
rigidité : elle n’est pas un gage de durée.
Il ne faut pas hésiter à reprocher à votre adversaire de recourir aux
images : c’est de sa part soit un aveu d’impuissance à abstraire, soit une
stratégie d’« ensorceleur », comme le disait déjà Platon dans Le Sophiste
(écrit aux environs de 360 av. J.-C.).
STRATAGÈME
No 8
FEIGNEZ L’IGNORANCE
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
Si quelqu’un joue les ignorants, il ne faut pas l’écraser par son savoir,
mais l’évincer en le déclarant publiquement incompétent, voire stupide.
Puisqu’il affecte l’innocence, il convient de l’enfermer dans son immaturité,
de lui suggérer de s’intéresser à l’actualité ou de retourner à l’école. Ainsi,
ignorer l’hypothèse darwiniste, c’est s’interdire de comprendre les enjeux
du débat contemporain sur la génétique. Ou encore : dire qu’on ignore
l’hymne national pour ne pas le chanter revient à être un mauvais citoyen
ou un mauvais anarchiste. Bref, condamnez l’ignorant à se taire et affirmez
que « qui ne dit mot consent ».
STRATAGÈME
No 9
RÉPÉTEZ-VOUS !
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
FLATTEZ !
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
LA PARADE
LA PARADE
METTEZ-VOUS EN COLÈRE
COMMENT S’EN SERVIR
Lorsqu’un débat se déroule si mal que vous n’avez plus aucune chance
de convaincre l’auditoire par de nouveaux arguments, affectez la colère en
haussant le ton, en jetant un objet par terre, en vous disant outré par les
procédés de votre interlocuteur. L’effet escompté est double : désarmer
l’adversaire par un changement brutal d’attitude ; faire douter le public en
lui suggérant qu’il n’a pas perçu que votre contradicteur tenait des propos
scandaleux. L’important est de ne pas se laisser déborder par la colère.
Ainsi, dans les Tusculanes, Cicéron rappelle qu’« un orateur qui sera
vraiment orateur, aura plus de véhémence qu’un comédien, mais sans
passion et toujours de sang-froid ». Si vous n’omettez pas ce rappel, soyez
persuadé que la crainte que vous susciterez en vous emportant
soudainement vous redonnera l’avantage. Car, pour que votre colère cesse
et ne se transforme pas en agression physique (telle celle de Napoléon
donnant un coup de pied dans le ventre du sénateur Volney !), votre vis-à-
vis sera prêt à vous accorder n’importe quoi. Faites alors monter le prix de
votre apaisement en déclarant à l’assistance que vous ne décolérerez pas si
l’on ne vous accorde pas l’égalité de points. Et, peut-être, votre adversaire
lui-même, trop heureux de ne pas devoir en venir aux mains, fera cette
concession.
LA PARADE
Si vous sentez que votre adversaire devient furieux par ruse, souvenez-
vous du mot d’Horace : Ira furor brevis est (« la colère est une courte
folie »). Le temps est ici votre meilleur allié car la colère épuise vite celui
qui s’y adonne. Si, malgré tout, elle dure, adressez-lui des remarques
d’ordre psychologique, tel que : « Je vois que vous êtes d’un tempérament
irascible. » Vous stigmatiserez son incapacité à se contrôler et donc sa
faiblesse de caractère. Vous montrerez que l’explosion de colère, même
feinte, ne cache pas un stratagème très élaboré car, comme l’avait vu
Descartes dans son Traité des passions de l’âme (1649), « ceux qu’elle fait
rougir sont moins à craindre que ceux qu’elle fait pâlir » (article 200).
STRATAGÈME
No 14
INVOQUEZ LE MODÈLE
DES RICHES
COMMENT S’EN SERVIR
Pour cautionner votre point de vue, faites référence à ceux qui ont fait
fortune. Par exemple, vous voulez convaincre votre interlocuteur que pour
être un bon romancier, il faut rapidement parvenir à écrire plusieurs livres
par an, la prolixité étant selon vous le gage d’une imagination débordante.
