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réservés pour tous les pays.
© 2020, Société d’é dition Les Belles Lettres,
95, boulevard Raspail, 75006 Paris.
ISBN : 978-2-251-91480-0
PRÉFACE
par Anne Merker
La rhétorique des Anciens avait tout pour intéresser Nietzsche : elle fut décisive
pour l’élaboration d’une prose ouvragée, donc de la littérature ; elle touchait aux
relations de puissance entre les hommes et aux conditions historiques, sociales et
politiques d’une culture ; elle s’incarnait dans une éloquence magnifiée par des
personnalités singulières, rivalisant dans des joutes mordantes ; enfin, elle fut prise
rapidement dans un conflit avec la philosophie, conflit dont Platon traça les
lignes de front pour la suite des temps.
Qui s’intéresse à l’écriture et au style ne peut passer à côté de la rhétorique
antique. Qui veut voir à l’œuvre dans l’histoire l’émergence, l’apogée et la
décadence d’une culture en trouvera une manifestation insigne dans la floraison et
le dépérissement des capacités d’éloquence, dans la formation et les altérations du
goût. Qui désire contempler les « grands hommes » ne peut ignorer cette
succession de figures exceptionnelles, de ces fauves de la politique que furent les
orateurs d’Athènes et de Rome. Enfin, le destin même de la vérité en Occident se
joue pour une part dans le choc frontal entre philosophie et rhétorique quant à
l’usage du logos, la « parole », envisagée dans sa relation au vrai, à la puissance
politique et à la morale.
Tous ces aspects ont fortement marqué le jeune Nietzsche. Il tire des Anciens sa
sensibilité personnelle ‒ cas singulier chez les philosophes modernes ‒ pour la
dimension auditive de l’écriture, dont les liens intimes avec la « musique » vont
de soi dans l’Antiquité. Les orateurs, dans leur succession, depuis la découverte de
l’éloquence jusqu’à ce que Nietzsche considère comme une dégénérescence, lui
donnent la matière pour le seul tableau complet qu’il ait composé de l’émergence
d’un art et d’une éducation s’élevant à leur apogée, puis tombant dans la stérilité
du dressage et la décadence du goût : c’est l’image d’un type de culture dans son
évolution complète qui est ainsi peinte, à même des personnalités et des styles
singuliers. Ce tableau est unique dans le corpus nietzschéen1. Enfin, la rhétorique,
parente de la sophistique, est utilisée par Nietzsche contre l’entente platonicienne
de la vérité, par un geste qui inverse celui-là même que fit Platon lorsqu’il opposa
la vérité à la rhétorique dans sa pratique vulgaire. Ce sont ainsi des questions
stylistiques, culturelles, morales et philosophiques qui se croisent dans la
rhétorique. On comprend que Nietzsche n’ait pas négligé ce domaine, alors que
d’autres aspects de l’Antiquité ‒ par exemple la comédie ‒ ont pu rester en retrait
dans ses préoccupations, malgré leur importance dans la littérature et la société
antiques.
Liste des cours de rhétorique
Les cours que donna Nietzsche sur la rhétorique entre 1869 et 1879 sont de
trois types :
1. études de textes :
a. études de discours rhétoriques pris dans leur singularité, morceaux
d’éloquence réelle ou fictive à des degrés divers (Démosthène, Isocrate, mais
encore à sa manière l’Apologie de Platon, l’oraison funèbre de Périclès recomposée
par Thucydide),
b. études de traités théoriques et autres textes de réflexion (Aristote, Rhétorique
‒ traduite partiellement par Nietzsche ‒, Quintilien, Institution oratoire, Tacite2,
Dialogue des orateurs, à quoi il faut ajouter aussi Platon, Gorgias3) ;
2. histoire de l’éloquence dans son ensemble, mettant au premier plan les
personnalités (plutôt que les discours) selon leur succession chronologique, et
procédant à l’analyse stylistique de leur éloquence au fil des conditions
historiques, sociales et politiques ;
3. exposé systématique, synthétisant le contenu théorique et technique de l’art
avec ses préceptes.
Les cours portent ainsi tant sur la rhétorique entendue en son sens théorique,
productrice de traités (1b et 3), que sur la rhétorique effectivement pratiquée (1a
et 2), nommée souvent éloquence, autrement dit la rhétorique mise en œuvre
dans une société précise, à une époque précise, par une personnalité dont le nom
aura été transmis à la postérité pour la qualité de ses discours4. On notera qu’il
existe des morceaux d’éloquence non seulement chez les personnalités qualifiées
d’orateurs, mais encore chez Platon (Phèdre, Apologie de Socrate, Ménexène, à côté
de bien d’autres dialogues où se discute et se pastiche ponctuellement la
rhétorique : Gorgias, Le Banquet, Les Lois, etc.) ou chez Thucydide (non
seulement l’oraison funèbre de Périclès, mais encore tous les discours qui
fourmillent dans son œuvre). Il y a, dans l’Antiquité, une compénétration de la
rhétorique et des autres « disciplines » que sont la philosophie et l’histoire. Aussi
n’est-il pas étonnant que l’activité professorale de Nietzsche ait pu et dû tenir
compte d’auteurs qui ne sont ni des auteurs de traités techniques de rhétorique, ni
à proprement parler des orateurs, mais dont les noms apparaissent nécessairement
dans l’histoire de la rhétorique, ou dont les textes ont été traités comme des
morceaux d’éloquence5. En particulier, pour ce qui est de Platon, sa position
comme philosophe politique, « révolutionnaire de la plus radicale espèce », ne
pouvait que le porter à user lui aussi de rhétorique à ses propres fins, sans se
borner à une critique théorique. Si les cours que Nietzsche a donnés sous un titre
relevant directement du domaine rhétorique n’ont pas englobé Platon ni
Thucydide pour eux-mêmes, il importe néanmoins de conserver à l’esprit cette
porosité essentielle. L’attitude de Nietzsche vis-à-vis de l’éloquence thucydidéenne
est d’ailleurs signifiante : tantôt inclus (comme le faisait la tradition) dans
l’histoire de l’éloquence, tantôt exclu, Thucydide semble ne pouvoir aux yeux de
Nietzsche faire pleinement partie de la rhétorique, du fait du rapport insigne qu’il
entretenait avec la vérité6.
Le tableau figurant p. 11, établi d’après les relevés de Curt Paul Janz7, donne
tous les titres de cours annoncés et tenus au Pädagogium et à l’Université de Bâle.
Il convient d’y inclure aussi les lectures personnelles (Privatlektüren) demandées
par Nietzsche à ses élèves au Pädagogium. Les auteurs que nous faisons figurer
dans la colonne « Cours au Pädagogium » ne se voyaient pas dédier la totalité du
cours semestriel à eux seuls mais partageaient le temps d’enseignement avec
d’autres auteurs.
On voit donc la constance avec laquelle Nietzsche a traité de rhétorique, du
début à la fin de sa carrière universitaire. On doit aussi remarquer le passage
régulier du lycée vers l’université de tels et tels sujets de cours (Démosthène,
passant ensuite dans le cours synthétique sur l’éloquence grecque ; surtout :
Aristote, Rhétorique ; et enfin Platon, Apologie de Socrate).
Les manuscrits des cours de rhétorique
À côté de cette liste, établie au vu des archives institutionnelles et de l’échange
épistolaire, on dispose d’un certain nombre de textes dans les cahiers de
Nietzsche. En ne comptant pas comme cours de rhétorique stricto sensu les écrits
consacrés à Platon et Thucydide, il nous reste six textes relevant du domaine
rhétorique, dans les manuscrits suivants8 :
‒ P II 12a, p. 2-89 : une rédaction ne portant pas de titre sur le manuscrit,
démarrant directement par le titre du premier paragraphe : « § 1. Begriff der
Rhetorik » ; identifié par Mette comme Griechische und römische Rhetorik
(Rhétorique grecque et romaine) (semestre d’hiver 1872-1873), mais par les
éditeurs de la KGW II/4, Fritz Bornmann et Mario Carpitella, comme
< Darstellung der antiken Rhetorik > (<Exposition de la rhétorique antique>)
(semestre d’été 1874) ;
‒ P II 12a, p. 90-101 : Anhang. Abriß der Geschichte der Beredsamkeit
(Appendice. Abrégé de l’histoire de l’éloquence) ;
‒ P II 12a, p. 102-107 : Einleitung zur Rhetorik des Aristoteles (Introduction à la
Rhétorique d’Aristote) ;
‒ P II 12a, p. 218-146 (à rebours) : traduction du livre I de la Rhétorique
d’Aristote, presque entier (chap. 1 à 13, sauf la fin du chap. 2) ;
Tableau des cours (d’après C. P. Janz)
Semestres Lectures Cours au Annonce des Réalisation des annonces à l’Université de
personnelles Pädagogium leçons et Bâle
demandées aux (entre autres séminaires à
élèves du auteurs) l’Université de
Pädagogium Bâle
Hiver
1869- Démosthène
1870
Hiver Séminaire :
Remplacé par le séminaire Cicero,
1870- Quintilian I
Academica
1871 (1h/semaine)
Séminaire :
Été
Quintilian I ?
1871
(3h/semaine)
Leçon : Rhetorik
Hiver Démosthène,
der Griechen Leçon : Griechische und römische Rhetorik
1872- Isocrate Philippika I-
und Römer (3h/semaine)
1873 II
(3h/semaine)
(Thucydide I et II
Hiver
34-46 [= oraison
1873-
funèbre de
1874
Périclès])
Erklärung von
Hiver
Aristoteles’
1874- Cours donné comme annoncé
Rhetorik
1875
(3h/semaine)
Aristoteles
Été Rhetorik Aristoteles Rhetorik (Fortsetzung)
1875 (Fortsetzung) (3h/semaine)
(3h/semaine)
Été (Apologie de
1876 Platon)
Été (Apologie de
/ / (Apologie de Platon)
1878 Platon)
Einleitung in die
Été griechische
/ / Pas de cours (maladie)
1879 Beredsamkeit
(2h/semaine)
1. Il s’agit du cours intitulé Histoire de l’éloquence grecque, dont on ne saurait surestimer la valeur
relativement à cette perspective. Le tableau des grandes figures philosophiques peint dans La Philosophie à
l’époque tragique des Grecs est incomplet, et ne prend pas en charge l’ascension vers un point culminant puis
la décadence d’un même élan culturel. Le cours sur Les Philosophes préplatoniciens, qui sert de matière à ce
texte, est plus complet, mais on se convaincra en lisant son dernier paragraphe qu’il n’a pas poursuivi jusqu’à
son aboutissement ultime l’é volution de l’élan philosophique antique comme le fait l’Histoire de l’éloquence
pour la rhétorique : le cours s’arrête en effet à Socrate, qui marque à la fois un point culminant et déjà ‒ de
manière latente ‒ un début de décadence. Le cours n’est pas clos sur lui-même : il se termine sur l’annonce
d’un nouvel âge des sophoi et d’un cours futur sur ce sujet. En revanche, l’Histoire de l’éloquence grecque ne
s’arrête pas à la génération de Démosthène et Dinarque, et se clôt sur lui-même.
2. L’auteur du Dialogus de oratoribus n’est jamais nommé par Nietzsche, par suite des contestations de
paternité qui existaient encore à son époque. Le Dialogus est aujourd’hui communément attribué à Tacite.
3. Dans un rapport semestriel du Pädagogium (Sesmesterbericht, Winter 1873-1874), Nietzsche écrit qu’il a
fait étudier l’influence de la rhétorique sur le développement de la prose grecque à travers la Rhétorique
d’Aristote et le Gorgias de Platon. Voir H. GUTZWILLER, Friedrich Nietzsches Lehrtätigkeit am Basler
Paedagogium 1869-1876, Verlag Universitätsbibliothek Basel, Jahrg. 50/1951, p. 180 (rééd. dans E. HIS & H.
GUTZWILLER, Friedrich Nietzsches Heimatlosigkeit. Friedrich Nietzsches Lehrtätigkeit am Basler Pädgogium
1869-1876, in : Beiträge zur Friedrich Nietzsche, Bd. 5, Basel : Schwabe, 2002).
4. Sur l’ambiguïté du mot « rhétorique » aujourd’hui, voir Laurent PERNOT, La rhétorique dans l’A ntiquité,
p. 7-8. Nous adoptons l’usage consistant à entendre « la rhétorique » ‒ dès lors qu’on n’y adjoint aucune
autre précision ‒ comme incluant aussi bien la pratique historiquement attestée que la théorie.
5. C’est précisément le cas de l’Apologie de Socrate, que Nietzsche, dans la courte entame de cours dont
nous donnons une traduction et une présentation dans EPN VIII, traite exactement sur le mode d’une
écriture relevant de l’éloquence (terminologie stylistique identique, défis et paradoxes d’écriture relevant de la
rhétorique, etc.). Platon apparaît régulièrement dans l’Exposition de la rhétorique antique, pour sa position
face à la rhétorique (§ 1), ou pour fournir des exemples de tropes et figures stylistiques (§ 7, 8), des exemples
de rythme (§ 9), ou encore pour ses allusions à la mnémotechnique (§ 16, à propos d’Hippias).
6. Voir notre présentation des cours Exposition de la rhétorique antique et Histoire de l’éloquence grecque
dans le présent volume.
7. « Friedrich Nietzsches akademische Lehrtätigkeit in Basel 1869‒1879 », Nietzsche-Studien, 3, 1974, p.
192-203. Ce relevé inclut les données concernant le Pädagogium relevées par H. GUTZWILLER, Friedrich
Nietzsches Lehrtätigkeit am Basler Paedagogium 1869-1876.
8. Les numérotations des manuscrits reprennent la nomenclature de Hans Joachim Mette (voir les
notices sur les manuscrits en fin de chaque présentation).
9. On trouvera un résumé historique et une analyse des arguments contradictoires sous la plume de Fritz
BORNMANN, « Zur Chronologie und zum Text der Aufzeichnungen von Nietzsches Rhetorikvorlesungen »,
Nietzsche-Studien, Bd. 26, 1997, et dans MOST & FRIES, « The Sources of Nietzsche’s Lectures on
Rhetoric », 2014 (première rédaction en 1994). La datation adoptée par O. Crusius, contestée par Mette, est
en gros acceptée par les éditeurs de la KGW. Most & Fries se rangent à la datation de Mette (qui toutefois ne
date pas l’Histoire de l’éloquence grecque). La ligne de front principale consiste à savoir si l’< Exposition de la
rhétorique antique > (avec son Appendice consistant en un Abrégé de l’histoire de l’éloquence) est postérieure
(Crusius, éditeurs de la KGW) ou antérieure (Most & Fries, Mette implicitement) à l’Histoire de l’éloquence
grecque. Disons tout de suite que nous penchons en faveur de l’hypothèse qu’elle lui est antérieure.
10. Voir le rapport semestriel établi par Nietzsche pour l’été 1874, publié dans H. GUTZWILLER, Friedrich
Nietzsches Lehrtätigkeit am Basler Paedagogium 1869-1876, p. 180 (Semesterbericht, Sommer 1874). C. P. JANZ,
« Friedrich Nietzsches akademische Lehrtätigkeit in Basel 1869‒1879 », liste donnée pour le semestre d’été
1874 : « Paedagogium: ,,Griechische Prosa“: Platon Gorgias (teilweise); Aristoteles Rhetorik (teilweise); /
Grammatik: Infinitiv und Participium ».
11. Voir infra l’extrait de la traduction de la Rhétorique aristotélicienne par Nietzsche et sa note à la toute
première phrase du traité. La notion d’antistrophos, qui a fait l’objet de beaucoup de commentaire, est une
notion issue du théâtre grec, mais Nietzsche la comprend ici simplement comme le « pendant »,
Seitenstück.
12. On s’en convainc aisément en voyant les annotations de l’édition scolaire de l’Apologie de Platon que
possédait Nietzsche (voir EPN VIII), et en lisant ses rapports semestriels sur son enseignement au
Pädagogium (réunis par Hans GUTZWILLER, op. cit.). Ses cours à l’Université incluaient aussi des études
d’œuvres (sur les Académiques de Cicéron, sur l’Apologie de Platon, donc, sur la Rhétorique d’Aristote, etc.).
13. Voir dans GUTZWILLER (op. cit., p. 181) le Semesterbericht de la main de Nietzsche pour le semestre
Winter 1874/75. Par ailleurs, l’insistance de Nietzsche sur la lecture des œuvres elles-mêmes dans leur langue
originale (et non à travers des traductions, encore moins de simples commentaires de littérature secondaire)
est attestée : voir GUTZWILLER, op. cit., p. 184 : Friedrich Nietzsches Eingabe an die Erziehungsbehörden vom
24. Juni 1875 den Griechischunterricht betreffend, p. 1 : le niveau de grec à acquérir se mesure à l’aune de la
capacité finale de lire facilement les auteurs, sans quoi l’enseignement a failli ; p. 4 : liste des lectures
personnelles (à la maison) et communes (en classe) qu’un élève doit avoir faites pour atteindre au but de sa
formation (Homère entier, trois œuvres tragiques, une large sélection d’extraits de dialogues platoniciens,
même chose pour Thucydide, Hérodote et Xénophon, discours de Lysias ou Démosthène).
14. Mention régulière dans les rapports semestriels et annuels établis par Nietzsche (Semesterbericht
Sommer 1869, Winter 1869/70, Sommer 1873, Sommer 1875 ; cf. Jahresbericht 1870/71, 1871/72). Le format
(très classique) d’une introduction puis d’une lecture des textes est régulièrement usité par Nietzsche pour
les cours consacrés à l’étude des auteurs.
15. Voir infra notre présentation de la traduction.
16. Voir EPN VIII et notre présentation du cours sur l’Apologie.
17. L’apparat critique de la section II de la KGW n’étant pas encore paru, on trouvera les arguments
(d’ailleurs prudents et mitigés) dans l’article de F. Bornmann cité ci-dessus.
18. MEIJERS Anthonie, « Gustav Gerber und Friedrich Nietzsche », Nietzsche-Studien, 17, 1988, p. 369-
390. MEIJERS Anthonie, STINGELIN Martin, « Konkordanz zu den wörtlichen Abschriften und Übernahmen
von Beispielen und Zitaten aus Gustav Gerber: Die Sprache als Kunst (Bromberg 1871) in Nietzsches
Rhetorik-Vorlesung und in „Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne“ », Nietzsche-Studien, 17,
1988, p. 350-368.
19. Glenn MOST & Thomas FRIES, « The Sources of Nietzsche’s Lectures on Rhetoric », 1994, reprise
condensée de leur article intitulé : « <«>: Die Quellen von Nietzsches Rhetorik-Vorlesung », 2014.
20. Gustav GERBER, Die Sprache als Kunst, Bd. 1, Bromberg, 1871 ; Richard VOLKMANN, Hermagoras oder
Elemente der Rhetorik, Stettin, 1865 ; IDEM, Die Rhetorik der Griechen und Römer in systematischer Übersicht,
Berlin, 1872 (version révisée du titre précédent).
21. Luca CRESCENZI, « Verzeichnis der von Nietzsche aus der Universitätsbibliothek in Basel
entliehenen Bücher (1869-1879) », Nietzsche-Studien, 23, 1994, p. 388-442.
22. G. MOST & Th. FRIES, art. cit., p. 54.
23. Art. cit. D’autres arguments ne nous paraissent pas convaincants dans cet article, malgré leur subtilité
‒ ou peut-être à cause de celle-ci, par ex. les arguments autour du paragraphe consacré à Antiphon. Signalons
une erreur (?) à propos de l’absence de Critias dans l’Histoire de l’éloquence grecque, alors qu’il y figure bel et
bien.
24. « Ich habe für mein Sommercolleg viel vorzubereiten und thue es gerne (über Rhetorik) », lettre de
Nietzsche à C. v. Gersdorff, 1er avril 1874 (BVN-1874,356).
25. Nous ne partageons donc pas l’appréciation inverse de F. Bornmann, art. cit. Insistons en outre sur le
fait que Nietzsche a très bien pu englober dans ce sentiment d’un lourd travail sa préparation du cours sur la
Rhétorique d’Aristote au Pädagogium. Mais même sans cela, le cours Histoire de l’éloquence grecque nous paraît
demander un véritable effort.
26. Le Voyageur et son ombre, 87.
27. « Friedrich Nietzsche, rhétorique et langage », Poétique, 5, rééd. sous l’intitulé NIETZSCHE F.,
Rhétorique et langage, Chatou : Les Éditions de la Transparence, 2008, p. 18.
LISTE DES ABRÉVIATIONS
BAW : NIETZSCHE F., Werke und Briefe, Historisch-kritische Gesamtausgabe,
München : C. H. Beck’sche Verlags-Buchhandlung, 1933 sqq. (réimp.
Deutscher Taschenbuch Verlag, 1994).
BN : Bibliothèque de Nietzsche. Ce sigle permet de signaler que Nietzsche
possédait un exemplaire du livre en question. Le catalogue de la BN est donné
par G. CAMPIONI, P. D’IORIO, M. C. FORNARI, F. FRONTEROTTA, A. ORSUCCI,
Nietzsches persönliche Bibliothek, Berlin / New York : De Gruyter, 2003. Une
édition numérique revue et complétée par la reproduction en fac-similé de tous
les livres de la bibliothèque personnelle de Nietzsche est en cours de
publication chez Nietzsche Source, sous la direction de P. D’IORIO et Maria
Cristina FORNARI, avec un commentaire philosophique édité sous la direction
d’Andreas URS SOMMER, et sera consultable à l’adresse
www.nietzschesource.org/BVN.
BVN : Briefe von Nietzsche (lettres de Nietzsche). La notation avec un tiret (par
exemple BVN-1850,3) permet de construire l’adresse du texte en ajoutant les
identifiants du site Nietzsche Source :
www.nietzschesource.org/eKGWB/BVN-1850,3. Le texte est consultable à
cette adresse.
CUF : Collection des Universités de France (dite Collection Budé), Paris : Les
Belles Lettres.
DFGA : NIETZSCHE F., Digitale Faksimile Gesamtausgabe, sous la direction de
Paolo D’Iorio, Paris : Nietzsche Source, 2009 sqq.,
www.nietzschesource.org/DFGA.
DH : Denys d’Halicarnasse.
DL : Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres.
eKGWB : NIETZSCHE F., Digitale kritische Gesamtausgabe Werke und Briefe, sous
la direction de P. D’Iorio, Paris : Nietzsche Source, 2009 sqq.,
www.nietzschesource.org/eKGWB.
EPN : Écrits philologiques de Nietzsche, sous la dir. de P. D’Iorio et A. Merker,
Paris : Les Belles Lettres, 2019 sqq.
KGB : NIETZSCHE F., Briefwechsel, kritische Gesamtausgabe, begründet von
Giorgio Colli und Mazzino Montinari, Berlin : Walter de Gruyter, 1975 sqq.
KGW : NIETZSCHE F., Werke, kritische Gesamtausgabe, begründet von Giorgio
Colli und Mazzino Montinari, Berlin : Walter de Gruyter, 1967 sqq. Les
chiffres qui suivent l’abréviation indiquent la section et le volume : KGW II/4
désigne le 4e volume de la section II de la KGW.
N. : Nietzsche.
NF : Nachgelassene Fragmente. La notation avec un tiret (par exemple NF-
1875,6[13]) permet de construire l’adresse du texte en ajoutant les identifiants
du site Nietzsche Source : www.nietzschesource.org/eKGWB/NF-1875,6[13].
Le texte est consultable à cette adresse. On peut de même construire cette
adresse à partir des références de type Colli-Montinari « NF Sommer
1875,6[13] » en remplaçant le mot « Sommer » par un tiret (sans espaces)
comme ci-dessus.
NS : Nietzsche Source (www.nietzschesource.org).
OPC : NIETZSCHE F., Œuvres philosophiques complètes, traduction sous la
direction de Gilles Deleuze et Maurice de Gandillac, Paris : Gallimard (NRF),
1968 sqq.
P-II-12a, P-II-12b, etc. : cahiers numérotés P II 12a, P II 12b, etc., par H. J.
Mette. La notation avec un tiret permet de construire l’adresse du fac-similé du
manuscrit édité dans la DFGA, en ajoutant les identifiants du site Nietzsche
Source : www.nietzschesource.org/DFGA/P-II-12a. La virgule et le chiffre qui
suivent indiquent la page : P-II-12a,1 indique la p. 1 du cahier ; P-II-12a,1et2
indique les p. 1 et 2 en vis-à-vis dans le cahier.
Pléiade, I : NIETZSCHE F., Œuvres, I. La Naissance de la tragédie. Considérations
inactuelles, édition sous la direction de M. de Launay, Paris : Gallimard
(Pléiade), 2000.
Pléiade, II : NIETZSCHE F., Œuvres, II. Humain, trop humain. Aurore. Le Gai
Savoir, édition sous la direction de M. de Launay, avec, pour ce volume, la
collaboration de Dorian Astor, Paris : Gallimard (Pléiade), 2019.
LISTE DES SIGNES DIACRITIQUES
{ } Texte ajouté par Nietzsche entre les lignes de son manuscrit
(généralement au-dessus de la ligne qu’il veut compléter), et dont nous
avons souhaité signaler son statut d’ajout (seulement dans les cas
considérés comme signifiants d’une manière ou d’une autre : par le
contenu individuel de l’ajout, par la multitude des ajouts, etc.).
<> Ajout par la traductrice de mots à l’intérieur du texte de Nietzsche
pour expliciter le sens d’une phrase trop elliptique ou compléter une
référence.
[ ] Traduction du grec et du latin cité par Nietzsche en langue originale,
ou ajout d’une précision extérieure au texte de Nietzsche pour le
compléter ou l’éclaircir.
*, **, Appels successifs d’inserts, contenant une annotation ou un ajout
*** substantiel de Nietzsche écrit en marge du texte principal,
généralement sur la page gauche de ses cahiers, avec ou sans précision
d’insertion. Lorsque Nietzsche n’a pas lui-même précisé le lieu
d’insertion, l’insert est déterminé selon le sens et l’ajout est mis
systématiquement en note avec un appel de type *. Lorsque Nietzsche a
déterminé le lieu d’insertion, cet ajout est soit directement intégré dans
le texte, soit mis en note avec un appel de type *, en précisant que le lieu
d’insertion est de Nietzsche lui-même.
1, 2, Appel des notes rédigées par la traductrice et figurant à la fin du texte
etc. traduit.
EXPOSITION
DE LA RHÉTORIQUE
ANTIQUE
PRÉSENTATION
par Anne Merker
« La langue […], tout aussi peu que la rhétorique, ne se
rapporte pas au vrai. »
< Exposition de la rhétorique antique >, § 3.
En ouverture de Par delà bien et mal, Nietzsche composera une préface
ironique où la vérité sera supposée femme et où les philosophes dogmatiques
seront comparés à des prétendants malheureux. Platon ‒ ou plutôt ce dont il est
l’emblème ‒ est visé au premier chef dans ce tableau fort peu avantageux. Le
chapitre I, consacré aux préjugés des philosophes, enchaîne sur le même thème de
la vérité, et déstabilise la tradition philosophique en portant l’interrogation sur la
« volonté de vérité », et, partant, sur la valeur même et de cette volonté et de
cette vérité, lesquelles ne vont plus de soi. Cette décentration, cette
déstabilisation, appartient sans aucun doute à une période mature de la réflexion
nietzschéenne.
Mais la vérité, en sa mise à distance, le soupçon porté sur elle comme objet de
désir philosophique, ont été de longue date une préoccupation de Nietzsche. Il
n’est pas anodin que le grand cours d’Introduction à l’é tude de Platon (1871-1872
sqq.) s’ouvre sur une aposiopèse toute rhétorique, « Plato amicus sed — », qui
suspend la parole pour taire la vérité qu’exprime l’adage dans son entièreté. Il n’est
pas secondaire que le cours < Exposition de la rhétorique antique > (1872-1873)
fasse une place dès ses premières lignes à la différence de la Modernité et de
l’Antiquité en termes de rapport au vrai : dans la Modernité, « le sentiment pour
le vrai en soi est de manière générale bien plus développé : la rhétorique tire sa
croissance d’un peuple qui vit encore dans des images mythiques et qui ne connaît
pas encore le besoin inconditionné de fidélité historique ». Ce n’est encore
sûrement pas un pur hasard si, tant lors du cours sur Platon que dans cette
citation de l’< Exposition >, une démarcation se fait avec l’histoire, laissée à
chaque fois dans l’ombre et absente du développement du cours, mais utilisée
comme rehaut pour cerner l’objet traité, respectivement Platon et son manque de
sens historique, la rhétorique et le retrait de la fidélité historique qu’elle requiert.
La rhétorique croît sur un sol qui n’est pas régi par l’exigence platonicienne de
vérité, mais non plus par l’exigence historienne. Enfin, Thucydide, pourtant traité
par le philologue F. Blass au milieu des orateurs pour ses discours à l’éloquence
très ouvragée, fait une brève apparition dans l’Appendice de l’< Exposition de la
rhétorique antique >, mais se verra exclu de la série des orateurs dans l’Histoire de
l’éloquence grecque, qui représente pourtant un grand développement de cet
abrégé, et toujours sur la base principale de F. Blass1. Thucydide est en réalité
incontournable dans l’histoire de l’éloquence et du style, comme en témoignent
les multiples allusions que les sources secondaires utilisées par Nietzsche dans
l’< Exposition de la rhétorique antique > y font, sur la base d’un traitement qui
remonte au moins à Denys d’Halicarnasse. L’ombre de Thucydide se profile, mais
il reste tenu en réserve, avec son type de vérité spécifique, lui que Nietzsche a
qualifié de miracle inexplicable par les conditions de son époque, lui qui est
l’ennemi du mythique, qui repoussa la confusion des causalités (naturelle et
magique) et qui sut regarder en face la réalité ‒ au point que Nietzsche, comme on
sait, l’a considéré comme le type humain dont il se sentait le plus proche2. Le
moment philosophique que constitue en sourdine le cours < Exposition de la
rhétorique antique > est un moment anti-platonicien qui fera flèche non du
réalisme historique de la culture sophistique, mais d’une artificialité stylistique
pénétrant au cœur même de toute langue et de toute parole. Ce sont ainsi de
manière très étroite des considérations philosophiques (une relégation de la vérité
en dehors de la sphère naturelle ‒ car naturellement artificielle ‒ de l’expression
verbale) et des considérations de pure stylistique et de pure technique rhétorique
(les tropes, les figures, l’invention, la disposition, les parties des discours, la
mémorisation, l’action oratoire…) qui se rejoignent ici. La convergence des deux
perspectives se lit dans un fragment de la fin de l’année 1872, prétendant libérer la
vérité comme puissance à partir de l’analyse qui en fait le produit d’une
métonymie3. Technique rhétorique ardue et scolaire d’un côté, enjeux
philosophiques de l’autre, à même la stylistique et la technique rhétorique et non
au-delà d’elles comme si elles n’étaient qu’un prétexte : voilà la caractéristique
majeure du texte qu’on va lire. Nietzsche aura ainsi dépassé la déconsidération, la
Nichtachtung moderne qui tient la rhétorique pour rien, ou pas grand chose,
quand l’Antiquité lui consacra ses plus grands efforts4.
Dates et titres du cours
Le cours figurant dans le cahier P II 12a, aux pages 2 à 101, et pour lequel nous
retenons le titre englobant de < Darstellung der antiken Rhetorik > (< Exposition
de la rhétorique antique >), contenant un Anhang. Abriss der Geschichte der
Beredsamkeit (Appendice. Abrégé de l’histoire de l’éloquence), ce cours, donc, a été
donné au semestre d’hiver 1872-1873 (à raison de 3 h par semaine), selon les
hypothèses que nous avons développées dans notre préface, à l’appui des
arguments avancés par les spécialistes de la question. Son appendice aura peut-
être été refondu dès le semestre d’été 1874 lorsque Nietzsche a annoncé un cours
nommé Darstellung der antiken Rhetorik, dont nous supposons qu’il reprenait
pour base le cours rédigé pour le semestre d’hiver 1872-1873 (si bien que nous
retenons le titre annoncé à l’Université comme titre définitif du cours), mais en
donnant cette fois un développement supérieur à l’appendice par une nouvelle
rédaction, nommée d’un titre autonome, Geschichte der griechischen Beredsamkeit
(Histoire de l’éloquence grecque), qui devient ainsi de facto un cours autonome
pouvant correspondre à l’annonce du semestre d’été 1878 sous le titre Einleitung
in die griechische Beredsamkeit (Introduction à l’éloquence grecque).
Le cours de 1872-1873 n’eut que deux étudiants, un juriste (le fameux Ludwig
Kelterborn) et un germaniste, et donc aucun philologue. C’est là, pour partie, le
résultat de la querelle autour de La Naissance de la tragédie, dont Nietzsche se
désole dans sa correspondance5. Le cours de 1874 n’a peut-être pas été donné,
malgré sa préparation6.
L’usage de la littérature secondaire
Comme pour tous ses cours de facture synthétique, Nietzsche fait un usage
surabondant de la littérature secondaire, au point que de nombreuses notes de
cours qui nous sont parvenues dans ses cahiers consistent pour l’essentiel en un
collage de passages tirés de plusieurs parutions scientifiques et ressemblent ainsi à
des centons. En outre, Nietzsche n’explicite pas toujours ses emprunts. Il ne s’agit
pour autant pas de plagiat, le manuscrit de Nietzsche n’étant nullement destiné à
une publication, mais de l’utilisation d’un matériau permettant au professeur de
donner une présentation d’ensemble du sujet étudié à partir de travaux récents, et
de gagner ainsi du temps dans la préparation de ses cours. Nous avons déjà dit
dans notre présentation du cours Introduction à l’é tude de Platon qu’il fallait ne
pas ignorer ce point et garder sans cesse à l’esprit que les phrases composant les
cours de Nietzsche n’étaient pour la grande majorité d’entre elles pas sorties
originalement de son esprit, à quelques nuances près. Il n’en reste pas moins ‒ nous
le redisons ici ‒ qu’on ne peut en aucun cas prétendre que Nietzsche n’aurait pas
fréquenté les textes sources. Il semble ne pas être inutile de le rappeler. Certes, un
article tel que celui d’Anton Bierl, lequel semble s’être donné pour mission de
ressusciter Willamowitz ou du moins de s’en faire le digne vengeur, est
probablement une simple caricature qui ne mérite pas qu’on la réfute comme
telle7. Mais on voit s’insinuer plus discrètement, à partir des travaux par ailleurs
légitimes et scientifiquement nécessaires en matière de Quellenforschung
appliquée aux cours de Nietzsche, l’idée que notre philologue aurait renoncé à
toute lecture des textes sources et n’aurait pas de contact direct avec les auteurs
antiques. Il convient de rétablir l’équilibre avant d’aborder la dette de Nietzsche
vis-à-vis de la littérature secondaire.
Commençons par dire que tout élève d’une école comme celle de Pforta avait
une formation en lettres classiques d’une exigence qui n’a plus guère d’équivalent
aujourd’hui, et avait fréquenté de gré ou de force tout ce que l’Antiquité grecque
et romaine compte comme textes de référence. De manière plus précise, on peut
sans difficulté se convaincre que le professeur Nietzsche ouvrait encore des livres
en grec et en latin. Qu’on se reporte ne serait-ce qu’à ses emprunts à la
bibliothèque de l’Université de Bâle. Ainsi, pour les semestres précédant ceux du
cours < Exposition de la rhétorique antique > (1872-1873 et 1874), alors qu’il
donnera ou programmera quatre cours touchant à la rhétorique (voir notre
tableau dans la préface : deux fois Quintilien et une fois le Dialogue des orateurs à
l’Université, Démosthène au Pädagogium), Nietzsche emprunte certes F. Blass,
Die attische Beredsamkeit, littérature secondaire qui constitue une présentation
historique et synthétique8, ainsi que la première version de l’ouvrage systématique
de R . Volkmann sur la rhétorique des Grecs et des Romains9, mais il emprunte
surtout des textes sources : un volume de Cicéron10, l’œuvre de Quintilien11 ‒ qui
constitue la source la plus importante pour notre connaissance de la rhétorique
antique dans sa totalité ‒, l’édition des textes des orateurs attiques élaborée par
Baiter et Sauppe12, ainsi que l’édition des rhéteurs grecs élaborée par Ch. Walz13,
un volume de Denys d’Halicarnasse, source primaire majeure pour la stylistique
antique14, la Sunagôgè teknôn éditée par Spengel15, les œuvres de Sénèque le
rhéteur16, celles de Démosthène (les harangues)17. L’étude du catalogue de la
bibliothèque personnelle de Nietzsche interdira tout autant de croire que
Nietzsche n’aurait fait que compiler des études historiques ou systématiques sur la
rhétorique antique sans fréquenter lui-même les textes originaires : si Denys
d’Halicarnasse ne fait pas partie de sa bibliothèque personnelle telle qu’on a pu en
faire le catalogue, on y trouve en revanche Cicéron en extension, Quintilien,
Sénèque, Démosthène, Isocrate, etc.18
Si nous reprenons le fil chronologique, nous voyons qu’à partir du semestre
d’hiver 1872-1873, Nietzsche a pour la première fois l’intention de donner un
cours synthétique sur la rhétorique, une exposition systématique qu’il n’avait pas
faite jusque-là. C’est aussi pour ce cours que nous avons le premier manuscrit sur
la rhétorique. Les emprunts à la bibliothèque de Bâle sont tout d’un coup
majoritairement de littérature secondaire : cela s’explique par le type de cours.
On doit en effet distinguer un format synthétique (qu’il soit historique ou
systématique), où Nietzsche copie largement une littérature secondaire soumise
plus ou moins à ses vues, et un format adapté à l’étude d’une œuvre précise,
notamment au lycée, mais aussi à l’université, où Nietzsche n’a pas toujours rédigé
un texte et encore moins emprunté à la littérature secondaire, mais aura noté de
manière allusive sa lecture à même les marges du texte ou dans des carnets et
autres supports secondaires, qui lui servent pour la lecture du texte avec ses élèves
et ses étudiants, généralement après une introduction. On a parfois encore le
texte de cette introduction, par exemple pour le cours sur la Rhétorique d’Aristote
ou sur l’Apologie de Socrate, ou encore pour les Académiques de Cicéron
(introduction très brève).
À côté de l’ouvrage Die Sprache als Kunst de Gustav Gerber, qu’on présente
toujours comme relevant de la philosophie du langage, mais qui s’appuie lui-
même sans cesse sur une terminologie et une analyse remontant à la rhétorique
antique19, Nietzsche emporte désormais de la bibliothèque universitaire à
nouveau Richard Volkmann, Hermagoras oder Elemente der Rhetorik20 et sa toute
nouvelle version révisée, Die Rhetorik der Griechen und Römer in systematischer
Übersicht21, et toujours Blass, Die attische Beredsamkeit22, ainsi que Hugo Monse,
Veterum rhetorum de sententiarum figuris doctrina23, autant d’ouvrages
expressément mentionnés dans le manuscrit du cours < Exposition de la
rhétorique antique >. Il s’ajoute à cela encore un ouvrage non mentionné dans le
cours, Wilhelm Oncken, Isokrates und Athen. Beitrag zur Geschichte der
Einheits- und Freiheitsbewegung in Hellas24, qui sera à nouveau emprunté durant
le semestre d’été 1874. La bibliothèque personnelle de Nietzsche, enfin, contient
un exemplaire d’Anton Westermann, Geschichte der griechischen Beredtsamkeit25,
qui servira à compléter le tome I de Blass sur les orateurs attiques, en attendant la
parution des tomes ultérieurs.
On voit, à ces listes mises côte à côte, la différence entre la préparation d’un
cours synthétique et la préparation d’un cours consacré à un texte source précis.
Pour un cours synthétique (systématique ou historique), abondance de littérature
secondaire ; pour un cours portant sur une œuvre, surtout des textes sources. Le
même phénomène se produit lorsque Nietzsche programme un cours consacré
précisément à la Rhétorique d’Aristote (1874 au Pädagogium, puis 1874-1875 et
1875, au moins, à l’Université, voir notre tableau dans la préface) : concernant ce
cours, ses emprunts sont, là encore, des éditions du texte source (à savoir l’édition
de Spengel26). Il en donne d’ailleurs sa propre traduction. Le travail direct sur
texte source est donc attesté, aussi bien pour les discours des orateurs que pour les
traités de rhétorique (Aristote, Quintilien…) et autres essais critiques (Denys
d’Halicarnasse). Ce point demeurant fermement établi, on peut apprécier pour
ce qu’elle vaut la dépendance cette fois quasiment complète des cours
synthétiques de Nietzsche vis-à-vis de la littérature secondaire.
Les sources secondaires de Nietzsche pour le cours < Exposition de la rhétorique
antique > ont déjà fait l’objet d’enquête de la part des commentateurs. En 1971,
Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe avaient repéré le caractère de
centon que revêtait l’< Exposition de la rhétorique antique >27. Anthonie Meijers
et Martin Stingelin28 ont établi une concordance entre le livre de Gerber et
l’< Exposition de la rhétorique antique >, surtout pour le § 3, mais aussi pour bien
des passages sur le style (§ 4, 6, 7). Dans cette même veine, Glenn Most et Thomas
Fries ont plus récemment inventorié les emprunts de Nietzsche, dans deux articles
dont le second synthétise le premier29. Nous renvoyons particulièrement à ces
articles, qui disent l’essentiel. Leur travail précis sur le texte de Nietzsche, qu’ils
lisaient toutefois dans l’édition incomplète de O. Crusius30, aboutit à identifier
comme sources secondaires principales les ouvrages dont nous avons déjà donné
pour l’essentiel la liste dans la préface, à travers le relevé des emprunts :
Westermann (op. cit.), Volkmann (op. cit.), Blass31 pour l’Appendice, mais encore
Spengel32 et Hirzel33. Pour reprendre le verdict de Most et Fries, il apparaît à
l’évidence que Nietzsche n’a pas entrepris une élaboration personnelle d’une
nouvelle présentation de la rhétorique à partir des textes sources, mais a cherché à
partager avec ses étudiants l’état des connaissances les plus à jour concernant le
domaine de la rhétorique34.
Les sources antiques
Les sources secondaires qu’utilise Nietzsche se réfèrent bien entendu aux œuvres
originales, et Nietzsche lui-même fréquentait largement ces textes. Ce sont ces
œuvres qui sont les véritables sources des cours de Nietzsche, quand bien même
cela se fait ici par la médiation d’autres philologues. Une connaissance de ces
textes, même minimale, suffit à retrouver assez rapidement à quel lieu renvoie la
plupart des passages du cours. Afin de permettre aux lecteurs qui ne seraient pas
familiarisés avec ces textes d’en avoir une vue d’ensemble, et afin d’alléger nos
notes, nous donnons ici un bref aperçu de ces sources primaires. Nous les classons
par commodité selon leur caractère plus systématique (l’art dans son aspect
technique et théorique) ou plus historique (éloquence et personnalités singulières
au fil des époques, et même critique stylistique), pour épouser les deux volets des
cours de Nietzsche publiés dans le présent volume (cours relevant de l’exposé
systématique de l’art, cours relevant d’une approche historique de l’éloquence à
travers les orateurs et leurs styles), mais la frontière n’est évidemment pas close
entre ces deux groupes.
1. Sources pour la rhétorique d’un point de vue systématique
‒ Rhétorique à Alexandre (Rhetorica ad Alexandrum, -IVe s. ?), transmise sous le
nom d’Aristote, attribuée régulièrement à Anaximène de Lampsaque (c. -380 /
-320) ou considérée comme d’auteur inconnu. D’une finalité pratique, sans
élaboration théorique ou philosophique, elle est dans cette mesure éclipsée par la
Rhétorique d’Aristote, mais contient des informations utilisées régulièrement par
les historiens du domaine. Elle ne retient pas l’attention personnelle de Nietzsche
au-delà de la mention qu’en fait la littérature secondaire qu’il compile.
‒ Aristote, Rhétorique (-IVe s.), en trois livres, premier traité décisif transmis par
la tradition. C’est à partir d’Aristote que s’est clairement fixée la distinction
structurante entre rhétorique judiciaire, délibérative et épidictique (I 3).
Nietzsche a fréquenté assidûment l’ouvrage, particulièrement les livres I et III
dont il a fait une traduction (partielle). Le livre II est moins sollicité. Les passages
sur lesquels Nietzsche s’appuie singulièrement (que ce soit de manière explicite
dans ses cours, ou de manière implicite dans divers écrits publiés faisant allusion à
la littérature, la prose, la poésie, etc.) sont I 1 et 2 (définition de la rhétorique),
III 1 (émergence de l’action oratoire ; émergence du style de la prose en relation
conflictuelle avec la poésie), III 2 sqq. (qualités du style : clarté, convenance… ;
métaphore), III 7 (pathos et èthos), III 8 (sur le rythme de la prose dans sa
proximité et sa différence avec la poésie ; les pieds pertinents en prose), III 9
(style coordonné et style implexe, la période), III 12 (le style des débats et le style
écrit). Une lecture ou relecture de ces passages permettra aux lecteurs de se sentir
à l’aise avec les renvois qu’y font les cours de Nietzsche, et de repérer leur présence
latente dans plusieurs aphorismes touchant l’écriture.
‒ Rhétorique à Herennius (début -Ier s. ?), dont l’auteur est reconnu
généralement comme étant Cornificius, ou laissé anonyme (nommé alors Auctor
ad Herennium). Attribué un temps à Cicéron, ce traité contient nombre
d’éléments communs avec De l’invention, la dimension philosophique exceptée.
La Rhétorique à Herennius est une source importante d’informations techniques
(entre autres sur la difficile doctrine des états de la cause, I 18 sqq.), que l’on
retrouve très régulièrement dans le cours. Nietzsche ne semble pas lui avoir
accordé un intérêt au-delà de ce que faisaient déjà les philologues dont il
s’inspirait.
‒ Cicéron (-106 / -43), qui a la particularité d’avoir été tant un immense
orateur qu’un auteur de traités techniques et philosophiques sur la rhétorique. À
côté des morceaux d’éloquence que sont ses discours, on a de lui : De l’invention
(De inventione), Divisions de l’art oratoire (Partitiones oratoriae), Topiques
(Topica), De l’o rateur (De oratore), Brutus, L’Orateur (Orator), Du meilleur genre
d’o rateurs (De optimo genere oratorum). Le dialogue De l’o rateur présente une
inspiration platonicienne par sa volonté d’unir philosophie et éloquence. La
question du rythme (numerus) de la prose est traitée par Cicéron dans des pages
importantes du De l’o rateur, § 173-198, et de L’Orateur, à partir du § 168,
l’importance de « l’oreille » pour l’écriture étant soulignée au moins à partir du
§ 149. C’est entre autres Cicéron qui se trouve derrière les appels de Nietzsche à
l’oreille des « lecteurs » (mais aussi Aristote et Denys d’Halicarnasse, pour les
sources antiques). Ces pages sont indispensables pour avoir une compréhension
concrète de Nietzsche sur ce point. Dans l’ensemble, Cicéron a influencé toute la
prose moderne, comme le dit Nietzsche en ouverture du cours Histoire de
l’éloquence grecque.
‒ Denys d’Halicarnasse (-Ier s.), historien auteur des Antiquités romaines. On
retiendra ici qu’il fut maître de rhétorique grecque, auteur de titres
incontournables pour la stylistique antique : Les orateurs antiques (Lysias,
Isocrate, Isée), Démosthène, La composition stylistique (De compositione verborum),
Thucydide, L’imitation, Dinarque, ainsi que de trois lettres : Première lettre à
Ammée (sur Démosthène et la non-dépendance de son style relativement à
Aristote), Seconde lettre à Ammée (sur le style de Thucydide), Lettre à Pompée
Géminos (sur la prééminence du style de Démosthène relativement à celui de
Platon). Denys est une référence dans plusieurs cours de Nietzsche (y compris
dans le cours d’Introduction à l’é tude de Platon). Il a lui aussi insisté sur la
dimension auditive de l’éloquence et sa parenté avec la musique (Démosthène, 35-
50), notamment dans ses célèbres pages sur les vers quasiment complets dans les
discours de Démosthène (La composition stylistique, 25-26). Ces pages sont elles
aussi décisives pour comprendre la dimension auditive de la prose. Nietzsche
s’appuie sans cesse sur Denys d’Halicarnasse, tout en n’ayant pas d’affinité
profonde avec lui : il faut dire que Denys critique vertement Thucydide, ce qui a
dû déplaire à Nietzsche, lequel évacue ces critiques du paragraphe sur Thucydide
dans son cours d’Histoire de la littérature grecque, pour les placer… dans le
paragraphe consacré à Denys lui-même35. Nietzsche apprécie en revanche la dent
dure de Denys lorsqu’elle mord Platon36.
‒ Quintilien (c. 30 / 100), Institution oratoire (Institutio oratoria, c’est-à-dire
« l’éducation de l’orateur »), en douze livres. C’est l’ouvrage majeur de
l’Antiquité au sens où il présente de manière complète l’art rhétorique, tant du
point de vue de son acquisition par l’éducation et du point de vue pratique que du
point de vue systématique, en suivant globalement un plan organisé selon les cinq
parties classiques de l’art, regroupées en deux blocs correspondant à la matière et
à la forme : invention, disposition (III-VII), style, mémoire, action (VIII-XI) ; le
tout est précédé de considérations sur la préparation des enfants à l’apprentissage
de la rhétorique et sur la définition de l’art (I-II), et clos par des considérations
sur l’orateur accompli (XII)37. De nombreux passages du cours de Nietzsche
< Exposition de la rhétorique antique > ne sont que des abrégés de chapitres de
Quintilien. La cause en est que Volkmann lui-même, l’auteur de l’ouvrage qui
fournit à Nietzsche une bonne partie de sa matière, déclare dans l’introduction de
son Hermagoras : « Parmi ces écrits [des auteurs antiques], j’ai pris Quintilien
pour guide principal, comme de juste, lui qui traite de manière la plus complète
l’ensemble du domaine rhétorique et qui, après Cicéron, s’est seul entendu parmi
tous les rhéteurs à traiter sous une forme authentiquement classique une matière
quelque peu réfractaire et sèche », et il ajoute à propos de ses sources primaires
dans son ensemble : « Dans la mesure où cela était possible, j’ai à chaque fois
laissé parler mes sources avec leurs propres mots »38. C’est ainsi à Quintilien
principalement, et aux autres sources primaires, que le cours même de Nietzsche
doit être reconduit.
2. Sources pour l’éloquence d’un point de vue historique
Dans l’Abrégé de l’histoire de l’éloquence, mis en appendice du cours < Exposition
de la rhétorique antique >, tout comme dans l’Histoire de l’éloquence grecque,
Nietzsche se concentre sur les vies, les personnalités morales et stylistiques. Les
sources primaires principales ‒ outre les indications qui peuvent être tirées (non
sans précautions) des discours des orateurs eux-mêmes ‒ sont Denys
d’Halicarnasse (dont nous avons parlé plus haut, et qui fait d’ailleurs lui aussi
partie de la série des orateurs étudiés dans l’Appendice puis dans le cours Histoire
de l’éloquence grecque), et Plutarque.
‒ (Pseudo-)Plutarque, Vies des dix orateurs (Ier / IIe s. ?), transmises sous le nom
de Plutarque, et généralement toujours publiées sous son nom, même à présent
que sa paternité est démentie. L’œuvre aborde dans l’ordre Antiphon, Andocide,
Lysias, Isocrate, Isée, Eschine, Lycurgue, Démosthène, Hypéride, Dinarque. De
nombreux éléments de cette source très connue se retrouvent dans les cours de
Nietzsche, souvent sans précision de référence.
‒ Plutarque (c. 46 / 125), Périclès et Démosthène dans les Vies parallèles. En
particulier, Nietzsche se réfère plusieurs fois à la description faite par Plutarque
de l’attitude de Périclès durant ses discours (son « action oratoire » avant la
lettre) : Périclès, 5.1. C’est le cas à la fois dans l’Abrégé de l’histoire de l’éloquence et
dans l’Histoire de l’éloquence grecque, mais aussi dans La Philosophie à l’époque
tragique des Grecs (§ 19).
Figurent dans la bibliothèque de Nietzsche non seulement les œuvres de
Plutarque (45 volumes, en traduction), mais encore une compilation des
biographies antiques : Βιογράφοι. Vitarum scriptores graeci minores, édités par
Anton Westermann39, avec, pour les orateurs, en pièce maîtresse, à chaque fois un
extrait des Vies des dix orateurs, mais aussi d’autres sources et en particulier de la
Suda40. Il faut cependant remarquer que si cet exemplaire porte des marques de
Nietzsche sur quasiment chacune des pages consacrées aux philosophes, ce n’est
pas du tout le cas pour celles consacrées aux orateurs.
Un peu d’habitude ‒ ce qui ne demande pas d’être spécialiste ‒ permet de sentir
rapidement auquel de ces ouvrages, même quand cela n’est pas expressément
indiqué, le texte de Nietzsche renvoie. Les cours de notre philosophe-philologue
doivent aussi être une invitation à se plonger dans ces œuvres, si importantes pour
le destin de la prose moderne et pour Nietzsche en particulier41.
Originalité et intérêt du cours
Disons-le brutalement : l’< Exposition de la rhétorique antique > n’a aucune
originalité au regard de la philologie contemporaine de Nietzsche, et tout aussi
peu, a fortiori, au regard de l’état actuel de nos connaissances. Notre professeur de
philologie ne fait là ni recherche scientifique nouvelle ni œuvre personnelle, et
son utilisation absolument massive de la littérature secondaire ne permet pas de
lui attribuer quelque innovation marquante que ce soit, y compris pour le
chapitre le plus philosophique, à savoir le § 3. L’intérêt est ailleurs.
Réglons d’abord le sort de l’appendice : l’Abrégé de l’histoire de l’éloquence
ressemble plus à une fiche de lecture pré-digérée (de Blass et de Westermann)
qu’à un tableau vivant et original des orateurs antiques. Mais précisément ‒ et
nous n’y mettons pas là un goût stérile du paradoxe ‒, c’est son manque d’intérêt
qui le rend intéressant : on comparera la platitude quasiment absolue42 de cet
abrégé avec le relief que prend, quelques années plus tard, la version développée
dans le cours Histoire de l’éloquence grecque. Le pré-digéré commence à donner
une nouvelle matière pour une nouvelle croissance. Nous renvoyons à la
présentation que nous donnons plus loin de ce cours pour la comparaison entre
les deux versions. Cet appendice, dans sa platitude, confronté au relief naissant de
l’Histoire de l’éloquence grecque, nous met sous les yeux les strates de l’écriture
nietzschéenne : sa digestion de données plates et brutes, sa rumination et pour
finir sa production d’une lecture originale affleurant à même l’histoire classique.
C’est un cas exemplaire, à nos yeux, de ce qu’est l’œuvre de Nietzsche, dont les
productions ultimes et publiées, écrites dans une prose artificieusement travaillée,
calculée pour emporter l’adhésion voire soulever l’enthousiasme, fait oublier au
lectorat moderne tout ce qu’il a de « gris »43 dans cette prose flamboyante. Le
feu nietzschéen ne brûle pas sans combustible. On retrouve, dans la
transmutation qu’opère l’écriture nietzschéenne, ce même mystère qui fait passer
une bûche de bois sombre, opaque et froide à l’incandescence lumineuse du feu.
Il y a à nouveau beaucoup de grisaille dans les seize chapitres ou paragraphes
précédant l’Appendice et constituant donc l’essentiel de l’< Exposition de la
rhétorique antique >. On y trouvera des exposés de pure technique rhétorique,
longs voire fastidieux. Tout cela n’est pour autant pas à négliger : on y prend
connaissance de tout ce que Nietzsche lui-même avait pu savoir en matière d’art
oratoire. Là encore, le lectorat philosophe comprendra qu’on y trouve la matrice
de nombre d’aphorismes qui touchent aussi bien à la rhétorique de manière
explicite qu’à la prose dans sa différence d’avec la poésie, et plus largement au
retour réflexif que faisait Nietzsche sur sa propre écriture. Un précepte de Par
delà bien et mal tel que « Toute phrase réussie comporte de l’art »44 trouve son
assise dans sa connaissance profonde de la rhétorique. Les développements, dans
les œuvres « philosophiques », sur les relations entre prose et poésie, doivent
aussi l’essentiel aux connaissances de Nietzsche en matière de rhétorique antique.
Par exemple, une formule telle que « ce n’est qu’en regard de la poésie qu’on écrit
de la bonne prose ! Car celle-ci est une guerre ininterrompue et polie avec la
poésie : tous ses attraits consistent en ce que, constamment, on y cède du terrain à
la poésie et on la contredit »45, dérive directement de la connaissance du travail
de Gorgias et de Thrasymaque, des réflexions d’Isocrate et d’Aristote, pour ne
citer qu’eux46. Les considérations de Nietzsche sur l’écriture de Leopardi, décrété
« probablement le plus grand styliste du siècle », nous reconduisent tout autant à
l’Antiquité47. Ou encore, la musicalité de la parole, son rythme, sa danse, etc.,
tout cela provient d’abord de la source antique, comme on le verra facilement
dans le § 9 du cours < Exposition >, consacré au rythme.
Par ailleurs, il faut remarquer à nouveau ici ce que nous avons déjà esquissé sur
Gerber : il n’est pas pertinent d’attribuer une originalité à Nietzsche au motif
d’une rencontre, dans son cours, de deux traditions qui seraient originellement
étrangères l’une à l’autre, à savoir la philologie classique et la philosophie du
langage. Cette rencontre est déjà largement réalisée chez Gerber lui-même, dont
tout l’ouvrage se revendique des catégories élaborées par les rhétoriciens et les
grammairiens antiques48. À nos yeux, il n’y a pas foncièrement d’originalité dans
ce cours de Nietzsche, et ce n’est pas à l’aune de ce critère qu’on doit juger de son
intérêt pour le lectorat d’aujourd’hui.
L’intérêt du cours qu’on va lire consiste à nos yeux bien plutôt en ce qu’il
permet de découvrir la technicité dans laquelle Nietzsche était capable d’entrer en
matière d’art oratoire. Au fur et à mesure que les amateurs de Nietzsche en
prendront connaissance, ils pourront découvrir tout ce que l’écriture de notre
philosophe, dans sa forme et son contenu, doit à sa culture rhétorique. Connaître
les Anciens ‒ connaissance qui vaut déjà par soi ‒ est un passage obligé pour
connaître les Modernes en général, et a fortiori ce philosophe-philologue que fut
Nietzsche.
Structure du cours
Le cours est donc fait de deux parties inégales, dotées d’une indépendance
complète l’une vis-à-vis de l’autre : la première consiste en un exposé théorique
systématique de la rhétorique, au fil de seize chapitres ou paragraphes ; la
seconde, littéralement un appendice, est une brève revue historique des
personnalités qui ont façonné et pratiqué la rhétorique dans l’Antiquité, depuis
Empédocle retenu ici pour son inventeur sur la foi d’un témoignage indirect
d’Aristote, et jusqu’à Libanios d’Antioche (IVe siècle). Les deux perspectives,
systématique et historique, sont complémentaires. On peut comprendre,
connaissant l’intérêt de Nietzsche pour « les grands hommes »49, que la seconde
ait pris le pas sur la première, et qu’il ait par la suite commencé à donner la
mesure de sa propre personnalité en refondant intégralement cette revue encore
très scolaire de l’éloquence pour en faire un tableau exposant son déploiement
vital jusqu’à un point culminant, puis sa dégénérescence s’abolissant en
« dressage ». Nous en parlerons en détail dans la présentation du cours Histoire
de l’éloquence grecque.
La partie principale (§ 1 à 16, constituant proprement l’< Exposition de la
rhétorique antique >) s’ouvre par un prologue soigné, qui met en valeur son sujet
et pose d’emblée un certain nombre de thèmes décisifs pour la rhétorique : la
centralité de cet art dans l’Antiquité par différence d’avec la Modernité (du moins
d’avec la Modernité récente), le rapport lâche à la vérité que doit entretenir un
peuple où croît la rhétorique, la transfiguration de la nécessité des situations
exigeant la parole en une création libre reposant sur l’art, la relation intime de la
rhétorique avec la république (la démocratie pour les cités grecques), la figure de
l’auditeur (et non du lecteur) comme complément majeur de la figure de
l’orateur, l’éducation enfin, culminant dans l’apprentissage de la rhétorique. On
sera donc attentif ‒ et de même dans la plupart des autres cours ‒ à ce type de
prologue où chaque mot est pesé : Nietzsche y use lui-même d’art rhétorique
pour magnifier son objet sans le trahir, avec une maîtrise certaine de
l’amplification. Ces prologues sont au nombre des parties les plus « écrites » des
cours de Nietzsche.
Après une définition de Kant, bien trop formelle et arbitraire mais présentée
avantageusement par Nietzsche car elle lui permet de souligner un trait supérieur
de l’esprit hellène ‒ cette légèreté qui surmonte tout dans le jeu, y compris la
nécessité et le danger ‒ ; après une définition de Schopenhauer, censée s’appliquer
cette fois à l’esprit romain ‒ la prépondérance souveraine de la personnalité
individuelle ‒, et au-delà de la dépréciation exprimée par Locke, Nietzsche évacue
les Modernes pour faire place aux recherches définitionnelles de l’Antiquité. Il
s’agit en effet ainsi de remplir le programme annoncé dans le titre du premier
chapitre (§ 1), la détermination du « Concept de rhétorique ». Focalisée autour
de la notion de persuasion, la définition antique comme artisane de persuasion
prend sa source chez les tout premiers rhéteurs que furent Corax et Tisias, et se
voit fixée par Platon dans le Gorgias, avant d’être modulée par Aristote dans la
Rhétorique, abandonnée par les stoïciens qui lui préfèrent la notion de « bien
parler », et réélaborée à l’époque romaine. Nietzsche fait, comme on pouvait s’y
attendre, une place non négligeable à Platon, dont il rappelle la haine envers la
rhétorique, mais dont il rappelle aussi qu’il a ouvert la voie à une conception
positive de cet art.
Ce chapitre définitionnel, qui aborde le concept dans son unité, est ensuite
complété par un deuxième chapitre (§ 2) touchant cette fois la « Division de la
rhétorique et de l’éloquence » : est présentée la grande distinction, fixée par
Aristote et devenue canonique, entre trois genres de rhétorique, selon les lieux
politiques où elle s’exerçait ‒ et donc selon ses objets ‒ : la rhétorique judiciaire
(dans les tribunaux, portant sur le juste et l’injuste), la rhétorique délibérative
(dans les organes politiques délibératifs, notamment l’Assemblée, sans préjudice
d’une rhétorique délibérative qui pouvait aussi se déployer dans le privé, le tout
portant sur l’avantageux et le désavantageux), et enfin la rhétorique épidictique
(notamment la rhétorique mise en œuvre dans les éloges et les oraisons funèbres,
portant sur le beau et le laid en leur sens moral). Une deuxième division concerne
cette fois non plus les genres de rhétorique, mais l’activité même de l’orateur
préparant, composant et prononçant son discours : au fil des siècles, ces
opérations se cristallisent en une liste de cinq étapes, à savoir invention (recherche
des matériaux), disposition (mise en ordre des matériaux, notamment selon les
parties du discours), style (mise en forme des matériaux quant à leur expression),
mémoire (mémorisation du discours, car tout discours qui se respecte dans
l’Antiquité est prononcé par cœur et non lu, du moins les discours de la vie
publique), action oratoire (prononciation du discours avec des effets travaillés de
la voix et du corps). Enfin, une ultime division touche l’acquisition de l’art
rhétorique : on l’a par nature, par méthode théorique ou art (technè), par
entraînement.
Le plan est donc clair : d’abord l’unité (définitionnelle) de la rhétorique,
quoique poursuivie à travers la diversité des penseurs, des écoles et des époques,
puis la division interne de la rhétorique par les genres principaux, par les parties
de l’activité de l’orateur, et par les différentes voies d’acquisition.
Tout cela suit en réalité pour l’essentiel le plan de R . Volkmann dans
Hermagoras oder Elemente der Rhetorik (1865) et sa version révisée (Die Rhetorik
der Griechen und Römer in systematischer Übersicht (1872), dont l’introduction
comporte deux paragraphes, § 1 : Definition der Rhetorik, § 2 : Eintheilung der
Beredsamkeit und der Rhetorik, ordre de présentation classique et pratiqué aussi
par d’autres philologues50.
Mais le chemin suivi ensuite par Nietzsche prend quelques libertés : d’une part,
il intercale un paragraphe (§ 3) absent du livre de Volkmann et de ses autres
sources de philologie classique, d’autre part il va modifier l’ordre de l’exposé.
Nietzsche prend en effet le temps d’insérer un paragraphe préliminaire à
l’exposé technique qui va suivre : « § 3. Rapport de l’élément rhétorique à la
langue ». Il s’y réalise une attaque en règle contre la naturalité du langage, et donc
en soubassement contre la valeur de vérité des mots (voir ci-dessous, lignes de
force du cours). La vérité est ainsi évacuée, destituée de toute prééminence. C’est
un des chapitres (non le seul) où Nietzsche s’inspire pleinement de G. Gerber, et
c’est à son appui qu’il va jusqu’à écrire : die Sprache ist Rhetorik, « la langue est
rhétorique », thèse qui se dégage déjà du livre en question ‒ Nietzsche ne faisant
pas là preuve en soi d’une originalité très marquée51. Chapitre le plus
philosophique de tout le cours, c’est en général celui qui retient l’attention des
lecteurs aujourd’hui, notamment parce qu’il est en résonance directe avec Vérité
et mensonge au sens extra-moral (texte dicté à C. von Gersdorff lors de l’été 1873,
et lui-même inspiré de Gerber). Ce moment philosophique n’est pas fortuit et
participe de la rénovation de la méthode défendue à l’intérieur même de la
philologie par le professeur dans l’Encyclopédie de la philologie classique : éviter
que l’érudit spécialisé ne soit occupé qu’à « produire sa vis » tout au long de
l’année comme un Fabrikarbeiter52. La préconisation de suivre une année de
philosophie avant toute étude spécialisée était alors une tentative de lutter contre
une division mécanique du travail du type de celle qui prévalait dans la
production industrielle.
