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Les citations du Coran sont tirées du Noble Coran publié en 2004

par les éditions Tawhid, la traduction est de Mohamed Chiadmi.

© 2017. La Martinière et compagnies,


sous la marque Le Serpent à Plumes
pour la présente édition.

ISBN 979-10-97390-12-9

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


«  Si vous voulez savoir à quoi ressemblera votre mort,
regardez vos rêves. »
«  Il n’y a, en fait d’infini, que le ciel qui le soit à cause
de ses étoiles,
la mer à cause de ses gouttes d’eau, et le cœur à cause
de ses larmes. »
Gustave Flaubert

«  L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de


l’encre, c’est l’écrit,
et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie,
rien de plus, sauf elle, la vie. »
Marguerite Duras, Écrire

« Je lisais et je brûlais. »


Saint Augustin, Les Confessions
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Copyright

Chapitre 1
Peau
Et je la serre dans mes bras comme un mythe vivant, Lara !

Moi
Je m’appelle Harys. Quelle étrange appellation, n’est-ce pas ? Un nom
roumi collé à un être vivant appartenant à un pays musulman, la Berbérie
ou Tamazgha. Tous les noms ou presque autour de moi sont des noms
composés. Tous commencent par « Abd ‫ » ﻋﺒﺪ‬qui signifie serviteur ou
esclave en arabe, suivi d’un des quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu
énumérés dans le Coran : Allah, Rahmane, Nour, Salem, Madjid, Hamid,
Malek, Kader… Les hommes, les vieux comme les jeunes, toutes
générations confondues, portent ces noms composés comme pour
dissimuler une hypocrisie sociale et religieuse.
Je m’appelle Harys ; je ne suis pas le personnage principal ni secondaire
d’un best-seller américain ou japonais. J’aime contempler les couvertures
des romans de Haruki Murakami. Ce romancier aime courir ; il court
comme moi ; plutôt comme un chien de chasse ! Moi je ne suis pas chien de
chasse, je suis tendresse et compagnie !
Je suis le fils de ma mère, le frère de mon frère unique. Nous sommes
nés de la même portée. J’excelle dans l’art de l’aboiement.
Je suis bien élevé. J’aboie quand il faut aboyer. Et je sais quand et
comment me taire !
J’adore le chocolat noir !

Lui
Lui, l’homme (appartenant à l’autre race que la mienne – je n’aime pas
le mot race) à la grande taille, au visage couvert d’une barbe permanente de
quatre jours, est mon maître. Je l’aime beaucoup. Je suis tout le temps collé
à lui, accroupi à ses pieds puants dont les chaussettes ne sont changées
qu’une fois par semaine, peut-être un peu plus. Cette odeur répugnante ne
me dérange pas. Il s’appelle Moul, pas Murakami. On partage le même
appartement, on dort dans la même chambre, mais on ne porte pas le même
nom !
Moul est le diminutif de Mouloud. Ça sonne comme le rythme du raï
que dégage la musique de son nom : Moul Moul Moul ! Ça me rappelle une
célèbre chanson de Cheikha Remitti, Lbirra arbiya wa L’whisky gawri, « la
bière est arabe et le whisky est occidental ».
Ils sont nombreux les personnalités politiques et les écrivains de chez
nous qui portent ce nom de Mouloud : Mouloud Feraoun, Mouloud
Mammeri, Mouloud Kacem Naït Belkacem, Mouloud Hamrouche,
Mouloud Achour… et bien d’autres.

Jour du couscous
Mon Mouloud, à moi, mon maître, vit dans une forêt de livres. Partout
dans ce petit appartement composé d’un salon, une chambre, une cuisine et
une salle de bains, il n’y a que des livres entassés, dans le hall, dans les
toilettes, au-dessous du grand lit, sur le vieux canapé…
Moul est un écrivain du dimanche ! Du vendredi plutôt ! Nous sommes
dans un pays où l’islam est religion d’État et le vendredi un jour sacré. Le
jour du couscous pour les grand-mères, de la grande prière pour les croyants
et les politiciens hypocrites, de l’écriture poétique pour mon maître. J’aime
son calepin du vendredi, son crayon à papier et sa petite gomme qui
ressemble à un morceau de savon usé.
Cicatrice
Tout ce que j’ai hérité de mon premier amour c’est ce sobriquet :
« Moul ». Moul est l’ombre d’une blessure qui perdure, une gangrène qui
me ronge le cœur depuis que Farida a décidé de claquer derrière elle la
porte d’une vie conjugale gelée ou momifiée. Elle m’a quitté, peut-être à
cause de la mauvaise haleine de ma bouche. Et pourtant, tous les soirs,
avant de rejoindre le grand lit, je n’oublie pas de me brosser les dents et je
me gargarise avec un bain de bouche très fort ; de temps en temps, j’utilise
même le fil dentaire !
Farida m’a collé ce sobriquet : Moul.

Balcons d’Alger
Nous habitons un appartement donnant sur un boulevard pas trop
bruyant, au centre-ville d’Alger. Jadis, à l’époque coloniale, les Français et
les Européens appelaient ce quartier « Les balcons d’Alger ». D’ici, je
domine la fascinante baie d’Alger ; « La Baie d’Alger » est le titre d’un
beau roman autobiographique de Louis Gardel. Depuis le salon, la nuit, le
paysage du port ressemble à une carte postale animée, changeante ! De
temps en temps, je sors sur le balcon et je commence à compter les
véhicules, les grands, les petits, les deux-roues et les bus dont les portes et
les côtés sont couverts d’images de réclames, des marques de shampoing (il
n’y a pas de marques de shampoing pour chien, toutes les marques sont
destinées aux femmes. Elles sont égoïstes et gâtées ces femmes avec leurs
shampoings !), des téléphones portables, le savon Isis, des compagnies
d’assurances. Tout le monde galère dans la rue, en bas. On dirait que les
êtres humains n’ont plus de pattes. Personne ne marche à pied, tout le
monde se déplace sur roues.

Dragues
Moi Harys, quand je sors en compagnie de Moul, je le devance de
quelques pas, je pars en flèche. Dans la rue, sur le trottoir, je me sens moi,
moi-même : un vrai chien heureux : « Je suis Harys arrière-arrière-petit-fils-
chiot de Qitmir le chien accompagnateur des Sept Dormants, celui qui sans
doute est confortablement établi au Paradis, je l’imagine en train de boire et
de manger tout ce que désirent son cœur et son corps ! »
Sur mes quatre pattes je me sens heureux, équilibré, bien campé sur la
terre ferme, bien mieux que trimballé dans un véhicule français, allemand
ou chinois !
Quand je me trouve dans la voiture, assis sur le siège arrière, Moul au
volant, radio allumée sur une belle musique de chaâbi, les jeunes femmes
n’arrêtent pas de me faire des coucous. Je me sens comme un jouet de
marque contrefaite. D’ailleurs, combien de fois ai-je entendu des
commentaires lancés par celle-ci ou celle-là : « Comme il est beau ce chien,
on dirait une peluche japonaise ! » Ces commentaires élogieux me mettent
hors de moi ! J’aboie fort : « Je ne suis pas une peluche, je suis Harys ! »
Personne ne m’écoute. Même pas Moul qui, profitant des commentaires des
jeunes filles, n’hésite pas à les draguer.

Sagesse de grand-mère
« Grand pied, gros pénis ! » ainsi s’exprimait ma grand-mère pour
qualifier les hommes virils. Les vrais !
« Toute ma vie, je ne regardais en l’homme que ses pieds ! » ne cesse
de répéter ma grand-mère Batoul.
« … avant d’accepter de marier mes filles ou mes petites-filles, je suis
obligée de mesurer, au moins à l’œil nu, la pointure des chaussures des
hommes venus me demander la main de l’une de ma postérité.
« Au seuil de la porte du salon, j’étale un tapis neuf d’alfa afin que les
invités se sentent obligés de se déchausser. De connivence, mon mari range
les chaussures des hommes en plaçant celles du prétendant, le demandeur
de la main d’une de nos filles ou petites-filles, à gauche. Je passe devant la
porte, les chaussures placées dans l’ordre convenu ; à l’œil je mesure le
pied par rapport à la pointure ! C’est ainsi que j’accepte ou refuse la
demande en mariage. »
Les hommes, par la taille de leur pied, d’abord !

Comment
De quel ciel Lara est-elle tombée sur cet immeuble, dans l’appartement
situé en dessous du nôtre ?
De Damas à Alger.

Tariq ibn Ziyad


Je pense au général berbère Tariq ibn Ziyad, de son vrai nom Taraynak
N Ziane, celui qui un jour, il y a de cela quelque treize siècles, a pris la tête
d’une armée berbère pour conquérir l’Andalousie. Dans l’au-delà de la mer.
Et je me demande : Qui parmi vous, les historiens, les littéraires, les
linguistes, les géographes ou les biographes, sera capable de nous indiquer
le lieu de naissance de Taraynak N Ziane, ou Tariq ibn Ziyad, selon son
appellation arabe ? Il est le fils de Tanger, disent les uns. Il est le fils
d’Oued Souf, disent les autres ! Il est le fils de M’sirda ! Il est le fils de
nulle part, disent d’autres voix ! Même le nom ibn Ziyad collé au général
berbère est étranger. Les enfants kabyles ne portaient pas des noms pareils.
Il est Taraynak N Ziane. Même son nom est falsifié ! Quant aux Européens,
ils lui ont collé un surnom bizarre, extravagant : Le Borgne ! Y a-t-il parmi
vous quelqu’un ou quelqu’une capable de m’indiquer la date de naissance
de ce général ?
C’est intrigant et cela rend perplexe que nous ne connaissions, de
l’homme le plus célèbre dans l’histoire du Maghreb musulman, ni sa date
de naissance, ni celle de son décès ! Ce qui est sûr et dramatique c’est que
ce grand Berbère, qui a su comment traverser en héros la Méditerranée et
ainsi faire débarquer les musulmans et les Arabes sur la terre espagnole, a
fini sa vie en mendiant sur le seuil du portail de la grande mosquée des
Omeyyades à Damas ! Son nom est donné à un rocher dans un détroit
méditerranéen !
Lara est-elle l’arrière-arrière-petite-fille de Taraynak N Ziane ?

Dentier de mon grand-père


Ce soir, je retrouve l’image de mon grand-père au fond de mon verre de
vin à moitié plein.
« … de retour d’un long voyage au pays des épices, avec un beau
dentier dans la bouche, par un soir automnal légèrement frais, mon grand-
père est arrivé chez lui, dans sa grande maison où vivaient ses cinq fils, tous
mariés et riches d’un bataillon de petits-fils et de petites-filles. Il était
heureux, ne cessait de sourire à tous ceux et celles qui étaient venus
l’accueillir à l’entrée du village. Avec un pincement de jalousie dans le
cœur, les vieillards du village ont commenté le beau dentier blanc scintillant
dans sa bouche, mi-ouverte, en chuchotant : “Les longs chemins de voyage
aident à faire repousser de nouvelles dents !” »
L’amour est capable de faire pousser les dents aux vieillards, à l’âge de
mon grand-père. Quelle chance !

Lara
Lara, l’arrière-arrière-petite-fille de Taraynak N Ziane, ou Tariq ibn
Ziyad selon son appellation arabe, me hante ! Elle est belle, une beauté
berbère !

Le dernier repas
… j’avais à peine six ans. Autour d’un dîner familial, entouré de tous
les membres de la grande famille, mon grand-père rassuré, souriant, en
toute sérénité, prévoyait son heure ultime pour rendre son âme au Créateur.
Je n’aurais jamais imaginé que celui qui a passé la moitié de sa vie, peut-
être un peu plus, à arpenter les longs chemins de voyage, tantôt vers le sud,
tantôt vers le nord, tantôt vers l’est, tantôt vers l’ouest, décide de cesser un
jour de toucher les horizons ; s’arrête de percer les lointains pour aller vers
la mort ! Ne boive plus de café !!

Voyage dernier
« La mort est un autre voyage, le dernier voyage qui fait peur et qui
provoque le plus de larmes chaudes ! » me dit sa voix parvenant du fond de
mon verre de vin renouvelé, plein !
Sa voix n’a pas changé.

Crainte
En voyant son mari rentrer de son long et dernier voyage avec de belles
dents, toutes neuves, toutes blanches et toutes jeunes, ma grand-mère
Batoul a perdu sa raison ! Le soir du retour de mon grand-père avec sa
bouche toute neuve, étincelante et souriante, elle a refusé de le rejoindre
dans le lit conjugal. Toute la nuit, face à son miroir, elle se parlait toute
seule, à haute voix : « Je le veux avec ses dents cariées, détériorées,
noircies, et non pas avec des dents de lait ! » Le lendemain matin, on l’a
trouvée allongée sur une serpillière, dans la salle de bains.
Mon grand-père, fier de son dentier, a décidé d’aller chercher une autre
grand-mère, plus jeune, pour son lit et pour fêter ses nouvelles dents
d’enfant ou de souris ! Quelques mois plus tard, il décède sans pouvoir
réaliser son rêve de se remarier ; ma grand-mère Batoul l’a pleuré pendant
quarante jours. Elle l’a pleuré de tout son cœur !
Elle l’aimait pour de vrai !
Et elle était contente d’hériter de lui son beau dentier !
Sur le dentier était figé un grand sourire éternel ! Ma grand-mère
Batoul, en pleine nuit, toute seule, échangeait des sourires avec le dentier
posé sur ses seins !

Vin rouge, dentier blanc


Ce soir, j’imagine le dentier de mon grand-père au fond de mon verre de
vin rouge ! Je l’ai fixé en riant fort. J’ai fait sortir le dentier à l’aide d’une
fourchette ou d’un couteau à pain, qu’importe. Je l’ai essuyé avec un
mouchoir en papier que j’ai tiré d’une poche de mon pyjama à rayures made
in China. Soudain, des éclats de rire de mon grand-père ont retenti dans la
cuisine où j’étais installé depuis le coucher du soleil. Depuis l’enfance,
j’adore l’heure du crépuscule. Harys n’a pas réagi aux rires du dentier. À
son accoutumée, il est assis à mes pieds, reniflant mes chaussettes puantes
et le fumet du reste d’un poulet en train de mijoter à petit feu.

Femme du Levant
Lara la Damascène n’est pas venue aujourd’hui. Elle lit quelque chose
sur son arrière-arrière-grand-père Taraynak N Ziane, ou Tariq ibn Ziyad,
qu’importe le nom. Elle revivifie, certainement, le feu de son premier
ardent amour, savouré à l’ombre des vieilles ruelles de Damas, dans le
quartier Bab Touma, la porte Saint-Thomas, où la majorité des habitants
sont chrétiens.

Location du dentier
Dès qu’il a rendu son âme à son créateur, ma grand-mère s’est
précipitée pour retirer le beau dentier de la bouche de son époux. Elle l’a
caché dans son corsage. Elle a lu une partie de la Fatiha, première sourate
du Livre saint. Elle était toute contente. Les joues toutes rouges bombées !
En retirant le dentier de la bouche du défunt, ma grand-mère Batoul a
rajeuni de douze ans, un peu plus. Une lumière s’est installée dans son
regard !
Elle aussi rêvait d’un jeune homme qui chausse du 46, et plus, pour son
lit !
Je soulève le dentier entre me doigts ; je le fixe, puis je le glisse au fond
de mon verre de vin rouge renouvelé, plein !
Dans ma bouche, le vin mélangé à l’histoire du dentier du grand-père et
à l’histoire de Lara et de son Taraynak N Ziane ou Tariq ibn Ziyad a un
autre goût épicé !

Pourquoi
Pourquoi racontai-je l’histoire de ce dentier ? Il n’y a pas de grand-mère
sans l’histoire du dentier !
Le vin, comme les histoires des grand-mères, se bonifie en écoutant ou
en racontant l’histoire du dentier !

Quarantième jour
Harys a une jolie dentition avec un petit trou en haut, à cause d’une dent
manquante, qui lui donne un sourire permanent, magnifiquement dessiné
sous ses grands yeux noirs, toujours hautement éveillés.
Au quarantième jour de la mort de mon grand-père, ma grand-mère
Batoul a fait sortir de son corsage la fameuse prothèse dentaire. En
racontant l’histoire de la location du dentier ! Elle se racontait à elle-même :
« … j’ai loué le dentier à un homme. Il voulait se faire plus jeune
encore, plus beau, le jour où il a décidé d’aller se présenter pour demander
la main d’une femme nubile, pour son deuxième mariage. Il cherchait à
convaincre la belle-famille, il cherchait à donner une belle image à ses
futurs gendres, avec une bouche étincelante. Mais dès que la mère de la
possible future mariée a vu les petites chaussures du demandeur, elle a
refusé tout net. Chez nous on ne prête pas attention aux dents, ce qui est
important c’est la pointure des pieds ! On ne cherche pas le bon sourire
mais les grands pieds, les pieds du viril, le gros pénis ! »
J’ai entendu cette histoire, mille fois, sur la langue de ma grand-mère
Batoul.

Baiser
Quand Lara m’embrasse sur la bouche, avant de glisser sa langue entre
mes dents, elle me chuchote à l’oreille en riant : « Tu ne portes pas le
dentier de ton grand-père ? »
« Tu ne portes pas un sabre de ton arrière-arrière-grand-père Taraynak
N Ziane, ou Tariq ibn Ziyad, qu’importe le nom ? » On se lance des éclats
de rires, tout en sautant au lit !
Je lui mords la nuque avec des vraies dents, vivantes, solides, pas de
céramique ! Elle hurle entre mes bras.
« C’est le dentier de mon grand-père », murmuré-je !
Excité, Harys fixe notre folle nudité, à Lara et moi.

Jalousie
Moi, Harys : à maintes fois j’ai souhaité demander à mon maître
d’échanger nos prénoms. Une permutation de patronymes. Lui se faufile
dans le mien : Harys, et moi j’habite son magnifique prénom : Moul. Je
serai sans nul doute la créature la plus heureuse sur cette terre.
Je n’ose pas lui demander ! Pudique, je suis. Timide, je suis. Je suis
quelqu’un de poli et de jaloux en même temps. Je suis un être bien élevé.
Cette Damascène commence à prendre beaucoup de place dans le cœur
de Moul !
Il a doublé, triplé plutôt, sa consommation de vin rouge.
Lara préfère le vin rosé.

Fascination
J’imagine la séquence suivante où tout le monde autour de moi
m’interpelle : « Moul, viens par ici ! Assois-toi, Moul ! Moul, tais-toi !
Moul, Moul, Moul… Moul, n’aboie pas à cette heure ! »… C’est mon rêve
le plus cher, porter le nom de mon maître ! J’adore le nom de mon maître.
Dans cette vie, on ne choisit ni nos parents ni nos noms, ni les voisins, les
voisines plutôt !
« Ni notre religion », a ajouté le dentier depuis le fond du verre de vin !
Député
Impitoyable, j’éprouve comme un sentiment de honte à porter ce nom
de Harys. Harys. Harys. Harys. Il m’a été collé malgré moi. Il conviendrait
excellemment à un parlementaire, ou à un sénateur, ou même à un ministre
avec une cravate rouge ou rose à fleurs comme les motifs d’un ancien
papier peint ! Ce nom de Harys n’est pas fait pour moi ! Je le trouve lourd,
il ne jazze pas dans ma tête. Je mérite mieux.
Cette Damascène de Lara arrière-arrière-petite-fille de Taraynak N
Ziane ou Tariq Ibn Ziyad m’excite avec ses halètements de plaisir charnel !
Elle se déplace nue dans l’appartement ! Sans ses dessous !

Envie
Je ne sais pas pourquoi je me réveille en pleine sieste, moi qui vénère
ces moments estivaux, en aboyant : « Moul est le nom le plus adéquat pour
ma noble race (je n’aime pas le mot race). Moul ! »
Je suis Moul !
Non, la réalité est autre. Elle est dure, je ne suis que Harys !
Les hommes, tous ces êtres humains (les hommes des droits de
l’homme), sont des racistes dans leurs comportements envers nous, les
chiens !
Cette refugiée damascène essaye d’oublier la guerre atroce qui ravage
sa ville en offrant son corps à Moul, se donne pour être dévoré dans une
guerre de lit.
Elle oublie sa catastrophe par le sexe.

