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Pour Rosalie
Introduction

« Le discours est un tyran très puissant », disait le sophiste Gorgias


dans son Éloge d’Hélène. De fait, depuis les ruses d’Ulysse qui dupa le
Cyclope en se présentant à lui sous un faux nom jusqu’aux habiles slogans
publicitaires, dont le sociologue Jean Baudrillard devait montrer en 1970,
dans La Société de consommation, comment ils font de nous des acheteurs
compulsifs, toute l’histoire des rapports de domination entre humains
pourrait s’expliquer par la maîtrise des mots. À l’Assemblée, dans
l’entreprise, chez le médecin, au café et jusque dans la maison familiale ou
la chambre conjugale, quel que soit le lieu où nous nous exprimons, dès
qu’un désaccord survient, c’est toujours le plus malin dans la manipulation
verbale qui gagne.

Très vite conscients du pouvoir absolu que peut conférer le langage à


celui qui sait l’utiliser pour servir ses propres intérêts, les penseurs de
l’Antiquité ont cherché à en codifier l’usage. Il s’agissait pour eux d’éviter
que la quête de la vérité ne soit corrompue par des discours
philosophiquement faux mais suffisamment bien tournés pour provoquer
l’enthousiasme des foules, et offrir la gloire aux meilleurs orateurs. Premier
auteur d’un traité de rhétorique, Aristote inaugura ainsi une longue série
d’essais théoriques destinés à classer et à évaluer les différents types
d’arguments persuasifs qu’offre tout langage quand il s’agit de l’emporter
dans un débat. Démosthène, Cicéron, Quintilien, Érasme, Gracian et bien
d’autres ont ainsi apporté une précieuse contribution à la connaissance et à
la pratique de l’art oratoire. Pourtant, malgré ces efforts de compréhension
accumulés durant des siècles, l’imagination sophistique paraît intarissable.
Aujourd’hui encore, les recherches en rhétorique continuent à découvrir de
nouveaux subterfuges susceptibles d’emporter l’adhésion des esprits trop
peu aguerris. En témoignent par exemple les travaux de l’École de
Bruxelles et tout particulièrement ceux de Chaïm Perelman, considéré
comme le fondateur de ce qu’on appelle la « nouvelle rhétorique » et auteur
avec Lucie Olbrechts-Tyteca d’un copieux Traité de l’argumentation réédité
six fois depuis sa première parution en 1958.

Cependant, parmi les nombreux ouvrages qui jalonnent l’histoire de la


rhétorique, il en est un qui mérite une attention particulière parce qu’il ne se
contente pas, comme le font presque tous les autres, de classer les
arguments sophistiques : il nous enjoint de les utiliser ! Ce livre, c’est L’Art
d’avoir toujours raison écrit en 1830-1831 (mais publié seulement quatre
ans après sa mort, en 1864) par le philosophe allemand Arthur
Schopenhauer. Livre problématique, s’il en est, dans son projet même.
Comment en effet un philosophe digne de ce nom pourrait-il, sans
contredire le souci de vérité qui incombe à sa discipline, nous demander de
mettre en pratique les stratagèmes les plus retors — le livre en propose
trente-huit et recommande même ultimement de ne pas avoir de scrupules à
utiliser l’injure ! — pour gagner un débat coûte que coûte, au risque de faire
de nous de dangereux sophistes ? S’agit-il là d’un aveu d’échec
philosophique de la part d’un penseur connu par ailleurs pour son
pessimisme extrême ? Pourtant le sérieux avec lequel Schopenhauer aborde,
au début de son ouvrage, la présentation de la « dialectique éristique »,
c’est-à-dire du genre de la dispute (eris en grec signifiant « querelle »),
laisse penser au contraire que son intention est toute scientifique. Les
raisons anthropologiques qu’il avance afin d’expliquer notre penchant pour
la controverse corroborent cette impression : « la vanité » des hommes, leur
« goût du bavardage », leur « malhonnêteté innée » ou plus simplement « la
médiocrité naturelle de l’espèce » pourraient bien être la cause de notre
désir d’avoir toujours raison, dût la vérité en périr. En nous invitant à
utiliser tous les moyens possibles pour gagner un débat, il est donc fort
probable que Schopenhauer ait voulu non pas nous pervertir mais nous
avertir. Par un procédé diablement ironique, son ouvrage n’aurait pas eu
d’autre dessein que celui de nous sensibiliser, en les mimant, aux astuces
des rhéteurs, et ce afin de mieux les combattre.

Notre Art d’avoir toujours raison (sans peine) part de cette hypothèse :
on est meilleur philosophe si l’on connaît les pièges rhétoriques que nous
tendent nos adversaires. Et, pour bien les connaître, il est bon de savoir les
pratiquer. Mais, en les pratiquant, on doit, bien entendu, prendre garde à ne
pas céder à leur puissance séductrice. Car apprendre à berner autrui peut se
révéler être un exercice très plaisant. D’abord parce qu’il y a toujours de la
jubilation à constater qu’un piège fonctionne et qu’il permet de triompher
d’un adversaire coriace. Comme le remarquait déjà Aristote dans sa
Rhétorique : là « où il y a lutte, il y a aussi victoire. C’est ce qui fait que la
chicane et l’éristique sont agréables pour ceux qui en ont l’habitude et la
faculté ». Ensuite parce que, à force de pratiquer avec succès l’art de la
controverse, celui qui s’adonne à la rhétorique gagnera en estime de soi, il
se croira plus malin que les autres, il se prendra un peu pour Ulysse,
l’homme « aux mille ruses », dont Nietzsche, dans Aurore, disait que les
Grecs avaient raison d’admirer en lui « avant tout la faculté de mentir et de
répondre [à ses adversaires] par des représailles rusées et terribles ». Or
voilà bien le piège que tend la sophistique à qui s’amuse trop volontiers à
en faire usage : l’intelligence calculatrice qu’éveille en nous le recours
systématique aux pièges du langage risque bien, à force de pratique, de ne
plus valoir que pour elle-même et donc de nous faire oublier toute
considération déontologique dans la finalité de nos discours. Certes c’était
précisément cet oubli que Nietzsche appréciait chez les Grecs : le fait qu’ils
n’attachent « aucune valeur morale » aux astuces d’Ulysse leur permettait
davantage de voir en lui un premier modèle du « surhomme ». Mais cet
éloge de la force de manipulation ne doit pas, selon nous, masquer les effets
détestables que produit le recours systématique aux arguments sophistiques
quand on veut l’emporter dans n’importe quelle controverse. Ces effets
méritent en effet d’être doublement critiqués. Car non seulement ils divisent
la société en « trompeurs » et en « abusés », mais encore ils bernent
l’orateur lui-même parce que celui-ci s’enchantera de sa propre éloquence
au fur et à mesure qu’il en constatera les effets captifs sur autrui. Ainsi
jouer trop souvent au sophiste peut se révéler dangereusement aliénant.
Quand on finit par exceller dans l’art de duper, il est bien difficile de
résister à la tentation d’utiliser tel ou tel stratagème dont on sait, pour les
avoir éprouvés, qu’ils sont redoutablement efficaces. Si, comme le
remarque Machiavel dans Le Prince, le pape Alexandre VI Borgia « ne fit
jamais rien que piper le monde », c’est tout simplement parce que le
mensonge qu’il pratiquait par habitude fut le moyen le plus commode à ses
yeux pour réussir tout ce qu’il entreprenait. Voilà pourquoi on peut dire que,
tout bien considéré, c’est le piège de la facilité qui guette aussi bien les
maîtres de rhétorique que les tenants du pouvoir. Il y a là une sorte de
seconde nature que se forge le manipulateur et dont il risque de ne plus
pouvoir se débarrasser, comme Héraclès ne put enlever la tunique
empoisonnée que lui avait offerte son épouse Déjanire.

Mais supposons que notre première interprétation de L’Art d’avoir


toujours raison en trahisse l’esprit et que Schopenhauer ait vraiment eu
pour dessein d’apprendre à son lecteur à devenir un « enchanteur ». N’était-
il pas d’ailleurs lui-même destiné à l’être ? Rappelons que son père,
Heinrich Schopenhauer, riche négociant à Dantzig, voulut faire de son fils
son successeur et que, si celui-ci abandonna les études de commerce qu’il
n’aimait guère, il fut suffisamment influencé par l’état d’esprit de cette
profession pour en utiliser le vocabulaire dans sa philosophie. Par exemple
lorsqu’il résume tout son pessimisme dans la formule : « La vie est une
entreprise qui ne couvre pas ses frais. » Il n’est donc pas sûr que notre
auteur ait échappé à la puissance de séduction qu’offre la manipulation des
mots dans le marchandage des argumentaires. Schopenhauer, victime de son
propre projet ? Pourquoi pas. Mais si tel fut le cas et s’il est généralisable,
autrement dit : si la rhétorique est dangereuse au point de piéger ceux qui
voudraient l’exposer et l’utiliser contre elle-même, nous voilà bien
embarrassés. Car notre nouvel Art d’avoir toujours raison susciterait alors à
bon droit la plus grande méfiance. N’est-il pas contradictoire en effet de
dénoncer l’apprentissage de stratagèmes faits pour tromper et d’en proposer
de nouvelles figures ?

Pour nous prémunir contre une telle objection, et soucieux par ailleurs
de lever l’ambiguïté qui reste attachée à l’intention profonde du livre de
Schopenhauer, nous avons fait suivre chacun des quarante stratagèmes que
nous proposons ici au lecteur d’une « parade ». Pour qui aspire à la
philosophie, c’est la maîtrise de ces parades qu’il s’agit in fine d’acquérir.
Car, par elles, le dialogue engagé retrouve sa mission de vérité. L’ambition
de ce petit livre n’est donc pas de fournir des armes pour abuser autrui,
mais, tout au contraire, de désarmer par le langage celui qui croit pouvoir
duper son contradicteur alors même qu’il se sait avoir tort.

Cela explique que, si notre travail suit une méthode, ce n’est pas dans la
recherche d’un catalogage exhaustif des stratagèmes mais dans celle de la
meilleure réplique à leur opposer qu’on la trouvera. Contrairement à la
plupart des manuels de rhétorique, nous ne présentons pas nos pièges
rhétoriques selon un ordre prétendument rationnel. C’est que, de même que
le philosophe Paul Ricœur, dans La Critique et la Conviction, se disait
fasciné par la pluralité des figures du mal et convaincu que ces figures « ne
font pas système », de même nous ne pensons pas que les pièges oratoires
puissent être rassemblés et présentés sous forme de tableau déductif. Certes
on observera, par exemple, qu’un stratagème possède souvent son
symétrique. Ainsi le piège du bavardage (stratagème 21) appelle celui du
silence (stratagème 5), celui de l’argument du plus riche (stratagème 14)
peut être mis en regard avec celui de l’argument du pauvre (stratagème 27),
et ainsi de suite. Mais il y a aussi des stratagèmes « isolés », ou au moins
difficilement classables, comme celui qui consiste à utiliser son corps
(stratagème 31) ou à pratiquer la rupture de ton (stratagème 3).

Surtout, il nous est apparu que l’irréductibilité de certains pièges à des


figures plus connues (comme l’argument d’autorité ou l’attaque ad
hominem) signale une inventivité toujours renouvelée en matière de
rhétorique. L’une des armes des sophistes est assurément l’innovation.
Aussi, écrire près de deux siècles après Schopenhauer un Art d’avoir
toujours raison trouve ici une autre justification possible : le progrès
technique, l’apparition des sciences humaines, la transformation des mœurs
sont autant de facteurs susceptibles de générer des stratagèmes inédits
qu’un auteur du XIXe siècle ne pouvait guère envisager et a fortiori
dénoncer. C’est le cas, par exemple, du piège qui consiste à invoquer les
statistiques (stratagème 12), piège constamment utilisé par les « experts »
qui envahissent aujourd’hui nos journaux télévisés. Ou encore de l’astuce
qui s’appuie sur le vocabulaire tiré des réseaux sociaux pour ringardiser les
arguments de l’adversaire (stratagème 22). Recenser les pièges de l’art
oratoire de manière exhaustive nous paraît donc en droit impossible. De
surcroît, il arrive que certaines astuces se périment parce que les croyances
changent : invoquer la Bible comme figure d’autorité pour l’emporter dans
une controverse est, dans une société largement sécularisée, bien peu
persuasif. Et, même si des phénomènes de résurgence apparaissent ici ou là
(la gauche française se réfère davantage aujourd’hui à Jaurès qu’à
Mitterrand), on peut soutenir que le darwinisme s’applique aussi à la
rhétorique : ce sont les arguments les mieux adaptés à la mentalité d’une
époque donnée qui en général triomphent dans les débats. L’art oratoire suit
les mœurs, il ne les fabrique pas. Philosophe ou rhéteur, chacun est, comme
le dit Hegel dans sa préface aux Principes de la philosophie du droit, « le
fils de son temps ».

Mais, puisque ce qui plaira demain n’est pas connu, on peut parier que
le politique démagogue, le patron exploiteur ou le mari infidèle auront
toujours assez d’imagination pour puiser dans l’air du temps de quoi
inventer de nouveaux pièges sophistiques afin de conserver leur pouvoir de
domination. En conséquence l’ambition de notre ouvrage doit être revue à
la baisse : vouloir réconcilier le citoyen avec le politique, l’employé avec le
directeur, la femme avec son époux, en obligeant chacun à tenir dans les
conflits qui les opposent un langage de vérité, relève sans nul doute de
l’utopie. Après tout, pourquoi le souci de véracité devrait-il s’imposer dans
tout dialogue ?

On est en droit de penser tout d’abord qu’une telle exigence serait


dangereuse. Le philosophe Michel Foucault, dans son dernier cours donné
au Collège de France en 1984, avait ainsi suggéré, en étudiant la figure
antique du « parrèsiaste », c’est-à-dire de celui qui a « le courage de dire la
vérité », que parler en toute franchise lorsqu’on s’adresse au détenteur du
pouvoir est souvent peu efficace. Platon en fit la cruelle expérience :
comme il le confie lui-même dans sa Lettre VII, il voulut « toucher l’âme
du tyran » Denys le Jeune en lui proposant d’adopter la constitution de sa
cité idéale, mais il déplut à l’apprenti philosophe et dut fuir Syracuse pour
échapper à la prison. Peut-être eût-il été mieux inspiré d’adopter l’attitude
du poète Simonide qui, selon Xénophon, sut d’abord flatter le tyran Hiéron
pour mieux lui exposer ensuite ses idées sur la réforme de sa politique.
En outre, il n’est pas du tout sûr que l’homme préfère la vérité à
l’illusion, car la vérité toute nue est souvent trop cruelle à entendre. Il s’agit
là d’un fait anthropologique bien connu : les hommes, par contrat tacite, se
satisfont volontiers de vivre dans un monde de faux-semblants, où chacun
accepte de mentir à l’autre pour lui faire oublier sa médiocrité. « Nous
haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous
flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe », constatait déjà
amèrement Pascal dans ses Pensées.