Après avoir posé l’unité et la pluralité articulée du concept de rhétorique (en
suivant Volkmann principalement), après avoir éliminé la notion de vérité (à
l’aide de Gerber) et placé l’artificialité ‒ ou la créativité ‒ au cœur même de la
langue et de l’acte de parler, et avoir ainsi donné une perspective philosophique
propre à faire apparaître l’intérêt extra-technique de l’étude de la rhétorique,
Nietzsche peut se lancer dans un exposé purement technique. Mais au lieu de
suivre l’ordre naturel consistant à aborder dans l’ordre l’invention, la disposition,
le style, la mémoire et l’action ‒ ordre suivi par Volkmann53 ‒, Nietzsche passe tout
de suite à ce qui constitue manifestement pour lui la partie la plus essentielle de
l’art rhétorique, à savoir la lexis (λέξις) en grec, l’elocutio en latin, autrement dit
l’expression, le style, la manière de dire, plutôt que ce que l’on dit (la matière et sa
découverte ‒ inventio ‒ puis sa mise en ordre ‒ dispositio). Cet ordre est appelé par
le § 3, où les tropes et les figures de style sont la cheville ouvrière de l’attaque
contre la naturalité de la langue. Nietzsche consacre ainsi au style les chapitres 4 à
9 inclus54, ne réservant pour l’invention que les chapitres 10 et 11, puis pour la
disposition (ou ordre, ou économie) le chapitre 15, et pour la mémoire et l’action
oratoire le chapitre 1655. Il a dans l’intervalle intercalé, sous forme des chapitres
12 (le plus long de tout le cours), 13 et 14, des divisions spécifiques au discours
judiciaire et délibératif (parties constitutives du discours : exorde, narration, etc.)
et à l’éloquence épidictique (espèces de discours épidictiques selon les qualités du
sujet ou selon les circonstances de la prononciation)56. Le fait marquant reste
bien l’inversion de l’ordre et la primauté donnée au style. On a donc seize
chapitres assez conventionnels dans l’ensemble, mais dans un ordre qui manifeste
un intérêt particulier pris à l’elocutio, en ce que celle-ci ouvre une perspective sur
la nature même de la langue dont l’artificialité naturelle est révélée.
Les lignes de force du cours
Nous avons assez dit que Nietzsche ne faisait pas ici œuvre originale. Ce qui
doit retenir l’attention, ce n’est donc pas tant ce qu’il dirait de personnel sur la
rhétorique, que ce que la rhétorique, dans ses doctrines les plus classiques, lui fait
découvrir et lui donne comme levier par rapport à des préoccupations
philosophiques, en plus de l’intérêt qu’il lui porte pour sa propre écriture.
Le contre-pied philosophique
L’intention nietzschéenne du grand cours d’< Exposition de la rhétorique
antique > doit se comprendre à partir du § 3 intitulé « Rapport du rhétorique à
la langue » (« Verhältnis des Rhetorischen zur Sprache »), indépendamment de
toute prétention à l’originalité. Destiné à éviter chez les étudiants universitaires
l’effet du Fabrikarbeiter répétant indéfiniment une tâche unique assignée par la
division du travail, ce paragraphe, inséré juste avant l’exposé détaillé, donne une
clef pour la suite. Nietzsche y réalise un contre-pied philosophique qu’on peut
sans difficulté penser comme un renversement de l’opération platonicienne envers
la rhétorique. Quant au fond, nous avons une réactivation du conflit entre
puissance et vérité.
La perspective ouverte par le § 3 est simple à première vue : Nietzsche veut
abolir la distinction entre la naturalité de la langue et l’artificialité de la
rhétorique, et par là débarrasser la parole humaine de la vérité, du moins en un
sens qu’il juge platonicien. Il veut, avec Gerber, inscrire au cœur même de la
langue et de toute expression verbale ce qui est identifié dans la rhétorique
comme artifices ou moyens de l’art. Le propos de G. Gerber est précisément
d’explorer la dimension factice et “artistique” de faits linguistiques en deçà de l’art
rhétorique et surtout hors et en amont des productions littéraires. Gerber s’est en
quelque sorte donné pour tâche d’étudier la prose de M. Jourdain, qui n’était
certes pas un écrivain :
« On n’a pas vu l’art qui est dans la langue, parce que la langue se manifestait
en même temps toujours comme un besoin, parce qu’elle était placée trop
près de l’œil pour que sa véritable essence pût être contemplée. On n’osait pas
se croire jouissant d’une position si étonnante où l’on pratiquerait un art
inconsciemment et sans discontinuer, un peu comme M. Jourdain dans le
Bourgeois gentilhomme de Molière (acte II, scène 4) : “Par ma foi, il y a plus
de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en sçeusse rien” »57.
Gerber lui-même s’est servi de la rhétorique des Anciens pour déceler l’art
œuvrant à même la langue et la parole ordinaire, laquelle en devient une prose
naturelle dénuée d’un recours conscient aux artifices techniques et sans
production de littérature proprement dite58. Remarquons pour notre part que la
rhétorique classique est tout indiquée pour cette opération qui fait disparaître la
limite entre la spontanéité et l’artifice : car en elle, depuis toujours, se sont jouées
une inversion et une relation subtile entre l’art et le naturel. L’allure naturelle des
discours est le fruit de la plus haute maîtrise de l’art, le naturel dans la manière de
parler est en réalité non pas le point de départ, mais le point d’aboutissement de la
technique. Il faut beaucoup d’art pour produire du naturel : voilà un des
enseignements de la rhétorique. On le verra non seulement dans le cours
< Exposition de la rhétorique antique >, mais encore dans l’Appendice. Abrégé de
l’histoire de l’éloquence et surtout l’Histoire de l’éloquence grecque. On y lit, à
propos de Lysias, ces jugements issus de Cicéron et Denys d’Halicarnasse :
« Lysias s’est posté dans une âpre opposition à Gorgias, en pleine conscience,
il a conservé son caractère jusque dans les discours panégyriques : donc dans le
choix des mots et dans l’expression ; c’est la manière de parler de l’homme
ordinaire qui est reproduite ‒ un acte grandement artistique ! Et de la plus
haute difficulté. Cicéron, L’Orateur, chap. 76, dit à juste titre : orationis
subtilitas imitabilis illa quidem videtur existimanti, sed nihil est experienti
minus [la fine simplicité de ce type de discours paraît imitable tant qu’on ne
fait que juger, mais rien ne l’est moins une fois qu’on l’expérimente] »59.
La naturalité devient un artifice grâce à la rhétorique, qui efface ainsi les limites
et opère le renversement de déterminations en apparence opposées. De manière
générale, la rhétorique est factrice d’inversion : la plus célèbre est celle qui lui
valut une méfiance à la hauteur de l’attraction qu’elle exerçait sur les jeunes gens
en désir de gloire et de pouvoir dans la cité : faire du discours faible le discours le
plus fort, inverser les valeurs des discours au gré de la volonté du locuteur, dont la
parole acquiert ainsi, en contexte démocratique (Athènes) ou républicain
(Rome) le statut de « plus grand moyen de puissance inter pares »60. Les
inversions opérées au niveau du style n’en sont pas moins puissantes : le comble de
l’art est de se dissimuler comme art, le naturel est tout artificiel, l’artifice y est
naturel, l’habileté devient une faiblesse dès lors qu’elle apparaît, dans l’éloquence
la force (trop évidente) de l’orateur engendre sa faiblesse, et la faiblesse (calculée)
de l’orateur lui donne sa force, les défauts de langage peuvent devenir ornements
du discours et donc qualités du style, la pureté de la langue fait sentir une origine
impure61, etc. Quoi de mieux que la rhétorique pour abolir les délimitations
stables ? Nietzsche fait sienne cette puissance renversante de la rhétorique.
Ainsi va-t-il jusqu’au bout, guidé par Gerber : il reprend l’idée d’un art
conscient (la rhétorique) et d’un art inconscient (le langage ordinaire), il profite
de ce mouvement transgressif pour abolir purement et simplement la notion de
naturalité de toute expression. Au terme du chemin : c’est la vérité elle-même que
Nietzsche, ici autant qu’ailleurs, a pour objet de renverser ou de déstabiliser, du
moins comme préjugé philosophique tel qu’il s’est donné dans une tradition dont
Platon est le premier jalon décisif. Le petit texte dicté à Gersdorff sur Vérité et
mensonge au sens extra-moral, d’une parenté étroite avec le cours sur la rhétorique
antique, confirme cette ambition.
Le § 3 s’ouvre sur l’adjectif „Rhetorisch“, mis entre guillemets : il s’agit de traiter
cette désignation selon la connotation que lui donnent les Modernes.
Connotation toujours accompagnée d’un blâme, même léger : « rhétorique »
s’oppose à naturel, mot que Nietzsche souligne (deuxième artifice typographique
du paragraphe, répondant donc aux guillemets de « rhétorique »). Quand on
qualifie de « rhétorique » un auteur, un livre ou un style, c’est qu’il donne
l’impression d’un usage intentionnel et conscient de moyens artificieux du
discours (Kunstmittel der Rede).
Après s’être ouvert sur l’opposition prétendue entre « rhétorique » et naturel,
le paragraphe passe à une argumentation toute philologique, mais va très vite
tourner à l’attaque philosophique contre la vérité même. Un premier moment
prend pour fonds argumentatif la relativité historique et sociale de l’impression
de naturel, par suite de conditions historiques différentes qui pénètrent dans la
littérature elle-même : la « littérature » des anciens n’est qu’un écho d’une parole
vive, entendue, réalité sonore immédiate, non une littérature pour lecteurs. La
stylistique est à chaque fois adaptée à la modalité de la parole : parole prononcée
pour une audition dans l’Antiquité, parole assourdie, couchée par écrit pour une
lecture silencieuse dans la Modernité. Nous sommes beaucoup plus pâles, écrit
Nietzsche ici et ailleurs, et beaucoup plus abstraits. C’est là un motif d’ailleurs
tout platonicien, mais qui en réalité n’est pas propre à Platon. L’infériorité de
l’écrit par rapport à la parole vivante, soulignée dans le Phèdre, n’est pas une lubie
du grand philosophe : Platon ne fait là qu’exprimer ‒ et, certes, réinterpréter dans
sa propre perspective ‒ un fait et une vision partagée par toute l’Antiquité, à une
époque où commençait de se jouer une bascule en faveur de l’écriture et un
nouvel équilibre, complexe, entre parole et écrit62. Mais il reste que toute écriture
est bel et bien l’écriture d’une parole, d’une réalité sonore prononcée et
prononçable, entendue même lorsqu’elle est lue en silence ‒ ce qui ne se produisait
pas ordinairement dans l’Antiquité63. La centralité stylistique du rythme (réalité
auditive) en est un témoignage. Toute l’Antiquité tourne autour de la parole.
Voilà donc une argumentation encore historico-philologique : le jugement de
goût est tributaire de son époque. L’écriture n’est pas de même nature à Athènes
ou Rome et dans l’Allemagne du XIXe siècle. Naturalité et artificialité (rhétorique)
s’apprécient selon une ligne de démarcation qui se déplace au fil des siècles et des
dispositifs de productions « littéraires » commandées par les conditions
politiques et sociales.
Mais Nietzsche ne s’arrête pas à ces considérations de contexte et de culture. À
l’appui de Gerber, lui-même nourri de rhétorique antique, il attaque la
démarcation établie comme telle entre nature et art, il attaque au cœur même de
l’essence de la langue (Wesen der Sprache). C’est ici que le paragraphe opère son
tournant et enrichit le plan historico-philologique par la philosophie. Le propos
de Nietzsche n’est pas simplement qu’il y a de l’art dans la manière naturelle de
s’exprimer ; plus encore, il n’y a pas de naturalité qui puisse se distinguer d’une
artificialité. Une telle abolition de la dualité se fait au risque de ne plus
comprendre, en ce cas, pourquoi la rhétorique, dans sa factualité historique, s’est
développée comme un art à part entière, autrement dit : si toute prose se résout
dans la parole d’un M. Jourdain élevée tout d’un coup au rang de l’art, en quoi y a-
t-il encore la place pour une prose d’art, dont Nietzsche défend l’existence mais
que M. Jourdain ignore totalement ? Jourdain (sans Molière…) est-il à la même
hauteur qu’un écrivain ? Nietzsche est trop conscient de la différence entre la
prose qui n’est qu’absence pure et simple de poésie (celle de la platitude vulgaire)
et la prose qui est devenue un art au contact de l’artificialité maximale de la
poésie, la prose au sens strict et artistique64. La réponse se trouve dans le même
passage : l’art n’est pas l’opposé de la naturalité de la langue, il en est le
développement conscient :
« la rhétorique est un prolongement des moyens artistiques résidant dans la
langue, à la claire lumière de l’entendement. Il n’existe en effet aucune
“naturalité” non rhétorique de la langue à laquelle on pourrait en appeler : la
langue elle-même est le résultat de purs arts rhétoriques »65.
La langue elle-même consiste en procédés de même nature que ceux de l’art
rhétorique, mais celui-ci s’en ressaisira d’une manière pleinement consciente pour
les porter à un degré supérieur et une puissance nouvelle.
L’attaque contre la naturalité va dévoiler très rapidement sa véritable teneur :
derrière la naturelle artificialité, il s’agit d’une destruction de la vérité des paroles
humaines, de leur relation à l’essence des choses.
On sait l’hostilité de la rhétorique et de la philosophie depuis que Platon en a
fixé la ligne de front : opinion contre vérité, recherche de la puissance politique et
sociale contre recherche de la connaissance, seule puissance véritable aux yeux du
philosophe athénien. Platon se sert de la philosophie pour dénoncer la rhétorique
ordinaire, le règne de l’opinion, et se réapproprier ou refonder une véritable
rhétorique, ce qui est d’ailleurs rappelé dans le § 1 du cours. Nietzsche prend
l’exact contre-pied : il se sert de la rhétorique pour dénoncer la philosophie de
type platonicien (celle qui, selon sa perspective, veut la vérité sans jamais
s’interroger sur cette volonté66), dénoncer la vérité et s’approprier une entente de
la philosophie qui ne soit plus soumise à une valeur absolue échappant elle-même
à toute évaluation. On pourrait dire en simplifiant que, dans le Gorgias, Platon
met en scène un Socrate qui s’efforce de faire passer le grand rhéteur d’une logique
de la puissance à une logique de la vérité, quitte à reprendre la problématique de
la puissance à partir du vrai et de la vertu. Inversement, le fait pour Nietzsche
d’avoir abordé la rhétorique en philologue lui aura permis de n’être pas sous
l’emprise de la démarche platonicienne, et même de la défaire et de récupérer la
problématique de la vérité à partir de la logique de la puissance.
On le voit en effet effacer le lien entre mots et vérité que Platon avait tissé,
notamment dans le Cratyle, grâce à leur relation à l’essence des choses. La
rectitude des mots leur vient de ce qu’ils imitent l’essence même, et se voient donc
jugés en conséquence à partir de cette essence, qui est leur modèle. « Le nom est
une monstration (dèlôma) de la chose »67, il consiste en une imitation de
l’essence, et non de l’apparence sensible : ceux qui par la voix imitent le bêlement
des moutons ou le cri du coq n’usent pas de noms ; le nom n’existe qu’en tant qu’il
fait signe vers l’essence du coq et du mouton, en tant qu’il manifeste leur être dans
une imitation68. Dans cette perspective, le logos, ayant statut d’imitation du réel,
est suspendu à l’être et en tire son degré de vérité :
« La rectitude d’un nom, disons-nous, consiste à montrer ce qu’est la
chose »69.
À l’inverse, Nietzsche écrit dans son § 3 :
« [la langue], tout aussi peu que la rhétorique, ne se rapporte pas au vrai, à
l’essence des choses, elle ne veut pas instruire mais transmettre une excitation
subjective et une supposition en autrui »70.
Sans développer la complexité de la position platonicienne touchant
l’instruction par les mots71, relevons les arguments que Nietzsche emprunte à
Gerber pour défendre sa position anti-platonicienne : l’expression verbale est faite
de sons, ceux-ci sont produits par le sujet qui éprouve une excitation nerveuse
provoquée par le contact avec un objet (extérieur ou non), excitation qui se
prolonge en émotion ou sentiment (Empfindung), ce qui est la base de la création
d’une parole extériorisant un processus d’origine nerveuse :
« L’être humain qui crée des paroles [der sprachbildende Mensch] ne saisit pas
des choses ni des processus, mais des excitations ; il ne restitue pas des
sentiments, mais bien plutôt seulement des reproductions de sentiments. Le
sentiment, éveillé par une excitation nerveuse, ne reçoit pas lui-même la
chose : ce sentiment est exposé vers l’extérieur à travers une image »72.
Le point fort de cette citation ne peut guère résider dans la notion d’image,
involontairement bien trop platonicienne pour être efficace73. La notion décisive
est plutôt celle d’excitation nerveuse. C’est par cette notion que Nietzsche peut
soutenir que la production sonore, toute linguistique soit-elle, n’a pas de rapport
essentiel ni même de rapport de représentation avec l’objet initial déclencheur de
cette excitation ‒ alors que la notion d’image nous reconduit en fait
dangereusement sur les traces de Platon et dans la problématique de la
représentation et ainsi de la vérité. Mais enracinée dans une excitation nerveuse, la
parole, en attribuant aux choses mêmes un contenu signifié par l’image sonore
d’une excitation nerveuse, réalise en définitive une projection sur les choses qui
n’a pas de relation avec une essence. Nietzsche identifie plus loin cette projection
à partir d’une figure de rhétorique, la métonymie, comprise ici de manière très
stricte :
« Une troisième figure est la métonymie, interversion de la cause et de l’effet ;
lorsque, par exemple, le rhéteur dit “sueur ” pour “travail”, “langue” [Zunge]
au lieu de “parole” [Sprache]. Nous disons “la boisson est amère” au lieu de
“elle éveille en nous un sentiment de cette sorte” ; “la pierre est dure”, comme
si “dur” était autre chose qu’un jugement venant de nous. “Les feuilles sont
vertes” »74.
La métonymie n’est citée dans le § 3 qu’en troisième lieu, après la synecdoque et
la métaphore, ce qui correspond aux trois figures rhétoriques que Gerber sollicite
en priorité pour penser l’art immanent à la langue75 ; mais il semble que la
métonymie occupe une place première au moins dans les analyses
antiplatoniciennes de Nietzsche, comme on le voit avec cette phrase, plus loin
dans le cours :
« Très instructif, la transposition des εἴδη en ἰδέαι chez Platon : ici, la
métonymie, inversion de la cause et de l’effet, est à son comble »76.
Elle est définie ainsi dans le cours :
« METONYMIA. Substitution d’un substantif à un autre, appelée aussi ὑπαλλαγή
[hypallage, échange]. Eius vis est, pro eo quod dicitur, causam propter quam
dicitur ponere [elle consiste à poser à la place de ce qui est qualifié la cause
pour laquelle on le qualifie]. Très puissante dans la langue : les substantifs
abstraits sont des qualités en nous et hors de nous qui se voient arrachées des
sujets qui les portent et érigées comme des êtres indépendants »77.
Ce processus interdit toute prétention à la vérité des mots . Or il est frappant de
voir arriver ici la notion de puissance. Nietzsche utilise d’ailleurs la même formule
pour la synecdoque au moment de son étude spécifique dans le § 7 :
« SYNECDOQUE. Le concept de domus [maison] est désigné d’après une partie
essentielle quand on le nomme tectum [toit] ; mais tectum appelle la
représentation de la domus, car dans la perception sur laquelle ces mots
reposent, les deux choses se présentent ensemble : cum res tota parva de parte
cognoscitur, aut de toto pars [lorsque le tout est connu à partir d’une petite
partie, ou une partie à partir du tout]. Très puissante dans la langue, comme je
l’ai déjà exposé »78.
Parmi les fragments qui reprennent régulièrement la notion de métonymie, il en
est un particulièrement révélateur :
« Les abstractions sont des métonymies, c’est-à-dire des confusions entre la
cause et l’effet. Tout concept est donc une métonymie, et c’est par concepts
que procède la connaissance. La “vérité” ne devient une puissance que lorsque
nous lui rendons sa liberté en tant qu’abstraction »79.
Le travail nietzschéen a donc deux temps, décelable dans ce fragment : le
premier temps est la suppression de la naturalité de la langue, donc la suppression
d’une vérité fondée sur l’essence des choses. Rien dans la langue ne révèle l’être, si
bien que la langue n’est faite que de tropes et de figures rhétoriques conscientes
ou inconscientes. Comme le dira le petit texte Vérité et mensonge au sens extra-
moral, la vérité n’est qu’une illusion rhétorique sanctionnée par l’usage d’un
« troupeau », une cohorte de métaphores, métonymies, anthropomorphismes,
autrement dit de relations que nous avons aux choses et non des savoirs sur les
choses mêmes, tout cela cristallisé et fossilisé par l’oubli de sa provenance80. Pour
autant, il n’y a pas là dévalorisation de la langue au motif qu’elle serait illusion et
seulement expression de notre relation aux choses : un tel jugement serait la
réactivation de la primauté de la vérité au sens classique, puisque le simple fait de
désigner la langue comme inapte à cette modalité de la vérité comme révélation
de l’essence des choses suffirait à la discréditer, ce qui reviendrait à confirmer
qu’on accorde une valeur primordiale à la vérité ainsi entendue. Mais le fragment
que nous avons cité, qui date de la même période que le cours et que Vérité et
mensonge, débouche sur la puissance de la vérité ainsi « libérée » : libérée de la
modalité qui en fait une révélation de l’essence des choses, et restituée à la sphère
d’un geste créateur ; libérée de l’oubli de sa provenance, et restaurée comme
« résidu d’une métaphore », autrement dit résultat d’une activité créatrice81. La
vérité qui prétend toucher à l’essence des choses est donc elle-même un produit de
l’art, cet art que Nietzsche fait désormais coïncider avec l’essence de la langue
comme activité créatrice. L’art, selon un mot de Cicéron, a pour caractéristique la
création : artis maxime proprium est creare et gignere, « le plus propre de l’art est
de créer et d’engendrer »82. La langue est créatrice, et non reproductrice d’une
essence.
Tout cela a sa correspondance en termes épistémologiques, et dans les maîtres-
mots de l’art rhétorique :
« la langue est rhétorique83, car elle veut transmettre seulement une δόξα
[opinion], non une ἐπιστήμη [science] ».
Il faut comprendre à partir de cette phrase ce que Nietzsche dit juste avant elle :
« Ce ne sont pas les choses qui pénètrent dans la conscience, mais la manière
dont nous nous situons vis-à-vis d’elles, le πιθανόν [vraisemblable, persuasif ].
La pleine essence des choses n’est jamais saisie ».
Il est curieux à première vue de considérer le mot grec pithanon comme
désignant « la manière dont nous nous situons vis-à-vis [des choses] ». Ce mot
est d’ailleurs introduit par Nietzsche lui-même, qui « truffe » ainsi le texte
original de Gerber par une notion que celui-ci n’avait pas exprimée84. L’insertion
de cette notion, qui oblige à ne pas séparer la rhétorique antique prise dans son
histoire et ce qu’on appelle « philosophie du langage » chez Nietzsche, n’a à
seconde vue rien d’incongru, dès lors qu’on la rapporte à la notion de doxa : les
excitations produites par les choses, se prolongeant en images créées
arbitrairement dans l’élément du son, sont l’expression de notre relation
unilatérale aux choses. L’opinion, c’est-à-dire en grec δόξα, est littéralement « ce
qu’il nous semble » (δοκεῖ) des choses. La doxa n’est elle-même que le fruit d’une
relation unilatérale, de l’apparition d’une facette et de l’effet produit sur nous. La
langue transmet cette apparence unilatérale, cette facette qui sera manifestée par
la mise en exergue d’un signe distinctif (Merkmal) de la chose, dans un trope
naturel que la technique rhétorique appelle synecdoque :
« lorsque δράκων nomme le serpent, littéralement “ce qui a un regard
brillant”85, ou serpens “le rampant”, mais pourquoi serpens ne nomme-t-il pas
aussi la limace ? La perception d’une seule facette se donne pour l’intuition
dans sa totalité et sa plénitude ».
La petite remarque ‒ qui fait sourire ‒ « pourquoi serpens ne nomme-t-il pas
aussi la limace ? », en rehaussant l’arbitraire de la synecdoque spontanée du
langage, révèle la place de la créativité : dans la dénomination, qui est l’expression
non d’une essence déterminée, univoque, ni d’un savoir mais d’une relation à
l’apparence et d’une doxa, se réalise une liberté créatrice qui ne sera reconductible
à aucune vérité en soi.
Ainsi le cours < Exposition de la rhétorique antique > rejoint-il le prologue du
cours ultérieur de l’Histoire de l’éloquence grecque, qui insiste sur la puissance
donnée par la rhétorique :
« Une présomption des plus démesurées, s’imaginant disposer d’un pouvoir
total en tant que rhéteurs et stylistes, traverse toute l’Antiquité, d’une manière
incompréhensible pour nous. Ils ont en leurs mains « l’opinion sur les
choses » et par là l’efficace des choses sur les êtres humains, ils le savent »86.
« L’opinion sur les choses », interprétée à l’aune du cours < Exposition de la
rhétorique antique >, n’est rien d’autre que cette facette unilatérale par laquelle les
choses nous apparaissent et produisent en nous une excitation nerveuse qui se
déploie en sentiment puis image sonore de sentiment tournée vers l’extérieur, la
parole ainsi émise. La rhétorique est l’art conscient prolongeant simplement un
art inconscient déjà présent dans toute parole transmettant une doxa, une relation
unilatérale et toujours déjà créatrice (non dépendante d’un être absolu de la chose
fondant une vérité). Par là est transmise « une excitation subjective et une
supposition en autrui »87, ce qui est en définitive transmettre l’effet des choses sur
les humains et maîtriser leur efficace. Le mouvement de pensée nietzschéen fait se
rejoindre ainsi une interprétation du processus conduisant à l’expression verbale
d’après Gerber et une description de l’efficacité de l’art rhétorique. On notera,
pour étayer notre restitution, ce précepte qu’on lit chez Aristote, et que nous
citerons ici à partir du cours de Nietzsche :
« Aristote, Rhétorique, III 7, dit : συνομοιοπαθεῖ ἀεὶ ὁ ἀκούων τῷ παθητικῶς
λέγοντι [l’auditeur éprouve toujours les mêmes affects que celui qui parle avec
affect]. La théorie rhétorique s’est de bonne heure occupée de l’excitation des
affects par l’art ; elle a touché accessoirement à l’ἦθος [caractère], car il n’y a
pas à l’exciter. Pour exciter des πάθη [affects] chez l’auditeur, on doit être soi
même saisi : cela excite l’imagination et de là suit à son tour l’ἐνάργεια,
illustratio, evidentia »88.
Le passage dans le texte d’Aristote lui-même contient un élément
supplémentaire non négligeable :
συνομοιοπαθεῖ ἀεὶ ὁ ἀκούων τῷ παθητικῶς λέγοντι κἂν μηθὲν λέγῃ.
« L’auditeur éprouve toujours les mêmes affects que celui qui parle avec
affect, même s’il ne dit rien de valable »89.
L’effondrement dans la parole de l’orateur de toute valeur de vérité objective, de
tout savoir fondé, peut, par la grâce de l’art, n’avoir aucune incidence sur
l’efficacité du discours : la problématique du pathos, autrement dit de l’effet
produit sur l’auditeur, des affects provoqués en lui à partir de l’orateur via sa
parole, est censée avoir une importance bien supérieure.
On voit à quel point la problématique de la vérité est, dans un mouvement
inverse de celui qu’avait tenté Platon, évincée de nouveau par celle de la puissance,
de l’efficace, de la production d’affects, de la transmission d’excitations résultant
d’une relation particulière et arbitraire aux choses qui fait la doxa. Dans ce
contre-pied, Nietzsche réhabilite les rhéteurs contre Platon, la rhétorique contre
la philosophie, et réinstalle la rhétorique dans son élément originel, celui de
l’opinion et de la puissance sur les êtres. Ce faisant, il tire la parole ou le langage
hors de toute vocation métaphysique et épistémologique, dans un geste qui n’est
pas étranger à celui du grand Gorgias90.
Disons pour finir la place d’Aristote dans cette opération, dont les travaux sur la
rhétorique retiendront au fil des années une attention croissante de la part de
Nietzsche. Il n’est pas original de faire jouer Aristote contre Platon. Il n’en reste
pas moins intéressant de discerner la manière dont Nietzsche le fait. Or, sur ce
point, il nous apparaît que c’est bien la problématique de la puissance qui
l’intéresse au premier chef :
« la force [Kraft] qu’Aristote appelle la rhétorique, à savoir de trouver et de
faire valoir à propos de chaque chose ce qui produit un effet et fait impression
[was wirkt und Eindruck macht], cela est en même temps l’essence de la
langue »91.
Cette phrase de Nietzsche, dans le § 3, est une reformulation de la définition de
la rhétorique par Aristote rappelée dans le § 1 du même cours :
« Purement philosophique et de la plus grande influence pour toutes les
déterminations ultérieures du concept, la Rhétorique d’Aristote. ῾Ρητορικὴ
δύναμις περὶ ἕκαστον τοῦ θεωρῆσαι τὸ ἐνδεχόμενον πιθανόν, “< Soit donc la
rhétorique la capacité de contempler à propos de chaque chose > tout le
vraisemblable et persuasif possible”. Donc ni ἐπιστήμη [science] ni τέχνη [art],
mais δύναμις [capacité, puissance], qui pourra toutefois se voir élevée jusqu’à
une τέχνη [art]. »
Dans la formulation du § 1, le professeur ne donne pas de traduction du début
de la phrase d’Aristote (Rhétorique, I 2, 1355b25-26), et nous traduisons ici le
mot dunamis par « capacité », au vu du contexte et de la traduction par
Vermögen qu’en fera Nietzsche quand il entreprendra une traduction du livre I92.
En revanche, dans sa reformulation au § 3, on voit qu’il rend fortement le mot
dunamis par Kraft, « force » ; on voit en outre qu’il transfert à la langue ou la
parole elle-même ce qu’Aristote dit de la rhétorique (et non du logos), et enfin
qu’il reformule la notion de pithanon par was wirkt und Eindruck macht, « ce
qui produit un effet et fait impression » (§ 393), alors qu’il était rendu auparavant
classiquement par das Wahrscheinliche und Überzeugende, « le vraisemblable et le
persuasif » (§ 1). Le pithanon a ainsi trois formulations en ce début de cours : sa
signification la plus ordinaire et la plus classique comme « le vraisemblable et
persuasif » (§ 1) ; « la manière dont nous nous situons vis-à-vis des choses »
(§ 3) ; et « ce qui produit un effet et fait impression » (§ 3). Les reformulations
de Nietzsche affranchissent le pithanon de sa relation à la vérité qui s’exprime
encore dans la notion de « vraisemblable » (wahrscheinlich), pour l’inscrire dans
une relation d’efficacité des choses sur nous et de nos paroles sur autrui. Or le
pithanon est la notion centrale de la rhétorique.
L’usage de la langue, art inconscient ou art devenu conscient dans la rhétorique,
n’est donc sous la plume de Nietzsche jamais communication d’un savoir (vrai) ni
même d’une opinion semblable au vrai, mais communication d’un état psychique,
d’une excitation. Communication au sens où l’on tente de l’éveiller en autrui, de la
produire, donc d’agir sur autrui. La parole est en fait immédiatement une force
d’action sur autrui, tout comme la rhétorique. Macht inter pares, « puissance
entre pairs » : le point deviendra directeur dans l’Histoire de l’éloquence grecque,
où la problématique de la puissance s’assume pleinement.
Jouer la vérité contre la puissance, et reprendre la puissance à partir de la vérité,
c’est ce qu’avait tenté Platon sur la rhétorique vulgaire dans le Gorgias ; Nietzsche
en prend le contre-pied. Mais Platon renversait lui-même Gorgias, qui
revendiquait la puissance et congédiait le vrai. En définitive, le dialogue
platonicien a délimité et structuré un champ de bataille dans lequel même
Nietzsche se trouve enclos.
L’exposé technique
L’ordre naturel pour exposer les parties de l’art, nous l’avons vu, commence par
l’invention (autrement dit la recherche de la matière du discours), continue par la
disposition (la répartition de la matière en parties successives du discours dotées
chacune de leur fonction propre), avant d’aborder le style (mise en forme du
matériau), puis la mémorisation et enfin l’action oratoire ou prononciation
(consistant dans la voix, les gestes du corps et les expressions du visage). Mais dans
la foulée du § 3 où il a repris la thèse de Gerber sur la nature foncièrement
tropique des mots et sur la figuration naturelle de toute langue et donc de toute
parole (qu’il s’agisse de celle d’un rhéteur ou de celle d’une personne ordinaire),
Nietzsche entame son exposé technique par le style, qui est la partie de l’art
rhétorique où sont traités justement tropes et figures, en plus d’autres
caractéristiques et moyens d’expression. L’importance de cette partie du cours ‒ le
style se voyant dédier six chapitres ‒ témoigne de l’attention que portait Nietzsche
aux questions stylistiques. L’intérêt de ces pages n’est donc pas seulement
d’affermir l’attaque en règle contre la problématique de la vérité du logos comme
relation à l’essence même des choses. Il s’y joue aussi, en même temps qu’un enjeu
philosophique, un intérêt purement « littéraire » touchant à l’édification de son
œuvre par Nietzsche. On retrouve maintes considérations présentes dans le cours
dans les textes préparés pour la publication, à commencer par la première des
Considérations inactuelles dédiée à Strauss94, et jusqu’à la fin de la vie consciente
de Nietzsche.
Au fil de ces considérations sur le style, se déploient plusieurs thématiques qui
pourront retenir l’attention : d’une part, et pour commencer, trois qualités
majeures du style, qui proviennent de Théophraste et même d’Aristote : pureté,
clarté et convenance (§ 4) 95.
Le thème de la pureté excède la stylistique, il touche au devenir d’un peuple et
de sa langue. Toute pureté linguistique, Nietzsche le souligne sans peine, est le
lointain résultat de l’impureté, le fruit d’une acceptation lente de mots et
tournures ressenties originellement comme impures. La pureté linguistique est
simplement l’absence d’éléments choquants à un moment donné du
développement d’une langue. Tout cela met en jeu des rapports sociaux,
l’instauration progressive d’une classe supérieure d’êtres distingués et cultivés,
ouvrant un écart et une distance avec des êtres désignés comme provinciaux ou
incultes :
« De “pureté”, il n’est question que chez un peuple dont le sens de la langue
est très développé, sens qui s’établit avant tout dans une grande société, parmi
les gens distingués et éduqués. C’est ici que se différencient ce qui vaut comme
provincial, comme dialecte, et ce qui vaut comme normal, c’est-à-dire que la
“pureté” est alors positivement l’usage, sanctionné par l’usus, qu’ont les gens
éduqués et la société, “impur” tout ce qui par ailleurs surprend en elle. Donc
le non-surprenant est le pur. En soi, il n’existe ni de discours pur, ni de discours
impur. Problème très important, comment la sensibilité pour la pureté se
forme graduellement et comment une société éduquée choisit, jusqu’à ce
qu’elle ait circonscrit la totalité du domaine »96.
La notion en jeu engage un processus historique qui conditionne la possibilité
même de l’apparition d’un « sentiment de pureté », d’un jugement de goût
séparant ce qui est ressenti comme barbarisme, solécisme, et ce qui est retenu
comme pur, authentique expression de la langue d’un peuple. De tels phénomènes
de différenciation ne se produisent jamais, nous dit Nietzsche, au cours de la
période de croissance d’une langue, mais seulement lorsqu’un état de la langue se
trouve relativement clôturé sur lui-même. Ainsi, ce qui était impureté pour un
état précédent de la langue, devient pureté à une étape ultérieure :
« À quel point les barbarismes y ont contribué, pour former les langues
romanes à partir du latin. Et à travers ces barbarismes et ces solécismes on
parvint au bon français, au français très régulier ! »97.
On reconnaîtra ici des thématiques qui travailleront au fil des années dans la
pensée de Nietzsche : la pureté est toujours un produit et non une réalité
originelle ; les valeurs sont créées, elles ont une genèse, liée à une structure
sociale ; elles impliquent l’instauration de différenciations, de distances, assumées
par une classe ou caste se ressentant comme supérieure. Le goût en matière de
style est touché par les mêmes processus, si bien que, régulièrement, Nietzsche en
parle en termes de corruption, de décadence, de dégénérescence, ici à propos de
l’utilisation d’archaïsmes, corrompant la pureté de la langue :
« C’était un excitant pour un goût corrompu. »
« On doit distinguer totalement de cette phase morbide la relation à
l’archaïsme de la période classique »98.
L’exigence de pureté de la langue est ainsi tout autre chose qu’une exigence de
« puristes », d’esthètes : la précédente citation suggère qu’il en va presque de la
santé de la langue comme d’un organisme qui jouit de sa propre constitution sans
avoir besoin de se stimuler par un excitant. La métaphore du corps est d’ailleurs
courante dans la tradition antique de la rhétorique, comme on le verra au fil du
cours, tout comme la métaphore de la cuisine, les deux métaphores se rejoignant
notamment par la notion d’excitant et d’épice et par celle de la santé99. Tout cela
reste inclus dans la problématique d’un effet qui doit être produit sur des
auditeurs. L’impureté, le recours à des archaïsmes ou des mots dialectaux,
exotiques, tout cela peut être introduit à titre d’o rnements, d’e ffets spéciaux voulus
pour leur impression sur l’auditoire, et non par inadvertance, dans une absence
complète de maîtrise.
Pureté, clarté et convenance, au-delà des considérations techniques de détail
que déploie le § 4, s’inscrivent de plus dans la problématique de la construction
d’une naturalité artificielle. Les développements sur la convenance permettent de
faire droit à bien des paradoxes de l’art. Celui-ci prescrit une grande application
dans la préparation des discours ; mais d’un autre côté :
« Beaucoup de qualités louables en soi peuvent paraître inconvenantes ‒ dans
un procès où l’on joue sa vie, un trop grand soin apporté au style et à l’art de la
composition n’est pas permis »100.
Ou encore, le style caractéristique, c’est-à-dire le style que doit adopter un
logographe qui écrit un discours pour autrui, est l’occasion d’insister sur la
naturalité artificielle, et sur les injonctions contradictoires de l’art rhétorique, qui,
de manière abstraite, d’un côté, repousse les impuretés d’expression, de l’autre
côté, prône l’adaptation (la convenance en un sens spécifique) relativement au
locuteur qui n’est pas l’auteur du discours : l’art prescrit tout d’un coup impuretés,
solécismes et barbarismes pour faire plus vrai, mais sans excès, sinon le vrai sonne
faux. De manière générale, rien de plus difficile que d’imiter le langage du
commun. Lysias y excellait, ce Lysias moqué par Platon dans le Phèdre.
« Le style caractéristique est le véritable domaine artistique de l’orateur : il
exerce ici une libre force plastique, la langue est pour lui un matériau à sa
disposition. Ici, il est un artiste imitatif, il parle de manière similaire à des
acteurs, à partir d’une personne étrangère ou d’une cause qui lui est étrangère ;
ici, il y a au fondement la croyance que chacun, dans la manière qui lui est la
plus propre, conduit le mieux son affaire, c’est-à-dire produit l’effet le plus
persuasif. Par là, l’auditeur ressent la naturalité, c’est-à-dire la convenance et
l’unité inconditionnelles ; tandis que, à chaque écart vis-à-vis d’elles, il ressent
l’artificialité et devient méfiant envers la cause défendue. L’art de l’orateur est
de ne jamais laisser paraître une artificialité : de là le style caractéristique, qui
est pourtant un pur produit de l’art le plus haut : comme la “naturalité” du
bon acteur »101.
On le voit encore à cette citation : rien dans la rhétorique n’est pure affaire
d’esthétique. Tout est d’abord affaire d’efficace, d’effet à produire sur un auditoire,
de puissance. Or la volonté manifeste d’exercer un effet sur un auditoire rend
l’auditoire rétif à cet effet ; inversement, la renonciation à la production d’un effet
rend le discours inopérant. C’est là qu’on touche peut-être au comble du
paradoxe de la rhétorique, que nous avons déjà évoqué : l’art doit œuvrer tout en
se dissimulant ‒ partiellement seulement. Artis est artem tegere102. Nietzsche, dans
le § 5, identifie le secret de l’art rhétorique :
« Le véritable secret de l’art rhétorique est donc la relation avisée de ces deux
considérations, touchant au probe et touchant à l’artistique. Partout où la
“naturalité” est imitée dans sa nudité, le sens artistique de l’auditeur se sent
offensé ; là où à l’inverse on tend seulement à un effet artistique, la confiance
morale de l’auditeur se rompt facilement. Il s’agit d’un jeu à la limite entre
l’élément esthétique et l’élément moral : toute unilatéralité anéantit le
succès »103.
La rhétorique antique a passé son temps à tenter d’unir à la plus haute maîtrise
du discours l’apparence de probité (Redlichkeit en allemand, bien nommée car
dérivant de Rede, « discours, parole »), qui est davantage reconnue à l’homme
sans artifices ni astuces techniques, le tout afin d’atteindre à la puissance et
l’efficace d’une parole sur autrui, fin qui se subordonne tout le reste. L’Apologie de
Socrate, composée par Platon, est une pièce de virtuosité en ce domaine. Chez un
peuple artiste comme les Hellènes, se mouvant dans une civilisation de la joute,
l’élément esthétique ne peut être abandonné, sous peine de ruiner totalement
l’efficace du discours. Les deux tendances antagonistes identifiées par Nietzsche,
esthétique et morale, permettent de repenser les trois qualités classiques du style
dont a traité le § 4 :
« La “convenance” vise donc un effet moral, la clarté (et la pureté) vise un
effet intellectuel : compris, on veut l’être, probe, on veut le paraître »104.
Tout cela n’a pour finir aucune autre visée que l’efficacité sur autrui : il n’est
question ni de transmission d’une vérité dans la clarté, ni de l’expression d’une
moralité sincère et authentique dans la convenance. Nul effet esthétique
indépendant dans la rhétorique, pas plus qu’il n’y aurait en rhétorique de visée de
vérité indépendante d’une volonté de persuader.
Après avoir consacré trois paragraphes (§ 4-6) aux trois qualités du style que
sont la pureté, la clarté et la convenance, après les avoir réinterprétées à la lumière
d’un antagonisme entre deux tendances (esthétique et morale), tout en ayant
dévoilé le caractère paradoxal de l’impure pureté et les processus sociaux et
hiérarchiques qui la sous-tendent, Nietzsche passe à deux chapitres extrêmement
techniques, sur les tropes (§ 7 : métaphore, synecdoque, métonymie, etc.) et les
figures (§ 8 : pléonasme, ellipses, énallage, anacoluthe, aposiopèse, etc.), dont les
déterminations ont fait depuis l’Antiquité l’objet de discussions. Les tropes sont
caractérisés par Quintilien comme le transfert d’une expression depuis sa
signification naturelle et principale vers une autre signification, afin d’orner le
style105 ; les figures, comme consistant à donner au discours une forme éloignée
de l’expression commune et spontanée, si bien que Quintilien aboutit à la
définition suivante : ergo figura (σχῆμα) sit arte aliqua novata forma dicendi, « soit
donc la figure (σχῆμα) une forme d’expression inventée par l’art »106. Tropes et
figures ont fait l’objet de bien des inventaires et de distinctions subtiles. Quintilien
se moque de la facilité des Grecs à inventer des noms de figures et refuse de s’en
laisser conter107 ; les dénominations prolifèrent jusqu’au tournis, d’autant plus
pour nous qui lisons aujourd’hui non seulement ces dénominations grecques mais
encore leurs équivalences latines.
Le sujet est décisif. Les tropes, en effet, ne sont pas seulement les instruments les
plus importants du style, ils sont la réalité même de tous les mots, selon Gerber et
Nietzsche à sa suite, lequel écrit dans le § 3 :
« Les tropes, les dénominations impropres, constituent le moyen le plus
important de l’art rhétorique. Mais ce sont tous les mots qui sont en soi et dès
le début des tropes pour ce qui est de leur signification ».
Le § 7 insistera ainsi sur l’inexistence d’une signification propre, et se servira
paradoxalement des acquis de la rhétorique. Celle-ci distinguait pourtant entre
propriété et impropriété des mots. Il n’empêche : tout comme Nietzsche s’est servi
de la rhétorique pour opérer l’abolition d’une différence essentielle entre
naturalité de l’expression verbale spontanée et artificialité de l’expression
travaillée rhétoriquement, de même il abolit avec son aide la différence entre
signification propre (« naturelle ») et signification impropre (fruit d’un artifice).
Ainsi l’inventaire des tropes dans le § 7 dédouble-t-il la première revue des trois
tropes principaux dans le § 3 (métaphore, synecdoque, métonymie), et complète
la liste par une foule d’autres tropes dont les descriptions suivent en gros l’exposé
de Quintilien (VIII 6) : antonomase, onomatopée, catachrèse, metalèpse,
épithète, allégorie, énigme, ironie, puis toute une cohorte de tropes de dérision :
sarcasme, trait d’esprit, froncement de nez, raillerie, finesse, antiphrase,
euphémisme, litote, oxymore ; puis la périphrase, l’hyperbate, l’anastrophe, la
tmèse ou coupure, la dialysis ou parenthèse, l’expression en ordre inversé, et enfin
l’hyperbole.
Les figures, quant à elles, qui ne sont pas abordées dans le § 3 mais seulement
dans le § 8, semblent toucher moins au cœur de la langue. Pourtant, leur
distinction d’avec les tropes a été contestée très tôt, si bien que l’importance
accordée aux tropes devrait rejaillir sur elles. Au début du § 8, Nietzsche fait état
de ces contestations que Quintilien a rapportées au premier chapitre de son livre
IX :
« la plupart des auteurs ont pensé que les figures sont des tropes : soit que
ceux-ci tirent leur nom du fait qu’ils sont formés d’une certaine manière, soit
qu’ils donnent au style une tournure ‒ d’où on les a appelés aussi
“mouvements” ‒, il faudra reconnaître que ces deux caractères se retrouvent
également dans les figures. Leur emploi est le même : ils donnent en effet de la
force [uim] aux pensées et leur apportent de la grâce »108.
Sans nous appesantir ici sur la présence, une fois de plus, de la problématique de
la force, nous relèverons le point central de cette citation, à savoir l’antiquité de la
contestation d’une différence de nature entre tropes et figures. Or, il y eut en plus
de cela des auteurs pour contester qu’il existerait une expression verbale sans
aucune figure, comme le rapporte encore Quintilien :
« Sur le sens du mot < figure >, il y a une divergence sensible entre les
auteurs, de même que sur le nombre des genres, la nature et le nombre des
espèces. Aussi faut-il examiner tout d’abord ce que l’on doit entendre par
figure. En effet, on prend ce mot en deux sens : ou bien c’est la forme, quelle
qu’elle soit, donnée à l’expression d’une pensée, tout comme les corps ont une
manière d’être, quelle que soit leur composition ; ou bien, et c’est la seconde
acception, c’est ce que l’on appelle proprement schêma, c’est un changement
raisonné du sens ou du langage par rapport à la manière ordinaire et simple de
s’exprimer, tout comme nous sommes assis, couchés, le regard tourné en
arrière. Ainsi, lorsqu’un étudiant emploie continuellement ou du moins trop
souvent les mêmes cas ou les mêmes temps ou les mêmes rythmes voire les
mêmes pieds, nous avons coutume de lui recommander de varier les figures
pour éviter la monotonie : or, parler ainsi, c’est dire que tout langage
comporte une figure [tamquam omnis sermo habeat figuram] […]. Donc,
selon le sens ordinaire, indiqué en premier, il n’est rien qui ne soit figuré [nihil
non figuratum est] »109.
Ce passage, qui n’est pas cité par Nietzsche, ne laisse pas d’être frappant en ce
qu’il réalise avec les figures (dont la distinction d’avec les tropes est contestée) la
même opération que réalise Gerber avec les tropes, à savoir l’extension à toute
parole de l’expression tropique, en deçà d’une recherche de l’art. On citera
Quintilien lui-même, qui admet cette extension au moins comme résultat d’une
usure :
« Si nous comparons la manière de parler autrefois à la nôtre, presque tout ce
que nous disons est une figure »110.
La figure déborde donc elle aussi largement l’espace de la rhétorique.
Dans le § 8, les figures sont, comme les tropes auparavant, simplement
accumulées, mais toutefois regroupées sous des têtes de chapitres donnant lieu
ensuite à un détail technique : pléonasme, ellipse, énallage, images sonores, ces
quatre catégories constituant des figures de mots ; puis les figures de pensée
(touchant le sens) constituées notamment par la prosopopée, l’éthopée, la
question rhétorique, l’hypotypose, le dialogisme, l’hypophore ou subjection, la
prolepse ou procatalepse, le doute, la communicatio, l’appel à la pitié, le
paradoxon ou inattendu, la permission, la justification, la simulation,
l’exclamation, la franchise, l’apostrophe, la prétérition (parasiôpèsis), et
l’aposiopèse, qui clôt le chapitre sans autre forme de commentaire.
Ces listes sont laborieuses à première vue. Elles intéresseront peu à peu au fur et
à mesure que, s’y accoutumant, on en tirera les moyens de repérer à même
l’écriture de Nietzsche sa maîtrise de la technique.
De la plus haute importance immédiate est cette fois le § 9, qui doit retenir
toute l’attention. Consacré au rythme dans la prose (rhuthmos en grec, numerus
en latin, le rythme se pensant en durées dénombrables et relatives de syllabes
brèves et longues), ce chapitre, avec celui sur l’action oratoire, touche au plus près
de la réalité auditive et sensorielle de la parole dans l’Antiquité. Nietzsche relève
souvent la sensibilité exceptionnelle des Hellènes et des Romains aux rythmes
dans la parole, due à une très longue histoire d’une « littérature » destinée à la
prononciation orale111. Les allusions incessantes de Nietzsche à l’audition de ses
propres textes, son exigence d’avoir des lecteurs qui sachent entendre, ses allusions
à la danse, tout cela dérive directement de sa fréquentation de la littérature
antique. La force qu’il reconnaît au rythme fait entrer celui-ci à son tour dans la
problématique de la puissance112.
Dans l’Antiquité, les rythmes faisaient la poésie. Celle-ci consistait en
combinaisons de syllabes brèves et longues, réunies en pieds (terminologie
marquant la connexion de la poésie avec la danse et la musique) structurant des
petits groupes de syllabes, puis en mètres structurant des séries de pieds et
constituant enfin un vers. Sans cette structure rythmique, « numérique » ou
nombrée, il n’y avait pas de vers et pas de poésie113. La musicalité rythmique fut
ensuite partiellement importée dans la prose, dont l’élaboration se fit contre la
poésie, comme s’en souvient le paragraphe déjà cité du Gai Savoir (II 92). Le
cours Histoire de l’éloquence grecque donnera un aperçu schématique de cette
contamination partielle de la prose par la poésie, et de l’élaboration par
l’Antiquité d’une prose rythmée. Les recherches rythmiques menées en propre par
Nietzsche ‒ encore saluées à l’occasion dans les ouvrages modernes114 ‒ touchaient
autant à la musique (au sens que nous lui donnons aujourd’hui) qu’aux œuvres de
la langue, autrement dit à la littérature. L’introduction de rythmes dans la prose,
les précautions prises inversement pour éviter qu’elle ne vire à la poésie ‒ ce qui
détruisait entièrement l’effet recherché ‒, tout cela nous place au cœur d’une
singularité exceptionnelle de l’éloquence dans l’Antiquité. On doit accueillir avec
l’étonnement et le sentiment d’étrangeté qu’ils méritent les efforts que firent les
Anciens, politiciens et orateurs actifs, pour rythmer leurs discours jusque dans les
assemblées politiques et les tribunaux. C’est la preuve d’une expérience de la
parole vive face à laquelle la nôtre semble passablement faible et déteinte ‒
jugement de Nietzsche lui-même.
La fin de l’étude du style ou expression (λέξις, elocutio) est marquée par
Nietzsche à la fin du § 9. S’ouvre alors l’étude de l’inventio, c’est-à-dire de la
découverte de la matière (§ 10 et 11), de la dispositio, puis de la memoria et de
l’actio. Nous n’en dirons que quelques mots.
L’inventio n’est pas ouvertement nommée dans le titre du chapitre : à la place,
Nietzsche intitule le § 10 « La doctrine de la stasis », c’est-à-dire de « l’état de
cause » (status en latin). Il s’agit d’une des doctrines les plus ardues de l’histoire de
la rhétorique. Remontant au moins à Hermagoras (-IIe siècle, né à Temnos en
Asie mineure), elle consiste en une analyse des différentes questions en débat dans
les affaires judiciaires, afin de permettre une découverte rationnelle et
systématique des arguments à utiliser ‒ ce en quoi consiste l’essentiel de l’inventio
dans le cas de l’éloquence judiciaire : la question porte-t-elle sur l’existence du
fait ? sur la définition du fait ? sur la qualification de ce fait ? etc. Dans ce dédale
de questions et de classifications qui touchent de près au droit autant qu’à la
rhétorique proprement dite, Quintilien reste un guide précieux115.
On voit que cette doctrine concerne prioritairement l’un des trois genres
d’éloquence, quoique Quintilien critique cette restriction116. Volkmann traite
d’ailleurs des états de cause dans une sous-section de l’invention, à savoir dans le
« Premier chapitre : l’éloquence judiciaire ». Nietzsche, lui, a mis en exergue la
doctrine des états de cause, et redistribué plus loin les trois genres d’éloquence en
trois chapitres traitant chacun de ces genres sans en réduire aucun à une approche
tenant aux états de cause. Il aborde ainsi en un développement séparé, le § 12
(« Les parties du discours judiciaire »), les parties constituantes du discours, et
transpose ensuite rapidement ces analyses (complétées par d’autres) aux discours
délibératif et épidictique. L’ordre de son exposé rejoint ainsi plutôt l’ordre de
Cicéron, De l’invention. En tous cas, cette redistribution a pour effet de mettre
très en valeur la répartition (et donc en fait déjà la dispositio) et l’équilibre des
parties dans les discours. Il apparaît à l’évidence ‒ sous réserve d’un autre intérêt ‒
que Nietzsche s’est intéressé fortement aux parties des discours (le prologue,
narration… péroraison) et à leur fonction, leur efficace : le § 12 est le plus long de
tout le cours117. La matière traitée est sans doute une raison de cette longueur,
mais ne suffit pas à l’expliquer entièrement. De fait, Nietzsche y a apporté un
détail particulier.
Après un chapitre sur la dispositio, qui relève le peu de théorie consacrée à cette
partie de la rhétorique, ainsi que sa cohérence avec l’inventio, Nietzsche termine
par un chapitre unique (comme Volkmann) réunissant la mémoire et l’action
oratoire. La brièveté de ces pages ‒ reflet de celle des pages de Volkmann qui sert
encore ici de source principale ‒ n’est en elle-même pas signifiante : au contraire,
la question de la mémoire a largement intéressé Nietzsche, jusque dans la
Généalogie de la morale, et au moins depuis sa Considération inactuelle consacrée à
l’histoire. L’art rhétorique contient une technique de la mémorisation et révèle
une volonté à la source de la mémoire. La malédiction de l’écrit que révélait Platon
dans le Phèdre, factrice d’oubli, et dont notre époque, avec ses « mémoires »
informatiques externes, est de plus en plus atteinte, a hanté l’Antiquité118. Celle-ci
a conjuré la force de l’oubli par une mnémotechnique complexe et un
entraînement acharné. Les capacités de mémoire ainsi atteintes ne peuvent se
comparer aujourd’hui qu’à celles des acteurs professionnels, alors qu’elles étaient
conquises par des citoyens ordinaires dès lors qu’ils s’engageaient, à des degrés
divers, dans la vie politique ou lorsqu’ils devaient affronter un procès et restituer
sans le lire un discours écrit pour eux par un logographe. On ne saurait trop
recommander la lecture des développements de Quintilien en XI 2, fonds de
l’exposé de Volkmann et de Nietzsche, ainsi que d’autres textes comme la
Rhétorique à Herennius (28-40).
La mémorisation est une condition préliminaire de l’action oratoire, dans
laquelle s’accomplit tout l’art rhétorique. Comme telle, l’action est pourtant
identifiée relativement tard : Aristote témoigne de l’émergence de la conscience
qu’on en eut, mais ne lui consacre pas un traitement spécifique, et l’on sent bien
ses réticences119. Il y eut pourtant une action oratoire avant la lettre, et c’est à juste
titre qu’on relève la régularité de voix d’un Périclès ou la dignité marmoréenne de
son maintien, avec quoi tranchera l’action démosthénienne120. Quintilien la traite
en XI 3. Nietzsche clôt son cours par la phrase : « Remarquable description chez
Quintilien, livre XI, chapitre 3 », invitation à la lecture.
Cette partie de l’art est traitée logiquement en dernière. Mais elle est première
par son importance, comme l’ont défendu les Anciens. Ainsi Denys
d’Halicarnasse :
« L’action oratoire est-elle présente, alors il y a lieu et place pour les autres
qualités ; est-elle absente, il n’y a plus aucune utilité dans aucune de celles-
ci »121.
Tout autant Cicéron :
« Toutes ces qualités n’existent que pour autant que l’action les porte.
L’action, je l’affirme, domine seule dans l’art oratoire. Sans elle, le plus grand
orateur peut compter pour rien ; un orateur médiocre qui la possède peut
souvent l’emporter sur les plus grands. C’est à elle, dit-on, que Démosthène
donnait la première place, lorsqu’on lui demandait ce qui était le plus
important dans l’éloquence, à elle la deuxième, à elle la troisième »122.
Et évidemment Quintilien :
« L’action elle-même a dans les discours une force [uim] et un pouvoir
[potestatem] étonnants »123.
Elle concerne tant la voix que les mouvements du corps (motus), dédoublés en
gestes du corps (gestus) et expressions du visage (uultus)124. Elle touche donc le
souffle, la hauteur de la voix, son intensité, ses modulations, son rythme, tout ce
qui se perçoit par l’oreille, et inclut d’un autre côté tout le corps, tout ce qui de lui
se perçoit par la vue. Le corps, en sa vocalité et sa gestuelle, en sa capacité
respiratoire, entre ainsi dans l’art rhétorique, car le discours doit entrer en lui.
L’action est l’incorporation de l’éloquence, elle est même, selon l’expression
magnifique de Cicéron, une éloquence du corps :
« L’action oratoire est comme une certaine éloquence du corps, puisqu’elle
réside dans la voix et le geste »125.
Mémoire et action oratoire, traitées souvent un peu rapidement, sont ainsi ce
par quoi la production artificieuse de la rhétorique fait corps avec l’orateur et
n’atteint donc qu’à ce moment-là sa plénitude. S’il y a un art de la langue dans
l’Antiquité, cet art est concrètement un art de la parole prononcée, incarnée,
vivante, située. La prose, tout comme le théâtre (c’est-à-dire la poésie dramatique
de la tragédie et de la comédie) s’est façonnée dans une incorporation. Cette
incorporation a eu un effet rétroactif sur le style même. Car si le souffle, en
particulier, est travaillé par rapport à la période oratoire126, inversement la
période oratoire reçoit du souffle une norme :
« […] dans toutes les parties d’une phrase, ce qui est utile et presque
indispensable ne va pas sans une sorte de charme et d’agrément. Les fins de
phrase et les ponctuations à l’intérieur de la phrase ont en effet dû leur
naissance au besoin de reprendre haleine et à la courte durée de la respiration.
De cette découverte résulte un si grand charme que, s’il se rencontrait un
orateur possédant une respiration infatigable, nous ne voudrions pourtant pas
qu’il prononçât tout son discours sans s’arrêter. Si cette découverte a été
agréable à nos oreilles, c’est que, pour nos poumons, l’application en était
possible, facile même. La plus longue période est donc celle qui peut se
débiter sans reprendre haleine »127.
Les limites physiologiques de l’organisme pénètrent dans l’art lui-même, tout
comme l’art a façonné les poumons des orateurs pour les pousser au-delà des
limites de la moyenne des hommes. Tous ces éléments font partie de la
compréhension nietzschéenne de l’écriture, et, au-delà, de sa lecture de la culture
moderne. Ainsi dit-il bien plus tard, dans Par delà bien et mal :
« Une période, au sens où l’entendaient les Anciens, est d’abord un tout
physiologique, en ceci qu’elle se concentre au sein d’une unique respiration.
Des périodes comme on en trouve chez Démosthène, chez Cicéron, qui
s’amplifient à deux reprises et retombent à deux reprises, le tout à l’intérieur
d’une unique respiration : ce sont là des jouissances pour des hommes de
l’Antiquité, qui du fait de leur éducation propre savaient apprécier la vertu
qu’elles contiennent, la rareté et la difficulté de déclamation128 d’une telle
période : ‒ nous n’avons véritablement pas droit à la grande période, nous
modernes, nous qui manquons de souffle en tous les sens du terme ! »129.
Nietzsche sait néanmoins par ailleurs qu’il y a des conditions historiques et
sociales déterminantes requises pour la grande éloquence et la grande période
oratoire, qu’on ne peut transposer ni exiger d’une autre époque. Le Dialogue des
orateurs, que le professeur avait programmé pour un cours à l’Université130,
déplorait déjà au Ie / IIe siècles la décadence de l’éloquence en l’attribuant à la fin
du régime républicain. Cette cohésion entre république (démocratie en Grèce) et
éloquence est notée dès l’ouverture du cours d’Histoire de l’éloquence grecque.
Dans un paragraphe de Humain, trop humain, Nietzsche prend acte de la fin de
l’éloquence et la transpose en exigence d’un art du bien-écrire :
« Apprendre à bien écrire. — L’époque du bien-parler est révolue, car l’époque
des civilisations de cité [Stadt-Culturen] est révolue. […] C’est pourquoi tout
homme animé des pensées d’un bon Européen doit apprendre à bien écrire et à
toujours mieux écrire »131.
Mais la lente bascule de l’oralité vers l’écrit s’est engagée dès l’Antiquité,
notamment par la figure singulière d’Isocrate, précisément parce qu’il était inapte
à l’action oratoire et que, à la différence d’un Démosthène, il n’eut pas les
ressources morales pour conquérir par une discipline tyrannique appliquée à lui-
même ce que la nature lui avait refusé. Ce point, laissé de côté dans l’< Exposition
de la rhétorique antique >, y compris dans son Abrégé de l’histoire de l’éloquence,
est pleinement développé dans l’Histoire de l’éloquence grecque, qui constitue ainsi
un complément indispensable à l’< Exposition de la rhétorique antique >.
Conclusion
La rhétorique est une technique, elle est aussi une pratique qui signe la
singularité d’une culture, celle de l’Antiquité, et montre nouées les unes aux autres
des structures politiques, sociales, physiologiques, éducatives, culturelles en un
mot. Rien n’est innocent dans la rhétorique, rien n’est insignifiant. Depuis
l’ambition pour la conquête du pouvoir, depuis la recherche de la puissance sur
autrui, jusqu’à la maîtrise de son propre corps par l’individu dans son souffle et ses
poumons, sa voix et ses cordes vocales, ses gestes et ses regards, en passant par
l’étonnante recherche stylistique réalisée par l’art, la classification des
argumentations, la fabrication du naturel et la naturalité de l’artifice ‒ autant de
leviers pour contester la suprématie d’une vérité dont la valeur est placée hors de
toute question ‒, la rhétorique avait tout pour intéresser Nietzsche. Que l’aridité
apparente des pages qui suivent pour le lectorat philosophe soit largement
compensée par ces enjeux et ces problématiques.
1. L’ouvrage Die attische Beredsamkeit de F. Blass consacre son chapitre V à Thucydide. L’Abrégé donné en
Appendice du cours < Exposition de la rhétorique antique > contient un petit paragraphe sur Thucydide, dans
la foulée d’Antiphon (infra, p. 157).
2. Thucydide est certes un représentant insigne de la culture des sophistes (NF-1876,19[72], [86], NF-
1880,7[131], Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 2), et en cela il ne naît pas de rien ; mais
son rapport à la vérité, la manière dont il congédie le mythique, son éloquence même, dépourvue d’action
oratoire, tout cela est singulier, au point qu’il paraît plus thrace que grec (Histoire de la littérature grecque, < I-
II >, § 12, KGW II/4, p. 224, 225, 229, 235, 239, 243-244).
3. « Les abstractions sont des métonymies, c’est-à-dire des confusions entre la cause et l’effet. Tout concept
est donc une métonymie, et c’est par concepts que procède la connaissance. La “vérité” ne devient une
puissance que lorsque nous lui rendons sa liberté en tant qu’abstraction », NF Sommer 1872-Anfang 1873,
19[204]. Nous traitons ci-dessous de ce fragment.
4. Voir la première phrase de l’< Exposition de la rhétorique antique > et la première phrase de l’Histoire de
l’éloquence grecque.
5. Voir notamment la lettre à E. Rhode de novembre 1872 (BNV-1872,272), mentionnant les deux
étudiants pour le cours sur la rhétorique des Grecs et des Romains (i.e. notre < Exposition de la rhétorique
antique >). De même, la lettre à R. Wagner de mi-novembre 1872 (BNV-1872,274). Le récit de cette
situation est fait par C. P. JANZ dans Nietzsche, biographie, I, « Contrecoups de La Naissance de la tragédie »,
p. 433-435. La baisse des effectifs des étudiants en philologie avait aussi d’autres causes, plus larges et ne
tenant pas à Nietzsche lui-même.
6. C’est l’hypothèse de C. P. JANZ, art. cit., p. 193, à l’appui de la lettre de C. v. Gersdorff du 29 mai 1874,
qui mentionne un cours soigneusement préparé mais non donné (sur la préparation, voir la lettre de
Nietzsche à Gersdorff du 1er avril 1874, BVN-1874,356).