Geôlier
Dès qu’elle est grisée, Lara sur un ton triste commence à raconter
l’histoire de son père Antoine Abou Chadi :
« … il était jeune. Il chantait magnifiquement les chansons de Fairuz et
de Wadih al-Sahi. Sa profession en tant que gardien de la plus célèbre et de
la plus sévère des prisons syriennes, celle de Tadmur, a fait fuir tout le
monde autour de moi, tous mes amis, toutes mes amies. Tout le monde, au
lycée puis à l’université, m’évitait, les professeurs comme les élèves.
J’aurai préféré dire que mon père était prisonnier plutôt que geôlier.
« Je mentais.
« Je leur mentais en leur disant que j’étais la fille d’un martyr, tué en
octobre 1972, lors de la guerre contre l’armée israélienne.
« Je leur mentais en disant que mon père avait pris le chemin de l’exil
depuis les événements de Hama ; la guerre commandée par le frère de
l’ancien président Hafez al-Assad. Qui n’est que l’oncle de l’actuel
président.
« J’adorais la poésie de Nazim Hikmet et de Pablo Neruda ; je chantais
juste les chansons révolutionnaires du Libanais Marcel Khalifé et de
l’Égyptien Fouad Najm… Tout cela ne m’a jamais protégé du sévère regard
de mes collègues.
« L’idée de tuer mon père, m’est venue à maintes reprises. Je manquais
de courage pour le faire. Je n’avais personne autour de moi pouvant
m’encourager dans la réalisation de cette idée : assassiner mon père ! Tout
le monde avait peur de mon père Antoine Abou Chadi.
« Dès qu’il se trouvait dans une rue ou dans un café, l’endroit se vidait.
Les gens évitaient de le croiser, de regarder son visage. De lui dire bonjour
ou bonsoir. Il était pour eux le monstre qui incarnait la torture, celui qui
concoctait les rapts nocturnes des militants communistes et des intellectuels
de la ville. »

Rectification
Je suis certain que ce nom de Harys a été conçu pour les êtres humains.
Pour les hommes qui font de la politique. Ramassent et entassent de l’argent
volé dans les caisses de l’État. Pour un Anglais. Un Américain. Un Arabe.
Dans tous les cas, il n’est cousu ni pour moi ni à ma taille. Moi je ne suis
pas de cette race (je n’aime pas ce mot) des politiciens, ceux du
blanchiment d’argent, des vendeurs d’armes et faiseurs de guerres.
L’homme est une créature condamnable et corrompue !
Nue sur le grand lit, Lara raconte l’histoire de son père Antoine Abou
Chadi en hurlant comme une louve affamée !
Moi je sors au balcon pour pisser sur un journal arabophone !

Aboyer
J’appartiens à la race (je n’aime pas ce mot) des fidèles. La fidélité. La
chiennerie-art ! Les hommes sont sculptés dans la haine et les guerres tandis
que nous les chiens, nous sommes les êtres du cœur !
Elle est belle, notre voisine, la réfugiée damascène, Lara. L’histoire de
son père est cruelle !

Corde
Toute nue, Lara dort sur le ventre comme un bébé. Elle a trois grains de
beauté sur le dos et un quatrième sur la fesse gauche ! Allongée sur le
ventre, sa voix a changé de timbre. Elle est devenue plus romantique, plus
excitante encore : « Mon père consommait des grandes quantités d’arak, du
hachich et d’autres stupéfiants qu’il ramassait dans les cellules de ses
prisonniers à chaque contrôle ! De plus en plus, il se sentait seul. Solitaire.
Coupé du monde. Par un matin d’un dimanche, on l’a trouvé mort, pendu à
une corde fixée au plafond. Quand je l’ai vu pendu, j’ai remarqué le
profond sourire sur son visage. Je me suis sentie soulagée ! J’ai été contente
de cette mort. Ma mère de même et les voisins ! Je ne suis pas sûre qu’il
soit mort ! Il ne faisait que semblant de s’être suicidé. »

Ciel
Dès qu’il fait beau, mon maître Moul devient mélancolique. Il déteste
les jours trop ensoleillés. Il n’aime pas le soleil de plomb qui tape sur les
terrasses et sur les têtes chauves. Depuis son adolescence, il est hanté par la
phobie d’être victime de maladies de la peau dues aux rayons solaires. Moul
déteste s’exposer sur les plages pendant l’été. Il préfère marcher sur le sable
pendant l’automne et l’hiver, sous le ciel bien couvert ! Mon maître n’a ni
parasol, rangé dans un coin du balcon, à l’image de tous les voisins, ni
maillot de bain ! J’adore humer ses vêtements intimes. De temps en temps,
je déchiquette ses slips, ses caleçons et ses chaussettes !
Aujourd’hui, j’ai dévoré le soutien-gorge en dentelle de Lara, je l’ai
trouvé jeté sous le lit !
Elle a quitté l’appartement sans soutien de gorge ! Elle était souriante !
Libre et soulagée d’avoir raconté l’histoire de la mort de son père !

Temps de chien
Dès qu’il pleut sur Alger, avec les premières gouttes d’eau, une lueur de
bonheur se dessine sur le visage de mon maître. Agréable. Romantique et
aimable. Moul adore ce temps de chien ! Et pourtant, il ne possède ni quatre
pattes, ni queue remuante, ni longues oreilles, ni intelligence chienienne. Il
ne sait même pas comment aboyer correctement ! Il aboie faux. Bizarre !
Moul préfère le temps de chien, plus que tous les autres temps !
Lara, elle, aime hurler comme une louve dans les bois tant les jours
sombres que clairs, qu’importe !
Elle adore boire son vin rosé pendant les jours hivernaux ou automnaux,
qu’importe !
Elle préfère raconter l’histoire épineuse de son père qu’elle aimait
jusqu’à la folie, qu’elle détestait jusqu’au vomissement, lorsqu’elle est nue,
au lit, allongée sur son ventre.
La Syrie brûle ! Palmyre est prise par les islamistes de Daech.

Barbecue
Quand il fait un temps de chien, Moul tout content se précipite pour
préparer un barbecue au balcon. Il rêve d’une petite maison avec un jardin !
Il allume le feu dans un brasero en terre cuite acheté dans un village appelé
Bidar, situé à l’extrême ouest du pays, renommé pour sa poterie artisanale.
En attendant d’obtenir une poignée de braises incandescentes, afin de ne
pas attirer l’attention des voisins, il se sert du vin rouge dissimulé dans une
tasse à café en porcelaine. Insère un CD de Lounis Aït Menguellet dans la
chaîne stéréo Continental, tout en retournant les grillades sur le feu. Il
regarde la pluie fine ou hésitante. Il aime regarder la pluie et le ciel bas.
Sans doute, il est en train de penser à l’histoire d’Antoine Abou Chadi, le
père de Lara. Il sort du frigo une salade méridionale de concombres,
tomates, olives et poivrons, préparée la veille, et la pose sur une petite table
basse. En ce temps de chien, Moul consomme hebdomadairement une
douzaine de bouteilles d’un vin appelé la Cuvée du Président.
Allongé devant la porte fenêtre, attristé par ce temps gris, je suis ses
mouvements et j’attends ma part de grillades. Et je me laisse porter par la
chanson kabyle qui monte doucement de la chaîne stéréo placée sur une
étagère de verre remplie de disques et de CD. Moul est généreux envers
moi. Il a beaucoup de plaisir à me voir manger les brochettes. J’adore les
brochettes !
Lara est végétarienne. Elle adore consommer la chair humaine ! Je l’ai
vue en train de mordre Moul ! De mes yeux qui voient dans la noirceur, j’ai
l’ai vue en train de dévorer son bas-ventre ! Elle avait quelque chose dans la
bouche ! Ça faisait mal à Moul ! Cela se voyait dans ses yeux qui
brillaient !! Il mordait sa lèvre inférieure tout en tenant Lara par ses
cheveux !

Attente
Dès que les brochettes sont prêtes, il les retire du feu, soigneusement il
les pose dans une grande assiette et les couvre par un plateau afin qu’elles
gardent la chaleur. Il se sert une nouvelle tasse de vin rouge, change le CD
de Lounis Aït Menguellet. C’est l’heure d’Édith Piaf. Je connais par cœur
toutes ses chansons préférées. À l’aide d’une braise, il allume sa cigarette et
commence à guetter la porte. Il attend quelqu’un. Il n’attend personne. Son
regard est fixé tantôt sur sa montre tantôt sur la porte d’entrée. Il me sert
une autre brochette de viande blanche. Il me gâte. Je me régale.
À cette heure tardive, il n’attend la visite de personne. Mais Moul a
toujours l’espoir que sa fille Tanila ou sa femme ou cette voisine syrienne
hantée par son papa frappent à la porte pour partager avec lui les grillades et
piquer dans la délicieuse salade méridionale.
Je ne veux pas écouter une fois encore l’histoire du papa geôlier ! Je
veux mordre dans la dentelle du soutien-gorge de Lara !

Laisse de soie
Toujours sur son trente et un, droit dans son costume trois pièces Pierre
Cardin de couleur noire, constamment cravaté, Moul a en sa possession une
centaine de cravates, de toutes couleurs. Une armoire de cravates mal
rangées. De belles laisses arc-en-ciel ! Il sait bien comment choisir ses
laisses de soie multicolores. Chaque matin, avant de sortir, d’un geste de
maestro ou de polichinelle, il noue une nouvelle laisse autour de son cou,
dont la couleur est assortie à celle du costume et de la chemise. Il ne laisse
rien au hasard. Gentleman !
Moi aussi, à l’image de Moul, je ne quitte pas la maison sans laisse !
J’ai deux laisses en ma possession. Une avec une cordelette de deux mètres
et soixante-quinze centimètres et la deuxième de cinq mètres. Cette dernière
est réglable, avec un bouton qui sert à ralentir délicatement mes sauts et
sursauts. Elle est faite pour modérer mon excitation sans violence aucune.
Dans la rue, je suis turbulent ! Toujours agité. Moul est calme !

Liberté
À l’opposé de mon maître, je déteste porter la laisse. J’aime courir et
courir et courir sans entrave, dans la rue, sur le trottoir, dans le jardin
public, sur la plage, dans les forêts et dans les prairies. J’ai horreur de cette
guillotine prête à me décapiter à tout moment. Qu’elle est belle, la liberté !
Il n’y a pas de vie de chien sans liberté ! La liberté pour les hommes n’est
pas une priorité ; chez ces créatures, l’argent passe avant tout.

Vin
Pendant les nuits hivernales longues, glaciales et pluvieuses, Moul
consomme une quantité considérable d’alcools forts : vodka, whisky,
boukha, araq… et d’autres liqueurs dont j’ignore les appellations. J’adore
les arômes des liqueurs fortes, surtout celles importées des pays d’Extrême-
Orient. En poète, la nuit, Moul préfère s’installer dans la cuisine de douze
mètres carrés, peut-être un peu moins. C’est son coin privilégié. Je ne
dérange pas sa solitude ou sa méditation. Dès son troisième verre, il se
métamorphose en un être romantique, doté d’une haute sensibilité émotive.
De temps à autre, d’un verre à un autre, il me caresse la tête et me lance un
regard romantique. En philosophe, il me parle de la solitude, de Farida la
fugueuse, de la Syrienne hallucinante, du dentier de son grand-père. Dans
un état pareil, Moul parle comme un livre ! À vrai dire, je ne comprends pas
grand-chose de ce qu’il me dit ! De ce qu’il se dit ! À minuit pile, il glisse
un CD dans la chaîne stéréo, made in China. Son choix en musique est
bienveillant. Doux. Cette musique me rappelle l’histoire passionnante d’une
belle chienne que j’avais croisée dans une ruelle vide et très étroite, dans
une grande ville que je n’ai jamais connue ; c’était dans un rêve très court,
très mielleux ! C’est ce rêve qui m’a rendu féru de chocolat.

La nuit
Évasif, depuis la fenêtre sans rideau de la cuisine, Moul suit le
mouvement dans la rue mal éclairée, la plupart des lampes publiques sont
grillées. Il regarde le vide. Lit dans le rien ! En automne, la nuit tombe
subitement sur la ville d’Alger. Il n’attend personne, aucune visite nocturne.
Il compte un groupe de chats errants derrière une chatte en chaleur. Ils se
sont multipliés ; à chaque nuit il y a des nouveaux arrivés, des petits chatons
et des gros chats méchants et possessifs. Il suit attentivement les
conversations tardives des ivrognes qui, de temps en temps, préfèrent
s’établir juste en dessous de sa fenêtre, au pied du mur à l’entrée du
bâtiment. Moi, aussi, j’aime écouter les échanges vaporeux des ivrognes
sensibles, leurs rires forts, leurs histoires hardies sur les femmes, sur les
bordels et sur les péripéties de leurs voyages chimériques. Des mensonges
pour tuer la pesanteur de noirceur jusqu’au lever de la première lumière de
l’aube ! Comme à chaque nuit, ils sont en panne de cigarettes. Afin de les
retenir un peu plus, en notre compagnie, Moul n’hésite pas à leur balancer
par la fenêtre ce qui lui reste d’un paquet et une boîte d’allumettes.
Lara, elle aussi, aime ces créatures nocturnes qui ressemblent aux
poètes ou aux apôtres.

Chiens de faïence
À l’opposé de mon maître, dès qu’il pleut je deviens tristounet. J’ai une
sorte de peur bleue de l’eau qui tombe du ciel gris. Je déteste les nuages et
la pluie. Face à Moul, dès les premières averses, en chiffon mouillé et muet,
je ramasse mon corps sur mes quatre pattes pliées et je me recroqueville
dans un coin du salon, dont les fenêtres sont souvent entrouvertes.
On se regarde en chiens de faïence, Moul et moi !
Je guette la porte de l’appartement en reniflant les odeurs parvenant de
la cuisine de Lara, à l’étage en dessous. Je ne mange pas de poisson. Dieu a
créé les poissons pour les chats et non pour nous, les chiens.

La voisine
Il y a beaucoup de bruit chez la voisine de palier, la porte d’en face.
Brouhaha perpétuel dans son appartement ! Des cris d’enfants en bas âge,
des garçons et des filles. Je n’aime pas le bruit des enfants. La vie de cette
voisine est confuse. Je me demande d’où elle a ramené tout ce paquet
d’enfants. Une femme pondeuse ! Elle a une douzaine d’enfants de
différents âges, mais je n’ai jamais vu ni flairé l’odeur d’un quelconque
époux chez elle !
Elle s’appelle Nezha ou Zahia, qu’importe !

Temps d’homme
Dès qu’il commence à pleuvoir, à partir de la première semaine
d’octobre, je me dis : Il fait un temps d’homme. Ces supposés êtres
intelligents aiment la pluie. Ils ont la phobie de la sècheresse. Le jour
pluvieux est le temps de mon maître, son bonheur !
Moi, je n’aime pas l’eau de la pluie. Dès qu’il commence à pleuvoir,
j’imagine Dieu dans ses cieux en train de pisser sur nous ou de pleurer à
cause des bêtises humaines commises sur cette terre : les guerres, les
haines, les infidélités. Et je deviens triste. Sombre, je ne bouge pas de mon
tapis. J’ai de la peine pour le Créateur, qui a fait en six jours ce magnifique
univers pour des mécréants. Les hommes sont méchants et ingrats envers
leur Créateur.
Hormis les chiens, toutes les autres créatures sont infidèles. Impropres.
Lara frappe à la porte. Cinq coups. Elle a changé son parfum. Elle a ôté
sa chaîne dont la petite croix en or descendait jusqu’au creux entre ses
seins ! Son cou m’apparaît plus long que d’habitude, et plus beau !

SNP
Dès qu’il commence à pleuvoir, une nostalgie violente et sombre
m’habite. Mon passé défile devant mes yeux comme un film noir et blanc.
Et un chagrin confus s’installe au fond de mes tripes. Un rien. Je pense à ma
mère et à mon frère.
J’avais à peine deux mois quand je suis arrivé dans cet appartement, un
chiot. Je ne suis pas sûr du jour de ma venue sur cette terre et ma mère ne
m’a rien dit. Mon maître lui non plus n’a pas de date précise pour sa
naissance. On se ressemble, deux SNP. Le jour de ma naissance, il faisait
un soleil printanier en saison automnale. Le ciel était bleu. On n’oublie
jamais, nous les chiens, un jour pareil avec un soleil splendide.
Parce qu’il est cérémonieux et généreux, dès mes premiers pas dans
cette maison, mon maître m’a octroyé un nom et une date de naissance, une
identité complète ou presque. Personne, aucun de nous, n’a une identité
claire et parfaite ! Nous sommes tous les enfants de l’erreur. Moul m’a
délivré un carnet de santé. J’ai une doctoresse, une vétérinaire que je visite
une fois toutes les quatre semaines, c’est-à-dire une dizaine de fois par an.
Cette doctoresse qui s’appelle Zouzou ne me fait pas peur. Elle est douce,
toujours parfumée et souriante. Je ne suis ni errant ni égaré ni bâtard. Je suis
quelqu’un de bonne famille. Dès ma première nuit dans cet appartement,
j’ai dormi sur un tapis de laine. De la laine pure ! Je me couvre d’une
couette.
Par hasard, un peu plus tard, je me rends compte que mon maître et moi
sommes nés le même jour et le même mois. Je ne sais pas, est-ce un simple
hasard ou un choix délibéré ?
Donc, nous célébrons, conjointement, nos deux anniversaires en une
seule soirée. La fête commune !

Novembre
Je suis né le 25 novembre, de même que mon maître. Un mois avant le
jour de la naissance de Jésus.
Je ne suis pas sûr de la date.

Bizarre
Certes mon maître est plus âgé que moi de plusieurs années. De
plusieurs jours. De plusieurs lieux. De plusieurs nuits. De plusieurs villes.
De plusieurs femmes. De plusieurs voyages. De plusieurs histoires. Il a
beaucoup de poils blancs dans sa barbe et des cheveux argentés sur sa tête.
Sa barbe est en permanence mal rasée, de trois ou quatre jours ! Le blanc
argenté de sa chevelure est excitant, sexy aux yeux des vieilles filles. Celles
de quarante ans et plus. Lara est tombée amoureuse de lui à cause de la
couleur de ses cheveux, de son silence et de sa façon de boire le vin dans
une tasse de café. Ne vous étonnez pas si je vous dis que j’aurai son âge,
dans quelques années !? Ne vous étonnez pas que je devienne son aîné !?!
Dans une dizaine d’années, si Dieu nous prête longue vie, santé et fidélité,
je serai plus vieux que lui. Plus sage que lui ! Les hommes sont des
arriérés mentaux, il leur faut beaucoup d’années pour atteindre la sagesse.
Et quand la sagesse humaine se présente, elle arrive souvent accompagnée
d’hypocrisie religieuse.

Tarte d’anniversaire
Avant le débarquement de Lara, à l’occasion de notre anniversaire
commun, nous recevions une seule personne, Zouzou, ma doctoresse. À la
supérette Le Petit Géant, qui se trouve à quelques centaines de mètres de
l’appartement, nous achetons quelques tablettes de chocolat de marque et le
soir, à minuit pile, nous débouchons, heureux, une bouteille de champagne.
Une boisson que nous savourons une fois l’an. J’adore la mousse et les
bulles pétillantes dans la flûte de champagne. Moul préfère la vodka. Il a
une sorte de nostalgie soviétique ! Avec le deuxième verre de cette boisson
magique, il commence à chanter Nathalie de Gilbert Bécaud et à danser en
me prenant dans ses bras :

La place Rouge était vide


Devant moi marchait Nathalie
Il avait un joli nom, mon guide
Nathalie
La place Rouge était blanche
La neige faisait un tapis
Et je suivais par ce froid dimanche
Nathalie
Elle parlait en phrases sobres
De la révolution d’Octobre
Je pensais déjà
Qu’après le tombeau de Lénine
On irait au café Pouchkine
Boire un chocolat 1.

Il a une voix chaude et romantique. Il invite la doctoresse à danser. Moi,


j’aime le goût de la bière. Je me contente de quelques gouttes au fond d’un
tout petit verre afin de marquer la fête et me faire tourner la tête ! J’adore le
chocolat noir associé à l’arrière-goût amer de la Heineken. Moul n’est pas
chocolat. Mais par bonté, le soir de notre anniversaire commun, nous
partageons une plaquette de Côte D’Or Praliné fondant noir, ou de Lindt
Excellence 70 % Cacao, ou de Nestlé Grand Chocolat Intense 70.
Hamhamhammam !!
La doctoresse danse bien mais ne boit pas d’alcool.