Exiger l’abandon de la pratique rhétorique au nom d’un idéal de vérité


et de moralité serait donc non seulement voué à l’échec mais contraire au
bon sens. Car séduire est une des fonctions du langage. Peut-être même est-
ce sa fonction originelle. Rousseau du moins le croyait lorsqu’il conjecturait
dans son Essai sur l’origine des langues que « les premières langues furent
chantantes et passionnées avant d’être simples et méthodiques ».

Mais, à défaut de pouvoir nous passer de la rhétorique parce que sa


muse, Polymnie (étymologiquement : « celle dont les chants sont
multiples »), toute de blanc vêtue et couronnée de fleurs, est décidément
bien jolie à voir et agréable à écouter, on ne saurait trop recourir à son
inspiration sans discernement. Il y a certes des situations où ses conseils
sont précieux. En amour, par exemple. « Il te faut jouer l’amant et, dans tes
paroles, te donner les apparences d’être blessé d’amour ; ne néglige aucun
moyen pour persuader ta belle », recommande Ovide à son élève dans
L’Art d’aimer. Mais le jeu de la séduction amoureuse se veut réciproque de
sorte que celui qui cède aux avances de l’autre n’est jamais vaincu que par
son propre désir. Tel n’est pas le cas des joutes oratoires qui décident au
tribunal du destin d’un homme ou à l’Assemblée du sort d’une nation. On
peut alors affirmer que, dans ces circonstances, les arguments rhétoriques
ne doivent pas être tolérés trop longtemps, car leurs procédés cachent
presque toujours une menace réelle pour qui veut accéder à la vérité des
faits ou œuvrer au bien commun. Il est bon de rappeler ici avec le Platon du
Banquet que Polymnie ne doit être favorisée « qu’avec une grande réserve,
en sorte que l’agrément qu’[elle] procure ne puisse jamais porter au
dérèglement ».

Notre propos toutefois prétend dépasser ce constat, assez banal au fond,


qu’il y a un bon et un mauvais usage de la rhétorique. Car, répétons-le,
notre Art d’avoir toujours raison (sans peine) a pour but non seulement de
repérer, mais aussi de déjouer les pièges des sophistes modernes par des
contre-attaques préétablies, facilement assimilables. À ce titre, notre manuel
aimerait contribuer à donner des armes utiles au citoyen ou à l’employé
lorsqu’ils sont impliqués ou sollicités dans des débats sophistiques. Car, dès
lors que les stratagèmes des politiques ou des décideurs de tout poil
commencent à être connus et publiquement dénoncés, tromper devient pour
eux plus difficile, voire impossible. Dans son Cinquième mémoire sur
l’instruction publique, publié en 1791, Nicolas de Condorcet, l’un des plus
célèbres défenseurs de l’esprit des Lumières, avait déjà remarqué que la
vérité est « l’ennemie du pouvoir comme de ceux qui l’exercent, plus elle se
répand moins ceux-ci peuvent espérer de tromper les hommes ». Aussi
préconisait-il d’empêcher que « le choix des maîtres » dépende de ceux qui
gouvernent. Coupée de l’idéologie du pouvoir, l’éducation républicaine
devait, selon lui, éveiller suffisamment le peuple à la raison pour que celui-
ci devienne insensible au discours des démagogues. Certes on objectera
avec justesse que l’expérience du totalitarisme hier, celle aujourd’hui de la
« société du spectacle », pour parler comme Guy Debord, offrent un
démenti cinglant au bel optimisme de Condorcet. Indubitablement, les
hommes du XXIe siècle ne sont pas moins manipulés et manipulables, en
particulier par la toute-puissance des images, que ceux du XXe ne l’étaient
par celle de la propagande. Mais qu’à cela ne tienne. Voilà une raison
supplémentaire pour dire que la lutte contre le mésusage de l’art oratoire
relève d’une éducation permanente. Il y a même urgence dans nos
démocraties vieillissantes à rappeler que, pour penser librement, il est
nécessaire de commencer par apprendre à déchiffrer les astuces verbales des
démagogues. Tâche souvent difficile et forcément inachevée.

Notre Art d’avoir toujours raison (sans peine) offre donc des parades,
des esquives, mais ne croit pas à la possibilité d’un coup mortel contre la
rhétorique. Un manuel anti-sophistique s’épuiserait d’ailleurs à chercher,
par exemple dans la logique formelle, de quoi ruiner tous les pseudo-
arguments qu’utilisent les nouveaux rhéteurs. Si, comme le soutient Érasme
dans son Éloge de la folie, chaque sophiste peut « concourir en bavardage
avec vingt femmes choisies », le philosophe se gardera de l’imiter. Sa
mission ne consiste pas à démonter tous les pièges oratoires : leur nombre
rend la chose impossible. Ce qu’il peut, en revanche, c’est établir, à partir
de l’étude de quelques cas, qu’il y a toujours, pour chaque stratagème, une
réplique possible qui ruine son efficacité. « Ne pas laisser au sophiste le
dernier mot » : tel pourrait donc être le précepte qui résume le livre qui va
suivre.
STRATAGÈME
No 1

POUR CONVAINCRE VOTRE


INTERLOCUTEUR, FAITES-LUI
PEUR !
COMMENT S’EN SERVIR

Lorsqu’une thèse n’est compréhensible que par les esprits forts, il faut
l’imposer aux esprits faibles en les effrayant. À la fin de la République,
Platon décide d’effrayer ses lecteurs pour défendre son modèle de cité
idéale.
En exposant un mythe illustrant le destin des âmes, il explique que ceux
qui voudraient exercer le pouvoir sans être philosophes connaîtront un sort
tragique : une mort violente et prématurée. Ce récit sert, en réalité, de
soutien au mythe de la caverne où Platon soutient que le philosophe, éclairé
par la vérité, devra diriger la cité, mais que le peuple, attaché à ses opinions,
voudra le tuer. La peur vient donc seconder la raison pour protéger le futur
philosophe-roi. Aujourd’hui, on retrouve cet usage de la peur comme
auxiliaire de la raison dans la plupart des stratégies écologiques. Par
exemple, le documentaire 6 degrés changeraient le monde de Ron
Bowman, diffusé sur France 5, le 17 août 2008, prévoit l’extinction de
toutes les espèces vivantes
Si la température terrestre augmente de 6 °C. Ainsi, comme l’avait
compris Platon, pour toucher le plus grand nombre, rien n’est plus efficace
que de frapper l’imagination par un scénario catastrophe.
LA PARADE

Quand on cherche à faire peur pour emporter l’adhésion, on sous-


estime implicitement la capacité de raisonner. Il faut donc vérifier que la
peur provoquée n’est pas là pour cacher un déficit dans l’argumentaire.
Selon Hannah Arendt, c’est effectivement le cas dans la République : Platon
s’y révèle moins philosophe que sophiste lorsqu’il utilise un mythe
effrayant pour faire passer en force sa cité idéale. En revanche, la lecture du
livre de Mark Lynas, 6 Degrees, fondé sur plus de trois cents références
scientifiques, laisse penser que le documentaire de Bowman ne joue pas sur
les peurs sans raison…
STRATAGÈME
No 2

SACHEZ COLLER UNE ÉTIQUETTE


COMMENT S’EN SERVIR

Attaquez votre adversaire sur ce qu’il est et non sur ce qu’il dit. Il est
difficile d’échapper à son sexe, à son âge, à sa situation sociale. C’est
pourquoi s’y référer peut se révéler très efficace : si vous parvenez à faire
croire que les thèses de votre adversaire émanent des intérêts de son groupe
d’appartenance, les préjugés négatifs concernant la valeur du groupe en
question achèveront de vous donner raison. Sans verser dans l’injure
raciale, évidemment stupide et odieuse, vous pouvez suggérer qu’en tant
que Parisien ou socialiste tendance caviar, votre interlocuteur a perdu tout
contact avec les réalités populaires. C’est ce que les sociologues appellent :
« Naturaliser le déviant. » Ainsi, dans Stigmate (1963), le sociologue
Erving Goffman montrait que tout écart par rapport à l’idéal du bon citoyen
américain (« jeune père de famille marié, blanc, citadin, hétérosexuel,
protestant, diplômé et sportif ») pouvait marginaliser l’individu. Pas sûr que
l’investiture d’un président noir à Washington démente ce constat. Un
récent sondage montre en effet que plus de 30 % des Américains croient
que Barack Obama est musulman (ils n’étaient que 7 % lors de son
élection). Signe que ses adversaires républicains veulent le stigmatiser en
passant d’un écart réel mais peu opérant (sa couleur de peau), à un écart
imaginaire mais efficace (sa religion).
À l’âge du communautarisme, ce stratagème est d’usage délicat, mais
en ravivant des préjugés qui ne demandent que ça, il s’avère redoutable.

LA PARADE

Si l’on essaye de vous coller une étiquette pour disqualifier votre


parole, deux manières de riposter s’offrent à vous : la fierté ou le
détachement. Vous pouvez vous réjouir de votre appartenance, comme
Rousseau lorsqu’il vantait la République de Genève, sa ville natale, à
laquelle il dédicacera son Discours sur l’origine de l’inégalité. À l’inverse,
vous pouvez la mépriser, tel Diogène le cynique rétorquant aux Athéniens
se moquant de lui parce qu’il avait été condamné à l’exil par les gens de
Sinope, que c’était lui qui les avait assignés à résidence !
STRATAGÈME
No 3

PRATIQUEZ LA RUPTURE DE TON


COMMENT S’EN SERVIR

Lorsque votre adversaire fait de l’humour, soyez grave ; lorsqu’il est


grave, faites de l’humour. Si au cours d’une discussion, les arguments de
votre adversaire sont meilleurs que les vôtres, changez soudainement de ton
afin de séduire ceux qui assistent au débat. Il s’agit en effet, pour reprendre
le dessus, de puiser dans le capital de sympathie que le public est
susceptible de vous accorder. Or, il est probable que votre adversaire, tout
entier dans son argumentaire, adopte, sans s’en rendre compte, un ton de
plus en plus sérieux, presque ennuyeux. Opposez-lui alors une remarque
légère, telle que : « Cela nous empêchera-t-il de dormir ? » Ainsi, dans sa
Lettre sur l’enthousiasme (1708), Shaftesbury (1671-1713) recommande de
pratiquer contre les fanatiques religieux, non la répression, mais l’esprit et
l’humour (« wit and humour »). Inversement : si, pris d’une verve railleuse,
votre adversaire ridiculise tout ce que vous dites, feignez de vous
offusquer : « Comment osez-vous vous moquer d’un tel cas ? Êtes-vous
donc insensible à tout ? » C’est ce que fait, par exemple, Rousseau lorsque,
outré que Voltaire puisse utiliser le tremblement de terre de Lisbonne pour
nier la providence divine, il lui écrit le 18 août 1756 : « Vous jouissez, mais
j’espère. » Dans les deux cas, les témoins apprécieront d’autant plus ce
décalage que vous aurez flatté soit leur esprit (par l’humour) soit leur cœur
(par la compassion).
LA PARADE

Si l’on cherche à vous déstabiliser en s’offusquant de la légèreté de


votre ton ou en trouvant ridicule votre sérieux, essayer de retrouver une
égalité de registre avec votre adversaire afin de pouvoir achever votre
argumentation. Le mieux est donc de le contre-attaquer sur la forme, par
exemple en disant que sa remarque est « déplacée », « de mauvais goût »,
qu’il est « bien cavalier », ou, au contraire, qu’il n’a « aucun humour »,
qu’il « prend tout au tragique », qu’il est « d’une susceptibilité maladive ».
Ainsi, à la lettre longue et grave de Rousseau, Voltaire répondit
laconiquement : « Vous me pardonnerez de laisser là toutes ces discussions
philosophiques qui ne sont que des amusements. »
STRATAGÈME
No 4

POUSSEZ VOTRE ADVERSAIRE


EN BAS DE LA « PENTE
GLISSANTE »
COMMENT S’EN SERVIR

Afin de réfuter votre interlocuteur, affirmez-lui que les conséquences


dernières de sa thèse sont scandaleuses : votre adversaire se prononce pour
le nudisme, rétorquez qu’il est alors favorable à la pédophilie ! Il conteste la
légitimité du port d’armes, dites-lui qu’il est donc pour le pillage et la
violence anarchiste ! L’efficacité de ce stratagème tient essentiellement au
raccourci qu’il permet d’opérer entre la cause et l’effet ultime présumé : en
omettant les raisons intermédiaires censées conduire à « l’horrible
résultat », vous placez votre adversaire en bas de la « pente glissante ». Il
peinera d’autant plus à la remonter qu’il lui faudra fournir des contre-
arguments à ce que vous avez passé sous silence. Mais l’argument de la
pente glissante ne relève pas que de la rhétorique. Il est même souvent jugé
légitime en éthique. On l’utilise ainsi pour dénoncer la légalisation des
drogues « douces » : si on dépénalise leur consommation, on favorisera
alors l’accès aux drogues « dures ». Mais, selon Bernard Williams (1929-
2003), célèbre représentant du scepticisme moral en Angleterre, l’argument
du slippery slope (la « pente glissante » en anglais) reste fragile : il fait
souvent appel à des notions absolues (« la personne » pour les débats sur
l’avortement, ou « la nature » pour les questions écologiques) qui engagent
des convictions métaphysiques et dont la valeur n’est pas décidable.
LA PARADE

La meilleure riposte consiste à refaire calmement le chemin fatal et à


dénoncer les fausses évidences tues par votre adversaire. Vous pouvez ainsi
soutenir que le nudisme est un sain retour à la nature, alors que la
pédophilie est une perversion culturelle.
Ou encore : que la tolérance du port d’armes génère plus de crimes
qu’elle n’en prévient. À défaut, vous avez toujours la possibilité de
contester l’inévitabilité de « l’horrible résultat » en arguant, comme le
dramaturge Pedro Calderon de la Barca (1600-1681), que « le pire n’est
jamais sûr »…
STRATAGÈME
No 5