7. A. BIERL, « Friedrich Nietzsche: “Abriss der Geschichte der Beredsamkeit”. A New Edition »,
Nietzsche-Studien, 21, 1992. L’édition, faite en réaction à la première édition anglaise du manuscrit de
Nietzsche réalisée par L. Gilman et alii, présente de très nombreuses erreurs de déchiffrage, comme on
pourra s’en rendre compte ne serait-ce qu’en la comparant à celle de la KGW II/4, qui reste actuellement de
très loin la meilleure des éditions du texte allemand des cours, malgré des erreurs en nombre variable d’un
texte à l’autre.
8. Teil I, Leipzig, 1868. C’est le no 100 (emprunté le 04/05/1870) dans la liste exhaustive établie par L.
CRESCENZI Luca, « Verzeichnis der von Nietzsche aus der Universitätsbibliothek in Basel entliehenen
Bücher (1869-1879) », Nietzsche-Studien, 23, 1994.
9. Hermagoras oder Elemente der Rhetorik, Stettin, 1865 (no 261, emprunté le 14/02/1872). Cet ouvrage
est repris et révisé sous le titre Die Rhetorik der Griechen und Römer in ihrer systematischer Übersicht, Berlin,
1872 (no 320, 28/09/1872). Quand Nietzsche emprunte cette dernière version en septembre 1872, il
emprunte de nouveau le même jour la première version de 1865.
10. M. Tulli Ciceronis opera quae supersunt omnia, hrsg. von J. K. Orelli, Bd. 4, Zürich, 1861 (no 101,
04/05/1870, et no 176, 11/02/1871).
11. De institutione oratoria libri duodecim, hrsg. von L. Spalding, Bd. l, Leipzig, 1798 (no 122, 07/05/1870) ;
Institutionis oratoriae libri duodecim, hrsg. von K. Halm, 2 Teile in einem Band, Leipzig, 1868-1869 (no 123,
07/05/1870, et no 177, 11/02/1871). On note l’emprunt d’un ouvrage de littérature secondaire se rapportant
à Quintilien : J. CÄSAR, Die Grundlage der griechischen Rhythmik im Anschluss an Aristides Quintilianus
erläutert, Marburg, 1861 (no 136, 25/10/1870).
12. Oratores Attici, hrsg. von J. G. Baiter und H. Sauppe, 2 Bde., Zürich, 1839-1843 und 1850 (no 128,
24/05/1870).
13. Rhetores graeci, hrsg. von Ch. Walz, Bd. 3 und 6, Stuttgart, Tübingen u.a., 1832-1836 (no 153,
31/10/1870).
14. Opera omnia graece et latine mit Anmerkungen von H. Stephan, F. Sylburg, F. Porti, L. Casaubon, F.
Orsini, E. Valesio, J. Hudson und J. J. Reiske, Bd. 5, Leipzig, 1774-1777 (no 152, 31/10/1870).
15. Synagôgè teknôn, sive artium scriptores ab initiis usque ad editos Aristotelis de rhetorica libros, Stuttgart,
1828 (no 156, 09/11/1870).
16. L. Annaei Seneca rhetoris opera, hrsg. von der Societas Bipontinae, Biponto, 1783 (no 200,
12/06/1871).
17. Contiones, hrsg. von J. Th. Vömel, Halle, 1857 (no 260, 24/01/1872, et no 272, 26/04/1872).
18. Voir Giuliano CAMPIONI et alii, Nietzsches persönliche Bibliothek, qui donne en outre des indications de
marques de lecture. Nietzsche possédait plus de 100 volumes de Tullius Cicero (occupant 25 pages de
catalogue ; certains livres n’ont manifestement pas été touchés, d’autres sont parsemés d’annotations).
L’édition numérique de la bibliothèque de Nietzsche (nouvelle édition critique du catalogue et reproduction
en fac-similé de tous les livres conservés), en cours de réalisation chez Nietzsche Source sous la direction de
P. D’Iorio et Maria Cristina Fornari (accompagnée par un commentaire philosophique d’un certain nombre
de volumes utilisés par Nietzsche, sous la direction d’A. Urs Sommer), permettra de prendre connaissance de
manière approfondie des lectures de Nietzsche.
19. Bd. I, Bromberg, 1871 (no 316, 28/09/1872). Gerber défend avec conviction son recours aux travaux et
à la terminologie des Anciens (p. V de sa Vorrede). Le travail de Gerber ne doit pas être abordé comme s’il
relevait d’une sphère de la théorie du langage étrangère à la rhétorique antique.
20. Stettin, 1865 (no 319, 28/09/1872).
21. Berlin, 1872 (no 320, 28/09/1872).
22. Teil I, Leipzig, 1868 (no 323, 16/11/1872, auparavant no 100).
23. Pars prior (Diss.), Breslau, 1869 (no 337, 14/03/1873).
24. (Diss.), Heidelberg, 1862 (no 338, 14/03/1873).
25. Geschichte der griechischen Beredtsamkeit von unbestimmter Zeit bis zur Trennung des byzantinischen
Reichs vom Occident. Geschichte der Beredtsamkeit in Griechenland und Rom, Erster Theil: Geschichte der
griechischen Beredtsamkeit, Leipzig : J. A. Barth, 1833 [BN].
26. Ars rhetorica, hrsg. von L. Spengel, 2 Bde., Leipzig, 1867 (no 381, emprunté à partir du 9 janvier 1874 et
réemprunté à plusieurs reprises jusqu’à mai 1875 au moins : nos 385, 405, 450).
27. J.-L. NANCY & Ph. LACOUE-LABARTHE, « Friedrich Nietzsche, rhétorique et langage », Poétique, 5, p.
99-142.
28. A. MEIJERS & M. STINGELIN, « Konkordanz zu den wörtlichen Abschriften und Übernahmen von
Beispielen und Zitaten aus Gustav Gerber: Die Sprache als Kunst (Bromberg 1871) in Nietzsches Rhetorik-
Vorlesung und in „Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne“ », Nietzsche-Studien, 17, 1988, p.
350-368. Voir aussi A. MEIJERS, « Gustav Gerber und Friedrich Nietzsche », Nietzsche-Studien, 17, 1988, p.
369-390.
29. G. MOST & Th. FRIES, « The Sources of Nietzsche’s Lectures on Rhetoric », in : JENSEN Anthony K.
& HEIT Helmut, Nietzsche as a Scholar of Antiquity, London / New Dehli / New York / Sydney :
Bloomsbury, 2014. Version antérieure et extensive : « <«>: Die Quellen von Nietzsches Rhetorik-
Vorlesung », in : BORSCHE Tilman, GERRATANA Federico, VENTURELLI Aldo (Hrsg.), Centauren-Geburten.
Wissenschaft, Kunst und Philosophie beim jungen Nietzsche, Berlin / New York : De Gruyter, 1994.
30. Édition dite Großoktavausgabe ou Kröner, datant de 1912 : Nietzsche, Philologica, Leipzig : A. Kröner,
vol. XVIII, p. 237-269, qui ne contenait que les § 1 à 7, ce dernier étant lui-même incomplet (arrêt de
l’édition au niveau du mot Machaones, soit jusqu’à P-II-12a,35, ou p. 446 de KGW II/4).
31. Most et Fries indiquent aussi les titres figurant dans la bibliothèque de Nietzsche (et pas seulement le
titre emprunté), dont l’acquisition est toutefois parfois postérieure à 1872-1873 (Die griechische Beredsamkeit
in dem Zeitraum von Alexander bis Augustus, Berlin : Weidmann, 1865, date d’acquisition inconnue ;
l’ouvrage déjà cité car emprunté auparavant à la bibliothèque, Die attische Beredsamkeit, I. Von Gorgias bis zu
Lysias, 1868, acquis en janvier 1875 ; Die attische Beredsamkeit, II. Isokrates und Isaios, Leipzig : B. G.
Teubner, 1874, acquis manifestement en 1875). Ces titres ont servi au cours postérieur de l’Histoire de
l’éloquence grecque.
32. Leonhard SPENGEL, « Die Rhetorica (des Anaximenes) ad Alexandrum kein Machwerk der spätesten
Zeit », Philologus, 18, 1862, p. 604-646 ; « Die Definition und Eintheilung der Rhetorik bei den Alten »,
Rheinisches Museum, XVIII, 1863, p. 481-526. Ces deux titres sont cités dans le cours < Exposition de la
rhétorique antique >. Most et Fries ajoutent aussi comme source sur la rhétorique d’Aristote : L. SPENGEL,
Über die Rhetorik des Aristoteles, in : Abhandlungen der philosophisch-philologischen Classe der K. Bayerischen
Akademie der Wissenschaften, Munich, 6, 1851, cité dans le cours de Nietzsche intitulé Introduction à la
Rhétorique d’A ristote.
33. Rudolf HIRZEL, « Über das Rhetorische und seine Bedeutung bei Plato » (Habilitationsschrift),
Leipzig, 1871.
34. MOST & FRIES, « The Sources of Nietzsche’s Lectures on Rhetoric », p. 57.
35. Histoire de la littérature grecque, <I-II>, § 12, KGW II/5, p. 228-229, 264-266 pour le paragraphe
consacré à Denys, KGW II/5, p. 235-246 pour les pages consacrées à Thucydide.
36. Voir le cours Introduction à l’étude de Platon et notre présentation.
37. L’édition du texte par Jean Cousin dans la Collection des universités de France (Les Belles Lettres,
1980, rééd. 2003) contient dans le t. VII, après le livre XII, un plan détaillé des sujets traités dans toute
l’œuvre, ainsi que 50 pages d’indices qui seront très utiles à ceux qui veulent prolonger les leçons du professeur
Nietzsche sur des points précis. Nietzsche termine d’ailleurs son cours sur un éloge du chapitre 3 du livre XI
de Quintilien, qu’il invite ainsi à lire directement.
38. R. VOLKMANN, Hermagoras oder Elemente der Rhetorik (1865), p. III-IV.
39. Brunsvigae : G. Westermann, 1845 [BN].
40. Nommée encore Suidas à l’époque de Nietzsche, comme s’il s’agissait d’un auteur, la Suda est un
lexique du Xe siècle contenant une foule d’informations sur l’Antiquité, à utiliser toutefois avec la prudence
qu’exige sa date tardive.
41. Tous ces titres sont disponibles dans la Collection des universités de France (CUF, dite collection
« Budé », Les Belles Lettres) avec des outils très précieux : lexique technique des termes de rhétorique, index
des noms propres. Ces instruments permettront aux lecteurs d’aujourd’hui, et notamment au public
philosophe amateur de Nietzsche mais peu familier avec les œuvres de l’éloquence, d’approfondir aisément
les données parfois succinctes réunies dans les cours du professeur et de découvrir des auteurs qui ont nourri
tant sa réflexion philosophique que sa propre écriture. Les discours des orateurs attiques dans la même
collection sont de plus précédés de leur biographie tirée de la Vie des dix orateurs. On signalera enfin, pour
s’aider, quelques ouvrages modernes parmi bien d’autres : Laurent PERNOT, La rhétorique dans l’A ntiquité,
Librairie générale française, 2000 (guide historique et technique complet, très utile aux novices, exposant
avec beaucoup de clarté les enjeux de la rhétorique tout en expliquant les concepts techniques) ; Wilfried
STROH, La puissance du discours, Paris : Les Belles Lettres, 2010 ; Michel PATILLON, Éléments de rhétorique
classique, Nathan : 1990 ; Françoise DESBORDES, La rhétorique antique, Louvain : Peeters, 2006.
42. Rares reliefs (ce qui ne veut pas dire originalité) : la mention de la prédominance de la tendance
morale chez Lycurgue selon Denys d’Halicarnasse (infra, p. 161) ; l’insistance sur le caractère remarquable
de l’éducation autodidacte chez Démosthène (p. 162) ; et le contraste noté entre une extraordinaire rivalité
et une grande dégénérescence à l’époque d’Hadrien et de Marc Aurèle (p. 166).
43. Cf. Généalogie de la morale, Préface, 7, où le gris désigne les documents ou faits historiques à établir
puis déchiffrer dans leur aridité.
44. Par delà bien et mal, 246.
45. Le Gai Savoir, II 92.
46. Voir ISOCRATE, Évagoras, 9-11, et ARISTOTE, Rhétorique, III 1 (où il est question de Gorgias).
Problématique similaire chez CICÉRON, De l’orateur, L’Orateur.
47. NF März 1875,3[71]. Leopardi, poète et prosateur, fut lui-même philologue, et d’ailleurs déclaré
« idéal moderne d’un philologue » par Nietzsche (NF März 1875,3[23]). L’appréciation portée sur Leopardi
se modifiera ensuite à partir d’une autre perspective, celle du nihilisme (voir un point sur la question dans
l’édition de la Pléiade, t. II, p. 1433, n. 113 au Gai Savoir, II 92).
48. Nous avons donc une appréciation différente de celle de MOST & FRIES, « The Sources of Nietzsche’s
Lectures on Rhetoric », p. 58. Le livre de Gerber implique certes des analyses modernes sur le langage, mais il
a lui-même déjà intégré largement l’Antiquité. La convergence des perspectives se réalise dans son livre. C’est
d’ailleurs ce qui permet à Nietzsche de l’utiliser ainsi dans un cours sur la rhétorique antique et ce, non
seulement dans le § 3, mais encore dans tous les paragraphes consacrés au style, avec force citations
d’exemples antiques (détail des tropes, des figures, des solécismes, etc.).
49. La Philosophie à l’époque tragique des Grecs (1873) le déclare dès l’ouverture.
50. Nietzsche intitule son § 1 non pas « Définition » mais « Concept de rhétorique » et intervertit,
dans le § 2, les mots Beredsamkeit et Rhetorik par rapport au sous-titre de Volkmann. Les chapitres 1 et 2 de
Nietzsche contiennent des passages intercalés de Leonhard Spengel, « Die Definition und Eintheilung der
Rhetorik bei den Alten », Rheinisches Museum, XVIII, 1863, p. 481-526. Most & Fries (art. cit., 1994) le
donnent à voir à même le texte.
51. Most & Fries portent une appréciation différente (« The Sources of Nietzsche’s Lectures on
Rhetoric », p. 57-58), considérant que Nietzsche supprime la distinction que maintient Gerber entre un art
du langage [Sprachkunst] et « the theory of language [Sprachlehre] (and thus Rhetoric) ». Mais d’une part la
rhétorique n’est pas théorie du langage, et la formule de Nietzsche, qui vaut par sa dimension provocatrice (et
qui donc est elle-même frappée rhétoriquement) ne supprime pas l’art rhétorique comme art à part entière,
comme nous allons le dire dans un instant.
52. Encyclopédie de la philologie classique, § 7. Cf. l’inversion célèbre de la phrase de SÉNÈQUE, Lettres, 108,
23 : quae philosophia fuit, facta philologia est, « ce qui fut philosophie est devenu philologie », qui devient
chez Nietzsche philosophia facta est quae philologia fuit, « ce qui était philologie est devenu philosophie »,
Homère et la philologie classique, in fine (voir aussi dans la « Préface » de l’Encyclopédie de la philologie
classique, KGW II/3, p. 343, à paraître dans EPN IV).
53. Dans une première partie, Volkmann traite de l’invention (avec une subdivision selon les trois types
d’éloquence : judiciaire, délibérative et épidictique, ce qui l’amène à considérer les parties du discours), puis,
dans une deuxième partie, de la disposition, consacrant la troisième partie au style puis les quatrième et
cinquième parties (réunies en un seul titre) à la mémoire et à l’action. Les traités de rhétorique anciens
pouvaient suivre aussi un autre ordre, mais l’invention est régulièrement traitée en première position (la
Rhétorique à Herennius traite le style ou expression en dernière, après la mémoire et l’action, mais affirme
résolument la primauté de l’invention).
54. Le professeur indique lui-même « Fin de l’elocutio ou λέξις » en clôture du § 9.
55. Mémoire et action sont donc réunies, comme chez Volkmann.
56. Il rejoint ainsi de manière un peu confuse le plan de Volkmann, qui subdivisait l’étude de l’invention
(découverte de la matière, du fond) selon les trois genres d’éloquence : judiciaire, délibérative, épidictique, et
y abordait déjà les parties du discours. Organisation similaire à celle du traité De l’invention de Cicéron et de
la Rhétorique à Herennius.
57. G. GERBER, Die Sprache als Kunst, Vorrede, p. IV (la citation de Molière est en français dans le texte).
58. G. GERBER, notamment p. 51-52.
59. Histoire de l’éloquence grecque, infra, p. 228. Voir le passage parallèle dans l’Abrégé de l’histoire de
l’éloquence, p. 159.
60. Histoire de l’éloquence grecque (infra, p. 220).
61. Nous ne résistons pas au plaisir de rapporter cette petite anecdote sur Théophraste (le disciple
qu’Aristote avait ainsi rebaptisé, « Qui parle divinement »), originaire de l’île de Lesbos, et qui se préoccupa
beaucoup de rhétorique à la suite de son maître ; parlant un pur attique, il fut trahi comme non attique par
cette pureté même : « c’est ainsi que la vieille femme d’Athènes reconnut pour étranger Théophraste,
quoiqu’il parlât par ailleurs fort bien, d’après un seul mot, dont l’affectation lui parut sensible ; et quand on
lui demanda à quoi elle s’en était aperçue, elle répondit que son langage était trop attique », QUINTILIEN,
VIII 1.2 (trad. Jean Cousin, CUF, Les Belles Lettres, 2003). Version différente dans CICÉRON, Brutus, 172.
62. Voir sur ce point Histoire de l’éloquence grecque, pages consacrées à Isocrate, auquel Nietzsche fait
correspondre l’existence attestée de la figure du lecteur. C’est là une étape bien marquée de la mutation de
l’écriture en prose pour un lectorat, quoique ce lectorat ne doive néanmoins pas être envisagé comme
purement silencieux à ce stade.
63. Nietzsche s’en souviendra longtemps : « L’homme de l’Antiquité, lorsqu’il lisait ‒ ce qui était assez rare
‒ se faisait la lecture à lui-même, et ce à voix haute ; on s’étonnait lorsque quelqu’un lisait à voix basse et l’on
s’en demandait en secret les raisons » (trad. P. Wotling, Par-delà bien et mal, VIII 247, GF Flammarion).
64. Voir par exemple Le Voyageur et son ombre, 95 : « il n’existe pas de prose allemande ».
65. < Exposition de la rhétorique antique >, § 3.
66. Par delà bien et mal, I 1, « Des préjugés des philosophes ».
67. Cratyle, 433d.
68. Voir tout particulièrement Cratyle, 422d sqq.
69. Cratyle, 428e.
70. < Exposition de la rhétorique antique >, § 3.
71. Dans le Cratyle, après avoir écrit dans un moment dialectique que les mots ont pour fin l’enseignement
(428e), Platon complexifie cette position à l’aide de la notion d’image : c’est davantage à partir du modèle
qu’on connaît la copie, si bien que l’usage des mots pour la découverte (et la transmission) du savoir ne serait
pas loin d’être récusé, si une déclaration d’ignorance de Socrate ne venait empêcher d’affirmer pleinement
cette position (439a-b). Voir en ce sens Introduction à l’étude de Platon, p. 167. Mais il reste que les mots
n’ont eux-mêmes d’existence qu’en relation à une essence qu’ils imitent et manifestent de manière plus ou
moins correcte.
72. < Exposition de la rhétorique antique >, § 3.
73. Il est frappant de voir Nietzsche (et Gerber, Sprache als Kunst, p. 158) se débattre avec cette notion
d’image sonore et rencontrer le même type de difficultés que Platon : comment un son peut-il être une image
dès lors que ce qu’il imite n’est pas lui-même une réalité sonore ? Platon rencontre ce problème et l’é vacue
immédiatement sans le résoudre lorsque, dans le Cratyle, il exclut que le mot soit l’imitation de l’apparence
sonore d’un animal (passage déjà mentionné de 422d sqq.) ; mais on ne sait pas vraiment comment une
essence pourrait être imitée par un son, lequel lui est totalement hétérogène. Même type de difficultés pour
Nietzsche avec la notion d’image : « il se pose toutefois la question générale de savoir comment un acte
psychique peut être exposé par une image sonore ? Ne faudrait-il pas, si une restitution parfaitement exacte
devait avoir lieu, avant tout que le matériau dans lequel doit se faire la restitution soit le même que celui dans
lequel l’âme travaille ? » (§ 3).
74. < Exposition de la rhétorique antique >, § 3. La définition de la métonymie n’est en réalité pas aussi
restrictive, comme on le voit d’ailleurs à la définition du § 7. Un dictionnaire moderne la définit ainsi :
« Figure de rhétorique, et par extension procédé de langage par lequel on exprime un concept au moyen d’un
terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation nécessaire (la cause pour l’effet, le
contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée) […]. Boire un verre, ameuter la ville […] » (Le
Petit Robert, 1984).
75. Die Sprache als Kunst, chap. VIII, section A (même ordre que celui repris par Nietzsche : synecdoque,
métaphore, métonymie).
76. < Exposition de la rhétorique antique >, § 7.
77. Ibidem.
78. < Exposition de la rhétorique antique >, § 7.
79. NF Sommer 1872-Anfang 1873, 19[204].
80. Voir Vérité et mensonge au sens extra-moral, chap. I, Pléiade, I, p. 408. Plus largement, sur la question du
langage chez Nietzsche, parmi une abondante production d’études, voir Claudia CRAWFORD, The Beginnings
of Nietzsche’s Theory of Language, De Gruyter, 1988, et J. CONSTÂNCIO, M. J. BRANCO (ed.), Nietzsche on
Instinct and Language, De Gruyter, 2011.
81. Comparer avec Vérité et mensonge au sens extra-moral, Pléiade, I, p. 411, qui parle d’un « sujet agissant
en créateur et en artiste » dans le monde primitif des métaphores, d’un « torrent bouillonnant de la capacité
originelle de l’imagination humaine », avant le durcissement, la sclérose et l’oubli qui l’efface, ce qui rend
possible pour l’être humain quelque paix, sécurité et logique.
82. Cicéron rapporte une opinion du stoïcien Zénon (De la nature des dieux, II 22). Gerber donne cette
citation dans sa préface.
83. C’est-à-dire art rhétorique (Rhetorik avec une majuscule, notant un substantif ).
84. Ce point apparaît très facilement grâce à la concordance d’A. Meijers et M. Stingelin (op. cit.). Le texte
de Gerber dit seulement : « Ce ne sont pas les choses qui pénètrent dans la conscience, mais la manière
dont nous nous situons vis-à-vis d’elles, en fonction des moments singuliers de vie dans lesquels nous entrons
en relation avec elles. L’essence pleine et entière des choses […] », alors que Nietzsche écrit : « Ce ne sont
pas les choses qui pénètrent dans la conscience, mais la manière dont nous nous situons vis-à-vis d’elles, le
πιθανόν [vraisemblable, persuasif ]. La pleine essence des choses […] » (§ 3).
85. Drakôn est un substantif de la même famille que le verbe derkomai, « je regarde », utilisé dans les cas
de regards intenses.
86. Histoire de l’éloquence grecque, prologue.
87. Expression du § 3, qui fait en outre écho à la définition de Schopenhauer (citée d’après Gerber)
rappelée au § 1.
88. < Exposition de la rhétorique antique >, § 12. L’é vidence (evidentia) au sens technique est une qualité du
style : caractère d’un passage qui parle d’une chose de manière à donner l’impression qu’on la voit
véritablement.
89. ARISTOTE, Rhétorique, III 7, 1408a23-24. Les italiques sont nôtres, les textes grecs n’ayant de toute
façon à l’origine aucune différence entre des italiques et des romaines, ni même entre des majuscules et des
minuscules.
90. Son traité Sur le non-être défendait trois thèses enchaînées successivement : « rien n’est » ; « même si
quelque chose est, il est insaisissable par l’être humain » ; « même si quelque chose est saisissable par l’être
humain, il n’est pas communicable et exprimable à autrui ». Il n’y a donc ni être, ni connaissance, ni
communication de connaissance. « Nous ne signifions pas les étants à autrui, mais une parole, qui est autre
que les choses sous-jacentes » (Gorgias chez SIMPLICIUS, Contre les savants, VII, 65, 84 ; Diels / Kranz,
fragment 3).
91. < Exposition de la rhétorique antique >, § 3.
92. Voici sa traduction : « So sei denn Rhetorik das Vermögen, an jedem Ding alles das zu sehen, wodurch
es glaublich wird, so weit dies überhaupt möglich ist », « Soit donc la rhétorique la capacité de voir à propos
de chaque chose tout ce par quoi elle devient croyable, dans la mesure où cela est généralement possible ».
93. Cette dernière traduction ‒ ou plutôt glose à visée didactique ‒ se rapproche de celle qui sera utilisée
dans la traduction de la Rhétorique d’Aristote, I 1, 1356b28 : « Wirkung auf den Glauben », « effet exercé
sur la croyance ».
94. Les § 11 et 12 en particulier sont pétris de considérations issues de la technique rhétorique.
95. ARISTOTE, Rhétorique, III 2 (surtout clarté et convenance, la pureté ou correction de la langue n’étant
qu’une condition préalable) ; Théophraste, d’après CICÉRON, Orator, 79 (pureté, clarté, convenance,
ornementation ; voir L. PERNOT, « Théophraste, un innovateur dans le domaine de la rhétorique ») ; la liste
s’allonge encore par la suite, par ex. chez DENYS D’HALICARNASSE, Lysias, qui place la concision dans les trois
premières places, et distingue des qualités nécessaires et des qualités ajoutées ou complémentaires. Les listes
de qualités sont variables au fil des siècles.
96. < Exposition de la rhétorique antique >, § 4. Le choix en question est celui des mots.
97. < Exposition de la rhétorique antique >, § 4.
98. < Exposition de la rhétorique antique >, § 6 : « Modification de la pureté ».
99. On prendra donc garde à ne pas considérer ces métaphores comme un trait typiquement nietzschéen.
Dans la réflexion rhétorique de l’Antiquité sur le discours, ses qualités et ses défauts, il est sans cesse question
d’os, de chair, de muscles, de jeûne, de mets épicés ou non, d’assaisonnements, etc. On peut encore ajouter la
métaphore de la parure, de la coiffure, et ainsi de suite. Sans cesse, le discours est rapporté au corps de
manière métaphorique. Il est ancré en outre dans le corps de manière non métaphorique par l’action oratoire
(voir infra).
100. < Exposition de la rhétorique antique >, § 4.
101. < Exposition de la rhétorique antique >, § 4.
102. « Il appartient à l’art de cacher l’art », § 12 (dans l’examen de l’exorde).
103. < Exposition de la rhétorique antique >, § 5.
104. < Exposition de la rhétorique antique >, § 5.
105. QUINTILIEN, IX 1.4, définition complétée ensuite par l’idée que les tropes consistent aussi dans la
substitution d’un mot à un autre (IX 1, 5). Définition reprise en substance au début du § 8 du cours de
Nietzsche (première phrase) : « Avec les tropes, il s’agit de transpositions ; des mots mis à la place d’autres
mots ; à la place du propre, l’impropre ».
106. QUINTILIEN, IX 1.4 et 14, cf. < Exposition >, § 8 : « Avec les figures, il n’y a pas de transpositions. Ce
sont des formes d’expression modifiées de manière artistique, des écarts vis-à-vis de ce qui est usuel, mais sans
transposition. Mais il est très difficile de tracer la frontière. Figura (σχῆμα) sit arte aliqua novata forma
dicendi ».
107. QUINTILIEN, IX 1.22.
108. QUINTILIEN, IX 1.1-2, trad. Jean Cousin légèrement modifiée (problème de syntaxe), CUF.
109. QUINTILIEN, IX 1.10-12, trad. Jean Cousin légèrement modifiée, CUF.
110. QUINTILIEN, IX 3.1. Voir aussi IX 3.4, le pendant qui vient compléter cette idée : « cependant, il est
certaines figures qui sont tellement reçues dans l’usage qu’elles échappent presque à ce nom ».
111. Littérature qui n’est donc pas une littérature au sens propre (voir l’Histoire de la littérature antique),
mais bien plutôt une production d’« œuvres d’art de la langue » (Kunstwerke der Sprache) ou un
« traitement artistique de la langue » (kunstmäßige Behandlung der Sprache) (KGW II/5, p. 8).
« Extraordinaire formation du sens rythmique chez les Grecs et les Romains, dans l’audition des paroles, par
un immense exercice continuel », < Exposition de la rhétorique antique >, § 3.
112. Voir notre article « “Platon est ennuyeux” : sur un mot de Nietzsche » (Les Cahiers philosophiques de
Strasbourg, 45, 2019/1).
113. Ce point est confirmé par la polémique que soulève Aristote (Poétique, 1, 1447b16-23), qui veut voir
dans l’imitation plus que dans le vers le critère de la poésie, ce qui témoigne de l’acception ordinaire de la
poésie comme reposant sur le mètre. Celui-ci, en Rhétorique, III 1, 1408b30-31, est bien ce qui, par sa
présence, fait virer un logos de la prose à la poésie.
114. On peut citer Martin STEINRÜCK , À quoi sert la métrique ? Interprétation littéraire et analyse des formes
métriques grecques : une introduction, Grenoble : J. Millon, 2007, p. 12.
115. Voir particulièrement QUINTILIEN, III 6 ; voir aussi Rhétorique à Herennius, I 18 sqq. ; CICÉRON, De
l’invention, I 10 sqq. ; HERMOGÈNE DE TARSE, Les états de cause. Un exposé rapide de la doctrine se trouve
dans L. PERNOT, La rhétorique dans l’A ntiquité, p. 89-92. Pour un approfondissement : L. CALBOLI
MONTEFUSCO, La dottrina degli ‘status’ nella rhetorica graeca et romana, Hildesheim / Zürich : 1986.
116. QUINTILIEN, III 6.1.
117. Il occupe 8,5 pages dans le manuscrit P II 12a, 16 pages dans l’édition KGW II/4 ; le paragraphe le
plus long après celui-ci, à savoir le § 8 consacré aux figures, occupe seulement 4,5 pages dans le manuscrit et 9
pages en KGW II/4.
118. Cf. QUINTILIEN, XI 2.9.
119. Rhétorique, III 1. L’essor du jeu d’acteur et le succès qu’il remporte sont dus, selon Aristote, à la
corruption des constitutions politiques. Il reconnaît malgré lui que l’action oratoire a une grande puissance
(μέγα δύναται,1404a7, expression similaire à celle que Platon met dans la bouche de ses personnages à propos
du tyran, Gorgias, 466b-468e).
120. Actions oratoires régulièrement opposées l’une à l’autre par la tradition et par Nietzsche, qui
n’appréciait pas foncièrement Démosthène.
121. DENYS D’HALICARNASSE, Démosthène, 53.
122. CICÉRON, De l’orateur, III 213.
123. QUINTILIEN, XI 3.2. Dans la Rhétorique à Herennius, l’action oratoire est déjà reconnue comme
puissante, et pèse de son seul poids face à toutes les autres parties de l’art ; la relation reste toutefois
réciproque : invention, expression, disposition et mémoire n’auront pas plus de pouvoir sans l’action que
l’action n’en aura sans elles.
124. Nous répartissons ainsi par commodité les termes latins, mais la terminologie est à vrai dire plus
complexe et varie d’un auteur à l’autre.
125. Est enim actio quasi corporis quaedam eloquentia, cum constet e voce atque motu, CICÉRON, Orator, 55.
126. Donnons pour référence, parmi bien d’autres, cette anecdote sur Démosthène tirée des Vies des dix
orateurs, 844F : « comme le souffle lui manquait, Démosthène paya cent mines à l’acteur Néoptolème pour
apprendre à prononcer d’une seule respiration des périodes entières ».
127. CICÉRON, De l’orateur, III 181-182, trad. E. Courbaud et H. Bornecque (CUF) très légèrement
modifiée.
128. Ce terme traduit ici l’allemand Vortrag, utilisé ordinairement à l’époque de Nietzsche pour rendre les
mots désignant l’action oratoire : actio et ὑπόκρισις. Le terme de « déclamation » (declamatio) est par
ailleurs un terme technique de la rhétorique et n’était pas pratiquée à Athènes en ce sens technique (voir
l’Histoire de l’éloquence grecque).
129. Traduction de P. Wotling, Par-delà bien et mal (GF Flammarion, 2000),VIII 247. Comparer, sur le
souffle, avec par exemple QUINTILIEN, XI 3.32, 39-40, 53-55, et déjà Rhétorique à Herennius, III 21.
130. Semestre d’hiver 1871-1872.
131. Le Voyageur et son ombre, 87.
NOTICE SUR LE MANUSCRIT
EXPOSITION
DE LA RHÉTORIQUE
ANTIQUE
(1872-1873, 1874)
Traduction
par Anne Merker
P-II-12a,3
Première page du cours
< EXPOSITION DE LA RHÉTORIQUE ANTIQUE >1
il est alors hué et à peine considéré comme un homme, pour ne rien dire de la
qualité d’orateur. Personne n’a encore jamais loué celui qui a parlé de telle
manière que les personnes présentes pussent le comprendre, mais on méprise
celui qui n’en a pas été capable. ‒ Qui donc ébranle les hommes ? Qui fascine leurs
regards ébahis ? Pour qui retentissent de bruyants applaudissements ? Qui est,
pour ainsi dire, un dieu parmi les hommes ? Celui qui parle clairement, celui qui
parle avec cohérence, celui qui parle avec la riche plénitude et le faste
resplendissant du sujet et des mots, et ce faisant se meut presque dans des rythmes
poétiques ‒ c’est ce que j’appelle beau78. Celui qui simultanément sait se modérer
autant que l’exige la dignité du sujet et des personnes, de lui je dis qu’il mérite
l’éloge d’avoir fait une prestation appropriée »79. Ici, le caractéristique apparaît
presque comme une restriction du beau** : alors que, d’habitude, le beau est
regardé comme une restriction du caractéristique. L’auteur80 du dialogue De
oratoribus, chap. 22, dit très joliment : ***« J’attends de l’orateur, comme d’un
père de famille riche et prospère, que la maison dans laquelle il vit ne se borne pas
à protéger de la pluie et du vent, mais encore qu’elle réjouisse les sens et la vue,
qu’il s’équipe de mobilier divers non seulement pour la satisfaction des besoins
élémentaires, mais encore qu’il y ait dans ses coffres de l’or et des pierres
précieuses que l’on puisse par moments prendre dans ses mains et contempler ».
L’absence de tout ornement n’est, au chap. 23, en aucun cas regardé comme signe
d’une pleine santé : *« il est des orateurs sinistres et dénués de toute grâce, qui
atteignent leur vigueur spirituelle, dont ils font si grand bruit, non par suite d’une
solide constitution mais par le jeûne. Mais les médecins n’approuvent pas une
santé qu’on obtient par un soin anxieux ; ne pas être malade ne suffit nullement :
l’homme doit être vaillant, joyeux, allègre. Là où l’on ne sait louer que le bon état,
la maladie n’est pas loin »81. La beauté est à ses yeux d’une certaine manière
l’épanouissement de la santé, chap. 21 : **« il en va du discours comme du corps
humain : le discours n’est beau que lorsque les veines ne ressortent pas, qu’on ne
peut compter les os, bien plus lorsqu’un bon sang sain remplit les membres, forme
des muscles saillants et répand sa rougeur jusque sur les nerfs et dispose tout avec
beauté »82. D’un autre côté, Cicéron attire l’attention en De oratore, III 25, sur la
manière dont la plus grande volupté confine à la plus grande satiété83 : un grand
danger est donc attaché à l’ornatus [ornementation]. Le discours doit offrir de
l’ombre et des moments de repos, d’abord afin d’éviter qu’on ne se blase, ensuite
afin de faire ressortir les parties illuminées (comme le dit Hamann, « la clarté est
la juste répartition de la lumière et de l’ombre »).
Les qualités générales de l’ornatus sont décrites par Quintilien, VIII 3.61 :
ornatum est, quod perspicuo ac probabili plus est [l’orné est plus que le clair et le
probable84] ‒ donc une augmentation (ou modification) des qualités de clarté et
de convenance. La correction grammaticale ne peut s’augmenter, mais seulement
se modifier, par des tournures qui certes s’écartent des expressions traditionnelles
mais sont autorisées et apportent une agréable variation (par exemple des formes
et expressions antiques). Ce qu’on appelle figures grammaticales se range ici. Puis
< par > un écart vis-à-vis de la proprietas [usage des mots au sens propre] au
moyen des tropes. Augmenter la clarté par l’utilisation d’images et de
comparaisons, ou une concision expressive ou une amplification. Puis des
sentences et des figures comme moyens artistiques du discours, contribuant au
renforcement de la convenance. ‒ Mais tout ornement doit être viril, fort et digne,
sanctus [auguste], sans légèreté efféminée ni faux maquillage. Quoiqu’ici la
frontière entre vertus et défauts soit très ténue. Cela vaut particulièrement pour
ce qui touche aux numeri orationis [rythmes du discours]85 : les Anciens
exigeaient aussi pour le discours non lié86 presque des vers : à savoir des points
finaux destinés à la respiration, qui soient introduits non selon la fatigue, non
selon les signes de ponctuation, mais selon le numerus [rythme]87. Ces numeri
sont à leur tour en relation avec la modulatio de la voix. Ce faisant, un vrai vers
vaut absolument comme une faute88. La construction de la période est à son tour
en cohésion avec cela. Les débuts et les fins des périodes sont particulièrement
importantes, elles tombent dans l’oreille avec la plus grande force.
L’ornement demande donc la transposition du convenable dans la sphère
supérieure des lois de la beauté, il est la transfiguration du caractéristique, d’abord
par l’élimination de ce qu’il y a de moins noble dans le caractéristique, puis par
l’amplification du noble et du beau, des grands traits du caractéristique. Il est une
nature supérieure par opposition à une naturalité commune, transformation et
transmutation par opposition à l’imitation et à la singerie89.
La qualité demande soit le fondement d’un fait soit celui d’un document légal.
Dans ce dernier cas, la στάσις νομική, genus legale [état de cause légal]. Dans le
premier cas, la στάσις λογική, genus rationale [état de cause rationnel]. Le fait est
soit futur soit déjà advenu : le fait futur donne la στάσις πραγματική, constitutio
negotialis [état de cause pragmatique] ; le fait advenu donne la δικαιολογία,
constitutio iuridicialis [état de qualification judiciaire] (ou l’état de qualité
proprement dit). À présent, l’accusé reconnaît son acte comme faute ou non. S’il
déclare son action comme permise, nous avons l’ἀντίληψις [antilepse], la
constitutio iuridicialis absoluta [état de qualification judiciaire absolue]. S’il
reconnaît son acte comme faute, mais cherche à le justifier en sollicitant des
circonstances, nous avons l’ἀντίθεσις [opposition], la constitutio iuridicialis
assumptiva [état de qualification judiciaire assomptive]. L’accusé prend à présent
totalement sur soi un acte qu’il reconnaît comme faute ‒ ἀντίστασις, compensatio
[compensation] : il montre que l’illégalité est largement compensée par l’utilité
qui s’ensuit. Aussi la défense d’un acte pour la raison qu’en cas de non-
commission, quelque chose de plus mauvais s’en serait suivi. ‒ Ou l’accusé reporte
l’acte reconnu comme faute sur quelque chose d’extérieur : la dénomination
générale manque. Sous-division : l’accusé reporte la faute sur la personne même
qu’il a lésée, ἀντέγκλημα, relatio criminis [contre-accusation, transfert
d’accusation], la sous-espèce la plus forte de la constitutio iuridicialis assumptiva
[état de qualification judiciaire assomptive]. On déclare avoir été contraint de
commettre l’acte par la faute d’un autre, comme Oreste contraint au matricide
par le crime de sa mère (en revanche, quand Oreste dit que son acte a été utile à
toute la Grèce, il s’agit de compensatio). ‒ Si l’accusé reporte la faute sur quelque
chose d’autre et non sur la personne lésée, le nom général manque à nouveau. Soit
sur une personne ou une chose qui peut être sommée de rendre des comptes, soit
qui ne le peut pas. Le premier cas donne la μετάστασις, la remotio criminis [report
d’accusation]. (Lorsque quelqu’un dit par exemple, j’ai fait cet acte sur ordre de
tel ou tel.) Le second cas donne la συγγνώμη, purgatio [excuse] : les dix généraux
accusés n’avaient pas relevé les corps des noyés, empêchés qu’ils furent par la
tempête.
(4) Translatio [transfert], μετάληψις ou παραγραφή [exception]. Il reste à
l’accusé la possibilité de dire que la plainte n’a pas été déposée correctement ; il
cherche par là à ajourner la décision. Comme la simple παραγραφή éveille
facilement l’impression que l’accusé n’a pas confiance dans sa capacité à défendre
sa cause, un défense formelle lui est souvent associée, ὡς τῆς εὐθυδικίας τοῦ
πράγματος εἰσηγμένης [comme si l’action directe était introduite en justice].
L’εὐθυδικία [action directe] est le contraire de la παραγραφή.
§ 15. La dispositio
Extraordinaire pauvreté des prescriptions. Τάξις, dispositio, aussi οἰκονομία
[économie] : ainsi d’abord Denys d’Halicarnasse. Selon lui, l’οἰκονομία est l’emploi
du matériau rassemblé par l’εὕρεσις [invention], ἡ χρῆσις τῶν παρεσκευασμένων
[utilisation des éléments préparés], si bien que παρασκευή [préparation] équivaut
à εὕρεσις [invention]. Les règles principales sont presque partout traitées avec
l’inventio. Originellement, on avait en effet seulement une bipartition : εὕρεσις,
φράσις ‒ inventio, elocutio [invention, style]. Il est question de τάξις aussi bien chez
Anaximène que chez Aristote, mais seulement de manière accessoire. Un
traitement essentiel seulement chez Aristote, Rhétorique, III 17 : « Aussi bien
dans l’éloquence délibérative que dans la judiciaire, celui qui a la parole en
premier doit d’abord produire ses preuves, puis s’avancer contre ce qui lui est
opposé en le réfutant ou en le rendant par avance inopérant. Si l’opposition est
très étendue, on commence par elle et on fait suivre ses preuves. Par contre, celui
qui parle en deuxième ou plus tard doit toujours commencer avec la réfutation
de l’adversaire, pour préparer la place à son propre discours »274. ‒ Les stoïciens,
qui considéraient les νόησις, εὕρεσις, διάθεσις [saisie intellectuelle, invention,
disposition] comme les trois ἔργα [tâches], divisaient cette dernière en τάξις,
οἰκονομία, λέξις, ὑπόκρισις [ordre, économie, style, action oratoire]. Ordre du
discours et ensuite liaison et articulation internes des pensées ; ici se range aussi le
traitement approprié des κεφάλαια [points principaux], donc l’ἐξεργασία,
l’accomplissement proprement dit, et l’expolitio [polissage] d’un ἐπιχείρημα
[épichérème]. Cornificius, III 9, 16, distingue disposition naturelle et disposition
artificielle, dispositionis genus ab institutione artis profectum [genre de disposition
tiré des règles de l’art] et genus ad usum temporis accommodatum [genre adapté
aux besoins du moment]. Pour l’ordre naturel (conforme aux règles), il renvoie à
la doctrine des parties du discours, pour la dispositio des argumentationes, aux
indications sur le développement des épichérèmes. Ce serait là τάξις et ἐξεργασία.
Pour la dispositio ad usum temporis accommodata [disposition adaptée aux
besoins du moment], il n’a que quelques phrases. Chez Quintilien, la dispositio
occupe tout le livre VII : il communique son procédé personnel d’invention dans
le traitement des controversiae [controverses] et des suasoriae [suasoires], puis la
διαίρεσις στάσεων [division des états de cause], les indications des topes [lieux]
spécifiques pour le status. L’οἰκονομία [économie], d’après Denys d’Halicarnasse,
traite de la διαίρεσις [division], τάξις [ordre] et ἐξεργασία [accomplissement]. Peu
de choses à ajouter : l’orateur peut s’écarter de la succession régulière des parties, il
peut ouvrir le discours d’emblée avec la narratio, ou avec une preuve parfaitement
sûre, ou avec la lecture d’un document écrit. On peut aussi amener la confirmatio
[confirmation, partie de l’administration des preuves] après l’introduction et
placer la narration en troisième. Pour l’ordre des épichérèmes dans les preuves, la
règle recommandée est de placer les plus fortes au début et à la fin, les moins
signifiantes au milieu. Cornificius : firmissimas argumentationes in primis et in
postremis caussae partibus collocare ; mediocres et neque inutiles ad dicendum neque
necessarias ad probandum, quae si separatim ac singulae dicantur, infirmae sint,
cum ceteris conjunctae firmae et probabiles fiant, in medio collocari oportet [les
arguments les plus solides doivent être placés dans les premières et dernières
parties de la cause ; les arguments moyens et qui ne sont ni inutiles au discours ni
nécessaires à la preuve, qui, quoique faibles énoncés chacun isolément, deviennent
solides et probables par leur conjonction aux autres, doivent être placés au milieu,
< III 18 >]. Immédiatement après la narration, l’auditeur attend ce par quoi
l’affaire peut bien se voir fondée, c’est pourquoi on doit amener une preuve forte ;
mais parce que ce que nous disons en dernier s’imprègne le plus solidement dans
l’esprit, il faut qu’une preuve sérieuse vienne à la fin. Dans la réfutation, on doit
commencer par le plus facile à réfuter, puis passer graduellement à la difficulté.
Diaeresis du status coniecturalis [division de l’état de cause conjectural].
Cornificius, II 2, 3, établit que dans la caussa coniecturalis, la narration de
l’accusateur doit être parsemée d’éléments qui portent partout le soupçon ; celle
du défendeur doit être claire et simple, avec adoucissement des circonstances
suspectes. Il divise la ratio de ce status : probabile, collatio, signum, argumentum,
consecutio, approbatio. Par le probabile [vraisemblable], on montre que l’accusé a
tiré profit de la commission de son méfait et qu’il n’a jamais été éloigné d’une
mauvaise action (probabile ex caussa et probabile ex vita). Questions : 1. quels
avantages furent tirés de l’acte, ou quels désavantages évités ? 2. a-t-il commis
quelque chose de similaire, ou y a-t-il un soupçon ? ‒ Par la collatio
[comparaison], le caractère général de la preuve conduite jusqu’à présent se voit
réduit par le fait de montrer que personne hormis l’accusé n’a tiré avantage de
l’acte, et que personne en dehors de lui n’a pu le commettre. ‒ Le signum [signe]
démontre que l’accusé a cherché une occasion favorable à la commission de son
acte, qu’il a examiné les lieu, temps, durée, espoir de réussite ou de dissimulation
de l’acte. ‒ L’argumentum [argument] fournit des indices assez solides et des
preuves plausibles. ‒ La consecutio [suite] considère le comportement de l’accusé
après l’acte, l’approbatio [approbation] fournit une amplification de ce qui
précède par des loci communes [lieux communs] en vue de l’ἐκβολὴ ἐλέου [rejet de
la pitié]. Probabile correspond aux topes βούλησις [volonté] et δύναμις [capacité],
collatio à la μετάληψις [exception]275 (celle-ci est dirigée contre l’ἀντίληψις
[antilèpse], qui présente les indices de l’accusateur comme anodins, tels qu’ils ne
nécessitent pas qu’on rende des comptes. On fait valoir contre cela que ce qui est
permis généralement ne l’est pas de cette manière-là, dans ces circonstances. Donc
mise à l’écart de la preuve conduite jusqu’à présent). Signum, argumentum et
consecutio donnent τὰ ἀπ’ ἀρχῆς ἄχρι τέλους {exposition du contenu} [du début à
la fin], l’approbatio correspond à la κοινὴ ποιότης [qualité commune]. Quintilien
dit que, dans la conjecture, il faut répondre à une série de trois questions : l’accusé
a-t-il voulu commettre l’acte, a-t-il pu le commettre, l’a-t-il commis ? 1.
Intuendum ante omnia qualis sit, de quo agitur [il faut examiner avant tout de
quelle qualité il est, et de quoi il s’agit]. L’accusateur doit veiller à ce que ce qu’il
reproche à l’accusé ne soit pas seulement infamant en soi, mais encore adapté au
méfait concerné. Lorsqu’il traite de dissolue une personne accusée de meurtre,
cela est moins en rapport avec l’affaire que s’il montre qu’elle est insolente et
cruelle. Si rien n’est reproché, le défendeur doit attirer l’attention sur ce point.
Dans l’ensemble, il vaut mieux ne rien attaquer de la vie antérieure, tant que cela
est insignifiant ou faux : cela nuit à la crédibilité. Puis la preuve tirée des motifs :
passions, colère, haine, désir, peur, espoir ; chacune a pu conduire au pire. Si ce
n’est pas le cas, on doit dire qu’il y a peut-être des motifs secrets, cela ne change
rien à l’affaire de savoir pourquoi il a commis cet acte, du moment qu’il l’a
commis. Le défendeur doit se tenir fermement à l’idée que rien n’arrive sans
raison. Touchant les intentions, maintes questions se présentent : l’accusé pouvait-
il croire que l’acte pouvait être pleinement accompli par lui ? ou demeurer
caché ? Ou pouvait-il espérer un acquittement ? A-t-il été poussé à pécher par de
mauvaises habitudes ? Pourquoi a-t-il attaqué précisément à cet endroit, à ce
moment-là ? S’est-il laissé entraîner inconsciemment ? 2. A-t-il pu commettre
l’acte ? Si l’on peut montrer qu’il n’y avait aucune possibilité pour la commission
de l’acte, alors l’affaire est réglée, par exemple par l’absentia [absence]. Si la
possibilité existait, alors se pose la question 3 : l’a-t-il commis ? Bruits, cris,
gémissements ; après < le crime > , dissimulation, fuite, peur, paroles et actions de
l’accusé, etc.
Diaeresis [division] du status de la définition. Cornificius, II 12, 17 : on doit
partir d’une brève définition du concept débattu. Primum igitur vocabuli
sententia breviter et ad utilitatem caussae accommodate describetur ; deinde factum
nostrum cum verbi descriptione coniungetur ; deinde contrariae descriptionis ratio
refelletur, si aut falsa erit aut inutilis aut turpis aut iniuriosa [Il faut donc d’abord
définir brièvement le sens du mot en vue de ce qui est utile à notre cause ; lier
ensuite notre affaire à la définition du mot ; puis réfuter l’argumentation appuyée
sur la définition contraire, que celle-ci soit fausse, inutile, laide ou injuste ]. La
dernière réfutation, donc, par l’utilisation des τελικὰ κεφάλαια [rubriques relatives
aux fins]. Locus communis contre la méchanceté de celui qui prétend non
seulement à des actions arbitraires mais encore à des appellations arbitraires.
Contre, le locus communis du défendeur, à savoir que l’adversaire, pour le mettre
en position délicate, cherche à déformer non seulement les faits mais encore les
dénominations. Cicéron tient par ailleurs la définition rigoureuse et purement
scientifique pour pédante et inappropriée ; il exige une simple restitution du
concept dans ses grandes lignes. Quintilien dit qu’il est plus difficile de fonder la
définition que de l’appliquer à un cas donné. À respecter strictement, la série de
questions quid sit ? [qu’est-ce que c’est ?] et an hoc sit ? [est-ce bien cela ?]276.
Diairesis du status qualitatis [division de l’état de qualité]. D’après Cornificius,
dans la constitutio iuridicialis absoluta [état de qualification judiciaire absolue],
après la communication du contenu, on demande si l’affaire s’est produite selon le
droit. On doit savoir quelles sont les parties constitutives du droit, constat igitur
ex his partibus : natura, lege, consuetudine, iudicato, aequo et bono, pacto. his igitur
partibus iniuriam demonstrari, ius confirmari convenit [il est en effet constitué de
ces parties : la nature, la loi, la coutume, les jugements précédents, l’équité et le
bien, les conventions. C’est donc par ces parties que l’atteinte au droit doit être
démontrée et que le droit doit être confirmé]. Puis la constitutio iuridicialis
assumptiva [état de qualification judiciaire assomptive]. Dans la comparatio, on
doit d’abord demander laquelle, de deux actions, était la plus honorable, facile,
avantageuse. Il faut ensuite demander s’il revenait à l’accusé lui-même de décider
de la plus profitable, ou s’il a dû en abandonner la décision à d’autres personnes.
Puis l’accusateur cherche par conjecture à montrer que le meilleur parti n’a pas
été préféré au pire grâce à la réflexion, mais qu’un dolus malus [fraude] est entré
en jeu. L’accusé doit réfuter cette preuve conjecturale. Pour finir, locus communis
de l’accusateur contre celui qui, sans justification pour une telle décision, préfère
le non-avantageux à l’avantageux. Locus communis de l’accusé contre ceux qui
exigent qu’on préfère ce qui est dangereux à ce qui est avantageux. Question à
l’accusateur et au juge sur ce qu’ils auraient fait à sa place, avec une description
animée du moment, de l’affaire, du lieu et de la réflexion de l’accusé. ‒ Dans la
translatio criminis [transfert de l’accusation], il faut demander si l’incrimination,
conformément à la vérité, sera transférée sur une autre personne ; deuxièmement,
si le méfait transféré sur une autre personne est aussi grave que celui dont on a
chargé l’accusé ; troisièmement, s’il a dû réitérer un méfait qu’un autre avait
commis avant lui et si une décision de justice ne devait pas être auparavant rendue
sur le méfait de cet autre ; si, du fait que cela n’a pas eu lieu, la présente affaire
doit encore être jugée. Locus communis de l’accusateur contre celui qui fait passer
la violence avant le droit ; l’accusé cherche à se venir en aide par une amplificatio
et à montrer qu’il n’a pas pu agir autrement. ‒ Dans la purgatio [excuse], il faut
demander : est-ce qu’il y avait vraiment une nécessité à agir ainsi ? Est-ce que la
violence s’est vue d’une manière ou d’une autre évitée ou diminuée ? Si l’accusé
s’est aussi trouvé porté à réfléchir à ce qu’il pouvait faire et imaginer pour la
contrer ; s’il est possible de montrer par la voie conjecturale que là où la nécessité
est alléguée, l’intention était en réalité en jeu ; enfin, est-ce que la nécessité était
contraignante ? Si l’accusé se disculpe par l’ignorance, il faut demander s’il ne
pouvait vraiment pas le savoir, s’il s’est donné la peine d’obtenir des informations ;
si c’est par hasard qu’il ne le savait pas, ou s’il est responsable de son ignorance ;
enfin, l’ignorance est-elle un fondement suffisant pour se disculper. Loci
communes du côté du plaignant contre celui qui avoue l’acte et veut pourtant faire
des difficultés sans fin. L’accusé en appelle à l’humanité et à la pitié, en toute chose
on doit regarder à l’intention : là où celle-ci manque ne réside aucun méfait. ‒
Dans la deprecatio [déprécation]*, l’accusé donnera à peser premièrement le
nombre des mérites qu’il a par ailleurs, puis les avantages qu’on peut attendre de
son acquittement ; qu’il n’y avait pas de basses intentions au fondement de son
méfait ; que dans des cas similaires, d’autres prévenus ont déjà obtenu le pardon ;
que son acquittement ne donnera lieu à aucun désavantage ni aucun commentaire
médisant de la part des concitoyens et des États étrangers. Inversement pour
l’accusateur. ‒ Dans la remotio criminis [report d’accusation], on repousse en
amont la faute sur une chose ou une personne ; dans ce dernier cas, on demande :
cette personne est-elle réellement si influente ? Quelle possibilité avait-il de lui
résister avec honneur et sans danger ? Preuve conjecturale malgré l’intentionnalité
de l’acte. Si la cause de l’acte est repoussée sur une chose, alors intervient le
comportement, comme avec la nécessité dans la purgatio [excuse]277.
§ 16. Sur la memoria et l’actio
{Τέχνη, ἄσκησις, φύσις [art, entraînement, nature]278. Les trois Muses Μνήμη,
Μελέτη, Ἀοιδή [Mémoire, Exercice, Chant].}
Les sophistes, à partir de Gorgias, ont accordé une valeur extraordinaire à la
capacité d’improviser, αὐτοσχεδιάζειν, mais dans l’ensemble les discours relevant de
l’éloquence judiciaire et délibérative sont soigneusement travaillés et appris par
cœur. Ceux qui obtenaient un grand succès étaient encore retravaillés en vue de la
publication. Au demeurant, Cicéron lut devant le sénat son premier discours
après son retour parce qu’il était trop long. Il était de la plus haute importance de
renforcer la mémoire. Admirables contributions des mnémotechniciens antiques.
Sénèque le rhéteur dit de lui-même memoriam aliquando < adeo > in me floruisse,
ut non tantum ad usum sufficeret, sed in miraculum usque procederet, non nego.
Nam duo milia nominum recitata, quo ordine erant dicta referebam ; et ab iis qui
ad audiendum praeceptorem nostrum convenerant, singulos versus a singulis datos,
cum plures quam ducenti efficerentur, ab ultimo incipiens usque ad primum
recitabam. Nec ad complectenda tantum quae vellem, velox erat mihi memoria, sed
etiam ad continenda, quae acceperat [autrefois, la mémoire en moi fut si brillante,
que non seulement elle ne se montrait jamais en défaut, mais que, je dois l’avouer,
elle tenait du prodige : si l’on me disait deux mille noms, je les reproduisais dans
l’ordre où ils avaient été énoncés, et les vers que citait chacun de mes condisciples,
plus de deux cents au total, je les récitais en commençant par le dernier. Et ma
mémoire ne se bornait pas à retenir rapidement tout ce que je lui confiais, mais
encore conservait ce qu’elle avait reçu]279. L’inventeur de cet art passe pour être
Simonide de Céos ; un distique de lui :
μνήμῃ δ’ οὔτινά φημι Σιμωνίδῃ ἰσοφαρίζειν
ὀγδωκονταέτει παιδὶ Λεωπρεπέος.
[Pour la mémoire, personne, je l’affirme, n’égale Simonide
âgé de 80 ans, fils de Léoprepès.]
Le banquet des Scopades à Crannon, fable280. Le sophiste Hippias (chez Platon,
97e281) se vante comme d’un avantage remarquable que de pouvoir réciter 50
noms. Anaximène et Aristote ne mentionnent pas la μνήμη. Théodecte, l’ami
d’Aristote, était un grand mnémotechnicien : semel auditos quamlibet multos
versus protinus dicitur reddidisse [on dit qu’il récitait autant de vers qu’on voulait
aussitôt après leur audition, < Quint. XI 2.51 >]. Cornificius trouva à sa
disposition en ce domaine divers écrits déjà rédigés282. ‒ L’orateur a peu de règles à
observer sur ce point : lieux de souvenirs. Il se met par exemple dans l’esprit une
maison avec toutes ses pièces et espaces, ou une salle avec les objets, ou une rue
avec les maisons les plus importantes : tout cela doit être absolument ferme et sûr,
< pour > reproduire son image parfaitement fidèle à tout instant. Il est bon que
les parties soient régulièrement espacées et qu’elles se distinguent clairement les
unes des autres (pas de simples colonnes ou arbres). Le matériau à mémoriser est
réparti dans ces lieux, de manière à ce qu’il soit lié à un lieu par le moyen d’une
image mnémonique entretenant un lien avec le matériau. On mémorise alors, le
regard dirigé fermement vers le lieu et l’image. Dans la récitation, l’ordre des lieux
met à disposition l’ordre du matériau appris. L’expérience montre que plus on
recourt fréquemment aux mêmes lieux, plus on peut se fier fermement à eux. Les
images mnémoniques sont des signes hiéroglyphiques ; une ancre signifie la
navigation, une épée, le combat. On peut aussi utiliser l’image comme signe pour
le mot initial, le soleil pour le mot solet [il a coutume]. Combien de matériau on
peut confier aux lieux mnémotechniques, combien de mots ou de phrases on
peut symboliser de cette manière, cela est à la discrétion de chacun. On peut
mémoriser sans lieux mnémotechniques lorsque les images mnémotechniques
sont liées en une chaîne par n’importe quelle association de représentations. ‒
Préceptes pour ceux qui n’utilisent aucune mnémotechnique. Un discours doit
être appris par petits morceaux. Les passages particulièrement difficiles peuvent
toujours s’exprimer marginalement à l’aide de signes mnémotechniques. On fait
bien d’apprendre d’après la méthode consistant à noter la page sur laquelle se
trouve quelque chose et, lors de la récitation, de quasiment lire le tout. Les
passages dans lequels quelque chose est insérée doivent être particulièrement
mémorisés. Lire à voix basse. Un matériau bien disposé et soigneusement travaillé
s’apprend plus facilement. Entraînement assidu nécessaire. Le premier morceau
de dimensions modérées, puis toujours plus grandes, d’abord de la prose
poétique, puis de la prose oratoire, enfin de la prose sans art. Ne pas trop se fier
aux souvenirs frais : ce qui a été appris la veille est plus solidement établi. Mieux
on a mémorisé, plus on peut donner au discours un vernis d’impréparation. Celui
qui a une mémoire laborieuse ou qui manque de temps peut se contenter d’un
survol et se réserver la licence de façonner librement l’expression dans l’instant ; il
faut pour cela une certaine dextérité dans l’improvisation.
L’ὑπόκρισις [action oratoire]. D’après Denys d’Halicarnasse, se décompose en
πάθη τῆς φωνῆς καὶ σχήματα τοῦ σώματος [affections de la voix et attitudes du
corps, < Démosthène, 53 >]. Chez les Romains, actio [action] ou pronuntiatio
[prononciation] ; d’après Cicéron, l’éloquence du corps283, vox et motus (gestus),
agissant sur l’oreille et l’œil de l’auditeur, très important : un discours médiocre
soutenu par une action oratoire puissante a plus de poids que le meilleur des
discours dépourvu de cette aide. Démosthène, interrogé sur le point capital de
toute la fonction d’orateur, répondit : premièrement l’action oratoire,
deuxièmement l’action oratoire, troisièmement l’action oratoire284. Touchant la
voix, cela dépend d’abord de sa constitution naturelle, puis de la manière de
l’utiliser. Registre, degré de son intensité et de sa tenue, souplesse, timbre.
Entraînement méticuleux par la profération quotidienne à voix haute de
morceaux mémorisés. Avant tout une prononciation claire, sans avaler les finales,
sans non plus compter les lettres une à une. Articulation selon la ponctuation,
avec des pauses et en laissant tomber la voix à la fin des périodes. Un bel organe,
au timbre riche, régulier, doit procurer des variations par l’action oratoire afin
d’éviter la monotonie. Ne pas commencer trop fort au début du discours.
Promptum sit os, non praeceps, moderatum, non lentum [que le débit soit prompt,
non précipité, modéré, non lent, < Quint. XI 3.52 >]. Important, une division
correcte du souffle. Notamment à la fin du discours, on doit pouvoir en dire
beaucoup en un seul souffle. Ne jamais chanter, ce que faisaient toutefois les
asiatiques ; chez les sophistes grecs, la coutume était d’avoir un ton légèrement
chantant. Tout au plus la voix peut elle devenir flebilis [avec des tremolos] dans
l’épilogue. En général : Denys d’Halicarnasse, πάνυ γὰρ εὔηθες ἄλλο τι ζητεῖν
ὑποκρίσεως διδασκάλιον ἀφέντας τὴν ἀλήθειαν [il est totalement idiot de rechercher
un autre enseignement de l’action oratoire après avoir repoussé la vérité,
< Démosthène, 54.4 >]. Cornificius : scire oportet pronuntiationem bonam id
perficere, ut res ex animo agi videatur [il faut savoir qu’une bonne prononciation
oratoire est celle qui réussit à donner l’impression que la chose découle du cœur,
< III 27 >]. Puis les gestes et la posture du corps. La tête sans contrainte, droite.
Pour la preuve, elle est un peu penchée en avant en même temps que le haut du
corps. Les gestes ne doivent jamais devenir une pantomime, une figuration vivante
de ce qui est exposé. Remarquable description chez Quintilien, livre XI, chapitre
3.
* § 1. L’aversion est exprimée de la manière la plus forte par Locke (Essai concernant l’entendement humain,
III 10, 34) : « ‒ Nous devons concéder que la totalité de l’art oratoire, tout l’arrangement artificieux et figuré
des mots que l’éloquence a découvert, ne sert à rien d’autre qu’à éveiller de fausses représentations, exciter les
passions, égarer par là le jugement, et ainsi qu’il est en réalité une parfaite tromperie ».
* Les écrits complets des orateurs sont réunis dans les Rhetores graeci, éd. Chr. Walz, 9 vol., Stuttgart et
Tübingen, 1832-1836. Ex recognitione L. Spengel, 3 vol., Leipzig, 1853-1856.
* De « pureté », il n’est question que chez un peuple dont le sens de la langue est très développé, sens qui
s’établit avant tout dans une grande société, parmi les gens distingués et éduqués. C’est ici que se
différencient ce qui vaut comme provincial, comme dialecte, et ce qui vaut comme normal, c’est-à-dire que la
« pureté » est alors positivement l’usage, sanctionné par l’usus, qu’ont les gens éduqués et la société,
« impur » tout ce qui par ailleurs surprend en elle. Donc le non-surprenant est le pur. En soi, il n’existe ni de
discours pur, ni de discours impur. Problème très important, comment la sensibilité pour la pureté se forme
graduellement et comment une société éduquée choisit, jusqu’à ce qu’elle ait circonscrit la totalité du
domaine. Manifestement, elle se comporte ici en suivant des lois et des analogies inconscientes : une unité,
une expression unitaire est atteinte ; de même qu’à une tribu correspond précisément un dialecte, de même
correspond à une société un style sanctionné comme « pur ». ‒ Dans les périodes de croissance de la langue,
il n’est pas question de « pureté » : seulement pour une langue close. Des barbarismes souvent répétés
transforment pour finir la langue : ainsi se forme la κοινὴ γλώσσα [langue commune, la koinè], plus tard la
ῥωμαϊκὴ γλώσσα [langue romaine] byzantine, pour finir le néo-grec entièrement barbarisé. À quel point les
barbarismes y ont contribué, pour former les langues romanes à partir du latin. Et à travers ces barbarismes et
ces solécismes on parvint au bon français, au français très régulier !