Plus tard
La danse du couple Moul et Zouzou allume le feu de la jalousie dans le
cœur de Lara.
Lara adore le chocolat avec du vin rosé ! Elle est végétarienne !!

Sa fille
Tanila, la fille de Moul, adore elle aussi le chocolat, peut-être même un
peu plus que moi. Comme elle est souvent en voyage, je me régale quand
elle ramène dans ses bagages une douzaine de tablettes de chocolat de
toutes marques. De loin, de très loin je suis capable de détecter la marque
de son parfum et de distinguer l’odeur de sa peau blanche. Dès qu’elle met
les pieds à l’aéroport international d’Alger je pressens son arrivée. Absente,
je l’attends avec impatience. Tanila possède une voix magnifique. Elle rêve
de devenir une grande chanteuse, douée dans les arts plastiques. Moi, je ne
sais pas pourquoi, je l’imagine en danseuse, en ballerine, plutôt. Mes sens
ne me trompent jamais. J’ai le flair ! Ce que je n’aime pas en Tanila, c’est
qu’elle ne se réveille pas tôt le matin. Elle dort jusqu’à midi, voire plus,
jusqu’à treize ou quatorze heures. Dans son lit, elle ne répond même pas
aux appels du téléphone. C’est fou. Elle a passé la moitié de sa vie sous la
couette, ou entre les draps ! Elle est frileuse, moi aussi. Elle est comme moi,
Tanila n’aime pas les jours pluvieux. En plein mois d’août, à Alger, la
canicule est insupportable et l’humidité est cruelle, Tanila se couvre avec
des trucs lourds en laine ou en coton !

Les bouquins
Moul m’énerve. Il m’oublie dans ma solitude. Abattu, je rentre dans ma
carapace. De loin, je le fixe. Il a fait du salon son bureau de travail. Il passe
sa journée enfermé, à pianoter sur le clavier de son ordinateur Toshiba ou à
lire des livres et des revues. Son bureau-salon est un pêle-mêle, des livres
entassés partout, avec un matelas posé à même le sol sur lequel il fait ses
siestes. Même aux toilettes, il n’arrête pas ses lectures. Deux piles de livres
et une paire de lunettes sont rangées sur deux étagères en bois fixées au mur
des deux côtés de la cuvette. Le livre qui ne lui plaît pas risque de finir dans
la cuvette, la chasse d’eau tirée avec véhémence ! Bien que Moul soit un
obsédé des livres, un vrai rongeur de ces trucs en papier, il n’est pas aussi
intelligent que ça. Aux toilettes, lieu de relaxation, il sacrifie le plaisir de
chier au plaisir de lire de la merde. Chier c’est comme faire l’amour ! En
bon expert, je considère que le plaisir de faire ses besoins dépasse de très
loin l’acte de lire. Le plaisir de chier n’a d’égal que celui de l’orgasme !

La langue
Au téléphone, mon maître parle à ses amis universitaires en usant d’un
un arabe étrange et compliqué ! Avec moi, on communique en français.
Avec sa maman Lalla Sakoura, en kabyle. De ma vie, depuis que je suis ici,
je n’ai vu sa maman, elle ne lui a jamais rendu visite. J’ai toujours imaginé
que Moul était un enfant de l’œuf ! Il est sorti d’un jaune d’œuf !
Moi aussi je comprends et l’arabe algérien et le kabyle. En me parlant
en français, Moul désire me faire croire qu’il est un enfant d’œuf civilisé !
Quelqu’un de branché ! Gentleman, en mesure d’assurer une bonne
éducation à un chien fourvoyé comme moi. Un chien fidèle.

Le nom
Je m’appelle Harys. En toute franchise, depuis le premier jour où on
m’a nommé ainsi je n’ai jamais aimé mon nom. Et je ne l’aime toujours
pas. Je ne l’aimerai jamais, point ! Du tout ! Mais on ne choisit pas son
nom, ni ses parents. J’aurais souhaité être appelé Kader ou Rabah ou
Mokhtar, Amin ou Moumou. J’adore le nom Amin ! Il me va comme un
gant ! Comme un aboiement ! Quand j’entends quelqu’un appeler : Amin !,
je me retourne et je suis jaloux. Il y a trois ou quatre Amin dans le quartier !
Je maudis mon maître, qui m’a collé cette merde de nom de Harys.
Il arrive que je rentre avec mon maître dans la supérette Le Petit Géant,
pour acheter une boîte de café, des fromages et des détergents, je croise
toujours quelqu’un, des femmes, surtout qui demandent à mon maître :
« Comment s’appelle-t-il ce beau garçon ?
— Harys, répond Moul avec arrogance et fierté, sans même se donner la
peine de regarder son interlocutrice qui me fixe de tous ses yeux.
— Ah, c’est vraiment un très beau nom ! C’est américain, n’est-ce pas ?
— C’est le nom d’un nouvel astre découvert par des chercheurs chinois,
il y a de cela quatre ans et six mois », répond Moul en refermant la porte du
frigo, après avoir choisi les fromages, le beurre et quatre pots de yaourt
nature.
J’adore mon maître Moul quand il ment. Il a toujours dans la bouche
des mensonges intellectuels mélangés au fromage et à un sourire moqueur
au coin droit de sa bouche. Des mensonges blancs et philosophiques.

Le camembert
J’aime le camembert !
Pensée
Moul paraît préoccupé par la présence imprévue de Lara dans sa vie,
dans sa tête, cette nouvelle voisine syrienne ou libanaise. Lara a fui la
guerre démoniaque qui ronge depuis plus de quatre ans son pays, laissant
derrière elle son chat, son journal nocturne, le coucher de soleil vu de la
terrasse d’une vieille maison abandonnée, un père geignant et geôlier.

La voiture
Au volant, Moul conduit calme, évasif plutôt ! Il ne parle pas. Dès que
je monte dans la voiture, je bondis sur le siège arrière et j’exige qu’on
m’ouvre la vitre pour lancer une belle musique. Moul me comprend, cinq
sur cinq, avant de démarrer, il jette un bref regard sur moi, d’un geste
magique il baisse la glace en appuyant sur un bouton rouge à sa droite et
allume la radio sur une station de musique Gil-FM. Je sors ma petite gueule
et j’expose mon museau à l’air frais. Pour moi, ce sont des moments
paradisiaques. Je regarde les gens qui passent et repassent sur les trottoirs
des rues pleines de vitrines. Les humains courent, se précipitent pour ne
rien faire ou faire des choses futiles et déraisonnables. Les passants sont
fous ou affolés ! Ils ne me quittent pas des yeux, surtout les filles, les jolies
filles. Ahuries, elles écarquillent immensément leurs yeux. Elles ont une
grande faiblesse envers nous, les chiens. Elles sont frustrées. En chaleur
perpétuellement ! Les filles m’aiment plus que les garçons. Elles sont
absorbées par la virilité des caniches.
Des gens dans la rue, d’autres attablés aux terrasses des cafés, parlent
ou se parlent pour ne rien dire, de qui que soit, peu importe. Personne ne
comprend personne, qu’importe. Chacun veut parler plus haut que son
interlocuteur. D’autres parlent au téléphone à des gens qui, je suppose,
n’ont même pas de téléphone !
Sur les portes de quelques magasins sont accrochées des petites plaques
ornées d’ampoules multicolores, clignotantes, qui ressemblent aux
guirlandes lumineuses de Noël : Ici Flexy. Ceci signifie : dans cette
boutique on peut acheter des unités téléphoniques pour mobile ! Les
passants sont habillés comme des figurants dans un film sur le Jour de
l’Apocalypse, curieux et étrange ! Résurrection.
De derrière la vitre, je regarde cette fourmilière, et je m’amuse !

Pipi GPS
Dès qu’il commence à pleuvoir, je me pose cette question : pourquoi
ces gens pressés courent-ils dans toutes les directions alors qu’ils
n’atteindront jamais le but de leurs épreuves quotidiennes ? Tout
simplement, parce que ces soi-disant homo sapiens oublient, dans leur
condamnation sisyphéenne, dans leurs va-et-vient perpétuels, de faire pipi
sur les poteaux et sur les bordures des trottoirs, oublient de délimiter leur
territoire. Sans le pipi, ils n’arriveront jamais à distinguer le nord du sud, ou
l’est de l’ouest. Le pipi est une boussole ! Le pipi est mon GPS ! Ces soi-
disant hommes de sapience sont des égarés, errant comme des chiens, sans
l’odeur du pipi lâché sur leurs chemins ouverts.

Douche
Le jour de ma douche est un jour exceptionnel. Moul m’installe dans le
jacuzzi blanc, rempli à moitié d’eau tiède, à une température supportable.
J’ai mon shampoing qui ne pique pas les yeux, mon savon à moi spécial et
parfumé. Mes serviettes à moi, bleues et jaunes. Trois serviettes, une grande
et deux petites. Je passe en premier, moi d’abord, et après vient le tour de
Moul.
Mais dès que la mousse du shampoing couvre ma tête ronde, je pense au
parfum de cette Syrienne ou Libanaise qui occupe l’appartement du
deuxième étage, juste en dessous de nous.
J’aime son accent féminin et sexy. Elle parle comme dans un écran de
télévision ouvert sur un feuilleton turc ou syrien.
Moul, comme moi, a une faiblesse pour le parfum du dimanche de cette
Phénicienne aux yeux verts.

Besoins
Le moment du pipi ranime en moi un immense plaisir charnel ! Extase.
D’où vient-elle, cette sensation exceptionnelle ? Je bande, après chaque
miction matinale. L’image de Zouzou la vétérinaire m’habite, surtout ses
doigts fins, longs et doux ! Ses caresses !
Afin que je puisse accomplir mes besoins intimes, Moul m’a réservé un
coin au balcon, face à la baie d’Alger, à la grande mosquée d’Alger en
phase finale de construction, face à un port rempli de containers de toutes
formes et de toutes couleurs. Je suis quelqu’un de propre. Maniaque ! Plus
que les chats, qui passent leur temps à se lécher le cul !

Journaux
Chaque jour que Dieu fait, à neuf heures du matin, mon maître étale un
nouveau vieux journal dans ce coin du balcon qui m’est réservé, sur lequel
j’accomplis paisiblement mes besoins. Excepté le vendredi, jour du
couscous et de la grande prière, Moul lit quotidiennement quatre journaux,
trois en français et un en arabe. Il les entasse sur une vieille table en fer
forgé, dans la cuisine ; au fur et à mesure il s’est construit deux piles de
papier qui touchent le plafond, ou presque.
Je fixe les photos en une du journal et je tire un fort jet de pipi tiède
matinal, couleur de thé. Je me sens en feu, voire plus, quand je fais pipi sur
l’image d’un roi ou d’un président arabe ou musulman. Un peu moins
quand il s’agit d’un ministre ou d’un directeur de banque ou d’une star de
foot.
Ce matin j’ai pissé sur Ronaldo !

Printemps automnal
Le désert n’enfante jamais le printemps et le monde arabe n’est qu’un
désert. En urinant chaque matin sur les photos des unes des quotidiens
nationaux, francophones ou arabophones, qu’importe, je me sens, moi
aussi, rongé par la politique. Assidûment je suis les news des émeutes qui
embrasent le monde arabe et le Maghreb. Depuis l’histoire du jeune
Tunisien Mohamed Bouazizi, qui s’est donné la mort en s’immolant en
pleine rue, j’ai pissé sur des centaines d’images de grosses têtes tombées les
unes après les autres, de Tunis jusqu’à Sanaa, de Zine el-Abidine Ben Ali,
en passant par Mouammar Kadhafi, Hosni Moubarak et Ali Abdallah
Saleh ; la liste est encore ouverte.
J’ai pissé sur les barbus, sur les rasés, sur les moustachus, sur les poilus,
sur les chauves, sur ceux qui portent des qamis et ceux qui portent des
costumes trois pièces ! Des photos en couleurs et d’autres en noir et blanc !
Pisser, dans le monde arabo-musulman, est un acte politiquement
engagé.

Voisine
Une nouvelle voisine débarque dans le bâtiment. Elle s’installe dans un
petit appartement de deux pièces, au deuxième étage, en dessous de nous. Je
n’ai remarqué sa présence que deux semaines plus tard, c’est son beau
parfum qui m’a alerté. Elle est discrète et majestueuse en même temps. Son
parfum chaud et exotique embaume l’escalier de l’immeuble, dont les
marches sont en marbre artisanal. L’odeur de la femelle arrive jusqu’à ma
tasse matinale de café, jusqu’à mes mauvaises pensées nocturnes, dans mon
lit défait.
Folie du lit !

Lit défait
Le Lit défait est le titre d’un roman d’amour de Françoise Sagan que
j’avais lu il y a de cela une vingtaine d’années, peut-être un peu moins,
peut-être un peu plus, qu’importe ! Ce livre fut mon premier cadeau pour
Farida encore étudiante à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts.
Dans ce roman, on a l’impression que l’auteure décrit les détails de son
quotidien. Elle décrit les pulsations de son cœur amoureux, parle de son
amant qu’elle retrouve après une longue période de séparation.
Trois jours après le départ de Farida, c’était un jour pluvieux, j’ai acheté
un autre exemplaire de ce roman paru aux éditions Pocket et je l’ai lu en
une seule nuit. Pourquoi ai-je pensé à ce roman-cadeau ? Pourquoi ai-je relu
ce texte chargé de nostalgie, juste après que Farida eut quitté définitivement
notre foyer conjugal ? Le lendemain j’ai déchiré le livre, je l’ai jeté aux
toilettes. Une fois les derniers morceaux de feuilles avalés par le flot je me
suis senti comme soulagé ! Une page de ma vie était tournée.
J’ai fait le deuil de cette séparation conjugale en me débarrassant du
souvenir de ce premier cadeau !
Le parfum de la nouvelle voisine est oriental, chaud et romantique.

Autre femme
Farida peine à respirer dans cet appartement. L’ombre de sa mère
Sultana l’étouffe. Une raison de partir ! Partir pour très loin et pour de bon !

Nirvana
Quand je fais pipi sur l’image d’un président déchu, je me sens triste. Je
n’aime pas me faire plaisir sur un cadavre. Un fini. Un déchu. Alors que
pisser sur une grosse tête encore aux commandes me procure jouissance et
extase. Nirvana ! Je n’ai jamais fait de politique, jamais adhéré à un parti, ni
de droite ni de gauche. Je suis audacieux et libre. Je suis le seul opposant
qui ose, publiquement, dans ce pays dont l’article 2 de la nouvelle
Constitution stipule que l’islam est la religion de l’État, depuis un balcon
donnant sur une rue bruyante encombrée de passants, faire pipi et même
chier sur les visages des rois, des empereurs et des présidents vivants, morts
ou déchus. Même Moul n’a pas le courage de faire comme moi.
Ça me fait rire de voir mon maître en train de lire un roman intitulé Le
Lit défait !!
Le monde défait.
Un pays défait !

Palier
Dès que j’essaie de chasser cette nouvelle voisine de ma tête, je la
retrouve confortablement installée dans mes pensées nocturnes, dans mon
lit défait !
Afin de me libérer de cette voisine, je crie : « Sultana !! » Et la voisine
s’installe de plus en plus dans mes pensées.

La voisine
La voisine frappe à notre porte. Je compte ses cinq coups sur le bois
massif, il est donc onze heures. Mon ouïe est très puissante et éveillée. Elle
s’appelle Lara. Un nom rare dans cette ville qui, de plus en plus, s’islamise,
que ce soit par les noms des femmes, des enfants, ou par les vêtements
portés. Une ville bouillante dont les rues sont impraticables, les trottoirs
envahis par les vendeurs de parapluies made in China, de lunettes de soleil
contrefaites, de tournevis, de cigarettes Marlboro importées illégalement du
Mali, de hachich venu du Rif marocain…
Lara est syrienne, de confession chrétienne. Elle parle français avec un
accent oriental. Elle parle en chantant ! Elle est belle, ressemble à ces
comédiennes qui défilent dans des feuilletons turcs diffusés en boucle sur
nos écrans de télévision, suivis par des milliers de femmes et de jeunes
filles rêvant de fuguer avec de beaux garçons riches, aventuriers et pleins
d’énergie. Lara est pédiatre. Elle n’est pas vétérinaire comme Zouzou. Elle
a exercé pendant cinq ans à l’hôpital universitaire de Damas. La guerre,
dans son pays, l’a poussée à quitter sa ville encerclée par les islamistes qui
ont enlevé son frère et violé sa mère, Maria, âgée de cinquante-six ans.
Lara joue agréablement du luth qu’elle a ramené avec elle de Damas.
Une croix
Dans cette ville où j’habite, comme dans n’importe quelle ville du pays,
l’Algérien n’irait jamais imaginer qu’un Arabe puisse être chrétien. Dans
l’imaginaire algérien celui qui parle arabe est automatiquement musulman.
Obligatoirement musulman ! L’arabe est la langue de l’islam. Il n’y a pas
d’Arabe non musulman.
Moul a une faiblesse pour Lara. Moi, aussi, je commence à l’aimer. Elle
me parle français avec son chantant accent. Sur sa langue, le français
devient une autre langue, une mélodie ! J’adore son français, bien plus que
celui de Moul.
Moul parle comme le JT sur TF1.

La porte
Lara frappe à notre porte pour deux raisons : emprunter un livre pour sa
lecture nocturne. Elle se plaint de sa solitude algéroise, elle est devenue
insomniaque. Pour siroter, en compagnie de Moul, une tasse de café qu’elle
prépare, elle-même, sur un feu doux, et griller une cigarette, en cachette,
loin des yeux de Myriam, sa colocataire.
Face à Moul, évasive, assise sur le canapé en cuir de vache, elle savoure
son café en fixant les volutes de fumée de sa cigarette. De temps en temps,
elle tire sur sa jupe courte afin de cacher ses belles jambes croisées. Tantôt
elle me regarde, tantôt elle fixe le vaste ciel derrière la fenêtre du salon.
J’aime son silence émouvant. J’aime suivre les nuages de fumée de sa
cigarette qui expire doucement entre ses deux doigts, fins et propres. Je
guette l’effondrement de la cendre du tabac dans la sous-tasse de
porcelaine.
Lara n’ose pas fumer dans la chambre que lui a cédée gratuitement
Myriam, la militante des droits de l’homme.

L’œil
Depuis le débarquement de Lara dans ce quartier algérois, tous les yeux
la surveillent. Elle ne passe pas inaperçue. Myriam, célibataire, la
quarantaine dépassée, employée depuis une douzaine d’années à Air
Algérie, tout le monde dans le quartier sollicite ses services : réservation,
réduction, changement d’itinéraire… surtout pendant la saison du hadj ou
de l’omra.
Abandonnée, sans feu ni lieu, toute seule dans le hall de l’aérogare, il
était minuit passé. Après une rencontre inopinée à l’aéroport international
d’Alger, Lara et Myriam font connaissance. Généreuse et spontanée,
Myriam lui a proposé de venir s’installer chez elle, pour quelques jours, le
temps de trouver un nid, un refuge.
Myriam vivait heureuse, jusqu’au jour du séisme qui a frappé la ville de
Boumerdès et ses environs. Ce jour-là, au moment où elle rangeait son
véhicule sur le parking afin de rejoindre son fiancé dans son appartement
situé à quelques mètres, en un clin d’œil la ville s’est écroulée sur elle-
même. Elle s’est trouvée seule survivante de l’apocalypse. Elle a perdu son
fiancé, écrasé sous les décombres du bâtiment. Depuis mai 2003, Myriam
s’est assombrie. Elle s’est renfermée sur elle. Une semaine après
l’enterrement de son fiancé elle a décidé de porter le voile, s’est adonnée à
la lecture du Coran et s’est mise à consommer du hachich et de multiples
somnifères.

JT
Assise, face à son poste de télévision, Myriam suit les news sur une
chaîne américaine, des images choquantes défilent sous ses yeux.
« Des exécutions sommaires de chrétiens de Mossoul en Irak, commises
par les islamistes de Daech. Une jeune femme yézidie enlevée et retenue
par les terroristes islamistes de Daech comme esclave sexuelle pendant trois
mois décrit à l’ONU ses horribles conditions de détention et les pratiques
infâmes du groupe : “J’ai été violée par un groupe d’hommes jusqu’à ce que
je perde connaissance.” »
Le lendemain, Myriam s’est réveillée avec une idée en tête : se
débarrasser de son voile et changer son mode de vie.
Se déterrer !