UTILISEZ LE SILENCE
COMMENT S’EN SERVIR

Gardez le plus longtemps possible le silence et n’intervenez que pour


prononcer une phrase sans réplique qui clôture le débat. Cette stratégie du
silence tire son efficacité de l’estime que reçoivent spontanément les gens
discrets qui font preuve de retenue. En effet, on accorde volontiers des
qualités de courtoisie et de profondeur à celui qui sait rester attentif tout en
réservant sa parole. Savoir se taire est un bon moyen de passer pour sage,
de donner l’impression d’avoir du recul sur les choses, d’en mesurer la
valeur. Surtout, par son mutisme, celui qui opte pour ce stratagème, rend
autrui bavard et superficiel. Tout discoureur semble alors s’exposer au
célèbre mot de Ludwig Wittgenstein, phrase ultime du Tractatus logico-
philosophicus : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Avouons
toutefois que l’emploi d’un tel stratagème n’est pas naturel pour nos esprits
gaulois volontiers râleurs et contestataires.
Dans son Essai sur l’origine des langues, Jean-Jacques Rousseau
remarquait déjà que « quand un Franc s’est bien démené, s’est bien
tourmenté le corps à dire beaucoup de paroles, un Turc ôte un moment la
pipe de sa bouche, dit deux mots à demi-voix, et l’écrase d’une sentence ».
LA PARADE

Lorsque vous sentez que votre adversaire ménage son attaque en


gardant le silence, obligez-le à parler en l’interpellant : « Mais vous, qu’en
pensez-vous ? » Autre contre-attaque possible, interprétez publiquement
son silence comme source de désagrément pour tous : « Un ange passe. » À
défaut, enfermez-le dans son mutisme en vous faisant proverbial : « Qui ne
dit mot consent », et rappelez qu’aux dires de Plutarque, Cicéron lui-même,
ce grand orateur, se vit reprocher « d’être resté assis sans rien dire lorsque
César, encore imberbe, demandait à briguer le consulat au mépris de la
loi ».
STRATAGÈME
No 6

RETOURNEZ L’ARGUMENT
DE VOTRE ADVERSAIRE
COMMENT S’EN SERVIR

L’attaque consiste ici à reprendre mot à mot les arguments de


l’adversaire et à en conclure une thèse exactement contraire à celle qu’il
défend. Par exemple, votre interlocuteur affirme : « C’est un enfant, il faut
être indulgent avec lui. » Rétorquez : « Mais c’est justement parce que c’est
un enfant, qu’il ne faut pas être indulgent avec lui ! Sans quoi il ne grandira
jamais. » Schopenhauer estime que ce stratagème est le plus élégant qui soit
parce qu’il tire sa force de la plus grande économie de moyen possible. Et,
en effet, le simple usage de l’adverbe « justement » suivi d’une négation le
rend efficace. La matière de l’argument, elle, est fournie par l’adversaire, ce
qui ne manquera pas de l’humilier. Les philosophes ne dédaignent pas
d’utiliser ce procédé. Ainsi, dans sa Logique, Hegel, soucieux de ne pas lier
la liberté à la seule morale, retourne la formule de Kant, « Tu dois donc tu
peux », en affirmant au contraire que : « Tu ne peux pas, justement parce
que tu dois. Car dans le devoir-être se trouve également la borne, en tant
que borne » (I, § 141). Cet argument dit de retorsio occupe même une place
privilégiée dans l’histoire de la philosophie. Car tout grand auteur se doit
d’être d’abord le disciple rebelle de son maître…
LA PARADE

Pour contrer ce stratagème humiliant, il suffit de réaffirmer son point


de vue en retournant à son tour le contre-argument de l’adversaire. Dans
l’exemple de l’enfant châtié, on dira : « Mais c’est au contraire parce qu’il
n’y a pas de bonne pédagogie répressive qu’il faut être indulgent. » La
parade consiste donc à laisser entendre qu’on avait bien envisagé la thèse
inverse mais qu’on l’avait jugée irrecevable. Il convient toutefois de
prendre garde qu’en passant implicitement du « justement » au « justement
pas », le ton risque de monter, chaque interlocuteur appuyant sur la négation
pour emporter le débat. Il faut donc rester calme, ne pas chercher à humilier
à son tour l’auteur du stratagème, tout en coupant court à l’échange.
STRATAGÈME
No 7

PARLEZ PAR IMAGES


COMMENT S’EN SERVIR

Dans un débat difficile, remplacez les arguments de votre


interlocuteur par des images simples et tournez-les à votre avantage : on
vous reproche de vouloir l’impossible, dites que toute montagne a son
passage ; on prétend que vous êtes trop sévère, rétorquez que les bois durs
font les meilleurs meubles. L’image déstabilise l’adversaire parce qu’elle
l’incite à trouver une contre-image dans un contexte qu’il n’a pas choisi. Or
il n’est jamais facile de décliner une métaphore imposée. Inversement,
l’image plaît au public parce que chacun l’interprète spontanément dans le
sens qui lui convient, en référence à son propre imaginaire, à son
expérience intime. Avec un peu d’habileté, on peut ainsi flatter
l’imagination de l’auditoire tout en paralysant celle de son interlocuteur.
Cette ruse a tenté bien des philosophes soucieux d’intimider leur ennemi.
Par exemple Karl Marx, en faisant du communisme « un spectre » qui hante
l’Europe, a su frapper l’imaginaire du prolétariat désarmé. Il l’a convaincu
qu’il pouvait, en s’unissant, effrayer la bourgeoisie. L’image, qui ouvre le
Manifeste du parti communiste de 1848, a peut-être ainsi plus fait pour
l’avènement de la révolution que bien des démonstrations du Capital. La
contre-image du révolutionnaire « le couteau entre les dents » apparaît alors
comme la réponse tardive du capitalisme pour retourner, avec plus ou moins
de succès, la figure initiale de l’effroi évoquée par le marxisme…
LA PARADE

Les images étant ambivalentes, il faut leur opposer des concepts et, si
possible, donner leur définition : contre l’image de la montagne, on
rappellera que l’impossible ne se réduit pas à l’inaccessible, mais qu’il
désigne aussi le contradictoire. Le vouloir, c’est commettre un illogisme.
Contre celle des bois durs, on avancera que la sévérité n’est souvent que
rigidité : elle n’est pas un gage de durée.
Il ne faut pas hésiter à reprocher à votre adversaire de recourir aux
images : c’est de sa part soit un aveu d’impuissance à abstraire, soit une
stratégie d’« ensorceleur », comme le disait déjà Platon dans Le Sophiste
(écrit aux environs de 360 av. J.-C.).
STRATAGÈME
No 8

FEIGNEZ L’IGNORANCE
COMMENT S’EN SERVIR

Lorsqu’un débat est mal engagé, avouez simplement que vous en


ignorez les fondements. On vous demande ainsi si vous êtes pour le
darwinisme. Répondez que vous n’avez jamais lu Darwin. Comme il est
peu probable que votre interlocuteur connaisse L’Origine des espèces (qui
ne contient d’ailleurs aucune théorie explicite sur l’homme), vous
l’empêcherez de développer ses arguments. Autre exemple : on vous
reproche de ne pas chanter l’hymne national dans un stade. Dites que vous
ne l’avez jamais appris à l’école. Votre voisin ne se donnera sans doute pas
la peine de vous l’apprendre avant le coup d’envoi. C’est que toute joute
oratoire s’appuie sur un savoir implicite partagé. Si vous affectez, en
plaidant la bonne foi, de « ne pas être au courant », vous sapez cette base
commune et rendez le dialogue impossible. Schopenhauer remarquait ainsi
dans L’Art d’avoir toujours raison (1830-1831) qu’« il est stupéfiant de
constater combien vous désarmerez votre adversaire en avouant votre
ignorance ». En effet, « on peut reprocher à quelqu’un de mal connaître,
d’expliquer maladroitement, de trafiquer l’information, mais comment lui
reprocher de ne pas savoir ? » Ainsi, vous vous placez dans un état
d’innocence et vous n’êtes plus accusable.
Ce stratagème est tellement utilisé que le législateur doit anticiper son
usage abusif en rappelant que « nul n’est censé ignorer la loi ». Cet adage
du droit n’est certes qu’une fiction – aucun juriste ne connaît toutes les lois
et amendements –, mais elle est nécessaire, sans quoi tout accusé se
retrancherait derrière une ignorance à l’authenticité invérifiable.

LA PARADE

Si quelqu’un joue les ignorants, il ne faut pas l’écraser par son savoir,
mais l’évincer en le déclarant publiquement incompétent, voire stupide.
Puisqu’il affecte l’innocence, il convient de l’enfermer dans son immaturité,
de lui suggérer de s’intéresser à l’actualité ou de retourner à l’école. Ainsi,
ignorer l’hypothèse darwiniste, c’est s’interdire de comprendre les enjeux
du débat contemporain sur la génétique. Ou encore : dire qu’on ignore
l’hymne national pour ne pas le chanter revient à être un mauvais citoyen
ou un mauvais anarchiste. Bref, condamnez l’ignorant à se taire et affirmez
que « qui ne dit mot consent ».
STRATAGÈME
No 9

RÉPÉTEZ-VOUS !
COMMENT S’EN SERVIR

Provoquez l’énervement de l’adversaire en répétant inlassablement le


même argument. Imaginons, par exemple, que vous êtes contre l’impôt sur
les grandes fortunes. On vous dit : « Cet impôt est juste. » Rétorquez : « Il
fait fuir les capitaux. » On ajoute : « Il est une source importante de revenus
pour l’État. » Dites : « Ne voyez-vous pas qu’il incite à investir à
l’étranger ? » On réplique : « Il crée une solidarité entre les plus riches et
les plus pauvres. » Répétez : « Moi, je vous dis qu’il pousse les meilleurs à
s’exiler. » En continuant ainsi, vous avez de bonnes chances de gagner le
débat par forfait. D’autant que, pour ne pas sembler obtus, vous prendrez
soin de varier l’introduction de la répétition : « Je dis et je répète… », « Je
vais redire autrement les choses… », « Comme je l’expliquais déjà tout à
l’heure… », ou encore, ironiquement : « Au risque de me répéter… » Vous
aurez alors produit un argumentum ad nauseam : un argument qui donne la
nausée à force d’être martelé. Outre son aspect agaçant, ce stratagème
présente un double avantage : il suggère que votre interlocuteur est lent à
comprendre puisque vous vous donnez la peine de réexpliquer votre
argument ; il vous permet de ne pas vous exposer à de nouvelles attaques
puisque vous avez fermé votre argumentaire. Un personnage de l’œuvre
d’Herman Melville illustre à merveille ce cas : c’est Bartleby. Employé
chez un notaire à Wall Street, Bartleby, scribe consciencieux, décide un jour
de refuser poliment son travail de copiste en donnant pour seul motif qu’il
« préférerait ne pas » continuer à écrire. Cette réponse, invariablement
répétée, déstabilisera son patron au point de l’inciter à déménager son étude
dans un autre quartier.

LA PARADE

Malgré les tournures de style, il est assez facile de repérer une


répétition d’argument. Il faut alors reprocher à l’adversaire de tomber dans
le psittacisme (le fait de se répéter comme un perroquet) et dénoncer la
pauvreté de son discours : « Ne me dites pas une énième fois que cet impôt
est injuste parce qu’on le fuit. » Si l’adversaire persiste, n’hésitez pas à
l’enfoncer en lui rappelant la phrase de Montaigne : « L’opiniâtreté est le
signe exprès de la bêtise » (Essais, II, 12).
STRATAGÈME
No 10

FLATTEZ !
COMMENT S’EN SERVIR

Pour amadouer votre adversaire, faites-lui croire qu’il est plus


intelligent que vous. L’orgueil étant la chose du monde la mieux partagée, il
est probable qu’il mordra à l’appât, baissera sa garde et s’exposera à un
contre-argument fatal. Imaginons qu’un de vos amis vous recommande
quelqu’un qui vous déplaît. Impossible de l’éconduire sèchement. Laissez-
le parler. Retenez une de ses idées et affirmez : « Votre idée est géniale ; je
n’y avais pas pensé. » Puis émettez un doute : « J’ai peur que cette idée
reste incomprise. » Enfin contre-attaquez : « Vous m’éclairez, mais il est
plus raisonnable de s’en tenir provisoirement à ma proposition initiale. » La
véritable efficacité de ce stratagème se joue dans la manière de placer
l’attaque : il faut se faire flatteur jusque dans la phrase assassine. Par
exemple, en disant : « Il serait indigne de votre intelligence de ne pas
m’accorder ce point », ou encore : « Un homme comme vous, si
expérimenté, ne peut que partager mon opinion. » L’astuce vient de ce
qu’on ne se dit jamais plus fort que l’adversaire et même qu’on lui doit
l’intelligence du débat. On se sert alors habilement des talents supposés
d’autrui pour valoriser les siens. Idéalement, la conversation s’achèvera par
une bonne poignée de main. Le perdant sera d’autant plus dupé qu’il
repartira la tête haute, conforté dans son orgueil. Baltasar Gracián (1601-
1658) avait déjà remarqué dans L’Homme de cour que les flatteurs
« enchantent le présomptueux par le seul attrait d’une révérence ». Il le
déplorait, mais, en bon jésuite, savait être révérencieux le cas échéant.

LA PARADE

Lorsqu’on vous accorde une grande intelligence dans un débat, flairez


le piège, soyez méfiant et jouez la carte de l’humilité : « C’est gentil à vous
de m’honorer ainsi, mais vous me surestimez. » Mieux encore, faites
comprendre à votre adversaire que vous n’êtes pas dupe : « Ce serait de
l’orgueil de ma part de vous laisser parler de moi comme ça. » Et si
décidément votre interlocuteur persiste dans la courtisanerie, dites-lui que
vous n’êtes pas un corbeau avec un fromage au bec, et que vous savez que
« tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute ».
STRATAGÈME
No 11

DÉNIGREZ L’OBJET DU DÉBAT


COMMENT S’EN SERVIR

Quand la conversation est mal engagée, montrez qu’elle ne méritait


pas d’avoir lieu parce que son objet est ridicule. Il s’agit en somme de
détruire le débat à sa source. Tous les arguments avancés lors de la
discussion apparaissent du coup comme viciés du fait de l’inanité du
dialogue. Imaginons que votre adversaire veut vous pousser à reconnaître
qu’il vaut mieux être sourd qu’aveugle, parce que 80 % des informations du
monde extérieur sont transmises par la vue. Vous avez beau répondre, tel
Diderot dans la Lettre sur les aveugles, que la cécité n’empêche pas de
devenir mathématicien (Nicholas Saunderson, célèbre géomètre) ou
musicienne (Mélanie de Salignac, grande pianiste), votre interlocuteur
campe sur ses positions. Et puisque vous parlez de musique, il réplique que
Beethoven a composé ses œuvres malgré sa surdité, alors qu’on n’a jamais
vu un peintre, devenu aveugle, continuer à exercer son art.
Vous voilà à court d’argument. Faites alors remarquer à votre
contradicteur que ni lui ni vous n’êtes malvoyant ou malentendant et que,
ne les vivant pas, il est ridicule de vouloir classer les handicaps. C’est donc
un faux débat. L’histoire de la philosophie est marquée par l’abandon de
controverses jugées après coup ridicules – les anges ont-ils un sexe ? quel
est le poids de l’âme ? comment repérer physiquement un criminel-né ?
Dénigrer le débat n’est pas qu’une méthode de sophiste. C’est aussi un
moyen d’orienter la quête de la vérité vers des objets plus légitimes.