* Solécismes chez LESSING, Bd. 20 p. 182 : « Seien Sie wer Sie wollen, wenn Sie nur nicht der sind, der ich
nicht will dass Sie sein sollen », qui nolo ut sis [« Soyez celui que vous voulez, pourvu que vous ne soyez pas
celui “qui” je ne veux pas que vous soyez », qui nolo ut sis] [N.d.l.T. : la forme grammaticalement stricte serait
den ich nicht will… ; Gerber, op. cit., p. 433, reprenant Herrig, désigne la construction dans la proposition
relative der ich nicht will comme un latinisme inspiré de la construction qui nolo ut sis, alternative de quem
nolo te esse : le cas nominatif est utilisé par Lessing à la place du cas accusatif, comme en latin]. Bd. 8 p. 3 : « die
Gelehrten in der Schweiz schickten einen Band alter Fabeln voraus, die sie ungefähr aus den nämlichen
Jahren zu sein urtheilten », quas iisdem annis ortas esse iudicabant [« Les érudits de Suisse publièrent au
préalable un volume d’anciennes fables, qu’ils jugeaient être issues environ des mêmes années », quas iisdem
annis ortas esse iudicabant] [N.d.l.T. : Gerber, p. 433, parle ici d’un latinisme dans la construction de l’accusatif
die avec l’infinitif zu sein]. Schiller, Wallenstein : « gefolgt von einer Heeresmacht », « gehorcht zu sein,
wie er, konnte kein Feldherr sich rühmen » [« suivi par une armée », « être obéi comme lui, aucun général
ne pouvait se vanter »] [N.d.l.T. : Gerber, p. 434, indique ici une construction de l’allemand empruntée au
français, qui conduit à traiter le verbe folgen comme s’il était transitif, et donc à pouvoir le mettre au passif,
comme l’est le verbe « suivre » en français ; même chose pour horchen, sauf que le verbe français « obéir » subit
lui-même une trangression de l’intransitif (« obéir à ») au transitif pour être utilisé au passif (« je suis obéie »)].
** Il est souvent difficile de dire ce qu’est un archaïsme : Adelung blâme comme archaïsme par exemple
heischen [réclamer], entsprechen [correspondre à], Obhut [protection], bieder [brave], Fehde [querelle],
Heimat [patrie], stattlich [pompeux], lustwandeln [se promener], befahren [circuler], Rund [rond], Schlacht
[bataille], Irrsal [erreur] ; comme néologismes inadmissibles sich etwas vergegenwärtigen [se représenter
quelque chose], liebevoll [affectueux], entgegnen [répliquer], Gemeinplatz [lieu commun], beabsichtigen
[intentionner], Ingrimm [ressentiment], weinerlich [pleurnichard].
* Sur le pléonasme : notre « Flickwort » [mot explétif ] se dit παραπλήρωμα ; Cicéron parle à propos des
orateurs asiatiques de complementa numerorum [compléments pour le rythme].
* Cicéron, De l’orateur, III 14 : nemo enim unquam est oratorem, quod Latine loqueretur, admiratus. Si est
aliter, irrident ; neque eum oratorem tantummodo sed hominem non putant. Nemo extulit eum verbis, qui ita
dixisset ut qui adessent, intellegerent quid diceret sed contempsit eum, qui minus id facere potuisset. In quo igitur
homines exhorrescunt ? quem stupefacti dicentem intuentur ? in quo exclamant ? quem deum ut ita dicam inter
homines putant ? Qui distincte, qui explicate, qui abundanter, qui illuminate et rebus et verbis dicunt et in ipsa
ratione quasi quendam numerum versumque conficiunt ‒ id est quod dico ornate ‒ qui idem ita moderantur ut
rerum ut personarum dignitates ferunt, ii sunt in eo genere laudandi laudis, quod ego aptum et congruens
nomino.
** Également Quintilien, I 5.1 (quia dicere apte, quod est praecipuum (fort. ego πρέπον) plerique ornatui
subiiciunt [car parler de manière appropriée, ce qui est capital (peut-être selon moi πρέπον), beaucoup le
rangent sous l’ornement]) commence ainsi : iam cum omnis oratio tres habeat virtutes, ut emendata, ut
dilucida, ut ornata sit… [puisqu’il est acquis que tout discours doit avoir trois qualités, de sorte à être correct,
clair, orné…]. [N.d.l.T. : point d’insertion noté par N., qui pense devoir lire au lieu du mot latin praecipuum le
mot grec πρέπον [approprié, convenable], en sorte que Quintilien donnerait ici simplement le terme grec originel
que apte transpose en latin.]
*** Dialogus de oratoribus, 22 : ego autem oratorem, sicut locupletem ac lautum patrem familiae, non tantum
eo volo tecto tegi quod imbrem ac ventum arceat, sed etiam quod visum et oculum delectet : non ea solum instrui
supellectile quae necessariis usibus sufficiat, sed sit in apparatu eius et aurum et gemmae, ut sumere in manus ut
aspicere saepius libeat.
* Dialogus de oratoribus, c. 23 : adeo maesti et inculti illam ipsam quam iactant sanitatem non firmitate sed
ieiunio consequuntur. porro ne in corpore quidem valetudinem medici probant quae animi anxietate contingit ;
parum est aegrum non esse: fortem et laetum et alacrem volo. prope abest ab infirmitate, in quo sola sanitas
laudatur.
** Dialogus de oratoribus, c. 21 : oratio autem sicut corpus hominis, ea demum pulchra est, in qua non eminent
venae nec ossa numerantur, sed temperatus ac bonus sanguis implet membra et exsurgit toris ipsosque nervos rubor
tegit et decor commendat.
* Plus de précision sur ces mots dans Quintilien, VIII 3.25.
* ὁ τῆς ἀμπέλου ὀφθαλμός [l’œil de la vigne].
** sitientes agri [des terres assoiffées].
*** « ἵπποι ἐβουκολοῦντο » [les chevaux paissaient ; N.d.l.T. : cf. Iliade, XX 221, le verbe grec boukolein étant
dérivé du mot bous, « bœuf », et donc inadapté aux chevaux], « silberne Hufeisen » [fer à cheval en argent].
* ἀπὸ τοῦ γένους ἐπὶ εἶδος, ἀπὸ τοῦ εἶδους ἐπὶ γένος, ἀπὸ τοῦ εἶδους ἐπὶ εἶδος, κατὰ τὸ ἀνάλογον.
** Odyssée, α 185 : νηῦς δέ μοι ἣδ´ ἔστηκε.
* Odyssée, ω 308 [erreur pour Iliade, II 272] : ἦ δὴ μύρι´ Ὀδυσσεὺς ἐσθλὰ ἔοργεν.
** χαλκῷ ἀπὸ ψυχὴν ἀρύσας, < Aristote, Poétique, 21, 1457b14 >.
*** ταμὼν ἀτειρέϊ χαλκῷ, < ibidem >.
* [N.d.l.T. : ajout en P-II-12,a52 avec marque d’insertion de N.] Trois espèces particulières de διπλοῖ [points
doubles] : στοχασμὸς ἐμπίπτων [conjecture incidente], προκατασκευαζόμενος [préalable],
συγκατασκευαζόμενος [conjointe]. En 1, un point supplémentaire intervient dans le cours de la recherche, qui
doit à nouveau être traité par conjecture. En 2, un point auxiliaire doit être traité avant que la conjecture
proprement dite ne commence. En 3, les indices du fait se voient fondés l’un par l’autre et se soutiennent
mutuellement.
* Théodecte : ἔργον ῥήτορος προοιμιάσασθαι εἰς εὔνοιαν, διηγήσασθαι πρὸς πιθανότητα, πιστώσασθαι πρὸς
πειθώ, ἐπιλογίσασθαι πρὸς ὀργὴν ἢ ἔλεον [œuvre du rhéteur : un exorde en vue de la bienveillance de l’auditoire,
une narration en vue de la vraisemblance, des preuves en vue de la persuasion, une péroraison en vue de
susciter colère ou pitié »].
* La deprecatio concède l’intentionnalité de l’acte, mais demande la clémence. Dans la praxis du tribunal,
elle ne peut pas se présenter, mais le peut au sénat, devant le prince.
* [N.d.l.T. : les notes qui suivent, commençant toutes par un nom d’orateur jusqu’à Lysias inclus, se suivent
quasiment sans discontinuité dans les pages gauches du cahier P-II-12a,90 et 92, sans point d’insertion marqué
par Nietzsche dans la rédaction principale en page droite, et semblent être une rédaction complémentaire ; nous
l’avons découpée et distribuée par nom d’orateur.] A<NTIPHON :> ordonnancement du discours très régulier. À
partir d’Isée, dans une époque plus raffinée, on aime à utiliser l’art à l’encontre de la nature. Expression
empreinte de dignité, l’orateur public d’alors devait paraître avec mesure, user d’une langue un peu
distante. Le style élevé est naturellement beaucoup plus proche du style simple de Lysias, que le style élevé en
histoire ou dans la tragédie. Le caractère archaïque est recherché comme moyen pour conférer de la dignité :
tandis que Périclès suivait déjà le dialecte moderne, l’ancien atticisme σσ pour ττ {ξύν, ἐς} par exemple. La
comédie prouve qu’on disait alors seulement πράττειν. Andocide, Lysias, etc., se rattachent à la nouvelle
prononciation, non Gorgias ni Antiphon. Dans la composition, il suit l’αὐστηρὰ ἁρμονία [harmonie
austère], par opposition à la γλαφυρά [harmonie ciselée] d’Isocrate. ‒ THUCYDIDE, d’après Denys [Thucydide,
24], choisissait les expressions exagérées, archaïques et étrangères plutôt que les expressions usuelles et
simples ; la composition rèche et puissante plutôt que la composition lisse ; puis des formes variables et
inhabituelles des mots et des membres de phrases ; enfin, exprimer le plus possible en peu de mots. Pour les
χρώματα, couleurs, il utilisait l’âpreté, la concision, la gravité, l’effrayant, le pathétique. Denys dit : lorsqu’il
réussit à exposer ce caractère selon ses vœux, alors ses efforts sont presque surhumains. Mais, dit-il, la
concision rend le discours obscur et l’artificialité n’est pas toujours à sa place ni dans la bonne mesure.
Thucydide effraie là où Lysias et Hérodote émeuvent agréablement : Lysias produit un relâchement, lui une
tension, Lysias s’insinue et persuade, Thucydide contraint. Lysias, comme Hérodote, maître de l’èthos, lui, du
pathos. La beauté d’Hérodote est une beauté pleine d’enjouement, celle de Thucydide une beauté pleine
d’effroi.
** THRASYMAQUE, un contemporain de Lysias, présent dans la scène introductive de la République de
Platon, sous forme de caricature, prétentieux, vénal, immoral, stupide, {effronté}. Il est principalement un
technicien : il est le fondateur de l’espèce moyenne du style, il est l’inventeur de la période adaptée à un but
pratique, enfin, il est le premier (d’après Aristote) à avoir utilisé le rythme péonique. Il invente la περίοδος
στρογγύλη [période arrondie] ou συνεστραμμέμη [ramassée], que Gorgias et Antiphon ne connaissent pas
encore. La pensée est rassemblée en une unité : chez Gorgias, des antithèses succèdent sans lien à des
antithèses. D’après Cicéron, il a écrit de manière presque trop rythmée. Il ouvre la voie aux orateurs
pratiques ultérieurs, en particulier Lysias, par opposition à l’Isocrate panégyriste.
* Le mal famé CRITIAS se distingue fortement : on doit être frappé qu’il n’ait pas reçu la place d’Andocide
dans le canon [s.-e. des dix orateurs attiques], mais le fait d’avoir été l’un des Trente lui porte préjudice.
Dignité dans les pensées, simplicité dans la forme. Il est le représentant du premier atticisme. Peu de fougue
et de feu. Peu d’èthos [caractère] engageant. Disant constamment ἀλλ´ ἔμοιγε δοκεῖ ou bien δοκεῖ δ´ ἔμοιγε
[mais c’est là mon avis].
** ANDOCIDE, pas un maître du discours pratique, il lui manque pour cela la clarté et la percée du regard.
Très peu d’ornement, peu de vivacité. Son style n’est pas uniforme mais bariolé. Avec des emprunts de
tournures qui vont jusqu’au tragique. En général, le langage de la vie ordinaire. Dans l’argumentatio, il est
moyen, un narrateur habile, c’est pourquoi la plupart du temps il remplit ses discours de narrations. Dans
l’expression de l’èthos, Lysias est bien supérieur, faibles tous deux dans le pathos. Parmi les dix, il est le plus
faible en talent et en études : quoique de manière générale ce soit un grand honneur que d’avoir été inclus
parmi eux.
* LYSIAS. Dans le Phèdre de Platon, le discours de Lysias est âprement blâmé, le sujet est conçu de manière
non philosophique : on fait en revanche crédit à Isocrate d’une certaine orientation philosophique.
Diversité de la matière chez les deux orateurs, car Lysias, hormis quelques compositions érotiques sans
importance, n’écrivit que des discours judiciaires, genre méprisé par Platon, tandis qu’Isocrate écrivit des
discours épidictiques dotés d’un arrière-plan politique, avec un point de vue plus idéal que pratique. Mais il
n’est pas justifié de rapporter la supériorité à la seule matière : Périclès est reconnu comme un grand orateur.
Manque de déterminations générales des concepts, très rarement des principes généraux, effleurés. Il manque
ensuite un ordre correct et un enchaînement logique des pensées. Un discours relevant pleinement de l’art
ne doit pas se réduire à une accumulation d’arguments qui pourraient être disposés arbitrairement comme
ceci ou comme cela. Platon ne loue que le style : clair tout autant que lissé. Par la suite, en particulier chez
Denys d’Halicarnasse, il est le représentant du χαρακτὴρ ἰσχνός [caractère maigre], de la λέξις λιτὴ καὶ ἀφελής
[style sans apprêt et dépouillé], συνεσπασμένη [resserré]. Cicéron utilise à propos de ces orateurs les
expressions tenues, acuti, subtiles, versuti, humiles, summissi [ténus, aigus, d’une fine simplicité, souples,
humbles, au ton bas]. L’imitation artificieuse du discours ordinaire, d’apparence facile aux yeux de tous, serait
extraordinairement difficile. L’orateur tenuis [ténu] peut seulement instruire : éveiller les passions, voilà ce
que la restriction de ses moyens ne lui permet pas. C’est pourquoi Lysias n’est pas le modèle parfait, c’est
Démosthène qui l’est, lui qui, en fonction des circonstances, parle tantôt de manière étriquée, tantôt
violente, tantôt mesurée. L’effort qui tend à une véritable grandeur est voué à un échec partiel, tandis que
celui qui n’est pas un grand génie s’entend à éviter les faux pas en restreignant son effort à un niveau inférieur.
Et c’est ainsi que celui-là, qui trébuche souvent, mais qui atteint un but haut placé, s’élève loin au delà de
celui-ci : la grandeur des traits de supériorité, non leur nombre, décide de l’ensemble. Ainsi en juge l’auteur
du Περὶ ὕψους [Du sublime], dans sa comparaison de Platon et Lysias.
* 354 : il met en garde contre des entreprises insensées visant les Perses, Περὶ συμμοριῶν [Sur les
symmories].
352 : Ὑπὲρ Μεγαλοπολιτῶν [Pour les Mégalopolitains] et Κατὰ ᾽Αριστοκράτους [Contre Aristocrate].
351 : Première Philippique.
349-348 : les trois Olynthiennes.
346 : Περὶ εἰρήνης [Sur la paix].
Περὶ τῆς παραβρεσβείας [Sur les forfaitures de l’ambasssade].
342 : deuxième Philippique.
Περὶ Ἁλοννήσου [Sur l’Halonnèse].
341 : Περὶ τῶν ἐν Χερσονήσῳ [Sur les affaires de Chersonèse].
Troisième discours philippique.
330 : Περὶ στεφάνου [Sur la couronne].
324 : Περὶ τοῦ χρυσίου [Sur l’or].
* HYPÉRIDE, lié à aucun modèle, le milieu entre le charme de Lysias et la force de Démosthène. Expression
en pur attique, quoiqu’avec un certain maniérisme. Traitement perspicace du matériau, quoique sans soin,
excellent dans l’administration des preuves. Inimitable élégance et grâce.
** ESCHINE, dextérité dans l’improvisation, son discours est l’effusion pure d’un génie bouillonnant. Force,
éclat et plénitude. Violent et tempétueux en dépit du charme, il montre plus de chair que de muscle. Son
influence se manifeste d’abord en ce que, par son exportation de l’art vers l’Asie, il fut le fondateur de la
puissante et vaste école asianique après l’extinction de l’école attique.
*** DINARQUE, d’après Denys d’Halicarnasse, n’est pas original et n’a en vérité aucun caractère, il imite
tantôt Lysias, tantôt Hypéride, tantôt Démosthène. Une certaine âpreté, τραχύτης.
NOTES
1. Ce titre ne figure pas dans le manuscrit lui-même (cf. illustration précédente, et notre présentation).
2. On remarquera la facture plutôt soignée de ce prologue (sans être parfaite), comme dans bien d’autres
cours : Nietzsche valorise son sujet, les mots sont choisis de sorte à être par eux-mêmes superlatifs, sinon
grammaticalement du moins sémantique-ment (« extraordinaire », « culmine », etc.). L’étrangeté de la
position antique est renforcée, la modernité est rabaissée (dilettantisme, pure empirie), l’indignité subie par
la rhétorique suscite la réprobation (« tenu pour rien », en allemand Nichtachtung), etc. On a ainsi
notamment les procédés rhétoriques de l’auxèsis (amplification) et de la tapeinôsis (rabaissement), appliqués
non dans les endroits classiquement prévus pour elles (discours judiciaires notamment, et surtout dans la
péroraison plutôt que dans un exorde), mais il n’en reste pas moins que cette entrée en matière, comme celle
d’autres cours, est elle-même de facture rhétorique.
3. Nietzsche pose d’emblée le soubas-sement le plus profond de toute rhétorique antique, à savoir un
certain rapport à la vérité qui n’est pas le rapport philosophique instauré par Platon, dont Nietzsche dira dès
ses années d’enseignement qu’il avait un rapport fanatique à la vérité (voir Introduction à l’étude de Platon,
EPN VIII, p. 186).
4. La supériorité de la rhétorique se manifeste dans sa puissance d’inversion : la nécessité se fait liberté ;
plus loin, le cours soulignera abondamment que le naturel est le plus haut produit de l’artifice ; enfin, c’est un
point bien connu que la rhétorique sophistique s’est donnée comme l’art de renverser les positions de
faiblesse et de force des arguments. La suite de ce prologue enchaîne encore maints aspects décisifs de l’art
rhétorique, tout particulièrement son contexte politique et social, et sa place dans l’éducation. Tout cela sera
développé dans l’Histoire de l’éloquence grecque.
5. Immanuel KANT, Critique de la faculté de juger, § 51. « Les arts parlants » traduisent die redenden
Künste. On notera en outre que le texte porte le mot Zuhörer, « auditeur », présent à partir de la deuxième
édition (1793), et non Zuschauer, « spectateur », que Kant avait écrit dans la première édition (1790). La
dimension orale et auditive est donc affirmée dans le texte de Kant lui-même.
6. Arthur SCHOPENHAUER, Le monde comme volonté et représentation, vol. II, chap. XI : « À propos de la
rhétorique » (premier paragraphe).
7. Leonhard SPENGEL, « Die Definition und Eintheilung der Rhetorik bei den Alten », Rheinisches
Museum, XVIII, 1863, p. 481-526.
8. Le titre complet en est Die Rhetorik der Griechen und Römer in systematischer Übersicht.
9. Dans les États de langue et culture doriennes, comme Sparte ou Argos, le mot δημιουργός, dèmiourgos
(celui-là même qu’utilise Platon pour le démiurge du Timée) a une signification plus haute que celle qu’il a
dans les aires ioniennes, où il signifie seulement quelque chose du genre « qui exerce un métier », le plus
souvent un artisan. Les deux notions de création et de gouvernement que signale Nietzsche avec les mots
Schöpferin et Walterin pour l’aire linguistique dorienne trouvent leurs source première dans ARISTOTE, La
Politique, III 2, 1275b26-30 (avec les explications de J. Aubonnet dans l’édition CUF, n. 1 de la p. 55).
10. ISOCRATE, Fragments, 1 (SIMPLICIUS, Contre les savants, II 62).
11. Redekunst, que nous rendons ici en cohérence avec l’expression Redeformen apparaissant juste
auparavant, traduite par « formes du discours ». La parenté de l’expression avec die redenden Künste (dans la
citation de Kant), que nous avons rendue plus haut par « les arts parlants », cette parenté, donc, pourrait
permettre de traduire aussi Redekunst par « art de la parole », ou, pour le dire avec une expression latine,
« art de l’éloquence ». Ce type de subtilités ‒ pour ne pas dire difficultés insolubles ‒ de traduction se
rencontre régulièrement, et nous ne les signalerons pas à chaque fois. Qu’il suffise de dire ici que, même
quand Rede est traduit par « discours » et Sprache par « langue » ou « langage » plutôt que « parole »,
nous sommes dans tous les cas dans un contexte général où la présence du locuteur est prise en compte et
l’oralité de l’expression, primordiale. La distinction contemporaine entre langage (fonction d’expression
verbale de la pensée), langue (système de signes linguistiques doué d’une relative fixité et impersonnalité) et
parole (mise en œuvre par une personne singulière de sa faculté de langage à travers son utilisation d’un
système de signe ou langue) n’est pas thématisée dans le cours de Nietzsche ; elle n’est probablement pas
totalement inopérante pour autant, mais ce n’est pas le propos de ce cours de rhétorique que de les distinguer,
bien au contraire : c’est à l’appui de la situation concrète de l’expression oratoire que la réflexion sur les
langues et plus largement sur le langage se réalise ici.
12. Le passage ne dit en fait rien de tel, mais plutôt que le but n’est pas de conquérir une capacité de parler
et d’agir réglée sur les humains, mais bien plutôt d’être capables de parler et d’agir d’une manière qui plaise
aux dieux autant que possible. Même la dialectique n’est pas un art de la transmission du savoir à autrui, cette
notion de transmission ou communication étant régulièrment récusée par Platon (République, VII, Banquet,
fin du Phèdre) ; à plus forte raison la rhétorique ne l’est-elle pas non plus.
13. Le mot διδακτικός prêté à Platon n’existe pas dans le corpus platonicien (sous réserve d’une leçon
obscure d’un manuscrit non retenu par les éditeurs).
14. C’est en effet le cas de plusieurs mythes platoniciens : dans le Gorgias, le mythe des âmes portant de
l’eau dans des cribles est introduit sous le patronage d’un sage de Sicile ou d’Italie (mais le mythe
eschatologique final ne se recommande d’aucune autorité). Le mythe final de la République est présenté
comme un témoignage d’Er. Le mythe de l’Atlantide remonte aux prêtres égyptiens en passant par Solon. Le
mythe du Phèdre sur l’invention de l’écriture est présenté comme ayant été reçu par Socrate de la part
d’Anciens, détenteurs de la vérité, etc.
15. Leonhard SPENGEL, « Die Rhetorica (des Anaximenes) ad Alexandrum kein Machwerk der spätesten
Zeit », Philologus, 18, 1862, p. 604-646.
16. Ces mots de traduction ne donnent qu’une partie de la phrase citée en grec. On peut la compléter
ainsi : « < soit donc > la rhétorique la capacité de contempler à propos de chaque chose tout le
vraisemblable et persuasif possible », Rhétorique, I 2, 1355b25-26. Lorsque N. traduira lui-même cette phrase
qui ouvre le chap. 2 du livre I de la Rhétorique, il la rendra différemment (nous traduisons sa traduction) :
« Ainsi, soit donc la rhétorique la capacité [Vermögen] de voir à propos de chaque chose tout ce par quoi elle
devient croyable [glaublich], autant que cela est en général possible [so weit dies überhaupt möglich ist] » (P-
II-12a,212, KGW II/5, p. 540). On remarque que N. a souligné dans sa traduction le mot jedem, « chaque »,
dont il va souligner l’importance dans le présent cours dans les lignes qui suivent.
17. Nietzsche vise ici de manière elliptique le fait que la rhétorique étend sa capacité dans tous les
domaines du savoir, lesquels font pourtant chacun l’objet d’une discipline spécialisée. Le début de Rhétorique,
I 2, rappelle (comme le fait Platon dans le Gorgias) qu’il y a une capacité persuasive relevant de chaque art ou
science spécialisée (la persuasion n’étant ainsi pas l’apanage exclusif de la rhétorique), mais que seule la
rhétorique prend comme visée le persuasif comme tel inhérent à tout objet, et conquiert ainsi une capacité
transversale et formelle.
18. Cette occurrence manifeste que la parole concrète, sensible, prononcée, est bien en jeu dans les
considérations touchant la rhétorique.
19. Dans les éditions actuelles, l’idée se trouve en Topiques, I 14, 105b30-31, sans mention de l’apparence
et de l’accident dont va parler Nietzsche (ou sa source).
20. En allemand, parallélisme entre Rede (discours long ) et Unterredung (entretien fait d’échanges courts).
Même parallélisme dans la traduction par Nietzsche de dialektikè et rhètorikè dans la première phrase de la
Rhétorique d’Aristote (voir infra notre traduction de sa traduction).
21. Ce qui contredit la présentation aristotélicienne de la rhétorique comme antistrophos (pendant,
répondant) de la dialectique (Rhétorique, I 1, première phrase).
22. QUINTILIEN (II 15.21) annonce en effet que la citation qu’il fait de Théodore est traduite du grec, mais
ne donne pas le texte original ; N. ou sa source donne ici une rétroversion possible. ‒ Il faut comprendre que
les quatre parties données par Théodore dans cette phrase seraient l’invention, le jugement, le style et
l’ornementation, mais cette dernière est généralement intégrée dans le style.
23. C’est-à-dire par l’expression « le domaine politique ».
24. Protagoras, 318d-320b.
25. Datation donnée à partir du calendrier romain antérieur au calendrier Julien instauré en -45. Le
décompte se fait ab urbe condita, à partir de la fondation de Rome en avril -753, qui correspond à l’an I. Ainsi,
l’année 698 correspond à peu près (en tenant compte du décalage des mois pris pour point de départ de
l’année) à l’année -56/-55 de notre calendrier.
26. Le titre en est plutôt au neutre pluriel, comme celui d’Aristote (Topiques), mais l’introduction du traité
mentionne la science topique (τοπική, 6), au féminin singulier donc.
27. Il faut entendre les Rhetores graeci édités par Spengel (3 vol., Leipzig : B. G. Teubner, 1853-1856), avec
les rééditions postérieures.
28. Il s’agit de l’édition commentée de la Rhétorique à Alexandre, attribuée à Anaximène, par Spengel :
Anaximenis Ars rhetorica, Zurich, 1844.
29. Édition commentée du texte d’Aristote, par Spengel : ARISTOTELES, Ars rhetorica, 2 Bde., Leipzig :
Teubner, 1867.
30. QUINTUS CORNIFICIUS, Cornifici rhetoricorum ad C. Herennium libri IV, recensuit et interpretatus est
C. L. Kayser, Lipsiæ : B. G. Teubner, 1854.
31. Ce mot décalque le grec, comme le fait aussi « panégyrique », et signifie l’équivalent de laudatif.
32. Cette citation de Sulpicius Victor apparaîtra à nouveau plus loin, au début du § 10.
33. L’enthymème et l’exemple sont les analogues, dans le domaine rhétorique, de la déduction rigoureuse et
de l’induction dans le domaine scientifique. L’enthymème est une « démonstration rhétorique » (ARISTOTE,
Rhétorique, I 1, 1356b6). Le mot ἐνθύμημα, « enthymème », revêt pour nous une dimension technique,
raison pour laquelle il a été simplement décalqué du grec. Mais c’est au départ un terme simple et ordinaire,
signifiant ce qu’on a dans l’esprit, une pensée de tout type, une réflexion, un raisonnement pratique sur un
point précis, etc. Le verbe correspondant, ἐνθυμεῖσθαι (plus courant que le substantif, comme c’est souvent le
cas en grec), est utilisé par les orateurs pour adresser aux auditeurs (citoyens assemblés, jurys des tribunaux,
etc.) une injonction à la réflexion, à la considération d’un point précis, avec ou sans déduction. C’est par la
technicisation de la rhétorique (et notamment à travers Aristote et ses recherches logiques dans les
Analytiques) que le substantif se met à revêtir un sens pointu, qui relève du troisième moyen de persuasion
technique (c’est-à-dire obtenu par les moyens inhérent au logos lui-même), à côté de l’èthos de l’orateur et du
pathos produit chez les auditeurs. Les enthymèmes sont désormais un type de réflexion particulier, à savoir un
syllogisme rhétorique (ou raisonnement rhétorique), reposant essentiellement sur des prémisses
vraisemblables, ou sur des signes (elles peuvent aussi être des prémisses nécessaires, mais elles sont en tout
cas endoxa, reçues ou immédiatement recevables dans l’opinion des auditeurs, ce que suggère d’ailleurs le
terme d’enthumèma comme celui d’endoxon). Ce syllogisme ne conclut pas avec la même rigueur qu’un
syllogisme démonstratif ou scientifique, mais il a toutefois une validité logique relative, et s’apparente en cela
au syllogisme dialectique. Ce dernier peut être très long, alors que l’enthymème est contraint à une certaine
brièveté du fait de la situation oratoire, une foule n’étant pas disposée à suivre un long raisonnement.
Aristote précise le sens de l’enthymème dans les Premiers Analytiques, II 27, et dans Rhétorique, I 2, 1356b2
sqq., 1357a7 sqq. C’est au cours de cet exposé technique sur les enthymèmes et les exemples que Nietzsche
jettera l’éponge dans sa traduction de la Rhétorique avec ces mots : « Trop difficile pour moi » (voir infra la
présentation de la traduction).
34. Im Hören des Gesprochenen.
35. Die Kraft. Comparer avec la traduction nettement plus faible que donne N. ailleurs de dunamis :
Vermögen (voir la présentation du présent cours ainsi que celle de l’Introduction à la Rhétorique d’A ristote).
36. Wesen der Sprache. On notera l’importance que Nietzsche confère à la définition aristotélicienne de la
rhétorique : il n’en fait rien de moins que la définition de la langue elle-même. On comprend que Nietzsche
ait pu entreprendre de traduire ce texte d’Aristote ‒ plutôt que, par exemple, le Cratyle de Platon, dont
Nietzsche prend le contre-pied (voir note suivante).
37. Subjektive Erregung, qui répond au verbe erregen, « exciter », dans la citation de Schopenhauer au § 1.
La suite de la phrase fait aussi écho à la définition de Schopenhauer, même si les mots ne sont pas
strictement identiques.
38. Der Sprachbildende Mensch.
39. Sur cette notion de Merkmal (que nous rendons par « marque distinctive »), voir aussi le § 7, à propos
de la synecdoque.
40. Die Sprache ist Rhetorik. La majuscule en allemand exprime que « rhétorique » n’est pas l’adjectif mais
le substantif, « la rhétorique ».
41. Ein Mitumfassen, c’est-à-dire une saisie plus englobante par un mot moins englobant, comme le mot
« voile », qui est moins englobant que le navire mais fait saisir le navire.
42. Drakôn est un substantif de la même famille que le verbe derkomai, « je regarde », utilisé dans les cas
de regards intenses.
43. Latin angere, « serrer, étrangler », cf. grec ἄγχειν, français « angoisse », etc.
44. Koppe en allemand, qu’on devrait rendre plutôt par « cime », mais ce mot en français n’est pas
franchement métaphorique.
45. Zunge, l’organe charnu qu’est la langue.
46. La concordance établie par A. Meijers et M. Stingelin aide à retrouver rapidement le sens de ce
passage : Nietzsche a condensé de manière obscure les exemples de Gerber (op. cit., p. 381), qui donnait à
saisir le transfert d’une signification à partir du lieu vers le temps, puis du temps vers la causalité : aus der
Heimat, « de la patrie » (lieu), jahraus, « de l’année » (temps), puis, plus loin, ex porta, « à partir de la
porte » (lieu), ex quo tempore, « à partir de cette époque » (temps), ex qua re, « à partir de cela » (causalité).
47. Ce sont à nouveau des exemples de transfert vers le domaine de la causalité à partir du domaine du lieu.
48. Zunge.
49. Sprache. On voit qu’il n’est pas plus possible de traduire systématiquement Sprache par « langue » que
par « parole ».
50. Forme de vieil allemand pour Monat, « mois ». Même signification pour le latin mensis.
51. Concernant cette fois les figures (et non les tropes), l’Institution oratoire de Quintilien (IX 1.10-13)
témoigne qu’il y eut dans l’Antiquité des partisans de la thèse que toute parole est figurée. Gerber (p. 392)
cite d’ailleurs lui aussi cette référence, en plus d’un passage d’une œuvre apocryphe attribuée à DENYS
D’HALICARNASSE, Ars rhetorica, 9, présentant d’abord la thèse qu’aucun discours n’est figuré (sur un mode qui
n’est pas sans rappeler la négation du discours faux par les sophistes), puis la réfutation de cette thèse avec
l’affirmation que tout discours est figuré.
52. Die Sprache wird geschaffen von den einzelnen Sprachkünstlern.
53. Les figures égales de Gorgias consistent en parallélismes et similitudes diverses. Par exemple, la
parisose est une construction de deux membres de phrase à la structure interne parallèle et au nombre de
syllabes égal (des isokôla, voir ARISTOTE, Rhétorique, III 9, 1410a24-25) ou presque égal (si, à la différence
d’Aristote, on n’identifie pas les parisa aux isokôla) ; la paromoiose est produite par la similitude des deux
membres en leur fin (ibid.), etc. Ces effets (très voyants) de style s’observent dans les fragments de Gorgias,
ou dans le pastiche fait par Platon, Banquet, 197c-e, fin du discours d’Agathon).
54. Yorick (orthographié Yorik dans le manuscrit de Nietzsche copiant Gerber, op. cit., p. 437), personnage
principal de Sentimental Journey (1768), nouvelle de Laurence Sterne. Le titre allemand est donc
Empfindsame Reise.
55. C’est-à-dire ajout de la lettre ν [n] à l’accusatif du nom de Socrate, ce qui revient à confondre la
première déclinaison (non contracte) et la troisième déclinaison (contracte).
56. Le mot reliquiae, « les restes », s’écrit avec un seul « l » en « bon » latin.
57. Omission de la lettre ν à l’accusatif du nom de Hermès.
58. Cette phrase latine, comme les autres dans le passage, est tirée par Gerber (op. cit., p. 442-443) de
grammairiens latins du IVe siècle (principalement Diomède et Donatus).
59. La forme normale βούλομαι (« je veux ») porte un accent aigu sur l’avant dernière syllable (mot
proparoxyton), la forme altérée, un accent cironflexe sur l’avant-dernière syllabe (mot propérispomène).
L’altération du ton est solidaire d’une altération des durées ou « temps » (voir no 9), le « o » bref devenant
long (oméga).
60. La terminaison de la troisième personne du pluriel du parfait de l’indicatif a normalement un « e »
long ; celui-ci est prononcé bref dans l’exemple, probablement pour les besoins de la prosodie (qui est le seul
moyen de repérer ce genre d’altération dans les textes antiques).
61. Le premier exemple porte un esprit rude (marquant une aspiration), altéré en esprit doux (suppression
de l’aspiration). L’aspiration est notée en latin par le « h » (exemples suivants), soit avec une voyelle, soit
combiné à une consonne.
62. Ce jugement est dans l’ensemble celui de Denys d’Halicarnasse, dont est cité ici un passage de Orateurs
antiques : Lysias, 3.
63. Erreur pour 436. Le passage cité se trouve dans les Parerga et paralipomena, II, chapitre consacré aux
écrivants et au style. Les tirets demi cadratins de Nietzsche marquent des ellipses dans la citation.
64. Guillaume MÉTAYER a traité ces différentes citations ou paraphrases voltairiennes dans Nietzsche et
Voltaire (Flammarion, 2011, p. 109, 191-192) et indique que notre philosophe les a très probablement
cueillies dans Schopenhauer, Parerga et paralipomena (chapitre sur le style, indiqué note précédente), et dans
Le Monde comme volonté et représentation, vol. II, chap. 34 : « Sur l’essence intime de l’art ». En particulier,
« Das Geheimnis langweilig zu sein ist alles zu sagen », correspond à Voltaire, Discours en vers sur l’homme,
VI, v. 172 : « le secret d’ennuyer est celui de tout dire » ; le précepte sur l’adjectif peut correspondre à la
lettre de Voltaire à D’Alembert, 25 mars 1765 (D 12499).
65. À entendre au sens étymologique ici : « auquel on puisse donner son approbation », précisément
parce qu’il est convenable.
66. Les mots cum no(-tis) se prononcent (par assimilation du m avec le n) cunno(-tis), ce qui se rapproche
de manière sonore (seule réalité à prendre en compte) du verbe cuno, « je souille, j’embrène ». Les mots cum
Num(-erio) se prononcent cunnum(-erio), ce qui évoque directement cunnum, « vagin » (à l’accusatif ).
67. C’est-à-dire d’emprunts dialectaux.
68. DENYS D’HALICARNASSE, Lysias, 9, chapitre en effet consacré à la convenance exemplaire des discours
de Lysias, qui doit être pris pour modèle sur ce point comme sur d’autres, selon Denys.
69. Otto Crusius (Nietzsche’s Werke, Bd. XVIII, 3. Ab., Bd. II, apparat critique ad loc.) donne comme
référence pour Goethe : Goethes Gespräche, III 355 (Biedermann, Leipzig, 1910). Le jugement de Sophocle
sur lui-même trouve son origine dans PLUTARQUE, Quomodo quis suis de virtute sentiat profectus, 79 B.
70. Angemessen dans le texte allemand, ce qui correspond à Angemessenheit, que nous traduisons par
« convenance » (traduction classique du πρέπον de Denys d’Halicarnasse).
71. Comprendre : de l’échange d’ego, dont il a été question quelques lignes plus haut.
72. Der Sprechende und seine Sprache.
73. Cette paraphrase rend le seul mot allemand redlich, adjectif correspondant à Redlichkeit, qu’on a pris
l’habitude de traduire chez Nietzsche par « probité ». Il convient de bien saisir que N. entend lui-même la
racine red- dans Redlichkeit, redlich, qui sont directement apparentés à reden, « parler » : littéralement,
redlich est la qualité de l’homme de parole, dont la parole est fiable parce qu’il est honnête. La rhétorique est
l’art par excellence d’apparaître redlich, donc de fabriquer de la probité.
74. Phrase frappée très rhétoriquement dans le texte allemand : « verstanden will man werden, als redlich
will man gelten » (deux isokôla ‒ membres de phrases au nombre égal de syllabes et construits parallèlement
avec chacun deux commata de longueur égale d’un membre à l’autre ‒, avec des assonances donnant
quasiment des homéoteleutes, et une répétition des deux mots will man).
75. Kilissa, nourrice d’Oreste ; son nom signifie la Cilicienne (dénomination des esclaves d’après leur
patrie d’origine) (tirade en Choéphores, 734 sqq.).
76. Die gebildete Sprachsphäre.
77. Même chose que précédemment : cette paraphrase rend le seul mot „Redlichkeit“ (avec des guillemets
dans le texte), « probité ».
78. Schön, dans la traduction allemande du mot latin ornate que N. va souligner ci-dessous ; on doit donc
entendre dans ces pages les mots relevant de la « beauté » comme concernant directement l’ornementation,
sujet du § 5.
79. Ici comme dans toutes les autres circonstances similaires, nous traduisons non directement le latin
mais la traduction allemande du latin.
80. Il est aujourd’hui admis que cet auteur est Tacite.
81. Ce passage est cité dans la première des Considérations inactuelles dédiée à D. Strauss. Les métaphores
du corps, de la santé et de la nourriture sont ici réunies, et apparaissent régulièrement dans l’histoire de la
rhétorique.
82. Certaines dénominations stylistiques font écho à la constitution du corps (ainsi du caractère
« maigre », ἰσχνός, qu’on trouve chez Denys d’Halicarnasse). Les os sont mentionnés à propos du style
scientifique d’Aristote (voir l’Introduction à la Rhétorique d’A ristote). Ou encore, Eschine, par exemple, sera
dit avoir plus de chair que de muscles (voir l’Histoire de l’éloquence grecque). Il s’ajoute à tout cela des allusions
aux altérations du goût, du besoin d’épices que présente un goût décadent, du dégoût qui guette en
permanence (voir note suivante), etc. Il est évident que Nietzsche aura trouvé ici un réseau de connexions
importantes entre le corps, son état de santé ou de morbidité, l’expression verbales des individus et, au-delà,
l’état d’une culture, autant de points qui méritent d’être médités pour eux-mêmes à travers l’œuvre du
philosophe en relation étroite avec ses cours de rhétorique.
83. CICÉRON, De l’orateur, III XXV 100 (sic omnibus in rebus voluptatibus maximis fastidium finitimum est).
Le risque de satiété et de dégoût préoccupe sans cesse Cicéron (par ex. L’Orateur, 209, De l’orateur, III 174,
etc.).
84. À entendre à nouveau au sens étymologique (« ce à quoi on peut donner son approbation », parce que
c’est convenable).
85. Les Latins ont traduit le ῥυθμός des Grecs par le mot numerus, « nombre » (CICÉRON, L’Orateur, 168
sqq.). L’adjectif numerosus, traduit par « nombreux », est à comprendre dans ce contexte au sens de
« rythmé ». Le rythme est en effet exprimable en nombres (l’opposition d’une syllabe brève et d’une syllabe
longue se pense dans un rapport de 1 pour 2 ; les pieds composés par des brèves et des longues peuvent ainsi
s’exprimer numériquement, ce que fait Cicéron, L’Orateur, 212 sqq.).
86. Ungebundene Rede. Cette expression allemande traduit la soluta oratio des Latins, le « discours sans
liens, libre », autrement dit la prose, qui n’est pas dans les chaînes du rythme : CICÉRON, De l’orateur, III
176-177. Les grecs disent pezos logos (« la parole qui va à pied »), ou simplement logos, sans autre précision :
le contexte permet de comprendre qu’il s’agit du sens spécifique et technique de « prose ».
87. CICÉRON, De l’orateur, III 173.
88. Voir notamment CICÉRON, L’Orateur, 67, 220, etc. ; cf. De l’orateur, 175.
89. Belle conclusion sur l’artificialité consommée de la naturalité en rhétorique et le raffinement de celle-
ci. ‒ À la fin de cette ligne le manuscrit (P-II-12,a25) porte une petite croix de la main de Nietzsche, comme
pour l’insertion d’un complément, mais aucun texte correspondant n’est inscrit en page 23 ni dans les pages
suivantes.
90. Paraphrase de Rhétorique, III 1, 1404a24-29. Le mot de lexis (expression, style) est rendu par Sprache (et
Rede), que nous traduisons dans ce paragraphe par « manière de parler », « langage » au sens de manière de
parler (et par « discours »). Sprache fait écho aux verbes sprechen dans le texte allemand et dialegesthai dans
le passage d’Aristote, qui exprime bien l’adresse orale à des personnes. À noter que le mot « discours », Rede,
dans ce type de contexte, tout comme le mot grec logos dans la Rhétorique, désigne à lui seul la parole en prose
par différence expresse d’avec la poésie.
91. DENYS D’HALICARNASSE, Thucydide, 24.1.
92. Les formes en usage étaient πράττω (« j’agis »), σύν (« avec »), τέτανται (« sont rangés »).
93. C’est-à-dire en utilisant les formes du vieil attique comportant deux σ (« s ») au lieu de deux τ (« t »)
(par ex. πράσσω, prassô, au lieu de πράττω, prattô).
94. Un hapax est un mot ou une tournure qui ne se trouve qu’une fois dans toute la littérature de la période
concernée ‒ ici l’Antiquité ‒ ou dans tout le corpus d’un auteur.
95. Considérations importantes, où l’on voit non seulement une appréhension des styles en termes
physiologiques et médicaux, mais encore une relativité des significations d’une même pratique (le recours aux
archaïsmes) selon que l’organisme qui en use est dans tel ou tel état.
96. Voir QUINTILIEN, I 5.56 et VIII 1.3 : la patavinitas est en gros le fait de « sentir son provincial », par
opposition à l’usage en vigueur à Rome même, centre de l’urbanitas, du beau langage pratiqué dans la grande
ville.
97. Les exemples qui suivent proviennent de De l’orateur, III 153. Les traductions entre crochets sont
purement indicatives, les mots français n’ayant pas ici de dimension archaïque ni désuette.
98. Cf. QUINTILIEN, VIII 3.32, qui paraphrase ce passage.
99. Voir CICÉRON, Philippiques, XIII 43.
100. Il s’agit de l’édition de Christian August LOBECK , Phrynicus. Eclogae nominum et verborum atticorum,
Leipzig : Weidmann, 1820.
101. Le verbe « gemmer » en français exprime le bourgeonnement, en tant que les bourgeons évoquent
des petites pierres précieuses (gemmae, « gemmes ») qui ornent le sarment.
102. Iaculari, « jeter, lancer », est dérivé de iaculum, « javelot », mais il n’existe pas de verbe dérivé de
pila. Lapidare, dérivé de lapis, « pierre », est lui aussi étendu aux mottes de terre et autres tuiles.
103. Johann Paul Friedrich RICHTER (1763-1825), pseudonyme JEAN PAUL, Vorschule der Aesthetik, II, 9,
§ 47 (p. 294-295 de l’édition de Hamburg : F. Perthes, 1804). Nous suppléons deux mots (tropische, et un sich
plus discret) qui n’ont pas été copiés dans le manuscrit de Nietzsche. Les mots « animation » et
« incorporation » rendent ici das Beseelen et das Beleiben. Dans le début du paragraphe, Jean Paul explique
que « Le mot d’esprit imagé [Das bildliche Witz] peut soit animer le corps [den Körper beseelen] soit incarner
l’esprit [den Geist verkörpern] » (p. 295), d’où le néologisme beleiben, inexistant dans l’allemand usuel et
construit parallèlement à beseelen. ‒ On remarquera la récurrence du vocabulaire de la décoloration, de la
pâleur résultante, tant dans cette citation que dans les considérations de Nietzsche sur le langage et la
littérature (écrite).
104. ARISTOTE, Rhétorique, III ; Poétique, 21. Aristote utilise le terme contre Platon : Métaphysique, A 9,
991a22.
105. Voir tout le chapitre 6 du livre VIII de QUINTILIEN.
106. Au sens étymologique de fabrication de mots, laquelle se fait parfois par imitation d’un son
(QUINTILIEN, I 5.72).
107. QUINTILIEN, VIII 2.10, VIII 3.20, VIII 6.
108. QUINTILIEN, IX 3.23.
109. Traduction difficile, puisque « flotte » (l’armée de mer) en français est déjà une métonymie qui ne se
trouve pas dans le latin.
110. Erreur, lire 9. Cité par QUINTILIEN, VIII 4.26-27.
111. ARISTOTE, Poétique, 21, 1457b22-24.
112. Cicéron blâme ces métaphores.
113. Usage classique du mot grec logos, du mot latin sermo, et donc de l’allemand Rede pour désigner la
prose, sans autre forme de précision.
114. Au sens de la formation militaire ressemblant à la partie de l’animal qu’est la carapace. Tous ces
exemples (et encore ceux qui suivent) sont des cas de totum pro parte.
115. La boucle de cheveux laissée en offrande par un inconnu (qui se révèle être Oreste) est tout à fait
semblable aux cheveux de sa sœur Électre, mais celle-ci dit « semblable à moi-même ». Noter en outre
l’énallage du genre (αὐτοῖσιν, masculin), grammaticalement régulier en grec.
116. David RUHNKEN, Orationes, dissertationes et epistolae, ed. F. T. Friedemann, Brunswigae : L. Lucius,
1828, p. 515. L’exemple latin qui suit n’est pas cité dans cet ouvrage. Il est tiré de TERTULLIEN, Aux nations, I
10.
117. Nietzsche fait ainsi implicitement une différence entre eidos, qui désigne ordinairement (y compris
chez Platon) l’apparence visible d’une chose, donc aussi ses qualités reconnaissables (par la vue notamment),
et idea, c’est-à-dire la technicisation philosophique de l’eidos utilisé de manière métonymique pour en faire
non plus une qualité inhérente à un être mais la cause substantielle de la qualité de cet être. En réalité,
Platon opère la métaphore (ou la métonymie, selon N. ici) déjà avec le terme eidos. ‒ La critique de Platon par
le moyen de concepts relevant de la stylistique et de la poétique remonte au moins à Aristote, Métaphysique,
A 9, 991a22, qui traite les notions de participation (du sensible à l’intelligible) et de paradigme de discours
creux et métaphores poétiques.
118. L’expression propre serait « qui a poussé, grandi, etc. » (gewachsen), la vieillesse étant la conséquence
de ce processus.
119. Même interversion de la cause et de l’effet : la mort est dite pâle, alors qu’elle est la cause de la pâleur,
etc.
120. Mars est mis pour le combat et la guerre (cf. TITE LIVE, II 46, 3 ; etc.). Neptune peut désigner en
poésie l’eau et la mer (LUCRÈCE, II 472), Vulcain peut désigner le feu et l’incendie (VIRGILE, Énéide, VII 77).
121. Ici s’arrêtait l’édition d’O. Crusius (Kröner, 1912), qui éliminait en outre certains développements
dans les pages précédentes, au motif que cela ne présentait pas d’originalité par rapport à la littérature
existante. Ce choix éditorial, dont a dépendu longtemps ‒ jusqu’à l’édition complète dans la section II de la
KGW ‒ la connaissance des écrits de Nietzsche sur la rhétorique, éliminait donc tout le détail de l’examen
des tropes autres que les trois privilégiés par le § 3, ainsi que tout l’examen des figures, du rythme (si
important pour Nietzsche), l’étude de l’inventio, des parties du discours, de la dispositio, et enfin de la
mémoire et de l’action oratoire.
122. L’Africain désigne Scipion.
123. Cas où l’on ne peut éviter la catachrèse, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de désigner le fer à cheval
qu’en incluant le mot « fer ». Donc il y a ici catachrèse, mais non trope (lequel est une figure positive de
style, un véritable ornement voulu par l’art).
124. Erreur pour 103 ; comparer avec le vers 100.
125. Christian August LOBECK , ΡΗΜΑΤΙΚΟΝ, sive verborum graecorum et nominum verbalium technologia,
Regimonti : sumtu fratrum Borntraeger, 1846.
126 Œdipe Roi, 186 (leçons divergentes dans les manuscrits). Le verbe lampein, « briller, resplendir… »,
relève du domaine visuel, alors que le péan est un chant.
127. En fait, vers 611-612.
128. Double inadéquation : le soleil ne voit pas, on ne peut donc pas lui montrer des grappes de raisin ; en
outre, il est absent des dix nuits. Le grec disait couramment du soleil qu’il voyait, faisant là une identification
entre éclairer et voir, ce qui s’est retrouvé dans la théorie d’une émission hors de l’œil permettant la vision.
129. L’adjectif thoon signifie primitivement la rapidité dans le mouvement, laquelle est facilitée par des
formes pointues (ce qui se sent particulièrement dans la navigation), d’où la signification dérivée. Des îles,
qui n’ont pas de mouvement, ne devraient donc pas pouvoir être appelées thoai, puisque la synonymie (cas où
la notion recouverte par le mot est identique) existant dans le domaine du mouvement entre thoon et oxu
n’existe plus dans le cas d’une île immobile ; on a donc affaire à une homonymie (seul le mot est commun, la
notion recouverte par le mot dans chaque cas est différente). On est ainsi passé subrepticement d’une
synonymie à une homonymie (le mot oxu est commun, mais non la notion recouverte par le mot).
130. CICÉRON, Verrines, II 4, 95. Le nom propre Verres et le nom commun masculin verres, « verrat », sont
phonétiquement identiques ; le second permet donc, de manière latente, de faire un pont entre Verrès et
« cochon », autrement dit d’expliciter que le nom propre Verrès, lorsqu’on le prononce, signifie aussi le
cochon. Voir ce que fait Nietzsche à propos du patronyme de David Strauss, signifiant l’« autruche », dans
la première des Inactuelles.
131. Erreur pour VIII 164.
132. C’est-à-dire « petite poupée » (pupilla en latin) apparaissant dans la prunelle de l’œil. Le mot glènè
n’a au départ rien à voir avec une poupée (petite figurine) mais avec la brillance.
133. En clair, l’épithète ne doit pas être redondante en prose, alors qu’elle peut l’être en poésie et ne rien
apporter : « vins liquides », dit par ex. Quintilien, est supportable en poésie, non en prose, où la redondance
n’est évitée que si l’épithète intensifie le discours : « Ô crime abominable ! » ; un crime est par définition
abominable, mais l’épithèse n’est pourtant pas redondante car elle a un effet d’amplification.
134. QUINTILIEN, VIII 6.40. La suite du texte de N. correspond à la suite de ce passage de Quintilien.
135. Quintilien explique qu’Horace parle de mer et de navire (c’est-à-dire montre telle chose par les mots),
mais vise l’État et la situation politique (montre autre chose par le sens).
136. La traduction reprise par Nietzsche ne contient pas ce mot, qui correspond pourtant à λεγόμενος dans
la citation originale.
137. Le mot grec évoque les narines, qui devaient probablement être froncées en prononçant la moquerie
en question (voir p. 311 de l’édition de Quintilien, CUF, 2003). Toutes les traductions de ces mots grecs ne
peuvent être qu’indicatives, les définitions mêmes qu’en ont données les Anciens étant assez variables et
souvent très délicates à saisir ou à transposer dans une autre langue et un autre contexte.
138. Ce sont des circonlocutions en tant que ces expressions sont pour « le puissant Héraclès »,
« Achille en courroux », « le puissant Télémaque ».
139. Le mot déplacé donne ainsi l’air d’enjamber ou « passer par dessus » (sens étymologique de
hyperbainein, qui a donné « hyperbate ») les autres mots qui se trouvent entre lui et sa place « naturelle »,
souvent marquée par les autres mots avec lesquels il a un lien grammatical très étroit ‒ ce qui permet de faire
sentir le « déplacement » ou « enjambement, franchissement ». Quintilien (VIII 6.64) donne comme
exemple in duas divisam esse partis (“elle est en deux divisée parties”), au lieu de l’ordre « naturel » in duas
partis divisam esse. Le français, qui a perdu l’essentiel de l’identification des fonctions grammaticales dans la
phrase par les cas des déclinaisons et exige en compensation un ordre des mots plus rigide, tolère moins
d’hyperbates que le latin et le grec. Les tropes qui suivent (anastrophe, coupure ou tmèse) sont considérés par
Quintilien comme des formes d’hyperbates (VIII 6.65-66).
140. Trad. F. Villeneuve (CUF, 2017).
141. QUINTILIEN, IX 1.4 : figura, sicut nomine ipso patet, conformatio quaedam orationis remota a communi
et primum se offerente ratione, « la figure, comme on peut l’entendre d’après le nom lui-même, consiste à
donner au langage une forme éloignée de l’expression commune et spontanée » (trad. J. Cousin, CUF). Les
lignes précédant cette citation expliquent que la transposition est propre aux tropes et n’appartient pas aux
figures.
142. La référence est en fait L’Orateur, 83. Le mot lumen, « lumière », que nous rendons ici par
« brillance » (du style), est plus ordinairement rendu en français par « figure » ou « ornement » dans cet
usage rhétorique spécifique.
143. Nous rendons ainsi faute de mieux l’allemand Seelenmoment, qui se trouve utilisée au moins huit fois
par Gerber, dont Nietzsche s’inspire directement pour ce paragraphe (Die Sprache als Kunst, p. 466-467).
L’intérêt de l’expression semble précisément d’être floue ; elle fait écho à Seelenbewegung, « mouvement de
l’âme », utilisée plus haut par Nietzsche (et par Gerber). L’important dans ce paragraphe n’est pas ce terme
de Seelenmoment, bien que ce derner frappe du fait qu’il est un hapax dans le texte de Nietzsche. L’essentiel
est l’extension de la notion de figure à toute la langue, donc à toute expression grammaticalement correcte et
ainsi usuelle, la grammaire n’étant en définitive que l’inscription des usages communément partagés (cf.
Gerber, p. 393) ; il en découle la notion de figure grammaticale chez Gerber, inhérente à la langue même
dans son caractère le plus usuel, alors que Quintilien (IX 1.4, cité supra) tentait de circonscrire la notion de
figure précisément par un écart individuel vis-à-vis de l’usage collectif (tout en mentionnant la thèse ‒ qu’il
ne partageait pas ‒ selon laquelle tout langage est figuré, y compris celui dans lequel il n’y a pas de recherche
ni d’écart vis-à-vis de l’usage). Gerber parle des figures grammaticales à partir de la p. 391.
144. Le datif éthique est nommé aussi datif de sentiment. L’expression « prends-moi le bon parti » en
donne une idée en français. En latin : quid sibi uolt ?, signifie « que veut-il donc ? », et non pas « que veut-il
pour lui ? » (ce qui serait un datif d’intérêt pur et simple, dont dérive toutefois le datif éthique, qui marque
une sorte d’intéressement affectif indéfini et vague, de l’ordre du sentiment et de l’èthos). Autre exemple, tiré
de Cicéron : auaritia […] senilis quid sibi uelit non intellego, « je ne comprends pas ce que signifie la cupidité
chez un vieillard » (explications et citations données par A. ERNOUT & F. THOMAS, Syntaxe latine, Paris :
Klincksieck, 1997). La dimension pléonastique du datif éthique latin conduit dans la traduction française à
éliminer souvent le mot au datif.
145. Tournures très courantes en grec, appelées aujourd’hui respectivement accusatif d’objet interne et
accusatif de relation.
146. Le mot grec de perissologia n’en est pas moins connoté assez péjorativement.
147. Type d’épithète qui n’ajoute rien qui ne soit déjà immanent au nom qu’elle accompagne, et ne fait que
l’orner. Les épithètes homériques (« Athéna aux yeux pers », « Aurore aux doigts de rose ») sont souvent
considérées comme ornementales.
148. Il s’agit des Bucoliques.
149. Le texte de Nietzsche ne cite pas le vers complet, qu’il faut restituer (quamvis sint sub aqua, sub aqua
maledicere temptant).
150. En fait : I 2.
151. Cf. QUINTILIEN, IX 3.18.
152. QUINTILIEN, VIII 6.21.
153. La première citation, qui est un adage commun au monde romain, se trouve en réalité chez CICÉRON,
Des devoirs, I 33 ; la seconde est bien dans le Pro Milone, 14, mais le texte correct est : nihil per vim umquam
Clodius, omnia per vim Milo, « Jamais rien par la force chez Clodius, tout par la force chez Milon ».
154. Ellipse courante, par ex. CICÉRON, Des termes extrêmes des biens et des maux (De finibus bonorum et
malorum), IV 1.
155. L’apodose est la proposition principale qui suit une proposition antécédante appelée protase (en
général une conditionnelle) ; l’apodosis est littéralement la « donation du résultat » de la protase et voit son
statut volontiers explicité par une expression particulière, par ex. « alors » en français : « si…, alors… » ; so
ou dann en allemand.
156. Traduction indicative pour restituer le sens propre des mots grecs. Le mot zeugma, utilisé à la suite
par Nietzsche, n’est pas dans cette liste, mais il s’y range pleinement.
157. Le zeugma est normalement une construction par laquelle on met deux sujets en relation avec un seul
prédicat, mais, nous dit N. ici, il a pris le sens de report sur le second élément de ce qui revient en réalité à
l’autre.
158. Le verbe permisit, « il laissa », est appliqué dans les deux parties de la phrase, mais il ne s’applique
bien qu’au second (dans l’ordre du latin, le premier dans l’ordre de notre traduction). On doit entendre en
réalité : « Germanicus se réserva le poste difficile et laissa les autres à ses lieutenants ».
159. La remarque est très elliptique et obscure en conséquence. Elle est propre à Nietzsche, car elle ne
figure pas dans le passage de Gerber (Die Sprache als Kunst, p. 506) dont le professeur s’inspire directement
dans tout ce passage. Nous comprenons que le zeugma est inversé en ce sens que le zeugma normal touche un
prédicat qui convient à tous les sujets, alors qu’ici, le zeugma qui est en fait une syllepse touche un prédicat
qui ne convient pas à tous les sujets. Il y a en tout cas échange du sens de zeugma et de celui de syllepse.
L’allusion à la rythmique renvoie à l’inversion fautive par les Modernes des notions d’arsis et thesis (lever et
poser du pied dans la danse, transposés ensuite dans une structure rythmique musicale et poétique) que
souligne Nietzsche dans son cours Griechische Rhythmik, KGW II/3, p. 102-103.
160. Le verbe nesciunt convient normalement seulement au sujet nostri, mais la construction avec la
conjonction de coordination nec (« et ne pas ») aboutit à faire porter aussi le verbe nesciunt sur le deuxième
sujet, ce qui, grammaticalement, signifie que « ni les Grecs n’ignorent le latin ».
161. Notamment par le gérondif.
162. Comprendre que l’adjectif « céleste » est mis à la place d’un adverbe de direction qui dirait « vers le
ciel » (en fait on aurait en grec eis ouranon, car l’adverbe directionnel correspondant n’existe pas tel quel en
grec, qui a en revanche « depuis le ciel », ouranothen). La Pudeur est “céleste” en tant qu’elle s’envole vers le
ciel. Autres exemples dans les Guêpes, 1492, 1530 : « Lance ta jambe “céleste” », c’est-à-dire « lance ta jambe
vers le ciel ».
163. C’est-à-dire une construction de type préposition substantif au cas voulu, à la place du substantif seul
avec son cas. L’exemple est de SUÉTONE, Titus, 2.
164. Eschyle, Choéphore, 893. Égisthe est un nom masculin, mais bia est un nom féminin. Il faudrait donc
écrire ô philè… bia, et ne pas élider la voyelle finale de philè, qui est longue. L’élision montre que le texte porte
en réalité ô phile (avec un epsilon, voyelle brève), donc que c’est le masculin qui est utilisé. À noter que la
leçon exacte du texte n’est pas φιλ´, mais φίλτατ´ (au superlatif ).
165. La première forme est au duel, nombre qui n’existe pas en français, la seconde au pluriel.
166. On a ici ce qu’on appelle aujourd’hui un accord sylleptique, qui se fait selon la chose (le sens) plutôt
que selon la grammaire (par ex. « un grand nombre de personnes ont été sauvées », au lieu de « a été
sauvé »).
167. L’adjectif est ici au vocatif (φίλτατε), mais le nom d’Ajax est au nominatif ; au vocatif on aurait Αἶαν.
168. Le mot πᾶς devrait commander un impératif à la troisième personne (« que chacun écoute ! », πᾶς
ἀκουέτω), alors que ἄκουε, « écoute ! », est en grec clairement une deuxième personne de l’impératif.
169. Johann Gottfried Seume (1763-1810), auteur entre autres de Mein Leben (1813), autobiographie
qu’il laissa inachevée à sa mort et que termina Clodius.
170. D’un point de vue grammatical strict, les expressions κακῶς ἀκούειν et male audire disent « mal
entendre », mais signifient « entendre dire du mal de soi » (symétrique de κακῶς λέγειν, « parler mal (de
quelqu’un) »).
171. Teknon, « mon enfant », est du genre neutre en grec, mais il s’agit ici d’une fille (Aphrodite), d’où
l’usage de kèdomenè au féminin, alors que l’accord grammatical strict imposerait le neutre.
172. La construction se fait avec une apposition au nom d’Athènes qui n’est pourtant pas écrit
explicitement ; on devrait avoir : « étant d’A thènes, la cité etc. ».
173. Erreur pour 247.
174. Puisque c’est Jocaste, et non sa tête, qui est morte, le verbe se rapporte selon le sens non à son sujet
grammatical (« la tête »), mais au complément de ce sujet (« de Jocaste »).
175. L’adjectif xunaimon, « du même sang, consanguin », est rattaché grammaticalement à neikos,
« querelle », mais se rapporte selon le sens à « hommes » (il s’agit ici de Créon et de son fils Hémon).
176. Ce qui rend les vignes pourpres sont précisément les grappes de raisin mûr, auxquelles se rapporte
pour le sens l’adjectif purpureis.
177. Dans la citation, c’est l’usage des porphyres qui est dit plus brillant (clarior) que l’astre, au lieu de
parler des porphyres plus brillants (clariorum) que l’astre.
178. Les regards (ou éclats, augas) des yeux d’Ajax ne sont « détournés » que par suite de l’action d’Athéna
qui les écarte d’Ulysse.
179. Le pluriel « rois », général, est détaillé par les noms de chaque roi particulier : Latinus, Turnus, le
père d’Énée, etc.
180. L’attraction est ici celle du cas : au lieu d’avoir l’accusatif uxorem comme le commanderait le fait que
ce mot est le sujet du verbe esse et forme avec lui une proposition infinitive subordonnée au verbe principal
« ignorer », le mot uxor est au nominatif, par attraction du cas du sujet du verbe principal. Ce type
d’attraction est courant en latin.
181. Cas inverse du précédent : c’est à présent la fonction d’un mot de la proposition relative subordonnée
qui est le pôle attractif pour un mot de la proposition principale : accusatif urbem (à cause de quam, objet
direct de statuo) au lieu du nominatif urbs, sujet du verbe est.
182. Attraction du nombre : en grec, Thèbes est un nom au pluriel, le verbe devrait donc être au pluriel,
alors qu’il est ici au singulier, par attraction de « Égypte », qui est un nom singulier en grec comme en
français.
183. Ce passage, où Socrate aborde l’accusation et les calomnies dont il fait l’objet, est en effet
particulièrement nonchalant quant à la construction des phrases et à leur enchaînement grammatical, se
rapprochant de la conversation ordinaire. Le contraste avec l’issue du procès, la mort, est particulièrement
frappant. Platon prend volontairement ici le contre-pied de la dramatisation courante du discours par les
rhéteurs dans des procès dont l’issue pouvait être fatale.