Bras !
La nuit, Myriam dormait en serrant Lara dans ses bras. Elle adorait lui
sucer les tétons et lui frictionner la chatte, toujours mal rasée.

À la une
Le matin, quand j’urine sur l’image d’un petit ministre ou d’un directeur
général, je me sens humilié. Soucieux, je regarde le ciel d’Alger. Je ne suis
ni déprimé ni pessimiste. J’aime la vie et j’adore uriner sur les unes des
quotidiens nationaux, à grand tirage, avec des photos en couleurs bien
relookées des grands décideurs politiques et économiques.
Chaque matin, j’ai l’embarras du choix.
Faire pipi sur les photos des stars du foot est un régal. Les stars
nationales, binationales, et les autres ! Les meilleures photos, traitées,
retouchées, revues, sont celles des joueurs de foot et celles des artistes
libanaises. Rien à dire.
De plus en plus, les stars de foot s’intéressent beaucoup à leur coiffure
et à la couleur de leur tignasse !

Séduction
Jambes croisées, tirant de profondes bouffées, Lara est séduisante par la
manière dont elle pince sa cigarette entre ses lèvres. Elle la mordille de ses
dents blanches, bien disposées.

Matin de chien
Comme à chaque matin, en urinant, je choisis ma cible ! Je fixe la photo
à la une du journal, en tireur d’élite, avec précision, je vise ma proie. Je lève
doucement ma patte droite et je tire ! J’arrose le visage, le beau costume
italien, la belle cravate rose, rouge ou violette. J’arrose les galons militaires
en forme d’étoiles et de montagnes posés sur des épaules bien dressées !
Pourquoi en levant ma patte, au moment de tirer, je pense à Lara la belle
Syrienne, et qu’une douce énergie chatouille mes testicules ?
Je suis jaloux de mon maître !

Langue
Je ne lis aucune des trois langues parlées par Moul : le français, l’arabe
et le tamazight ; mais je comprends tout ce qui se dit et ce qui ne se dit pas !
J’arrive à lire des choses sur les traits des photos sur lesquelles j’urine
matin, soir et à midi. Ces photos des personnalités importantes me parlent
en recevant le jet de mon liquide tiède, couleur de thé. Elles me livrent leurs
secrets selon la quantité reçue sur la barbe, sur le visage, sur la cravate ou
sur les galons ! Je suis assez intelligent pour comprendre ces bêtises
humaines.
Les bêtises en couleurs.

Service
Après son troisième verre de vin, Moul se transforme en un être
romantique. Dans cet état de poète, j’aime ouvrir avec lui des discussions
politiques ou émotives. Ce soir, de fil en aiguille, j’ai demandé à mon
maître : Pourquoi n’y a-t-il pas de quotidien écrit en tamazight dans nos
kiosques ? Il m’a répondu, tout en sirotant son verre de vin : Ah, tu
cherches à pisser sur le tamazight ? Tu veux doucher les photos des
ministres kabyles ?
Comment pisser en tamazight ?
Je lève la patte gauche, au lieu de la droite. Dans cette position, je
risque de rater ma cible ! Et ce serait la pire honte de toute ma vie, pour
moi, le tireur d’élite urinaire.

Le paradis
Dès que Lara quitte l’appartement, après avoir pris sa dose de tabac,
Moul se métamorphose en une personne grise et insupportable. Il entre dans
un état de tourments. Il éteint la lumière du salon, baisse les rideaux, se sert
un verre et glisse un CD dans la chaîne stéréo. Il aime écouter Bob Dylan,
ses paroles donnent de la poésie à cette vie sèche.
Depuis que Lara loge chez Myriam, il y a de cela deux ans et six mois,
peut-être un peu plus, mon maître a commencé à se documenter sur
l’histoire, la civilisation et la littérature syriennes. Il était heureux de
découvrir une partie de l’histoire riche et fabuleuse de Palmyre, tombée
entre les mains de Daech.
Aujourd’hui, j’ai osé lui poser quelques questions qui depuis longtemps
me trottaient dans la tête :
« Est-ce que les chiens, les bienfaisants chiens, iront au paradis ?
Comment et par qui ces chiens seront-ils jugés, le Jour dernier ? Comment
peut-on faire la différence entre un chien croyant de bonne foi et un autre
athée irréligieux et un troisième laïc ? » Moul, m’a regardé sans surprise
aucune, comme s’il s’attendait à mes questions, particulièrement depuis que
j’ai commencé à uriner avec plaisir et grand intérêt sur les journaux pleins
de fatwas religieuses émises par des fqihs obsédés par les femmes. Il a
tendu son bras droit pour allumer une veilleuse en céramique, posée au coin
de la table du salon où nous sommes assis, moi toujours accroupi à ses
pieds. Il s’est levé comme pour chercher quelque chose, il a allumé les trois
ampoules du hall, une après l’autre. Il revient au salon, reprend sa place sur
le canapé de cuir de vache, usé sur les bords, qui commence à perdre sa
belle couleur beige. Il m’a regardé dans les yeux. De même, je l’ai regardé
dans les yeux. Je découvre que ses yeux ont changé de couleur depuis
l’arrivée de Lara dans l’immeuble, particulièrement depuis qu’elle a mis les
pieds dans cet appartement. D’un ton perplexe, malin ou narquois, il m’a
lancé : « Tu es devenu un philosophe, un vrai philosophe ! À la place de
Harys, j’aurais dû te coller le nom de Socrate ou de Platon. Pourquoi pas
celui de Jacques Derrida, mon compatriote ? »

Cigarette
J’avoue que j’adore le parfum de Lara, mélangé à l’arôme de tabac, qui
embaume le salon et le hall.
Les femmes sont faites de parfums et de paroles.

Pourquoi
Je n’ai pas trouvé de réponse convaincante à la question quelque peu
gênante que m’a posée Lara : « Pourquoi votre femme vous a-t-elle quitté
après une vingtaine d’années de vie conjugale commune ? » Je n’ai pas osé
lui avouer les raisons exactes qui ont poussé Farida à quitter la maison. Je
me suis contenté de murmurer une réponse vague, C’est une longue
histoire.

Une longue petite histoire


Farida m’a quitté tout simplement parce qu’elle n’arrivait pas à
supporter l’odeur exhalée par ma bouche.
« Tu pues de la bouche ! » Lors de notre première rencontre, elle m’a
planté cette remontrance, restée comme un clou rouillé dans ma mémoire.
Vingt-trois ans durant elle a refusé de m’embrasser sur la bouche. Elle
détestait l’odeur de vin émanant de moi. Elle critiquait ma façon de me
brosser les dents. « Trois minutes de brossage ! » Elle n’aimait pas non plus
la marque de dentifrice que j’utilisais. Nous avons fait l’amour sans nous
embrasser durant vingt-trois ans de lit. Elle n’aimait pas non plus les poils
piquants de ma barbe toujours mal rasée de trois ou quatre jours. En plein
coït, elle me lançait une phrase cinglante, « Tu piques comme un hérisson,
tu pues de la bouche comme un cochon ».

Sultana
Sultana adore mon parfum de cochon !

Déficience
Au lit, je m’imaginais en hérisson, me voyais dans la peau d’un cochon
dégageant une odeur nauséabonde. Avec le temps, avec les années qui se
succèdent, j’ai commencé à ressentir un froid étrange. Il s’est installé
comme de la poudre de neige dans mes articulations ; puis, petit à petit, la
vague de froid a gagné mon bas-ventre pour enfin habiter dans mes organes
intimes ; et mes testicules se sont métamorphosés en deux glaçons.
Par une nuit, je suis devenu impuissant.
Le départ de Farida m’a libéré. J’ai changé de lit. J’ai retrouvé de la
chaleur dans mon bas-ventre et dans mes genoux.

Perplexe
Je suis le maître de Harys et je me demande : Les chiens bienfaisants,
les chiens croyants, ceux qui sont fidèles à leur maître et à leur Dieu, iront-
ils au paradis ? Cette question posée par Harys m’a laissé bouche bée. Elle
m’a bouleversé ! Je dors en pensant à cette question philosophique, tout en
chassant le reste des glaçons dans mes testicules, en les frictionnant à l’aide
d’une peau de chamois.
La question de Harys m’a fait oublier, pour une douzaine de nuits, mon
lit défait, mes mauvaises pensées et Lara la Syrienne.
Depuis quelques mois, notamment depuis le débarquement de Lara
encombrée par les histoires ahurissantes de son père gardien de prison, la
guerre en Syrie a suscité en moi l’envie de savoir tout sur ce pays que
j’avais visité il y a de cela une quinzaine d’années. Mais ce soir j’ai décidé
de prendre congé de tout livre littéraire, historique ou culinaire traitant de la
Syrie et je me suis mis à la recherche d’une réponse convaincante à la
question de Harys, sur les chiens, le Paradis et le Jour du jugement dernier.
J’ai entrepris la lecture de quelques livres religieux et philosophiques, entre
autres le Coran et d’autres livres connus de la tradition musulmane : le
Sahih al-Bukhari, le Sirat ibn Hicham et les chroniques historiques de
Tabarî.

Six cent mille hadiths !


En réalité tout ce qui m’intéressait dans toutes mes lectures c’est
comment trouver une réponse satisfaisante à la question de Harys : « Les
chiens, les bons chiens, iront-ils au paradis à l’image des bons croyants
humains ? Où se trouve le paradis des chiens ? »
Depuis que j’ai entamé la lecture du Sahih al-Bukhari, une question me
hante : Comment un écrivain des hadiths du Prophète, un écrivain considéré
par les musulmans sunnites comme une référence fiable, est-il parvenu
rassembler six cent mille hadith en seize ans. Six cent mille hadiths !
J’ai ouvert la calculette sur l’écran de mon téléphone portable et j’ai
commencé à m’amuser en faisant les opérations de calcul suivantes :
600 000 hadiths récoltés en 5 840 jours, et je riais !
104 hadiths récoltés chaque jour, et je m’étonnais !
4 hadiths récoltés par heure !
Un hadith chaque quart d’heure, et j’explosais de rire !
Ceci dit, et selon mes calculs : le Prophète ne dormait pas, ne mangeait
pas, ne voyageait pas, ne couchait pas avec ses neuf ou treize femmes,
qu’importe !!! Il n’avait rien à faire que dicter des hadiths à al-Bukhari !!
J’ai déposé Sahih al-Bukhari à côté, sur une petite table basse, et j’ai
regardé Harys. Surpris par mes rires, il ne m’a pas quitté des yeux en
marmonnant : « À cause de ma question sur les chiens et le jour du
jugement dernier, mon maître est devenu fou. »

Damas
Aujourd’hui Lara n’est pas venue. Je sens le vide en moi et autour de
moi. Hier, un bombardement sur son quartier El Mazéh à Damas a semé la
terreur parmi les habitants, un obus a endommagé une partie de sa maison.
Elle pleure son vélo et sa poupée en roseau habillée en gitane syrienne.
Harys
« Je n’ai pas oublié ta question, je ne l’ai pas remisée », ai-je dit à
Harys. Les chiens intelligents posent des questions intelligentes. Le Sahih
al-Bukhari, livre religieux majeur pour les musulmans sunnites, m’a
embrouillé les idées par son incohérence et sa confusion.
« Les chiens iront-ils au paradis ? »
Aujourd’hui, je reviens encore une fois de plus, à ce livre : le Sahih al-
Bukhari. Enfant, assis aux côtés de mon père, avant l’heure du f’tour,
pendant tout le mois du ramadan, je le regardais lire avec grand intérêt et
concentration ce même livre. Une édition artisanale superbement reliée.
C’était une tradition de lecture ramadanesque accomplie par tous les lettrés
du village. Ils se réunissaient dans la petite mosquée concentrique et lisaient
à voix haute, tout en balançant leur tête de droite à gauche et de gauche à
droite.
C’était beau parce qu’il n’y avait pas de Harys pour déranger leur
quiétude religieuse par ses questions perturbantes.

Alarme
« Les chiens, les fidèles, iront-ils au paradis ? Et les gardiens des
prisons iront-ils eux aussi au paradis ? ».

Sur les pas de mon père


J’aime les histoires et les mythes rapportés dans les livres religieux. Ce
soir, j’ai décidé de commencer par la lecture de l’histoire d’un chien
célèbre, cité par tous les textes sacrés monothéistes : la Torah, la Bible et le
Coran. Il s’agit de ce chien qui a accompagné les Sept Dormants dans leur
caverne. En fidèle, il a monté la garde pendant trois siècles et neuf ans.
C’est beaucoup, n’est-ce pas ? Le seul chien qui a vécu toute cette durée :
trois siècles et neuf ans. Depuis ce temps, les chiens ne vivent pas plus de
vingt ans, un peu moins ou un peu plus.
Ce chien guide et gardien des sept jeunes dormants vénéré par Yahvé,
Dieu ou Allah, ira-t-il au paradis ?
Le père de Lara, lui aussi, fut un bon gardien !

Fidélité
Nous les chiens, nous sommes fidèles à nos convictions, m’a murmuré
Harys, mieux que ces hommes hypocrites et ces femmes bavardes.
Il fait allusion à Lara !

Éloge
Je me suis rappelé que j’avais lu, il y a de cela quelque temps, un long
poème philosophique du Libanais Salah Stétié, en éloge à ce chien qui a
accompagné les Sept Dormants : Les Sept Dormants au péril de la poésie.
Je sors le livre et je commence à lire à voix haute :
« Entre, ô mon ami, dans la caverne de l’Amour.
« Tu auras pour compagnon les Gens de la Grotte et je serai moi-même
le gardien de ton secret.
« Pour toi je deviendrai Qitmir (le nom du chien et le gardien des Ahl
al-Kahf) et veillerai sur la paix de ton cœur.
« Entre, ô mon ami, dans le Silence de l’amour.
« Sur le seuil de la Caverne, je suis Qitmir attendant que tu prennes
refuge dans l’Amour, que tu entres dans le sommeil miraculeux des Sept
jeunes Gens ; Et que tu te laisses conduire dans la demeure de l’Ami, ces
Jardins paradisiaques où les fleurs sont des anges, où les anges te
ressemblent.
« Entre, ô mon ami, dans le mystère de l’Ami, je serai le poète de ton
Nom secret. »

Le poète est jaloux du chien !


Harys est content. Lara n’aime pas que je parle du chien gardien !
Houris
Ce soir je me suis demandé, sans oser poser la question à mon maître
Moul : Y a-t-il dans le paradis d’Allah, le Tout-Puissant, des chiennes
houris ? Seigneur, je demande Votre pardon si ce que je dis est prohibé,
haram, mais je suis curieux.
Je rêve d’une douzaine de chiennes houris en chaleur !!

Les doigts de la Syrienne


Pour le deuxième jour successif, Lara n’est pas venue griller sa cigarette
et siroter sa tasse de café en paix. C’est un mauvais signe. Une grise
mélancolie a recouvert le visage de Moul. Il a oublié de mettre son costume.
Il est resté en pyjama toute la journée.
« Il est amoureux, mon Moul !! »
L’amour ou la peur de la solitude ?

Vétérinaire
Souligné au crayon à papier sur son agenda posé dans le coin de son
bureau toujours en désordre, Moul a bien vérifié l’heure de notre rendez-
vous. Sans se retourner, sans bouger, le regard fixé sur le bleu clair du ciel
très haut à travers la fenêtre ouverte, il m’a dit : « Il ne faut pas qu’on
oublie le rendez-vous d’aujourd’hui, à douze heures trente, chez Doctoresse
Zouzou, c’est le jour de ton rappel de vaccin. »

Farida
Dès que je regarde ce désordre sur mon bureau, je me souviens de
Farida, femme maniaque hantée par le rangement et par la propreté.

Seringue
J’ai peur des seringues ! J’ai couru vers le balcon pour uriner. Je l’ai fait
sur le visage d’une star du raï, à la une d’un journal arabophone à grand
tirage.

Lettre arabe
Un jour, j’ai préparé un grand paquet de vieux journaux pour le
poissonnier ambulant du quartier. Afin qu’il les utilise pour emballer ses
sardines. Il a choisi les titres en français et m’a remis ceux en arabe en me
disant sur un ton sec : « On n’emballe pas les poissons dans des journaux
écrits en arabe, langue du Coran et du paradis, c’est illicite, c’est dit dans le
Coran. » J’ai ramassé les journaux arabes et j’ai quitté les lieux.
Depuis que Harys est arrivé dans cet appartement pour partager avec
moi la vie, les sorties, les poulets rôtis et les réflexions autour du paradis, je
n’ai plus besoin de donner mes journaux au poissonnier ambulant ni au
vendeur clandestin de boissons alcoolisées.

RDV
Bien que Zouzou la doctoresse soit douce avec moi, j’ai une peur bleue
de ses seringues ! Ça me fait mal ! En voiture, recroquevillé sur le siège
arrière, préoccupé par la seringue, je n’ai pas pu profiter du beau paysage
défilant devant mes yeux.
La vétérinaire, habillée d’une blouse blanche propre, une chaîne en or
autour de son cou long et nu, nous guettait devant la porte entrouverte de
son cabinet, situé aux alentours d’Alger.
Le cabinet médical est au rez-de-chaussée d’un vieux bâtiment colonial
de deux niveaux, entouré d’un parking noyé dans une forêt de sapins et de
cèdres. Dans leur cage, des chiens excités aboient. Le lieu sent le pipi de
chat et l’odeur forte des médicaments.
La doctoresse est une jolie femme, la quarantaine largement dépassée.
Elle est maquillée, la tête voilée d’un foulard islamique d’une grande
marque américaine. Elle m’a pris dans ses bras après avoir offert quatre
bises à Moul, deux sur chaque joue. Elle m’a posé sur la table haute
d’auscultation, j’ai regardé autour de moi ; elle a jeté un coup d’œil sur mon
carnet de santé, bien tenu, en faisant défiler doucement les pages, vérifiant
les dates, les écritures, les tampons, et autres gribouillages.
La peur au ventre, j’ai envie de pisser.
D’un regard de loup affamé guettant sa proie, mon maître contemple les
gestes doux de la doctoresse !

Lettre
J’attends un coup de téléphone de la part de ma fille, ou de quelqu’un
d’autre, qui m’annoncera la mort de Farida dans un accident de la route !
Je souhaite que la vétérinaire ne traîne pas. J’ai envie de retourner à la
maison prendre un verre de vin, répondre au téléphone, lire la lettre deux
fois et pleurer.
De quelle lettre, je parle ? La lettre annonciatrice la mort de Farida dans
un accident de la circulation !
« Tu as l’air anxieux, monsieur Moul », m’a dit Zouzou la doctoresse.
J’ai trouvé sa voix troublée, tout en vibration.
Sultana me manque !

Escalier
La consultation n’a pas pris beaucoup de temps, quelques minutes, dix-
sept minutes au juste. La doctoresse cherchait à me retenir, à prolonger de
quelques minutes ma présence, j’ai lu cela dans ses yeux, dans son parfum
excitant, dans les mouvements de ses doigts et surtout dans sa façon
romantique de parler à Harys. L’esprit perdu, ailleurs, je suis rentré
directement chez moi. Harys était silencieux ou soucieux, qu’importe. En
grimpant les marches d’escalier, deux par deux, avant de glisser la clé dans
la serrure, j’ai décidé d’acquérir un téléphone portable. Depuis trois ans, un
peu plus, je résiste à cette envie. J’ai toujours refusé de m’acheter un
appareil cellulaire, je ne sais pas pourquoi ; je ne suis pas bavard. Quand
notre ligne téléphonique, le téléphone fixe, est coupée à cause d’un retard
de paiement, je me sens à l’aise, tranquille. Je n’attends rien de rien. Je
préfère écouter mon souffle et celui de Harys, qui commence à souffrir
d’une insuffisance cardiaque aiguë.
J’ai peur pour lui !
Je vérifie la tonalité de cet ancien appareil téléphonique du sultan de Fès
posé sur une table à l’angle mal éclairé du salon, couvert d’une épaisse
couche de poussière. Pas un bruit ! Je me rends compte que la ligne est
coupée depuis plus d’un mois. Je n’ai pas payé la facture, ce n’est pas par
oubli ou par négligence, mais volontairement je ne voulais pas le faire. Je
n’aime pas la sonnerie du téléphone, elle me rappelle les sirènes et les
lumières des gyrophares de l’ambulance dans laquelle on a transporté
Farida le jour de l’accouchement de notre fille Tanila. C’était un jour de
printemps, le 28 avril ; je ne suis pas sûr du jour, ni de l’heure.
J’ai consommé une grande quantité d’un mauvais whisky maltais,
malien ou espagnol !