LA PARADE

Si votre adversaire fuit le débat en niant sa pertinence, accusez-le


d’adopter une attitude infantile : « De toute façon, il est nul ce jeu ! » disent
les enfants lorsqu’ils réalisent qu’ils vont perdre la partie. Puis livrez-vous à
un petit rappel psychologique qui ridiculisera votre interlocuteur : le dépit
engendre des comportements régressifs et narcissiques. Sauver la face en
dénigrant le débat c’est un peu se conduire comme un amoureux transi.
Ainsi, chez Proust, Swann, pour se consoler de l’échec de sa relation avec
Odette, devait se convaincre qu’« elle n’était même pas son genre »…
STRATAGÈME
No 12

INVOQUEZ LES STATISTIQUES


COMMENT S’EN SERVIR

Afin de l’emporter dans un débat, multipliez les références aux


statistiques et faites parler les chiffres à votre avantage. Plutôt que
d’affirmer qu’on aurait tort de réduire la durée des vacances estivales car
cela nuirait au tourisme, dites qu’une rentrée scolaire prématurée ferait
perdre 18 % de leurs revenus aux stations balnéaires, 7 % aux compagnies
aériennes, et déplairait, « d’après un récent sondage », à 87 % des
vacanciers interrogés, ces derniers voulant conserver le libre choix de partir
qui en juillet qui en août.
Peu importe que ces chiffres soient imaginaires, ce qui compte ici, c’est
qu’ils aient l’air crédible pour l’auditoire et qu’ils soient exprimés
clairement. Depuis l’avènement des sciences humaines, la quantification est
perçue par l’opinion publique comme un gage d’objectivité. En avançant
des chiffres, vous passez d’emblée pour quelqu’un qui connaît ses dossiers,
voire pour un expert. Votre adversaire se sentira alors obligé d’opposer
d’autres chiffres aux vôtres sans quoi il perdra la face. Mais il est peu
probable qu’il dispose sous la main de données chiffrées pour vous
contredire. Finalement, vous l’aurez piégé en l’entraînant dans un faux
débat technique. Quant au public, il est vraisemblable qu’il adhérera à votre
thèse car, comme le dit l’historien des sciences américain Stephen Jay
Gould dans La Mal-Mesure de l’homme (Odile Jacob, 1997), « les chiffres
ont un pouvoir de suggestion, de crainte et de réfutation ».

LA PARADE

Si votre adversaire recourt aux statistiques, commencez par


l’interrompre en lui demandant de citer ses sources. Puisqu’il joue les
scientifiques, exigez de lui le maximum de rigueur. S’il vous fournit des
références plausibles, quittez alors le domaine quantitatif et contre-attaquez
avec des arguments qualitatifs (écourter les vacances d’été permettrait de
mieux ajuster les rythmes scolaires et de respecter davantage les capacités
d’apprentissage des élèves). Si, malgré cela, il avance à nouveau des
chiffres, dénoncez sa méthode en soutenant, avec Pierre Bourdieu que
« l’opinion publique n’existe pas », parce que les sondages sont toujours
idéologiquement orientés, et donc sans valeur de véracité.
STRATAGÈME
No 13

METTEZ-VOUS EN COLÈRE
COMMENT S’EN SERVIR

Lorsqu’un débat se déroule si mal que vous n’avez plus aucune chance
de convaincre l’auditoire par de nouveaux arguments, affectez la colère en
haussant le ton, en jetant un objet par terre, en vous disant outré par les
procédés de votre interlocuteur. L’effet escompté est double : désarmer
l’adversaire par un changement brutal d’attitude ; faire douter le public en
lui suggérant qu’il n’a pas perçu que votre contradicteur tenait des propos
scandaleux. L’important est de ne pas se laisser déborder par la colère.
Ainsi, dans les Tusculanes, Cicéron rappelle qu’« un orateur qui sera
vraiment orateur, aura plus de véhémence qu’un comédien, mais sans
passion et toujours de sang-froid ». Si vous n’omettez pas ce rappel, soyez
persuadé que la crainte que vous susciterez en vous emportant
soudainement vous redonnera l’avantage. Car, pour que votre colère cesse
et ne se transforme pas en agression physique (telle celle de Napoléon
donnant un coup de pied dans le ventre du sénateur Volney !), votre vis-à-
vis sera prêt à vous accorder n’importe quoi. Faites alors monter le prix de
votre apaisement en déclarant à l’assistance que vous ne décolérerez pas si
l’on ne vous accorde pas l’égalité de points. Et, peut-être, votre adversaire
lui-même, trop heureux de ne pas devoir en venir aux mains, fera cette
concession.
LA PARADE

Si vous sentez que votre adversaire devient furieux par ruse, souvenez-
vous du mot d’Horace : Ira furor brevis est (« la colère est une courte
folie »). Le temps est ici votre meilleur allié car la colère épuise vite celui
qui s’y adonne. Si, malgré tout, elle dure, adressez-lui des remarques
d’ordre psychologique, tel que : « Je vois que vous êtes d’un tempérament
irascible. » Vous stigmatiserez son incapacité à se contrôler et donc sa
faiblesse de caractère. Vous montrerez que l’explosion de colère, même
feinte, ne cache pas un stratagème très élaboré car, comme l’avait vu
Descartes dans son Traité des passions de l’âme (1649), « ceux qu’elle fait
rougir sont moins à craindre que ceux qu’elle fait pâlir » (article 200).
STRATAGÈME
No 14

INVOQUEZ LE MODÈLE
DES RICHES
COMMENT S’EN SERVIR

Pour cautionner votre point de vue, faites référence à ceux qui ont fait
fortune. Par exemple, vous voulez convaincre votre interlocuteur que pour
être un bon romancier, il faut rapidement parvenir à écrire plusieurs livres
par an, la prolixité étant selon vous le gage d’une imagination débordante.
La preuve : James Patterson, l’écrivain le plus riche du monde, en produit
huit ou neuf chaque année ! Ou rappelez-vous vos parents : « Regarde ton
frère. Il a fait les bons choix dans la vie. La preuve : il gagne cinq fois plus
que toi ! » D’autant plus facile à faire passer que, dans notre société très
pragmatique, le succès a toujours raison. Peu importent les moyens
employés pour l’atteindre, on accordera volontiers qu’il faut beaucoup de
talents pour gagner beaucoup d’argent. Appelé argumentum ad crumenam
(« l’argument qui se sert de la bourse ») ou raison du plus riche, ce
stratagème tire son efficacité du fait que celui qui le conteste s’expose à
l’accusation d’être un envieux amer et incompétent. On dira en effet à celui
qui doute du mérite des riches : « Vous pouvez critiquer les œuvres de X,
toujours est-il que, grâce à elles, il gagne plusieurs millions d’euros,
contrairement à vous… » Et dans le cas où vous seriez plus fortuné que
celui que vous critiquez, soyez sûr que, si vos arguments ne sont pas
vraiment convaincants, c’est pour votre fortune que vous serez cru. En
matière d’assentiment aussi, on ne prête qu’aux riches…
LA PARADE

Montrez qu’on ne peut prétendre qu’une thèse est vraie uniquement


parce qu’un homme devenu riche aurait pu la soutenir. On peut ainsi
rétorquer que certains génies littéraires sont restés pauvres en dépit de leur
prolixité (Herman Melville, l’auteur de Moby Dick, ne connut qu’une gloire
posthume) ou devenus riches et célèbres avec un seul livre (Harper Lee
avec Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, prix Pulitzer 1961). Chacun sait
d’ailleurs que derrière bien des bestsellers, il n’y a souvent qu’une habile
stratégie marketing. Vous rappellerez aussi qu’en démocratie la société ne
plébiscite pas ce qui est meilleur, mais ce que la rumeur entretenue par les
« lobbys médiatiques » valorise. L’argument du plus riche serait même
l’instrument rhétorique privilégié de ceux qui contrôlent l’opinion publique.
Et, comme le dit Tocqueville : « L’opinion publique mène le monde » (De la
démocratie en Amérique).
STRATAGÈME
No 15

DÉSHONOREZ VOTRE
ADVERSAIRE
COMMENT S’EN SERVIR

Un moyen efficace (et des plus retors) pour l’emporter porter dans un
débat consiste à pratiquer le déshonneur par association. Il s’agit de montrer
que les arguments de votre interlocuteur sont mauvais parce que similaires à
ceux employés par une personne réputée infréquentable. Par exemple, votre
adversaire soutient qu’on doit boycotter les oscars parce que les choix sont
trafiqués par les grands producteurs hollywoodiens. Rétorquez : « Vous êtes
antiaméricain ? Tiens, comme Mahmoud Ahmadinejad (président de la
République islamique d’Iran de 2005 à 2013) ! Voilà qui ne m’étonne
pas… » La force de l’argument est de faire retomber sur votre contradicteur
l’image négative d’un individu disqualifié. On dirige alors l’attention de
l’auditoire sur le rapprochement de personnalité suggéré, escomptant ainsi
que le contenu des arguments jusque-là avancés sera oublié. On peut aller
jusqu’à oser l’allusion à des criminels ou à des dictateurs. C’est pourquoi
d’ailleurs cet argument est appelé « reductio ad Hitlerum ». Pour ne pas
déclencher l’ire de son rival, ce stratagème est souvent dépersonnalisé et
rattaché à une doctrine ou à une période historique unanimement
condamnée : « On disait aussi cela dans les années 1930… » Bref, en
collant à votre adversaire de tristes souvenirs, vous avez de grandes chances
de ternir son image auprès du public et de rendre dérisoire son
argumentation.
LA PARADE

Pour contrer ce stratagème, il est déconseillé de l’utiliser à son tour.


Car, en agissant ainsi, vous ne ferez que salir votre contradicteur et tout ce
que vous obtiendrez, c’est de rabaisser un peu plus le niveau du débat. Le
mieux est encore de dénoncer le stratagème et donc de prévenir l’auditoire
qu’il ne doit pas être dupe du procédé employé contre vous : « Je vois où
vous voulez en venir… Vous espérez nous faire croire que celui qui aime
les bergers allemands est un sympathisant du nazisme ? Allons, allons, qui
ici accepterait un tel raisonnement ? » Par cette réplique, non seulement
vous sauverez votre honneur mais aussi celui de l’assistance qui ne
manquera pas de vous en remercier…
STRATAGÈME
No 16

PLAGIEZ VOTRE INTERLOCUTEUR


COMMENT S’EN SERVIR

Si vous manquez d’idées dans un débat, appropriez-vous celles de


votre interlocuteur. Imaginons qu’il soutient, en se référant à Hegel, que
l’Histoire ne progresse que par crises. Dites : « Vous oubliez de préciser
que, selon le philosophe allemand, il n’y a pas d’avancée historique majeure
sans guerre. » Puis placez une nouvelle attaque par plagiat après avoir
attendu que votre adversaire ait repris la parole. Par exemple, ce dernier
explique que les guerres ont néanmoins des effets politiques imprévisibles,
comme le soutenait d’ailleurs Tolstoï dans Guerre et Paix. Enchaînez :
« Permettez-moi d’ajouter que ceux qui choisissent la violence généralisée
comme moyen de gouvernance sont toujours surpris par les effets ultimes
des actes barbares, et c’est ce que montre très bien Tolstoï dans son plus
grand roman à la gloire de la Russie. » Bien sûr, votre interlocuteur sera
certainement agacé : en l’interrompant pour dire autrement ce qu’il vient
d’expliquer, vous l’empêchez de poursuivre son argumentation qui devient
discontinue et peu audible ; et en reprenant ses références sans les
approfondir, vous donnerez l’impression de les connaître aussi bien, voire
mieux que lui. Et par un tour de passe-passe qui achèvera d’exaspérer votre
adversaire, le public vous accordera sans doute le mérite de l’originalité
parce que, pour lui, c’est le dernier qui parle qui a raison.
LA PARADE

Le plus évident, c’est de dénoncer le plagiat : « Mais c’est ce que je


viens de dire ! » Cependant il serait peu efficace de vous contenter d’une
telle parade car à force de répéter la même phrase à chaque fois que le
plagiaire vous interrompt, vous finirez par vous énerver et vous perdrez le
débat. Tentez plutôt de déstabiliser votre adversaire en le questionnant
indirectement sur vos références : « Tiens, je me demandais dans quel écrit
Hegel affirme que rien de grand ne s’est fait sans passion destructrice. »
Laissez passer le temps nécessaire à prouver son ignorance, puis dites :
« Ah oui, ça me revient : c’est dans La Raison dans l’Histoire. » Ou :
« Aidez-moi à retrouver à quelle occasion Tolstoï soutient qu’“un
événement n’est jamais la conséquence d’un ordre” ? (silence) N’est-ce pas
à propos de la bataille de Borodino ? » Vous montrez ainsi que votre
adversaire connaît mal ce qu’il s’approprie et qu’il n’est qu’un imposteur !
STRATAGÈME
No 17

EXIGEZ DES DÉFINITIONS


COMMENT S’EN SERVIR

Lorsque vous sentez que votre interlocuteur prend le dessus,


demandez-lui de définir les termes sur lesquels reposent ses contre-
arguments. Par exemple, le 1er mars 2012, Nicolas Sarkozy a utilisé le mot
« épuration » pour qualifier les changements de personnes envisagés par
François Hollande à la tête des corps de l’État. Le mot, connoté, a fait réagir
la gauche, notamment Laurent Fabius lors du débat qui, peu après,
l’opposait à Sarkozy. Ce dernier s’est défendu en disant : « Mais regardez la
définition dans le dictionnaire, cela n’a rien de choquant. » De manière
générale, lorsqu’on demande à autrui de préciser le sens des mots qu’il
emploie, on lui laisse entendre qu’il ne les maîtrise pas ou qu’il joue sur
leur équivocité. Ici, la connotation scandaleuse du mot « épuration » est
habilement attribuée à celui qui veut en dénoncer l’usage. Or il est toujours
déstabilisant d’être suspecté d’ignorance ou de malhonnêteté. En outre, en
exigeant des définitions, vous obligez l’adversaire à vérifier son lexique là
où il comptait exposer des arguments. L’histoire de la pensée est jalonnée
par ce genre d’interruption. Einstein à qui on demandait s’il croyait en Dieu
répondit ainsi : « Définissez-moi d’abord ce que vous entendez par Dieu et
je vous dirai si j’y crois. » Par déformation professionnelle peut-être, les
psychanalystes excellent dans l’usage de ce genre de stratagème, mais pour
une autre raison : chaque mot pouvant masquer un désir, le définir peut
mettre à nu une pulsion refoulée. Ainsi, selon Freud, la foule n’est
manipulable par des mots que parce qu’elle projette inconsciemment sur le
meneur qui les emploie l’image nostalgique de l’autorité paternelle.