184. Decussis est dérivé des mots decem et as. Le chiffre X évoque le croisement d’un chiasme, mot lui-
même dérivé en grec de la lettre χ (majuscule Χ). La decussatio est ainsi le « croisement ».
185. C’est-à-dire que l’hyperbate s’est répandue dans toute la phrase, dont aucune partie n’est épargnée : il
en résulte une confusion généralisée (idée immanente à sunchusis en grec) touchant l’ordre des mots. La
formule latine est de Donat, Ars maior, 3.6. Le C. que porte l’édition KGW ici est en réalité une lettre
grecque majuscule, Σ., un sigma, ressemblant à un « c » dans l’ancienne graphie qu’utilise systématiquement
Nietzsche, et reprend en abrégé le mot σύγχυσις de la phrase précédente. Il faut donc transcrire le « C. » du
manuscrit par Σ<ύγχυσις>.
186. Ce paragraphe numéroté 4 est un ajout en page gauche (P-II-12a,42), avec un point d’insertion noté
par N. lui-même. Les précédentes espèces de figures n’ont pas été numérotées. Le numéro 4 semblent signifier
qu’il faut considérer qu’il y a eu trois grandes espèces de figures traitées précédemment : 1. pléonasme et 2.
ellipses (qui sont inverses l’une de l’autre, cf. début du § 8), puis 3. énallage, qui semble avoir totalement
absorbé l’hyperbate, considérée un instant plus tôt comme un « énallage dans la position des mots », malgré
le début du § 8 qui ne la présentait pas ainsi (on notera que l’on peut difficilement ranger totalement
l’attraction, le chiasme et l’anacoluthe sous le chapitre de l’énallage…). Ce même début du § 8 n’annonçait
pas ces sortes de figures sonores que N. ajoute ici.
187. Si l’on prend Gorgias comme point de repère, les figures égales au sens large sont toutes ces figures où
se réalise une forme d’égalité, de parallélisme, de similitude dans l’expression (isokôla, membres de phrases de
longueur égale, mais aussi les homéotéleutes, ou, justement, la paronomase, qui accumule des sonorités
semblables, etc.). Pour certains aspects des lignes qui suivent, voir ARISTOTE, Rhétorique, III 9.
188. Cf. le pléonasme.
189. Nous traduisons littéralement, en essayant de respecter les répétitions de sonorité (des
homéotéleutes et même des homéoptotes), quitte à adapter un peu le sens. Le latin fait sonner ensemble
scripta / nata, didicimus / accepimus / legimus, docti / facti, etc.
190. Il faut entendre derrière ces noms latins les noms grecs de Polos (rhéteur) et Lycimnios (poète et
rhéteur), quoique l’ordre adopté par Nietzsche soit surprenant, puisque Polos est disciple de Gorgias (et en
tout cas plus jeune que lui) et Lycimnios, élève de Polos. Le nom de Lycimnios apparaît dans le Phèdre (267c)
en compagnie de celui de Polos, ainsi que dans la Rhétorique d’Aristote (III 2, 1405b6, et 13, 1414b17-18).
191. L’apostrophè est littéralement l’acte de détourner son discours naturellement adressé aux juges
(QUINTILIEN, IV 1.63) pour l’adresser à la partie adverse par exemple, ou à toute autre personne que celles des
juges présente dans le cours du procès.
192. Il y a amplification en ce qu’on met en scène une insuffisance du discours qui rehausse la valeur de
l’objet, surpassant toute parole. Cette fin de paragraphe réunit les figures où intervient le silence, c’est-à-dire
les figures qui intègrent dans le discours la limitation du discours et son abolition, qui devient elle-même
discours paradoxal.
193. C’est-à-dire qu’on ne remarque pas qu’il y a ici un vers.
194. Denys d’Halicarnasse cite les tout premiers mots du discours de Démosthène, Contre Aristocrate, où il
pense repérer un tétramètre anapestique, c’est-à-dire une série de quatre fois un pied, composé (en
l’occurrence) de quatre syllabes longues, les deux dernières pouvant être remplacées par deux brèves suivies
d’une longue. Scansion de Denys pour les mots écrits par Démosthène : ‒ ‒ ‒ ‒ / ‒ ‒ ∪ ∪ ‒ / ‒ ‒ ∪ ∪ ‒ / ∪. Le
dernier pied est incomplet, Denys montre qu’en ajoutant par exemple le mot παρεῖναι on aurait le pied
complet. Voir les explication dans la CUF, ad loc. Ces identifications de rythmes dans la prose sont sujettes à
discussion (déjà à l’époque de Denys). On doit avant tout en retenir que les prosateurs apportaient un soin
bien plus grand qu’on ne le fait de nos jours à la dimension sonore de leur discours et notamment à
l’alternance de syllabes longues et brèves (sur quoi repose le rythme poétique dans l’Antiquité grecque et
latine). Une accumulation de syllabes longues, par exemple, comme c’est le cas ici, ne pouvait manquer d’être
repérée par l’oreille et appréciée pour elle-même, conférant, par le ralentissement du débit, une solennité à la
parole.
195. Cf. DENYS D’HALICARNASSE, De la composition stylistique, 26.14-16, avec un exemple de Simonide, sur
lequel Nietzsche a publié un article (« Beiträge zur Kritik der griechischen Lyriker. I. Der Danae Klage »,
Rheinisches Museum, XXIII, 1868, p. 480-489).
196. Le signe « ∪ » note une syllabe brève, le signe « ‒ », une syllabe longue.
197. Danse bouffonne. Tout ce paragraphe correspond à ARISTOTE, Rhétorique, III 8, à travers CICÉRON,
L’Orateur, 172, dont est tirée la citation latine précédente.
198. CICÉRON, L’Orateur, 174 sqq.
199. Pied de cinq syllabes (∪ ‒ ‒ ∪ ‒). L’Orateur, 218.
200. Sur tout cela, voir les explications dans l’édition CUF de L’Orateur, 222.
201. Erreur pour 67.
202. Le schéma se trouve à la page P-II-12a,47. Le signe « ∪ » note une syllable brève, le signe « ‒ » une
syllabe longue, le signe « ∪ » une syllable qui peut être indifféremment brève ou longue. Le signe de
séparation « | » distingue le début et la fin de la période (clausule).
203. C’est à dire de l’unité la plus courte dans la phrase, le comma, jusqu’à la phrase périodique complète
en passant par les membres de phrases, les côla. Voir à la suite.
204. Le trochée est un pied de deux syllabes : ‒ ∪.
205. Le dactyle est un pied de trois syllabes : ‒ ∪ ∪. Le péon est un pied de quatre syllabes, trois brèves et
une longue ; selon que la longue apparaît en première, deuxième, troisième ou quatrième position, on a le
péon premier (‒ ∪ ∪ ∪), deuxième (∪ ‒ ∪ ∪), etc. Cicéron, dans L’Orateur, 215, ne parle que du péon premier
et quatrième. Aristote (Rhétorique, III 8), recommande le péon quatrième pour les clausules (terminaisons
des périodes).
206. L’iambe, très adapté à la langue grecque, est un pied de deux syllables : ∪ ‒.
207. Voir ARISTOTE, Rhétorique, III 9. Diverses traductions sont données de cette expression célèbre ainsi
que de celle qui est son pendant (ci-dessous) : style coordonné / style implexe ; style cousu / style tressé, etc.
208. Voir supra sur la convenance, § 4.
209. Exemple éloquent figurant dans Rhétorique à Herennius, IV 18.
210. Respectivement répétition du λ (l), du μ (m) et du σ (s).
211. Décalque du mot grec παρήχησις, signifiant le fait de faire entendre des sonorités proches ou
identiques.
212. Erreur pour 1041 .
213. Dans ces deux exemples qui ne valent pas pour leur sens mais leurs sonorités, on a la succession
immédiate de syllabes identiques (fortu-natam natam, et quae quae-rimus, avec en plus le mot ea
auparavant).
214. DENYS D’HALICARNASSE, Démosthène, 2.4.
215. DENYS D’HALICARNASSE, Lettre à Pompée Géminos, 13.
216. Tout ce vocabulaire et ces concepts stylistiques appartiennent à Denys d’Halicarnasse. Les premières
œuvres (notamment Les orateurs antiques, avec la série Lysias, Isocrate, Isée, le début du Démosthène, § 1-33,
etc.) analysent les écrits par un système de trois caractères du style, les œuvres postérieures (La composition
stylistique, la deuxième partie du Démosthène) recourent à trois harmonies. Les deux systèmes ne sont pas
superposables, quoiqu’il aient des points d’intersection importants. Le second insiste sur la dimension
sonore et musicale de la prose.
217. Le manuscrit porte par erreur φιλάρχαια (qui n’existe pas en grec et serait de toute façon mal
accentué) ; nous corrigeons et rétablissons le féminin normal en -ος pour ce terme composé. Les phrases
citées sont inspirées de DENYS D’HALICARNASSE, Démosthène, 36.5.
218. Au sens technique de la rhétorique : qualité du discours qui parle d’une chose de manière à donner
l’impression qu’on la voit véritablement.
219. Répétition à l’identique de mots en début de période. Exemple célèbre dans DÉMOSTHÈNE, Sur la
couronne, 208 : « Mais il n’est pas possible, il n’est pas possible que vous vous soyez trompés, Athéniens… ».
220. Le climax, du grec κλίμαξ, « escalier, échelle, gradation », est une figure qui consiste en une gradation
ascendante de termes.
221. Avec le § 9, Nietzsche a achevé l’exposition de la partie de l’art rhétorique consacrée à l’elocutio / λέξις,
c’est-à-dire au style ou expression.
222. Nietzsche passe à présent à l’invention (inventio, εὕρεσις), qu’il va aborder sous l’angle particulier de
la théorie des états de cause. Toute cette théorie est extrêmement complexe, d’autant plus qu’elle a évolué et a
fait l’objet de dissensions. On en trouvera les sources dans Rhétorique à Herennius, I 18 sqq., CICÉRON, De
l’invention, I 10 sqq., QUINTILIEN, III 6, et HERMOGÈNE, Les états de cause. Les traductions des termes
techniques, qui se déploient dans notre édition en quatre langues (grec, latin, allemand, français), sont
particulièrement délicates. On retiendra pour stasis (grec) et ses équivalents latins causa, constitutio et
quaestio (CICÉRON, De l’invention, I 10, QUINTILIEN, III 6.2) les mots français « cause », « constitution » et
« question » (et verbes ou adjectifs apparentés), qui doivent néanmoins rendre à l’occasion le vocabulaire
allemand du Bestand (« fonds, consistance »), lequel répond aux mots grecs et latins contenant la racine st-
(στάσις, ασύστατον, status, constitutio, consistare…).
223. Cette interprétation de Nietzsche notée en dessus de ligne ne se vérifiera pas : voir le passage
similaire dans le § 11, où l’interprétation correcte est donnée.
224. Nous suivons ici les traductions adoptées par Michel Patillon dans son édition d’HERMOGÈNE, Les
états de cause, in : Corpus rhetoricum, Paris : Les Belles Lettres, CUF, 2009.
225. Cette citation s’apparente à une citation tronquée de QUINTILIEN, III 6.4 : quae appellatio dicitur
ducta uel ex eo, quod ibi sit primus causae congressus uel quod in hoc causa consistat, « L’appellation vient, dit-
on, du fait que c’est la première rencontre entre les deux parties ou du fait que c’est ce sur quoi repose la
cause » (trad. J. Cousin, CUF).
226. La déclamation fait référence à un exercice d’école en vogue tout particulièrement à l’époque
impériale. Voir l’Histoire de l’éloqence grecque.
227. Cet exemple célèbre, tiré du corpus augustinien (Principia rhetorices, VIII) est assez curieux au regard
de l’état de notre propre droit, puiqu’il y a en réalité deux affaires et deux procès où les deux personnes
peuvent très bien être coupables simultanément.
228. Les questions sont en style indirect dans l’original latin ; on le rend ici en style direct pour alléger les
traductions.
229. Begründung, à entendre comme traduction du latin firmamentum que nous avons rendu plus haut par
« soutien », en lien avec le grec sunechon (« qui tient ensemble, contient, maintient », d’où la traduction
par « soutien »).
230. Ce paragraphe sur les définitions doubles correspond à Hermogène, Les états de cause, IV 15-23, à
travers l’exposé de Volkmann, § 35 (Hermagoras, éd. cit., p. 217 sq.).
231. Comparer cet exposé et le tableau ci-dessous avec le § 15.
232. La notion de ductus, qui correspond au mot grec ἀγωγή, se trouve chez Fortunatianus (IVe siècle) et
Martianus Mineus Felix Capella (Ve siècle ?).
233. Citation des Noces de Philologie et Mercure de Martianus Capella, V 470.
234. La répétition disgracieuse du verbe pflegen se trouve dans le manuscrit.
235. Cicéron parle plus concrètement « des entrailles » de l’affaire, De or. II 318.
236. La citation ne se trouve pas dans les prologues mentionnés par Nietzsche. Le fait qu’elle décrit n’en
est pas moins attesté dans les discours judiciaires qui nous sont parvenus, les plaideurs devant se garder avant
toute chose de passer pour des sycophantes.
237. Passage qui reprend CICÉRON, De l’invention, I 26, et QUINTILIEN IV 1.71.
238. La deutérologie, comme son nom l’indique, vient après un premier discours qu’elle complète. Le
premier discours a déjà fait la narration, la deutérologie n’a en général plus besoin d’y revenir, mais vise la
plupart du temps à agir sur les affects des juges pour entraîner définitivement le verdict du bon côté (voir les
explications de M. Nouhaud, dans la notice des Discours de Dinarque, CUF, p. XII-XIII).
239. La confirmation est la partie du discours consacrée à l’administration des preuves favorables à notre
cause et se complète par la refutatio, la réfutation des preuves de la partie adverse (CICÉRON, Divisions de l’art
oratoire, 33 sqq.).
240. Titre générique des discours de Cicéron tournés contre Verrès.
241. Nous reprenons ici la traduction canonique de pistis par « preuve », tout comme l’allemand le traduit
par Beweis. Par le terme de preuve, il faut entendre un moyen de persuasion (ainsi l’èthos que se donne
l’orateur par son discours est lui aussi une pistis, sans être une preuve au sens le plus juridique et rigoureux du
terme).
242. Rhétorique, I 2, 1355b35 sqq. Les preuves techniques sont examinées en I 3-14, les preuves extra-
techniques en I 15 et en II. Les lignes qui suivent sont tirées essentiellement de ces pages d’Aristote.
243. Nous traduisons la traduction allemande utilisée par N. ci-dessous. Gnômè, difficilement traduisible,
est paraphrasée par deux substantif, Wissen et Gewissen.
244. Le manuscrit porte Redner, « orateur », lapsus évident pour Richter, « juge » (cf. Aristote,
Rhétorique, I 15, 1375b16-18, dont ces lignes sont une paraphrase). Nous corrigeons.
245. C’est-à-dire documents juridiques lus.
246. Cela correspond au cas 1. actio, la suite correspondant au cas 2. interrogatio.
247. Nous avons déjà rencontré les enthymèmes (§ 2, et notre note à ce terme). Ils sont divisés par
Aristote en monstratifs (ou démonstratifs, mais entendre alors ce terme sans la rigueur scientifique) et
réfutatifs dans Rhétorique, II 22, 1396b22 sqq.
248. L’épichérème est un enthymème dont toutes les propositions sont exprimées, alors que certains
enthymèmes peuvent sous-entendre l’une des prémisses si elle est évidente (Rhétorique, I 2, 1357a16-21).
L’épichérème est défini comme un syllogisme dialectique en Topiques, VIII 11. Avant d’être un terme
technique, ἐπιχείρημα signifie simplement l’acte d’entreprendre voire d’attaquer (du verbe ἐπιχειρεῖν, « mettre
la main à ou sur, entreprendre… », et, en particulier, avec un contexte spécifique, « entreprendre de
démontrer »).
249. Une hypothèse au sens technique qui a été donné au § 2 : question déterminée, affaire dont les
circonstances particulières sont données (par opposition aux thèses, questions générales).
250. Le texte porte ici ‒ et à plusieurs reprises par la suite ‒ le néologisme Topen que la philologie allemande
a forgé sur τόποι, « lieux », néologisme que nous reproduisons en français, même s’il est un peu
désarçonnant. On le trouve par ex. chez Volkmann.
251. Sauf erreur de notre part, la citation ne semble pas se trouver chez Quintilien. On la trouve chez
JULIUS VICTOR, Ars rhetorica, VI 6, où elle est ensuite appliquée à une analyse de discours de Cicéron.
252. Le terme de probatio (QUINTILIEN, III 9.1) est équivalent à celui de confirmatio, partie de
l’administration des preuves.
253. Voir pour cette notion et les lignes qui suivent, ARISTOTE, Rhétorique, II 25. L’instance (enstasis) est
en gros une objection qui s’attaque à l’une des prémisses d’un enthymème en en prenant le contre-pied sous
différents modes.
254. Erreur pour 38.
255. Erreur pour 56.
256. ARISTOTE, Rhétorique, III 18, 1419b8.
257. John Anthony CRAMER, Anecdota graeca e codd. manuscriptis bibliothecae regiae parisiensis, I, Oxonii e
typographeo academico, 1839, p. 403 sqq.
258. Grenouilles, 494 sqq.
259. Allusion probable aux vers 227-236 des Nuées.
260. Voir le § 7, lors de l’examen de l’ironie.
261. Peu usité pour désigner le discours lui-même de l’accusation.
262. Nomme le discours du synégore, qui vient en aide au plaideur.
263. À l’époque impériale, où la rhétorique constituait la filière reine de l’enseignement, la déclamation (au
sens technique de la declamatio, μελέτη en grec) était un exercice central. Elle se définissait comme un
discours fictif, c’est-à-dire comme une composition destinée à l’entraînement des orateurs et ayant
l’apparence d’un discours réellement prononcé. Elle se divisait en controverses (controversiae, imitant une
plaidoirie et relevant donc du domaine judiciaire), et suasoires (suasoriae, imitant une harangue ou tout autre
discours devant une instance délibérative, et appartenant donc au genre délibératif ). Voir L. PERNOT, La
rhétorique dans l’A ntiquité, p. 192 sq., 200, à qui nous empruntons ces éléments.
264. Idées et terme grec tirés de Rhétorique, III 14.
265. Phrase tout aussi alambiquée dans l’original allemand. Les rubriques relatives aux fins donnent les fins
à viser et les moyens pour réussir à persuader.
266. Autant dire qu’il lui en reste beaucoup.
267. Texte légèrement différent dans les éditions usuelles de Quintilien : non nobis, non contra hos (au lieu
de non nobis, sed contra nos) ; non in tantum (au lieu de non tantum).
268. À entendre comme éloquence appelée par des circonstances politiques et sociales concrètes, par
opposition à l’éloquence d’école ou de pur loisir.
269. Cette incise, toute pédagogique, est de Nietzsche.
270. MÉNANDRE, Division des discours épidictiques, p. 346 (Spengel).
271. ARISTOTE, Rhétorique, III 14, 1416a1.
272. Panégyrique, 1. Cf. Sur l’échange, 250.
273. Donc tout autant littéraire.
274. Nietzsche n’a pas fermé les guillemets. La citation commence par une traduction littérale et se
poursuit par une paraphrase abrégée, le tout correspondant à ARISTOTE, Rhétorique, III 17, 1418b7-19.
275. La metalèpsis a déjà été abordée à la fin du § 10 comme concernant une question de procédure,
l’exception consistant à contester la compétence du tribunal ou la conformité de la procédure. La définition
présentée ici n’est plus tout à fait la même avec celle qui a été rencontrée précédemment.
276. QUINTILIEN, VII 3.19.
277. Le schéma figure en p. gauche (P-II-12a,86). Comparer avec le § 10.
278. C’est un rappel des trois sources qui concourent à toute perfection, en l’occurrence celle de la
mémorisation : les prédispositions naturelles, la méthode ou le savoir de l’art, l’entraînement. Voir par ex.
QUINTILIEN, XI 2.9, où les trois sources sont réunies, et déjà Rhétorique à Herennius, 28-40 (art et nature
d’abord mentionnées, puis l’entraînement). La mnémotechnique s’insère dans ce trio comme art spécifique.
279. SÉNÈQUE le rhéteur, Controverses, I, Préface, 2, trad. Henri Bornecque, Paris : Garnier frères, 1932
(adaptée pour la fin de la citation, la phrase latine étant tronquée dans le manuscrit de Nietzsche).
280. QUINTILIEN, XI 2.11-16. Il s’agit d’une légende célèbre par laquelle on attribuait au poète Simonide
l’invention de la méthode mnémotechnique consistant à associer des idées à des lieux. Dans cette histoire
compliquée et incertaine, un homme nommé Scopas (ou quelqu’autre personnage) aurait commandé à
Simonide un poème en célébration d’une victoire dans des jeux ; les péripéties de cette fable rapportent une
scène de banquet avec plusieurs membres de la famille de Scopas (les Scopades dans le texte de Nietzsche),
probablement dans la cité de Crannon ; le toit s’écroule sur les convives ; Simonide est capable de nommer
dans l’ordre tous les noms des convives, et permet ainsi la reconnaissance des corps. « Ce que fit Simonide
semble avoir conduit à observer que la mémoire est aidée par des localisations mentales caractérisées et
chacun pourra le vérifier par sa propre expérience », commente Quintilien (XI 2.17, trad. J. Cousin, CUF).
281. Lire 285e. La référence « 97e » se trouve chez Volkmann.
282. Voir Rhétorique à Herennius, III 28-40.
283. Orator, 55 : est enim actio quasi corporis quaedam eloquentia, cum constet e voce atque motu, « l’action
oratoire est comme une certaine éloquence du corps, puisqu’elle réside dans la voix et le geste ».
284. CICÉRON, Brutus, 142, De l’orateur, III 213 ; QUINTILIEN, XI 3.6 ; Vies des dix orateurs, 845 B.
285. À partir d’ici et jusqu’à Lysias inclus, Nietzsche synthétise essentiellement l’ouvrage de F. BLASS, Die
attische Beredsamkeit, I. Von Gorgias bis zu Lysias, Leipzig, 1868 (exemplaire emprunté à la bibliothèque de
l’Université de Bâle).
286. Le manuscrit porte ici par erreur σοφιστῷ. C’est à l’é vidence un simple lapsus calami. Il n’est pas bien
venu d’en faire des gorges chaudes et de juger à partir de là du niveau de Nietzsche en grec (comme le fait
Anton Bierl, Nietzsche-Studien, 21, 1992), alors qu’il s’agit d’une des déclinaisons les plus élémentaires, dont
on ne peut supposer un instant que Nietzsche l’ignorait. Autant juger du niveau de connaissance de sa
langue maternelle qu’a n’importe quelle personne à partir de ses lapsus écrits ou oraux. Quant à l’article τῷ, il
faut beaucoup de malveillance pour considérer qu’il s’agit d’un τῇ dans le manuscrit (ce que fait Bierl,
pensant ainsi voir sous la plume de Nietzsche une deuxième faute encore plus ridicule) ; un examen
minutieux du ductus de la plume de Nietzsche pour tracer en général les deux types de lettres que sont oméga
et êta permet de se convaincre qu’on a bien un ω mal formé plutôt qu’un η correctement tracé.
287. Définition rendue célèbre par PLATON, Gorgias, 453a.
288. Anecdote rapportée par DIOGÈNE LAËRCE, IX 56.
289. Il s’agit de La République dans ce que Nietzsche considère comme la première version. Voir le détail
et les références dans son cours Introduction à l’étude de Platon (EPN VIII), chap. 1, Introduction aux
dialogues pris individuellement, Politeia, L’État.
290. Passage célèbre de PLUTARQUE, Vies parallèles : Périclès, 5.1. Nietzsche reprend à nouveau ce passage
dans l’Histoire de l’éloquence grecque, et, déjà avant ce cours, dans La Philosophie à l’époque tragique des Grecs,
§ 19, tout en le mélangeant subrepticement à une caricature faite par Aristophane.
291. C’est-à-dire les discours relevant de la sphère politique active, où se prennent des décisions
(rhétorique délibérative et rhétorique judiciaire, pour reprendre les divisions aristotéliciennes).
292. Sic : la répétition du nom d’Athènes, qui donne un effet très disgracieux, se trouve dans le manuscrit.
Ce genre de lourdeur se produit régulièrement, et nous n’avons pas cherché à les éliminer.
293. Cette expression traduit die bestehende Sitte des Advokatenthums, à laquelle, nous semble-t-il, s’attache
une nuance péjorative, qu’on retrouve dans la critique d’Athènes comme Advokatenrepublik. La logographia
était-elle même décriée dans l’Antiquité, tout en étant indispensable. Advokatenthum est utilisé ici pour
donner en allemand une notion parente de la logographia, mot difficilement traduisible et rendu la plupart
du temps par un simple décalque, « logographie ».
294. À partir d’ici, Nietzsche ne peut plus suivre Die attische Beredsamkeit de Blass, dont le premier
volume s’arrêtait à Lysias, et dont les volumes suivants ne furent publiés progressivement qu’à compter de
1874. Il se rabat sur A. WESTERMANN, Geschichte der griechischen Beredsamkeit von unbestimmter Zeit bis zur
Trennung des byzantinischen Reichs vom Occident, Leipzig, 1833, qu’il possédait dans sa bibliothèque
personnelle. Westermann est sa source principale (quoique probablement non unique) jusqu’à la fin.
295. Il y a ici une confusion entre le Panégyrique, écrit vers 382 (on le date en fait plutôt de 380), et le
Panathénaïque, dernière œuvre d’Isocrate, entreprise à l’âge de 94 ans, c’est-à-dire en 342 (selon une datation
admise aujourd’hui).
296. Texte grec légèrement fautif dans le manuscrit de Nietzsche ; nous corrigeons ce qui doit l’être pour
que la phrase soit cohérente (τοὺς πολιτικοὺς au lieu de τὰς πολιτικὰς dans le manuscrit, faute probablement
due à une attraction du genre exercée par l’allemand die Reden, traduction normale du grec logoi). Nous
laissons les autres erreurs ou aménagements (volontaires ?) (omission de τε après ἐριστικῶν, et ταύτην au lieu
de αὐτὴν).
297. Citation à nouveau fautive dans le manuscrit de Nietzsche ; il faut suppléer les deux derniers mots
pour construire la phrase correctement.
298. Nietzsche reprend à partir d’ici la numérotation des orateurs adoptée par WESTERMANN, I, p. 100 sqq.
299. Soit environ 396.
300. Ce genre de phrase, qui paraît très nietzschéenne, figure déjà sous une forme similaire dans
WESTERMANN, op. cit., p. 101.
301. Nietzsche écrit μὲν par erreur, nous corrigeons le lapsus, peu supportable. La citation originale se
trouve chez DENYS D’HALICARNASSE, L’imitation, 3.
302. À nouveau emprunt à Westermann, comme dans la suite de cette numérotation.
303. La tutelle a duré dix ans (jusqu’aux 17 ans révolus de Démosthène).
304. Donner un grand philosophe, et en particulier Platon, comme professeur d’un grand orateur est
quasiment un lieu obligé des biographies antiques, qui parent ainsi la rhétorique de l’autorité de la
philosophie. La critique historique s’accorde en général pour considérer ces allégations comme infondées.
305. Ces mots sont peut-être une citation, très libre dans la lettre mais non dans l’esprit, de PLUTARQUE,
Démosthène, 18.1-2. Voir quelques remarques complémentaires dans notre note au passage parallèle de
l’Histoire de l’éloquence grecque.
306. Le mot « puissant » traduit ici gewaltig, qu’on pourrait traduire par « violent » dans un autre
contexte, mais la formule der gewaltigste Redner retenue par N. est une traduction du grec cité juste après,
donc gewaltig est ici un équivalent du grec dunatos, d’où la notion de puissance plutôt que de violence (bia).
307. Nietzsche n’avait pas précisé les numéros auparavant ; il faut entendre qu’il y avait un premier groupe
réunissant les discours délibératifs, un deuxième rassemblant les discours judiciaires, et à présent le troisième
pour les discours d’apparat (discours épidictiques).
308. Westermann donne le numéro d’ordre IX à Hypéride. Nietzsche ne le suit donc pas entièrement. Cela
a pour effet de classer différemment Eschine (VIIIe chez Westermann), dont le statut sera à nouveau modifié
dans l’Histoire de l’éloquence grecque (le long paragraphe qui lui est consacré sera le plus accidenté de tous
ceux qui composent le manuscrit de ce cours).
309. Comparer avec l’Histoire de l’éloquence grecque, dont le paragraphe consacré à Eschine, beaucoup plus
long qu’ici, fait l’objet de corrections décisives, entre autres sur sa famille, mais aussi sur son importance.
310. C’est plutôt son père Atrométos qui fut athlète (ESCHINE, Sur l’ambassade infidèle, 147). L’erreur se
trouve dans PLUTARQUE, Vies des dix orateurs, 840 A.
311. C’est-à-dire en grec l’atimie, perte des droits civiques.
312. C’est-à-dire rustique, rustaud. DENYS D’HALICARNASSE, Dinarque, 8.7, le dit ἄγροικος Δημοσθένης,
« Démosthène rustique ». On trouve l’expression κρίθινος Δημοσθένης chez HERMOGÈNE, Des formes du
discours (Περὶ ἰδεῶν λόγου), II 11. Ordearius rhetor est dit d’autres orateurs, comme L. Plotius, dans SUÉTONE,
Rhéteurs illustres, 2 (voir WESTERMANN, Geschichte der Beredsamkeit, p. 159, n. 17).
313. Comparer avec l’Histoire de l’éloquence grecque, qui place le début du déclin dès Dinarque, et qui met
bien davantage en valeur la succession d’une phase de formation, d’ascension, de pleine floraison puis de
dégénérescence.
314. Omission des mots et severis, « et sévères », que N. recopiera correctement dans le passage parallèle
de l’Histoire de l’éloquence grecque.
315. C’est-à-dire comme auteur de traités théoriques.
316. AULU-GELLE, XV 11.1. Le manuscrit de N. porte par erreur l’adverbe non au lieu de ne. Nous
corrigeons.
317. Potamon a concouru pour devenir le maître du futur empereur, mais c’est Théodore de Gadara qui a
été retenu.
318. Dans le manuscrit, cette phrase figure entre la phrase « et il se rendit alors à Rome, très honoré » et
la phrase « Il meurt à Rome… » (cf. éd. KGW II/4, p. 518). Mais N. a mis deux fois une marque pour
signaler que la phrase est à déplacer, ce qui permet de retrouver un ordre logique, conforme d’ailleurs au
passage parallèle de l’Histoire de l’éloquence grecque. La phrase qui suit, redondante, porte la trace de ce petit
accident dans l’utilisation que fait N. de ses sources.
319. Rendu en latin par De compositione verborum, ce titre est diversement traduit en français. Nous
retenons ici la traduction de la Collection des universités de France.
320. Il s’agit de la première lettre à Ammée, qui défend l’originalité de Démosthène contre ceux qui
faisaient dériver son talent des traités aristotéliciens de rhétorique. L’état du manuscrit de Nietzsche
(notamment la ponctuation et la répartition des majuscules, P-II-12a,99) laisse penser qu’il a peut-être
oublié l’existence de cette lettre et l’a assimilée au titre qui suit, donc à la seconde lettre à Ammée. Même
chose dans le passage parallèle de l’Histoire de l’éloquence grecque. Nous rétablissons la majuscule au titre
Περὶ τῶν Θουκυδίδου ἰδιωμάτων.
321. Il s’agit de la seconde lettre à Ammée.
322. Il s’agit du Thucydide.
323. Il s’agit du Démosthène, dont il manque le début et qui souffre de plusieurs lacunes. Voir un
complément d’explication dans le passage parallèle (notice consacrée à Denys) de l’Histoire de l’éloquence
grecque.
324. À savoir l’école platonicienne (Académie), péripatéticienne (Lycée), épicurienne ( Jardin), stoïcienne
(Portique).
325. Comme pour d’autres cas que nous n’avons pas systématiquement signalés, les sources de N. divergent
quant aux dates. L’Histoire de l’éloquence grecque placera la naissance d’Aristide en 117.
326. Données biographiques tirées de PHILOSTRATE, Vies des sophistes, II 7, et sujettes à discussion encore
aujourd’hui.
327. Nous traduisons ces titres seulement pour indication et de manière littérale, en privilégiant le titre
grec (parfois explicité à l’aide de la version latine du titre). Ces titres font l’objet de traductions très variées,
encore aujourd’hui. La paternité de certaines de ces œuvres est contestée. Elles sont publiées dans les
volumes du Corpus rhetoricum, Les Belles Lettres, CUF.
328. Erreur de copie faite par Nietzsche ; WESTERMANN, I, p. 223, porte « fils de Vérus, adversaire
d’Antipater de Hiérapolis ». Même erreur dans l’Histoire de l’éloquence grecque.
329. On voit que l’Abrégé s’arrête à Libanios d’Antioche (P-II-12a,101), sur un passage qui figurera
quasiment à l’identique dans l’Histoire de l’éloquence grecque (P-II-13c,152), mais qui sera alors suivi encore
par plus d’une page de manuscrit (P-II-13c,150 et 148) et s’achèvera, après Himérios, sur la mention du
dressage.
HISTOIRE
DE
L’ÉLOQUENCE GRECQUE
PRÉSENTATION
par Anne Merker
« le style devient une puissance par soi »
Histoire de l’éloquence grecque, p. 222.
« Il n’est rien… ». Nietzsche soigne les premiers mots de l’Histoire de l’éloquence
grecque, comme il soignera le dernier : « dressage ». Il n’est rien pour quoi les
Grecs se soient donné une peine aussi obstinée que pour l’éloquence. Ce nichts
sonne en écho à la Nichtachtung des Modernes envers la rhétorique que relève la
première phrase de l’< Exposition de la rhétorique antique > : rien, ou pas grand
chose, voilà à quoi la déconsidération des Modernes réduit la rhétorique. C’est
l’une des plus grandes différences qui nous séparent des Anciens.
La peine que se sont donnée les Grecs trouve son symbole dans la discipline de
fer que Démosthène s’infligea à lui-même : autodidacte légendaire, il n’est que la
pointe de l’effort soutenu par toute une culture. Le cours qu’on va lire en est le
tableau, fresque de cette dépense d’énergie formidable dans la conquête de l’art de
la parole, à travers les figures des maîtres de l’éloquence.
On tient ainsi avec l’Histoire de l’éloquence grecque un morceau de choix, à savoir
le seul texte complet de Nietzsche dans lequel celui-ci présente du début à la fin
une éducation et une culture (observée à travers sa manifestation insigne, l’art de
la parole) depuis son émergence jusqu’à son point culminant, puis dans ce que
Nietzsche considère comme sa phase de décadence jusqu’à sa résorption en une
pratique vidée de son sens originel. L’effort, l’éducation et l’auto-discipline
ouvrent le texte, le dressage le clôt. Dressur, dernier mot du texte, est lourd de
toute l’histoire de l’éloquence, celle d’un bouillonnement vital qui s’abolit en lui
comme en un cadavre exsangue.
Dans l’intervalle, c’est une histoire de volonté de puissance avant la lettre, sous la
forme d’une volonté de pouvoir. Parler de l’éloquence chez les Anciens, c’est
immédiatement traiter de politique, donc de pouvoir et d’aspiration à la
puissance dans la sphère humaine. C’est parler aussi de la relation entre l’oralité et
l’écriture dans un contexte où la vie publique passe par la parole. C’est encore
saisir dans son advenir historique la figure d’un lecteur né d’un auditeur. C’est
observer enfin l’émergence de grandes personnalités, d’individus d’exception, chez
qui Nietzsche contemple des types psychologiques en termes stylistiques.
Formellement, ce cours présente en outre l’intérêt de pouvoir être comparé
avec une rédaction parallèle infiniment plate, l’Abrégé de l’histoire de l’éloquence,
et d’aborder sous cet angle la question de l’œuvre d’écriture qui fut celle de
Nietzsche.
Dates et titres du cours
Le cours figurant dans le cahier P II 13c, aux pages 230-148 (à rebours),
expressément intitulé Geschichte der griechischen Beredsamkeit, aura été prévu,
selon les hypothèses que nous avons développées dans la préface du présent
volume, pour le semestre d’été 1874, sous la forme d’une refonte complète et
d’une extension considérable de l’appendice du cours < Darstellung der antiken
Rhetorik >. Il aura pu devenir autonome et correspondre à la programmation du
cours du semestre d’été 1879, sous le titre annoncé à l’Université de Bâle :
Einleitung in die griechische Beredsamkeit (Introduction à l’éloquence grecque).
Nous ne savons pas fermement (les archives de l’Université étant muettes sur ce
point) si le cours programmé en 1874 a effectivement été donné, et les arguments
penchent en faveur d’une réponse négative, mais sans certitude1. Nous savons en
revanche que le cours de 1879 n’a pas eu lieu, pour raisons médicales.
Il faut dire ici encore un mot de la datation du cours en relation avec l’Abrégé
de l’histoire de l’éloquence, dont le titre peut laisser penser que l’Histoire de
l’éloquence grecque aurait été rédigée avant lui. On trouve dans ces deux textes de
nombreuses phrases strictement identiques ou presque identiques, dont nous
avons pris soin d’harmoniser la traduction afin de conserver en français cette
particularité. Mais selon toute vraisemblance, cette similitude ne vient pas du fait
que l’Histoire de l’éloquence grecque aurait été « abrégée » dans l’Abrégé : c’est à
l’inverse l’Histoire de l’éloquence grecque qui est une refonte complète, à partir de
sources de littérature secondaire partiellement identiques, de la trame déjà
présente dans l’Abrégé. Cela se laisse déduire du simple fait qu’il y a dans l’Abrégé
des développements qui ne se trouvent pas dans l’Histoire de l’éloquence grecque,
notamment un paragraphe consacré à Thucydide, dans la foulée d’Antiphon ; or
un abrégé n’ajoute pas à ce qu’il abrège. Par ailleurs, des points essentiels de
l’Histoire de l’éloquence grecque, comme la valeur de la rhétorique dans l’Antiquité
que souligne le prologue, ou les origines homériques de l’éloquence, ou encore les
développements sur l’oralité et l’écriture, manquent totalement dans l’Abrégé,
alors qu’un abrégé de l’Histoire de l’éloquence grecque aurait vraisemblablement
condensé ces éléments sans les omettre totalement. Un indice des plus forts réside
dans le traitement d’Eschine et de Démosthène : dans l’Abrégé, celui-ci n’est pas
traité de manière polémique, Eschine y est encore présenté comme étant de basse
extraction ; or dans l’Histoire de l’éloquence grecque, les manuscrits, avec maintes
ratures et ajouts supralinaires, nous montrent une entreprise de correction de
l’image d’Eschine au détriment de Démosthène, correction d’ailleurs
contemporaine du premier jet de rédaction lui-même (voir nos notes et nos
descriptions du manuscrit au fil de la traduction). Cette correction est très
enflammée, le ton, très inhabituel dans les cours, monte très vite contre
Démosthène. Celui-ci est en outre placé après Eschine, alors que l’Abrégé place
Eschine (et Hypéride) après Démosthène. La réévaluation renversante d’Eschine
dans l’Histoire de l’éloquence grecque (présenté par un ajout comme « le plus
grand génie de la rhétorique attique ») est totalement absente de l’Abrégé, qui
n’en contient aucune trace, alors que le fait d’avoir placé Eschine après
Démosthène aurait dû favoriser la reprise de l’évaluation supérieure de celui-là
contre celui-ci.
S’il reste des incertitudes quant à la datation du cours qui nous interdisent toute
affirmation péremptoire en ce domaine, il est en revanche indubitable à nos yeux
que l’Histoire de l’éloquence grecque a été rédigée après l’Abrégé de l’histoire de
l’éloquence, et que celui-ci n’abrège pas celle-là.
La littérature secondaire
Les sources de littérature secondaire sont celles que nous avons indiquées à
l’occasion de la présentation du cours < Exposition de la rhétorique antique > avec
son Appendice. Abrégé de l’histoire de l’éloquence. Rappelons simplement ici que,
d’après les recherches de G. Most et Th. Fries2, le fond du cours est constitué
principalement des travaux de F. Blass, Die griechische Beredsamkeit in dem
Zeitraum von Alexander bis Augustus, 1865 ; Die attische Beredsamkeit, I: Von
Gorgias bis zu Lysias, 1868 ; Die attische Beredsamkeit, II: Isokrates und Isaios,
1874. Les sources de l’Histoire de l’éloquence grecque et de l’Abrégé sont
partiellement communes ; Westermann n’a été utilisé que pour l’Abrégé, le
volume de Blass paru en 1874 n’ayant pu être utilisé en 1872-1873.
La source secondaire qui a fourni la motivation pour d’importantes ratures et
corrections sur Eschine et Démosthène n’est pas encore identifiée. Il est en tout
état de cause certain que ces corrections sont la conséquence directe d’une lecture
de Nietzsche. Dans sa bibliothèque personnelle figure la traduction par Bremi des
discours d’Eschine, précédée d’une introduction3. Cette édition n’est pas la source
de la réévaluation d’Eschine dans le cours de Nietzsche, puisque les éléments
biographiques le montrent comme de basse extraction4.
Structure du cours
Nous avons affaire à une histoire de l’éloquence incarnée dans des personnalités
singulières ou parfois des écoles, et non plus à un exposé systématique de l’art
rhétorique. La structure de ce cours doit être saisie en comparaison avec l’Abrégé
de l’histoire de l’éloquence. Elle est à la fois parallèle à celle de ce texte, et très
différente. Parallèle, en ce que nous avons dans les deux cas, à peu de choses près,
une simple succession de noms ‒ autant de personnalités marquantes pour
l’histoire de l’éloquence, chacune se voyant gratifiée d’une notice au
développement plus ou moins long, contenant des informations sur sa vie, son
style, son activité oratoire, ses écrits et son poids dans l’histoire de l’éloquence5.
L’Abrégé commence par Empédocle, s’arrête à Libanios d’Antioche (désigné
comme le dernier grand talent), et place le début du déclin de l’éloquence attique
à partir de Démétrios de Phalère, le dernier orateur attique, juste après Dinarque.
La succession des figures est la suivante : Empédocle, Corax, Tisias, Protagoras
(envisagé toutefois plus comme sophiste que comme rhéteur), Périclès, Gorgias,
Antiphon, Thucydide (ajouté en double rédaction dans la foulée d’Antiphon),
Thrasymaque, Critias, Andocide, Lysias, Isocrate, Isée, Lycurgue, Démosthène,
Hypéride, Eschine, Dinarque, Démétrios de Phalère (dernier orateur attique),
puis l’école de Rhodes fondée par Eschine, la migration partielle de la rhétorique
grecque vers Rome et l’Asie, à Lesbos, la renaissance de l’école athénienne à partir
d’Hadrien, époque d’une extraordinaire rivalité au beau milieu de la décadence,
et, au terme d’une succession de noms de plus en plus rapide, Libanios. L’Histoire
de l’éloquence grecque suit un chemin parallèle, mais s’ouvre avec un important
prologue soigneusement rédigé, puis traite d’Homère avant d’aborder
Empédocle, ne fait plus aucune place spécifique à Thucydide comme auteur de
morceaux d’éloquence, place Démosthène après Hypéride et Eschine, fait
commencer la décadence dès Dinarque, insère après lui un paragraphe sur
Démade avant d’évoquer Démétrios de Phalère ; la période postérieure aux
orateurs attiques proprement dits est davantage développée, on note que Cicéron
occupe plus de place que dans l’Abrégé ; surtout, alors que l’Abrégé s’arrêtait à la
mention rapide de Libanios, l’Histoire de l’éloquence grecque se poursuit au-delà
des mots qui clôturaient l’Abrégé et qui sont repris à l’identique ici (« le dernier
grand talent »), inclut ainsi Himérios (« le dernier des grands sophistes »), et
s’achève sur Athènes qui « n’est bientôt plus pour la rhétorique, d’une manière
desséchée et professionnelle, qu’un lieu de dressage » : clôture du cours.
L’éloquence chrétienne reste en dehors du périmètre, comme dans l’Abrégé, à ceci
près qu’il y est fait allusion dans le prologue.
Par delà ce parallélisme, la structure de l’Histoire de l’éloquence grecque est
foncièrement différente, parce qu’il y a une inspiration, un souffle dans ce cours
qui manque totalement dans l’Abrégé. Ce souffle, c’est celui qui provient de l’idée
d’une concentration de l’être hellène et de sa puissance dans la parole, comme
l’indique le prologue : « Dans le pouvoir de parler [im Reden-können] se
concentre progressivement l’hellénique et sa puissance ». Le fait même que ce
cours s’ouvre par un prologue suffit à le démarquer de l’Abrégé écrit quelques
années auparavant. Ainsi, alors que l’Appendice ne faisait sentir aucun
mouvement, aucune tension, toute l’Histoire de l’éloquence grecque déploie une
sorte d’arche, celle d’une volonté acharnée et d’une concentration des forces dans
le pouvoir de la parole, s’élevant en des figures d’exception et retombant par delà
les siècles en un pur dressage. À l’éducation forcenée que s’infligea Démosthène,
dont les premières lignes du prologue font mention, répond ainsi le mot Dressur,
ultime mot de cette histoire. Il y a là un effet de composition notable, les cours de
Nietzsche n’étant pas toujours « terminés ». Celui-ci est véritablement clos sur
lui-même, la fin répondant au commencement.
Les lignes de force du cours
Dans ce déploiement vers l’apogée éphémère d’un élan qui se relève ensuite avec
moins de force dans des cycles ultérieurs d’ascension et de décadence, Nietzsche
insère au moment opportun, à même une successivité historique simple, ses
développements sur les thèmes majeurs de son cours :
‒ la problématique de la puissance, de la force, du pouvoir (dès le prologue, puis
dans l’exposé sur Gorgias) ;
‒ l’éducation à la rhétorique, l’éducation par la rhétorique, l’évolution des visées
éducatives (tout au long du cours) ;
‒ les personnalités psychologiques complexes, s’exprimant dans le style, l’action
oratoire, etc. (tout au long du cours) ;
‒ les relations de la prose et de la poésie, qui constituent une part décisive de
l’évolution du style (particulièrement dans les paragraphes consacrés à Gorgias,
Thrasymaque et Isocrate) ;
‒ les relations de l’oralité et de l’écrit, de l’auditeur et du lecteur, tout aussi
importantes pour l’évolution du style et du goût (notamment dans les paragraphes
consacrés à Gorgias, Isocrate, Démosthène et Démétrios de Phalère).
La manière dont le cours est rédigé donne en elle-même un accès suffisamment
aisé à la compréhension de ces thèmes pour qu’il ne soit pas nécessaire de les
exposer en longueur ici. Nous nous bornons à attirer l’attention sur quelques
éléments à ne pas manquer au fil de la lecture.
Puissance de l’éloquence et éducation
Le Gorgias de Platon nous a transmis l’image d’une rhétorique ordinaire comme
instrument d’un désir de puissance parmi les hommes. À Socrate qui l’interroge
sur l’objet de son art, Gorgias répond par un éloge de sa puissance (dunamis) : par
la capacité de persuasion qu’elle confère, la rhétorique surpasse tous les arts
spécialisés, celui du médecin, de l’architecte, etc.6 La mise en scène platonicienne,
à travers une fine ridiculisation de Gorgias présenté comme peinant à
comprendre la différence entre l’objet et la puissance, touche au cœur de la
rhétorique défendue par le grand rhéteur. Car l’Éloge d’Hélène, composé par
Gorgias, vante à travers le personnage mythique la force irrésistible du logos :
« Logos est un maître puissant [δυνάστης μέγας], lui qui, par un corps minime
et totalement invisible, accomplit des œuvres divines au plus haut point ; il a
en effet puissance d’éteindre la peur et d’ôter la peine, de produire la joie et
d’exciter la pitié »7.
Gorgias attribue ici la puissance à toute parole, qu’elle soit poétique,
incantatoire, « scientifique »… Son art, la rhétorique, n’est en définitive rien
d’autre que la ressaisie consciente de cette puissance exercée sur les âmes et
cristallisée dans la notion de persuasion.
Dans ces conditions, la présentation de la rhétorique comme l’outil du tyran est
à peine une interprétation de Platon8. Nietzsche a d’ailleurs pris au pied de la
lettre ce tableau du Gorgias, lorsqu’il écrit que tous les Grecs voulaient accéder à
la tyrannie et plaçaient le bonheur dans le sentiment de puissance9, ce qui ne
concerne pas seulement les insensés, mais même les « sages », qui sont souvent
des tyrans de l’esprit10.
Or Gorgias, toujours dans le Gorgias, est immédiatement présenté comme
professeur. Le désir de puissance des jeunes Hellènes suscite le désir de
rhétorique, le désir de rhétorique suscite le désir du professeur et de l’éducation
adaptée à l’acquisition de l’art. Désir de puissance dans la cité, rhétorique,
éducation : tout cela est noué explicitement dès l’Antiquité dans les premières
réflexions philosophiques touchant la rhétorique. Sans surprise, on retrouve dans
le cours de Nietzsche cette association de la recherche de puissance et de
l’éducation. Voici quelques citations, qu’on lira au début du cours :
« Il n’est rien pour quoi les Grecs se soient donné une peine aussi obstinée
que pour l’éloquence, une énergie est ici dépensée, dont le symbole pourrait
être l’éducation que Démosthène s’imposa à lui-même11. »
« Dans le pouvoir de parler [im Reden-können] se concentre progressivement
l’hellénique et sa puissance [seine Macht]. »
« Ce n’est que par lui qu’il devient possible qu’un seul homme en domine
beaucoup d’autres » (citation de Diodore).
« Une présomption des plus démesurées, s’imaginant disposer d’un pouvoir
total [alles zu können] comme rhéteurs et stylistes, traverse toute
l’Antiquité. »
« elle est désormais devenue le plus grand moyen de puissance [größte
Machtmittel] inter pares. »
L’< Exposition de la rhétorique antique > soulignait déjà la place centrale de la
rhétorique dans l’éducation de l’Antiquité classique :
« La formation de l’homme antique culmine habituellement dans la
rhétorique : c’est la plus haute activité spirituelle de l’homme éduqué et actif
en politique ‒ une considération très étrange pour nous ! »12.
Mais dans l’Histoire de l’éloquence grecque, le dédoublement de la problématique
entre orateur (utilisateur de l’art) et auditeur (destinataire de l’art) apporte un
éclairage plus complet quant à la question de l’éducation et du pouvoir. Le cours
explicite à plusieurs reprises que toute puissance de la parole repose non
seulement sur une éducation de l’orateur, mais aussi sur une éducation de
l’auditeur, et bientôt du lecteur qui en est issu et ne s’en est jamais totalement
affranchi. Dans le prologue, figure en effet aussi cette phrase, complétant l’une de
celles données à l’instant (nous soulignons) :
« Une présomption des plus démesurées, s’imaginant disposer d’un pouvoir
total comme rhéteurs et stylistes, traverse toute l’Antiquité. Pour cela, il est à
vrai dire nécessaire que l’humanité elle-même ait été éduquée de manière
rhétorique. »
La perspective du cours met en valeur une correspondance entre le niveau
culturel de l’auditoire auquel l’art est destiné et le niveau de finesse, de complexité,
de profondeur des artifices mis en œuvre par l’art. La rhétorique a formé un
public : fruit d’une éducation des orateurs, l’éloquence résultante, mise en œuvre
dans l’espace public, forme tout autant des auditeurs, lesquels ont déjà la plupart
du temps bénéficié directement d’une éducation rhétorique, même s’ils ne sont
pas devenus des citoyens de premier plan dans la cité13. Citons encore deux autres
passages, l’un sur la modernité contemporaine de Nietzsche, l’autre situé à la fin
de l’histoire retracée par Nietzsche, à propos de la nouvelle sophistique des IIe /
IIIe siècles :
HISTOIRE
DE
L’ÉLOQUENCE GRECQUE
(1874, [1879])
Traduction
par Anne Merker
P-II-13c,230
Première page du cours
HISTOIRE DE L’ÉLOQUENCE GRECQUE
Il n’est rien pour quoi les Grecs se soient donné une peine aussi obstinée que
pour l’éloquence, une énergie est ici dépensée, dont le symbole pourrait être
l’éducation que Démosthène s’imposa à lui-même1 ; c’est l’élément le plus
opiniâtre, et il perdure à travers tous les moments d’étiolement de l’existence
grecque, transmissible, contagieux, comme nous le voyons chez les Romains et
l’ensemble du monde hellénistique : en ce domaine se produit à chaque fois
encore une nouvelle floraison, même avec les grandes universités d’orateurs à
Athènes aux IIIe et IVe siècles il ne touche pas à sa fin. L’efficace de la prédication
chrétienne doit être dérivée de cet élément ; et le développement de tout le style
de la prose moderne dépend indirectement de l’orateur grec, et directement pour
la plus grande part de Cicéron. Dans le pouvoir de parler se concentre
progressivement l’hellénique et sa puissance, son destin fatal en viendra même à
résider en lui. Diodore, dans son introduction, l’exprime en toute naïveté : « on
pourra difficilement citer un avantage supérieur au discours. Car c’est par lui que
les Grecs l’emportent sur les autres peuples, et les hommes cultivés sur les
incultes ; en outre, ce n’est que par lui qu’il devient possible qu’un seul homme en
domine beaucoup d’autres ; mais en général, chaque chose n’apparaît que comme
la puissance de l’orateur la présente »2. On le pensait en toute sincérité,
Callisthène disait ainsi : « il a entre ses mains le destin d’Alexandre et de ses hauts
faits pour la postérité. Il n’est pas venu pour tirer à lui la célébrité d’Alexandre,
mais pour gagner à celui-ci l’admiration des hommes ; et la croyance à la parenté
divine d’Alexandre ne repose pas sur les mensonges d’Olympias quant à sa
naissance, mais sur ce que lui, < Callisthène, > donne à connaître de ses hauts
faits », Arrien, < Anabase >, IV chap. 10. Une présomption des plus démesurées,
s’imaginant disposer d’un pouvoir total comme rhéteurs et stylistes, traverse toute
l’Antiquité, d’une manière incompréhensible pour nous. Ils ont en leurs mains
« l’opinion sur les choses » et par là l’e fficace des choses sur les êtres humains, ils le
savent. Pour cela, il est à vrai dire nécessaire que l’humanité elle-même ait été
éduquée de manière rhétorique. Dans le fond, une bonne part de cette
conception antique est aujourd’hui encore conservée dans l’éducation supérieure
{« classique »} : à ceci près que ce n’est plus le discours oral, mais davantage son
image pâlie, à savoir la capacité d’écrire, qui s’affiche comme but. L’e fficace à
travers le livre et la presse comme ce qui doit être appris par l’éducation constitue
ce qu’il y a de plus antique dans notre formation. Sauf que notre public est
préparé de manière incroyablement plus rudimentaire que dans le monde gréco-
romain ; sauf que les effets doivent être atteints par des moyens beaucoup plus
lourds et plus grossiers ; et toute finesse soit se voit rejetée, soit éveille la défiance ;
dans le meilleur des cas elle dispose d’un cercle restreint qui lui est propre.
Qu’on n’aille pas s’imaginer qu’un tel art tombe du ciel ; les Grecs y ont travaillé
plus que tout autre peuple et plus qu’à toute autre chose (à savoir aussi de si
nombreux hommes !). Il y a certes tout au début une éloquence naturelle sans
pareille, celle qu’on trouve chez HOMÈRE : ce n’est cependant pas un début, mais
bien plutôt l’aboutissement d’un long développement de culture, tout comme
Homère est l’un des plus récents témoins des antiquités religieuses. Le peuple qui
s’est formé à une telle parole, la plus parlable de toutes, a parlé3 insatiablement et
y a trouvé très tôt plaisir et don de distinction. Il existe en effet des distinctions de
lignées, des penchants faisant irruption vers le côté opposé, presque par satiété,
comme la βραχυλογία [brachylogie, brièveté] des Doriens (surtout des Spartiates),
mais dans l’ensemble, les Grecs s’éprouvent comme les parlants4, en opposition
aux ἄγλωσσοι [sans-langue], les non-Grecs (Sophocle)5, et comme ceux qui
parlent de manière compréhensible et belle (à l’opposé, βάρβαροι [barbares], les
« bredouilleurs », cf. βρά-τραχοι [bra-traciens])6. Mais ce n’est qu’avec la forme
politique de la démocratie qu’apparaît l’évaluation totalement excessive de la
parole oratoire, elle est désormais devenue le plus grand moyen de puissance inter
pares7. Le fondateur de la démocratie à Agrigente serait son « inventeur »,
EMPÉDOCLE, nous dit Aristote dans le dialogue Σοφιστής [Sophiste], Laërce VIII
57. Ici, c’était l’éviction des tyrans, comme à Syracuse* ; CICÉRON, Brutus, 46 :
itaque ait Aristoteles cum sublatis in Sicilia tyrannis res privatae longo intervallo
iudiciis repeterentur, † tum primum e controversia natam artem et praecepta Siculos
Coracem et Tisiam conscripisse [c’est pourquoi, dit Aristote, alors que, les tyrans
une fois chassés de Sicile, les affaires privées revinrent en justice après une longue
période, les Siciliens Corax et Tisias composèrent un Traité de l’art né de la
controverse, avec des préceptes]. Ars, Τέχνη, nomme l’enseignement de l’art
rhétorique κατ´ ἐξοχήν [par excellence]8, très signifiant chez un peuple artiste !
On attribue à CORAX la célèbre définition ῥητορικὴ πειθοῦς δημιουργός [la
rhétorique est artisane de persuasion]9. Il avait longtemps pris part à la vie
politique, fut ensuite évincé par des intrigues et se consacra à l’enseignement de la
rhétorique. Il posa comme but de tendre vers l’εἰκός, le vraisemblable ; il distingua
les parties du discours, nomma par exemple le prologue κατάστασις
[établissement].
Son élève est TISIAS, qui enseigna par la suite la rhétorique à Syracuse, Thurium,
Athènes. Célèbre pacte avec son professeur : il le paiera seulement après avoir
remporté son premier procès. Corax l’assigne en justice et pose le principe qu’il
doit recevoir l’argent dans tous les cas de figure, en cas de victoire par suite du
verdict du tribunal, en cas de défaite en vertu du pacte. Tisias renverse
l’argument : il n’a en aucun cas à payer ; s’il gagne, parce que le verdict des juges
l’en absout ; s’il ne gagne pas, alors le contrat ne trouve pas à s’appliquer. Les juges
les chassent tous deux avec la formule ἐκ κακοῦ κόρακος κακὸν ᾦον [de méchant
corbeau méchant œuf ] (même chose à propos de Protagoras et Euathlos)10. ‒ À
Thurium, il fut le professeur de Lysias, à Athènes, d’Isocrate ; il mène une vie
itinérante, comme un sophiste. Laisse derrière lui une Τέχνη [Traité de
rhétorique] : essentiellement l’art de la plaidoirie.
Un enseignement bien plus englobant était donné par les sophistes proprement
dits, ces professeurs supérieurs venus de la Grèce proprement dite et des colonies
orientales, enseigner à parler n’est qu’une partie de leur activité. Avec les
pérégrinations de PROTAGORAS à travers les cités helléniques, à partir de 455
environ, apparaît la sophistique. Il eut sur l’éloquence attique une influence bien
antérieure à celle des Siciliens. Il promet d’enseigner τὸν ἥττω λόγον κρείττω ποιεῖν
[à faire du discours le plus faible le discours le plus fort] : comment on peut grâce
à la dialectique venir en aide à la cause la plus faible pour sa victoire. Cette
dialectique était censée rendre tous les autres arts et sciences superflus : de la
même manière qu’on peut vaincre dans la dispute un géomètre sans être géomètre,
de même à propos de la philosophie de la nature, de la lutte, de la vie politique
active. Les élèves devaient apprendre par cœur des morceaux modèles. Les autres
grands sophistes sont aussi à prendre en considération. Malgré cette configuration
des tâches de la dialectique, les grands sophistes furent des forces de concentration
de plus haut rang par lesquelles le savoir disparate se trouva rassemblé et une
éducation supérieure, atteinte.
Un résultat pratique de la nouvelle éducation dans la deuxième moitié du Ve
siècle : le grand PÉRICLÈS ; il a disputé abondamment avec Protagoras. Platon,
certes, fait dériver sa haute maîtrise du discours de la philosophie (d’Anaxagore),
et non des sophistes : elle a, dit-il, conféré à son esprit un noble envol, une
pénétration de son regard dans les profondeurs de la nature et des êtres humains
(Phèdre, 269e). Cependant, seule la libération des esprit par une éducation
supérieure rend possible un commerce tel qu’il eut lieu entre Périclès et
Anaxagore. Ordinairement, on était encore très en retrait pour ce qui est de la
valeur accordée à la littérature, les hommes les plus puissants dans les États avaient
honte de composer des discours et de les laisser à la postérité, par crainte de
l’ancienne « tache » qui touchait les sophistes et les philosophes, la liberté
d’esprit11. L’orateur Périclès manquait encore totalement du caractère
passionnément libre et audacieux de l’action oratoire12 : il se tenait immobile, les
bras enveloppés, son manteau conservait le même pli, < il gardait > la même
hauteur de voix, le même sérieux, jamais un sourire ‒ et pourtant admirablement
imposant13.
C’est l’antique manière de parler : la nouveauté commence déjà avec GORGIAS ;
il se présentait majestueusement et somptueusement paré, {il se produisait dans
un habit de pourpre, comme Empédocle}, avec sa célébrité mondiale, et il
introduisit le discours épidictique : dans ce discours, on cherche à montrer ce
dont on est capable, on ne cherche pas à tromper, le contenu n’entre pas en
considération. Le plaisir du beau discours conquiert son propre espace où il ne
croise plus le besoin. C’est une respiration du peuple artiste, ils veulent se prouver
à eux-mêmes une bonne fois quelque chose de tout à fait bon avec le discours. Or
les philosophes n’ont eu aucun sens pour cela (eux qui ne comprennent rien à l’art
qui vit et se tisse autour d’eux, rien même à la sculpture, et ainsi y a-t-il une
hostilité d’une violence débordante). Avec Gorgias, la prose d’art* fait son
apparition dans le monde, et elle est immédiatement victorieuse, enivrante ;
aucune des autres formes d’éloquence ne peut plus se maintenir en l’état,
l’expression, le style devient une puissance par soi14, alors que jusque là, chez les
rhéteurs, la disposition du discours, les moyens de preuve, l’éveil des affects, etc.
étaient presque les seuls objets de réflexion et d’exercice. Ainsi y eut-il à Athènes
l’usage de la plaidoirie professionnelle15 sous la forme des λογογράφοι [rédacteurs
de discours]. Les avocats au sens où nous l’entendons aujourd’hui étaient en effet
interdits ; chacun avait le droit d’ester en justice, se défendre était une obligation
imposée à chacun {autorisés : seulement les synégores16 ; ils n’avaient pas le droit
de toucher de l’argent. Leur intervention devait être tout particulièrement
motivée} : et ainsi on se faisait souvent préparer sa défense par des orateurs
exercés et éduqués, et on en lisait les discours. Ainsi apparut un métier lucratif de
littérateurs dont les productions étaient calculées en vue de la représentation au
moyen de la lecture17 ‒ important ! Lorsqu’un tel discours, après son succès, était
publié, il servait tout d’abord la réputation de son auteur, lui apportait de
nouveaux clients ; mais bientôt ces discours se voyaient conféré en outre un
intérêt absolu en tant que pièces d’art (pour ne pas dire d’œuvres d’art), un public
perspicace et exercé aux affaires juridiques prenait plaisir à les lire. Mais par là,
c’est l’égard à témoigner au lecteur qui avait fait son apparition, les logographes
remaniaient leurs productions dans la perspective du style, comme les orateurs
politiques ultérieurs, avant la publication : car on était très conscient de la
différence qu’il y avait selon qu’il s’agissait d’écoute ou de lecture18. Aristote,
Rhétorique III 1, < 1404a18-19 > : οἱ γὰρ γραφόμενοι λόγοι μεῖζον ἰσχύουσι διὰ τὴν
λέξιν ἢ δία τὴν διάνοιαν [« car les discours mis par écrit ont plus de force par le
style que par la pensée »]. Mais en particulier III 12, < 1413b4-8 > : « la λέξις
γραφική [style écrit] est totalement différente de la λέξις ἀγωνιστική [style
agonistique, des débats] < […] > ; on doit les connaître toutes deux : l’une des
espèces (dans l’éloquence publique) n’est rien de plus que ἑλληνίζειν ἐπίστασθαι
[parler correctement le grec] ‒ quelle fierté dans ces mots, fierté de la formation
hellénique ! ‒, l’autre consiste à ne pas être forcé au silence lorsqu’on veut
communiquer quelque chose au public ‒ comme cela arrive à ceux qui ne savent
pas écrire »19. Ensuite : la λέξις γραφική [style écrit] est ἡ ἀκριβεστάτη
{(l’élaboration la plus soignée)}, l’ἀγωνιστική [style agonistique] est
ὑποκριτικωτάτη {(la prestation orale la plus vive et la plus dramatique)}20. *
« Lors d’une prestation publique, les productions des auteurs de discours écrits
paraissent indigentes, στενοί [étriquées], tandis que celles des vrais orateurs, si
réussie que soit leur prestation orale, apparaissent lorsqu’on a ces écrits en mains
le fait d’hommes sans formation, ἰδιωτικοί. […] Les passages à effet dramatique
paraissent niais quand l’action oratoire manque. Par exemple, les asyndètes et les
répétitions multiples d’une seule et même expression sont à juste titre rejetées du
style écrit, tandis que dans les prestations publiques les orateurs s’en servent, car
ces points sont ὑποκριτικά [adaptés à l’action oratoire]. »21 **
Le premier dont les discours judiciaires furent en outre l’objet de lecture, le
λογογράφος [logographe] ANTIPHON, {un authentique Athénien22}, a donc en
tous les cas remanié ses discours ; {il subit manifestement l’influence de Gorgias,
Tisias, Protagoras} ; c’est à cause de ces discours qu’il fut inclus en première place
dans le canon des dix orateurs attiques. Leur construction est très régulière : plus
tard, à partir d’Isée, apparut un sens plus raffiné, où l’on utilise l’art à l’encontre de
l’ordonnancement naturel. Il jouit d’une expression empreinte de dignité,
l’orateur publique d’alors devait parler avec encore plus de mesure, plus de
distance : ainsi, on le range dans l’espèce du style élevé, seulement le style élevé du
discours est plus proche du style simple du discours, par exemple de Lysias, que le
style élevé en histoire < n’y est proche > du style simple. Une sonorité archaïsante
est appropriée à la dignité, Gorgias et Antiphon présentent encore l’ancien
atticisme σσ, ξύν, ἐς23, tandis que Périclès parlait déjà de manière moderne,
également Andocide, Lysias, etc. Pour la composition, il présente l’αὐστηρὰ
ἁρμονία [harmonie austère], par opposition à la γλαφυρά [harmonie ciselée] de
Lysias24. ‒ C’est un aristocrate, {avec une profonde défiance envers le δῆμος
[peuple]}, actif toujours dans les coulisses, sans ambition politique visible, un
juriste renommé et un conseiller, y compris de Thucydide, à ce qu’il semble, lors
du procès de celui-ci (grandement loué par lui, VIII 68, le premier des hommes
par son ἀρετή [vertu] et en outre l’esprit le plus distingué d’Athènes à cette
époque : κράτιστος ἐνθυμηθῆναι γενόμενος καὶ ἃ γνοίη εἰπεῖν [ayant atteint
l’excellence dans l’élaboration des pensées et dans leur expression]). Il mit sur pied
un plan méticuleux pour renverser le pouvoir populaire : il fut plus tard
condamné pour l’installation des Quatre Cents et pour προδοσία [trahison] (en
faveur des Lacédémoniens). Son discours de défense, Περὶ τῆς μεταστάσεως
(« Sur le changement de constitution ») était, selon Thucydide, le meilleur qui
ait été conservé jusqu’à son époque. Condamné malgré tout, il aurait dit à Agathon,
qui admirait son discours : un homme avec une grande âme doit davantage peser
τί δοκεῖ ἑνὶ σπουδαίῳ ἢ πολλοῖς τοῖς τυγχάνουσιν [ce que pense un seul homme de
valeur plutôt que la foule du tout-venant], Aristote, Éthique à Eudème, III 5,
<1232b6-9>. ‒ On possédait 60 discours, Cécilius en conteste 25 comme
inauthentiques. Quinze nous sont parvenus ; parmi eux, trois groupes de quatre
sont rassemblés sous forme de tétralogies. La prépondérance revient aux λόγοι
δικανικοὶ δημόσιοι [discours judiciaires pour des actions publiques], par
opposition aux λόγοι δικανικοὶ ἰδιωτικοί [discours judiciaires pour des actions
privées], il dédaignait les procès sans envergure. Les discours conservés
appartiennent à la classe des λόγοι φονικοί, affaires de meurtres ; celles-ci étaient
très renommées. À ne pas confondre avec Antiphon le {sophiste}, l’interprète des
rêves et des signes, qui, au IIe siècle, a écrit un traité de philosophie naturelle,
Ἀλήθεια [Vérité], pompeux, au style artificiel, avec un vocabulaire poétique
inusité, dépourvu de tout naturel. Le surnom de celui-ci était λογομάγειρος
{« cuisinier de discours »}, notre homme politique se nommait Nestor25.