Tanila
J’ai lu une information qui m’a enchanté : « L’artiste Tanila Wahr
expose dans la plus célèbre galerie d’art de Milan. Elle transporte son corps
de ballerine partout, sur les chemins libres et de liberté. » La galerie
s’appelle Matisse, du nom de celui qui a immortalisé la ville de Biskra. Nu
Bleu ! Pendant une poignée de minutes, j’ai attentivement regardé la photo
de Tanila sur le journal, je l’ai trouvée triste ou pensive, et pour la première
fois je découvre la ressemblance entre elle et sa grand-mère Sultana. Elles
se ressemblent comme deux gouttes de miel. Cette ressemblance m’a
poussé à descendre chez un agent agréé pour acheter un appareil et une
puce de téléphone cellulaire !!
J’ai donné à Harys son médicament, un comprimé, avec un morceau de
chocolat noir.

Crise
Ce matin, à neuf heures et quelques minutes, j’ai enregistré la première
crise cardiaque de Harys. Le ventre ballonné, une respiration difficile
accompagnée d’une toux agressive discontinue et une immense fatigue. J’ai
appelé la vétérinaire pour demander un rendez-vous en urgence. Elle était
contente de me retrouver au bout de fil.
J’ai pris Harys dans mes bras. Il n’était plus lui. Je l’ai fait monter dans
la voiture, en direction du cabinet de la vétérinaire Zouzou.

Téléphone
Cela fait trois mois que je me suis procuré ce téléphone portable.
Depuis, il n’a jamais sonné ! Je le recharge la nuit et je le pose devant moi
sur le bureau toute la journée. La date et l’heure sont correctement réglées.
De temps à autre je reçois des messages venant du ministère de l’Eau : « Ne
gaspillez pas l’eau, elle est source de toute vie » ; ou celui de la Défense :
« Aux nouveaux appelés du service national… » Je m’amuse en lisant mes
messages !
Aujourd’hui, plongé dans la lecture de la sourate de la Caverne (Al
Kahf), pour la huitième fois, je ne suis pas sûr que ce fût la huitième,
soudain l’écran de mon appareil téléphonique s’est allumé ! Je me suis dit :
Enfin quelqu’un m’appelle sur cet appareil muet ! Quand j’ai vérifié, je n’ai
trouvé qu’une pub qui disait : « Mobilis vous informe que votre moyenne
de consommation est de 10914,23 Da ; au-delà, votre ligne sera bloquée.
Pour plus d’information contactez 066100 7005. Merci. » J’ai ri fort, Harys
m’a regardé sans rien comprendre. Je lui ai donné son médicament et un
câlin.

Zouzou
Ses mains tremblaient en me portant sur la table de consultation. Je suis
sage. Soumis. Mon ventre est gonflé. J’étouffe. Ma respiration est difficile,
critique. Son parfum m’a excité. Un parfum similaire à cette odeur
particulière dégagée par une chienne en chaleur que j’avais rencontrée dans
un rêve, il y a de cela quelques années ! Soudain, ma carotte a bandé entre
mes pattes. Un pudique sourire s’est dessiné sur le visage angélique de la
doctoresse, un autre plus large encore dans le regard de Moul. Je constate
qu’il n’a pas rasé sa barbe depuis presque une semaine, un peu plus. Ça lui
va bien ; il ressemble aux artistes américains. La doctoresse a lancé
discrètement un regard doux vers mon maître comme pour chercher
quelque chose de mystérieux. Comme gêné, fuyant les yeux profonds de la
doctoresse, Moul a fixé ses pieds sans chaussettes, glissés dans des
chaussures en cuir bien astiquées. Elle m’a fait allonger sur la table de
consultation, Moul est resté devant moi, me maintenant les pieds et le cou,
la vétérinaire s’est dirigée vers une petite chambre dont la porte s’ouvre sur
la salle de consultation. Mon maître n’a pas bougé, un chagrin romantique a
empli ses yeux. La doctoresse n’a pas tardé, elle est revenue vers nous avec
dans les bras un caniche. Sa démarche avait changé ! Son parfum aussi. Elle
était souriante, frictionnant la tête de la chienne, tout en l’embrassant dans
le cou et sur les oreilles. Doucement, elle m’a fait descendre de la table où
j’avais été crucifié. J’ai humé la chienne, ma carotte a bandé une deuxième
fois. Je l’ai sautée, elle ne m’a pas refusé. Elle n’a manifesté aucun refus.
J’ai regardé la doctoresse, son regard m’a paru ardent, de même que celui
de Moul. Son visage m’a paru rouge et radieux, ses mains blanches
tremblaient et ses doigts longs et fins serraient fort un stylo. Elle a levé le
regard vers Moul. Quand j’ai pénétré la chienne, et que cette dernière a
hurlé de plaisir et de bonheur, la doctoresse a tendu sa main tremblante vers
le bas-ventre de Moul. Elle n’a pas tardé à ouvrir la braguette de son
pantalon, défaire la ceinture en cuir… Lui était debout, soumis, silencieux
comme une statue sans âme. Il avait sa grosse et longue carotte bien bandée.
Un manche à balai ! La doctoresse a relevé sa djellaba islamique sur son
dos. J’ai vu ses belles fesses et ses jambes bien sculptées. Elle n’avait rien
en dessous de sa djellaba islamique. Elle aussi, comme Lara, ne portait pas
ses dessous ! Comme la chienne, la vétérinaire s’est mise à quatre pattes à
côté d’elle. Moi, j’étais dedans. Moul, lui aussi, comme moi, n’a pas tardé à
sauter sa chienne. Je l’ai regardé. Il m’a regardé. La chienne a regardé la
doctoresse. La doctoresse a regardé la chienne. Chacun a joué le miroir de
l’autre ! Des va-et-vient et en un seul cri, à quatre voix, on a éjaculé. On a
crié.
J’ai oublié la peur de la seringue ! J’adore Zouzou !

Peur
Au moment où j’étais profondément collé à la doctoresse, j’ai entendu
le téléphone portable sonner dans ma poche !
J’ai pensé à ma fille.
Il n’y a pas eu de nouvelle sonnerie, et tant mieux !

Sourate
Dès que je suis rentré chez moi après la visite médicale de Harys, je ne
sais ni pourquoi ni comment, j’ai pris une douche froide, je me suis installé
au balcon, face à la baie d’Alger, j’ai ouvert le livre du Coran, cherchant la
sourate de la Caverne (Al Kahf), Harys fatigué ou pensif s’est retiré sous la
banquette, sans doute pour se remémorer délicieusement les mielleux
moments avec la chienne dans le cabinet de la doctoresse. Il n’aime pas la
lumière trop forte de l’après-midi, entre treize et quinze heures. Depuis son
abri, il suit avec attention ma lecture à voix haute (je savais qu’il ne
comprenait pas grand-chose du texte sacré que j’étais en train de lire). J’ai
remarqué qu’il était, comme moi, pris par l’histoire des sept jeunes
dormants et de leur chien enfermés dans la grotte pendant plus de trois
siècles.
[13] Nous allons te raconter leur récit en toute vérité. C’étaient des
jeunes gens qui croyaient en leur Seigneur et que Nous avions fortifiés dans
la bonne voie. [14] Nous avions raffermi leurs cœurs lorsqu’ils s’étaient
levés pour proclamer : « Notre Dieu est le Seigneur des Cieux et de la
Terre ! Jamais nous n’invoquerons une autre divinité que Lui, sans quoi
nous commettrions la pire des iniquités ! [15] Ces gens-là, qui sont des
nôtres, ont adopté des divinités en dehors de Dieu. Si seulement ils
pouvaient justifier ce culte par une preuve évidente ! Qui donc est plus
injuste que celui qui invente des mensonges contre Dieu ? »
[16] « Maintenant, se dirent-ils, que vous les avez fuis, eux et ce qu’ils
adorent en dehors de Dieu, réfugiez-vous dans la caverne. Dieu étendra sur
vous les effets de Sa miséricorde et apportera une amélioration à votre
sort. »
[17] Tu aurais vu alors le soleil à son lever obliquer à droite de leur
caverne, et passer à gauche au moment de se coucher, tandis qu’ils
dormaient dans un endroit spacieux de la caverne. C’est là un des signes de
la puissance de Dieu. Seul celui que Dieu dirige est dans la bonne voie ;
mais celui qu’Il égare, tu ne trouveras personne pour le protéger ni le
guider. [18] Et à les voir, tu aurais cru qu’ils étaient éveillés alors qu’en
réalité ils dormaient. Nous les retournions tantôt à droite, tantôt à gauche,
pendant que leur chien était couché à l’entrée, les pattes allongées. Si tu les
avais vus dans cet état, tu aurais certainement pris la fuite, le cœur rempli
de crainte.
[19] Nous les avons ensuite réveillés pour leur permettre de s’interroger
mutuellement. C’est ainsi que l’un d’eux demanda :
« Combien de temps sommes-nous restés ici ?
— Peut-être un jour ou même moins encore », répondirent d’autres.
Puis ils reprirent : « Dieu le sait mieux que nous. Envoyez plutôt l’un de
vous à la ville avec l’argent que voici, pour qu’il cherche l’aliment le plus
pur et qu’il vous apporte de quoi vous nourrir. Qu’il agisse avec tact pour
ne révéler à personne votre retraite, [20] car s’ils vous découvraient, ils
vous lapideraient ou vous ramèneraient à leur culte, et vous ne parviendriez
alors plus jamais à la félicité. »
[21] C’est ainsi que Nous avons fait connaître leur retraite pour bien
montrer aux habitants de la cité que les promesses de Dieu s’accomplissent
toujours et que la résurrection ne fait pas l’ombre d’un doute. Une dispute
s’engagea alors à leur sujet, entre les gens de la cité. « Murons-les sous une
maçonnerie, de manière que seul leur Seigneur soit au courant de leur
mystère », dirent quelques-uns. Mais ceux dont l’avis l’emporta furent ceux
qui dirent : « Élevons au-dessus d’eux un sanctuaire ! » [22] On disputera
aussi sur leur nombre. « Ils étaient trois, leur chien étant le quatrième »,
diront les uns. « Ils étaient cinq, et leur chien le sixième », diront d’autres
en conjecturant sur leur mystère. « Ils étaient sept, et leur chien le
huitième », affirmeront d’autres encore. Dis-leur : « Mon Seigneur est le
mieux informé de leur nombre, mais il n’en est que peu qui le savent. » Ne
pousse pas trop loin la discussion à leur sujet et ne prends l’avis de
personne à cet égard.

Paradis des chiens


J’ai envie de rendre visite à la tombe de ce chien prophète. J’ai regardé
Harys et je me suis dit : Harys n’est-il pas un des descendants de ce chien
accompagnateur des Sept Dormants ? Je voulais tout laisser tomber : fermer
la porte de l’appartement, offrir les six plantes à la voisine du premier étage,
une ancienne cadre du ministère de l’Agriculture, qui vient de partir en
retraite et de publier un livre sur le Jardin d’essai d’Alger, faire l’amour à
Lara pour la dernière fois, prendre le chemin vers les pays du Levant en
compagnie de Harys, sur les traces du chien des Sept Dormants.
Le chien prophète est enterré à Damas ou en Jordanie !
Les Arabes et les Turcs se disputent le lieu de la tombe du chien
accompagnateur des Sept Dormants.

Sonnerie téléphonique
Le téléphone portable sonne, je le cherche, il est dans la poche de ma
chemise posée sur la machine à laver ! Enfin ma première communication
depuis que je l’ai acheté. Je réponds :
« Bonjour, qui êtes-vous, SVP ? »
La voix acérée d’une femme me répond.
« Tu es Abedellatif Boukhnouna le morveux ?
— Non, madame, je suis le maître de Harys, et je me prépare pour un
voyage à Damas ou à Amman ou à Istanbul… » ai-je murmuré.
Elle m’a raccroché au nez en m’insultant :
« Bâtard, ferkh !! »

Sur les traces du chien dormant


« Les chiens, les fidèles, iront-ils au paradis ? Auront-ils un paradis à
eux, avec de belles chiennes houris ? »
Selon quelques écrits que j’ai consultés ces derniers temps, le chien
accompagnateur des Sept Dormants est enterré sur les hauteurs du mont
Qassioun, cette montagne qui protège Damas du mauvais œil depuis le
Déluge et Noé.
Lara est la personne idéale pour me guider dans sa belle ville, Damas.
Aussi vite, j’ai écarté cette hypothèse, tout simplement parce que cette
jeune femme qui préfère rester toute la journée nue, allant et venant sans
slip dans son appartement, a quitté son pays noyé dans une guerre aveugle
par peur d’être violée, à l’image de sa mère.
Je me suis servi un verre de vin.
M’imaginant déambuler à l’ombre des ruelles d’anciens quartiers de
Damas, suivant les pas de Lara mon guide, j’ai commencé à fredonner la
chanson Nathalie de Gilbert Bécaud que j’ai apprise par cœur dans mes
années du lycée :

La place Rouge était vide


Devant moi marchait Nathalie
Il avait un joli nom, mon guide
Nathalie
La place Rouge était blanche
La neige faisait un tapis
Et je suivais par ce froid dimanche
Nathalie

Le pape François et les chiens


Le pape François n’en finit pas d’étonner les fidèles. Après s’être
montré plus ouvert que ses prédécesseurs envers les croyants homosexuels
ou divorcés, le chef de l’Église catholique semble avoir entrouvert les
portes du paradis aux animaux.
Alors qu’il consolait un jeune garçon dont le chien était mort
récemment, le pape a en effet assuré qu’un jour nous reverrions nos
animaux dans l’éternité du Christ. « Le paradis est ouvert à toutes les
créatures de Dieu », rapporte le New York Times.
Cela n’a pas empêché pour autant plusieurs associations de défense des
animaux, comme la Humane Society, de saluer ces paroles qu’elles
interprètent comme un rejet de la pensée conservatrice catholique, selon
laquelle les animaux ne peuvent accéder au paradis, car ils ne possèdent pas
d’âme.
Harys m’a regardé, a pris un moment de réflexion, avant de réclamer :
« Je veux une photo du pape accrochée au mur du salon et un pendentif en
forme de croix autour de mon cou. »
« Tu veux te convertir au christianisme ? » j’ai rebondi.
Lara, depuis qu’elle habite notre immeuble, n’a jamais osé sortir avec sa
croix au cou. Elle a un si joli cou !! Elle a peur des voisins, et surtout des
voisines. « Nous sommes dans un pays musulman et islamique, comme le
mentionne le deuxième article de la Constitution ! »

La bouffe
Moi, Harys : j’adore manger du poulet rôti, pas trop grillé, acheté à la
célèbre rôtisserie d’El Biar dirigée par un jeune homme, Rabie, un enfant de
la ville de Jijel. Les restaurants d’Alger sont tous, ou presque, tenus par des
jeunes Jijeliens ! J’aime le poulet quand il est farci de riz, légèrement épicé.
Depuis mon plus jeune âge, chiot, je ne mangeais presque que du poulet. Je
n’aime pas les poissons, qui sont les nourritures favorites des chats puants.
Un jour, je ne sais qui a conseillé à mon maître de m’acheter des croquettes,
des aliments pour les chiens et chats français et allemands, vendus emballés
dans des boîtes en papier-carton coloré. J’ai refusé de manger ce truc en
forme de crottes !
J’aime, par-dessus toutes les nourritures, le poulet d’El Biar,
soigneusement préparé par Rabie le Djidjélien. La rôtisserie d’où on achète
le poulet s’appelle « Le Roi des Coqs » !
Un jour, encore petit, j’ai demandé à Milou : Pourquoi appelle-t-on cet
établissement « Le Roi des Coqs » ? Le propriétaire du resto est-il un roi
avec une couronne en or sur la tête, à l’image des rois que nous voyons sur
l’écran de télévision ? Quand Moul a ri, j’ai vite compris que ce n’était
qu’une simple appellation. Je me suis senti humilié. Je suis idiot. Nul. Mais
j’adore le poulet de la rôtisserie Le Roi des Coqs.

Le bruit
Les hommes fournissent beaucoup d’efforts afin de dissimuler les
soupirs dus à leurs souffrances.
Ces mêmes hommes font du bruit en mangeant, la bouche ouverte. Je
n’aime pas cela !

Les mouches
Les bourdonnements des mouches me font peur. Me déstabilisent.

L’avion
Je voyage en première classe, moi, Harys !
Mon maître, quand il voyage seul, il se contente d’un billet en classe
économique. En ma compagnie, le voyage prend un autre parfum. Sous
prétexte que l’on voyage avec un « animal » fragile et afin d’être à l’aise, il
est conseillé de prendre un billet de première classe. En première classe,
mon maître boit du whisky ; et moi, je mange des cacahouètes salées, bien
grillées. Les hôtesses de l’air n’arrêtent pas de me cajoler. Elles me font des
caresses et m’offrent du chocolat, toutes les marques de chocolat. Je n’aime
pas la viande réchauffée servie dans des boîtes en plastique. Je n’ai jamais
fait pipi dans un avion, je sais comment me retenir : Gérard Depardieu l’a
fait, la honte. Tous les journaux ont commenté l’information !! Le Figaro a
écrit : « La star de cinéma Gérard Depardieu, connu pour ses excentricités,
a uriné dans la cabine d’un vol Paris-Dublin mardi soir. Le comédien
français à la célébrité planétaire n’a pas pu attendre le décollage pour
utiliser les toilettes, a-t-on appris auprès d’Air France-KLM, maison mère
de CityJet qui assurait le vol. »
Un ami de Moul a commenté la nouvelle sur Gérard Depardieu en
disant :
— Celui qui n’est pas circoncis n’est pas capable de se retenir. Les
musulmans et les Juifs n’urinent jamais en se donnant en spectacle, ils sont
circoncis !
— Mais, moi je ne suis pas circoncis et j’arrive à me retenir toute une
journée », ai-je répondu au monsieur qui parle, comme dans une télévision
orientale.
Le voyage en première classe passe comme une caresse !
Arrivé à l’aéroport d’Orly, après deux heures d’attente et deux heures
de vol, je me soulage. Et mon maître n’a jamais été gêné en me voyant
arroser les pieds des poteaux électriques, de signalisation, ou ceux des
réclames : compagnies aériennes, téléphonie mobile, Danone, montres et
chocolats suisses…
Je voyage en France sans visa, juste un petit dossier médical. Ils savent,
les Français, que je ne suis pas un terroriste, ni un islamiste de Daech ! Je
suis Harys, descendant du chien guide des Sept Dormants !
Je respecte la laïcité, les valeurs républicaines, et je consomme de la
bière Heineken avec modération.

La jalousie
Les chats sont égoïstes, ils me donnent envie de vomir. Ils sont
hypocrites. Orgueilleux. Ils ont le ventre plus grand que le cœur. Le ventre
plus important que le cœur ! Ils n’ont pas de cœur. Le chat n’a aucune
affection envers son maître. Il ne voit que ce qu’il obtient de lui en
nourriture. La bouffe ! Les croquettes. La sardine.
J’ai entendu Moul dire à Lara qu’une étude publiée récemment,
émanant d’un centre de recherche américain, confirme que le chat, à
l’opposé du chien, n’a pas d’affection envers les gens qui l’entourent. Le
chat aime par son ventre et non par son cœur. Depuis, Lara m’aime un peu
plus et ne parle plus des trois chats gâtés de sa grand-mère, Marie Henriette
Taraboulssy.
Je suis romantique. Trop attaché à mon maître, à sa voix et à son regard.
Lui aussi est sensible, connecté tout le temps à mes gestes et à mes
aboiements. On se ressemble. Nous avons la larme facile. Je n’arrive pas à
dormir loin de lui plus de trois nuits successives. En son absence, je ne
mange pas ou très peu, juste pour me garder en vie. Je perds tout appétit.
Pris par la mélancolie, je passe des heures et des heures devant la porte, à
l’attendre. Je guette le moindre bruit venant des marches de l’escalier.
Combien de fois me suis-je dit : Pourquoi est-ce que les chats couvrent
leur pipi et leurs excréments avec de la terre ? Ils ont honte. Mais c’est
humain, c’est naturel de faire pipi ou de faire caca. On n’a pas à se sentir
honteux de nos comportements naturels.

Pourquoi Dieu a-t-il créé les mouches ?