LA PARADE

Pas facile de se sortir de ce piège. Bien souvent, les termes que nous
utilisons sont flottants, mal conceptualisés. La parade la plus simple reste
d’assumer les mots choisis en leur donnant le sens le plus convenu. Dans
l’exemple de l’« épuration », c’est sa connotation tragique qui prime et c’est
donc celle-là qu’il faut rappeler : « On ne peut plus utiliser le mot
“épuration” sans arrière-pensée. » Plus simplement, on peut refuser ce jeu
du dictionnaire : « Mais pourquoi voulez-vous que je définisse le mot
“épuration” ? » Et si l’adversaire s’obstine, soyez plus expéditif : « Bon, je
ne vais pas m’arrêter sur chaque mot sans quoi cette discussion n’en finira
jamais. Si vous avez des problèmes de compréhension, revoyez votre
français ! »
STRATAGÈME
No 18

FEIGNEZ D’ÊTRE VEXÉ


COMMENT S’EN SERVIR

Il suffit de détourner l’un des arguments de votre adversaire en faisant


mine d’y voir une attaque ad hominem. Autrement dit : Passez du concept à
l’affect. Supposons qu’il soutienne que l’abstention est dangereuse en
démocratie parce qu’elle fait le jeu des partis antirépublicains. Prenez un air
scandalisé et rétorquez : « Vous voulez dire que je suis un fasciste ou un
stalinien parce qu’aux dernières élections, j’ai refusé de voter, compte tenu
de la médiocrité des candidats. Vous me vexez profondément ! » Avec cette
réponse offusquée, vous gagnerez des points précieux : vous troublerez
votre adversaire qui, en dénonçant l’abstentionnisme, n’avait sans doute pas
l’intention de vous accuser personnellement ; mais, surtout, vous attirerez la
sympathie de l’auditoire parce qu’il y a de grandes chances pour que s’y
trouvent des déçus de la politique qui, comme vous, ont au moins une fois
boudé les urnes. En vous disant blessé, vous suggérez astucieusement que le
propos de votre adversaire est aussi agressif pour les autres sans qu’ils aient
à avouer pourquoi. À vrai dire, les partis extrêmes, par définition plus
vindicatifs, n’hésitent pas à employer ce procédé de la vexation collective.
Ainsi, lors de la campagne présidentielle de 2012, Marine Le Pen face aux
attaques de Jean-Luc Mélenchon qui la traitait de « semi-démente » n’a pas
manqué de répliquer : « En m’insultant, vous insultez des millions de
Français et 40 % des ouvriers qui s’apprêtent à voter pour moi. »
LA PARADE

Lorsqu’on détourne vos arguments en se victimisant, vous pouvez


toujours feindre à votre tour la susceptibilité et contre-attaquer : « Vous
voulez me faire passer pour un robespierriste, un nostalgique du vote à main
levée. Mais nous ne sommes pas dans Tintin au pays des Soviets ! » Autre
solution : puisque votre adversaire se présente comme une victime,
dénoncez sa faiblesse avec le poète Paul Jean-Toulet : « Il y a des gens qui
ont la susceptibilité de l’huître. On ne peut y toucher sans qu’ils se
contractent » ; ou bien affirmez franchement votre force avec Jonathan
Swift, auteur de L’Art du mensonge politique (1733), qui prétendait « vexer
les coquins, sans espérer les corriger ».
STRATAGÈME
No 19

DÉNIGREZ LE « GRAND »
PAR LE « PETIT »
COMMENT S’EN SERVIR

Un bon moyen de l’emporter dans un débat consiste à jouer sur les


changements d’échelle en faisant du « petit » un modèle critique du
« grand ». Par exemple, lors de la campagne présidentielle de 2012, le
secrétaire de l’UMP Jean-François Copé a voulu démontrer l’incompétence
budgétaire de François Hollande en dressant le bilan de son action à la tête
du conseil général de la Corrèze : entre 2008 et 2011, les effectifs de
fonctionnaires y ont augmenté de 54 % et la dette de 45 %. Ce
raisonnement analogique, qui fait d’un constat émis à l’échelle
départementale un laboratoire pour attaquer un programme futur à l’échelle
nationale, tire sa force de son allure scientifique. Partant du principe
déterministe que les mêmes causes produisent les mêmes effets, on laisse
entendre que celui qui administre mal les affaires d’une population
restreinte échouera à gérer celles de tout un peuple. En changeant d’échelle,
on suggère que les effets négatifs seront amplifiés et que l’adversaire sera
vite dépassé. À l’inverse, parce que Jean-Marc Ayrault a été un bon maire
de Nantes, sera-t-il pour autant un excellent Premier ministre ? Difficile à
démontrer. Pour appliquer à votre tour cet habile stratagème, il vous suffit
de modéliser l’une des expériences passées de votre interlocuteur et de
l’appliquer, en l’amplifiant, à ses propositions futures. Rappelez que votre
débatteur n’a pas su faire ses preuves dans les affaires les plus simples. Puis
concluez avec Épictète : « Commence donc par les petites choses »
(Manuel, XII).

LA PARADE

Pour contrer un tel stratagème, contestez la justesse du modèle qui


stigmatise votre expérience. Il n’est pas sûr que l’augmentation d’une dette
soit forcément négative si elle correspond à un investissement pour mieux
gérer le futur. Mais, surtout, dénoncez l’usage du changement d’échelle.
Dans la Critique de la raison pure, Kant réfute ainsi la preuve de
l’existence de Dieu : tel croyant tire de l’observation locale de la beauté de
la nature la certitude d’une harmonie de l’Univers et donc d’un Créateur
intelligent qui y préside. Kant lui objecte que lorsqu’on passe du petit au
très grand, on quitte les champs de l’expérience et de la scientificité.
Reprochez donc à votre adversaire la conclusion hâtive de son
raisonnement : le « petit » ne permet pas de juger du « grand », et
réciproquement…
STRATAGÈME
No 20

SOYEZ « À-QUOI-BONISTE » !
COMMENT S’EN SERVIR

Afin de sortir d’un débat qui tourne à l’avantage de votre adversaire,


prenez l’initiative de le conclure en bloquant l’échange. Dites simplement :
« Quand vous aurez démontré que nos points de vue sont radicalement
opposés, qu’est-ce que ça changera ? » La force de ce stratagème est de
remettre en cause le principe du débat – la recherche d’un accord
consensuel. Utilisé habilement, ce piège vous permet de faire croire que
votre adversaire est inflexible et même mal intentionné. Alors à quoi bon
continuer à discuter puisque le dialogue engagé s’apparente à un
monologue ? Lors du débat présidentiel contre Jacques Chirac du 28 avril
1988, François Mitterrand avait utilisé cette astuce : « Quand vous aurez
dit, vous, que les socialistes ont tout raté et quand j’aurai répondu que vous
avez tout raté, en quoi aurons-nous fait avancer les affaires de la
France ? » Il avait laissé sans voix son adversaire. Certains philosophes
n’ont pas hésité à procéder de la même manière. Ainsi Spinoza opposa une
fin de non-recevoir aux questions de Blyenbergh sur le mal dont l’auteur de
l’Éthique niait l’existence. L’une des lettres que le philosophe adressa au
savant calviniste s’achevait sur l’affirmation agacée qu’on pourrait « poser
cent questions du même genre au cours d’une seule heure, sans jamais
arriver à aucune solution ». L’histoire retiendra – à tort ? – que Blyenbergh
fut un obstiné, sinon un imbécile, incapable de comprendre la philosophie
de Spinoza.

LA PARADE

L’image que donne celui qui raisonne par des « et après ? » est plutôt
celle d’un être désabusé. Image dont vous aurez tout intérêt à forcer les
traits : « C’est impossible de discuter avec vous ! Vous n’êtes qu’un
nihiliste qui discrédite tout en suggérant que tous les arguments se valent ! »
Citez alors un nihiliste célèbre, Cioran : « Avec le recul, plus rien n’est bon,
ni mauvais » (De l’inconvénient d’être né). Puis pointez la contradiction du
discours à-quoi-boniste en obligeant votre interlocuteur à aller au bout de sa
logique : « Pendant que vous y êtes, demandez-vous : pourquoi vivre
puisqu’il faut mourir ? » Bref, montrez qu’avec des « à-quoi-bon ? » on
révèle seulement un caractère asocial.
STRATAGÈME
No 21

PRATIQUEZ LA LOGORRHÉE !
COMMENT S’EN SERVIR

Si votre adversaire vous paraît très habile, sachez transformer le


dialogue en monologue. Prenez vite la parole et ne la lâchez pas. Votre
interlocuteur devra alors vous interrompre pour avancer ses arguments.
Belle occasion de lui reprocher son impolitesse. Autre avantage : en
monopolisant la parole, vous créez un écart dans l’esprit de votre
interlocuteur entre l’écoute obligée dont il doit faire preuve et ses propres
arguments qu’il ne doit pas oublier au fur et à mesure que vous parlez. S’il
s’accroche à ces derniers, il paraîtra peu attentif à ce que vous dites.
Attaquez-le alors sur sa distraction. S’il est tout ouïe, embarquez-le dans
votre argumentaire. Le flux de vos paroles aura probablement raison de ses
meilleures idées en brouillant leur bel ordonnancement. La mémoire de ce
qu’on voulait dire résiste mal au bruissement continu et interminable de ce
qui est dit. Schopenhauer précise enfin que l’efficacité de ce stratagème (le
36e de son Art d’avoir toujours raison) repose sur le fait que,
« habituellement, l’homme croit, s’il n’entend que des paroles, qu’il doit s’y
trouver aussi matière à réflexion ». Rien d’étonnant donc à constater que les
maîtres de rhétorique sont souvent des champions de la logorrhée. À tel
point que pour assurer l’équilibre des débats démocratiques, les Grecs
durent utiliser une clepsydre : contre les démagogues, il faut égaliser le
temps de parole.
LA PARADE

L’incontinence verbale, ou verbigération, relève parfois de la maladie


(c’est un symptôme par exemple de l’hydrocéphalie), à tout le moins de
l’ivresse (tous les barmen qui font la fermeture de leur établissement vous
diront que le dernier client est intarissable). Si, donc, votre adversaire ne
vous en laisse pas « placer une », portez sur lui un regard quasi médical :
« Vous êtes atteint de logorrhée ! Cela se soigne. » Conseillez-lui de boire
un peu d’eau pour ne pas perdre sa salive. Et rappelez-lui ironiquement que
quand on veut épuiser un sujet, on ne parvient qu’à épuiser l’auditoire !
Ceci est tellement vrai que le maire de Canton en Chine a interdit en
février 2012 que les hauts fonctionnaires de la ville fassent des discours de
plus d’une heure…
STRATAGÈME
No 22

JOUEZ LA NOUVEAUTÉ
COMMENT S’EN SERVIR

Un moyen original de gagner un débat est de paraître mieux informé


que votre adversaire des dernières nouveautés produites par la société. C’est
que le neuf plaît toujours. S’y référer vitalisera vos arguments et, par
contraste, rendra ringards ceux de votre rival. Évidemment, pour user d’un
tel piège, il vous faudra assimiler les expressions à la mode et stigmatiser
celles employées par votre interlocuteur. Ainsi pour être « stylé » ou
« swag » (à la page) et faire passer votre adversaire pour un « so 2010 » (un
ancien), soyez « smart » (habile), dites-lui que son discours est mal
« drivé » (dirigé), « bashez » (critiquez) ses « pitchs » (présentations).
Ponctuez ses interventions par l’invincible « so what ? », et demandez-lui
avec impatience de « shooter » (envoyer) ses « insights » (conclusions)
avec comme « deadline » (limite de délai) : « asap » (le plus tôt possible).
Certes un tel langage n’est crédible que si vous êtes jeune et vif. Mais si
c’est le cas, en l’utilisant, vous tétaniserez ceux qui le méconnaissent. Dans
un monde qui s’accélère, les changements de mœurs suivent de près les
mutations technologiques génératrices de nouveaux idiomes. Une
personnalité qui les ignore s’exposerait aux sarcasmes. On se souvient de
Jacques Chirac, embarrassé devant un ordinateur, demandant à son Ministre
de la Culture, Jacques Toubon, lors de l’inauguration de la grande
Bibliothèque en 1996 : « Mais qu’appelle-t-on la souris ? ». Nommé
argumentum ad novitatem depuis Cicéron, ce stratagème est utilisé
constamment dans la publicité. On fait croire aux consommateurs qu’un
objet neuf a toujours plus de valeur qu’un vieux. Idem pour les idées. Pour
vendre la Révolution, Saint-Just disait déjà que « le bonheur est une idée
neuve en Europe ».