La preuve : James Patterson, l’écrivain le plus riche du monde, en produit
huit ou neuf chaque année ! Ou rappelez-vous vos parents : « Regarde ton
frère. Il a fait les bons choix dans la vie. La preuve : il gagne cinq fois plus
que toi ! » D’autant plus facile à faire passer que, dans notre société très
pragmatique, le succès a toujours raison. Peu importent les moyens
employés pour l’atteindre, on accordera volontiers qu’il faut beaucoup de
talents pour gagner beaucoup d’argent. Appelé argumentum ad crumenam
(« l’argument qui se sert de la bourse ») ou raison du plus riche, ce
stratagème tire son efficacité du fait que celui qui le conteste s’expose à
l’accusation d’être un envieux amer et incompétent. On dira en effet à celui
qui doute du mérite des riches : « Vous pouvez critiquer les œuvres de X,
toujours est-il que, grâce à elles, il gagne plusieurs millions d’euros,
contrairement à vous… » Et dans le cas où vous seriez plus fortuné que
celui que vous critiquez, soyez sûr que, si vos arguments ne sont pas
vraiment convaincants, c’est pour votre fortune que vous serez cru. En
matière d’assentiment aussi, on ne prête qu’aux riches…
LA PARADE
DÉSHONOREZ VOTRE
ADVERSAIRE
COMMENT S’EN SERVIR
Un moyen efficace (et des plus retors) pour l’emporter porter dans un
débat consiste à pratiquer le déshonneur par association. Il s’agit de montrer
que les arguments de votre interlocuteur sont mauvais parce que similaires à
ceux employés par une personne réputée infréquentable. Par exemple, votre
adversaire soutient qu’on doit boycotter les oscars parce que les choix sont
trafiqués par les grands producteurs hollywoodiens. Rétorquez : « Vous êtes
antiaméricain ? Tiens, comme Mahmoud Ahmadinejad (président de la
République islamique d’Iran de 2005 à 2013) ! Voilà qui ne m’étonne
pas… » La force de l’argument est de faire retomber sur votre contradicteur
l’image négative d’un individu disqualifié. On dirige alors l’attention de
l’auditoire sur le rapprochement de personnalité suggéré, escomptant ainsi
que le contenu des arguments jusque-là avancés sera oublié. On peut aller
jusqu’à oser l’allusion à des criminels ou à des dictateurs. C’est pourquoi
d’ailleurs cet argument est appelé « reductio ad Hitlerum ». Pour ne pas
déclencher l’ire de son rival, ce stratagème est souvent dépersonnalisé et
rattaché à une doctrine ou à une période historique unanimement
condamnée : « On disait aussi cela dans les années 1930… » Bref, en
collant à votre adversaire de tristes souvenirs, vous avez de grandes chances
de ternir son image auprès du public et de rendre dérisoire son
argumentation.
LA PARADE
LA PARADE
Pas facile de se sortir de ce piège. Bien souvent, les termes que nous
utilisons sont flottants, mal conceptualisés. La parade la plus simple reste
d’assumer les mots choisis en leur donnant le sens le plus convenu. Dans
l’exemple de l’« épuration », c’est sa connotation tragique qui prime et c’est
donc celle-là qu’il faut rappeler : « On ne peut plus utiliser le mot
“épuration” sans arrière-pensée. » Plus simplement, on peut refuser ce jeu
du dictionnaire : « Mais pourquoi voulez-vous que je définisse le mot
“épuration” ? » Et si l’adversaire s’obstine, soyez plus expéditif : « Bon, je
ne vais pas m’arrêter sur chaque mot sans quoi cette discussion n’en finira
jamais. Si vous avez des problèmes de compréhension, revoyez votre
français ! »
STRATAGÈME
No 18
DÉNIGREZ LE « GRAND »
PAR LE « PETIT »
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
SOYEZ « À-QUOI-BONISTE » !
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
L’image que donne celui qui raisonne par des « et après ? » est plutôt
celle d’un être désabusé. Image dont vous aurez tout intérêt à forcer les
traits : « C’est impossible de discuter avec vous ! Vous n’êtes qu’un
nihiliste qui discrédite tout en suggérant que tous les arguments se valent ! »
Citez alors un nihiliste célèbre, Cioran : « Avec le recul, plus rien n’est bon,
ni mauvais » (De l’inconvénient d’être né). Puis pointez la contradiction du
discours à-quoi-boniste en obligeant votre interlocuteur à aller au bout de sa
logique : « Pendant que vous y êtes, demandez-vous : pourquoi vivre
puisqu’il faut mourir ? » Bref, montrez qu’avec des « à-quoi-bon ? » on
révèle seulement un caractère asocial.
STRATAGÈME
No 21
PRATIQUEZ LA LOGORRHÉE !
COMMENT S’EN SERVIR
JOUEZ LA NOUVEAUTÉ
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
INVOQUEZ UN JUGEMENT
SUPRÊME
COMMENT S’EN SERVIR
ADRESSEZ-VOUS À VOUS-MÊME
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
DÉCLASSEZ-VOUS !
COMMENT S’EN SERVIR
Lorsque vous sentez que le débat vous échappe, rabattez-vous sur les
expériences qui vous rapprochent des gens et faites passer votre
interlocuteur pour un privilégié. Si votre adversaire estime que tout
travailleur, même mal rémunéré, devrait payer des impôts sur son salaire
afin de contribuer, même symboliquement, à la réduction des déficits,
rétorquez : « Vous savez, pour avoir fait la plonge dans les restaurants, je
peux témoigner qu’un tel impôt serait injuste. » Ce stratagème, appelé
argumentum ad lazarum (ou raison du plus pauvre) fait de vous un homme
qui connaît le terrain et transforme votre adversaire en une sorte de
technocrate qui veut appliquer ses théories au mépris de la réalité sociale.