L’éléphant a peur de la souris et j’ai peur des mouches. Leurs
vrombissements me torturent. Dès qu’une mouche tourne autour de ma tête,
je perds toute raison. Pourquoi Dieu a-t-il créé la mouche ? Une question
que je voulais poser à Moul, lui qui est membre actif d’une association pour
la sauvegarde de la Mitidja.
Ça sert à quoi, une mouche qui pique les oreilles des vaches et des
chevaux ?

Télévision
Moul, mon maître, est accro aux débats politiques diffusés tard sur les
chaînes européennes. Il ne rate jamais les informations. JT sur JT, zappant
d’une chaîne à une autre. Que de mensonges ! Quand il est devant la
télévision, il stresse, et il boit beaucoup de vin rouge. À l’image de tous les
voisins, lui, aussi, a planté une parabole au balcon, capable de capter une
centaine de chaînes de télévision, en arabe, en français, en anglais, en
espagnol, en turc, en italien, en kabyle et même en chinois. Des langues qui
ressemblent aux miaulements des chats en rut ! Il écoute tout. Il regarde
tout. Il ne rate rien du tout. Moi, je n’aime pas regarder les infos
mensongères. Ça ne sert à rien, et de plus je suis cardiaque, je ne supporte
pas les images de violence et de sang. De temps en temps quand mon maître
tombe sur un film romantique, cela se produit une ou deux fois par semaine,
tard dans la nuit, nous partageons le spectacle, qui se prolonge jusqu’à une
heure tardive. Mais la plupart du temps, fuyant le casse-tête des
informations, je m’installe sous la table à manger, je ferme mes oreilles et
mes yeux et je rêve d’une chienne comme celle que j’ai sautée dans le
cabinet de la doctoresse Zouzou. Hier, j’ai dit à Moul : « Tu es tout le temps
planté devant l’écran de télévision ou plongé dans un livre, tu vas esquinter
tes yeux. » Il ne m’écoute pas, cette tête de mule !

Ma mère
Hier j’ai rêvé de ma mère. C’était la première fois depuis mon arrivée
ici, dans cet appartement rempli de livres et de bouteilles de vin ! C’était le
rêve le plus long de ma vie défilant devant mes yeux comme une série
télévisée qu’on ne peut quitter !!
Dans ce rêve j’ai vu ma mère, par un jour estival, sous un soleil de
plomb, une humidité pesant sur la ville d’Alger ; elle arrivait devant le
portail de l’immeuble ; elle s’est arrêtée une poignée de minutes ; elle a jeté
son regard en direction de notre balcon ; elle n’a pas osé franchir la porte ;
on aurait dit qu’elle avait peur de la présence de Lara, la Syrienne, dans
l’immeuble. Elle exhalait la même odeur que moi-même, son rejeton. J’ai
constaté qu’elle avait considérablement vieilli, elle traînait péniblement son
corps décharné et usé sur les marches d’escalier. Elle m’a reconnu au
premier regard. Elle était silencieuse. Triste, surprise peut-être ? Elle croyait
sans doute que mon frère – celui qui bougeait beaucoup – né le même jour
que moi, de la même portée, vivait avec moi. Il ne me ressemblait pas. Une
maman qui a couché avec plusieurs mâles peut donner dans la même portée
des chiots issus de différents pères ! Elle était étonnée de me trouver tout
seul, de me trouver dans une telle solitude catastrophique, sans aucun autre
animal, dans un lieu accroché au ciel, au troisième étage en compagnie d’un
homme tantôt assis devant l’écran de sa télévision tantôt le regard collé sur
les pages d’un livre ou tantôt en train d’attendre un appel téléphonique de la
part de sa fille Tanila qui vivait de l’autre côté du monde. Elle n’a pas su
comment oublier les quelques jours que nous avions passés ensemble dans
cette grande ferme aux portes ouest d’Alger, du côté de la plaine de la
Mitidja. Elle ne m’a rien dit. Son silence m’a fait peur. J’ai voulu qu’elle
reparte.
En réalité, ma mémoire ne retient que quelques traits du visage de ma
mère. Elle s’appelle Loubna. Elle était belle avec une paire d’yeux
rayonnantes. Toutes les mamans sont belles !! Une nuée de chiens la
suivaient là où elle passait. Ils se bagarraient à cause d’elle ! À cause de ses
beaux yeux et de sa démarche séduisante !
Sa démarche ressemble à celle de Lara quand elle se déplace sans slip
entre le salon et la cuisine ! Nue !

Âme sœur
Tanila me manque beaucoup, de plus en plus son absence et son
éloignement pèsent sur mon esprit. Je relis pour la énième fois l’article dans
le journal annonçant le vernissage de son exposition, à Milan, galerie
Matisse. Sa photo, illustrant la couverture du dépliant, n’est pas récente.
C’est une photo prise ici, sur le balcon, face à la baie d’Alger, il y a de cela
quatre ans ; c’était le jour de son anniversaire, on fêtait sa dix-neuvième
bougie.

Gendre !
Je me demande : Est-ce que Tanila a rencontré son âme sœur ?
Les pères sont jaloux de leurs gendres !

Pissat
C’est l’heure du journal, mon journal à moi ! Je me suis réveillé en
courant vers mon coin de balcon pour uriner, comme à mon habitude
matinale, sur l’image d’un politique avec son costume italien haute
couture ; à côté l’image d’une star de la scène, avec un grand sourire
moqueur dans le regard.
Pressé ce matin, je n’ai pas fait attention à la langue du journal sur
lequel j’ai réalisé mon plaisir matinal : l’arabe ou le français, qu’importe !

Brume
Dès la septième semaine après ma naissance, au milieu de la huitième
plutôt, par un matin brumeux, un étranger a débarqué chez nous, dans cette
ferme natale. Il a arrêté sa voiture, un vieux véhicule qui faisait beaucoup
de bruit, non loin de l’entrée du garage où j’étais allongé en compagnie de
mon frère. C’était un monsieur ventripotent, une paire de lunettes noires
cachait la moitié de son visage rougeaud, gonflé. En le voyant s’approcher
de moi, comme j’ai eu peur ! Un énorme tas de graisse et de sueur. Il se
parlait à voix haute. Sa voix aiguë et acérée, surgissant du fond de son gros
ventre, m’a fait sursauter.
Le frère
Mon frère se retournait beaucoup et ne me laissait pas dormir en paix.
Ma mère au moment de l’arrivée du gros, de cet amas de chair et de graisse,
était absente. Elle se promenait dans les parages, encore épuisée d’avoir
accouché d’une portée de quatre chiots dont deux étaient morts trois jours
après la naissance. Le monsieur, dont le gros ventre tombait jusqu’aux
genoux, a échangé quelques expressions avec la propriétaire de la ferme. Je
n’ai rien compris de ce qu’ils se sont dit. Ils parlaient une langue qui ne
ressemblait pas à la nôtre. Ils n’aboyaient pas ! Venant de la porte ouverte
du garage, un froid m’a glacé les oreilles. Mon frère a ouvert ses yeux. Puis
une main s’est tendue vers nous deux. Nous a caressé la tête, l’un après
l’autre. Nous a saisis pour nous faire ensuite glisser dans un panier en
roseau. J’ai cherché ma mère, elle n’était pas là. J’ai pris mon frère dans
mes pattes et je l’ai serré contre mon cœur qui battait la chamade. Le
moteur du véhicule a tourné, à peine quelques mètres de chemin, et j’ai
entendu ma mère aboyer. Elle pleurait. Elle nous pleurait.
Moi aussi j’ai pleuré.
La vitrine
Ainsi ai-je quitté la ferme de Bir Touta, lieu de ma naissance. Après
presque une heure de route, je me suis trouvé, toujours allongé dans le
même panier de roseau, posé derrière une vitrine propre, dans un magasin
confusément illuminé, où il ne faisait ni froid ni chaud. Quand j’ai levé le
regard, je me suis vu entouré d’un groupe d’hommes et de femmes, tous
debout sur le trottoir, me faisant des signes de leurs mains, de leurs yeux et
de leur langue. Ils étaient agréables et souriants. Mon frère, toujours collé à
moi, ne s’est pas trop préoccupé du regard de ces gens qui ressemblaient à
des singes et qui nous contemplaient avec de larges sourires sur leurs lèvres
et des ravissements dans leurs cœurs.
Vigilant, je me suis dit : Ces êtres étranges nous préparent un mauvais
coup. Nous avons passé, mon frère et moi, trois nuits et trois jours dans ce
magasin. D’autres créatures partageaient avec nous cet espace, des tortues,
des lapereaux, des chatons et des oiseaux qui faisaient beaucoup de bruit.
Ces derniers se réveillent, très tôt, pour nous gâcher le plaisir du sommeil
matinal.
J’ai pensé à ma mère. Je l’ai imaginée affolée de ne pas trouver ses
deux petits dans le garage. Je voulais parler de cela à mon frère, mais je me
suis abstenu afin de ne pas l’attrister. Je suis sûr que lui aussi voulait
évoquer cela, et de même il n’a pas osé m’affliger.

Une main
De bon matin, l’amas de chair et de graisse s’est pointé au magasin. Je
l’ai reconnu à l’odeur de sa sueur, l’odeur de la bouse de vache. Je l’ai
entendu distribuer quelques petits bonjours aux passants de la rue et aux
commerçants adjacents puis d’un seul geste il a soulevé le rideau de fer
avec un bruit assourdissant. J’ai tremblé. Il a glissé une grosse clef dans la
serrure de la porte, deux tours, et cette dernière s’est ouverte. La lumière
forte du jour a envahi l’espace, j’ai essayé d’ouvrir grand les yeux. Le
regard vif, il a inspecté toutes ses petites créatures avant de nettoyer le
carrelage en damier noir et blanc du magasin. Dans des assiettes et des
petits bols en plastique de couleur rouge et jaune, il nous a servi à manger et
à boire en chantonnant. Le gros homme avait une voix chargée d’émotions.
Il m’a pris dans ses bras, affectueusement il m’a caressé la tête, les oreilles
et le ventre. J’adore qu’on me frictionne les oreilles et qu’on me gratte le
ventre ! J’ai regardé mon frère qui n’arrêtait pas de se retourner dans le
panier en cherchant son plat. La lumière forte du jour lui a fait mal aux
yeux. Tendrement, le gros m’a reposé dans le panier, et comme pour
étouffer la jalousie de mon frère il lui a également caressé le dos et le
ventre. Mon frère, depuis notre naissance, a toujours bon appétit. Il a pris
deux fois plus de poids que moi. Moi, je ne mange pas beaucoup, j’aime
regarder le ciel et écouter le silence.
Un couple d’oiseaux dans une cage de roseau accrochée à l’entrée du
magasin chante merveilleusement.

Partir
Au quatrième jour, vers quatre heures de l’après-midi, un couple s’est
pointé dans le magasin. La femme est belle, debout comme une ancienne
déesse, habillée d’un tailleur classique d’une couleur azur, timide mais avec
un regard droit et perçant. Un parfum parisien de grande marque a
embaumé l’espace. La femme ressemble à la reine d’Angleterre quand elle
avait à peine quarante ans ! L’homme est de grande taille, cheveux longs,
anxieux. Un peu pressé. À croire qu’il attend l’annonce d’une catastrophe.
De temps en temps, la femme regarde l’écran de son appareil téléphonique
portable Nokia dernière génération. Elle a chuchoté quelque chose à
l’oreille de l’homme qui a l’âge de son fils. En signe d’acceptation, ce
dernier a hoché la tête de haut en bas sans commentaire. Ils nous ont fixés
pendant une petite poignée de minutes, mon frère et moi. Ils ont échangé
quelques mots avec le gros qui, en permanence, a le visage trempé de sueur.
Et puis…
Voyage
La femme m’a pris dans ses bras, contre sa douce poitrine, j’ai mis ma
tête entre ses deux seins opulents. Son beau parfum m’a chatouillé le
museau ! J’ai toussoté. Mon cœur battait la chamade. J’ai regardé mon frère
qui était déjà, lui aussi, entre les mains d’une autre femme de grande taille.
Nous nous sommes regardés et j’ai quitté le lieu. Ils m’ont fait quitter le
lieu. C’était le dernier regard échangé avec mon frère.
J’aime mon frère !

Mektoub
Je me suis trouvé nulle part ! Dans cet appartement au troisième étage
d’un immeuble colonial donnant sur cette rue principale appelée Maurice
Audin. D’ici, je peux voir le grand ciel bleu d’Alger, la baie, le port
maritime et la mer plate, sans vagues et sans écumes. Mais je ne vois ni
mon frère ni ma mère !
Dès que j’ai mis les pattes sur le carrelage propre et luisant de cette
maison, je me suis dit : « Un jour, j’écrirai mes mémoires intitulés
Mémoires d’un chien pas comme les autres ! »

Prière d’un chien


Mon Dieu, pourrai-je retrouver mon frère, un jour ?

Somnambule
La nuit, Moul marche en dormant. Machinalement, inconsciemment, il
va et vient entre la cuisine et le balcon, soliloquant !
Un lit confortable m’a été préparé ; j’ai pris possession de l’ancien
berceau de sa fille Tanila. Je n’ai pas pu dormir dans ce sarcophage
humain ! Je ne suis pas son bébé, je suis le fils de ma mère ! Chien, fils de
chien ! Toute la nuit, j’ai cherché mon frère. Il n’est plus à mes côtés, en
train de se retourner, de bouger, de rêver à haute voix. Et j’ai pleuré
l’absence de mon frère. Et j’ai pleuré ma mère. Je suis seul ! Tout seul dans
un vieux berceau d’une enfant devenue une artiste peintre célèbre !

Solitude
Comment vais-je traverser cette solitude ? Je me prépare aux pires des
souffrances. Il faut d’abord commencer à oublier le frère, puis la mère, la
ferme, le garage, les odeurs. Oublier tout, afin de pouvoir aller vers une vie
solitaire, celle des humains égoïstes. Apprendre à accepter cette vie qui ne
ressemble pas à celle d’un vrai chien, fils de sa maman.

Le jour premier
Dès mes premières heures, dans cet appartement labyrinthique, Moul a
commencé à me donner les premières leçons domestiques, celle de
l’hygiène, en me disant : « Il faut faire pipi et caca sur le journal étalé dans
le coin droit du balcon. » Il m’a aboyé ces deux mots « pipi » et « caca »
mille fois ! « Ici sont tes toilettes. » Au début, c’était lui qui me portait
jusqu’au journal. Il restait à côté de moi, en attendant que je fasse mes
besoins. Je voyais du bonheur sur son visage, dès que je mouillais le
journal, dont la une était pleine de photos en couleurs de personnalités
importantes nationales et internationales.

L’imam
La présence de Harys, en sa première nuit dans mon appartement, m’a
rappelé l’histoire d’un chien, dont les détails sont atroces. Elle m’a été
racontée par un ami passionné de littérature, un jeune poète fou d’Omar
Khayyâm et de Rimbaud :
« J’avais un petit chien adoré, que j’ai appelé Rimbaud. J’adore la
poésie de Rimbaud ! Rimbaud mon chien trésor fut le bonheur de toute la
famille. Le hasard a fait que notre maison soit bâtie à côté d’une petite
mosquée, dénommée Jamae Arrahma, mosquée de la clémence, dont
l’imam fut un religieux radical et extrémiste. Avant de prendre les rênes de
cette maison de Dieu, comme imam et muezzin, il était, dans les années
soixante-dix, videur dans la célèbre maison close d’Alger, la Maison
Arrahma, le Bordel de la tolérance !
« Dès que le muezzin lance l’appel à la prière de l’aube, Rimbaud le
chien spontanément commence à aboyer sur le même air musical, le
mimant. Gêné par la présence du chien qui en tout bonheur l’imitait, l’imam
a tendu un piège au petit animal. Par un bon matin il est parvenu à le
ramener devant la porte de la mosquée et l’a égorgé. Au lever du jour, en
trouvant le corps du chiot décapité jeté sur le trottoir, j’ai couru vers la
maison et j’ai vomi. Et je l’ai pleuré pendant trois jours. Je voulais déposer
plainte contre cet imam mais mon père m’a convaincu du contraire : “Il est
capable de t’égorger, toi, la prochaine fois.” »
Depuis cet horrible crime perpétré contre Rimbaud, le jeune poète a
décidé de ne plus remettre les pieds dans cette mosquée qu’il fréquentait
régulièrement pour accomplir les cinq prières quotidiennes. Depuis le jour
de l’assassinat de Rimbaud, le jeune poète a rompu avec la prière. Une
semaine après, il a goûté à sa première bière.
Le sommeil n’a pas voulu atterrir sur mes yeux. En me remémorant
l’histoire de ce petit chien égorgé par cet imam, j’ai commencé à compter
les mosquées les plus proches de chez moi. Il y en a trois, plutôt quatre,
cinq… je n’arrive pas à les compter. Elles sont partout. J’ai peur pour
Harys, et pour moi !

Hadith
Le Prophète a dit : « Trois créatures, se trouvant entre le prieur et la
direction de la Kaaba, affectent la prière et la rendent illicite : la femme,
l’âne et le chien. »
«‫ واﻟﻜﻠﺐ‬، ‫ واﻟﺤﻤﺎر‬، ‫ اﻟﻤﺮأة‬: ‫»ﯾﻘﻄﻊ اﻟﺼﻼة‬
Le muezzin appelle à la prière de l’aube !
Harys n’imite pas la voix du muezzin ! Il n’a pas une belle voix.
Je suis soulagé.
L’appartement
Moul, mon maître, est calme, serein, prudent et souriant. Dès le premier
jour, j’ai été reçu chez lui comme un membre de la famille. Il est généreux,
mon maître. Je suis surpris de ce lieu débordant de livres rangés sur des
dizaines d’étagères, entassés dans le hall, amassés dans les toilettes, tandis
que des toiles et quelques portraits d’écrivains sont accrochés aux murs du
salon. J’avoue que je me suis senti à l’aise, parce qu’il n’y a ni chat, ni
mouches ni enfants pour m’ennuyer. Tout cet espace est à ma portée.

Carnet de santé
Je dispose d’un carnet de santé et d’un médecin spécial, une doctoresse
bien maquillée vêtue d’une djellaba islamique ! Une vieille fille ! Moul,
mon maître, à mon âge, ne possédait ni carnet de santé, ni médecin, ni lit
pour dormir.
Je suis Harys, le prince ! Mais j’ai envie de revoir mon frère !

L’habitude
Tanila adore les animaux ; mais depuis que Harys est arrivé dans cet
appartement, elle a tenu à garder une certaine distance entre elle et lui. Elle
ne voulait pas trop s’attacher à ce bout de chou. J’imagine qu’elle prépare
un événement qui ne tardera pas à survenir !? Elle consulte sans arrêt des
cartes, des plans de villes et des adresses d’hôtels !

J’irai au paradis
Parce que l’arabe est la langue nationale et officielle au paradis, je
désire l’apprendre en ce bas-monde afin de l’utiliser dans l’au-delà, au jour
du jugement dernier. Je suis sûr qu’Allah conduira les animaux dans ses
paradis, particulièrement les chiens et une petite poignée d’êtres humains.
Ils sont vastes les paradis d’Allah, capables d’abriter les chiens (tous les
chiens), les hommes (pas tous), les femmes (pas toutes), les ânes (tous les
ânes), les tigres, les mouches (pas toutes, elles me font peur), les
moustiques, les cafards, les mulets, les loups, les chats, les chevaux, les
vaches, les brebis, les chèvres, les souris, les rats, les éléphants, les gazelles,
les chacals, les renards, les lions, les vers de terre, les serpents (pas tous),
les poules, les hirondelles, les coqs… Tout ce monde y vivra en paix et en
parfaite entente. Il faut que j’apprenne la langue officielle du paradis. Je
veux aboyer en arabe. Aboyer officiellement et licitement dans la langue
officielle du paradis !