LA PARADE

Pas si facile de répliquer aux adeptes de la novlangue. Il est


déconseillé de reprocher aux jeunes leur vulgarité ou leur insolence : vous
passeriez pour un vieux moralisateur, à la manière de Cicéron s’exclamant
« O tempora, O mores » (« Quelle époque ! Quelles mœurs ! »). Mais vous
pouvez rappeler avec Nietzsche qu’il est bon d’être un inactuel : penser à
contretemps, c’est penser par soi-même. Attaquez votre adversaire sur son
côté moutonnier. Dites-lui qu’il n’y a rien de plus banal que de suivre la
mode et que ses arguments ne sont que des slogans de pub. Houellebecq a
bien montré, dans La Carte et le Territoire, que les vieux objets sont
souvent plus beaux et plus fiables que les nouveaux. De même pour les
idées : les dernières à la mode sont souvent les plus creuses.
STRATAGÈME
No 23

COUPEZ LES CHEVEUX


EN QUATRE !
COMMENT S’EN SERVIR

Faites croire que vous possédez un esprit d’analyse supérieur à celui


de votre adversaire en multipliant les distinctions et les formules qui
suggèrent l’ordre et la mesure. Par exemple, dites à votre interlocuteur qu’il
a tort de critiquer la hausse du prix de l’essence « et ce pour trois raisons ».
Puis égrainez vos arguments : « Primo, cela rapporte de l’argent à l’État ;
deuxio, cela permet de financer l’exploration de nouveaux gisements ;
tertio, cela incite au covoiturage et diminue les bouchons. » Ou, comme
aimaient à le faire les philosophes grecs, reprenez une idée de votre
adversaire et divisez-la en deux. Ainsi, contre Speusippe, le neveu de
Platon, qui affirmait que le plaisir diffère du bien, Aristote soutenait que
cela n’est vrai que pour le bien absolu mais pas pour les biens relatifs,
comme être beau ou riche.
Si ce stratagème a le pouvoir de séduire l’auditoire, c’est parce qu’il
singularise son utilisateur : alors que la conversation s’emballe, que le flux
des échanges s’accélère, celui qui décompose ses arguments paraît plus
calme et plus réfléchi. Il passe pour rare et estimable parce qu’il ne cède pas
à la passion du débat. Aristote avait d’ailleurs bien compris que « la
distinction n’est pas à la portée des personnes du grand nombre » (Éthique
à Nicomaque, X). C’est pourquoi y recourir est un gage d’intelligence. En
rhétorique, il faut savoir diviser pour régner…
LA PARADE

Pour réfuter un adversaire qui joue les cartésiens, deux possibilités


s’offrent à vous : soit vous lui reprochez son esprit tatillon et minimisez les
subtilités qu’il vous oppose, soit vous en rajoutez et invoquez la méthode de
saint Ignace de Loyola en disant que le discernement oblige à choisir votre
position, parce que la liste des arguments en votre faveur l’emporte sur les
contre-arguments de la partie adverse. Par exemple, augmenter le prix de
l’essence : 1. ruine les automobilistes ; 2. pénalise la vente des voitures ; 3.
incite au vol du carburant ; 4. favorise les paradis fiscaux où l’essence est
bien moins chère. Sollicitez donc votre imagination et vous vérifierez que,
dans un débat, le décompte des arguments n’est jamais définitivement clos.
STRATAGÈME
No 24

DÉPLACEZ LE DÉBAT D’UN CRAN


COMMENT S’EN SERVIR

Faites croire que le point litigieux n’est pas là où on le pense mais un


cran plus loin. Si vous êtes pour le mariage homosexuel, affirmez que le
problème n’est pas le mariage mais l’adoption. Vous obtiendrez tacitement
que le mariage ne pose pas vraiment de problème. D’un point de vue
rhétorique, dites : « Inutile de s’attarder sur ce premier point, passons au
vrai problème », ou bien, au bon moment, sur un ton amical : « Puisqu’on
est d’accord sur ce point, voyons le suivant. » Vous rangez ainsi l’adversaire
de votre côté tout en lui laissant croire qu’il conserve son statut
d’adversaire. En effet, lorsque vous abordez le point suivant, n’hésitez pas à
vous braquer : « Alors là, je ne suis pas du tout d’accord avec vous. »
Surtout, faites durer les discussions pour que l’auditoire oublie qu’il n’y
avait pas de consensus sur le point précédent. Peu importe ensuite que les
arguments de la partie adverse soient meilleurs que les vôtres sur ce point,
puisque vous avez déjà gagné le débat sur le premier… en l’évitant.
Minimisez ce qui vous importe, dramatisez l’inessentiel, et vous repartirez
gagnant alors même que le débat présenté comme principal n’aura pas
trouvé d’issue. N’était-ce pas là l’artifice de Pascal lorsqu’il affirmait, à
propos de son fameux pari sur l’existence de Dieu : « Il faut parier, cela
n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? »
(Pensées, 233) ?
LA PARADE

Pour ne pas se laisser prendre à un tel piège, méfiez-vous des


consensus tacites. Stoppez votre interlocuteur avec un « pas si vite ».
Voltaire, lisant Pascal, ne se sentait pas du tout embarqué : « Celui qui doute
et demande à s’éclairer ne parie assurément ni pour ni contre » (Lettres
philosophiques, XXV). Ou bien, laissez continuer votre adversaire avec la
ferme intention de revenir sur le point qu’il croit avoir acquis. Dans le cas
du mariage gay, vous pouvez ainsi entamer la discussion sur l’adoption et
soutenir qu’il faut revenir à la question du mariage qui rend cette adoption
possible. Vous aurez alors signifié à votre adversaire qu’en rhétorique aussi
« bien mal acquis ne profite jamais ».
STRATAGÈME
No 25

INVOQUEZ UN JUGEMENT
SUPRÊME
COMMENT S’EN SERVIR

Si votre adversaire se révèle meilleur que vous, prenez de la hauteur et


invoquez le jugement fictif d’une instance magnanime pour vous donner
raison. Dites que « seuls les esprits éclairés pourront comprendre la thèse
que je défends » ou que « l’Histoire jugera ». Ce stratagème, appelé
argumentum ad superbium, permet non seulement de sortir la tête haute en
cas de défaite mais surtout de retourner la situation en votre faveur in
extremis. L’auditoire ne manquera pas d’apprécier, si vous y mettez de
l’émotion, cette réaction de fierté. Vos arguments jusque-là peu efficaces
gagneront tout à coup une valeur accrue parce que vous en appelez aux
générations futures, sinon au Ciel, pour les soutenir. Du coup
l’argumentaire de votre interlocuteur paraîtra « humain, trop humain »
comme dirait Nietzsche, pour faire désormais le poids face au vôtre.
L’important, bien sûr, est de faire preuve d’une réelle conviction au moment
où vous vous placez sous les auspices d’un jugement quasi divin. Votre ton
doit être grave, un peu comme si votre vie en dépendait. John Henry
Newman disait déjà dans sa Grammaire de l’assentiment (1870) que
« beaucoup sont capables de vivre et de mourir pour un dogme ; personne
ne voudra être martyr pour une conclusion ». Pour persuader, préférez
parfois une vérité révélée à une vérité démontrée…
LA PARADE

Quand votre interlocuteur tente d’enlever le débat en invoquant la


Nature, l’Histoire ou Dieu, rabaissez-le. Dites-lui qu’il utilise la même
méthode que les dictateurs lors de leur procès. Méthode qui consiste à ne
pas reconnaître la validité de la cour qui les juge. Mieux encore : isolez-le !
Puisqu’il en appelle à un juge absolu pour relativiser vos arguments,
reprochez-lui de s’enfermer dans sa propre vision du monde et de
s’autoproclamer vainqueur du débat en fantasmant un médiateur acquis à sa
cause. Cette attitude puérile ressemble au fond à celle de ces candidats
recalés aux examens, qui, vexés, prétendent que le jury n’était pas à la
hauteur de leur génie.
STRATAGÈME
No 26

ADRESSEZ-VOUS À VOUS-MÊME
COMMENT S’EN SERVIR

Afin d’intégrer l’adversaire de force dans votre raisonnement,


substituez au débat un dialogue entre vous et… vous-même. Pour cela,
inventez un interlocuteur fictif assez crédible pour proposer des objections
pertinentes, mais suffisamment docile pour ne pas ruiner votre
argumentaire. L’astuce de ce stratagème est de poser des questions afin de
mimer le cours ordinaire des débats. Ainsi, si votre adversaire est pour la
légalisation des drogues, contrez en imaginant l’échange suivant : « Si
Thomas de Quincey, l’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium était
devant moi, je lui demanderais : “Votre plaisir à consommer de l’opium
serait-il plus grand si cette drogue était en vente libre ?” Il me répondrait :
“Mais elle l’est chez au moins trois pharmaciens de Londres.” Moi : “Ah ?
En vendent-ils beaucoup ?” Lui : “Toujours plus, ce qui les inquiète comme
s’inquiète ce commerçant de Manchester qui prépare chaque jour davantage
de pilules d’opium pour ses employés parce qu’ils ne peuvent s’offrir une
ale.” Moi : “Diriez-vous donc que cette facilité d’accès favorise
l’addiction ?” Lui : “Mais assurément, sans interdiction, l’opium
remplacerait vite le brandy en Angleterre !” Puis adressez-vous à votre
adversaire en concluant : “Vous voyez bien que la légalisation est un
danger !” » L’avantage d’un tel dialogue imaginaire, c’est que c’est vous
qui tenez tous les arguments pro et contra. Il vous suffit alors de les
disposer dans l’ordre qui convient à votre thèse pour conclure que cette
dernière est la meilleure. Ce procédé est d’ailleurs courant en philosophie
depuis que Platon a fait parler les sophistes afin que Socrate les ridiculise.

LA PARADE

Si l’on vous confisque la parole pour vous transformer en spectateur


du débat, interrompez l’interlocuteur en lui reprochant de faire les questions
et les réponses. Et même à feindre de partir puisque le débat s’est
transformé en soliloque, voire en délire schizophrénique. Mais, vous
pouvez aussi désarçonner votre adversaire en l’invitant à changer les rôles.
Ainsi, contre ses consolateurs qui s’acharnaient à vouloir qu’il se
reconnaisse pécheur, Job eut l’habileté de dire : « Oh, moi aussi je saurais
parler comme vous si vous étiez à ma place » (Job, 16:4).
STRATAGÈME
No 27

DÉCLASSEZ-VOUS !
COMMENT S’EN SERVIR

Lorsque vous sentez que le débat vous échappe, rabattez-vous sur les
expériences qui vous rapprochent des gens et faites passer votre
interlocuteur pour un privilégié. Si votre adversaire estime que tout
travailleur, même mal rémunéré, devrait payer des impôts sur son salaire
afin de contribuer, même symboliquement, à la réduction des déficits,
rétorquez : « Vous savez, pour avoir fait la plonge dans les restaurants, je
peux témoigner qu’un tel impôt serait injuste. » Ce stratagème, appelé
argumentum ad lazarum (ou raison du plus pauvre) fait de vous un homme
qui connaît le terrain et transforme votre adversaire en une sorte de
technocrate qui veut appliquer ses théories au mépris de la réalité sociale.
Ainsi en vous déclassant, vous creusez habilement un écart bénéfique entre
vous et votre interlocuteur, désormais discrédité. Cette méthode
démagogique est bien connue en politique. Robespierre n’hésitait pas à
lancer contre son adversaire Brissot : « Je suis du peuple, je n’ai jamais été
que cela, je ne veux être que cela » (discours du 2 janvier 1792). Mais elle
est aussi une tentation pour la philosophie : Sartre, qui avait saisi la force de
ce stratagème mais n’osait l’utiliser du fait de ses origines bourgeoises, eut
toujours, selon Althusser, « le complexe de n’être pas né prolétaire » (Pour
Marx, 1965) pour donner plus de crédit à sa philosophie politique.
LA PARADE

Votre adversaire se place au bas de l’échelle pour donner à ses


arguments une base authentique, reprochez-lui de n’être pas sorti indemne
de cette origine… si elle n’est pas fictive. Proudhon, qui, enfant, avait gardé
les vaches, et qui, dans Philosophie de la misère (1846), fondait son
anarchisme scientifique sur son expérience de la pauvreté, devait se faire
traiter par Marx « d’autodidacte qui fait l’érudit, d’ex-ouvrier qui a perdu
sa fierté […], de parvenu de la science, qui croit devoir se pavaner et se
vanter de ce qu’il n’est pas et de ce qu’il n’a pas » (Misère de la
philosophie, 1847). Il est toujours risqué de jouer avec les statuts sociaux
car si l’on est d’extraction basse, on s’expose au reproche de n’être qu’un
parvenu, et si l’on se déclasse artificiellement, on dira que vous insultez les
pauvres.
STRATAGÈME
No 28

FAITES DANS L’ÉVIDENCE


COMMENT S’EN SERVIR

Évitez de vous perdre en explications : invoquez l’évidence, c’est-à-


dire, étymologiquement, « ce qui se voit de soi-même » (ex video).
Concluez votre propos par « c’est évident ! » ou contrez votre adversaire en
lui reprochant de se noyer dans des conjectures au lieu de se rendre à
l’évidence. Imaginons qu’on vous demande votre avis sur l’affaire Cahuzac,
ministre délégué au Budget, contraint à la démission en mars 2013 pour
fraude fiscale. Affirmez : « Un homme qui ment à son président ment
forcément au fisc, donc il doit cacher des sommes considérables dans
plusieurs paradis fiscaux. C’est évident ! » L’idéal pour avancer une
évidence est de procéder par une tautologie du type « X = X », valide
universellement. Si l’on veut convaincre un pacifiste que son pays, pour des
raisons humanitaires, doit intervenir militairement dans un autre pays
menacé par l’anarchie, il pourra objecter : « La violence n’est jamais une
solution. La guerre, c’est la guerre ! » Ce stratagème nous rappelle qu’il y a
des vérités indépassables. Du coup, pas besoin de démonstration : la réalité
brute suffit à dire tout ce qu’il y a à dire sur le sujet. S’en tenir à l’évidence
est donc un gage de sagesse, d’honnêteté vis-à-vis de soi. Soucieux de
« jouir loyalement de son être », Montaigne disait déjà : « Quand je danse,
je danse ; quand je dors, je dors » (Essais, III, 13 « De l’expérience »).
Désarmante vérité…
LA PARADE

Puisque l’évidence tire sa force de son autosuffisance, il suffit


d’opposer à une évidence une autre. C’est en général ce qu’on observe dans
les manifestations où les opposants s’affrontent à coup de slogans. Lors du
débat sur le mariage pour tous et l’adoption d’enfants par des couples
homosexuels, les anti clamaient : « Tous nés d’un homme et d’une
femme », et les pro : « L’amour, c’est l’amour. » En réalité, l’évidence
demande toujours des explications, parce qu’elle masque des présupposés et
ne dit pas comment elle nous parvient. C’est pourquoi Leibniz reprochait à
Descartes d’avoir logé la vérité à l’auberge de l’évidence sans en avoir
donné l’adresse. Barthes fustigeait dans Mythologies cette « paresse promue
au rang de rigueur » par laquelle certains critiques croient tout dire en
affirmant : « Racine, c’est Racine. » C’est par ce genre de tautologie que
l’évidence révèle toute sa pauvreté.
STRATAGÈME
No 29

RENVERSEZ LA CHARGE
DE LA PREUVE
COMMENT S’EN SERVIR

Votre adversaire exige plus de preuves que vous n’en donnez,


retournez la situation à votre avantage et dites que c’est à lui de prouver ce
qu’il affirme. Pour vous, la cure psychanalytique est utile, parce qu’elle
rend les gens heureux, ce qui est un gage de bonheur pour les autres. Pour
votre adversaire, cette thérapie présente des effets moraux déplorables, car
ceux qui en ont mené une avec succès sont trop égocentrés. Rétorquez-lui :
« Ce n’est pas à moi de prouver que la psychanalyse rend altruiste mais à
vous de montrer qu’elle favorise l’égocentrisme. » Voilà votre adversaire
dans l’embarras car il est probable qu’il ne possède pas plus d’exemples
probants que vous en la matière. Cette méthode est très codifiée en droit
civil, lequel repose sur le principe que « la charge de la preuve incombe au
demandeur » et que c’est la loi qui dit quand cette charge peut être
retournée, ce qu’on appelle la « présomption légale ». En l’absence d’une
telle codification, cet argument cache un sophisme qui consiste à tenir pour
vrai ce qui ne peut pas être établi comme faux. Bertrand Russell dénonçait
ce procédé avec une théière : « Si je suggérais qu’entre la Terre et Mars se
trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil,
personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie pris
la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée
par nos plus puissants télescopes » (Is There a God ? [« Y a-t-il un dieu »],
1952). Bref, en amenant la conversation sur le terrain de l’improuvable,
vous avez de bonnes chances de faire taire votre détracteur.