Ainsi en vous déclassant, vous creusez habilement un écart bénéfique entre
vous et votre interlocuteur, désormais discrédité. Cette méthode
démagogique est bien connue en politique. Robespierre n’hésitait pas à
lancer contre son adversaire Brissot : « Je suis du peuple, je n’ai jamais été
que cela, je ne veux être que cela » (discours du 2 janvier 1792). Mais elle
est aussi une tentation pour la philosophie : Sartre, qui avait saisi la force de
ce stratagème mais n’osait l’utiliser du fait de ses origines bourgeoises, eut
toujours, selon Althusser, « le complexe de n’être pas né prolétaire » (Pour
Marx, 1965) pour donner plus de crédit à sa philosophie politique.
LA PARADE
RENVERSEZ LA CHARGE
DE LA PREUVE
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
DISTINGUEZ LA THÉORIE
ET LA PRATIQUE
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
LA PARADE
Quelle que soit la maîtrise que l’on peut avoir d’un dossier, nul n’a la
science infuse. Aussi, pour contrer votre interlocuteur, il peut être très
avantageux de l’interrompre en lui posant une question plus précise sur ce
qu’il prétend savoir. Imaginons que le débat porte sur la croissance
démographique en Afrique et ses conséquences migratoires. Votre
adversaire avance chiffres et exemples inquiétants. Coupez-lui la parole et
posez-lui des questions savantes et variées telles que : « Mais quel est le
taux de natalité du Nigeria ? », « Précisez quels sont les flux majeurs
internes au continent ? » Si votre interlocuteur consulte ses fiches, dites-lui
que sa mémoire laisse à désirer ; s’il fuit la question, affirmez que son
savoir est trop lacunaire pour être crédible. Le paradoxe de ce stratagème
est qu’il permet de remettre en cause la compétence de l’adversaire, alors
qu’il ne dit rien de la vôtre. Plus encore : en formulant bien vos questions,
c’est vous qui passerez pour savant parce que vous donnerez l’impression
d’être attentif au moindre détail susceptible de compléter un savoir que
vous n’avez pas. Un genre de piège qu’affectionnent les cancres pour
déstabiliser l’enseignant devant sa classe : demander à un professeur de
philosophie à quelle date est mort le sophiste Gorgias, interroger un
géographe sur le nombre d’habitants des îles Féroé ou exiger d’un chimiste
la composition du chewing-gum relève moins de la curiosité intellectuelle
que de l’obstructionnisme. Mais ce piège est redoutable car, en obligeant
l’adversaire à avouer son ignorance, on jette le soupçon sur la valeur de ce
qu’il a affirmé jusque-là.
LA PARADE
Sachez que sur 256 modes possibles de syllogisme répertoriés par les
logiciens, seuls 24 sont dits valides ou concluants : la plupart des
syllogismes cachent donc des sophismes. Dans celui de Bakounine, on peut
contester que l’existence de Dieu implique la non-liberté de l’homme. Aussi
est-il toujours possible de contrer un syllogisme par un autre syllogisme,
quitte à utiliser soi-même un sophisme. Contre Bakounine, on pourrait
invoquer Descartes qui, pour prouver Dieu, propose le syllogisme suivant :
Dieu contient toutes les perfections ; or l’existence est une perfection ; donc
Dieu existe. Mais on s’expose alors à la critique du sophisme caché
(l’existence n’est pas une perfection). Il vaut donc mieux attaquer le
syllogisme comme un raisonnement faussement persuasif parce que trop
simple. « Un bon syllogisme n’a jamais convaincu personne » écrivait Jean
Paulhan dans son Entretien sur des faits divers (1930).
STRATAGÈME
No 35
GÉNÉRALISEZ
COMMENT S’EN SERVIR
DOUTEZ DE LA SINCÉRITÉ
DE VOTRE ADVERSAIRE
COMMENT S’EN SERVIR
LA PARADE
INVOQUEZ LE GASPILLAGE
COMMENT S’EN SERVIR
Pour contrer cet argument, il suffit de montrer qu’il repose sur une
logique d’auto-aveuglement. Dites à celui y ayant recours qu’il se comporte
comme un banquier qui, comme le dit Perelman, « continue à prêter à son
débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer ». Or rien n’est
plus dangereux que de s’obstiner dans la même voie sous prétexte qu’on s’y
est tellement engagé qu’on ne peut plus revenir en arrière, parce que, quel
que soit le résultat obtenu, on aurait l’impression d’avoir tout perdu. Bref,
n’ayez aucun scrupule à rétorquer à celui qui use d’un tel stratagème qu’il a
perdu son temps et qu’il a commis une grave erreur d’analyse. En effet, le
bon sens recommande de ne jamais justifier une fin par les moyens qu’on
utilise pour l’atteindre, fussent-ils sacrificiels.
Des mêmes auteurs
NICOLAS TENAILLON
La Vérité. Prépas commerciales ECE/ECS. Thème de culture
générale 2015,
Ellipses, 2014. En collaboration avec Alexandre Abensour
NICOLAS MAHLER
Pornographie et Suicide,
L’Association, 2013
Engelman,
L’Association, 20111
Longueurs et Retranchements,
L’Association, 20071
Poèmes,
La Pastèque, 20071
Mystery Music,
L’Association, 2006