L’arabe
« Mon cher Moul, pourquoi est-ce que j’insiste sur l’apprentissage de la
langue arabe ? » ai-je demandé à mon maître.
D’une naïveté angélique, il m’a répondu :
« À vrai dire, je ne sais pas trop, mais tu es visionnaire et tu as un flair
prophétique !
— Mon cher Moul, je veux par tous les moyens apprendre la langue du
paradis afin de me placer, le Jour de la résurrection, en chef suprême de
tous les chiens du monde, ce monde de l’au-delà. Les chiens croyants, ceux
du paradis, tous aboiements confondus : les chiens français (les plus
hybrides du monde et qui se permettent de chier sur les trottoirs), les chiens
francophones avec leur accent maghrébin ou africain, les finlandais (les
plus mous du monde !), les suédois (les plus corrects du monde),
les israéliens (les mieux disciplinés du monde), les russes (les plus gâtés du
monde !), les iraniens (y a-t-il des chiens à Téhéran ?), les anglais (les plus
obèses du monde), les danois (les plus froids et méditatifs du monde), les
américains (les plus infidèles du monde), les canadiens (les plus grands du
monde), les suisses (les plus éduqués et les plus ponctuels du monde), les
africains (les plus fainéants et virils du monde), les musulmans (les plus
violents et bavards du monde)… Je veux être le président-commandant de
tous ces chiens. En apprenant la langue officielle du paradis, je serai
capable de commander toutes les espèces, de gérer toutes ces sensibilités,
d’analyser toutes ces cultures ! Je veux être, en quelque sorte, le porte-
parole de tous les chiens du monde auprès du Bon Dieu, ses collaborateurs
et ses Prophètes. Un porte-parole de bonne foi et de bonne langue. Ce serait
fantastique de me trouver, moi, Harys, chiot algérois, natif du village de Bir
Touta situé à quelques kilomètres d’Alger capitale de la République
algérienne démocratique populaire, chef suprême de tous les chiens
paradisiaques, en train de communiquer en arabe, d’échanger avec le
Créateur de toutes les créatures, chiens, hommes, poissons et Arabes ! Ce
serait aussi un honneur pour mon pays l’Algérie, pour Tamazgha et pour la
langue arabe. »
Je voulais lui demander : « C’est quoi cette Tamazgha, cette
Berbérie ? » Avec flair et intuition, sans que j’aie besoin de rien lui dire, il a
vite saisi ma question et m’a répondu d’un ton arrogant et confiant : « C’est
le pays des Amazighs, les gens libres. Le pays d’Apulée, de Saint Augustin,
Taraynak N Ziane ou Tariq ibn Ziyad, de Da Lmouloud et de Tahar
Djaout. »
Ah, j’avoue rêver aboyer en arabe, langue officielle du paradis !

En une d’un quotidien


Aujourd’hui, à neuf heures et vingt-sept minutes, j’ai uriné sur la une du
quotidien national arabophone le plus vendu, au tirage de huit cent mille
exemplaires ; avec un profond regret je me suis demandé : Comment osé-je
pisser sur un texte écrit dans la langue officielle du paradis ?
J’ai visé la manchette tapageuse et doucement j’ai tiré dessus. Je n’ai
pas raté l’arrosage de la photo de la personnalité du jour, quelqu’un qui
ressemblait à un chef de gouvernement ou un Premier ministre. Qu’importe
l’appellation !

Voyage
Tanila, ma fille, est souvent en voyage. Elle rentre d’un pays pour
repartir vers un autre. Entre deux voyages, elle passe ses jours dans son lit à
lire, à répondre au téléphone ou à donner du chocolat à Harys.
Elle envisage de s’installer au Japon, dans une petite ville, je n’ai pas
retenu le nom de la cité, pour y créer sa propre galerie d’art.
« Au Japon on respecte l’art et l’artiste, pays des valeurs et du futur »,
m’a dit Tanila en sirotant son deuxième café sans quitter son lit défait. Elle
a commencé à apprendre le japonais et à lire les romans de quelques
écrivains connus, traduits en français, tels Natsume Sôseki, Haruki
Murakami et Yukio Mishima…
Je n’ai pas vu le temps passer que voici que ma fille Tanila est une
jeune fille pleine d’espoirs, de rêves et de voyages.
Elle devient de plus en plus lointaine, je l’attends !
À mon insu Tanila est devenue une jeune femme sûre d’elle. En la
voyant indépendante j’ai commencé à me sentir seul, esseulé, semblable à
celui qui attend, d’un instant à l’autre, le départ définitif de quelqu’un de
cher. Un départ sans retour.
« Dès que nos enfants grandissent, nous nous approchons du sentiment
de la peur, une peur qui ne ressemble pas à cette crainte ordinaire
quotidienne. Elle est étrange ! » Ce sentiment m’a hanté, ce matin, en
regardant Tanila dans toute sa beauté et sa paresse matinale, allongée sur
son lit qui sent l’odeur du tabac belge.
« Je ne veux pas qu’elle me quitte, je la veux avec moi, pour moi et
pour la vie » ; égoïsme paternel !
Je l’aime !
J’ai peur de la solitude.

Sourate de la Caverne
Je ne veux plus de ce nom de Harys. Il faut qu’on me change ce
patronyme qui sonne faux et qui me pèse. J’avoue que, de plus en plus, je
déteste ce nom adoré par les jeunes filles. Celles qui n’aiment parler qu’en
français, langue de la colonisation, et évitent de parler arabe, langue
officielle du paradis, ou en amazighe, langue de la rébellion.
Ce soir j’implorerai Moul de me trouver un autre nom. Harys a une
connotation américaine ou anglaise ; dans tous les cas il n’est ni kabyle ni
algérien ni arabe ni musulman. Je veux un nom purement algérien. J’ai
passé toute une journée à me remémorer les noms arabes ou arabisés qui
pourraient coller à ma peau. Juste avant le coucher du soleil, je suis tombé
sur un nom angélique. Je me suis mis devant la porte, guettant le retour de
Moul ; il est à l’université ou à la bibliothèque, ou parti chercher du vin.

Poulet rôti
À son arrivée, je l’ai accueilli en sautant dans ses jambes. Il m’a caressé
la tête et frictionné les oreilles et gratté le ventre. J’ai humé les sacs en
plastique qu’il portait. Il y avait bien sûr, comme à l’accoutumée, un poulet
rôti acheté à la rôtisserie Le Roi des Coqs !
Il a déposé ses provisions sur la table de la cuisine. Il s’est servi un
verre de vin. Je me suis assis en face de lui. Après le deuxième verre, je lui
ai dit :
« Je veux que tu me changes mon nom. Je veux un nom abrahamique.
— Mais comment oses-tu dire cela, tout le monde trouve que tu as un
beau nom !
— Je veux un nom qui m’aide à accéder au poste de président directeur
général, PDG de la communauté des chiens des paradis d’Allah.
— As-tu une idée, une proposition ? a-t-il dit en rigolant.
— Oui, ai-je répondu sans hésitation.
— Et lequel des noms as-tu choisi, monsieur le président directeur
général paradisiaque, PDGP ?
— Je veux que tu me donnes le nom du plus célèbre chien de toute
l’histoire de l’humanité. »

J’ai aussitôt pensé à Laïka, cette chienne soviétique qui est devenue le
premier être vivant à voyager dans l’espace. Elle a été envoyée par l’URSS
à bord de l’engin spatial Spoutnik 2. Elle a été désignée par Nikita
Khrouchtchev, membre du comité central du parti communiste soviétique.
Il m’a regardé, en un éclair il a deviné ce qui trottait dans ma tête. Un
sourire espiègle a jailli à la commissure gauche de sa gueule, comme pour
me faire comprendre son refus et son mépris pour ma pensée marxiste-
léniniste rétrograde.
« Je veux le nom du chien cité dans le Coran et dans les autres livres
monothéistes ; celui qui a accompagné et gardé les sept jeunes dormants de
la caverne. Ces jeunes croyants qui ont dormi trois siècles et neuf années.
C’est beaucoup en années, beaucoup en jours et en nuits, trois siècles, n’est-
ce pas ?! »
J’ai essayé de me rappeler le nom du chien-accompagnateur ou gardien
des Sept Dormants d’Éphèse. Mais Harys m’a devancé :
« Il s’appelle Qitmir.
— À vrai dire je n’aime pas ce nom. Et je ne suis pas d’accord. Tu
deviens de plus en plus religieux et intégriste, Harys. »
Fâché, il s’est caché en dessous du sedari.
J’ai vidé un autre verre.

À la une d’un quotidien arabophone


J’avoue, dès que je tire un long jet de pisse visant les photos des
grandes personnalités politiques je me sens heureux. Soulagement absolu !
Extase matinale ! Je passe une journée de plein bonheur ! Les visages des
politiques ou des hommes d’affaires sur lesquels je me soulage déterminent
mon état d’âme de la journée. De huit heures du matin jusqu’à dix-neuf
heures le soir.

Les pieds du maître


Je m’allonge non loin des pieds de Moul. Il a des grands pieds. Il
chausse du quarante-quatre. Je le fixe. Il ressemble à une photo dans un
cadre oublié sur un banc public, dans un arrêt de bus du transport en
commun ! Il est plongé dans un livre. Il est dedans. Oublié. Lointain. Très
éloigné. Je le surveille. Il est comme perdu entre les pages !

Moul
Je suis certain qu’il est en train de me suivre des yeux. Dès que je
tourne une page, Harys lève instinctivement son regard dans ma direction
comme pour compter les pages lues ou celles qui restent.
Depuis hier, j’ai décidé de relire la pièce Les Gens de la caverne, Ahl El
Kahf, de l’écrivain et dramaturge égyptien Tawfiq al-Hakim, un livre
littéraire, philosophique, religieux, paru en 33.

Qitmir
Allongé sur mon lit, insomniaque, d’un regard chargé j’ai rassuré Harys
sur le divin sort réservé au chien gardien-accompagnateur des Sept
Dormants, en lui racontant ce que j’ai lu : « … les musulmans croient que
lorsque Dieu admit les Sept Dormants dans le Paradis, le chien Qitmir
s’agrippa au costume de l’un d’entre eux et les suivit ainsi dans le ciel vers
les portes du paradis. En récompense de sa fidélité et loyauté, il y occupe
une place d’estime. Suite à cette croyance, jadis les Arabes, les Juifs, les
Persans et les Turcs inscrivaient fréquemment le nom de Qitmir près du
sceau des lettres qu’ils s’adressaient les uns aux autres, afin de placer leurs
courriers sous la protection d’un si fidèle gardien. »
Il n’a pas réagi. Il était comme jaloux. La jalousie lui brûlait les tripes.
Je lis les pensées dans sa tête et dans son regard : « Avec toi, Moul, je
ne mettrai jamais les pieds au paradis. Tu consommes du vin local bonifié
dans les caves d’un pays musulman et du mauvais whisky maltais, ton
chemin est celui de Satan, de l’Enfer. »

Nirvana
J’écoute avec plaisir le chuintement harmonieux du jet de mon urine
déversée sur un quotidien. Ce moment matinal est un régal, semblable au
plaisir d’une tasse de café italien pour Moul !
Depuis trois jours, Lara n’a pas frappé à la porte ! Son parfum me
manque !

État !
Moul est sorti, la tête dans les nuages. À cette heure tardive, il est parti
s’acheter un paquet de cigarettes ou une bouteille de vin. Ce n’est pas facile
de se procurer une bouteille de vin à cette heure, dans une ville qui s’endort
à sept heures du soir. Une ville de plus en plus islamisée mais qui a ses
vendeurs de vin et de joints installés dans le centre. Après vingt heures, des
groupes de jeunes transforment les halls d’entrée des immeubles en
magasins pour boissons alcoolisées, hachich et autres interdits.
Je me sens agacé, avec comme une douleur au ventre, dès que Moul met
les pieds sur les marches d’escalier. J’ai peur pour sa sécurité.

Malade
Je me réveille de bonne humeur, c’est le jour du rendez-vous de Harys
chez la doctoresse, la date du rappel de son vaccin. Il est fixé pour midi
trente. En réalité, j’attendais, je ne sais pas pourquoi, ce jour de vaccin
depuis déjà quelques semaines.
Je pense beaucoup à Zouzou, la doctoresse.
J’ai mis mon costume noir, ma chemise blanche et ma cravate
parfumée, celle qui m’a été offerte par Lara. J’ai jeté un regard au miroir
pour ajuster mon nœud de cravate et vérifier la santé et la blancheur de mes
dents.
« Tu pues de la bouche ! » J’entends la voix de Farida retentir dans ma
tête.
J’ai bouclé la cravate autour du cou de Harys, sa nouvelle laisse bleue
en soie ; et nous sommes sortis. Sur les marches, je me suis arrêté, je
voulais aviser Lara de notre sortie mais je n’ai pas osé frapper à sa porte.
Elle est sans doute dans la cuisine devant sa tasse de café, vêtue de sa jupe
rose, courte, sans rien dessous !
« Les jolies femmes, disait ma mère, sont du bois pour le feu d’enfer.
Elles sont la belle Géhenne ! » Ma mère est la sagesse absolue.
J’ai dévalé les escaliers en vitesse. Harys tire sur la laisse de toutes ses
forces, désirant rejoindre sans tarder la voiture garée à une dizaine de
mètres. Il adore monter dans la voiture ; ces moments sont un ravissement
pour lui.
À Alger, à cette heure, comme à toute heure d’ailleurs, la circulation est
intense et les bouchons infernaux. Les conducteurs sont pressés et énervés.
Des klaxons, des cris et des insultes. Tout le monde veut arriver à
destination avant tout le monde ! Et tout le monde est en retard !
Le parking du cabinet médical où exerce Zouzou, la vétérinaire, est
presque vide. Des chiens excités, enfermés dans des cages en fer ou des
niches en bois bien cadenassées, aboient et grattent les portes et les murs.
Harys a eu peur ; queue entres les pattes, il marche entre mes pieds.
La doctoresse ne portait pas sa blouse blanche, celle de la dernière fois
qui dégageait une odeur d’eau de javel pure. Elle était vêtue d’une djellaba
islamique de couleur rose qui lui allait à ravir et lui donnait du charme et de
la séduction. Harys est content de la revoir. Il l’a reconnue. Elle l’a porté
dans ses bras, tout en me donnant quatre baisers. J’ai remarqué qu’elle avait
changé de parfum. Je suis sensible aux odeurs et aux arômes. Je n’ai pas
aimé son nouveau parfum.
Harys dans ses bras, sans préambule aucun, elle a commencé à me
parler de son ex-mari qui a un nom peu courant chez nous, il s’appelle
Merdem :
« Merdem est un militant kurde d’Irak, condamné à mort par Saddam
Hussein ; il a fui sa ville Irbil pour venir finir ses études de médecine à
l’université d’Alger. Nous nous sommes rencontrés sur les bancs de la
faculté. Timide il était d’une intelligence exceptionnelle. Je lui ai appris le
français. Au bout de quelques mois, il a excellé dans cette langue qu’il
n’avait jamais apprise auparavant. Par militantisme, il a essayé de
m’apprendre le kurde, mais au bout de quelques jours je me suis convaincue
que je n’étais pas passionnée par les langues. J’ai appris à compter en
kurde, jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf. Pourquoi ai-je bloqué à ce chiffre ? Je
ne saurais te le dire. En apprenant le kurde, je pensais au statut du tamazight
chez nous. »
Son discours enthousiaste à propos de la langue et la culture berbères a
attiré mon attention. Je n’avais pas pensé que Zouzou pouvait être une
militante convaincue de la cause kabyle.
Puis, soudain elle a cessé de raconter l’histoire de son ex-mari Merdem.
J’ai pensé la questionner sur son sort final mais je n’ai pas osé. Je déteste
les fins dramatiques, les histoires d’amour blessées. Je suis sûr qu’elle vit
avec deux enfants ; sa nièce qui est au collège et son neveu qui redouble son
bac.
« Je suis inquiète pour Nina, ma nièce. Elle a quinze ans, quatorze et
quelques mois ; et je ne vois pas pousser ses seins. Moi à douze ans, je
possédais deux gros ballons, une belle poitrine. J’ai pris rendez-vous chez
un spécialiste… »
Je pense à ma fille dans son lit, qui prend sa deuxième tasse de café noir
et lit ses messages sur l’écran de son téléphone. Moi, je n’ai pas de souci
par rapport aux seins de Tanila ! Elle est devenue une femme complète.

Pourquoi
Pourquoi Tanila ne m’a pas téléphoné ? Il y a trois semaines que je n’ai
pas entendu sa voix mélodieuse. La ligne téléphonique est-elle coupée ? Je
n’ai pas vérifié. Ai-je payé la dernière facture ? Je ne me rappelle plus.
Dès que je songe à lui communiquer le numéro de mon portable, les
chiffres s’emmêlent dans ma tête. J’ai comme un trou noir dans ma tête
pour tout ce qui a rapport aux chiffres et aux dates.
Mes oreilles bourdonnent. Devant la doctoresse vétérinaire dégageant
un parfum excitant, tout comme Harys, je me brise en mille morceaux.
J’ai pris sa main. Elle a baissé le regard. Doucement elle a déposé Harys
par terre, un parterre propre qui sent la javel. Harys s’est précipité pour aller
chercher la chienne, celle de la dernière fois ! Il a fait le tour du cabinet
composé de deux chambres et d’un petit bureau, la chienne n’est pas là ! Il
revient déçu et ardent !
J’ai posé un petit baiser sur la nuque de Zouzou, la doctoresse. Je l’ai
serrée contre moi, tout en suivant les contours de son corps avec mes mains
tremblantes et câlines.
Autour de nous, soudain, l’espace plonge dans la pénombre. Les yeux
de Zouzou vaquent, divaguent, fixant à travers la fenêtre mi-ouverte un
nuage en forme d’arbre planté dans un ciel tourmenté. J’entends un bruit de
déglutition.
« Qu’est-ce que tu ressens pour moi ? » a-t-elle murmuré à mon oreille.
Je suis déjà dedans.
« Tu as vu le film L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux ? ai-
je répondu.
— Non, j’ai lu le roman éponyme de l’écrivain britannique Nicholas
Evans », m’a-t-elle dit tout en miaulant de désir. Je l’ai sentie au bord de la
jouissance.
« J’ai quarante-cinq ans, bientôt quarante-six, j’en ai marre des odeurs
des chiens et des chats ; j’ai envie de sentir l’odeur de la chair d’un homme,
l’odeur de la sueur masculine !! » Puis elle s’est mise à pleurer. Moitié nu,
je l’ai serrée dans mes bras. Et elle s’est endormie. Quand je me suis rendu
compte que nous étions allongés sur un tapis de prière aux pieds du bureau
métallique, je l’ai secouée, afin de la réveiller. Il était quinze heures
passées.
Harys a fait pipi sur le carrelage propre qui sent la javel pure.

Conférence
Aujourd’hui, Moul est allé assister à une conférence organisée par
l’institut Goethe d’Alger sur le thème « Les Sept Dormants dans la poésie,
le cinéma et le théâtre ». J’avoue que j’aurais souhaité assister à une telle
conférence. C’est un sujet qui m’intéresse beaucoup, qui m’occupe, qui me
préoccupe. Moul refuse que je l’accompagne dans ces rencontres au public
d’intellos. Il me trouve un peu trop curieux et turbulent. Certes, je n’aime
pas la présence des chats dans ces espaces, mais les Allemands comme les
Français gâtent ces animaux qui rodent entre les pieds des tables de la salle
de conférence. Les chats n’ont ni cœur battant, ni sentiments d’amour ou
d’affection. Ils ont le ventre plus grand que le cœur.