LA PARADE

Lorsqu’on essaie de rejeter sur vous la charge de la preuve et que vous


ne pouvez pas fournir un contre-exemple, dites d’abord que vous n’êtes pas
celui qui affirme. Puis, rappelez qu’il est impossible d’accepter la charge de
la preuve dans les cas où cela vous contraint à prouver l’inexistence d’un
fait, a fortiori d’une valeur. Dans l’exemple des effets moraux de la
psychanalyse, il est tout aussi difficile de prouver qu’ils ne favorisent pas
l’égoïsme que le contraire. On peut, tel Alain dans ses Éléments de
philosophie (1941), voir dans le freudisme une faute morale, « une idolâtrie
du corps » qui mène à une survalorisation dangereuse des humeurs. Ou bien
au contraire s’en remettre à Freud lui-même qui estimait que la cure rend
responsable. Il lui assignait en effet une visée morale quand il affirmait que
« le moi doit déloger le ça » (Nouvelles Conférences sur la psychanalyse,
1932).
STRATAGÈME
No 30

DISTINGUEZ LA THÉORIE
ET LA PRATIQUE
COMMENT S’EN SERVIR

Si votre adversaire se montre convaincant, interrompez-le en disant :


« Ce que vous dites est peut-être vrai en théorie, mais, en pratique, ça ne
vaut rien. » Imaginons que le débat porte sur le temps passé par les enfants
devant la télévision. Constatant qu’au-delà de quatre heures par jour, l’effet
de la passivité augmente la corpulence des enfants, votre adversaire soutient
qu’en l’absence des parents, il doit être faisable d’installer un système
coupant l’image au bout d’une durée déterminée. Objectez alors qu’en
pratique un tel système serait inefficace car il ne fera que pousser les jeunes
vers d’autres écrans, qui, à haute dose, sont tout aussi néfastes. La force de
cette objection vient de ce que, pour l’opinion commune, la pratique a
toujours plus de valeur que la théorie. Celui qui endosse le statut de pur
théoricien paraîtra toujours coupé de la réalité donc inutile, voire
dangereux. Ainsi en 1980, Lionel Jospin, alors au début de sa carrière
politique et professeur d’économie à l’IUT de Sceaux, avait lancé au leader
communiste Georges Marchais, dans le but de réduire ses arguments à
l’expression d’un marxisme utopique : « Vous n’avez pas mis les pieds dans
une usine depuis trente ans et moi, ce matin, je donnais mes cours ».
Attaque audacieuse où le professeur se voulait moins livresque que le
politicien. Ce stratagème fait de lui de surcroît un mauvais théoricien. Car si
la théorie ne peut être transposée dans la pratique, c’est qu’elle est
déficiente, puisque elle ignore ce qui fait qu’elle est inapplicable. Comme le
dit Schopenhauer dans L’Art d’avoir toujours raison (1830-1831) : « Ce qui
est juste en théorie doit aussi l’être en pratique ; si ce n’est pas le cas, c’est
qu’il y a une erreur dans la théorie ; par conséquent, c’est également faux
en théorie. »

LA PARADE

Rappeler que ce sont les théoriciens qui font progresser l’histoire.


Citez ainsi l’exemple de Thalès qui était tombé dans un puits parce qu’il
regardait les étoiles. Sa chute fit rire, dit-on, une servante de Thrace. Mais
l’humanité doit plus aux découvertes de Thalès qu’au rire de la domestique.
Ou appuyez-vous sur l’opuscule de Kant justement intitulé Théorie et
Pratique (1793). Il y rappelle que lorsqu’il y a un écart entre théorie et
pratique, c’est uniquement parce qu’il n’y a pas assez de théorie. Par
exemple, dit Kant, un artilleur qui se moque des manuels et se vante de la
précision de ses tirs acquise seulement par la pratique obtiendrait la même
précision s’il connaissait et la théorie des frottements et la loi de la
résistance de l’air. Ce qui est vrai en théorie l’est donc forcément en
pratique.
STRATAGÈME
No 31

UTILISEZ VOTRE CORPS


COMMENT S’EN SERVIR

Souvent, un geste, une volte-face suffisent à donner du poids à vos


arguments ou à fragiliser ceux de votre interlocuteur. Si ce dernier capte
l’attention de l’auditoire, approchez-vous de lui afin de réduire son champ
de vision, puis tournez-lui le dos et faites des signes de connivence au
public sans qu’il ne puisse les voir. Enfin, écourtez son argumentaire en
vous retournant à nouveau pour lui dire, droit dans les yeux, sur un ton
agacé, la main tendue vers le public : « Venez-en au fait ! Vous voyez bien
que tout le monde s’impatiente. » Il est probable que ce petit jeu ait raison
de sa concentration. À vous ensuite de reprendre la main, cette fois en vous
approchant des premiers rangs de l’auditoire, sans jamais plus regarder
votre adversaire que vous maintiendrez alors à distance. Vous aurez vérifié
là que l’usage du corps est un complément indispensable en rhétorique.
Cicéron n’hésitait d’ailleurs pas à affirmer : « C’est l’action, oui l’action,
qui, dans l’art oratoire joue le rôle vraiment prépondérant. Sans elle le plus
grand orateur peut ne pas compter » (De l’art oratoire). Bien des situations
confirment cette conviction. Ainsi, dans Le Rire (1900), Bergson raconte
qu’après la bataille d’Iéna, la reine de Prusse, venue se plaindre auprès de
Napoléon du sort infligé à son peuple, devint ridicule dès que l’empereur lui
demanda de s’asseoir. Quand nous prenons la parole, nous pensons
spontanément que nous serons poliment écoutés avant d’être contredits. Or,
en présentant un corps indocile, vous ruinez cette règle élémentaire de tout
débat.

LA PARADE

Lorsqu’on tente de perturber votre argumentaire en s’agitant devant


vous, gardez votre sang-froid. Continuez à parler, puis lorsque vous sentez
que c’est votre adversaire qui s’agace de votre calme, provoquez-le : « Si
vous continuez à vous approcher de moi, je vais craindre que vous ne me
mordiez l’oreille comme le fit Stavroguine dans Les Démons [1871] de
Dostoïevski. » Bref, stigmatisez votre adversaire en montrant qu’il fait
l’acteur et qu’à force de bouger en tout sens, il donne le tournis à tous.
STRATAGÈME
No 32

COLLEZ VOTRE ADVERSAIRE


COMMENT S’EN SERVIR

Quelle que soit la maîtrise que l’on peut avoir d’un dossier, nul n’a la
science infuse. Aussi, pour contrer votre interlocuteur, il peut être très
avantageux de l’interrompre en lui posant une question plus précise sur ce
qu’il prétend savoir. Imaginons que le débat porte sur la croissance
démographique en Afrique et ses conséquences migratoires. Votre
adversaire avance chiffres et exemples inquiétants. Coupez-lui la parole et
posez-lui des questions savantes et variées telles que : « Mais quel est le
taux de natalité du Nigeria ? », « Précisez quels sont les flux majeurs
internes au continent ? » Si votre interlocuteur consulte ses fiches, dites-lui
que sa mémoire laisse à désirer ; s’il fuit la question, affirmez que son
savoir est trop lacunaire pour être crédible. Le paradoxe de ce stratagème
est qu’il permet de remettre en cause la compétence de l’adversaire, alors
qu’il ne dit rien de la vôtre. Plus encore : en formulant bien vos questions,
c’est vous qui passerez pour savant parce que vous donnerez l’impression
d’être attentif au moindre détail susceptible de compléter un savoir que
vous n’avez pas. Un genre de piège qu’affectionnent les cancres pour
déstabiliser l’enseignant devant sa classe : demander à un professeur de
philosophie à quelle date est mort le sophiste Gorgias, interroger un
géographe sur le nombre d’habitants des îles Féroé ou exiger d’un chimiste
la composition du chewing-gum relève moins de la curiosité intellectuelle
que de l’obstructionnisme. Mais ce piège est redoutable car, en obligeant
l’adversaire à avouer son ignorance, on jette le soupçon sur la valeur de ce
qu’il a affirmé jusque-là.

LA PARADE

On vous demande constamment des compléments d’information,


répondez que l’essentiel n’est pas là. Si votre adversaire insiste, retournez-
lui ses questions pour qu’il révèle à son tour ses lacunes. Dans tous les cas,
refusez de rentrer dans un rapport maître-disciple, en répondant comme
Michel Rocard à Valéry Giscard d’Estaing qui lui demandait, pour le coller,
combien il y avait de députés suédois au Parlement européen : « Mais je ne
suis pas votre élève ! » Ou bien adoptez la méthode pédagogique du maître
ignorant de Joseph Jacotot (1770-1840) : comme ne pas savoir, c’est obliger
l’autre à connaître par lui-même, rétorquez à celui qui veut vous piéger :
« Je ne sais pas mais vous allez nous aider à nous faire progresser… »
STRATAGÈME
No 33

JOUEZ LES INCOMPRIS


COMMENT S’EN SERVIR

Rien de plus désagréable que de s’entendre répliquer : « Vous n’avez


pas compris ce que j’ai dit. » Un tel reproche suggère un manque
d’intelligence ou une incapacité à écouter. Pour en faire usage, il suffit
d’avancer une thèse, d’attendre les objections de l’adversaire, puis de
reformuler non pas la thèse initiale mais une thèse apparentée, plus
alambiquée, en se déclarant incompris. Imaginons que vous défendiez
l’usage des drones comme arme antiterroriste. Votre adversaire vous
rétorque que cette arme est infâme car elle fait de la guerre une chasse à
l’homme et ruine tous les acquis juridiques du droit de la guerre. Répondez-
lui alors : « Je n’ai pas dit que l’usage d’un avion sans pilote ne remettait
pas en cause le droit de la guerre, mais j’affirme qu’en n’exposant pas la vie
de son utilisateur, une telle arme réalise un juste rapport à la guerre dans la
mesure où elle ne transforme en victimes que ceux qui le méritent. » Puis
concluez avec mépris : « Vous n’avez vraiment rien compris à mes
explications et vous ne les comprendrez jamais. » Cette dernière pique,
ajoutée à un argument sophistique, aura raison de votre adversaire.
Rousseau, au risque de tomber dans la paranoïa, n’aimait-il pas lancer :
« Vous ne pourrez me comprendre, car pour vous, je suis un barbare »
(Rousseau juge de Jean-Jacques, 1774).
LA PARADE

Si votre adversaire vous fait passer pour un imbécile, rétorquez que si


vous n’avez pas compris, c’est parce que ce n’était pas très clair. S’il vous
soutient le contraire, dites-lui que ça ne l’était que pour lui. Bref, quand
quelqu’un joue les incompris, renvoyez-le à lui-même : « Ce que vous
affirmez est très pertinent, mais je ne vois pas qui aujourd’hui vous suivrait,
tellement vos explications sont compliquées. » Rappelez cette phrase de
Rousseau qui, tout en jouant à l’occasion les incompris, connaissait
l’antidote à ce stratagème : « On pourrait, pour élaguer un peu les
tortillages et les amphigouris, obliger tout harangueur à énoncer au
commencement de son discours la proposition qu’il veut faire »
(Considérations sur le gouvernement de Pologne, 1771).
STRATAGÈME
No 34

FAITES DES SYLLOGISMES


COMMENT S’EN SERVIR

Formalisé par Aristote, le syllogisme consiste à déduire logiquement


une proposition à partir de deux autres qui ont en commun un moyen terme
(« homme » dans l’exemple : « tous les hommes sont mortels ; or Socrate
est un homme ; donc Socrate est mortel »). L’utiliser, c’est faire preuve d’un
sens logique élémentaire qui vous donnera un crédit immédiat. Imaginons
qu’on vous accuse de ne pas être solidaire car vous ne donnez pas d’argent
aux associations caritatives. Rétorquez : « Les associations caritatives nous
demandent de l’argent parce qu’elles ne sont plus subventionnées par l’État.
Or je paye des impôts pour, entre autres choses, que ces associations soient
aidées par l’État. Donc je ne donnerai rien aux associations caritatives afin
que l’État assume ses devoirs vis-à-vis d’elles. » Pour conférer à votre
raisonnement toute sa force, prononcez très distinctement les connecteurs
logiques : « or » et « donc ». En effet, dès que ces mots sont entendus, tout
ce qui a été dit prend une allure rigoureuse et définitive. Les philosophes
affectionnent ce genre d’argumentaire qui récapitule une longue thèse en
une formule. Ainsi, pour démontrer le bien-fondé de son athéisme,
l’anarchiste Bakounine affirmait : « Si Dieu existe, l’homme est esclave. Or
l’homme est libre. Donc Dieu n’existe pas » (Dieu et l’État, 1882).
LA PARADE

Sachez que sur 256 modes possibles de syllogisme répertoriés par les
logiciens, seuls 24 sont dits valides ou concluants : la plupart des
syllogismes cachent donc des sophismes. Dans celui de Bakounine, on peut
contester que l’existence de Dieu implique la non-liberté de l’homme. Aussi
est-il toujours possible de contrer un syllogisme par un autre syllogisme,
quitte à utiliser soi-même un sophisme. Contre Bakounine, on pourrait
invoquer Descartes qui, pour prouver Dieu, propose le syllogisme suivant :
Dieu contient toutes les perfections ; or l’existence est une perfection ; donc
Dieu existe. Mais on s’expose alors à la critique du sophisme caché
(l’existence n’est pas une perfection). Il vaut donc mieux attaquer le
syllogisme comme un raisonnement faussement persuasif parce que trop
simple. « Un bon syllogisme n’a jamais convaincu personne » écrivait Jean
Paulhan dans son Entretien sur des faits divers (1930).
STRATAGÈME
No 35

GÉNÉRALISEZ
COMMENT S’EN SERVIR

Pour utiliser pleinement un syllogisme, un peu de mauvaise foi suffit.