Un technicien important est THRASYMAQUE {de Chalcédoine}, le sophiste,
{(aussi philosophe περὶ φύσεως [sur la nature])}, que Platon tourne en caricature
dans la scène introductive de La République : prétentieux, borné, stupide,
effronté. Il est le fondateur de l’espèce moyenne du style26, il invente la περίοδος
στρογγύλη [période arrondie] ou συνεστραμμέμη [implexe], que Gorgias et
Antiphon ne connaissaient pas encore (en opposition à la λέξις εἰρομένη, le style
« enchaîné », il rassemble la pensée en une unité : ce n’est plus comme chez
Gorgias des antithèses succédant sans lien à des antithèses)27. On doit donc le
considérer comme une nature rythmique grandiose, car ce qui lui est reproché
par la suite, à savoir que son style sonne de manière presque trop rythmique28 (il
fut le premier à privilégier le rythme péonique, selon Aristote29) ‒ cela montre en
quoi résidait sa force artistique : pour découvrir la période, il fallait une haute
capacité d’invention rythmique, car elle est une architectonique de la phrase, un
mode unitaire de construction, où la symétrie ou le contraste des membres
singuliers de la phrase se voit mesuré et éprouvé : une répartition artistique des
tons haut, bas et médian qui traverse un assez long morceau de discours, morceau
qui doit être embrassé par une seule respiration du souffle. Ce faisant, il a eu une
influence dans l’histoire mondiale, il a découvert une nouvelle forme
d’envoûtement, sans aucun doute. Un Sicilien invente la prose d’art, un
Chalcédonien {(donc d’une colonie mégarique)} invente la période ! Parmi les
écrits de Thrasymaque il y eut les Ὑπερβάλλοντες (moyens de l’amplification),
Ἔλεοι (moyens de susciter la pitié), etc., ainsi que des discours d’éloges et de blâme
composés par jeu, une forme d’epideixis [démonstration, specimen du talent
oratoire], donc, comme l’Éloge d’Hélène de Gorgias se voit qualifié de παίγνιον
[amusement]. Donc il tempère le style de Gorgias et invente le style moyen : cela
trahit une haute sensibilité pour la mesure et le caractéristique (il est dans le
même rapport envers < Gorgias > qu’Euripide envers Eschyle). Le style choisi !
consistant pour l’essentiel en un vocabulaire usuel, la stimulation procurée par le
ξένον [l’étrangeté, l’insolite] consistant dans le choix. Or Aristote, Rhétorique, III
2, dit que ce procédé a d’abord été indiqué et inventé par Euripide30 ; ainsi
Thrasymaque apparaît-il comme celui qui a tiré profit, pour la prose, de
l’inventivité d’Euripide. (Quintilien, X 1.67, recommande aux orateurs l’étude
d’Euripide plutôt que celle de Sophocle). Cela s’apparente bien à la relation de
Gorgias vis-à-vis du style de poète-orateur qu’avait Empédocle ! et à nouveau
d’Empédocle vis-à-vis du style d’acteur qu’avait Eschyle !
Le très mal famé CRITIAS* se distingue fortement comme orateur, on peut être
frappé qu’il n’ait pas été retenu dans le canon, au lieu d’Andocide notamment,
mais le fait d’avoir été l’un des Trente lui a porté préjudice ; dignité dans les
pensées, simplicité dans la forme, peu de fougue et de feu, peu d’ἦθος [caractère]
engageant, affirmant constamment ἀλλ´ ἔμοιγε δοκεῖ [mais c’est là mon avis]
{(aussi chez Xénophon)}, etc. Hérode Atticus, {le spirituel et grand sophiste
athénien}, le rangeait devant tous les autres classiques et l’imitait, l’atticiste
Phrynicos le plaçait parmi les écrivains devant servir de modèles à l’atticisme. Il
écrit avec choix, évite {dans l’ensemble} les mots poétiques, présente pourtant des
mots assez rares, authentiquement attiques ; modération dans l’ornementation
figurée. ‒ Son éducation athénienne très distinguée {formé auprès de tous les
sophistes, en particulier auprès de Socrate}, son goût des plus élitaires, et un
exercice varié en poésie et en prose lui confèrent sa prépondérance, par là-dessus
il est homme politique, {esprit libre31}, perspicace, sans scrupules, {profondément
haineux}, en somme la personnalité classique de l’Athénien distingué, de l’ἀνὴρ
ἀγαθός [homme de bien], attirant jusque dans ce que ses qualités ont d’effrayant.
ANDOCIDE, {un talent oratoire sans beaucoup de préparation ni de travail,
assurément pas un technicien, peut-être le moins important < des orateurs >}, le
deuxième des dix orateurs canoniques ; issu d’une société noble, il avait le rang des
hérauts des Mystères d’Éleusis32 ‒ issu d’une maison composée d’oligarques, il
tenta plus tard sa chance auprès de la démocratie ; repoussé par celle-ci, il reste
strictement neutre dans les durs conflits qui suivent. Célèbre est son implication
dans le procès de l’affaire des Hermès, il libère la cité d’un grand danger et d’une
angoisse plus grande encore, mais l’opprobre le plus profond le frappa comme
dénonciateur33 : auprès des oligarques, parce qu’il avait enfreint le lien sacré entre
tous de l’ἑταιρία [confrérie] par sa déloyauté envers les compagnons ‒ ils l’ont
poursuivi avec la plus grande véhémence ‒, mais également les purs démocrates,
dont il avait contrarié les plans. Un décret du peuple lui interdit l’accès à l’agora et
aux lieux sacrés ; aussi partit-il à l’étranger comme commerçant en gros. Il se gagna
quelque crédit auprès de la flotte athénienne à Samos ; sur ce, il rentra à Athènes.
Cela tourna mal : aussitôt attaqué en justice, il s’en tira avec peine. La même
affaire se répète encore une fois, à nouveau il échoue, à nouveau il doit reprendre
sa vie itinérante et de commerçant. Il visite presque toutes les contrées hellènes. Il
profite lui aussi de l’amnistie générale qui suivit la chute des Trente, il rentre en
402 environ, doit endurer trois ans plus tard encore un procès politique, mais
l’emporte. Il fut chargé de missions diplomatiques, et il semble qu’il dut une
nouvelle fois s’exiler. ‒ Comme orateur, il n’est ni rhéteur ni rédacteur de discours,
mais seulement un politique34 ; il n’était pas un sophiste, son savoir est insignifiant
et peu sûr. Il représente à nos yeux la classe de ces orateurs publics qui fut alors
toujours la classe la plus nombreuse : les discours isolés qui furent publiés le
furent comme tracts politiques ; le contenu est absolument la chose principale. La
base pour la forme est la technique la plus habituelle. Il fut par la suite tenu en
faible estime : Hérode Atticus, à qui l’on faisait ce compliment d’être l’un des dix,
répondit : « À vrai dire, je suis meilleur qu’Andocide ». Son expression est
stylistiquement non maîtrisée, généralement ordinaire, occasionnellement des
tournures de tragédie. Il révèle ce qu’à cette époque un Athénien éduqué pouvait
particulièrement produire sans formation rhétorique supérieure : donc les
conditions préalables de ce talent spécialement athénien : grande habileté et
plaisir pris au récit, personnages parlant au style direct, représentation vivante des
circonstances, ἐνάργεια [évidence]35, peu de pathos. On ne trouve rien en matière
d’ornementation figurée, d’antithèses, de parisa, d’homoioteleuta36 ; cela montre
combien il est peu touché par la formation rhétorique de l’époque ; de même
aucune construction périodique, ou plutôt totalement désordonnée. Les figures
qui apportent de l’animation, comme l’asyndète, l’interrogation, se trouvent en
masse : Aristote trouve cela niais dans les discours écrits, mais ces figures régnaient
à la tribune par leur efficacité dramatique ; en outre, cela ne demandait pas d’être
un grand technicien.
LYSIAS, fils du Syracusain Céphale, né à Athènes vers 444 ; son père fut attiré à
Athènes par Solon, {son hôte et ami}, et y vécut 30 ans : riche, d’une haute
éducation, tenu en haute estime. Après sa mort, ses fils se rendirent à Thurium ;
Lysias y vécu ses années d’adolescent et de jeune homme ; il y fit ses études de
réthorique grâce au Syracusain Tisias. Les frères sont de retour à Athènes à partir
de 412, établis dans une situation très brillante. Il n’avait pas besoin d’écrire des
discours pour le tribunal. Mais il composa bel et bien des pièces d’art épidictiques
destinées à la lecture, comme ce discours érotique qui est traité dans le Phèdre. Il
était en ces matières très admiré comme écrivain. Le fait qu’il devint un orateur
puissant provoqua le grand malheur qui sous les Trente frappa sa famille, toute la
fortune < de celle-ci > et son frère Polémarque leur furent sacrifiés. Lysias s’enfuit
à Mégare, s’affaire avec ferveur et sacrifice pour le rétablissement de la
constitution. Après le retour victorieux37, il en fut récompensé par l’octroi du
droit de cité. Les formes légales n’avaient malheureusement pas été parfaitement
respectées, et ainsi fut-il plus tard attaqué en justice et le perdit de nouveau38. Il
était ruiné, il devint alors λογογράφος [logographe]. Il vengea d’abord le malheur
de son frère en attaquant Ératosthène, l’un des Trente39. Denys lui attribue 200
discours authentiques dans l’espèce judiciaire. Le nombre total des discours qu’on
attache à son nom était de 425, dont Denys et Cécilius retiennent 233 comme
authentiques. Donc 192 rejetés. 170 nous sont plus ou moins connus ; de 250
nous ne savons pas la moindre chose. 34 conservés. ‒ Le caractère envoûtant du
style de Lysias fut d’abord remarqué à l’époque de Théophraste et se manifesta à
travers l’imitation ; Dinarque, Charisius, Hégésias de Magnésie. C’est là une
réaction contre le style artistique d’Isocrate et sa sonorité pleine, on se plaisait à ce
qui est simple et on exagérait la simplicité. Encore plus forte fut la réaction à
Rome, où Lysias fut brandi comme un bouclier contre l’asianisme40. Cicéron,
violemment combattu par ces atticistes et lysianiens extrêmes, se montra pourtant
très équitable envers Lysias et le qualifia d’orateur presque parfait, auquel ne
manquait que la force oratoire pour avoir un effet saisissant sur l’âme des
auditeurs. Il est tenu pour le meilleur représentant du χαρακτὴρ ἰσχνός [caractère
maigre], de la λέξις λιτὴ καὶ ἀφελής [style sans apprêt et dépouillé]41, des oratores
tenues, acuti, subtiles, versuti, humiles, summissi [orateurs ténus, aigus, d’une fine
simplicité, souples, humbles, au ton bas]42. ‒ Lysias s’est posté dans une âpre
opposition à Gorgias, en pleine conscience, il a conservé son caractère jusque dans
les discours panégyriques : donc dans le choix des mots et dans l’expression ; c’est
la manière de parler de l’homme ordinaire qui est reproduite ‒ un acte
grandement artistique ! Et de la plus haute difficulté. Cicéron, L’Orateur, chap.
76, dit à juste titre : orationis subtilitas imitabilis illa quidem videtur existimanti,
sed nihil est experienti minus [la fine simplicité de ce type de discours paraît
imitable tant qu’on ne fait que juger, mais rien ne l’est moins une fois qu’on
l’expérimente]. Denys, Censura veterum scriptorum, ὡς ἀναγιγνωσκόμενον μὲν
εὔκολον νομίζεσθαι, χαλεπὸν δ´ εὑρίσκεσθαι ζηλοῦν πειρωμένοις [tant qu’on le lit, on
le juge facile, mais dès qu’on s’y essaye, il se révèle difficile à imiter, < L’imitation,
5.1 >]. Abstention envers la τροπικὴ λέξις [style ou expression figurée], on doit
s’en sortir avec la κυρία [l’expression propre]. Pour chaque chose, le mot
authentiquement attique. Concision sans obscurité. L’amplification des pensées et
des phrases au moyen d’ingrédients sans nécessité, la περιβολή [habillage]
manquent totalement ; une certaine maigreur élancée. Il a la période oratoire
{ἐναγώνιος [des débats] }, non l’épidictique (il dépend donc de Thrasymaque). Il a
de l’ἐνάργεια [évidence]. Puis de l’ἦθος [caractère] ; ses locuteurs sont ressentis
comme des gens simples et sans malice et communiquent cette disposition.
L’apparente absence d’art dans la composition est le résultat de l’art le plus haut.
In summa : une χάρις [grâce] inimitable lui échoit, non une grâce ornée à la
Isocrate, mais la χάρις d’une chose conforme à la nature. (Combien
pitoyablement les Romains ressentent-ils cela à travers les mots de polita, urbana,
elegans [châtiée, policée, élégante], Cicéron, Brutus, 285, cela sonne presque
français !) Lorsqu’il fait un usage abondant de l’ornement qu’est la construction
de la phrase par antithèse et parallélisme, nous voyons alors que cela appartenait à
la manière populaire de parler et que c’était parfaitement athénien ; comme le
montre aussi Euripide. Ses lettres étaient elles aussi renommées et écrites en pleine
conscience (chez les Anciens, cela fait partie de l’éloquence). Lysias est l’un des
produits les plus raffinés de l’esprit artistique athénien : quel chemin dut être
parcouru pour passer du style poétique de Gorgias au style de Lysias ! L’union de
la conscience et de la naïveté est toujours ce qu’il y a de plus haut, mais est difficile
à atteindre, presque jamais directement, seulement par de longs détours et de
longs errements ; le goût ordinaire exècre la simplicité comme « ennuyeuse » ;
tandis que le goût le plus noble a de l’aversion envers la surcharge et l’épicerie ;
c’est toujours par une certaine réaction qu’apparaît le genus tenue [genre ou style
ténu] ; tout comme l’admiration pour Lysias a toujours pour présupposé un tel
sentiment.
ISOCRATE, fils de Théodore, d’Athènes ; c’était un citoyen de condition
moyenne, qui possédait une fabrique de flûtes. Isocrate reçut l’éducation la plus
soignée et se distingua parmi ses camarades d’école (il dit même qu’il fut plus
considéré parmi eux ἢ νῦν ἐν τοῖς συμπολιτευομένοις [qu’aujourd’hui parmi ses]
« concitoyens »)43. À cela s’ajoute l’influence de Prodicos, de Socrate, de
l’orateur et homme politique Théramène. Isocrate lui-même ne fut pas un
homme politique ni un orateur du peuple : il lui manquait la force de la voix et le
sang-froid de qui doit monter à la tribune ; même dans sa propre maison, son
discours se figeait dès qu’un étranger survenait. Pendant qu’il est dans sa vingtaine,
son père s’appauvrit, du fait des désastres politiques en Sicile, de la guerre
maritime touchant les cités de la ligue athénienne : qui avait donc l’esprit à acheter
des flûtes ? Il se rend chez Gorgias en Thessalie pour se confier à un maître du
discours et devenir ensuite λογογράφος [logographe]. Vers 400, il est à nouveau à
Athènes, il donna un petit nombre de discours judiciaires de sa composition. Par
la suite, après qu’il fut devenu célèbre, on fabriqua des faux en masse, Aristote
peut parler de volumes entiers que les libraires débitaient comme discours
judiciaires d’Isocrate44, au grand dam du professeur et de ses élèves. Il était un
auteur bien trop méticuleux et lent pour réussir à trouver là quelque gain ; et le
genre simple lui répugnait45. Il se fit donc professeur. Dans les années antérieures,
il avait nié que le discours pût gagner quoi que ce soit par la théorie, à présent il
change d’avis : la nature et l’exercice viennent en première position, la théorie en
seconde. Il commence par fonder une école à Chios, avec neuf élèves (peut-être
ἐπὶ Λυκείου [au Lykeion]46 ? sa demeure se trouvait à proximité de ce gymnase).
Lorsqu’on lui paya ses premiers honoraires (avant la leçon), il aurait dit dans un
sanglot : « À présent, je vois que je me suis vendu à ces gens »47. Il prenait 1000
drachmes. Son programme est constitué par le discours Contre les sophistes ; il y
combat la concurrence, il veut délivrer la totalité de la formation nécessaire à la
vie ; aussi rejette-t-il les dialecticiens et éristiques, disciples de Protagoras ; il
reproche aux rhéteurs, ses rivaux, d’en promettre trop ; sa théorie ne peut rien
d’autre pour les gens doués que leur faciliter l’invention des pensées, et porter les
moins doués un peu au-delà d’eux-mêmes. Il trouve bientôt sa propre forme
magistrale, dont il se montre ensuite si fier, des λόγοι [discours] qui sont à la fois
ἑλληνικοί, πολιτικοί et πανηγυρικοί [helléniques, politiques et panég yriques],
comme il le dit lui-même, et qui s’approchent plus de la poésie que des discours
judiciaires48. Jusqu’à présent, le discours d’art avait la plupart du temps un thème
absurde ou paradoxal, comme un jeu ; on voulait se laisser aller en pleine liberté
et jouir de son art. Seul Gorgias présente une disposition plus haute. Isocrate en
est l’achèvement. Le discours vaut à ses yeux comme le fondement de toute
formation supérieure, même de la formation morale : car « nous tenons pour
sensés et sages ceux qui savent le mieux discuter avec eux-mêmes des affaires »49.
Ainsi revendique-t-il tout particulièrement les mots φιλόσοφος [philosophe] et
σοφός [sage] pour sa formation. Nous laissons de côté son combat contre les
philosophes, surtout avec Platon, il en a déjà été question. Il est aussi en conflit
avec les exégètes des poètes et les bouquinistes de l’époque. Il tient la poésie
épique et la tragédie pour une ψυχαγωγία, un divertissement, fondé sur la
prédilection de la foule insensée pour les fables et les spectacles de concours, il
méprise la comédie50. Les œuvres renommées des poètes, restituées sans mètre,
apparaîtraient bien inférieures51. C’est le prosateur fanatique52. Son élève Éphore
est allé jusqu’à dire que la musique a été introduite chez les êtres humains ἐπ´
ἀπάτῃ καὶ γοητείᾳ [pour tromper et envoûter]53. Isocrate pour sa part dit à
propos du musicien que les hommes âgés n’y ont aucun désagrément et les jeunes,
un passe-temps agréable, utile et adapté {à eux}54.
Avec la publication du Πανηγυρικός [Panég yrique], il devint une célébrité dans
le monde hellénique : même ses adversaires extraient de ce discours des exemples
à valeur de modèle et vivent de lui : comme il le répétera toujours, tous forment
leur style à l’imitation du sien (et cela est vrai, ainsi chez Aristote, Alcidamas,
Anaximène et Zoïlos). La pleine floraison de l’école commence avec l’année 380.
Beaucoup d’étrangers : on séjournait trois ou quatre ans à Athènes pour ce motif ;
adieux avec regrets et larmes. Il dit lui-même qu’il a eu plus d’élèves que tous ses
rivaux réunis. Athènes, les cités côtières d’Asie et de Thrace en envoient le plus
grand nombre, la Grèce proprement dite en fournit peu, des colonies
occidentales aucun élève n’est connu. Recul général de l’hellénisme à l’Ouest,
progression à l’Est, de là proviennent presque tous les philosophes ultérieurs, là
l’éloquence asianique est bientôt chez elle. À l’époque d’Isocrate, Athènes est
exclusivement le lieu de toute rhétorique ; il en est la cause principale. Cicéron,
Brutus, 32 : cuius domus cunctae Graeciae quasi ludus quidam patuit atque officina
dicendi [< Isocrate >, dont la maison fut comme une école ouverte à toute la
Grèce et un atelier d’éloquence]. De l’o rateur, II 94 : cuius e ludo tamquam ex
equo Trojano meri principes exierunt [de son école, comme du cheval de Troie, ne
sortirent que des hommes de premier rang] : orateurs actifs, hommes politiques,
généraux, rhéteurs, érudits, notamment des historiens*.
L’œuvre d’Isocrate, qui lui valut cet immense succès, nous est plus étrangère que,
par exemple, les discours démosthéniens ; nous entendons trop les idées, trouvons
que celles-ci ne sont pas assez profondes, politiques, philosophiques ; un peu
moyennes !, et {nous} ne comprenons pas l’effet qu’elles produisirent. Même pour
sa forme, nous n’avons plus de sensibilité, cela doit venir du fait que nous sommes
habitués à des épices et des contrastes beaucoup plus forts et faisons dans
l’ensemble allégeance au discours de type asianique. En revanche, le plus grand
prosateur du siècle, Leopardi, l’a traduit et s’est formé à son exemple, lui qui
pouvait dire qu’une belle prose est bien plus difficile à réussir que de beaux vers ;
et que la poésie ressemble à une figure féminine somptueusement parée, la prose,
à une figure sans voile. Mais Pline dit de la sculpture : graeca simplicitas est nihil
velare [la simplicité grecque est de ne rien voiler]55. En cela réside la difficulté.
C’est de cette manière que nous apparaît en effet le style d’Isocrate, avec cette
simplicitas quae nihil velat [simplicité qui ne voile rien]. Pour les oreilles encore
plus raffinées des Grecs, il était déjà vêtu de parures et voilé, si on le mesure au
style de Lysias*. Il s’agit de la manière épidictique. Celle-ci veut avoir un effet sur
le lecteur56 ; on peut se représenter ainsi l’image du lecteur grec à l’époque
d’Isocrate, un lecteur lent, qui hume phrase après phrase, avec l’œil et l’oreille aux
aguets, qui absorbe un écrit à la manière d’un vin délicat, éprouve tout l’art de
l’auteur ; écrire pour lui est encore un plaisir, lui qu’on n’a pas à assourdir, à
enivrer, à entraîner, mais qui possède réellement la disposition naturelle du
lecteur : l’homme d’action, l’homme passionné, l’homme souffrant n’est pas
lecteur. Calme, attentif, insouciant, oisif, un homme qui a encore le temps ‒ avec
lui s’accorde la période arrondie, harmonieuse, pleine, la consonance simple, les
moyens d’un art sans trop d’épices ; mais il s’agit d’un lecteur exercé comme
auditeur au discours pratique57 et qui, dans le calme de la lecture, dresse l’oreille
avec encore plus d’acuité, qui n’est distrait par aucune passion dramatique de
l’action oratoire ; on ne peut plus lui faire entendre aucun hiatus, il reconnaîtra
aussi les structures rythmiques à l’oreille, il ne laisse rien passer. L’art d’Isocrate
présuppose que le lecteur existait déjà à cette époque58 ; il s’accroît à présent
considérablement et c’est à lui que correspond aussi désormais l’écrivain, qui ne
songe plus à la prestation orale. Par là est donné le mode le plus raffiné, le plus
exigeant de l’é coute ainsi que l’ἀκριβεστάτη λέξις [style le plus précis], le style de
l’écrit. (Chez nous, le lecteur n’est presque plus un auditeur, et c’est pourquoi celui
qui a en vue la prestation artistique orale travaille aujourd’hui avec plus de soin :
monde inversé !). ‒ Comment Isocrate atteint-il le style lu classique ? Il ôte l’excès
dans le style écouté et épidictique des grands maîtres antérieurs, dans
l’ornementation figurée, dans les métaphores hardies de Gorgias, dans les abus
rythmiques de Thrasymaque. Il éloigne donc d’un degré supplémentaire le style
vis-à-vis du poétique. Il comble un peu les déficiences, à savoir la composition de
Gorgias et de Thrasymaque avec leurs brefs membres de phrase ; il remplit la
période, la rend plus ronde, plus calme, écarte donc la vivacité dramatique de
l’ὑπόκρισις [action oratoire], qui avait déterminé le style de la période ; cela ne
convient pas au style lu. Sous ces deux rapports, on peut le dire timide et sans
force dans le ton, comme le fait Denys d’Halicarnasse59, mais c’est lui faire
injustice, il trouvait précisément dans ses Athéniens une aune. L’Athénien du
temps de Démosthène s’était déjà altéré. Il y fallait le travail le plus appliqué, une
écoute et une pesée constamment tendues et affinées, à chaque mot, à chaque
mouvement rythmique ; le choix des mots lui a coûté le plus de temps (comme
Euripide). Puis l’évitement du hiatus, emprunté à l’art des dialogues tragiques et
comiques. Puis la recherche du rythme et l’évitement du mètre60. Quoique à
nouveau, crainte d’une disposition non naturelle des mots. Pour finir, l’édifice des
κῶλα [côla, membres de phrase] et des περίοδοι [périodes] {avec leurs rapports
rythmiques d’ensemble}, adapté de la théorie rythmique. Tout cela mis ensemble
forme un art de la prose qui s’émancipe de l’art poétique de manière tranchée,
tandis qu’auparavant, chez Gorgias, la prose se mettait à l’école de la poésie. Les
affects sont tenus éloignés, les ébranlements, joints à la ruse, l’ironie, la moquerie,
tout cela manque, généralement les figures introduisant de l’animation ‒ cela n’a
pas sa place dans le style lu ; de même d’ailleurs que Thucydide évite cela
fondamentalement, malgré ses thèmes61. L’ἦθος [caractère] règne de part en part.
L’édifice du discours est lui-même plein de grandeur, on surmonte l’ancienne
rigidité de l’agencement, on imagine une foule d’effets de contrastes raffinés, on
identifie le secret des épisodes et des moyens de retardement, l’artiste joue parfois
avec la difficulté de lier le divers dans l’unité.
On s’est plus tard épuisé dans une comparaison entre Démosthène et Isocrate,
au détriment de ce dernier, mais la question se ramène à la simple différence du
style agonistique et du style écrit, il est absurde de blâmer quelqu’un du fait qu’il se
tient strictement dans les limites de son art. On le trouvait uniforme, d’un seul
ton, après qu’on eut ressenti la surexcitation provoquée par la saturation d’effets
dramatiques et qu’on fut devenu insensible aux délicates variations au sein d’une
limitation volontaire à une seule couleur fondamentale. Denys d’Halicarnasse, le
démosthénien, dit « Lorsque je lis un discours d’Isocrate, < […] > alors je deviens
sérieux et j’entre dans un état d’humeur posée et solennelle, comme lors de
l’écoute d’un air spondiaque joué à la flûte ou de chants doriens. Si en revanche je
prends en mains un discours de Démosthène, alors je suis pris d’enthousiasme et
ballotté de tous côtés tandis qu’un sentiment chasse l’autre : défiance, angoisse,
peur, mépris, haine, pitié, bienveillance, colère, envie, bref tous les sentiments qui
peuvent saisir un homme, et il m’arrive précisément ce qui arrive à ceux qui se
font initier dans les Mystères de la Mère des dieux et des Corybantes »62. Il est
pourtant clair que le lecteur est dans ce dernier cas une absurdité : un être qui,
livre en main, éprouve de tels affects doit avoir été une impossibilité, il devait
avoir été contraint de jeter son livre.
Isocrate jouissait d’une énorme force vitale, il écrivit à 94 ans le Panathénaïque
et l’acheva dans sa 97e année. Pour finir {(après la bataille de Chéronée)}, il mit
fin à ses jours en cessant de s’alimenter. Il n’obtint pas de son vivant la renommée
et la considération qu’il espérait, et demeura très susceptible face aux nombreuses
attaques et calomnies de ses rivaux ; ce dont il se plaint dans le Panathénaïque : il
invectivait sa nature et déplorait son sort. Il se découvrit inapte à l’action et au
discours publique, cela le rongea perpétuellement. Il était ἀπράγμων [non actif
dans les affaires de la cité] et ne fréquentait pas même l’Assemblée du peuple.
Parmi 60 discours, Cécilius en reconnut 28 comme authentiques.
ISÉE, probablement de Chalcis, vit néanmoins à Athènes, certainement métèque
{comme Dinarque}, est à nouveau un orateur praticien63, le pont entre Lysias et
Démosthène. Il fait partie des tout premiers élèves d’Isocrate et fait preuve de
quelque influence. Son activité s’étend entre la guerre du Péloponnèse et le règne
de Philippe. Il était un λογογράφος [logographe] très réputé, très rusé (en
particulier dans les affaires d’héritage et de propriété). Parmi 64 discours, Denys
d’Halicarnasse en identifie 14 comme inauthentiques. Onze discours conservés.
Forte ressemblance avec Lysias, sauf que celui-ci s’efforce de parler χαριεντῶς
[avec grâce], celui-là δεινῶς [avec véhémence]. Il commence à façonner la pensée
avec art et à lui donner une couleur oratoire64, et il est la transition vers
Démosthène. Le tribunal ne s’était pas entièrement soustrait à l’influence de la
prose d’art, mais l’affect propre au discours politique s’y insinue aussi. Une
certaine affectation de simplicité : l’avocat rusé se glisse dans les habits du brave
homme ; l’ἰδιώτης [simple particulier sans formation technique] chez Lysias est
un original, non une copie comme ici.
LYCURGUE, appartenant à la famille de très haut lignage des Étéoboutades, né au
début du IVe siècle, un élève d’Isocrate {?}, un homme politique important, un
opposant au parti macédonien avec Démosthène et Hypéride, parfois
ambassadeur, mais avant tout excellent intendant des finances publiques
(trésorier, τῆς κοινῆς προσόδου ταμίας) à partir de 338 environ, pendant 12 ans ;
dans une situation difficile65, surtout après la défaite de Chéronée. Un homme de
la plus stricte droiture*, également un juge sévère de la moralité politique, un
accusateur traquant les criminels envers l’État, comme le montre le discours
conservé (Contre Léocrate). Dans ses réquisitoires, disait-on, il trempait son
calame non dans l’encre, mais dans le sang66. Il quitta sa fonction en 326, son
successeur commença par de lourdes attaques contre sa gestion, il le réfuta point
par point. Il mourut peu après. En 307 fut adopté un décret honorifique en sa
faveur, une statue d’airain fut érigée sur la place du marché, on décerna aux plus
anciens de sa lignée, à chaque époque, le droit d’être nourri au Prytanée, sa vertu
et sa droiture furent publiquement louées. Il y avait 15 discours de lui. Son style
ne portait pas la marque d’Isocrate, mais il en avait emprunté le soin et la dignité.
Il parlait comme s’il improvisait. Οὐ μὴν67 ἀστεῖος οὐδ´ ἡδὺς ἀλλ´ ἀναγκαῖος [il
n’était pas policé ni agréable mais contraignant]. Quelque chose d’élevé, de dur,
d’ampoulé aussi, de désobligeant, d’épisodique aussi, une économie non heureuse.
Le discours conservé produit une impression bien plus grossière que les discours
judiciaires de Lysias, on voit qu’il s’agit de produire un effet à distance sur la
grande masse dans un discours politique public. Cela manque fortement de
passion démosthénienne, ce n’est que par elle que le discours agonistique perd sa
dimension de peinture décorative et médiocre.
HYPÉRIDE*, du dème de Kollytos, d’origine noble, né vers 380. Lui aussi est passé
par le ludus [école] d’Isocrate. Il était λογογράφος [logographe] et augmenta par là
l’aisance de son train de vie (donc entretemps, le métier doit être devenu
honorable aux yeux de l’opinion publique). Lui-même était paisible, gourmand,
avec force fréquentation de courtisanes. Il est cependant, comme homme
politique, un caractère irréprochable, incorruptible, hardi dans son attaque des
hommes politiques les plus en vue, partisan enflammé de l’indépendance
d’Athènes et enragé contre tout ce qui est macédonien. Alexandre déjà avait
réclamé son extradition {après la destruction de Thèbes}, Antipater, victorieux, le
fait exécuter à Égine en 322, il avait environ 60 ans. C’est un orateur né, d’une
χάρις [grâce] et d’une légèreté distinguées, insouciant, cordial, futile. Il n’est
inféodé à aucun modèle, traitement perspicace du matériau, sans soin, excellente
administration des preuves, {brillante récapitulation}. Expression en pur attique,
quoiqu’insuffisamment choisi**. Parmi 77 discours, les Anciens en tenaient 52
pour authentiques. Jusqu’en 1848, un assez grand fragment du Λόγος ἐπιτάφιος
[Oraison funèbre] chez Stobée constituait le morceau le plus précieux qu’on
possédait de lui. Les Anglais Harris, Arden et Stobart en publièrent davantage à
partir de papyri des tombes égyptiennes, Pour Euxénippe, Pour Lycophron, Contre
Démosthène et Λόγος ἐπιτάφιος.
{‒ Nous en venons au plus grand génie de la rhétorique attique}68 ESCHINE, {qui
n’était pas}*** de la plus basse extraction {!}, né en 393, « il peut seulement
prétendre ultérieurement par les voies les plus détournées à la citoyenneté
athénienne », {dit Démosthène, qui ment !}69 Il fut d’abord scribe {et lecteur de
propositions de lois}70 auprès de l’orateur politique Aristophon, puis auprès du
démagogue Eubule ; il partageait les positions de ce dernier. Puis il devint acteur
(tritagoniste71), sans succès, sifflé par le public. Puis il fit son service militaire. À
33 ans, il monta pour la première fois à la tribune comme orateur politique. Une
certaine fierté pour son savoir conquis laborieusement et pour ses mœurs
délicates ressort souvent ; Démosthène vitupère son ἀπαιδευσία [manque
d’éducation], l’appelle ἄμουσος [inculte]72. Une belle voix, d’une force et d’une
plénitude rares, Démosthène a une terrible angoisse face à elle et à sa force de
séduction ; il l’a exercée dans la très exigeante technique de modulation du jeu
d’acteur de l’époque. Il eut auprès de lui les deux plus grands maîtres de cet art,
Théodore et Aristodème (ce dernier fut aussi, comme d’autres acteurs, sollicité
comme ambassadeur touchant les affaires de l’État). Eschine lui-même fit un jour
une chute dans le rôle d’Œnomaos {en poursuivant Pélops} et dut être relevé par
le chef de chœur. Il se serait alors retiré à la campagne avec d’autres mauvais
acteurs : d’où son appellation d’ἀρουραῖος [champêtre]. {Sur son importance
comme acteur, Démosthène a de nouveau arnaqué terriblement et proféré des
calomnies}73. Quoiqu’il en soit : les plus grands artistes l’avaient supporté auprès
d’eux. Il portait avec lui sa prestance à la tribune et se montrait plein de solennité,
plus proche des anciens orateurs par son évitement des gesticulations de mains {(il
fut représenté comme Solon, la main enveloppée dans son manteau)}, quelque
chose de royal, face à un Démosthène tout excité ; lequel s’en agace fortement.
Eschine place en matière d’art le célèbre orateur politique Léodamas au dessus de
Démosthène. Lui-même a l’élévation de ton et la solennité du pathos, σφοδρότης
[véhémence], τραχύτης [âpreté], une manière brillante de narrer, ce faisant il se
donne l’apparence de la simplicité et de l’absence d’apprêt, comme s’il se laissait
guider par le seul contenu. Tous ces orateurs (tous les praticiens !) s’appliquent
également à dissimuler l’art ; parce qu’il éveille la défiance dès lors qu’il est
remarqué, « comme envers des vins coupés », Aristote, Rhétorique, III 2,
< 1404b21 >. Le parti macédonien à Athènes, qui se forma lors des tractations
avec Philippe, se composait d’orateurs qui, pour partie, se vendaient sans autre
forme de procès comme serviteurs d’un maître étranger, ainsi que d’orateurs pour
qui le calme et la paix étaient bonnes à tout prix, parce que cela s’accordait avec
leur système politique, comme Eubule et Phocion, hommes de la plus grande
droiture ; enfin, d’orateurs comme Eschine, qui au début avaient été aveuglés et
abusés, mais qui par la suite, après que le jeu trompeur de Philippe eut été dévoilé,
lui demeurent malgré tout fidèles, ils étaient devenus les hôtes de Philippe,
recevaient de lui des présents royaux et croyaient à l’inéluctabilité de la politique
macédonienne, comme plus tard Polybe à propos de celle des Romains*. Ils
admettaient naturellement aussi tous les procédés de la vie politique, comme tout
le monde à l’époque. Ils n’étaient pas simplement des corrompus, ils voyaient dans
la constitution d’Athènes une pratique absurde qu’il fallait supprimer ; à la
manière dont Platon le pensait, sauf qu’ils ne songeaient pas à un État idéal, mais à
l’État le plus puissant et le plus habile de leur propre présent. ‒ Entretemps, du fait
des nombreux procès politiques, le discours juridique est parvenu à son sommet, il
n’est pas calculé en vue d’un effet à distance à la manière d’une harangue, il doit
agir sur des juges à l’esprit aiguisé. Lors des grandes affaires judiciaires, la plupart
des citoyens sont toutefois présents, ainsi que des Hellènes de l’étranger, par
exemple lorsqu’Eschine se défend face à Démosthène dans l’affaire de son
ambassade, et lors du plus célèbre de tous les procès, celui du couronnement de
Démosthène. L’éloquence parvient ici de manière générale à son sommet,
l’implication et le danger personnel donnèrent des ailes au talent, et les Anciens
s’y entendaient à parler d’eux-mêmes comme jamais auparavant ni par après. Leur
confession, leur image, qu’ils voulaient peindre dans l’âme des auditeurs, atteint
une indescriptible acuité et netteté. Eschine est le plus grand orateur grec pour ce
qui est de ses dons ; avec cela, il défend une politique qui a obtenu la sanction
d’Aristote : « alliance des États hellènes libres sous la domination protectrice de
la royauté macédonienne », et il a à cet égard une vision des faits plus profonde
que Démosthène ; on ne doit pas se prononcer à la légère sur le degré supérieur
ou inférieur de force morale, mais une chose est sûre : la formation oratoire de
Démosthène est plus puissante, plus persistante, il a {lui-même} transformé ses
défauts en vertus, tandis qu’Eschine paraît trop richement doué. Par la suite,
Démosthène découvrit l’ultime degré de l’éloquence de l’ὑπόκρισις [action
oratoire], {lui qui, dans sa dernière nuit, se rêva encore comme acteur sur la scène
tragique}, juste avant qu’elle ne vire au spectacle, et il l’enflamme de sa passion, en
sorte qu’elle parut encore naturelle. Cette forme de passion manque à Eschine,
qui pour cette raison cherche ses plus hauts effets plutôt dans le pathos de la
dignité. (Les Anciens rejettent cela aussi sur le manque de formation, lorsqu’ils
disent qu’il montre plus de chair que de muscle.) Pour cette raison, il a le don
d’αὐτοσχεδιάζειν [improviser], qui accompagne plutôt le manque de cette passion
‒ un courant des profondeurs fait de froide circonspection rend possible
l’improvisation, tandis qu’un courant des profondeurs fait de feu lui est contraire,
ou compromet son succès : obscurité, hâte, précipitation des motifs s’ensuivent
alors. On a la plupart du temps un avis trop léger et trop hâtif quant à ce qu’on
appelle « don naturel pour quelque chose » : souvent, il se trouve précisément
en cela même un grand obstacle pour un plein développement. Un grand
développement a besoin de lumière et d’ombre, de plénitude et de manque.
Il y a trois discours de lui {« les trois Grâces »}, Contre Timarque {345}, Περὶ
παραβρεσβείας [Sur l’ambassade infidèle] {343} et Contre Ctésiphon {330}. Vaincu
par le discours Περὶ στεφάνου [Sur la couronne] de Démosthène, il se rendit à
Rhodes (où l’on fait remonter à sa personne la fondation de l’école de Rhodes) et
mourut à Samos vers 314. ‒ On appelait ses neuf lettres les neuf Muses. ‒ Il est
encore et toujours traité avec infamie, afin de servir de repoussoir à Démosthène ;
et on accorde foi aux perfides accusations de Démosthène74, ou on dit que celles-
ci sont exagérées mais qu’elles ont quelque fondement, etc.
DÉMOSTHÈNE, fils de Démosthène ; ce dernier possédait un atelier où l’on
fabriquait des couteaux et des pièces en ivoire ; sans doute né en 384. Il était un
garçon malingre, sans disposition pour la gymnastique, sobriquet Βάταλος
[Batalos], de justification incertaine75. Lorsqu’il atteint l’âge de sept ans, son père
meurt. Ses tuteurs Aphobos et Démophon le frustrent de son importante fortune
(les 14 talents, qui auraient pu doubler en l’espace de dix ans, s’étaient réduits d’un
talent lorsqu’il atteint l’âge de dix-sept ans). Pendant cinq années d’un long
combat, le jeune homme se tourmente dans les procédures judiciaires, se voit
spolié, devient en outre odieux à des puissants ‒ un aperçu noir du monde. Ainsi
lui avait-on volé sa jeunesse, cela inaugura pour lui la vie d’adulte. Il étudia l’art
oratoire auprès d’Isée {‒ qui fut son avocat ‒} ; son auteur : Thucydide. {Cela
indique sa conception de la vie !}76 Il devint alors λογογράφος [logographe] et en
tira sa subsistance ; persévérance de fer77, habileté précoce. Parmi les discours que
nous possédons, 30 relèvent d’actions privées, λόγοι δικανικοὶ ἰδιωτικοί, et 12 de
procès politiques, λόγοι δικανικοὶ δημόσιοι. Presque tous les discours juridiques
sont écrits pour l’accusation. Il parut personnellement au tribunal en 354 comme
συνήγορος [synégore] de Ctésippe contre Leptine. Il semblait très peu appelé à
jouer le rôle d’orateur public. L’événement décisif qui lui donna pourtant
l’impulsion {dans son adolescence} fut le succès de l’homme politique Callistrate,
lorsque celui-ci sortit victorieux de l’affaire d’Oropos78 ; il le considéra encore
par la suite {quand il était à son ἀκμή [acmé]} comme meilleur orateur quand on
l’écoutait, et ses discours comme meilleurs quand on les lisait79. Nous avons ici
une critique de sa propre ὑπόκρισις [action oratoire] ; elle lui avait coûté la plus
grande peine et n’était pas innée, elle avait été imposée de force à sa nature par un
travail indicible. Un apprentissage auprès d’acteurs y préside : Néoptolème,
Andronicos sont nommés, ainsi que le comique Satyros. (Il aurait eu Néoptolème
comme professeur pour 10 000 drachmes, afin d’apprendre à proférer des
périodes entières en un seul souffle.) C’était l’époque de la plus haute floraison du
jeu d’acteur (la plus puissante capacité d’expression !) ; mais le goût change vite :
les esprits les plus raffinés de l’époque ne s’accommodaient déjà plus de son action
oratoire, Eschine tout aussi peu ; il [sc. Démosthène] plaisait à la foule d’une
manière tout-à-fait extraordinaire, mais Démétrios de Phalère le trouvait, comme
ὑποκριτής [acteur], ὑποποίκιλος καὶ περιττός, οὐχ ἁπλοῦς οὐδὲ κατὰ τὸν γενναῖον
τρόπον, ἀλλ´ ἐς τὸ μαλακώτερον καὶ ταπεινότερον ἀποκλίνων [présentant quelque
bigarrure et recherche excessive, sans simplicité ni réglé sur le mode noble, mais
penchant vers trop de mollesse et de bassesse]80. Un autre témoin auditif dit
{toutefois} combien, lors de la prestation réelle {des anciens orateurs}, on {les}
avait trouvés {plus ornés} et {plus} grandioses {et plus admirables}, mais que les
discours de Démosthène faisaient, lus, une grande différence relativement au style
et à la force. Pourquoi lus ? Il doit manifestement être indiqué par là que, {lors de
l’écoute, on était gêné par l’ὑπόκρισις [l’action oratoire]. C’étaient les critiques.}81
Il aurait par moments {c’est Eratosthène qui le dit} paru comme pris d’un
transport bacchique. Peu de temps après se fit la réaction en faveur de la
simplicité, de l’archaïsme. Mais son éloquence tout entière a crû dans un
entrelacement très étroit avec le mode théâtral de son action oratoire ‒ rendre
visible chaque affect, voilà le but ! Toute appréhension devant l’expression de la
passion a disparu : un Euripide multiplié par dix. Sanglots, pleurs, coups de
tonnerre, railleries, la grande gamme des tons ; il pouvait, dans la même période,
diminuer le ton du double et l’enfler jusqu’à la tempête. Alors qu’il [sc. Eschine]
lisait, à Rhodes, son discours Contre Ctésiphon, et qu’on ne comprenait pas
comment la victoire avait pu lui échapper, il dit : τί δὲ εἰ αὐτοῦ τοῦ θηρίου τὰ
ῥήματα βοῶντος ἀκηκόειτε ; [Mais si vous aviez entendu l’animal en personne
vociférer son discours !]82 ‒ hommage le plus approprié. Sa « δεινότης »
[véhémence] est l’art de la prise imparable, il vous empoigne, il vous tire, il vous
déchire. Et malgré tout, il doit avoir encore porté en lui un idéal plus élevé
d’ὑπόκρισις ! comme le prouvent ces mots sur Callistrate. Très signifiant est le
jugement de Théopompe : Démosthène a été inconstant dans son τρόπος
[caractère] et n’a jamais pu demeurer longtemps fidèle aux mêmes causes et aux
mêmes personnes83. Hautement caractéristique de sa nature flamboyante.
Théophraste réclame pour son orateur politique idéal précisément le contraire de
la nature démosthénienne ; le sermo [discours] doit être quam maxime remotus
ab omni affectatione [le plus éloigné de toute affectation]84.
Quant à la formation du style démosthénien, on ne doit sous-estimer ni Isée ni
Thucydide, mais c’est toutefois Isocrate qui a eu le plus d’effet. C’est comme s’il
s’était donné pour tâche de faire entrer dans la prose isocratique autant de passion
et de feu qu’elle pouvait en supporter ; de telle manière qu’elle soit désormais
utilisable pour la représentation agonistique ; il pensa alors sûrement posséder la
prose la plus puissante au monde. De là l’évitement du hiatus, l’eurythmie
isocratique de la période ; mais, naturellement, cohésion fermement tendue de la
pensée, en opposition à la période lâche et enflée d’Isocrate ; de même, non pas
uniquement des périodes, comme Isocrate, mais encore dans l’intervalle de
nombreuses petites phrases et commata [morceaux de périodes]85. Ce sont
justement de tels passages qui sont célébrés pour leur force dramatique, là où
question / réponse, objection / réfutation, condition / conséquence, questions se
pressant de manière parallèle les unes les autres, se résolvent avec rapidité et sans
conjonction86 ; ici, l’intensification de la vivacité est à son point culminant. C’est
là tout autre chose que le style lu, rien qui soit destiné à des êtres de loisir et
contemplatifs. Aristote est loin de compter en général ses discours parmi la
« littérature » grecque. C’est comme si un guerrier s’était préalablement entraîné
en athlète, et, à présent, dans le combat réel, emploie son art pour ainsi dire sans
seulement le faire exprès, tout ἀναγκαῖον [nécessaire] va désormais sembler léger,
naturel, flexible, tout le jeu et la pompe qui {résident} en tout art purement
épidictique se voient enflammés et réduits en cendres par la haute gravité de
l’affaire. On oublie presque qu’il a dû s’être s’entraîné à fond dans toutes les
formes d’éloquence, qu’il doit savoir chevaucher dans tous les styles, pour avoir en
son pouvoir cette polyphonie du style et du langage des affects dont l’apparence est
presque naturaliste. Et c’est précisément parce qu’on l’oublie facilement, qu’un
Grec philosophe comme Aristote ou Théophraste était loin de le prendre au
sérieux comme artiste : nul, à ce qu’il semble, n’en parlait à l’époque comme du
sommet {atteint} par la prose attique. {Le grand « style » est difficile à saisir :} il
est étonnant de voir comment les génies d’un art qu’ils libèrent et portent à la
perfection donnent facilement à leurs contemporains l’impression qu’ils sont des
naturalistes, {ou des virtuoses, ou même des dilettantes}, parce qu’ils se
débarrassent de l’étroitesse et des claires délimitations séparant les genres
{« manières »} et entrent en possession de la totalité des moyens. Théopompe se
considérait comme le plus grand prosateur, il pensait que l’immense influence
temporaire de Démosthène sur la politique grecque était disproportionnée, que
celui-ci ne l’avait pas méritée ; ce grand connaisseur évaluait manifestement lui
aussi trop bas le talent de Démosthène*.
Il fit ses débuts d’orateur politique avec le Περὶ συμμοριῶν [Sur les symmories],
en 354, alors qu’Artaxerxès Ochos préparait une puissante expédition contre les
Égyptiens et les Phéniciens, et qu’on croyait la Grèce aussi menacée. À la même
époque, la guerre phocidienne avait éclaté, les Thébains y étaient tellement
occupés que les Lacédémoniens espéraient pouvoir recouvrer l’hégémonie sur le
Péloponnèse ; ainsi attaquèrent-ils Mégalopolis, capitale de l’Arcadie. Cette cité
se tourna vers Athènes, Démosthène conseilla par le Ὑπὲρ87 Μεγαλοπολιτῶν
[Pour les Mégalopolitains], en 352, de les protéger, sans rompre avec Spartes. Les
Athéniens ne les protégèrent pas, Thèbes était hors d’état de le faire, et ainsi les
ennemis de Spartes dans le Péloponnèse tournèrent leurs regards vers Philippe.
Dans le discours Κατὰ Ἀριστοκράτους [Contre Aristocrate], il critique la politique
d’Athènes, la paix à tout prix, le peuple maintenu dans un plaisir sans mesure de la
fête et du spectacle, l’amputation des moyens d’une activité guerrière régulière ;
l’attaque est dirigée en particulier contre l’intendant du trésor public, Eubule.
Également contre lui, en 351, Περὶ τῆς ῾Ροδίων ἐλευθερίας [Sur la liberté des
Rhodiens] ; il expose en guise de solution que les Athéniens devraient oublier les
injustices qu’ils eurent à subir et se faire les κοινοὶ προστάται τῆς πάντων ἐλευθερίας
[les protecteurs impartiaux de la liberté de tous]88. Dans les affaires d’Eubée qui
suivirent, il entra en inimitié avec Midias, le partisan distingué d’Eubule. En 350,
lors des Dionysies de mars, alors que Démosthène assurait la chorégie, Midias le
frappa publiquement au visage. Au bout d’un an, Démosthène consent à une
conciliation et abandonne la plainte. Toute l’Eubée s’était détachée d’Athènes et
s’était tournée vers Philippe. Apollodore, le compagnon de Démosthène, soumet
une motion consistant en ce que les θεωρικά [l’argent du fonds théorique]89
soient de nouveau convertis en fonds de guerre. Le Conseil et l’Assemblée du
peuple l’adoptent ; mais, par suite d’une accusation γραφὴ παρανόμων [action en
illégalité], la mise à exécution est entravée, et Apollodore condamné : Eubule
réussit à faire passer que la peine de mort soit appliquée à tout homme qui
proposerait de nouveau cette conversion des θεωρικά. Comment devait donc
seulement apparaître Démosthène parmi ces Athéniens ! ‒ En 349, les Olynthiens,
en grand danger devant Philippe, proposèrent une alliance à Athènes et
demandèrent son aide. En trois discours grandioses90, Démosthène est tout d’un
coup à son sommet ; il a trouvé son ennemi, il a trouvé la pensée du danger
athénien et hellénique. L’envoi des secours ne servit en vérité à rien ; « La
trahison, dit plus tard Démosthène, a en l’espace de moins d’un an ouvert à
Philippe les portes de toutes les cités de Chalcidique, les offres de services des
traîtres se pressaient tant et si bien que Philippe ne savait à qui prêter l’oreille en
premier »91. « Olynthe, Méthone, et Apollonie, et 32 cités, toutes il les a
cruellement anéanties. »92 Lorsqu’en 346 Philippe se montra enclin à faire la
paix, ce fut Démosthène qui, parmi les dix ambassadeurs qu’Athènes lui envoya,
demeura incorruptible, même face à l’impression fascinante [que produisit
Philippe], à la différence d’Eschine, tandis que Philocrate alla jusqu’à accepter des
présents. Sur ce arrivèrent des ambassadeurs macédoniens à Athènes, la paix de
Philocrate fut conclue ; Eschine et Eubule réussirent à la faire passer. La
soumission de la Phocide désabusa les Athéniens ; Démosthène, choisissant le
moindre de deux maux, votait désormais pour la paix. Philippe s’immisce bientôt
dans les affaires du Péloponnèse ; l’âme des ambassadeurs était toujours
Démosthène, qui s’opposa aussi aux traîtres envers l’État (Sur les forfaitures de
l’ambassade, 346). Les coups de main de Philippe en Chersonèse et les
exhortations enflammées de Démosthène amènent la glorieuse bataille de Thrace,
qui s’achève en 340 avec la levée du siège de Byzance. La dernière guerre
phocidienne appela Philippe au cœur de la Grèce, il occupa Élatée. À cette
nouvelle terrifiante, seul Démosthène ne perdit pas courage, il souleva, d’après
Théopompe, les âmes hors de leurs gonds93. Il réussit à réunir Athènes et Thèbes
dans le combat. Mais sans succès : avec Chéronée en 338, l’indépendance
d’Athènes est perdue. (Sans Démosthène, la situation serait tombée encore plus
bas et dans un plus grand asservissement.) Avec la mort de Philippe en 336, il y
eut un nouvel espoir ; soulèvement général. Le calme revint lorsqu’Alexandre
parut avec une armée : seule Thèbes persista dans la révolte et fut détruite de fond
en comble. Pour punir Athènes de sa participation, Alexandre exigea qu’on lui
livrât les chefs populaires, dont Démosthène, mais il se laissa adoucir par Phocion
et Démade. Au cours de la paix qui suivit, Démosthène fut impliqué en 325 dans
le procès pour corruption dont Harpale fut la cause ; il est condamné sans qu’on
ait pu prouver sa culpabilité. Il s’évada et se rendit à Égine. Alors se répandit la
nouvelle de la mort d’Alexandre. Léosthène entreprend la guerre lamiaque.
Démosthène se joignit spontanément aux ambassades qu’Athènes envoyait à tous
les États helléniques pour une mobilisation générale des troupes. Il en fut alors
rappelé à Athènes avec tous les honneurs et reçu magnifiquement. Mais la bataille
de Crannon fut perdue et Antipater imposa la paix. Face à lui, son ennemi
mortel, Démosthène s’enfuit à Calaurie et mourut là-bas du poison qu’il
s’administra, entre les mains de l’émissaire d’Antipater. De 65 discours, 61 sont
conservés, dont 17 συμβουλευτικοί [délibératifs] (dont 12 concernent Philippe)
(le septième est tenu pour être d’Hégésippe, intégré < au corpus démosthénien >
à une date précoce, car le onzième, inauthentique, l’utilise. Inauthentique aussi le
quatrième94.) Puis 42 δικανικοί [discours judiciaires], dont 12 de droit public, 30
ἰδιωτικοί, de droit privé. Parmi eux, Περὶ στεφάνου [Sur la couronne], le plus grand
chef d’œuvre de toute l’éloquence. Parmi les plaidoyers privés, on doit considérer
comme indubitablement authentiques : les quatre discours de tutelle, Pour
Phormion, Contre Pantainétos, Contre Nausimachos, Contre Bœotos I, Contre
Conon. Ils n’ont pas de style déterminé, mais font preuve de la maîtrise la plus
complète de tous les styles et de toutes les méthodes, en cela ils se distinguent
nettement les uns des autres. Lorsque des naturels simples sont représentés, il
n’apparaît < en eux > aucune simplicité du type de Lysias, cela se comprend : la
tension oratoire laisse là aussi voir combien le puissant δεινὸς ῥήτωρ [redoutable
orateur] ne fait ici qu’emprunter un masque. L’habileté et la ruse apparaissent au
premier plan, comme chez Isée : on a fait la remarque que Démosthène et Isée,
même quand ils ont raison, inspirent quelque méfiance.
In summa : qu’on révère en Démosthène un homme embrasé par une passion
grandiose et du plus noble rang ; mais qu’on se garde de croire qu’il se tiendrait
totalement hors de la moyenne des mœurs athéniennes*. Il ne faut également rien
exagérer quant à son intelligence politique ; ses moyens sont du reste les moyens
de tous les orateurs et politiques de l’époque, il n’est en cela pas un idéaliste**. Il
est tout à fait injuste de traiter Eschine en repoussoir {de Démosthène} ; ni
l’homme ni l’artiste ne le permettent. On a aussi fait preuve d’injustice en se
représentant le peuple athénien seulement en opposition à Démosthène, il y avait
certes encore en lui [sc. le peuple athénien] une puissante capacité d’exaltation, si
bien que Démosthène n’avait pas besoin de se présenter à la manière d’un Don
Quichotte. L’atmosphère de tempête dans la démocratie athénienne porte son
discours vers les sommets ; de même qu’en retour celui-ci rend cette tempête plus
violente et plus décisive. Le contraste avec les temps serviles et opprimés qui ont
suivi est violent ; de même qu’à Athènes rien ne se succédait paisiblement, c’est
une cité avec un ἦθος διασταλτικόν [un caractère diastaltikon]95.
À présent, il est très intéressant de considérer la décadence de l’éloquence et du
style. DINARQUE, né en 361 à Corinthe, vécut à Athènes et écrivit des discours
pour d’autres personnes, en particulier pour le parti macédonien, très actif
comme instrument d’Antipater et durant le gouvernement de Démétrios de
Phalère. En 307, après la chute de ce dernier, il est banni. Par l’entremise de
Théophraste, il obtint quinze ans plus tard l’autorisation de revenir. Il est
assassiné à l’âge de 70 ans sur les ordres de Polyperchon. C’est un imitateur sans
style {personnel}, qui a devant les yeux tantôt Hypéride, tantôt Lysias, tantôt
Démosthène ‒ processus habituel lors de la floraison d’un art que de voir des
talents doués pour la reproduction être tiraillés et atteindre une grande dextérité
en divers types de styles ‒ cependant toujours au détriment de l’art, car ils
occupent une position extérieure aux différents styles : chez le grand artiste, le
style croît à partir de lui, avec nécessité. Ici en revanche, c’est comme si l’on
pouvait s’habiller et se défaire d’un style comme d’un vêtement : de tels artistes
corrompent le jugement et le sentiment. Chez Dinarque, l’imitation va jusqu’à
l’emprunt, jusqu’au plagiat. Comme imitateur de Démosthène, on l’appelait ὁ
κρίθινος Δ<ημοσθένης> [le Démosthène d’orge], ordearius, « en orge »96. Il y
avait 160 discours, 64 ou 60 authentiques, 3 conservés. Il est le dixième dans le
canon.
DÉMADE, d’assez basse extraction, d’un caractère vil et dépourvu de toute
vergogne, sans éducation, doté par la nature d’un brillant talent oratoire, {on le
plaçait au-dessus de Démosthène pour la clarté d’esprit}, parvient plus d’une fois à
la tête de l’État et lui rend des services non négligeables. Il est l’improvisateur ‒
dans toute floraison d’un art, il y a des talents reproducteurs qui, sur le fondement
d’un art hautement développé {et d’une technique universellement répandue}
suscitent l’étonnement par une quasi-création momentanée. Il eut assez
d’intelligence pour ne rien coucher par écrit et ne rien publier. Une foule de
métaphores et de bons mots bien envoyés était à sa disposition. Mais il vola aussi
des bons mots chez ses prédécesseurs, par exemple chez Hypéride. Alors qu’il
introduisait un ψήφισμα [proposition de décret] contraire aux lois existantes, et
que Lycurgue lui demandait s’il n’avait pas jeté un œil aux lois, il dit : « Non, elles
étaient dans l’ombre que leur faisaient les armes des Macédoniens ». Mais
Hypéride a dit cela avant lui. Il disait de Démosthène qu’il ressemblait aux
hirondelles en ce qu’elles empêchent de dormir par leur gazouillement sans pour
autant être utiles (comme les chiens) par leur veille. Il se constitua une grande
fortune grâce à la corruption macédonienne, et, interrogé sur ce qu’il en faisait, il
releva son vêtement, désigna sa κοιλία [ventre] et ses αἰδοῖα [parties honteuses], et
dit : τί ἂν τούτοις ἱκανὸν γένοιτο ; [Qu’est-ce qui pourrait bien suffire à ceux-
là ?]97.
DÉMÉTRIOS de Phalère, gouverneur d’Athènes sous Cassandre, plus tard co-
ordonnateur de la bibliothèque d’Alexandrie ; son professeur : Théophraste, il
appartient à l’école péripatéticienne. Le plus grand maître du luxe, l’homme le
plus élégant de son époque, en matière d’habits, onguents, fards, mobilier, savoir-
vivre, la première autorité et révéré comme un dieu ‒ mais même en cela encore
un Athénien, non un Égyptien ou un Syrien. L’ὑπόκρισις [action oratoire] de
l’homme distingué, {éduqué} et élégant, il se forgea aussi un style de discours, en
cela Athènes est encore productive. Il trouvait Démosthène trop théâtral et trop
peu distingué ; le maintien et le comportement sont donc plus calmes, « plus
dignes », et en même temps plus nonchalants et plus gracieux : la subtilité
philosophique de la pensée entre comme un stimulant dans le discours public.
Cicéron, Brutus98, 285, dit : mihi quidem ex illius orationibus redolere ipsae
Athenae videntur [C’est Athènes elle-même qui me semble exhaler son parfum
des discours de cet homme] ‒ sûrement un parfum séducteur ! Il est parum
vehemens [peu véhément], mais dulcis [doux], le plus agréable et le plus orné,
mais un orateur le moins du monde doué de force. Un auditoire hautement
raffiné, las de l’agitation politique, une cité entière qui trouve désormais son
plaisir dans les arts auditifs et visuels de la prose épidictique : un Isocrate amolli et
parfumé s’est désormais rendu maître de la tribune. La différence entre lecteur et
auditeur commence à s’effacer totalement, car les auditeurs, par une pratique
massive de la lecture, sont à présent tous habitués aux plus hautes exigences du
style, et s’en font une gourmandise. La passion politique se mue désormais en
mille querelles esthétiques à la mode. Alors surgissent aussi d’abord les réactions,
une satiété consciente vis-à-vis du présent, une tentative de retour à la simplicité
comme à un puissant stimulant ; la rumination du passé commence. L’Athénien
Charisios se fit lysianien. On perdit la créativité, et bientôt Athènes fut surpassée
comme capitale de la rhétorique, bientôt on parla à Athènes d’après un modèle
asianique !
L’art oratoire battit naturellement en retraite, plein de crainte devant les cours
des Diadoques*99, mais fit l’objet de soins et de réformes dans les cités helléniques
et hellénisées d’Asie Mineure : car elle pouvait là-bas faire encore preuve
d’efficacité devant le tribunal et dans les Assemblées du peuple. Dès le début, on
avait sans hésitation adopté en masse des expressions vulgaires et provinciales,
dans une consciente opposition au classicisme attique, on avait substitué à
l’articulation tendue et périodique du discours démosthénien une structure de
phrase lâche, souvent hachée, cependant que pour cette raison on avait privilégié
les rythmes amollis, les dispositions précieuses de mots, les moyens d’expressions
ampoulés et luxuriants, les sentences acérées et spirituelles.