Ainsi, lorsque vous avancez vos arguments, passez du particulier à
l’universel. Au lieu de partir d’une proposition universelle (tous les
hommes sont mortels), commencez par une proposition dite « existentielle »
(quelques chats sont gris). Puis développez : « Quelques chats sont gris, or
Félix est un chat, donc Félix est gris. » Une conclusion qui entérine notre
tendance aux généralisations hâtives. C’est ainsi qu’on attribue, par
exemple, une réputation de paresse aux enseignants : « Souvenez-vous de
X, qui rendait toujours ses copies en retard, ou de Y, qui ne ratait jamais une
grève. Or X et Y avaient l’image de professeurs modèles. N’est-ce pas la
preuve que tous les enseignants n’ont aucun scrupule à travailler le moins
possible ? » L’astuce vient de ce qu’on ne part pas d’une seule situation
mais de plusieurs, ce qui semble légitimer la généralisation à tous les cas.
Aristote lui-même s’autorisait à recourir à ce type de syllogisme (dit
« inductif ») : « L’âne, le mulet, le cheval vivent longtemps ; or ce sont là
tous les animaux sans fiel. Donc tous les animaux sans fiel vivent
longtemps. » Un tel syllogisme ne peut être qu’hypothétique, car seule
l’observation de tous les cas permettrait de conclure à une loi universelle.
Mais cette observation est impossible tout comme il est impossible
d’évaluer le travail réel de tous les enseignants…
LA PARADE

Contre ce stratagème, on peut utiliser la méthode de Schopenhauer :


« Étirer l’affirmation de l’adversaire au-delà de ses limites naturelles » car
« plus une affirmation devient générale, plus elle est en butte aux
attaques ». Ainsi dans l’exemple du professeur fumiste, rétorquez :
« Pendant que vous y êtes, dites que tous les fonctionnaires sont des
paresseux, y compris les urgentistes qui vous soignent de jour comme de
nuit ! » Puis trouvez un contre-exemple : « Si ce que vous dites est vrai,
comment expliquez-vous que les mêmes élèves se plaignaient du rythme de
travail imposé par Z, collègue de X et Y, qui rendait ses copies quasiment le
lendemain des devoirs sur table ? Alors épargnez-nous vos
généralisations ! »
STRATAGÈME
No 36

UTILISEZ LA DOUBLE NÉGATION


COMMENT S’EN SERVIR

Un bon moyen d’embrouiller votre adversaire est de présenter ce que


vous dites sous forme de négation redoublée, en utilisant des formules
comme « vous n’êtes pas sans ignorer que » (qui signifie : vous ignorez) ou
« je ne connais personne qui ne soit venu contester ce que vous dites » (qui
veut dire que tout le monde est en désaccord avec vous). Ce genre de
procédé est très apprécié des concepteurs de tests ou de concours pour
piéger les candidats. Par exemple, lors de l’examen du code de la route
(« N’est-il pas interdit de se garer ici ? ») ou à l’occasion d’un commentaire
de texte philosophique (Descartes écrivant dans le Discours de la méthode
que la première règle à suivre pour connaître la vérité est « de ne recevoir
jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être
telle »). À l’oral, ce stratagème est encore plus redoutable. L’astuce vient de
ce que, en insérant dans votre discours des doubles négations, vous obligez
votre adversaire à perdre du temps pour interpréter vos dires. Vous créez
ainsi les conditions pour dénoncer son manque de vivacité, qui peut
aisément passer pour de la stupidité. Il faut alors profiter de ses hésitations
et de son silence, pour clore la discussion : « Je vois que ma thèse est trop
subtile pour vous », ou bien : « Votre silence prouve que vous n’êtes pas à
la hauteur du débat ; restons-en là ! »
LA PARADE

Lorsque votre adversaire utilise une double négation, retranscrivez-la


immédiatement en affirmation afin de lui ôter son ambiguïté. N’hésitez pas
à couper la parole et à demander : « Vous voulez dire que… ? » Ou bien
exiger de votre adversaire plus de clarté : « Appelez un chat un chat ! » De
manière générale, l’usage des doubles négations est un héritage du latin (ce
qui explique qu’on les retrouve fréquemment chez Descartes). Reprochez
donc à votre interlocuteur d’employer des tournures de phrase archaïques :
« Votre thèse est d’autant moins crédible que vous l’exposez dans un
langage que plus personne ne parle ! »
STRATAGÈME
No 37

EXPRIMEZ-VOUS PAR CLICHÉS


POSITIFS
COMMENT S’EN SERVIR

Est-il possible de remporter un débat en multipliant les poncifs ? Oui


et c’est ce que les élections municipales puis européennes de 2014 n’auront
pas manqué de confirmer. Dans les débats, les candidats aiment à se dire
« déterminés », résolus à mettre en œuvre pour l’emploi « une politique
d’avenir » ou, en matière d’éducation, « une pédagogie de la réussite ».
Mais comment un tel stratagème peut-il être efficace ? D’une part, cette
pratique rassure l’auditoire parce qu’elle conforte l’opinion commune. Pour
persuader en politique, comme l’avait vu Aristote dans sa Rhétorique, il
s’agit d’adapter son discours aux idées admises. C’est pourquoi les
candidats utilisent cette ruse, car si l’on prétend exercer une autorité, il faut
donner à croire qu’on n’abusera pas de son pouvoir. D’autre part, le recours
aux clichés positifs confère à celui qui en use avec habileté l’image d’un
homme prudent. C’est que s’engager sur des actions précises et audacieuses
peut enthousiasmer un petit nombre mais n’attire guère la confiance de la
majorité et expose celui qui promet à décevoir beaucoup. Pour séduire un
maximum d’individus, il est donc profitable d’être consensuel et de se dire
« pour la paix », « pour une citoyenneté responsable », « pour le
développement durable », au risque de débiter des banalités. Bref, il y a des
situations où il est bon de prendre la parole… pour ne rien dire.
LA PARADE

Montrez que ce qui est proclamé n’a aucune valeur informative.


Demandez à votre adversaire s’il pourrait dire le contraire de ce qu’il dit.
S’il est évident que non, cela signifie que ce qu’il affirme est sans intérêt et
n’apporte rien au débat. Qui, voulant convaincre, pourrait se dire en effet
« hésitant » plutôt que « déterminé » ou partisan d’une « pédagogie de
l’échec » et non pas « de la réussite » ? Mais, puisque l’adversaire ne
profère que des banalités, le mieux est encore de lui couper la parole et de
donner un exemple célèbre de phrase insignifiante : « Bientôt vous allez
nous dire, comme le géographe André Siegfried [1875-1959], professeur au
Collège de France, que “l’Angleterre est une île, entourée d’eau de toutes
parts” ! »
STRATAGÈME
No 38

DOUTEZ DE LA SINCÉRITÉ
DE VOTRE ADVERSAIRE
COMMENT S’EN SERVIR

Un bon moyen de l’emporter dans un débat consiste à mettre en doute


la bonne foi de votre interlocuteur. Si votre adversaire, dans une promesse
électoraliste, propose d’augmenter massivement les salaires dans la fonction
publique, vous aurez beau jeu de montrer qu’il ne croit pas à ce qu’il
avance. Cette mesure nécessiterait, entre autres, des hausses d’impôts.
Demandez-lui s’il pense vraiment qu’il est possible d’agir ainsi. Quel que
soit le degré de certitude qu’il affichera dans sa réponse, rétorquez : « Vous
ne pensez pas ce que vous dites », puis poursuivez par une phrase du type :
« Vous savez très bien au fond de vous-même que… » Ou : « Je suis
persuadé qu’en votre âme et conscience… » La ruse consiste ici à créer
artificiellement une opposition entre la parole et l’intention de l’adversaire,
à en faire un hypocrite malgré lui. S’il proteste de sa bonne foi et prétend
assumer tout ce qu’il dit, poursuivez : « Je n’en crois pas un mot… » Ou :
« Allons, allons… Interrogez-vous sur vos motivations réelles… » Avec un
peu de chance, si vous semblez bienveillant, vous pouvez obtenir un :
« Après tout, vous avez peut-être raison. » À défaut, si votre interlocuteur
ne veut pas céder, osez un : « Vous savez, il n’y a pas de honte à se dédire. »
Au soupçon de sa mauvaise foi, vous aurez ajouté le manque de courage, le
transformant en ce que Sartre appelle « un salaud »…
LA PARADE

Contre ce procédé qui vise à vous diviser contre vous-même, la


solution consiste à refuser de discuter avec quelqu’un qui juge d’emblée vos
arguments insincères. En effet, la bonne foi étant indémontrable, si vous la
plaidez, vous risquez de vous enfermer dans une situation de faiblesse, car
votre adversaire redoublera ses attaques en disant qu’il ne vous croit pas.
Quant à retourner ce stratagème contre son auteur, c’est une entreprise
risquée. C’est alors lui qui pourra clore le débat en soutenant que vous
insinuez qu’il est hypocrite et indigne de débattre. Bref, en utilisant cette
ruse le premier, votre adversaire aura fait sienne cette remarque de Jules
Renard : « En escrime, la mauvaise foi disparaît dès qu’on a l’avantage. »
STRATAGÈME
No 39

ABSORBEZ L’OPINION D’AUTRUI


COMMENT S’EN SERVIR

Afin de renverser la thèse de votre interlocuteur, prétendez y avoir cru


avant de soutenir qu’elle n’était qu’un préjugé. Imaginons que la dispute
porte sur le patriotisme économique. Votre adversaire est radicalement pour
alors que vous êtes contre. Dites : « Moi aussi, j’étais d’abord pour parce
que, comme vous, j’estimais que l’État doit intervenir pour nous protéger
des multinationales étrangères, dévoreuses d’emplois. Mais après avoir lu
Des Principes de l’économie politique et de l’impôt de Ricardo, je me suis
convaincu que le patriotisme économique relève d’un nationalisme dépassé
qui ne permet pas de sauver les entreprises en difficulté et qui expose à des
mesures de rétorsion dans nos investissements à l’étranger. » En utilisant
une formule du type : « J’ai moi aussi d’abord pensé que… » ou bien « j’ai
longtemps cru comme vous que… », vous donnerez l’impression à votre
adversaire que ses idées sont estimables puisque vous les avez partagées.
Mais, subrepticement, vous lui reprocherez aussi de ne plus les avoir
interrogées et d’en avoir fait des vérités définitives. Vous vous démarquerez
donc en suggérant que vous êtes davantage capable de vous remettre en
question grâce à des lectures qui vont contre votre première opinion. La
ruse ici consiste, d’une part, à transformer la conviction de l’adversaire en
raisonnement inachevé, d’autre part, à se montrer plus ouvert aux idées des
autres. Ce que fit Kant qui enseigna la philosophie de Leibniz durant des
années avant de se « réveiller de son sommeil dogmatique », comme il le
confie dans la préface de ses Prolégomènes à toute métaphysique future qui
pourra se présenter comme science (1783), grâce à la lecture de la pensée
de Hume.

LA PARADE

Quand on réduit votre thèse à un préjugé en prétendant être allé plus


loin que vous dans la réflexion, demandez si la nouvelle thèse de votre
adversaire ne sera pas elle-même dépassée par sa prochaine lecture.
Autrement dit, si votre interlocuteur vous reproche de céder au dogmatisme,
rétorquez que lui sombre dans le relativisme. Rappelez-lui aussi que ce
qu’il nomme dogmatisme relève de l’intime conviction. L’exemple du
patriotisme économique illustre le cas d’une position de principe qui n’est
pas nécessairement antilibérale. Robert Nozick, libertarien convaincu,
concédait lui-même, face au droit à l’acquisition sans limites des biens
d’autrui, le bien-fondé de « la clause restrictive » selon laquelle il est exclu
pour des raisons évidentes de justice que « quelqu’un s’approprie toute
l’eau potable du monde » (Anarchie, État et Utopie).
STRATAGÈME
No 40

INVOQUEZ LE GASPILLAGE
COMMENT S’EN SERVIR

Si la thèse que vous soutenez ne convainc pas, attirez l’attention sur


les moyens que vous avez engagés pour la démontrer. Expliquez que votre
argumentaire a été scrupuleusement élaboré pour la justifier, que l’énergie
dépensée dans ce dossier relève du sacrifice et que renoncer à cette thèse est
impensable parce qu’alors tout ce qui a été avancé pour la défendre l’aura
été en pure perte. Ce stratagème, que Chaïm Perelman appelle dans son
Traité de l’argumentation « argument du gaspillage », est souvent utilisé
par les entraîneurs sportifs lorsque leur équipe est en grande difficulté. La
représentation, négative, de la dureté de l’entraînement passé peut alors se
retourner en image de victoire future. L’astuce ici consiste à rendre
nécessaire le rapport entre moyens utilisés et résultat escompté. Il s’agit de
faire croire que si ces moyens sont considérables, l’entreprise qu’ils servent
ne peut pas ne pas être couronnée de succès. Un tel argument s’appuie sur
une certaine vision du monde, à savoir qu’il y aurait une justice à l’œuvre
dans le cours des choses humaines. S’il est possible que, pendant un temps
assez long et sans en être empêché, on puisse investir des moyens extrêmes
pour atteindre une fin, alors cela signifie que notre engagement participe à
un destin positif qui ne manquera pas de se réaliser tôt ou tard, parce que,
comme le dit Aristote, « la nature ne fait rien en vain » (Traité de l’âme,
III, 12).
LA PARADE

Pour contrer cet argument, il suffit de montrer qu’il repose sur une
logique d’auto-aveuglement. Dites à celui y ayant recours qu’il se comporte
comme un banquier qui, comme le dit Perelman, « continue à prêter à son
débiteur insolvable espérant, en fin de compte, le renflouer ». Or rien n’est
plus dangereux que de s’obstiner dans la même voie sous prétexte qu’on s’y
est tellement engagé qu’on ne peut plus revenir en arrière, parce que, quel
que soit le résultat obtenu, on aurait l’impression d’avoir tout perdu. Bref,
n’ayez aucun scrupule à rétorquer à celui qui use d’un tel stratagème qu’il a
perdu son temps et qu’il a commis une grave erreur d’analyse. En effet, le
bon sens recommande de ne jamais justifier une fin par les moyens qu’on
utilise pour l’atteindre, fussent-ils sacrificiels.
Des mêmes auteurs

NICOLAS TENAILLON
La Vérité. Prépas commerciales ECE/ECS. Thème de culture
générale 2015,
Ellipses, 2014. En collaboration avec Alexandre Abensour

L’Espace. Prépas commerciales ECE/ECS. Thème de culture


générale 2014,
Ellipses, 2013. En collaboration avec Alexandre Abensour

NICOLAS MAHLER
Pornographie et Suicide,
L’Association, 2013

Engelman,
L’Association, 20111

L’Art sans madame Goldgruber,


L’Association, 20081

Longueurs et Retranchements,
L’Association, 20071

Poèmes,
La Pastèque, 20071

Mystery Music,
L’Association, 2006

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