HÉGÉSIAS, de Magnésie du Sipyle, est l’homme du destin fatal ; il désigne comme
son prédécesseur Charisios, un lysianien affecté postérieur à Démosthène (dont
les discours, d’ailleurs, d’une manière assez caractéristique, furent attribués à
Ménandros par certains critiques). Entre le style de Ménandros et celui de
Charisios, il y a donc en tout état de cause une parenté ; et Ménandros a préparé
d’un certain côté l’éloquence asianique comme Euripide a préparé l’éloquence
lysianienne. Que cherchait-on avec Lysias ? Hégésias, à son propre avis, s’élevait
bien au-dessus des Attiques ; ou plutôt, selon Cicéron, Brutus, 286, il se considère
comme tellement attique qu’il tient ceux-là pour paene agrestes [presque des
rustauds]. Aversion pour la période, des phrases courtes : avec cela le rythme le
plus fort, sensible dans la brièveté, retour à ce qu’il y a de plus riche en efficacité
sur la grande masse (comme si, aujourd’hui, quelqu’un, s’éloignait de la grande
< structure > périodique de Beethoven {et Wagner} et reprenait le rythme
quaternaire de la danse ou du chant). Mais dans ces petites constructions
rythmiques, tout le raffinement et l’assaisonnement possible. Ce n’est que lorsqu’il
se laissait aller qu’il écrivait en style périodique. Il privilégiait les rythmes
qu’apprécie un peuple {qui n’a pas été raffiné à la manière attique}, trochées,
tribraques, amphibraques, ditrochées en clausule. Ainsi créa-t-il un style oratoire
destiné à des oreilles moins fines et moins distinguées, mais destiné à la totalité de
la masse hellénistique, et il enchanta pendant un siècle ou deux ; il était également
très inopportun par ses images et ses métaphores {audacieuses à l’excès}, par ses
tournures spirituelles {et étranges}*, il était orienté vers l’efficacité directe et
atteignait son but. Son style est {au style attique} en gros comme la culture
hellénistique est à la culture hellénique. Il trouva partout devant lui une immense
attente et ressentit de son côté les Attiques comme trop peu en accord avec cette
attente. Son mérite est d’avoir découvert et satisfait une passion universelle du
monde hellénistique dans sa totalité ; en cela il existe de manière puissante, pour
tous les temps. Plus jamais, jusqu’à aujourd’hui, n’a cessé l’asianisme du style ; il y
eut de très importants courants contraires, issus des classes raffinées dans la
société, et des courants d’un degré encore supérieur dans la grossièreté et la force,
issus de classes beaucoup plus rustaudes où seuls les moyens les plus rudes du
discours et du styles sont aperçus, {voire où l’on n’entend rien du tout}. Mais si
loin que s’avance aujourd’hui de nouveau une société cultivée, elle trouve du
plaisir dans l’asianisme, les Français, éduqués à l’école de Cicéron et de l’asianisme
modifié par les Romains, y ont habitué le monde entier. Gardons-nous en
conséquence de toute moquerie : de te fabula narratur [c’est de toi que parle la
fable]100. Cela a pris environ l’espace d’un siècle (seconde moitié du IIIe siècle +
première moitié du IIe siècle) ; alors l’asianisme (deuxième moitié du IIe siècle)
apparaît dans la plénitude de sa victoire, surpuissant ; oui ! en signe de sa
domination, on a même déjà une réaction, en un lieu où, dans les temps
antérieurs, l’on avait probablement été conquis de la manière la plus forte, à
Rhodes. Le moyen d’instruction, totalement inconnu à Athènes, qu’utilise
l’asianisme est l’école de déclamation : Eschine doit d’abord avoir fondé le
῾Ροδιακὸν διδασκαλεῖον [l’école de Rhodes] ; entièrement tourné vers la pratique,
entraînement sur des affaires judiciaires et des discours délibératifs fictifs ; la
différence avec la déclamation décriée qui fut celle de l’époque impériale est que,
pour cette dernière, la déclamation était un but en soi, tandis que chez les
asianistes, elle était un moyen d’entraînement en vue de cas réels. Mais l’important
est qu’on ne cherchait pas au préalable à poser les bases d’une culture générale
(« le philosophique », comme Denys le voit chez tous les Athéniens), mais qu’on
mettait directement le cap sur la virtuosité oratoire. Ainsi on gagnait du temps
pour la formation préparatoire, et on savait de manière bien déterminée ce qu’on
voulait : éducation en vue du virtuose de l’éloquence. C’était la pointe de la culture
hellénistique. On se préoccupe d’efficacité immédiate, la publication de discours
passe à l’arrière-plan. Il existait dans l’ensemble deux orientations à l’intérieur de
l’asianisme, l’une plus spirituelle, l’autre plus sensuelle. Cicéron, Brutus, 325 :
unum (genus) sententiosum et argutum, sententiis non tam gravibus et severis
quam concinnis et venustis [l’un des deux genres est sentencieux et argumentatif,
avec des pensées qui ne sont pas tant graves et sévères qu’harmonieuses et
spirituelles], un style piquant de feuilleton, fourré d’idées élégantes et spirituelles.
L’autre genus [genre] est verbeux, surchargé, ampoulé, séduisant, assourdissant101
‒ Cicéron trouve chez certains tenants de cette orientation un admirabilis
orationis cursus [un cours admirable du discours]. Cicéron prenait grand plaisir à
ce genre. Dans des contrées moins élégantes, il en résulta un opimum quoddam et
tamquam adipatae dictionis genus [un certain genre copieux et pour ainsi dire
d’une expression grasse]102. Et avec cela une action oratoire faite de mines et
gestes exubérants, affectés, par moment de véritables chants et de véritables
gémissements. La Carie est la plus féconde en asianistes célèbres.
e
Réaction à Rhodes {à la fin du II siècle} : sous l’influence d’Apollonios et de
Molon, {tous deux natifs d’Alabanda en Carie}103, on se ressaisit de modèles
attiques et on exigea une diction plus pure, une structure périodique plus stricte.
On s’attacha particulièrement à la χάρις [grâce] sans ornements d’Hypéride, avec
en garniture une certaine {spiritualité et} acuité rhodiennes. {Démosthène n’est
pas spirituel.} Les fragments de l’ouvrage historique de Posidonius et notamment
les harangues qui y sont entremêlées donnent une image de ce goût meilleur {?} ;
dans lequel, à vrai dire, Denys d’Halicarnasse ne voit qu’une forme pervertie
d’imitation. Une réaction atticiste à Athènes même est représentée par Gorgias
(qui instruisit un temps le jeune Cicéron). Nous le connaissons à partir de
l’abrégé de Rutilius Lupus, Sur les figures du discours, qui, selon Quintilien, IX, 2.
<102>, a condensé les quatre livres de Gorgias en un seul. Les plus utilisés sont les
anciens classiques, mais aussi Charisios, Hégésias et les asianistes, il s’agit donc
plutôt d’un éclectique. À cette époque s’édifient toutes les modes possibles, il y eut
des thucydidéens extrêmes (comme orateurs !), des xénophontiens, des
platoniciens, des isocratéens, etc. Tous ont en commun de faire étalage des défauts
de leurs maîtres. Denys d’Halicarnasse rejette toutes ces formes de réaction* et de
mode, en bloc104 : à juste titre.
Sur la base du développement romain de l’éloquence, donc d’une force puissante
et neuve, on en vint d’abord à un combat significatif entre asianisme et atticisme et
à une renaissance partielle de ce dernier. Quintus HORTENSIUS, en 95, osa
transplanter pleinement à Rome la manière asianique de parler et la rendit
dominante. Hautement précis et soigneux, surtout dans la disposition, dans le
poli et le cadencement des périodes ; il réunit les deux genres du style asianique, et
par là-dessus vint s’ajouter encore un mode d’action oratoire hautement animé et
théâtral (motus et gestus etiam plus artis habebant, quam erat oratori satis,
Cicéron, Brutus, 303 [son mouvement et son geste recelaient plus d’art qu’il n’en
faut à un orateur]). Les vieux s’en irritaient et s’en moquaient, la jeune génération
était prise d’enchantement, la masse, d’agitation. Mis par écrit, les discours
paraissaient insignifiants.
CICÉRON a de son côté l’incommensurable mérite d’avoir trouvé la langue
classique de la culture universelle romaine ; ni non-romain, ni asianique, ni attique,
non plus vieux-romain ni pur-romain ‒ un mélange ensorceleur, qui ne peut
s’expliquer par le seul éclectisme, mais par un ἦθος [caractère] réel, par toute une
prédisposition spirituelle où ces courants divers ont conflué en un seul ; la
création de la langue cicéronienne est l’un des faits culturels les plus puissants, cela
valait la peine que l’artiste ‒ car artiste il était avant tout ‒ y consacrât une
application indicible et pour finir s’admirât indiciblement : ce que J. César fit
aussi. Il est l’un des plus grands rythmiciens qui aient vécu, on doit pour cela lui
pardonner énormément*. Les atticistes romains, qui en théorie pouvaient avoir
mille fois raison contre lui, allaient de défaite en défaite sur le terrain de la
pratique et se virent refoulés ; ils avaient un « goût » singulier, mais la nécessité
profonde de parler précisément de telle ou telle manière n’était pas de leur côté.
Le chef de file des lysianiens {et des hypéridiens} est Gaius Licinius CALVUS,
orateur et poète ; uniquement des discours judiciaires, aucun discours politique
au sénat ou devant le peuple. Lui et son parti trouvaient Cicéron ampoulé, disert,
exubérant en composition, sans nerf ni virilité, généralement asianus [asianique].
Le palais105 romain voulait des stimulants puissants, les provinces encore plus ‒ en
cela, Cicéron avait un instinct admirable.
La faveur dont jouissait l’atticisme à Rome était alors un signe pour les Grecs,
leur vanité et leur noble nature reçurent la plus vive impulsion pour opposer
encore une fois le modèle authentiquement hellénique aux asianistes. Il ne s’agit
pas d’une véritable force naturelle ‒ ni d’une nécessité sous-jacente ‒, car, pour les
Grecs, rien ne changeait dans leur situation qui eût rendu la rhétorique meilleure
et plus libre ; il s’agit d’une réaction et d’une mode, mais avec une intensité
relativement importante. DENYS et CÉCILIUS sont les combattants de première
ligne ; ce n’est qu’à partir de ce moment qu’Hégésias est méprisé et maltraité ; on
ne voyait pas {comme Cicéron} dans l’asianisme un degré inférieur de la
rhétorique hellénique, mais une corruption barbare ; apparut alors une invective
passionnée contre les « phrygiens » et les « cariens ». D’un autre côté, les
querelles internes aux atticistes quant à leurs maîtres respectifs obligent à une
estimation et une évaluation très fine de ceux-ci : et on est en tout cas redevable
envers cette époque de l’évaluation réfléchie de Démosthène. Denys a été la cause
de cet état de fait : il a purgé le canon d’Antiphon, d’Andocide et de Dinarque, et
s’est montré relativement équitable envers tous les autres. Il vint à Rome à l’âge de
25 ans, en 29 av. J.-C., principalement pour étudier l’histoire romaine. De ses
écrits de rhétorique {(sont perdus par exemple trois livres Περὶ μιμήσεως [De
l’imitation]106)}, sont conservés Περὶ συνθέσεως ὀνομάτων [De la composition des
noms]107, Πρὸς Γναῖον Πομπήιον ἐπιστολὴ [Lettre à Pompée Géminos] (à propos
de la prééminence du style de Démosthène sur celui de Platon), Ἐπιστολὴ πρὸς
Ἀμμαῖον [Lettre à Ammée]108, Περὶ τῶν Θουκυδίδου ἰδιωμάτων [Sur les
particularités de Thucydide]109, Περὶ τοῦ Θουκυδίδου χαρακτῆρος [Du caractère de
Thucydide]110, Περὶ τῶν ἀρχαίων ῥητόρων ὑπομνηματισμοί [Notes sur les orateurs
antiques], prévus pour contenir six sections, dont toutefois seule la première
moitié a été conservée : 1. Lysias, 2. Isocrate, 3. Isée, ainsi que la première moitié
de la première section de la deuxième moitié ‒ Περὶ τῆς λεκτικῆς Δημοσθένους
δεινότητος [Sur la véhémence stylistique de Démosthène]111. Malheureusement, les
écrits parallèles de Καικίλιος de Καλὴ ἄκτη [CÉCILIUS de Calé-Acté] en Sicile
(donc le Καλακτῖνος [Calactéen]) sont perdus. Mentionnés par Suidas. Tous deux
sont importants pour la question de l’authenticité des discours anciens (Cécilius
semble avoir placé Démosthène sur le même plan que Cicéron). Tous deux
renvoient à la pratique, et {‒ en cela, ils sont particulièrement libérateurs ! ‒} se
démarquent des subtilités des nouveaux technocrates, {les hermagoréens}112. On
cherchait toutefois à fournir de l’aide par des dictionnaires spécialisés sur les dix
orateurs ; Cécilius a fait la première tentative de ce genre. C’était in summa
également une réaction contre le mauvais goût du jugement, envers le mauvais
goût dans l’éducation ‒ contre le barbare et le scolastique !
L’atticisme remporte bientôt partout la victoire, bien que d’innombrables
adeptes de la déclamation asianique fussent encore vivants partout, à Rome aussi.
Dans les premiers temps de l’Empire, le caractère de l’éloquence ne se modifie pas
{encore} {dans ses grandes lignes} : les écoles d’Athènes perdent un peu de terrain,
l’émigration de la jeunesse romaine s’orienta vers Marseille ou l’Asie, où Tarse
fourmille d’orateurs. L’école de Mytilène (Lesbos) est célèbre aussi, où Timocrate
‒ Lesbonax ‒ Potamon (professeur et ami de Tibère113) se succèdent. En Asie se
trouve Théodore de Gadara, fondateur de la secte des Θεοδώρειοι [théodoréens]
{‒ la querelle entre sectes se rapporte à une dimension technique ; ce sont aussi des
atticistes} ‒, impliqué à Rome dans une querelle avec Potamon. Apollodore de
Pergame est le fondateur de la secte des apollodoréens de Pergame {dont Denys
Atticus}. Plus célèbre que tous les autres : DION, surnommé Chrysostome
[Bouche d’or], de Prusa en Bithynie. Méconnu dans sa patrie, il s’en va à Rome,
s’attire la défiance de Domitien, s’enfuit de Rome et commence, habillé en
mendiant, soi-disant sur le conseil de l’oracle de Delphes, une pérégrination à
travers la Thrace, la Mysie, la Scythie et le pays des Gètes, sans rien d’autre en
poche que le Phédon de Platon et le De falsa legatione [Sur les forfaitures de
l’ambassade] de Démosthène. Puis retour à Prusa, ville dont la petitesse le lasse
bientôt. Après l’assassinat de Domitien en 96, il tourne l’armée postée aux
frontières en faveur de son ami Cocceius Nerva, et se rendit alors à Rome, couvert
d’honneurs. Il meurt à Rome en 117 ap. J.-C, tenu en haute estime par Trajan.
Quatre-vingt discours sont conservés, un petit nombre appartient à la première
période. Sa forme est construite d’après Hypéride et Eschine, modèles qu’il
préférait même à Démosthène et Lysias. Il est la première de ces brillantes figures
de sophistes qui enivrèrent les quatre premiers siècles {(notamment les IIe et IIIe
siècles)} et qui n’ont pas leur pareil dans le monde précédent. Il<s> se
distingue<nt> des asianiques par leur goût, leur formation générale accomplie,
leur adossement aux meilleurs modèles, ce sont des virtuoses de la reproduction
{sur fond d’une vénération des grands anciens à l’égal de héros}, devant l’âme
desquels plane l’antique hellénité, {cependant non sans rivale} ; ils la remettent
devant les yeux, parée de la pompe la plus grande, se présentant eux-mêmes
comme des hommes harmonieux et subjugants. À vrai dire, ils mettaient en toute
chose l’accent sur la forme, ils se façonnèrent par l’éducation le public le plus
obsédé par la forme qui fût jamais, et cela eut en outre certainement pour effet de
vider l’Antiquité de son contenu. Ils ont en commun un développement très
précoce, une vie mouvementée et épuisante, sujétion envers des princes, excès
d’admiration, {<d’>idolâtrie}, d’inimitiés mortelles, ils sont pour la plupart en
possession de richesses, ils n’étaient pas des érudits mais des virtuoses s’exerçant au
discours, et se distinguaient en cela des humanistes du XVe siècle en Italie qui, en
tant qu’érudits {indigents}, vivaient encore plus difficilement, mais leur sont pour
le reste très semblables. Il y a en eux un excès de l’individualisme antique. Il s’agit
d’une éloquence qui ne s’édifie pas sur le sol de la vie politique, pratique ; la
pénétration profonde dans les choses, la dimension scientifique leur est étrangère,
hostile même. À l’inverse, tout ce qui excite, entraîne, ravit était étudié et exercé
avec le plus grand soin (incompréhensible pour nous !) ; en retour, on met pour
partie à <leur> compte le public le plus fin d’oreille et le mieux éduqué en
rhétorique, qui goûte la résolution des difficultés techniques {jusqu’au choix des
mots} et porte cela jusqu’au ravissement. Ce faisant, l’autosatisfaction du rhéteur
augmente encore, et c’est ainsi qu’apparaît un état d’exaltation géniale, où l’on ne
peut plus vraiment discerner ce qui est faux, affecté, théâtral, < et > ce qui est
nature ‒ en tout cas on y perdit son bon sens. ARISTIDE, par exemple, décrit ainsi
son état : « un étrange tremblement saisit les lèvres et chaque membre du corps,
un merveilleux mélange les remplit d’affliction et de fierté, de passion et de
réflexion. La déesse répand des rayons de feu depuis la tête de l’orateur114,
l’unique source du discours est la flamme vraiment sainte de Zeus, qui ne laisse
alors plus en paix l’initié ». « Alors tout se met à vaciller devant les yeux des
auditeurs un à un, aucun ne sait ce qui lui arrive, mais comme sur le champ de
bataille tiraillés de tous côtés ils sortent d’eux-mêmes, etc. ». Dans leur rage de
tirer à soi tout ce qui est apte à exalter et exciter, ils prirent aussi en considération
les instincts superstitieux et mystiques de leurs auditeurs, visions, songes,
divinations, mythes de toutes sortes. Aristide, par suite d’une longue maladie,
entra en relation avec le culte d’Asclépios et s’en fit une spécialité. Tout lui vient
d’Asclépios ; il découvre une forme de l’éloge de soi : c’est le dieu qui a parlé à
travers lui ; le dieu réapparaît sans cesse pour l’assurer qu’il est l’égal des grands
Anciens, qu’il les a même surpassés.
Ces sophistes grecs subjuguent encore une fois les penchants des Latins
modernes de l’époque et prennent leur place. En Italie et dans les contrées de
l’Ouest, ils célèbrent des triomphes aussi éclatants que dans les vieilles contrées
grecques ; bien au-delà du succès du vieux et très honorable Plutarque à Rome.
Des hommes natifs d’Italie, comme Claudius Aelianus, s’approprièrent si bien la
langue grecque qu’on croyait entendre des natifs de l’Attique. Le terme de leur
ambition était la direction de la chancellerie à la cour impériale, puis une chaire
de professeur à Athènes ou la chaire de sophistique grecque à Rome dans
l’Athénée fondé par Hadrien ; puis des relations personnelles avec les princes ;
Philostrate l’Ancien s’est ainsi lié d’amitié avec les césars africains comme avec la
dynastie des Gordian ; il écrivit ainsi la biographie d’Apollonios de Tyane à
l’invitation de l’impératrice Julia Domna ; son Ἡρωικός [Héroïque] célébra un des
héros favoris de Caracalla, Achille, etc. Un point particulièrement important est
la renaissance d’Athènes à partir d’Hadrien, Marc Aurèle fonde deux écoles
publiques, une de philosophie et une de rhétorique, la première avec quatre
chaires (correspondant aux quatres courants majeurs115) et deux représentants
pour chacune, la seconde avec deux θρόνοι [chaires], le département de
sophistique et le département de politique. Les professeurs recevaient
annuellement 10 000 drachmes. Plus tard, le nombre de professeurs pour chaque
chaire s’éleva jusqu’à six. Grâce à la volonté impériale, le nom de sophiste est à
nouveau tenu en honneur. Cela met le feu à une extraordinaire rivalité. L’effort
principal des grands rhéteurs se porte, à côté de l’activité scolaire, vers la
réputation de savoir brillamment improviser, afin de pousser leurs élèves, par
exemple lors de joute avec des visiteurs étrangers, à exprimer un hommage
fougueux. On distinguait deux cursus scolaires, un cursus propédeutique (qui
comportait une préparation méthodique au style et à la déclamation, l’étude des
Anciens, des exercices philologiques, practico-juridiques ou dialectiques, une
approche de l’improvisation, etc.). Puis l’étude acroamatique, la jouissance des
conférences régulières du professeur et de ses morceaux de parade ; on s’attachait
ordinairement à un seul < professeur >. On cherchait auprès des professeurs de
rhétorique avant tout la formation touchant la forme, mais aussi des
connaissances positives (histoire, littérature, science politique et juridique, des
parties de la sciences de la nature, de la mathématique). Célèbre plus que tout
autre, HÉRODE ATTICUS, {107-177, Athénien distingué, préfet en Asie en 125,
plus tard ἄρχων ἐπώνυμος [archonte éponyme] à Athènes et professeur au même
endroit}, jouissant d’une haute faveur auprès des Antonins. Célèbre en Asie,
AELIUS ARISTIDE d’Hadrianoi en Mysie, né en 117, mort en 185. Très important
comme adversaire de toute sophistique, LUCIEN de Samosate, 130-200,
auparavant lui-même sophiste et rhéteur, {par exemple à Marseille}, se tourne à
l’âge de 40 ans vers la philosophie et l’écriture (plus tard procurateur d’Égypte) ;
le rénovateur du dialogue dramatique philosophique, atticiste à cette occasion ;
environ 80 écrits conservés. Un conteur classique et un amuseur du meilleur
esprit, embrasé par le feu de l’indignation. Les trois PHILOSTRATE : 1. Flavius
Philostrate, fils de Verus, de Hiérapolis116, encore vivant sous le règne de Sévère ;
2. le fils du précédent, d’abord professeur à Athènes, puis à Rome, biographe
d’Apollonios de Tyane, Βίοι σοφιστῶν [Vies des sophistes], Héroïkos [Héroïque],
Εἰκόνες [Les peintures] ; 3. fils de la sœur du précédent, en faveur auprès de
Caracalla, mourut sous Gallien en 264. Denys Cassius LONGINUS, 213-273, est un
critique raffiné, {professeur à Athènes, conseiller de Zénobie de Palmyre,
exécuté} ; célèbre : le Περὶ ὕψους [Du sublime]. HERMOGÈNE de Tarse {en Cilicie,
autour de 160}, est un technicien extraordinaire, ingenium praecox [talent
précoce], professeur public à 15 ans, écrivain à 17 ans, atteint d’une débilité
mentale incurable à 25 ans117. Conservées : Τέχνη ῥητορικὴ περὶ τῶν στάσεων
[Traité de rhétorique, des états de cause], Περὶ εὑρέσεως [De l’invention] en quatre
livres, Περὶ ἰδεῶν [Des formes du discours] en deux livres, Περὶ μεθόδου δεινότητος
[De la méthode de l’habileté] et Προγυμνάσματα [Exercices préparatoires].
Également des Προγυμνάσματα conservés sous le nom d’APHTHONIUS d’Antioche
et d’AELIUS THÉON d’Alexandrie. Puis HIMÉRIOS de Prusa en Bithynie, vers 315-
386, célèbre professeur à Athènes. Des 71 discours que Photius lisait, nous
possédons encore 36 ἐκλογαί [choix de textes] réalisées par ce dernier, 24 discours
dans leur intégrité et des fragments ‒ discours d’apparat et de circonstances. Son
élève est l’empereur Julien {(Καίσαρες [Les Césars] ‒ Μισοπώγων [Le contempteur
de la barbe] et autres)}. À Byzance fleurit {le doux et philosophique} THÉMISTIOS,
jusqu’à Théodose, nous avons 34 discours {(aussi des paraphrases des écrits
aristotéliciens)}. En Asie fleurit LIBANIOS d’Antioche, { † 393}, d’une
extraordinaire fécondité. Conservés : 66 discours, 50 déclamations. Puis des
morceaux servant de modèles pour des exercices rhétoriques préparatoires {et
autres}. Puis les argumenta [résumés du sujet] des discours de Démosthène et le
βίος [vie] de ce dernier. Il est le dernier grand talent.
Jusqu’en 360, l’histoire extérieure de l’université d’Athènes coïncide avec la série
des grands sophistes : en une année, les néoplatoniciens investissent fermement la
place. Au début du IVe siècle, un professeur cappadocien, JULIEN de Césarée, est le
personnage principal. Son élève favori : PROÉRÉSIUS d’Arménie ; il arriva très
pauvre à Athènes. Stature imposante, naturel plein d’esprit, prompt à la répartie,
très appliqué ; c’est à lui que Julien légua sa somptueuse maison et l’amphithéâtre,
et c’est lui qu’il souhaita comme successeur. Un combat tumultueux s’éleva entre
les prétendants, ville et étudiants étaient en grande agitation. Comme il était
l’objet et la cause d’un désordre permanent, Proérésius dut quitter Athènes sur
ordre du proconsul. Il réussit pourtant plus tard à conquérir la chaire grâce à un
immense discours de parade, qui transporta même ses adversaires. Il domina alors
pendant trois décennies. L’agitation ne décrut pas, on en vint à cette « bataille de
rhéteurs », de sinistre réputation, sous les platanes du Lykeion. On menaça de
révoquer trois sophistes et de nommer Libanios (qui fut si célèbre plus tard en
tant que perle des rhéteurs à Antioche, l’adversaire passionné de la chrétienté).
Mais la position de Proérésius devint de plus en plus solide, grâce à la faveur des
maîtres romains. L’empereur Contance l’invita à sa résidence en Gaule et au bord
du Rhin. Il enchanta alors Rome, qui l’honora d’une statue de bronze. Il usa de la
faveur dont il jouissait à l’avantage d’Athènes, il régna dès lors sans concurrent
{sérieux} jusqu’à sa mort tardive. Libanios déclina une nomination, avec sagesse.
Le seul qui pouvait s’affirmer à côté du grand Arménien était Himérios le
Bythinien ; il brigua avec succès la citoyenneté attique, acheta une propriété dans
les environs, se fit initier aux Mystères d’Éleusis ; il devint professeur vers 345. Ses
contemporains savaient qu’il avait étudié Démosthène en plus des œuvres de leur
idole Aristide, ils vantaient l’élégance de son discours davantage que sa force,
« laquelle n’avait atteint que par endroits à la dignité et la hauteur d’Aristide ».
C’est un styliste riche en couleurs, surchargé, exubérant, accompagné d’une
pompe allégorique et mythique. Il avait de nombreux auditeurs ; on compara son
école à celle d’Isocrate, voire avec Delphes. Himérios jouit d’une grande faveur
auprès de l’empereur Julien. Après la mort de celui-ci, il se retira dans l’ombre
durant une longue période. Proérésius fut alors à nouveau seul en position
d’hégémonie, il mourut en 367, à l’âge de 91 ans. L’année suivante, Himérios fit
son retour. C’était une mauvaise période pour l’université ; il se produisait un
changement au sein du grand public {cultivé} dans le monde entier, les études
pratiques passèrent au premier plan, le plaisir pris à l’antique pompe de la
rhétorique disparut foncièrement, Himérios est le dernier des grands sophistes, et
Athènes n’est bientôt plus pour la rhétorique, d’une manière desséchée et
professionnelle, qu’un lieu de dressage.
* À Syracuse après la chute de Thrasybule, frère de Hiéron ; commença alors immédiatement une
démocratie résolue.
* [N.d.l.T. : l’appel de note est indiqué par N. lui-même au niveau du mot Kunstprosa, P-II-13c,222-223.] La
prose d’art est d’abord poétique {donc vocabulaire poétique, et, comme substitut du mètre, des figures
produites par l’art}, pour cette raison, selon Aristote Rhétorique, III 1, que l’on se rendit compte que les
poètes avaient gagné leur renommée par l’usage d’expressions inhabituelles ; encore aujourd’hui, la masse
accorde ses plus grands applaudissements à ceux qui parlent un tel langage. À quels poètes faut-il penser ici ?
En tous cas aux lyriques et aux tragiques, eux dont Gorgias imite le succès ; le jeu de l’acteur d’une tragédie
d’Eschyle aura notamment pu le déterminer. ‒ Il établit le dialecte attique pour le discours d’art : génial coup
de maître. À Olympie, devant tous les Hellènes, il parle attique ; pour la position avantageuse d’Athènes à cet
égard, comme πρυτανεῖον τῆς σοφίας [prytanée de la sagesse, < Platon, Protagoras, 337d >] : Isocrate, 15 < Sur
l’échange >, 295 (Blass, I, p. 52). Il trouva du même coup les sujets panhelléniques comme constituant le
meilleur contenu du discours épidictique.
* Même chose chez Démosthène, dans l’introduction de l’éloge d’Épicrate : « le discours agonistique peut
avoir un style simple, parce qu’il doit produire l’impression d’une improvisation etc. » [N.d.l.T. Dans cet ajout
en page P-II-13c,223, N. renvoie à l’Éroticos (prologue, § 2), attribué ( faussement, selon la philologie
contemporaine) à Démosthène, discours pédérastique qui s’adressait au jeune et bel Épicrate. La citation n’est en
réalité pas une citation du texte lui-même, qui dit néanmoins en substance la même chose.]
** En III <12, 1414a8 sqq.>, il place sur le même plan les modes d’expression des harangues devant le peuple
et la σκιαγραφία, la peinture de décors de théâtre en perspective : toute exécution fine est superflue et amoindrit
l’efficacité. Le discours judiciaire est déjà quelque chose de plus fin {ἀκριβεστέρα}. L’expression orale du
discours épidictique est d’ordre écrit {γραφικωτάτη [la plus écrite]}, est calculée pour la lecture. Donc cet
ordre : 1) épidictique, 2) judiciaire, 3) harangues devant le peuple et discours politiques.
* Platon, Critias idéalisé dans maint morceau. [N.d.l.T. : ajout de N. au crayon de papier, le seul de ce type
dans les pages du manuscrit contenant ce cours.]
* Théopompe, Éphore, Philiscos, Androtion ; Isée, Démosthène, Hypéride, Théodecte, etc.
* Niebuhr : Isocrate est un écrivain totalement mauvais, indigent, un des esprits les plus dénués de pensée
et les plus pauvres. Il s’est forgé un art, mais un art de l’apparence, des mots et de la manière de parler et
encore plus des locutions que des pensées.
* Fait d’un métal ancien et de bon aloi, franc, simple, dur envers soi, ennemi absolu du luxe ; dans sa
vénération d’Eschyle, Sophocle, Euripide (statues d’airain), il protège l’ancienne culture qui lui tient à cœur ;
également avec le décret contre les falsifications des acteurs. Un noble réactionnaire.
* Placé au-dessus de Démosthène selon le jugement de l’école de Rhodes.
** Cicéron, Orator, 31, 110 : Demosthenes nihil argutiis et acumine Hyperidi (cedit) [Démosthène ne le cède
en rien à Hypéride pour les finesses et la pénétration]. Il aurait parlé sans ὑπόκρισις [sans effets d’action
oratoire] devant le tribunal (lors des débats de procès politiques) et aurait seulement narré les événements.
*** Car Démosthène se livre à une arnaque dans le discours Sur la couronne et se contredit avec ses
indications antérieures (discours Sur l’ambassade) ; alors qu’il n’y a pas de contradiction entre ces
indications et celles d’Eschine. Il est d’une origine plus distinguée que Démosthène, issu de la lignée des
prêtres des Boutades. Son père Atrometos, plusieurs fois exilé, lutte contre Thrasybule pour la restauration de
la démocratie ; il vivait dans la gêne et avait perdu son bien, jusqu’à l’âge de 95 ans ‒ comme maître d’école,
bien sûr sans avoir les moyens d’assurer des liturgies pour l’État. Sa mère était athénienne et prêtresse {des
Mystères}, elle faisait des purifications et des initiations {son frère, un habile général de la marine} ;
répugnantes calomnies de la part de Démosthène dans les dialogues ultérieurs, non dans les premiers ; il
transfère sur elle toute l’ordure qui s’attache aux cultes secrets. Dans la haine, Démosthène est aussi un
compagnon menteur et méchant.
* Un admirateur fasciné [sc. Eschine] de Philippe, dont même Théopompe, dans son amour terrifiant {et
intrépide} de la vérité a dit sur ce point : « tout compte fait, l’Europe n’a jamais porté sur son sol un homme
tel que le fils d’Amyntas » (voir Polybe, VIII 11).
* Théophraste trouvait Démosthène, comme orateur, « digne de la cité », mais Démade « plus haut que
la cité ».
* Quand il portait les armes, il n’était pas ferme à son poste, et pas assez ferme envers la corruption (de la
part des Perses), à ce qu’on pensait.
** Il surpassait les orateurs de son temps en ἀρετή [vertu], mais n’égalait pas les Anciens.
* Wachsmuth.
* Longin, Περὶ ὕψους [Du sublime], 3, 2, dit de lui et de ses semblables : πολλαχοῦ γὰρ ἐνθουσιᾶν ἑαυτοῖς
δοκοῦντες οὐ βακχεύουσιν ἀλλὰ παίζουσιν [Souvent, alors qu’ils croient être inspirés, ils ne sont pas pris de
transport bacchique mais de puérilité].
* Une forme de réaction se trouve aussi chez le grand rhétoricien HERMAGORAS de Temnos (IIe siècle), qui
découvre une doctrine artistique hautement subtile et ce faisant se ressaisit de l’éducation dans les règles de
l’art telle que la délivraient les Anciens ; mais il y a en lui quelque chose de vieillot, de scolastique, de
pointilleux, {qui se saisit toujours plus puissamment de ce qui l’entoure et à quoi nul ne peut échapper}. ‒ Il
sembla alors que c’était la fin ‒ chez les Grecs eux-mêmes.
* [N.d.l.T. : point d’insertion noté par Nietzsche] {En comparaison :} le sens raffiné de l’équilibre qu’avaient
les Grecs dans les rapports des constructions s’est perdu dans l’architecture romaine : le plus de faste possible
dans le déploiement de la décoration. En cela, une réelle grandeur. Beaucoup de formes grecques mal
comprises et mal interprétées sont cachées sous celles des Romains, mais on admirera ces dernières pour leur
effet plein de faste et de la plus haute énergie. D’après J<acob> B<urckhardt>.
NOTES
1. Selbsterziehung. Nous avons dit en présentation l’importance de cette mention de l’éducation, à laquelle
fera écho le mot Dressur qui clôt le cours. Noter que cette autodidaxie de Démosthène n’est mentionnée
qu’incidemment dans l’Abrégé, au cours du paragraphe consacré à Démosthène (« Dans l’histoire de
l’éducation autodidacte, il est digne de la plus haute attention »). La place qui lui est donnée ici, en
ouverture du cours, révèle à elle seule le saut qualitatif qu’opère Nietzsche dans une rédaction qui reprend
pourtant les mêmes données historico-philologiques que l’Abrégé.
2. DIODORE, Bibliothèque historique, I 2. Nous traduisons, comme d’habitude dans ce type de cas, la
traduction allemande figurant dans le manuscrit de Nietzsche, en gardant un œil sur l’original grec.
3. On notera l’accumulation ici des mots apparentés que sont : Sprache, sprechbar, gesprochen. Signalons
que l’adjectif sprechbarste n’est souligné qu’à moitié dans le manuscrit : sprechbarste, « parlable ».
4. Die Redenden en allemand.
5. Aglôssoi signifie en effet ici ceux qui n’ont pas la glôssa qu’est la langue grecque. La référence est faite à
SOPHOCLE, Trachiniennes, 1060, où l’adjectif aglôssos s’oppose à Hellas, la Grèce. Utilisé non
idéologiquement, l’adjectif signifie « qui n’a pas l’organe de la langue », ou bien « qui est inhabile à parler ».
6. Nietzsche rapproche le mot barbaroi, « barbares », du mot batrachoi signifiant en grec les grenouilles
ou batraciens. Il donne pour cela la variante attestée de la première syllabe (bra- au lieu de ba-, mais il faut en
ce cas avoir bratachos et non bratrachos ; le tiret sert à noter implicitement que les deux parties ne sont
justement pas attestées ensemble). Nietzsche souligne ainsi la dimension sonore des deux mots barbaroi et
batrachoi. Il traduit lui-même barbaroi par die Quakenden, qu’on pourrait rendre (comme J.-L. Nancy et Ph.
Lacoue-Labarthe) par « les coassants ». En français, nous avons privilégié les sons « b » et « r » de barbaroi
et bratrachoi à travers « les bredouilleurs ». On rappellera la ressemblance phonétique entre batrachoi et
battarizein, « bredouiller », ainsi que l’une des deux versions du surnom de Démosthène, dérivé de ce verbe :
Battalos, pour un homme bègue, qui bredouille (voir plus loin le paragraphe consacré à cet orateur).
7. L’expression inter pares, « entre pairs », qui sert généralement chez Nietzsche à caractériser les
relations entre les individus d’une classe supérieure aristocratique, est de manière très signifiante utilisée à
propos de la démocratie athénienne de l’époque tragique. Celle-ci a été rapprochée d’une constitution
aristocratique par Thucydide (II 65.9) et par Platon (Ménexène, 238c-d), l’un avec sérieux, l’autre avec ironie.
8. Nietzsche fait ici allusion au fait que le mot de technè (ars en latin) dans l’Antiquité pouvait nommer à
lui seul un traité de rhétorique (d’où sa traduction fréquente par « traité » dans cet usage spécialisé).
9. Définition rendue célèbre par PLATON, Gorgias, 453a.
10. Anecdote rapportée par DIOGÈNE LAËRCE, IX 56.
11. Freigeisterei. Noter l’absence de cette phrase dans l’Abrégé.
12. S’il était besoin d’un exemple de l’impossibilité de traduire systématique un même mot allemand par
un même mot français sans égard pour la variabilité des contextes et des implications, le mot Vortrag pourrait
jouer ce rôle. Ce mot doit en effet prendre en charge, selon le contexte, le mot grec hupokrisis, qui exprime
aussi bien le « jeu » d’acteur (ci-dessous dans l’expression der Vortrag des Schauspielers einer aeschylischen
Tragödie, « le jeu de l’acteur d’une tragédie d’Eschyle ») que « l’action oratoire » des orateurs, mais ne peut
ni être rendu systématiquement par le mot « jeu » (qui évoque Spiel en allemand et qui a en français bien
des connotations indésirables) ni par « action (oratoire) », qui est un terme technique de la rhétorique non
utilisé du temps de Périclès. Démosthène s’y est illustré et représente le point d’aboutissement dans
l’Antiquité grecque de ces efforts de maîtrise de la prononciation d’ensemble des discours, voix, mimiques et
gestes inclus. Voir le cours Exposition de la rhétorique grecque. De manière plus vague, Vortrag pourra aussi être
rendu par « représentation » et par « prestation » (un peu au sens de « performance » dans son sens
artistique contemporain), quoique cela ne soit pas d’une grande élégance.
13. C’est la présentation qu’en fait Plutarque, Vies : Périclès, 5.1, et que Nietzsche reprend aussi dans La
Philosophie à l’époque tragique des Grecs, 19 (avec un mélange inopiné d’ARISTOPHANE, Acharniens, 530-531),
où il précise que Périclès est non démosthénien. Dans l’Abrégé, Nietzsche avait précisé aussi « non
démosthénien et pourtant admirablement imposant ». De même, l’Abrégé mentionne Démosthène à propos
du caractère passionné des orateurs postérieurs à Périclès. Dans l’ensemble, ces détails confirment le retrait
de Démosthène comme figure de référence aux yeux de Nietzsche (voir plus loin, les nombreuses corrections
dans le passage sur Eschine). Par rapport à La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, la différence
importante dans les cours est le rattachement de la figure de Périclès à la sophistique.
14. Der Stil wird zu einer Macht für sich. Nietzsche transfère au style la puissance que les Anciens
reconnaissaient au logos ; ce faisant, il explicite une idée latente dans l’Antiquité (voir notre article
« “Platon est ennuyeux” : sur un mot de Nietzsche »). Il est notable que Nietzsche réduise ainsi sans cesse
la distance entre le logos et le style : il l’a fait aussi dans l’Exposition de la rhétorique antique (§ 3), lorsqu’il a
transféré à la parole ou à la langue elle-même (Sprache, et donc logos) la définition que donnait Aristote non
du logos, mais de la rhétorique.
15. On retrouve l’expression déjà présente dans l’Abrégé : die Sitte des Advokatenthums, faisant écho en
allemand à la logographia des Grecs, terme lui-même difficilement traduisible et donc simplement décalqué
en français par « logographie ». Il ne s’agit pas d’une fonction d’avocat au sens plein du terme, comme
Nietzsche va le dire.
16. Nous traduisons ainsi le mot allemand Rechtbeistände, car il traduit le grec συνήγορος : une personne
qui ‒ sans rémunération ‒ assiste le plaignant ou l’accusé dans sa démarche juridique, mais n’est pas un
« avocat » au sens moderne du terme. Le plus célèbre discours de synégore (quoique atypique, puisque ici le
synégore était le véritable accusé) est de Démosthène, Sur la couronne.
17. Vortrag durch Lesen, le mot Vortrag ne pouvant ici désigner dans sa pleine technicité l’action oratoire,
mais il s’agit bien de la prestation orale, de la présentation orale d’un texte, ici à travers sa lecture.
18. Il s’agit en réalité de la différence entre d’un côté une écoute en situation concrète devant une foule, où
le plaideur ou toute autre forme d’orateur en général a appris par cœur son texte et ‒ de plus en plus au fil des
décennies ‒ apporte un supplément de jeu (l’action oratoire dans sa pleine technicité, avec effets calculés de
voix et de gestes et mimiques), et de l’autre côté une écoute à partir d’un texte lu à haute voix dans un tout
petit cercle choisi d’hommes de goût, de philosophes, etc., avant que cette lecture ne devienne, à long terme,
une lecture silencieuse et solitaire, dans laquelle l’écoute est intériorisée. L’écoute est cependant toujours
présente, même dans le silence.
19. Les mots entre parenthèses ou en incise sont de Nietzsche, qui fait son commentaire au fil de la
citation. La traduction que retient Nietzsche renchérit un peu sur le texte d’origine (avec les mots
« totalement » et « n’est rien de plus que »).
20. La première expression aristotélicienne, ἡ ἀκριβεστάτη, signifie « la plus exacte, précise, fine… », la
seconde, ὑποκριτικωτάτη, signifie littéralement « la plus de l’ordre du jeu d’acteur ». A. Wartelle explique
avec clarté ces lignes 1413b8-9 de Rhét. III 12 : « le style des compositions écrites ne reçoit pas le secours de
l’action dramatique ou oratoire et doit être assez travaillé pour ne prêter à la lecture aucune équivoque ; dans
un discours, au contraire, un geste, une intonation, une attitude peuvent préciser une intention qui
n’apparaît pas toujours à une simple lecture » (Rhétorique d’Aristote, CUF, 1973, ad loc.).
21. ARISTOTE, Rhétorique, III 12, 1413b14-22.
22. Ein wirklicher Athener (le mot wirklicher est conjectural, car difficilement lisible dans le manuscrit ; je
remercie Beat Röllin de son aide).
23. Il s’agit de formes antérieures aux formes de l’attique classique, qui dit, par exemple, prattein et non plus
prassein (« agir »), sun et non plus xun (« avec »), eis et non plus es (« vers »).
24. Tous ces éléments sont tirés de Denys d’Halicarnasse.
25. La question de l’identité une ou plurielle d’Antiphon était et reste débattue. Nietzsche tire argument
du fait que deux surnoms différents sont attestés, ce qui prouverait qu’il y avait deux personnes différentes.
On trouve chez Suidas (c’est-à-dire dans la Suda), s.v. Ἀντιφῶν, le surnom de λογομάγειρος (« cuisinier de
discours ») attribué au devin, et dans les Vies des dix orateurs (832 E) le surnom de Nestor (par référence au
personnage de l’Iliade) attribué au politique pour sa vivacité d’esprit ou sagacité (cf. PHILOSTRATE, Vies des
sophistes, I 498).
26. À nouveau, le fond de ce genre de considérations provient de Denys d’Halicarnasse.
27. Voir ARISTOTE, Rhétorique, III 9. Les traductions des termes techniques sont variables, et seulement
indicatives sous notre plume. L’idée est celle d’une opposition entre une structure de phrase avec des
membres enchaînés successivement, et une structure relevant de la période, arrondie, tressée, retournée sur
elle-même, où la fin fait pendant au début.
28. CICÉRON, L’Orateur, 175, cf. 39.
29. Rhétorique, III 8, 1409a2-3. Aristote ne dit pas précisément que ce rythme a été privilégié mais
simplement qu’on a commencé de s’en servir à partir de Thrasymaque.
30. Rhétorique, III 2, 1404b24-25 : Euripide faisait une sélection de mots parmi le vocabulaire ordinaire et
courant, non poétique, et atteignait par là un effet artistique qui se dissimulait comme tel, sans étalage de
l’insolite.
31. Freigeist. L’ajout est significatif, et s’accorde avec le précédent où Nietzsche insiste sur la formation de
Critias auprès des sophistes.
32. Il aurait donc été membre de la famille des Kérykes (Vie des dix orateurs, 834 C), point qui reste
litigieux.
33. Lors de l’affaire de la mutilation des Hermès, Andocide put échapper à une condamnation en
promettant de dénoncer les auteurs ; il dénonça jusqu’à son propre père (Vies des dix orateurs, 834 D-E).
34. Cela signifie qu’il n’a pas pratiqué l’art du discours d’un point de vue théorique (comme rhéteur
professionnel, donnant un enseignement, théorisant la technique dans des traités) ni comme logographe
écrivant pour d’autres contre rémunération ; il a été orateur comme citoyen athénien engagé en politique
montant à la tribune du peuple (sens ordinaire de rhètôr, « orateur », à Athènes aux Ve-IVe siècles) ou
exerçant des ambassades.
35. L’enargeia, mot grec exprimant la qualité que Nietzsche vient de décrire, est une des qualités majeures
du style retenues par Denys d’Halicarnasse et consiste dans la capacité de rendre sensible, de mettre sous les
yeux ce dont on parle (Les orateurs antiques : Lysias, II 6). Elle est traduite en rhétorique latine par illustratio
ou evidentia.
36. Les parisa sont des membres de phrase à la structure parallèle et au nombre de syllabes égal ou presque
égal (selon qu’on les identifie ou non aux isokôla, ce que fait Aristote en Rhétorique, III 9, 1410a24-25). Les
homoioteleuta, « homéotéleutes », consistent en ce que des mots se terminent de manière identique ou
semblable.
37. Retour en -403 des citoyens exilés, après la chute de la tyrannie des Trente.
38. Il s’agit du droit de cité.
39. LYSIAS, Contre Ératosthène, l’un des Trente.
40. L’asianisme est un courant stylistique favorisant les effets voyants et recherchés, allant même, en ce qui
concerne l’action oratoire, jusqu’à chanter certaines parties du discours. Enraciné en Asie mineure, prenant
son essor dès le -Ier siècle, mais remontant au moins à Hégésias de Magnésie (-IIIe siècle), il est une tendance
tenace de l’éloquence tout au long de la période hellénistique, et Nietzsche considère qu’il perdure jusqu’à
son époque. Cicéron distingue deux formes d’asianisme (Brutus, 325, passage cité dans l’Abrégé et que citera
Nietzsche à nouveau plus loin). La querelle entre les atticistes et les asianistes a été très vive à Rome à
l’époque de Cicéron et de Denys d’Halicarnasse. Cicéron, lui-même parfois pris pour cible par les atticistes
les plus durs, considère Hégésias comme le parangon de l’ineptie (L’Orateur, 226). Nietzsche, dans le présent
cours, qualifiera plus loin Hégésias d’« homme du destin fatal ».
41. Cette terminologie relève de Denys d’Halicarnasse, comme tout ce qui est en grec dans les lignes
suivantes.
42. Pour ces qualificatifs, voir cette fois CICÉRON, notamment L’Orateur, 20 et 76.
43. ISOCRATE, Sur l’échange, 161. Nietzsche ne traduit que le dernier mot, nous ajoutons entre crochets le
reste de la traduction.
44. DENYS D’HALICARNASSE, Isocrate, 12.2.
45. Comprendre : une écriture de style simple, compréhensible par une foule qui achèterait ainsi en masse
ses discours.
46. Cette remarque concerne proba-blement plutôt l’école athénienne fondée ensuite par Isocrate, dont
N. omet ici de parler (à la différence de l’Anhang).
47. Vies des dix orateurs, 837 B. Tout salariat est vécu dans l’Antiquité pour ce qu’il est, à savoir une vente,
et l’on est allé jusqu’à le considérer comme un esclavage à durée limitée (ARISTOTE, La Politique, I 13,
1260b1).
48. ISOCRATE, Sur l’échange, 46. Le passage est important par ce rapprochement des discours d’Isocrate vis-
à-vis des compositions faites « avec musique et rythmes ». Le manuscrit de Nietzsche présente ici une erreur
que nous avons corrigée : traduit littéralement, il dit « qui s’approchent plus de la poésie que les [die]
discours judiciaires », mais le texte d’Isocrate dit bien « des discours judiciaires ». Il faut donc corriger le
mot allemand die par den.
49. Cette phrase est manifestement une citation de Sur l’échange, 256. Le terme εὐβούλους (qui délibèrent
bien, qui sont de bon conseil dans la délibération) se trouve derrière la traduction dédoublée « sensés et
sages » (verständig und weise). Les conséquences morales du bien-parler sont affirmées dans les paragraphes
précédents, et la revendication de la philosophia traverse l’ensemble du propos.
50. Tous ces jugements sur la comédie, l’épopée et la tragédie se trouvent dans À Nicoclès, 44-49.
51. Évagoras, 10-11. Le rythme et ce qui s’y apparente suffisent à séduire les âmes (sens fort du verbe
ψυχαγωγεῖν présent dans le passage).
52. On remarquera qu’Isocrate a discrédité presque la totalité de la culture grecque, et que, comparé au
tableau que N. brosse de Socrate et surtout de Platon, censé avoir fait paraître toute la culture hellénique
devant son tribunal et l’avoir rejetée (cf. le début du cours Introduction à l’étude de Platon, EPN VIII),
Isocrate pourrait aisément rivaliser avec le grand philosophe aussi sur ce plan. On n’est pas étonné de voir ici
l’irruption du mot fanatisch, que N. emploie aussi pour Platon, quoique dans une autre perspective
(fanatisme de la vérité).
53. POLYBE, Histoires, IV 20.5.
54. Cette considération apparaît dans une lettre (Aux magistrats de Mytilène, 9), où Isocrate intercède
pour des musiciens bannis. L’ajout {à eux} fait de cette fin de phrase une citation littérale.
55. On trouve chez Pline cette idée sous la forme graeca res est nihil velare, XXXIV X 18. Il s’agit de la
nudité des statues. La comparaison de l’écriture avec la sculpture fait aussi partie des lieux communs (comme
la comparaison avec la cuisine, la constitution corporelle, la coiffure…).
56. Ici commence les quelques lignes constituant le plus beau passage de ce cours, où il semble que
Nietzsche y ait mis de lui-même. L’écriture est plus soignée qu’ailleurs. Presque tous les sens sont évoqués
dans cette description très sensorielle de la lecture (odorat, audition, vision, goût).
57. Praktische Rede, c’est-à-dire le discours tenu dans la sphère publique, politique, en situation (tribunaux,
Assemblée du peuple et autres institutions, et même panégyries…), qui s’oppose à l’éloquence d’école que
pratiquait Isocrate ou l’éloquence d’apparat des sophistes, non prononcée en situation.
58. Comparer avec l’Histoire de la littérature grecque, < III >, § 1 (KGW II/5, p. 280).
59. On peut penser ici à Isocrate, 13.
60. Point éclairci chez ARISTOTE, Rhétorique, III 8.
61. La présence perlée de Thucydide, ici et plus loin, est le résultat du fait que, quoique rangé sous la
catégorie d’historien, il est inséparable de l’histoire de l’éloquence (ce qu’avait compris Denys d’Halicarnasse,
et ce qui justifiait un chapitre entier dans l’ouvrage de Blass, Attische Beredsamkeit). L’absence de paragraphe
dédié à Thucydide dans le cours de Nietzsche est signifiant.
62. DENYS D’HALICARNASSE, Démosthène, V 22.1. Nous traduisons ici la traduction allemande du
manuscrit de Nietzsche et seulement indirectement le texte grec d’origine.
63. Praktischer Redner, qu’on peut aussi traduire par « orateur actif ». C’est-à-dire qu’on retrouve avec Isée
la figure d’un orateur engagé dans l’action réelle des débats publics (même si c’est à titre de logographe), à la
différence d’Isocrate qui avait renoncé non seulement à paraître lui-même en public, mais encore à être
logographe pour d’autres citoyens en vue de procès réels, et à la différence de l’éloquence d’apparat.
64. Paraphrase un peu confuse des Vies des dix orateurs (chap. « Isée », 839 F), qui dit plus clairement :
« Il fut le premier à figurer la pensée [i.e. utiliser des figures de pensée, voir le cours Exposition de la rhétorique
antique] et à la tourner vers le politikon » (i.e. selon Blass, II 2 p. 499 n. 1, un style travaillé et non simple,
visant l’éloquence publique).
65. La situation difficile est celle d’Athènes, sous domination macédonienne, mais espérant toujours
recouvrer son indépendance.
66. Vies des dix orateurs, 841 E.
67. Comme dans l’Abrégé, Nietzsche a écrit ici μὲν par erreur ; nous corrigeons le lapsus, peu supportable.
La citation originale se trouve chez DENYS D’HALICARNASSE, L’imitation, 3.
68. Cette phrase, malgré la première impression qu’on peut en avoir, a très proba-blement été ajoutée après
le tout premier jet de rédaction (voir le manuscrit, P-II-13c,192). Sans cet ajout, la notice consacrée à
Eschine commence directement ‒ comme les notices précédentes ‒ par le nom et l’origine (locale et familiale)
de l’orateur. Nietzsche (par suite de ses lectures, et peut-être avant même d’avoir terminé totalement la
rédaction de l’ensemble du paragraphe consacré à Eschine) a manifestement ajouté ou renforcé la
réprobation des allégations de Démosthène sur la basse extraction d’Eschine et sur sa vie en général, et l’a
défendu avec une vigueur inhabituelle (voir l’expression « répugnantes calomnies », avec tous les autres
ajouts soit en page impaire, notés ici par un appel de note de type *, soit en dessus de ligne, notés ici entre des
parenthèses de type { }). Il aura surenchéri dans sa défense en le présentant comme le plus grand génie de la
rhétorique attique (contre Démosthène, donc).
69. Cette citation correspond en gros à une phrase de Sur la couronne, 261 (cf. 130-131). Noter que la
dénonciation de ce mensonge de Démosthène est un ajout postérieur au tout premier jet de rédaction.
Quant aux mensonges et calomnies diverses dans l’éloquence, rappelons qu’ils étaient une pratique générale,
et non le fait du seul Démosthène. Que démosthène mente n’est en soi pas une information. Que Nietzsche
l’écrive assortie d’un point d’exclamation est déjà plus inattendu, et révèle peut-être quelque… naïveté ?
70. C’est ainsi que nous pensons devoir traduire le mot allemand Gesetzvorleser. La source qu’utilise
Nietzsche ici aura interprété de manière un peu précise les fonctions de secrétaire qu’Eschine a occupé
auprès du Conseil et de divers magistrats. Voir DÉMOSTHÈNE, Sur les forfaitures de l’ambassade, 200, 249, Sur
la couronne, 261 (sans mention d’Aristophon ni d’Eubule).
71. τριταγωνιστής, acteur de troisièmes rôles. Démosthène se repaît du terme (Sur la couronne, 129, 209,
267).
72. Le fond de ces attaques se trouve en effet chez Démosthène, mais non littéralement avec ces mots.
73. Cette phrase, à notre sens, pourrait être un ajout, bien que cela n’apparaisse pas immédiatement dans
le manuscrit (P-II-13c,192) : les dernières lignes, à les considérer de près, ont l’air d’avoir été ajoutées dans
cette fin de page, de manière un peu tassée.
74. Mots cette fois parfaitement dans le fil de la rédaction. Les ajouts précédents ont renforcé nettement
les réserves à avoir sur les « calomnies ».
75. Le surnom Batalos évoquait directe-ment le « derrière » et flétrissait des mœurs pédérastiques
(PLUTARQUE, Démosthène, 4.5-7, Vies des dix orateurs, 847 E-F). Il évoquait aussi les difficultés légendaires
d’élocution de Démosthène (battarizein signifiant « bégayer, bredouiller ») : on trouve ainsi parfois la
graphie Battalos. Voir ESCHINE, qui s’en délecte, Contre Timarque, 126, 131, 164, Sur l’ambassade infidèle,
99 ; DÉMOSTHÈNE, Sur la couronne, 180.
76. On notera que cette remarque, visant Démosthène, pourrait tout autant s’appliquer à Nietzsche.
77. Eiserner Fleiß. Même si le mot est différent, cela fait écho aux premières phrases, Selbsterziehung des
Demosthenes, en relation aussi avec le dernier mot du cours : Dressur. Comparer avec l’Abrégé, qui dit plus
sobrement, au chapitre consacré à Démosthène : ersetzt durch Eifer und Übung was an ihm von Natur oder
durch Erziehung fehlt, « pallie par le zèle et l’entraînement ce qui lui manque par nature ou par éducation ».
C’est tout particulièrement avec la notice de Démosthène qu’on peut juger de la différence de ton entre le
présent cours et l’Abrégé.
78. PLUTARQUE, Démosthène, 5.
79. Il faut comprendre que l’orateur Callistrate, en pleine action oratoire, se révélait meilleur que
Démosthène au jugement de Démosthène lui-même, mais que ce dernier considérait ses propres discours
comme meilleurs que ceux de Callistrate dès lors qu’on les lisait.
80. Référence que nous n’avons pas pu retrouver (comme d’autres), malgré les outils modernes (le mot
hupopoikilos, en particulier, ne se trouve manifestement pas dans des œuvres de critique stylistique ‒ sous
réserve d’une présence dans des apparats critiques, que le Thesaurus linguae graecae ne prend pas en compte).
‒ On n’oubliera pas que certains de ces jugements très dépréciatifs sont portés par des partisans voire des
serviteurs du pouvoir macédonien qu’avait combattu Démosthène, surtout si l’on retient comme N.
l’attribution à Démétrios de Phalère du traité De elocutione (paternité contestée). Démétrios gouverna
Athènes au nom de Cassandre, roi de Macédoine et maître de la Grèce.
81. Passage assez accidenté. Les ajouts indiqués ici sont surtout des corrections de ratures (que nous ne
signalons pas ordinairement). La puissance des discours de Démosthène à la lecture apparaît notamment
dans PLUTARQUE, Démosthène, 11.4.
82. L’anecdote est connue plutôt dans la version qu’on trouve entre autres chez PLINE LE JEUNE (Lettres, II
3.10, cf. QUINTILIEN, XI 3.7, et les autres références données dans la CUF). Voici la version élogieuse pour
Démosthène : Eschine, ayant lu en exil à Rhodes le discours victorieux de son adversaire dans le procès sur la
couronne, aurait répondu, à ses auditeurs qui s’émerveillaient de la force persuasive du discours : « Que
serait-ce, si vous aviez entendu l’animal en personne ! ».
83. THÉOPOMPE, Fragments, 326 ( Jacoby).
84. QUINTILIEN, III 8.62.
85. CICÉRON, L’Orateur, 211, 221 sqq., en particulier 226 (où ce sont à l’inverse les périodes qui sont dites
s’intercaler) : « Il n’y a aucun genre de style meilleur ou plus vigoureux que celui qui porte ses coups par
groupe de deux ou trois mots, quelquefois avec un seul, un peu plus dans d’autres cas, au milieu de quoi vient
s’intercaler, ici ou là, une période nombreuse avec des clausules diverses » (trad. A. Yon, CUF).
86. Donc avec des asyndètes.
87. Le manuscrit porte ici par erreur περὶ, ce qui donnerait « Sur les Mégalopolitains » Nous avons
corrigé pour retrouver le titre normal.
88. Sur la liberté des Rhodiens, 30.
89. Le fonds théorique (le theorikon) permettait de rémunérer les citoyens venant assister aux
représentations théâtrales des Grandes Dionysies et des autres fêtes dramatiques, à la manière dont la
participation à l’Assemblée du peuple était rémunérée pour dédommager les citoyens modestes de la perte
d’une journée de travail.
90. À savoir les trois Olynthiennes.
91. Ce passage, présenté comme une citation, est une traduction plutôt libre de DÉMOSTHÈNE, Sur les
forfaitures de l’ambassade, 266. Rappelons que nous traduisons la traduction (ou la paraphrase) allemande,
non le texte grec directement.
92. Philippiques, III, 26 (la citation de Nietzsche est légèrement elliptique).
93. Ces mots sont peut-être une citation, très libre dans la lettre mais non dans l’esprit, de PLUTARQUE,
Démosthène, 18.1-2, où se trouvent rapportés des propos de Théopompe sur l’effet que produisit Démosthène
en ce moment crucial de l’histoire. La métaphore qui s’y trouve relève du feu. L’idée de soulever (μετεωρίσας)
se trouve aussi dans le passage, mais il n’est certes pas question de gonds.
94. Il s’agit dans cette parenthèse des discours Sur l’Halonnèse (7e), Réponse à la lettre de Philippe (11e), et
Première Philippique (4e, cette dernière étant généralement considérée comme authentique).
95. Le terme diastaltikos est assez rare en grec, car il revêt une portée technique. C’est un terme de
grammaire qu’on trouve chez Apollonius Dyscole (+IIe siècle), dans un traité Des pronoms. Mais c’est aussi un
terme de médecine, qui apparaît une fois chez Galien (IIe / IIIe siècle), où il concerne les diastoles du cœur par
distinction d’avec les systoles (Sur le diagnostic par le pouls). C’est enfin et surtout un terme musical,
largement usité par la philologie allemande du XIXe siècle : on le trouve chez Ernst Ludwig VON LEUTSCH,
Grundriss zu Vorlesungen über die griechische Metrik, Göttingen, 1841 (Nietzsche possédait d’autres titres de
Leutsch), ou encore dans une édition de Pindare réalisée par Friedrich THIERSCH (ΠΙΝΔΑΡΟΥ ΤΑ
ΣΩΖΟΜΕΝΑ. Pindarus Werke, Leipzig : G. Fleischer, 1820) : « Eu égard à leurs qualités ou à leur effet sur
l’âme, les mélodies étaient divisées en expansive [ausbreitende], rétractante [zusammenziehende] et calmante
[beruhigende] », ce qui traduit les mots grecs ἦθος διασταλτικόν, συσταλτικόν, ἡσυχάστικον. Ces trois
expressions sont issues de CLÉONIDE (-Ier siècle ?), Introductio harmonica (attribuée un temps à Euclide), 13 :
Cléonide y explique que le caractère diastaltikon d’une mélodie (melopoiia) est celui par lequel s’exprime la
magnificence, l’élévation virile de l’âme, les actions héroïques et tous les affects qui leur sont apparentés ; il
est donc usité par la tragédie. Le caractère sustaltikon est celui par lequel l’âme se rétracte en une disposition
non virile, basse, et s’accorde avec les affects amoureux, les lamentations et toutes ces sortes de choses. Le
caractère hèsuchastikon, « calmant », confère à l’âme le calme et une disposition libre et paisible. On voit
que Nietzsche applique à toute la cité d’Athènes un terme à la fois musical et médical.
96. C’est-à-dire rustique, rustaud. DENYS D’HALICARNASSE, Dinarque, 8.7, le dit ἄγροικος Δημοσθένης,
« Démosthène rustique ». On trouve l’expression κρίθινος Δημοσθένης chez HERMOGÈNE, Des formes du
discours (Περὶ ἰδεῶν λόγου), II 11. Ordearius rhetor est dit d’autres orateurs, comme L. Plotius, dans SUÉTONE,
Rhéteurs illustres, 2 (voir WESTERMANN, Geschichte der Beredsamkeit, p. 159, n. 17).
97. Anecdote qu’on trouve dans le Gnomologium vaticanum, 242. Son caractère cru est d’autant plus
frappant que Nietzsche est ordinairement assez pudique devant ses étudiants.
98. Le manuscrit fait ici référence par erreur à De optim. I, 285 (De optimo genere oratorum). Nous
corrigeons.
99. Les Diadoques sont les successeurs d’Alexandre, généraux et autres compagnons d’armes qui se
déchirèrent pour prendre la tête de l’empire qu’il avait si rapidement conquis et si rapidement laissé sans chef
par sa mort prématurée. Le découpage de l’empire donna lieu aux différentes dynasties hellénistiques,
étrangères à l’esprit de la démocratie athénienne. D’où les conséquences pour l’éloquence.
100. Vers passés en proverbe, empruntés à HORACE, Satires, I I 69-70 (Quid rides ? mutato nomine, de te
fabula narratur).
101. Les termes utilisés par Cicéron ne sont pas aussi péjoratifs que ceux-ci (comparer avec le passage
parallèle dans l’Abrégé de l’histoire de l’éloquence).
102. CICÉRON, L’Orateur, 25. Les contrées moins élégantes sont en l’occurence la Carie, la Phrygie et la
Mysie. Remarquons ici comme ailleurs les métaphores culinaires ou corporelles.
103. Molon est en réalité un surnom d’Apollonios (cf. le passage parallèle dans l’Abrégé de l’histoire de
l’éloquence).
104. Expression en français dans le texte.
105. Entendre le palais de la bouche. On remarquera à nouveau l’importance de la métaphore filée sur la
nourriture et la cuisine, qui remonte au moins au parallèle que fait Platon entre la rhétorique et la cuisine
dans le Gorgias, et dont Nietzsche, à la suite de bien d’autres, à hérité.
106. Il nous est parvenu quelques bribes de ce traité, à savoir six extraits transmis par Syrianus
commentant Hermogène, un résumé du livre II et une longue citation de ce même livre par Denys lui-même
dans sa Lettre à Pompée Géminos. Voir la présentation du traité dans l’édition de Germaine Aujac, CUF.
107. Titre traduit de manière diverses (La composition stylistique, CUF), et plus souvent indiqué sous sa
version latine (De compositione verborum).
108. Il s’agit de la première lettre à Ammée, qui défend l’originalité de Démosthène contre ceux qui
faisaient dériver son talent des traités aristotéliciens de rhétorique. Comme dans l’Abrégé, l’état du
manuscrit de Nietzsche (notamment la ponctuation et la répartition des majuscules, P-II-13c,160) laisse
penser qu’il a peut-être oublié l’existence de cette lettre et l’a assimilée au titre qui suit, donc à la seconde
lettre à Ammée. Nous rétablissons à nouveau la ponctuation correcte et une majuscule au titre Περὶ τῶν
Θουκυδίδου ἰδιωμάτων.
109. Il s’agit de la seconde lettre à Ammée.
110. Il s’agit du Thucydide.
111. Il s’agit du Démosthène, dont il manque le début et qui souffre de plusieurs lacunes. Le Démosthène
aurait dû, avec un Hypéride et un Eschine, constituer le second tome des Orateurs antiques (Isée, 20.7). Le
Démosthène que nous possédons n’est pas d’une rédaction unie, et a probablement été composé à deux
époques différentes, la dernière partie (du § 35 à la fin) étant manifestement étrangère à l’inspiration qui
prévaut dans les Orateurs antiques avec sa théorie des caractères du style, et proche en revanche de La
composition stylistique, avec sa théorie des harmonies du style, insistant sur la dimension auditive de
l’éloquence (voir l’introduction de cette œuvre dans l’édition CUF par Germaine Aujac). D’où les remarques
alambiquées de Nietzsche sur la partie du Démosthène qui se rattache à cette œuvre.
112. Les Technokraten sont ceux qui prétendent régir la rhétorique réelle et pratique à partir de leurs écrits
théoriques, portant le titre de Technè en grec.
113. Potamon a concouru pour devenir le maître de rhétorique du futur empereur, mais c’est Théodore de
Gadara qui a été retenu.
114. Cette phrase peut correspondre à AELIUS ARISTIDE, Sur la digression (discours XXVIII Keil), 391,
lignes 1-2.
115. À savoir l’école platonicienne (Académie), péripatéticienne (Lycée), épicurienne ( Jardin), stoïcienne
(Portique).
116. Erreur de copie faite par Nietzsche ; WESTERMANN, I, p. 223, porte « fils de Vérus, adversaire
d’Antipater de Hiérapolis ». Même erreur dans l’Abrégé de l’histoire de l’éloquence.
117. Données biographiques tirées de PHILOSTRATE, Vies des sophistes, II 7, et sujettes à discussion encore
aujourd’hui.
INTRODUCTION
À LA RHÉTORIQUE D’ARISTOTE
PRÉSENTATION
par Anne Merker
« on entend s’entrechoquer les os de la pensée »
Introduction à la Rhétorique d’Aristote, p. 278.
Eschine montrait dans son éloquence plus de chair que de muscle ; Aristote
n’avait que des os, sans l’habillage d’une chair dont la mollesse eût adoucit les
chocs1. Aucune éloquence dans le corpus aristotélicien transmis jusqu’à nous.
L’introduction que rédige Nietzsche en préliminaire à l’étude de la Rhétorique ne
dissimule pas le contraste entre l’écriture sèche d’Aristote telle que les textes
conservés nous la révèle, et sa connaissance probablement très intime de l’art
rhétorique. Les Anciens, qui lisaient des œuvres perdues pour nous, louaient les
qualités de son style, pour sa suavité, son abondance, ses agréments, sa grâce, et
même son humour. Peu de traces de ces beautés aristotéliciennes dans le corpus
dont nous disposons ; tout juste peut-on citer le chapitre 5 du livre I des Parties
des animaux, ou quelques moments des études de l’amitié. L’ambition de
Nietzsche est ainsi de rappeler cette dimension perdue de l’écriture d’Aristote. Il
le fait aussi dans l’Histoire de la littérature grecque, lorsqu’il aborde la littérature
philosophique et historique. C’est dans ce cours qu’il consacre le plus grand
nombre de pages à Aristote, qui, dans les œuvres publiées, est certes souvent
mentionné, mais ne fait pas l’objet d’un traitement à sa hauteur : il suffit de
comparer sa faible présence à celle de Platon. Saisir la compréhension
nietzschéenne d’Aristote passe donc nécessairement par la lecture de ces cours.
L’entrée en matière de l’Introduction à la Rhétorique d’Aristote s’ouvre
étrangement sur un autre auteur qu’Aristote : Isocrate. Nietzsche rédige ici un
paragraphe similaire à un passage de l’Histoire de l’éloquence grecque, en puisant à
la même source de littérature secondaire. Cela a pour effet de présenter Aristote à
partir d’une lutte. Une tradition veut qu’Aristote aurait été le rival d’Isocrate au
point de fonder une école de rhétorique à Athènes pour ne pas lui laisser le
champ libre : « Contre lui, Aristote ouvrit un combat ». De manière similaire,
Nietzsche annote la première phrase de sa traduction de la Rhétorique par une
référence aux analyses du Gorgias : « Contre cela, Aristote polémique ». Le
rappel de l’existence du Gryllos achève le tableau. Ainsi Nietzsche, en matière de
rhétorique, montre-t-il un Aristote ouvrant une lutte sur un double front, le
front strictement rhétorique et le front philosophique. La Rhétorique n’est pas
loin d’apparaître comme un écrit de combat, certes relativement policé par la
maturité, mais résolu. Il en va du statut de la rhétorique et des enjeux éducatifs
qu’elle implique. Nietzsche relève que l’activité professorale d’Isocrate fut un
grand succès, et cite à nouveau Cicéron (comme il l’a fait dans l’Histoire de
l’éloquence grecque) : de son école, ne sortirent que des orateurs de tout premier
rang ; elle fut le cheval de Troie de l’éloquence, dont le ventre laissa sortir tant de
guerriers valeureux. Aristote en revanche n’a formé aucun orateur remarquable, si
ce n’est Démétrios de Phalère, qui fut le commencement du déclin de l’éloquence
attique.
Il n’empêche : la Rhétorique d’Aristote présente un intérêt éducatif de tout
premier plan, et c’est sur cet aspect que Nietzsche terminera sa brève
introduction. Après des considérations touchant l’activité supposée de l’école,
l’absence d’orateurs de premier plan formés par Aristote, la liste de ses écrits dans
le domaine, le contenu de la Rhétorique, la postérité et les manuscrits de cette
œuvre, Nietzsche ajoute un ultime paragraphe, au ton plus personnel, qui fait la
particularité de ces lignes par rapport à la version très proche qu’en contient
l’Histoire de la littérature grecque2. On y voit Nietzsche dire « je » (le cas est bien
plus rare dans ses cours que dans ses œuvres) pour exprimer son sentiment d’une
connaissance intime et personnelle de la rhétorique par Aristote, à la différence
de la poésie. On sent dans ces dernières lignes percer l’intérêt non feint de
Nietzsche, au point de déclarer que sa Rhétorique devrait constituer la base d’un
cursus complet d’exercices que suivraient les élèves et étudiants au fil de neuf
années d’études. Rien d’aussi personnel dans l’Histoire de la littérature grecque, où
figurent pourtant bien des phrases identiques à ces lignes. Sans conteste, cette
petite introduction, qui n’a certes pas le relief de celle que fera, par exemple,
Nietzsche en moins d’une page pour l’Apologie de Socrate, n’en fait pas moins
sentir dans sa sobriété relative ce pourquoi il s’est lancé dans une traduction : « il
n’y a jusqu’à présent aucune rhétorique qui ait amassé une telle somme
d’expériences : seulement, on doit l’étudier d’une manière particulière, pour
laquelle aucun d’entre nous n’a le temps ». Il faut bien relever ce « nous » : peut-
être le professeur déplorait-il une lacune dans sa propre formation d’écolier.
Nietzsche a manifestement décidé de prendre ce temps et d’étudier enfin avec
application ce grand texte d’Aristote. Il le programmera à quatre reprises dans son
enseignement au Pädagogium et à l’université.
Dates et titres du cours
La rédaction contenue dans le cahier P II 12a, p. 102 à 107, est intitulée
Einleitung zur Rhetorik des Aristoteles (Introduction à la Rhétorique d’Aristote).
Elle est placée après la rédaction du cours (non titré) < Darstellung der antiken
Rhetorik > et de son appendice, Anhang. Abriss der Geschichte der Beredsamkeit.
Cette succession impose avec certitude que l’Einleitung a été rédigée après
l’< Exposition de la rhétorique antique > et après l’Abrégé ‒ sans plus. Il n’est pas
prouvé que ces rédactions auraient été proches dans le temps, Nietzsche ayant très
bien pu choisir, quelques années après avoir rédigé la < Darstellung > suivi de son
appendice, de remplir les pages vacantes du même cahier avec cette Introduction à
la Rhétorique d’Aristote, car la Rhétorique a été sollicitée de manière
fondamentale dans l’< Exposition de la rhétorique antique >.
Par ailleurs, nous l’avons indiqué à l’instant, on constate que le premier
paragraphe de l’Introduction à la Rhétorique d’Aristote est très proche de
l’Histoire de l’éloquence grecque, mais manifestement ne la recopie pas (il faut
plutôt supposer qu’il y a des sources communes). Inversement, l’une de ses phrases
est en cohérence avec l’Abrégé et non avec l’Histoire de l’éloquence grecque (par le
fait de situer le commencement du déclin de l’éloquence attique à partir de
Démétrios de Phalère). Il n’est donc pas possible de rattacher cette introduction
davantage à l’Abrégé ou à l’Histoire de l’éloquence grecque. Enfin, une mention du
deuxième tome de Die attische Beredsamkeit de Blass paru en 1874 (mention qui
n’est pas un ajout marginal ou supralinéaire) garantit une datation de la rédaction
au plus tôt à cette date.
Ainsi, et d’après les hypothèses exposées dans notre préface, il faut considérer
que la rédaction correspond soit déjà au cours donné au Pädagogium lors du
semestre d’été 1874, soit au cours annoncé à l’Université pour le semestre d’hiver
1874-1875 sous le titre Erklärung von Aristoteles’ Rhetorik, puis repris lors du
semestre d’été 1875 (« Suite », dit l’annonce à l’Université) et lors du semestre
d’hiver 1877-1878.
Le parallélisme de la couleur d’encre et la répartition en trois endroits différents
dans les cahiers rendent possible et même probable une rédaction à peu près
simultanée de cette introduction et des traductions du livre I et du livre III de la
Rhétorique. Que Nietzsche ait entamé simultanément la traduction de deux livres
n’aurait rien d’incongru : chaque début de ces livres contient des notions
importantes auxquelles le professeur a eu recours, et les développements du livre
III portant sur le style (lexis) peuvent être abordés sans avoir lu la totalité du livre
I auparavant.
Littérature secondaire et sources primaires
Dans la période de ce cours (dès le semestre d’été 1874 où Nietzsche a donné au
Pädagogium son cours sur la Rhétorique d’Aristote, qu’il faut prendre en compte
même si la rédaction du manuscrit ne se confond pas avec lui), Nietzsche a
emprunté des ouvrages de littérature secondaire concernant Isocrate,
Démosthène, quelques ouvrages d’histoire de la littérature, les tomes de Blass, et
bien sûr une édition de la Rhétorique d’Aristote. Nous pouvons en effet relever les
emprunts suivants, par ordre chronologique. Il ne s’agit pas de considérer que
tous ont été utilisés directement pour rédiger cette brève introduction, mais il
importe d’avoir une idée des lectures contemporaines de la rédaction.
Texte de la Rhétorique d’Aristote
‒ ARISTOTELES, Ars rhetorica, hrsg. von Leonhard Spengel, 2 Bde., Leipzig : B. G.
Teubner, 18673.
Nietzsche a acheté l’édition Bekker en 1877 :
‒ ARISTOTELES, Aristotelis rhetorica et poetica ab Imman. Bekkero tertium editæ,
Berolini : G. Reimer, 1859.
Il avait par ailleurs la Rhétorique d’Aristote en traduction par K. L. Roth dans sa
bibliothèque, dans la collection éditée chez Metzler.
Littérature secondaire
‒ Wilhelm ONCKEN, Isokrates und Athen (Diss.), Heidelberg, 18624.
‒ Friedrich BLASS, Die attische Beredsamkeit, I. Von Gorgias bis zu Lysias,
Leipzig, 18685.
‒ Gottfried BERNHARDY, Grundriß der griechischen Litteratur mit einem
vergleichenden Überblick der römischen, Bd. l und 2, Halle, 1852-18566.
‒ Carl Otfried MÜLLER, Geschichte der griechischen Literatur bis auf das
Zeitalter Alexanders, nach der Handschrift des Verfassers hrsg. von E. Müller, 2
Bde., Breslau, 18417.
Nietzsche a acheté le tome II de Blass en septembre 1875 :
‒ Friedrich BLASS, Die attische Beredsamkeit. II. Isokrates und Isaios, dargestellt
von Friedrich Blass, Dr. Phil., Leipzig : B. G. Teubner, 1874.
Il a emprunté le tome III à partir de mai 1878, emprunté de nouveau jusqu’en
1879 :
‒ Friedrich BLASS, Die attische Beredsamkeit, III 1. Demosthenes, Leipzig,
18778.
Cette revue rapide de la littérature secondaire et des sources manifeste une fois
de plus la volonté de Nietzsche d’aborder la Rhétorique d’Aristote en restant
informé des publications les plus fiables et les plus récentes.
1. La remarque sur Eschine apparaît au cours de la notice qui lui est consacrée dans l’Histoire de l’éloquence
grecque. L’expression touchant Aristote figure dans l’Introduction qu’on va lire. Cf. NF Ende 1874,37[4], qui
présente aussi l’image des os.
2. < I-II >, § 11, KGW II/5, p. 204-205.
3. Emprunté le 9 janvier 1874 pour la première fois (no 381 dans le relevé de Crescenzi), et emprunté de
nouveau régulièrement, avec une dernière date d’emprunt le 11 mai 1875 (no 450).
4. Premier emprunt le 13 avril 1874 (no 395).
5. Nouvel emprunt le 28 octobre 1874 (no 412), le dernier noté pour cet ouvrage dans le relevé de
Crescenzi.
6. Nouvel emprunt le 28 octobre 1874 (no 413).
7. Nouvel emprunt le 28 octobre 1874 (no 414).
8. Premier emprunt le 27 mai 1878 (no 542).
NOTICE SUR LE MANUSCRIT
Le manuscrit du cours Einleitug zur Rhetorik des Aristoteles est contenu dans le
cahier numéroté P II 12a, selon les conventions établies par H. J. Mette1.
Cahier P II 12a (www.nietzschesource.org/DFGA/P-II-12a)
Cahier in-4o (21,5 x 25,2 cm), relié sous couverture rouge bordeaux, de 220
pages.
L’Einleitung zur Rhetorik des Aristoteles est contenue dans les pages 102 à 107.
L’écriture est de la main de Nietzsche, très serrée, quasiment sans correction en
interligne, d’abord à l’encre violette (comme la traduction du livre I de la
Rhétorique d’Aristote en son début, et comme la traduction du livre III aussi en
son début), puis, pour la fin (à partir du milieu de P-II-12a,105), à l’encre noire,
la même couleur étant utilisée pour deux ajouts substantiels en P-II-12a,102.
Pour la description du reste du manuscrit, voir supra la notice sur le manuscrit
insérée dans la présentation de l’< Exposition de la rhétorique antique >.
INTRODUCTION
À LA RHÉTORIQUE D’ARISTOTE
(1874-1875, 1875, 1877-1878 ?)
Traduction
par Anne Merker
P-II-12a,103
Première page du cours
INTRODUCTION À LA RHÉTORIQUE D’ARISTOTE
* [N.d.l.T. : point d’insertion indiqué par N.] Les dialogues d’Aristote sont des écrits de jeunesse ; ce n’est que
tardivement que les œuvres scientifiques leur font suite. Mais plus tard, dans ces dernières, il renvoie souvent
aux premiers. Ce qu’est le dialogue Περὶ ποιητῶν [Des poètes] relativement à la Poétique d’Aristote, le dialogue
Περὶ ῥητορικῆς ἢ Γρύλλος [De la rhétorique ou Gryllos] l’est relativement aux trois livres de notre Rhétorique.
Le nom se rapporte au fils de Xénophon, mort lors de la bataille de Mantinée : d’après Laërce, II 55, Aristote
dit que « des gens innombrables ont composé un éloge et une oraison funèbre de Gryllos, en partie par
obligeance envers son père ». Cette joute de rhéteurs fut sans doute l’occasion de l’entretien fictif (Aristote y
prend lui-même part comme personnage principal, ainsi que cela est son habitude par opposition à Platon).
Quant au contenu, on en apprend quelque chose de Quintilien, II 17.14 : Aristoteles ut solet quaerendi gratia
quaedam subtilitatis suae argumenta excogitavit in Gryllo, sed idem et de arte rhetorica tres libros scripsit et in
eorum primo non artem solum eam fatetur, sed ei particulam civilitatis sicut dialecticae assignat [Aristote, par
esprit de recherche comme à son habitude, forgea dans le Gryllos quelques unes de ses objections, fruits de sa
subtilité, mais il écrivit également trois livres sur l’art rhétorique, et non seulement professe dans le premier
que la rhétorique est un art, mais encore lui attribue une petite partie de la politique comme de la
dialectique]. Donc la pointe de l’argumentation dans le Gryllos était dirigée contre l’idée que la rhétorique
était un art. C’est à ce dialogue que Bernays, Die Dialoge des Aristoteles, Berlin, 1863, attribue encore la thèse
que, d’après Aristote, Isocrate était l’élève de Gorgias, Quintilien, III 1.13. Puis, à partir de Denys
d’Halicarnasse, Sur Isocrate, < 12.2 >, 5, 577 (Reiske), « que selon Aristote, les libraires auraient mis en
vente des liasses entières de plaidoyers de la plume d’Isocrate », δεσμὰς πάνυ πολλὰς δικανικῶν λόγων
Ἰσοκρατείων περιφέρεσθαί φησιν ὑπὸ τῶν βιβλιοπωλῶν Ἀριστοτέλης. ‒ À cette époque, il fait encore partie de
l’école platonicienne ; il a probablement assumé le combat pour les opinions de son maître dans le Gorgias.
Mais le fait qu’il a professé personnellement la rhétorique, cela est indiqué par une relative prise de distance
vis-à-vis de l’opinion et de l’é valuation qu’en avait Platon. Hermippe (Laërce, II 55) dit qu’Isocrate a écrit un
ἐγκώμιον Γρύλλου [Éloge de Gryllos]. Aristote avait alors environ 23 ans.
* [N.d.l.T. : point d’insertion indiqué par N.] Il y avait beaucoup d’écrits rhétoriques d’Aristote : Τέχνη
Θεοδέκτου [Traité rhétorique de Théodecte] (cité une fois, ἐν ταῖς ὑπ´ ἐμοῦ τέχναις Θεοδέκτῃ γραφείσαις [dans
les traités que j’ai écrits pour Théodecte, Rhétorique à Alexandre, < épître, 13, 1421b1-2 >]). Apparaissent
ensuite dans les catalogues : Τέχνη α´, Τέχνη β´ [Traité de rhétorique en un livre, Traité de rhétorique en deux
livres, < DL V 24 >]. Puis des études spécialisées : Τέχνη ἐγκωμιαστική [Traité de l’éloge], Περὶ συμβουλίας [Du
conseil, < DL V 24 >], Περὶ λέξεως [Du style, < DL V 24 >], Ἐπιτομὴ ῥητόρων [Abrégé des orateurs] (Cobet,
sinon ῥητορικῶν [Abrégé des éléments rhétoriques]). Ensuite, Περὶ παθῶν ὀργῆς [Des affects de colère, < DL V
23 >] et Πάθη [Affects, < DL V 24 >] peuvent à tout le moins avoir été des traités rhétoriques. Puis Τεχνῶν
συναγωγή [Recueil de traités de rhétorique, < DL V 24 >] (donc une sorte d’histoire de la rhétorique),
Ἐνθυμήματα ῥητορικά [Enthymèmes rhétoriques, < DL V 24 >] (échantillons), Περὶ μεγέθους [De la grandeur,
< DL V 24 >] et encore différentes sortes de traités. La ῾Ρητορικὴ πρὸς Ἀλέξανδρον [Rhétorique à Alexandre],
à l’exception du premier et du dernier chapitre, est attribuée au rhéteur Anaximène de Lampsaque (par
Spengel).
NOTES
1. Tout ce paragraphe sur Isocrate trouve son parallèle dans l’Histoire de l’éloquence grecque (et sans
parenté directe avec l’Abrégé), mais il contient des mots (notamment les mots grecs) qui n’y figurent pas. Ce
n’est donc pas de l’Histoire de l’éloquence grecque que Nietzsche reprend ces lignes, mais de la même source
secondaire. Inversement, on trouve plus loin une parenté avec l’Abrégé mais non avec l’Histoire de
l’éloquence grecque.
2. Cette histoire d’une école de rhétorique fondée par Aristote contre Isocrate se trouve dans QUINTILIEN,
III 1.14 ; cf. CICÉRON, De l’invention, II 7-8. Le vers est un fragment du Philoctète d’Euripide (frg. 796
Nauck2).
3. Rhétorique, I 2, 1356a27-30.
4. Citation tronquée de CICÉRON, L’Orateur, 46, où il est dit qu’Aristote faisait discuter de jeunes gens sur
des thèses non à la manière des philosophes, mais comme des rhéteurs, afin qu’on puisse parler en faveur des
chacune des deux parties de manière plus ornée et plus abondante (s.-e. que ne le font les philosophes).
5. Cette phrase est cette fois identique à une phrase de l’Abrégé, tandis que l’Histoire de l’éloquence
grecque place le début du déclin après Démosthène. Il n’est pas possible d’associer cette introduction sur
Aristote à l’un plutôt qu’à l’autre des deux cours. Nietzsche reprend manifestement à nouveau ses sources de
littérature secondaire, et y puise ce qui l’intéresse. En l’occurrence, il lui semble intéressant de privilégier
l’image d’un Aristote qui n’a pas formé d’orateur de premier plan.
6. Pour cette phrase et ce qui suit, voir DENYS D’HALICARNASSE, Première lettre à Ammée, X 6 et 7 (Denys
mentionne aussi les Méthodiques).
7. Notre traduction du titre n’est qu’indicative. L’ouvrage ne nous est pas parvenu. Aristote fait allusion au
Theodekteia en Rhétorique, III 9, 1410b3, et les interprétations sur le sens du titre sont très variables (voir
la note de A. Wartelle, CUF, celle de P. Chiron, GF Flammarion, ad loc., et le Dictionnaire des philosophes
antiques, dir. R. Goulet-Cazé). Théodecte (-IVe siècle) fut un élève de Platon, d’Isocrate et d’Aristote, à la fois
rhéteur et dramaturge, et aurait peut-être écrit une apologie de Socrate. Ses œuvres sont perdues. Il est cité
plusieurs fois dans la Rhétorique d’Aristote, qui puise chez lui des exemples.
8. Rhétorique, I 2, 1356a25-27 ; I 1, 1354a1-3.
9. Auteurs de traités de l’art rhétorique (sens spécial de technè).
10. Rhétorique, I 1, 1354a14-18, 1355b19-20.
11. Voir l’introduction de Spengel à son édition de l’Ars rhetorica d’Aristote, Bd. I, p. X. Ces
considérations et celles qui suivent au début du paragraphe suivant sont empruntées à Spengel.
12. Hermann USENER, « Interpreten des Aristoteles », Rheinisches Museum, XX, 1865, p. 133-136.
13. C’est-à-dire dans le manuscrit Parisinus 1741.
14. Leonhard SPENGEL, Über die Rhetorik des Aristoteles, in : Abhandlungen der philosophisch-
philologischen Classe der K. bayerischen Akademie der Wissenschaften, Munich, 6, 1851. Pour le détail des
autres références, voir notre bibliographie à la fin du volume.
15. Mêmes formules dans l’Histoire de la littérature grecque, < I-II >, § 11 (KGW II/4, p. 204).
16. Cette considération peut être rapprochée de l’allongement de l’étude du grec préconisé par Nietzsche
dans une requête aux autorités éducatives de Bâle : il demandait l’ajout d’une année d’étude aux cinq années
déjà en vigueur (Eingabe an die Erziehungsbehörden vom 24. Juni 1875 den Griechischunterricht
betreffend, p. 1, dans H. GUTZWILLER, op. cit., p. 184).
17. L’appréciation, liée à un contexte polémique envers les stoïciens, est souvent citée (Académiques, II
XXXVIII 119).
18. Nietzsche produit cette citation (en allemand, sans le texte original) aussi dans l’Histoire de la
littérature grecque (KGW II/4, p. 205) ; il y utilise le mot Wirkung « effet », alors qu’ici figure bien le mot
Kraft, « force ».
19. Il s’agit du De elocutione, en français Du style. La citation qui suit est au § 128.
20. DENYS D’HALICARNASSE, La composition stylistique, 24.5.
21. DENYS D’HALICARNASSE, L’imitation, 4.3. Bien des éléments de ce paragraphe sont communs avec
l’Histoire de la littérature grecque, < I-II >, § 11 (KGW II/4, p. 205-206), à paraître dans EPN XI.
ARISTOTE, RHÉTORIQUE
PRÉSENTATION
par Anne Merker
« Traduire était alors conquérir »
Le Gai Savoir, 83.
La traduction est un exercice qu’un professeur de lettres classiques pratique
régulièrement avec ses élèves. Ce fut le cas de Nietzsche comme de bien d’autres.
Il y a fait l’expérience que la traduction était d’une portée éducative excédant la
simple maîtrise d’une langue étrangère :
« Ces magnifiques exercices de traduction d’une langue dans l’autre, qui
peuvent féconder de la manière la plus salutaire le sens artistique de sa propre
langue, ne sont jamais, du côté de l’allemand, traités avec la rigueur et la
dignité catégoriques qui conviendraient et qui sont ici avant tout
indispensables puisqu’il s’agit d’une langue indisciplinée. Depuis peu ces
exercices disparaissent eux aussi de plus en plus : on se contente de connaître
les langues classiques étrangères, on dédaigne de les savoir »1.
Prononcées le 6 février 1872, ces phrases de la deuxième des conférences Sur
l’avenir de nos établissements d’e nseignement manifeste l’importance aux yeux de
Nietzsche de la réalisation concrète de traductions du grec et du latin. Mais au-
delà de sa dimension éducative, l’œuvre de traduction a tout autant une
signification culturelle. La manière dont une époque traduit révèle son degré de
sens historique :
« Traductions. — On peut juger du degré de sens historien que possède une
époque d’après la manière dont elle traduit et cherche à s’assimiler les époques
et les livres du passé »2.
L’Antiquité donne elle-même un bel exemple d’assimilation d’une époque par
une autre : Rome pillant Athènes, tant en philosophie que dans le théâtre ou
encore l’éloquence. Traduire était conquérir, et Rome le faisait avec la toute
bonne conscience de son empire.
Si, dans une ébauche3, Nietzsche semble exprimer un instant le regret que son
époque n’en soit plus capable, il n’a pas lui-même pratiqué la traduction
conquérante. Au contraire : autant qu’on en puisse juger, surtout depuis notre
propre époque où l’on a eu à subir les violences heideggeriennes, Nietzsche se
montre respectueux, prudent et modéré dans ses traductions ‒ bien plus que dans
ses hypothèses d’amendements des manuscrits4. Nous avons déjà croisé quelques
passages d’Aristote dans le cours < Exposition de la rhétorique antique > : autant
dans ses reformulations paraphrastiques, Nietzsche est capable de tirer un texte
original vers ses préoccupations, autant, lorsqu’il entreprend la traduction, il ne
cherche pas à faire dire au texte dans sa lettre même ce qu’il y lit de manière déjà
interprétative.
L’exemple que nous avons déjà rencontré concerne la définition de la
rhétorique en Rhétorique, I 2, 1355b25-26. Nous avons vu que Nietzsche la
reformulait avec la notion de force, Kraft 5 :
« la force [Kraft] qu’Aristote appelle la rhétorique, à savoir de trouver et de
faire valoir à propos de chaque chose ce qui produit un effet et fait
impression, cela est en même temps l’essence de la langue »6.
Mais en grec, Kraft trouve son meilleur correspondant dans le mot ischus, mot
qui ne figure pas dans le texte aristotélicien ; y figure pourtant le mot dunamis,
qui dans l’usage ordinaire non technique signifie sans difficulté la puissance, die
Macht. Pour autant, Nietzsche ne cherche pas à introduire cette lecture forte
dans le texte même d’Aristote dès lors qu’il le traduit. Il se contente d’un prudent
Vermögen, qui reste pertinent, sobre et passe-partout :
ἔστω δὴ ῥητορικὴ δύναμις περὶ ἕκαστον τοῦ θεωρῆσαι τὸ ἐνδεχόμενον πιθανόν.
« Soit donc la rhétorique la capacité de voir à propos de chaque chose tout ce
par quoi elle devient croyable, dans la mesure où cela est généralement
possible »7.
La seule « liberté » que se permet Nietzsche est d’expliciter de manière très
didactique le mot endechomenon par une périphrase : « dans la mesure où cela est
généralement possible », et d’ajouter le mot alles, « tout », qui n’a pas de
correspondant explicite dans le grec.
Un exemple similaire de ce procédé peut être trouvé dans le traitement de
Platon par Nietzsche, à l’occasion d’un passage du Ion : lorsque Nietzsche fait un
cours consacré à Platon lui-même, il cite une traduction sobre et précise (en
l’occurrence celle de Müller) ; lorsqu’il fait référence à ce même passage dans une
autre problématique, il se permet une reformulation (qu’il met dans la bouche de
Platon), où apparaît la notion de Gewalt qui n’a pas de correspondant pertinent
dans la phrase8.
Cette attitude, qui peut paraître médiocre, est vertueuse. La sobriété est un
préalable à l’interprétation et à l’assimilation. La distorsion initiale ne mène nulle
part. C’est donc un Nietzsche appliqué, scolaire, didactique, que nous découvrons
dans son travail patient de traduction d’Aristote. D’autant plus que la pensée du
Stagirite n’était par ailleurs probablement pas aussi familière à notre philologue
que celle de Platon. Une telle traduction ressemble fort à un cours où le
professeur vise autant à s’instruire lui-même qu’à entraîner ses étudiants.
Le texte grec utilisé est très vraisemblablement celui de Spengel : ARISTOTELES,
Ars rhetorica, 2 Bde., Leipzig : Teubner, 18679, quoiqu’une remarque en début de
traduction laisse perplexe10 ; mais la pagination donnée à l’occasion de l’abandon
de la traduction à la fin du chapitre 2 du livre I correspond précisément à cette
édition.
Le livre I est en effet entièrement traduit, hormis la fin du chapitre 2. À partir
de la ligne 1357a22 environ, le texte devient confus, la traduction contient de
plus en plus d’explicitations didactiques glosant le texte, et après la ligne 1357a34,
après avoir traduit la phrase τὸ μὲν γὰρ εἰκός ἐστιν ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ γινόμενον,
Nietzsche abandonne avec cette phrase :
« p. 8, ligne 35-p.100, ligne 36. La fin du chapitre 2 manque. Trop difficile
pour moi »11.
Ce n’est pas le grec qui est difficile dans ces pages, mais leur contenu logique, qui
renvoie aux GeAnalytiques, texte sûrement peu fréquenté par Nietzsche. On est
ici dans l’argumentation, autrement dit dans le domaine de l’inventio, qui n’avait
déjà pas les faveurs de Nietzsche dans l’< GeExposition de la rhétorique antique >.
Les pages non traduites traitent du vraisemblable, des indices nécessaires et non
nécessaires, de l’exemple et de l’induction, des enthymèmes et des syllogismes
dialectiques et rhétoriques, etc. La traduction reprend avec le chapitre 3 et se
poursuit jusqu’à la fin du livre. Le livre II n’a pas été traduit, en tout cas il ne se
trouve dans aucun manuscrit connu. Le livre III, lui, est consacré au style, donc à
ce qui intéressait Nietzsche très fortement dans le cours cité à l’instant. Cette
partie, n’étant pas dans la dépendance directe du livre I, a très bien pu commencer
d’être traduite avant que la traduction du livre I fût achevée. Il y a d’ailleurs
nettement plus d’annotations au livre III qu’au livre I, signe que le sujet inspirait
le traducteur. On en a les chapitres 1 à 4 inclus, l’inscription du titre « Chapitre
5 » laissant entendre que le travail devait se poursuivre.
Il eût été fastidieux, et inutile aux lecteurs, de donner ici une traduction
française intégrale de la traduction allemande par Nietzsche du texte grec
d’Aristote. Une traduction de traduction élève à la puissance deux les défauts
inhérents à toute traduction qui se veut précise et didactique, c’est-à-dire qui ne se
permet aucune liberté vis-à-vis de l’original autre que celle de l’explicitation, ce
qui est le cas ici. Notre but étant essentiellement de donner matériellement une
place à cette traduction pour que son existence marque les esprits, il nous suffisait
d’en donner une présentation et d’en traduire quelques lignes : nous avons ainsi
préféré fournir un extrait commenté par comparaison avec l’original, pour
montrer la voie à ceux qui, lisant l’allemand, seraient en outre en capacité de le
confronter à l’original. Ces quelques pages se veulent donc un encouragement à
des recherches ultérieures qui puissent ne pas se borner aux diverses déclarations
et aphorismes de Nietzsche touchant la traduction, mais entrer concrètement
dans sa propre pratique.
1. Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, deuxième conférence, trad. J.-L Backès, Pléiade, I, p.
231.
2. Gai Savoir, 83, trad. P. Klossowski, révisée par M. de Launay, Pléiade, II, p. 1003.
3. Il s’agit d’une note dans le carnet N V 7, p. 172, texte donné en Pléiade, II, p. 1430, n. 81 au § 83 du Gai
Savoir.
4. S’il y a parfois des erreurs dans les traductions, on ne peut pas dire que celles-ci soient aventureuses. En
revanche, ses propositions de corrections du texte grec lui-même sont souvent peu prudentes. On en verra
une dès la première phrase traduite de la Rhétorique. Il y en a quelques unes dans le cours Introduction à
l’étude de Platon, ou sur le texte de Thucydide dans le carnet N V 6 (p. 92, p. 110…), et ainsi de suite.
5. < Exposition de la rhétorique antique >, § 3. Voir notre présentation du cours.
6. < Exposition de la rhétorique antique >, § 3.
7. Texte grec d’Aristote (éd. Spengel) et traduction de la traduction par Nietzsche de Rhétorique, I 2,
1355b25-26.
8. Voir EPN VIII, notre présentation de l’Introduction à l’étude de Platon.
9. L’ouvrage est en effet emprunté à partir du 9 janvier 1874 (no 381 dans le relevé de Crescenzi) et
réemprunté à plusieurs reprises jusqu’à mai 1875 au moins : nos 385, 405, 450.
10. En note au mot πεποιήκασι (1354a12), Nietzsche met une annotation relevant de l’apparat critique du
texte grec, et semble indiquer que Spengel a retenu la leçon ὡδοποιήκασιν ; mais ce n’est pas le cas dans
l’édition de Spengel.
11. P-II-12a,206. L’édition KGW (II/4, p. 545) fait ici une erreur de transcription en notant « p. 83.35-
100.36 » au lieu de « p. 8 Z. 35-10 Z. 36 » (« Z. » étant l’abréviation de Zeile). Nietzsche fixe donc les
bornes du passage qu’il n’a pas traduit, avant de reprendre la traduction avec le chapitre 3.
NOTICE SUR LES MANUSCRITS
traducteur de
ARISTOTE, RHÉTORIQUE
(1874-1875, 1875, 1877-1878 ?)
Traduction de l’allemand en français
par Anne Merker d’un extrait de la traduction
du grec en allemand par Nietzsche
P-II-12a,218
Première page de la traduction de la Rhétorique d’Aristote par Nietzsche
ARISTOTE, RHÉTORIQUE
Livre I
< Chapitre 1 >
[Texte grec,
éd. Spengel, 1867]
Die Kunst zu reden läuft der Kunst sich zu unterreden zur Seite* ; denn beide
haben Dinge derart zum Gegenstand, welche gewissermassen Gemeinbesitz der
Erkenntnis aller sind und keiner abgegrenzten Wissenschaft angehören. Deshalb
haben Alle auch ihren Theil an diesen Künsten; denn wer macht nicht einmal bis
zu einem gewissen Grade den Versuch, fremde Behauptungen zu prüfen und von
den eigenen Rechenschaft abzulegen, wer vertheidigt nicht gelegentlich einmal
oder klagt jemanden an. Nun thut dies die Mehrzahl der Menschen wohl nur so
blindlings, viele andere thun es aus (gedankenloser) Übung und Gewohnheit und
haben eine Anlage** für dieses Geschäft; ist es aber auf zweierlei Art möglich, so
sollte man darüber doch auch etwas wissenschaftlich Belehrendes sagen können.
[…]
[Notre traduction
de l’allemand]
L’art de tenir un discours va de pair avec l’art de s’entretenir* ; car tous deux ont
pour objets des choses qui sont d’une certaine manière une propriété commune
de la connaissance de tous et n’appartiennent à aucune science délimitée. C’est
pourquoi tous aussi ont part à ces arts ; car qui ne fait jamais jusqu’à un certain
point la tentative d’examiner les affirmations d’autrui et de rendre compte des
siennes, qui n’a jamais l’occasion de se défendre ou d’accuser autrui < ? > Or la
plupart des gens le font sans doute seulement à l’aveugle, beaucoup d’autres le
font par pratique et habitude (irréfléchies) et ont une disposition** pour cette
activité ; mais s’il est possible de le faire de ces deux manières, alors il devrait être
possible aussi de dire à ce sujet quelque chose de scientifiquement instructif.
[…]
* Platon, dans le Gorgias, p. 40 [465d], avait dit que la rhétorique se rapporte à l’art d’édicter le droit et la
loi comme l’art culinaire se rapporte à l’art du médecin, et l’appelle, avec une expression mathématique,
ἀντίστροφον ὀψοποιίας ἐν ψυχῇ ὡς ἐκεῖνο ἐν σώματι [le pendant de la cuisine dans l’âme comme celui-ci dans le
corps]. Contre cela Aristote polémique. Mon maître Platon a dit un jour que l’art du discours est le pendant
de l’art culinaire : mais il ne l’est assurément pas ; il est toutefois le pendant d’un art, à savoir de la
dialectique, l’art de s’entretenir. Je partirai de là…
** ἀπὸ ἕξεως [« à partir d’une disposition », traduit par N. par « und haben eine Anlage für dieses
Geschäft », « et ont une disposition pour cette activité »] me paraît déplacé et doit se mettre après δρῶσι
[N.d.l.T. : après le verbe traduit ici par « font », sujet : « la plupart des gens »] ; dans l’exorde de Julius Victor,
qui paraphrase notre passage, on trouve aussi : sed hoc alii natura tantum sine ulla observatione aut
exercitatione faciunt, sicut ferire alterum et tueri se ipsum etiam qui armis facere non didicit, aliquo modo potest;
naturales enim motus quemadmodum corporis ita et animi sunt, quibus et alium insectari et pro nobis pugnare
possumus [mais d’autres font cela par nature seulement, sans aucune observation ni exercice, comme il est
possible d’une certaine manière de frapper autrui et de se garder soi-même même quand on n’a pas appris les
armes ; de même en effet qu’il existe des mouvements naturels du corps, il en existe aussi de l’âme, par
lesquels nous pouvons pourchasser autrui et nous défendre]. C’est la paraphrase de ἀπὸ ἕξεως.
Commentaire sur la traduction de Nietzsche
Première phrase
La première phrase manifeste la volonté de créer un écho en allemand qui ne se
trouve pas tel quel dans le grec : Kunst zu reden et Kunst sich zu unterreden créent
un parallélisme immédiat au moyen du verbe reden, « parler, discourir »,
parallélisme qu’il n’est possible de rendre qu’artificiellement en français (« tenir
un discours » et « s’entretenir »). Le texte grec utilise les mots rhètorikè et
dialektikè, dont les décalques existent en allemand (ici comme plus loin dans sa
traduction, Nietzsche cherche des expressions allemandes et évite les décalques).
Les mots grecs recouvrent certes deux fois la notion de parole, mais avec deux
racines différentes. On voit que Nietzsche a privilégié le renforcement de cet écho
et l’explicitation complète en allemand de la construction des termes techniques
grecs avec l’utilisation du terme Kunst (« art »), quitte à alourdir la phrase. La
version allemande de Nietzsche contient douze mots, l’original, six mots. Une
traduction plus directe serait plus concise, et dirait simplement en sept ou huit
mots « La rhétorique est le pendant de la dialectique », *Die Rhetorik ist das
Seitenstück der Dialektik*, comme le dit quasiment la note de Nietzsche. En
somme, la traduction allemande est nettement plus didactique.
La première note, quant à elle (sur la page en vis-à-vis, sans point d’insertion), a
pour but de situer toute l’œuvre à partir d’une polémique avec Platon.
L’Introduction à la Rhétorique d’Aristote abordait le Stagirite à partir de son
combat envers Isocrate. Cela revient à présenter la Rhétorique aristotélicienne
comme un écrit polémique. On rappellera ici encore une fois que Nietzsche avait
entamé son étude de la Rhétorique au Pädagogium (semestre d’été 1874), et qu’il
l’avait associée à l’étude du Gorgias.
Enfin, la première phrase donne un exemple du souci de précision
terminologique : différenciation par Nietzsche entre « connaissance » et
« science » (Erkenntnis, substantif correspondant au verbe γνωρίζειν moyennant
une construction syntaxique légèrement différente) et « science » (Wissenschaft,
correspondant à ἐπιστήμη).
Deuxième phrase
Le début de la deuxième phrase alourdit l’original grec en choisissant de donner
un sens fort au mot καί, que Nietzsche traduit de manière adverbiale par auch,
« aussi », alors que ce καὶ pourrait très bien (pour ne pas dire devrait…) être
traité comme formant une locution avec διό, et ne pas être traduit pour lui-même.
La traduction allemande fait correctement correspondre au mot grec ἀμφοῖν les
mots an diesen Künsten, et non le singulier an dieser Kunst, comme cela figure par
erreur dans l’édition KGW II/4, p. 533, ce qui reviendrait à une faute de
compréhension du grec.
La suite de cette phrase dans la traduction (denn wer macht nicht einmal bis zu
einem gewissen Grade etc.) est en revanche mal construite relativement à l’original,
si bien que nous avons ajouté un point d’interrogation dans notre propre
traduction de l’allemand pour tenter de retrouver à peu près l’intention
d’Aristote. Une traduction plus correcte serait (en essayant de conserver les choix
faits par Nietzsche) : « car chacun fait la tentative jusqu’à un certain point
d’examiner les affirmations d’autrui et de rendre compte des siennes, de se
défendre et d’accuser ». On notera l’association des verbes par paire, ce qui
permet de délimiter l’activité correspondant à la dialectique (examiner, rendre
compte), et l’activité correspondant à la rhétorique judiciaire (défendre, accuser)
On note à nouveau dans cette phrase une volonté d’expliciter l’original (en
précisant jemandem, « autrui », dont le texte grec se passe totalement et qui
pourrait facilement être omis dans les traductions).
Troisième phrase
Nietzsche ajoute ici, comme en d’autres endroits, son avis sur l’établissement du
texte original et considère qu’une expression a été déplacée dans les manuscrits.
Pour cela, il ne dispose toutefois d’aucune leçon alternative dans les manuscrits
recensés, mais seulement d’une paraphrase latine du IVe siècle, ce qui ne donne pas
une grande force scientifique à sa remarque. Quant au fond, sa proposition
semble due à une mauvaise connaissance du concept aristotélicien d’hexis. En
effet, Nietzsche comprend cette expression comme une disposition naturelle et il
distord la syntaxe du grec qui ne coordonne pas deux éléments comme le fait
Nietzsche. L’expression διὰ συνήθειαν ἀπὸ ἕξεως signifie à notre sens « à partir
d’une disposition acquise grâce à l’habitude » (ou à l’inverse, mais cela nous
semble moins pertinent : « par une familiarité dérivée d’une disposition
acquise », P. Chiron, GF Flammarion, 2007). Nietzsche, de son côté, glose le seul
mot συνήθειαν par « (gedankenloser) Übung und Gewohnheit »
(« entraînement et habitude (irréfléchies) ») et coordonne ἀπὸ ἕξεως, rendu par
« und haben eine Anlage für dieses Geschäft » (« et ont une disposition pour
cette activité »). Le grec ne permet pas cette construction, à laquelle Nietzsche
aura été encouragé par une mauvaise compréhension de hexis. Les concepts les
plus aristotéliciens n’étaient certainement pas des plus familiers, comme on le voit
aussi à sa renonciation lorsqu’il parvient aux dernières pages du chapitre 2, dont
les concepts logiques ont sûrement constitué un obstacle.
La traduction se poursuit ainsi dans de longues pages. On ne relève pas de
provocation particulière, de recherche d’originalité à tout prix. On a là le travail
patient, toujours minutieux, souvent précis, parfois contestable, d’un professeur
qui, au moyen d’une traduction, cherche à expliciter le contenu d’une œuvre de
référence.
BIBLIOGRAPHIE
* On ne donne ici que les références faites à une édition précise, même si elle est parfois elliptique (en ce
cas, nous avons tenté de la compléter). On gardera à l’esprit qu’ici comme dans d’autres cours, certains titres
ne sont mentionnés par Nietzsche qu’à partir d’une source secondaire, si bien qu’il ne les a pas toujours
consultés lui-même.
INDEX DES NOMS
Aelius Aristide d’Hadrianoi (IIe s., rhéteur grec de la Seconde Sophistique) : 166,
188, 249-252, 261.
Aelius Théon d’Alexandrie (Ier ou II
e
s., auteur de progumnasmata, « exercices
préparatoires ») : 167.
Alcée de Mytilène (-VIIe / -VIe s., poète) : 121.
Alcidamas (-IVe s., rhéteur et sophiste) : 145, 230.
Alexandre le Grand (-356 / -323, roi de Macédoine) : 162, 163, 219, 234, 241,
260.
Anacréon de Téos (-VIe s., poète élégiaque et lyrique) : 121.
Anaxagore de Clazomène (-Ve, philosophe ionien) : 156, 201, 213, 214, 221.
Anaximène (-IVe s., auteur présumé de la Rhétorique à Alexandre) : 34, 84-86, 88,
136, 142, 148, 154, 171, 230, 277.
Andocide d’Athènes (-Ve / -IVe s., rhéteur) : 42, 100, 157, 158, 196, 207, 224-226,
248, 255.
Androtion (historien contemporain de Démosthène) : 160, 230.
Antiochus d’Ascalon (-Ier s., philosophe, scholarque de la Nouvelle Académie) :
165.
Antimaque de Colophon (-Ve / -IVe s., poète épique et élégiaque) : 121.
Antiphon de Rhamnonte (-Ve s., logographe, notamment pour Thucydide,
surnommé Nestor) : 17, 32, 42, 100, 121, 143, 157, 158, 160, 194, 196, 201,
203, 207, 223, 225, 255.
Antiphon le sophiste (personnage dont l’existence distincte du précédent est
discutée, surnommé « cuisinier de discours ») : 224, 255.
Antoine (orateur romain, personnage du De oratore de Cicéron) : 86, 102, 165.
Aphthonios d’Antioche (IVe / Ve s., rhéteur, auteur de progumnasmata, « exercices
préparatoires ») : 167, 251.
Apollodore (-IVe s., compagnon de Démosthène en politique) : 240.
Apollodore de Pergame (-Ier s., rhéteur, fondateur d’une école concurrente de celle
de Théodore de Gadara) : 165, 248.
Apollonius Dyscole (IIe s., grammairien) : 259.
Apollonios Molon (-Ier s., rhéteur) : 140, 165, 246.
Apollonios de Tyane (Ier s., philosophe) : 167, 250, 251.
Apsines (Valerius) de Gadara (c. 190 / c. 250, rhéteur grec, professeur à
Athènes) : 111.
Aristophane (-Ve / -IVe s., poète comique athénien) : 186, 214, 254, 278.
Aristophon d’Azénia (homme politique athénien dont Eschine fut un temps le
secrétaire) : 163, 235.
Aristote de Stagire (-IVe s., philosophe) : 8, 10-16, 18-20, 36-40, 44-46, 51, 59-61,
63, 69, 72, 77, 84-86, 88, 89, 92, 94, 95, 99, 104, 105, 115, 118, 121, 133, 139,
140, 142, 145, 148, 154, 155, 157, 170-176, 181, 182, 184, 185, 205, 208,
210, 212, 220, 222-225, 227, 229, 230, 235, 236, 239, 254-257, 265 sqq.
Aristoxène de Tarente (-IVe / -IIIe s., disciple d’Aristote, auteur des plus anciens
traités de musique de la Grèce, Éléments harmoniques et Sur le rythme) : 156.
Asinius Pollion (-76 / 4, homme politique, poète, orateur et historien) : 100.
Aulu-Gelle (IIe s., grammairien latin, auteur des Nuits attiques) : 100, 165, 188.
Callistrate (homme politique et orateur athénien de la génération précédant celle
de Démosthène et qui fit forte impression sur celui-ci) : 161, 237, 238, 258.
Carnéade (-IIIe / -IIe s., philosophe, scholarque de la Nouvelle Académie) : 165.
Cassandre (c. -358 / 297, roi de Macédoine) : 164, 243, 259.
Caton l’Ancien (-234 / -149, homme politique et orateur romain) : 104, 165.
Cécilius de Calé-Acté (contemporain et ami de DH, auteur de traités rhétoriques
stylistiques) : 158, 159, 166, 224, 227, 233, 247, 248.
Celse (IIe s., polémiste antichrétien) : 101.
Cicéron (-106 / -41, orateur, philosophe et homme politique latin) : 11, 13, 35,
36, 40, 41, 44, 49-51, 57, 58, 63, 70-74, 85, 86, 89, 94, 97, 98, 100-102, 104-
109, 111, 112, 114, 115, 117, 118, 120, 128, 129, 131-133, 140, 141, 143,
151, 153, 155, 158, 159, 162, 164, 165, 175-177, 179, 182-186, 196, 201,
205, 207, 212, 219, 220, 227, 228, 230, 234, 243-248, 255, 256, 259, 260,
266, 275, 278, 281.
Cinéas (-IVe / -IIIe s., élève de Démosthène) : 164.
Corax (-Ve, rhéteur sicilien) : 46, 82, 156, 196, 200, 202, 207, 220, 221.
Cornificius (-Ier s., considéré par N. comme l’auteur de la Rhétorique à Herennius,
attribution contestée) : 40, 86, 92, 116, 121, 144, 148-151, 154, 155, 171.
Crassus (orateur romain, personnage du De oratore de Cicéron) : 86, 100.
Critias (-Ve s., Athénien, l’un des trente tyrans, personnage des dialogues
platoniciens) : 17, 158, 196, 207, 225, 255.
Critolaos (-IIe s., philosophe péripatéticien, envoyé en ambassade à Rome) : 165.
Démade (-IVe s., orateur athénien) : 161, 162, 196, 239, 241, 243.
Démétrios de Phalère (-IVe / -IIIe s., successeur de Théophraste à la tête du Lycée,
orateur, gouverneur d’Athènes sous domination macédonienne, fondateur de la
Bibliothèque d’Alexandrie, tenu par N. pour l’auteur du De elocutione [Du
Style], d’attribution contestée) : 163, 164, 196, 197, 208, 208, 238, 242, 243,
258, 266, 267, 276, 278.
Démosthène (-IVe s., orateur athénien, contemporain d’Aristote) : 8, 10, 11, 13,
17, 35, 36, 40-43, 72-74, 92, 120, 121, 130, 140, 155, 156, 159-167, 182, 183,
187, 188, 193-197, 199, 203-213, 215, 219, 223, 230-244, 246, 248, 249,
251-254, 257-261, 268, 278, 281.
Denys d’Halicarnasse (-Ier s., historien auteur des Antiquités romaines, professeur
de rhétorique et, dans ce cadre, auteur de critiques stylistiques) : 32, 35-37, 40-
43, 50, 63, 72, 86, 95, 99, 101 117, 118, 121, 135, 148, 155, 157, 159-161,
163, 165, 166, 167, 173-175, 182, 183, 187, 188, 201, 205, 211, 227, 228,
231-233, 245-249, 251, 255-257, 260, 276, 278, 281, 282.
Dinarque (-IVe s., orateur athénien) : 8, 40, 42, 163, 184, 188, 196, 207, 227, 233,
242, 248, 260.
Diodore de Sicile (-Ier / +Ier s., historien grec, auteur de la Bibliothèque historique) :
199, 219, 253.
Diogène (-IIe s., philosophe stoïcien envoyé en ambassade à Rome) : 165.
Diogène Laërce (début IIIe s., rimailleur et doxographe, auteur de Vies et doctrines
des philosophes illustres) : 85, 155, 186, 253.
Dion Chrysostome (Ier / IIe s., rhéteur et philosophe grec) : 145, 165, 249.
Domitien (empereur romain de 81 à 96) : 165, 249.
Élien / Aelianus (IIe / IIIe s., écrivain latin d’expression grecque, auteur notamment
de l’Histoire variée) : 165, 250.
Empédocle (-Ve s., philosophe, tenu pour l’inventeur de la rhétorique) : 45, 121,
155, 196, 200, 202, 207, 220, 222, 225.
Éphore (historien, élève d’Isocrate) : 118, 121, 160, 174, 180, 230.
Ératosthène (l’un des Trente Tyrans, responsable de la mise à mort de
Polémarque, le frère de Lysias) : 159, 227, 256.
Eschine (orateur athénien contemporain et adversaire de Démosthène) : 42, 161-
166, 174, 187, 188, 194-196, 204208, 210, 215, 234-236, 238, 240, 242, 245,
249, 254, 257-260, 265.
Eschyle (-VIe / -Ve s., poète tragique) : 107, 114, 120, 121, 165, 180, 222, 225, 233,
254.
Ésope (-VIe s., fabuliste) : 137.
Euathlos (disciple de Protagoras) : 156, 221.
Eubule (-IVe s., homme politique athénien) : 161, 235, 240, 258.
Euripide (-Ve s., poète tragique athénien) : 121, 206, 225, 228, 232, 233, 244,
255, 275, 281.
Fronton (IIe s., rhéteur latin) : 100, 145.
Gorgias (-Ve / -IVe s., rhéteur, personnage du dialogue éponyme) : 44, 46, 50, 54, 60,
62, 82, 91, 99, 116, 121, 140, 145, 153, 157-160, 173, 181, 196-198, 201-203,
207-209, 222-225, 228, 229, 231, 232, 276.
Gorgias (-Ier s., rhéteur à Athènes, professeur de Cicéron, évoqué par Quint. IX
2.102) : 246.
Gryllos (-IVe s., fils de Xénophon, mort à la bataille de Mantinée en 362, sujet
d’éloges et oraisons funèbres mentionnées par DL II 55, donna son titre à un
dialogue perdu d’Aristote) : 276.
Hadrien (empereur romain de 117 à 138) : 43, 166, 196, 250.
Hégésias de Magnésie (-IIIe s., rhéteur grec, considéré comme le créateur de
l’asianisme) : 118, 164, 201, 211, 227, 244, 246, 247, 256.
Hermagoras de Temnos (-IIe s., rhéteur grec, élabora une doctrine des états de
cause) : 70, 85, 104, 165, 167, 246.
Hermippe de Smyrne (-IIIe s., érudit alexandrin, disciple de Callimaque, auteur de
Vies) : 276.
Hermogène de Tarse (II-IIIe s., rhéteur précoce puis sombrant dans la débilité
mentale, auteur des États de causes et autres traités techniques) : 70, 86, 115,
142, 143, 166, 183, 184, 251, 260, 277.
Hérode Atticus (101 / 177, rhéteur grec de la seconde sophistique) : 166, 225,
226, 251.
Hérodote d’Halicarnasse (-Ve s., historien grec) : 13, 114, 119, 121, 157.
Hésiode (-VIIIe / -VIIe s., poète) : 83, 107, 121.
Himérios de Prusa (IVe s., rhéteur grec, professeur à Athènes) : 167, 189, 196, 251,
252.
Hippias d’Élis (-Ve s., sophiste) : 9, 154.
Homère (poète auteur de l’Iliade et l’Odyssée) : 13, 48, 83, 106, 113, 146, 147,
196, 220.
Horace (-Ier s., poète latin) : 102, 108, 109, 113, 114, 178, 260.
Hortensius (-114 / -50, orateur romain contemporain de Cicéron) : 102, 133,
246.
Hypéride (-IVe s., orateur athénien contemporain et longtemps ami de
Démosthène) : 42, 135, 160, 161, 163, 166, 187, 195, 196, 207, 230, 233, 234,
242, 243, 246, 249, 260.
Isée (-Ve / -IVe s., orateur, maître de Démosthène) : 42, 135, 157, 160, 161, 166,
196, 224, 230, 233, 237, 238, 241, 248, 257.
Isocrate (-437 / -338, rhéteur athénien et fondateur d’une école) : 8, 11, 21, 36,
42, 44, 52, 74, 82, 84, 86-88, 99, 104, 110, 116-118, 120, 121, 144-146, 156-
163, 166, 170, 187, 196, 197, 200, 203, 206-211, 221, 222, 227-234, 238,
239, 243, 248, 256, 257, 265, 266, 268, 275-278, 281, 295.
Jules César (-Ier s., homme politique romain) : 100, 142, 247.
Julien (-IVe s., empereur romain de 361 à 363) : 167, 251, 252.
Julien de Césarée (IVe s., rhéteur cappadocien) : 252.
Lesbonax (rhéteur de l’école de Mytilène) : 165, 248.
Libanios d’Antioche (IVe s., rhéteur) : 45, 163, 167, 189, 196, 251, 252.
Licymnios de Chios (-IVe s., poète dithyrambique et orateur de l’école de Gorgias,
élève de Polos) : 116, 181.
Longin (IIIe s., rhéteur et philosophe, conseiller de la reine Zénobie, considéré un
temps comme l’auteur du traité Du sublime) : 143, 167, 245, 251.
Lucien de Samosate (IIe s., écrivain et philosophe d’obédience cynique) : 145, 166,
251.
Lycurgue (-IVe s., Athénien, intendant des finances, auteur du Contre Léocrate) :
42, 43, 161, 163, 196, 204, 233, 243.
Lysias (-Ve / -IVe s., métèque à Athènes, auteur, logographe, critiqué dans le Phèdre,
modèle de l’atticisme) : 13, 42, 50, 63, 65, 93, 95, 116, 120, 121, 135, 156-160,
163, 166, 173, 174, 183, 186, 187, 196, 200, 202, 207, 221, 224, 227, 228,
231, 233, 234, 241, 242, 244, 248, 249, 256, 278.
Marc Aurèle (121 / 180, empereur romain, philosophe stoïcien) : 43, 166, 250.
Ménandros le rhéteur (IIIe s., auteur de traités sur le genre épidictique) : 144, 147,
185, 244.
Périclès (c. -495 / -429, orateur et stratège athénien) : 8, 9, 11, 42, 72, 100, 156,
157, 159, 196, 201, 202, 205, 207, 213, 214, 221, 224, 254.
Philippe de Macédoine (roi de Macédoine de 359 à 336, père d’Alexandre le
Grand) : 161-163, 206, 233, 235, 236, 240, 241.
Philiscos (élève d’Isocrate) : 160, 230.
Philostrate (trois rhéteurs de ce nom aux II
e
et IIIe s.) : 167, 188, 250, 251, 255,
261.
Pindare (-Ve, poète dorien, élève de la poétesse Corinne) : 121, 259.
Planude (Maxime) (1260 / 1310, moine et érudit byzantin) : 143.
Platon (-Ve / -IVe s., philosophe athénien) : 7-13, 31, 34, 40, 41, 46, 51-56, 60, 62,
65, 66, 69, 71, 72, 82-86, 113, 115, 120, 121, 154, 156, 157, 159, 161, 163,
165, 166, 169-173, 176, 181, 186, 187, 198, 201, 203, 210-215, 221, 222,
224, 225, 229, 236, 248, 249, 253, 254, 256, 257, 260, 265, 276-278, 281,
286, 287, 294, 295.
Pline l’Ancien (Ier s., naturaliste romain, auteur de l’Histoire naturelle) : 230, 257.
Pline le Jeune (Ier / IIe s., orateur latin, auteur du Panég yrique de Trajan et de
lettres) : 147, 210, 259.
Plutarque (c. 46 / 125, prêtre d’Apollon à Delphes, platonicien et éclectique,
auteur prolifique ‒ Vies parallèles, etc.) : 42, 120, 160, 174, 186-188, 199, 202,
206, 214, 250, 254, 258, 259.
Polos (-V / -IVe s., rhéteur de l’école de Gorgias) : 116, 181.
Polybe (-IIe s., historien grec) : 120, 236, 257.
Posidonius (-IIe / -Ier s., philosophe stoïcien) : 165, 246.
Potamon (-Ier / Ier s., rhéteur de l’école de Mytilène) : 165, 188, 248, 261.
Prodicos de Céos (-Ve s., sophiste) : 159, 229.
Proérésius d’Arménie (IVe s., rhéteur, élève de Julien de Césarée) : 252.
Protagoras d’Abdère (-Ve s., sophiste) : 89, 156, 196, 207, 214, 221, 223, 229.
Protée le cynique (Pérégrinos Protée) : 121, 144, 145.
Quintilien (c. 30 / 100, rhéteur latin, auteur de l’Institution oratoire) : 8, 11, 17,
19, 35-37, 41, 51, 66-68, 70-72, 74, 85, 86, 88, 95, 97, 98, 101-103, 105, 107-
109, 111, 118, 121, 136, 140-143, 145, 148, 150, 151, 154, 155, 171, 173,
175-179, 181, 183-186, 225, 246, 259, 276, 281.
Rufus (IIe s., rhéteur, auteur d’un cours de rhétorique) : 85.
Rutilius Lupus (Ier s., auteur d’un abrégé intitulé Sur les figures du discours) : 246.
Sappho (-VIIe / -VIe s., poétesse grecque) : 121.
Sénèque le rhéteur (c. -60 : c. 39, auteur des Controverses et d’ouvrages pour la
formation des jeunes orateurs) : 35, 36, 86, 143, 153, 186.
Sénèque (-4 / 65, écrivain romain et philosophe stoïcien) : 48, 100-102.
Servius Honoratus (IVe s., grammairien et scholiaste) : 108, 114.
Simonide de Céos (-VIe / -Ve s., poète grec, cité par DH) : 121, 153, 154, 186.
Socrate (c. -469 / -399, philosophe athénien) : 8, 54, 66, 83, 159, 170, 173, 181,
198, 203, 211, 226, 229, 256, 281.
Solon (-VIIe / -VIe s., Athénien, poète et législateur) : 170, 227, 235.
Sophocle (-Ve s., poète tragique athénien) : 96, 107, 112-114, 120, 121, 174, 201,
220, 225, 233, 253.
Stésichoros (-VIIe / -VIe s., poète grec) : 121, 146.
Strabon (-Ier / Ier s., géographe grec) : 92.
Suidas (nom contesté donné à l’auteur présumé d’un lexique de l’époque
byzantine datant de la fin du Xe ou du début du XIe s., nommé aujourd’hui plus
volontiers aujourd’hui par Souda ou Suda entendu comme le titre de ce
lexique) : 42, 166, 248, 255.
Sulpicius Victor (IVe s., rhéteur) : 88, 122, 171.
Tacite (c. 55 / 120, historien latin, d’abord rhéteur, auteur du Dialogue des
orateurs) : 8, 112, 147, 174.
Thémistios (IVe s., philosophe et rhéteur grec) : 167, 251, 278.
Théodecte (théoricien de la rhétorique, contemporain d’Aristote) : 118, 154,
160, 230, 276, 281.
Théodore de Gadara (-Ier / Ier s., rhéteur, maître de rhétorique de Tibère : 85, 165,
171, 188, 211, 228, 235, 248, 261.
Théophraste (-IVe / -IIIe s., successeur d’Aristote au Lycée) : 51, 63, 118, 120, 164,
227, 238, 239, 242, 243.
Théopompe de Chios (-IVe s., orateur et historien, élève d’Isocrate) : 87, 120, 121,
160, 162, 230, 236, 238, 241, 259.
Thrasybule (Athénien, restaurateur de la démocratie) : 220, 234.
Thrasymaque de Chalcédoine (sophiste et rhéteur, personnage de Rép. I) : 44,
121, 157, 158, 196, 197, 203, 207, 209, 224, 225, 228, 231, 255.
Thucydide (-Ve s., Athénien, historien de la Guerre du Péloponnèse) : 8-11, 13, 19,
32, 40, 41, 99, 121, 157, 158, 160, 166, 194, 196, 201, 205, 224, 232, 237,
238, 248, 253, 257, 286.
Timocrate (rhéteur de l’école de Mytilène) : 165, 248.
Tisias (-Ve s., rhéteur sicilien, disciple de Corax) : 46, 82, 156, 157, 159, 196, 200,
202, 207, 220, 221, 223, 227.
Tryphon (Ier s., grammairien) : 110.
Xénophon (-Ve / -IVe s., Athénien, compagnon de Socrate et historien) : 13, 121,
225, 276.
Zénon d’Élée (-Ve s., disciple de Parménide, considéré comme l’inventeur de la
dialectique) : 58, 155.
Auteurs modernes