À la une d’un quotidien


Les journaux pour mes besoins quotidiens, étalés dans le coin droit du
balcon, sont renouvelés tous les deux jours. Ces journaux sentent mauvais.
Une horrible odeur se dégage des écrits et des photos. Ils sont pleins de
mensonges et de dégoûts. Aujourd’hui, à neuf heures et sept minutes, j’ai
pissé. Un grand pissat. Il a fait chaud cette nuit, et j’avais consommé une
grande quantité d’eau.
Lara, la réfugiée syrienne, est de plus en plus belle et séduisante,
toujours bien habillée comme pour se rendre à une soirée de musique
classique, dès neuf heures du matin ! Elle fait beaucoup plus jeune que
Moul. Depuis le départ de sa femme, mon maître a pris un coup de vieux.
Elle porte un beau nom, cette Syrienne : Lara Antonius. Parce que ma
relation avec Moul est profonde, je sens que Lara est hantée par la jalousie.
Elle sent que Moul alloue beaucoup d’importance à ma santé et à mes idées.
Plus qu’il n’en faudrait, peut-être ! Ma forte présence dans la vie de Moul
cache la sienne. Un train en cache un autre !
J’aime écouter la Syrienne chanter le matin ; sa superbe voix venant de
la fenêtre sous la nôtre m’ensorcelle, me fait vibrer et me procure une
sensation extraordinaire : l’envie d’uriner !
Pisser est un plaisir.
Miauler
Dès qu’ils s’enferment dans la chambre, Moul et Lara, m’abandonnant
derrière la porte, j’entends des éclats de rires d’enfants, des chuchotements
puis les grincements du grand lit ! Quelques minutes après un miaulement
arrive jusqu’aux saules pleureurs dans la rue ! Ils sont en train de faire la
chose charnelle violente. Je pose mon oreille sur la porte et j’écoute leurs
cris, leurs marmonnements, le bruit des grincements des pieds métalliques
du lit, je sens un feu grimper le long de mes pattes jusqu’aux lobes de mes
oreilles. Une chaleur ! Moi aussi je crie ! Et je rêve, bien que je sois éveillé,
d’un lit et d’une chienne qui aboie majestueusement !
La chienne de la doctoresse me manque !
Et je rêve, en pleine lumière du jour, des chiennes houris en chaleur !
« Y-a-t-il, au paradis, des chiennes houris ? »

À la une d’un quotidien


Quelle différence entre uriner sur un journal arabophone et uriner sur un
journal francophone ?
Seul un chien intelligent comme moi consumant ses jours entre les
livres, les revues, les journaux papier, les journaux télévisés, compagnon
d’un maître qui regarde les nuages par la fenêtre et provoque les hurlements
charnels d’une Syrienne… seul un chien comme moi est capable de
répondre à cette question philosophique.
Ce matin, avant de soulever ma patte droite pour pisser, je me suis posé
cette question : Quelle est la différence entre uriner sur un journal
arabophone et un autre francophone ? Je suis perplexe !
Aujourd’hui, j’ai pissé à neuf heures et cinq minutes. Je l’ai fait sur un
quotidien arabophone. Je ne suis pas de bonne humeur, je ne suis pas sûr
que ce soit à cause de la langue du journal sur lequel je me suis soulagé ! La
langue arabe, la langue nationale et officielle du paradis.
Quand je pisse sur un journal arabophone je soulève ma patte droite, sur
un autre francophone je soulève ma patte gauche !

Balcon
Depuis le balcon, j’ai jeté un bref coup d’œil sur la rue ; comme à son
habitude, Akli le concierge du bâtiment d’en face abritant la direction
générale de Sonelgaz, la Société nationale de l’électricité et du gaz, était
assis au bord du trottoir. Pour la première fois je me rends compte que cet
immeuble est imposant, composé d’une douzaine d’étages surplombant la
magique baie d’Alger. Akli Le concierge est bavard ; il parle sans arrêt avec
ses mains au chauffeur du bus numéro cinq garé à quelques mètres, le
moteur en marche ; et l’échappement vomit sur le ciel bleu un nuage de
fumée noire et épaisse. Il parle trop, vite, fort et de n’importe quoi, insultant
tout le monde, offensant surtout les passantes ! Il passe sa journée, de huit
heures du matin à quinze heures, assis sur une chaise en fer à trois pieds et
sans dossier, à consommer du café noir, gobelet sur gobelet, fredonner les
paroles d’une chanson d’Oum Kalthoum qu’il a apprise lorsqu’il était
engagé dans une unité de l’ANP durant la guerre des Six Jours, aux côtés de
l’armée égyptienne, contre l’armée israélienne. « Tout ce que j’ai gagné de
mon voyage de guerrier panarabe en Égypte, deux souvenirs : une défaite
honteuse et une chanson d’amour d’Oum Kalthoum, intitulée Ya m’saharni.
On ne part pas en guerre avec des cassettes d’Oum Kalthoum dans son
paquetage », ne cesse-t-il de répéter à qui veut l’entendre.
Chaque matin à sept heures et quarante-cinq minutes pile, Akli
s’installe sur le trottoir, à la main un sac aux couleurs du magasin Tati et ses
fameux motifs vichy, contenant un thermos de couleur bleu clair rempli de
café, quelques patates bouillies, un morceau de pain et la moitié d’une tête
d’oignon. Il aime parler aux chats errants en chaleur, partager son sandwich
avec les petits chatons et écouter les roucoulements des pigeons couvant
tranquillement leurs œufs dans des nids juchés sur les bords des balcons et
terrasses délabrés. Dès son apparition dans le quartier, tous les chats se
précipitent pour se faire câliner.
À quinze heures vingt-cinq minutes, une nuée des femmes toutes
voilées ou presque, suivies de quelques hommes tristes ou écœurés, arrivent
en courant vers les bus des travailleurs stationnés non loin de l’immeuble de
Sonelgaz. Une douzaine de vieux bus, précisément quatorze, des tas de
ferraille ronflant sans arrêt, vomissant de la fumée noire accompagnée
d’une odeur infecte de mazout dans le ciel bleu d’Alger. Tout le monde se
bouscule ; en un clin d’œil les bus se remplissent à craquer.
Une fois que le dernier bus a quitté son trottoir, me sentant comme
soulagé je médite sur la belle baie d’Alger. Moi, aussi, j’aime la mer et je
rêve de voyager un jour par bateau. « Marcher sur l’eau sans être
mouillé ! »

Femme
Je regarde Lara dans le fond bleu de ses yeux, je l’écoute. Elle était
silencieuse mais bruyante. Je pense à cela : « La partie la plus intime d’une
femme, tu ne l’auras pas pendant que tu la déshabilles, tu l’auras pendant
que tu l’écoutes. »

Mon père
Mon père, gardien de la célèbre prison militaire de Palmyre, rentre à la
maison les week-ends. Un week-end sur trois. Il boit de l’araq du matin au
soir et fait l’amour à ma mère du matin au coucher du soleil. Quarante
minutes avant la tombée du soleil, il me prend par la main et m’amène sur
la terrasse d’une ancienne maison abandonnée se trouvant à quelques
centaines de mètres de chez nous. Je le suis. Soumise. On ne se parle pas.
Silencieux, nous marchons dans le bruit de nos pas. Sur la terrasse, il
allume sa cigarette, il sort sa bouteille d’araq. Il me déshabille ; je reste
toute nue, debout devant lui ; il fixe tantôt le soleil qui descend doucement
du ciel, tantôt mon corps avec des seins qui prennent forme. Les tétons qui
pointent. Il boit directement à la bouteille. Le soleil se retire derrière
l’horizon ; doucement il me vêt en détaillant mon corps comme pour
vérifier un objet étrange qui pousse sur ma peau blanche. Dans le silence de
nos pas, nous retournons à la maison.

Vendredi
Aujourd’hui est un vendredi, la Syrienne ne viendra. Par respect, elle ne
consomme pas du vin rosé le jour de la grande prière des musulmans. Elle
refuse de coucher avec Moul en ce jour d’Allah. Enfermée, elle reste chez
elle, elle passe sa journée à préparer ses recettes de cuisine, à les emballer
dans du papier aluminium ; à les ranger dans des récipients en plastique de
différents volumes, à les placer au frigo pour la consommation de la
semaine. Lara prépare sa cuisine une fois par semaine. Moul ne fait pas de
distinction entre les sept jours d’Allah ; il boit son vin quand il a envie de
boire, le lundi comme le mercredi ou le vendredi, qu’importe.

Boîte aux lettres


J’ai ouvert la boîte aux lettres, une enveloppe jaunâtre y était glissée.
D’un geste pressé, je l’ai sortie, un bref regard sur les quatre timbres
curieux par leur couleur et leur forme. En hâte j’ai déchiré l’enveloppe et
j’ai failli déchirer la lettre avec. J’ai tout de suite reconnu l’écriture scolaire
de Farida. Je lis en escaladant les marches d’escalier doucement, l’une après
l’autre : « Bonjour ou bonsoir à vous deux, Harys et toi. Trois jours après la
mort de ma mère (je sais que tu n’es pas au courant de sa disparition), je
suis venue à Alger pour me réconcilier avec elle sur sa tombe. De l’aéroport
Houari Boumediene, j’ai pris un taxi directement pour le cimetière Zadiq de
Ben Aknoun. J’ai été guidée par un gardien jusqu’à sa tombe. Il s’est retiré
pour me laisser seule avec elle. Devant un amas de terre rouge, je ne savais
pas quoi faire, quoi dire ; soudain la Fatiha du Livre saint le Coran s’est
évaporée de ma tête. Je suis restée silencieuse dans le silence ; rien ne
bougeait dans mon esprit, dans ma tête, en moi, autour de moi. Je n’ai rien
fait, même pas lire l’épitaphe. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une pierre
tombale sur l’amas de terre rouge. Onze minutes plus tard j’ai quitté les
lieux, soulagée. J’ai glissé un billet de dix euros dans la main du gardien et
je suis remontée dans le taxi qui m’avait attendue devant la porte du
cimetière, pour reprendre la direction de l’aéroport. En traversant la ville,
j’ai pensé à toi et à ta relation ardente avec ma mère ; et j’ai pleuré la
solitude qui ne te lâchera plus. Je t’imagine, esseulé, passant tes nuits dans
cette ville sauvage, sans ma mère que tu aimais par-dessus tous, allant et
venant, entre le levant et le couchant. »
Et puis rien.

Ma belle-mère
En apprenant la mort de ma belle-mère Sultana, je me suis senti seul
d’un coup, orphelin. Je suis tombé dans un abîme. Précipice. Gouffre.
Je pense à Sultana. L’image de ses jolis chemisiers brodés de dentelle
génère un sentiment de folie. Elle lisait beaucoup de romans d’amour et
cela la rendait romantique et la faisait pleurer pour rien ; et sur rien.
Je me suis servi un verre de vin. Harys a senti quelque chose d’étrange
dans ma façon de boire mon verre. Il s’est collé à mes pieds.

Étreinte
J’attends Lara ! J’attends plutôt la fin de l’histoire de son père qui
consomme de l’araq en grande quantité et qui la regarde toute nue avant le
coucher du soleil, sur la terrasse de cette maison abandonnée.

Réponse
Je me suis installé dans la cuisine. J’ai toujours trouvé ce coin avenant
et reposant ; depuis la fenêtre je regarde le ciel d’où descend posément une
longue nuit. J’ai déchiré une feuille vierge d’un bloc-notes et j’ai
commencé à rédiger une lettre à Farida, sous forme de confession. Je
voulais lui ouvrir mon cœur ! Me débarrasser d’une pierre qui pèse sur ma
conscience depuis plus d’un quart de siècle, depuis le jour de la naissance
de Tanila. Plutôt depuis notre nuit de noces. C’était le dernier jeudi du mois
d’août. Il faisait gris, un temps annonciateur de la première pluie rouge
d’automne, et les invités à cette fête étaient ravis.

Alger le ??? (j’ai oublié la date, qu’importe)


« Chère Farida,
Bonjour ou bonsoir, là où tu es installée, peu importe le lieu, le temps,
la ville ou le compagnon avec qui tu partages ton dîner ou ton petit-
déjeuner, bien que tu n’aies pas mentionné, par oubli ou volontairement, ton
adresse d’expédition, j’ai décidé de t’écrire cette première lettre depuis ton
départ d’Alger, ce message qui n’arrivera jamais à bon port. En réalité,
j’écris cette lettre pour moi-même, à moi-même. Pour me dire des choses à
moi-même, sur moi-même. Je veux me mettre à nu face à moi-même !
Libérer, cracher, dire ce que je ne suis jamais arrivé à dire auparavant, ni à
toi, ni aux autres.
J’ai froid et chaud, en même temps !
La nouvelle de la mort de ta mère (je te tutoie !) m’a bouleversé. Je
n’aurais jamais imaginé qu’un jour cette belle femme mourrait, roulerait sa
couche et partirait comme une femme quelconque, vers l’obscur, l’inconnu.
(Y a-t-il des femmes quelconques dans cette vie ardue ?) Lorsque j’ai appris
cette nouvelle, une chose en moi s’est écroulée. Avalanche ! Je n’arrive pas
à choisir mes mots et les mots me fuient, échappent à mon encre.
Chère Farida, tout l’amour dont je te gratifiais était, en réalité, pour ta
mère. Le jour où elle m’a pris dans ses bras, c’était ma première visite chez
vous, en m’embrassant fort sur les joues comme une maman qui embrasse
son enfant, je l’ai aimée, j’ai adoré son parfum. Les femmes sont les miroirs
de leurs parfums ! C’est elle que j’aurais voulu épouser !! Un jour j’ai mis
tout mon courage dans ma langue en lui proposant de nous marier et de
partir loin, très loin de cette ville des pirates. Elle n’était pas surprise.
Elle a mordu à l’hameçon.
Elle m’a serré contre ses seins bien ballonnés encore en me chuchotant
à l’oreille comme pour m’endormir après une insomnie : “Le mariage n’est
ni le gardien ni l’abri de l’amour. Le mariage n’est pas le destin heureux
d’un amour ardent !” Le soir, dans ma chambre, j’ai pleuré, j’habitais
encore dans une chambre à la cité universitaire. Nous étions étudiants, toi et
moi. Tu préparais une licence d’art plastique et moi de philosophie.
Je t’accompagnais chez toi, ce soir-là ; en voyant ta maman, comme
dans un film, écoutant le bruit de ses talons claquant sur le pavé, la terre
tremblait sous mes pieds ! En elle j’ai vu une lueur mystérieuse ! Elle était
transparente, brillante comme une goutte d’eau ! Mon étoile polaire, je l’ai
imaginée ainsi.
Mes allées et venues répétées pour te chercher, pour t’aider dans un
cours ou dans un autre, pour te prêter un livre… autant de prétextes pour
croiser ta mère. Écouter sa voix. Depuis que j’ai vu ta mère je n’aime que
les femmes plus âgées que moi. Celles qui ont l’âge de ma mère, ou
presque.
Les amoureux sont des enfants et le demeureront toujours !
À ton insu, je volais d’elle quelques baisers. Je faisais de brèves haltes
paradisiaques dans ses bras. Toutes les haltes se ressemblent ; mais la
meilleure, c’est celle d’un amour embrasé.
Je tenais beaucoup à toi, parce que tu étais pour moi le chemin solide et
certain qui menait vers mon amour.
Désolé pour ce troublant déluge de souvenirs qui jaillissent de ma
mémoire et mes mots comme une claire fontaine jaillie de la fente d’un
rocher.
En pensant à ta mère, en moi il fait soleil et il pleut en même temps !
La première fois qu’on a fait l’amour, c’était le jour de la naissance de
Tanila (tu n’as pas aimé ce prénom pour notre fille). Il y a de cela vingt-
cinq ans, un peu plus ! Je t’ai déposée à la maternité Al Qods, il était deux
heures du matin et tu m’as demandé d’aller chercher ta mère pour qu’elle
reste à tes côtés. J’ai sauté dans la voiture et j’ai conduit comme un fou.
Quelques minutes après j’étais devant la porte de son appartement au
deuxième étage, dans ce quartier appelé Diar Essaada, les Maisons du
bonheur. J’ai toqué deux fois, elle m’a ouvert sans demander qui était
derrière la porte, à croire qu’elle m’attendait depuis plusieurs heures. Elle
m’a embrassé sur la bouche et m’a conduit dans son lit. Elle était habillée
d’un petit chemisier de couleur mauve sur ses seins nus ; je l’ai suivie
docilement. Elle m’a déshabillé comme font les mamans pour leurs petits
enfants au hammam ; j’étais soumis.
Elle m’a regardé avec un sourire brûlant en me disant : “Aujourd’hui on
peut faire l’amour, tu es devenu un papa, un père !”
Et on a fait l’amour et c’était beau. C’était la première fois. »

Harys assis à mes pieds était affolé de me voir parler tout seul en
écrivant.
Quand j’ai regardé dehors, un rayon de soleil se posait déjà sur la
fenêtre.
J’ai décidé d’aller au cimetière Zadiq de Ben Aknoun pour fleurir la
tombe de celle avec laquelle j’avais tiré pour la première fois sur une
cigarette. J’ai appris à fumer de sa bouche. Elle me soufflait la fumée de sa
clope, de sa bouche dans la mienne ! De ses souffles magiques, j’ai appris
la cigarette.

Gad Elmaleh
Ce soir, sur un ton agréable et pédagogique, une fois de plus, j’ai essayé
de convaincre Harys de la place importante qu’occupe la langue française
dans le monde de la mode, des arts et des lettres : « Apprendre le français
est une occasion historique pour toi de savourer les one-man-shows de Gad
Elmaleh ! Ses fresques sont pleines de rire et d’intelligence. » Un fou rire
m’a secoué !
« Des blagues sur les Français, les Belges, les Noirs, les Arabes, les
Maghrébins, les Juifs… sur lui-même. Tu devrais penser à apprendre cette
langue juste pour apprécier les spectacles de Gad Elmaleh. Il faut que tu te
libères de cette chienne de vie, que tu te débarrasses de cette idée
d’apprendre la langue nationale et officielle du paradis. Il faut apprendre la
langue de la vie, du rire, des parfums, des modes, des belles femmes, des
belles chiennes et des belles lettres. »
Harys m’a regardé, serein ou soucieux, en me disant, sans parole
aucune : « Les blagues de votre Gad Elmaleh (quand Harys me vouvoie
c’est qu’il est en colère contre moi !) à propos du GPS marocain, sur les
musulmans, sur les femmes parisiennes avec leur chien, sur la chèvre de
monsieur Seguin… ne me font pas rire. Moi je veux être efficace et
pragmatique dans ma vie. Je veux apprendre l’arabe, pour assurer mon
avenir dans le monde de l’au-delà, devenir président de toute la
communauté des chiens paradisiaques. Président, vous imaginez ce que
signifie cette phrase : “Occuper le poste d’un Président paradisiaque !” ? Le
Président c’est celui qui commande, qui n’est commandé par personne ! Il
est le roi. Il est l’empereur… il est le calife… il est l’ombre de Dieu sur
terre !!! Je t’avoue que j’aime commander. Donner des instructions. Je ne
veux pas cette vie de chien commandé, obéissant, soumis, avec une laisse
au cou ! »
Sur un ton sûr et distant, le vouvoyant, j’ai riposté au discours
philosophique de Harys : « J’attire votre attention, Harys, sur le fait que
l’arabe est une langue qui ne vous apprendra que les prêches fanatiques qui
ne cessent de noyer les écrans des chaînes de télévision orientales. Et j’ai
peur de vous trouver un jour en Syrie ou en Irak, en train de combattre aux
côtés des djihadistes de Daech, assassinant ce qui reste des chrétiens
d’Orient, ce qu’il reste des parents de Lara. »
Quand j’ai prononcé le nom de Lara, comme jaloux, Harys est parti, me
laissant à ma solitude et à mon verre de vin. Fâché, il s’est retiré sous le
sedari.

Recueillement
J’ai mis mon costume noir, ma chemise blanche dont je lave
uniquement le col, j’ai choisi une cravate noire.
Je m’apprêtais à sortir, voilà Lara qui se pointe devant ma porte, un
léger sourire sur le coin gauche de sa petite bouche. Elle ne porte pas de
slip ! Quand elle m’a vu le visage fermé, elle a effacé son sourire, la tête
baissée, le regard fixé entre ses pieds enfouis dans une paire de pantoufles
couleur rose ; elle a murmuré, sur un ton pieux, l’expression suivante :
« Que Dieu la garde pour l’éternité dans son vaste paradis !
— Merci », ai-je répondu. Harys était déjà debout sur le palier, prêt à
dégringoler l’escalier.
« … je vais me recueillir sur sa tombe, faire le deuil. »
J’ai marmonné cette expression tout en pensant aux fesses dodues de
Lara, sans slip ! Sans ses dessous. Sur la pointe des pieds, elle s’est retirée
en priant Jésus. Elle était triste ! Derrière le volant, je conduis comme
hypnotisé ; je me sens seul, perdu dans cette ville que je connais comme ma
poche vide. La première fois que je me sens aussi seul, solitaire. Ni ciel. Ni
terre. Harys, lui aussi, est silencieux, triste et méditatif, recroquevillé sur le
siège arrière.
Devant le portail délabré du cimetière se tenait un gardien avec un seul
œil, debout, adossé au mur de clôture couvert de versets coraniques sur les
morts et sur le Jour dernier. Le gardien qui n’a pas d’âge ! J’ai pensé au
père de Lara gardien de la prison de Palmyre ! Le borgne m’a regardé
bizarrement, puis d’un geste de son bâton m’a indiqué une place pour me
garer, non loin du portail. J’ai cherché quelques pièces de monnaie dans ma
poche !
Dès qu’il a vu Harys à mes côtés, il a couru vers moi pour me mettre en
garde : « Interdit aux chiens et aux femmes de rentrer dans le cimetière. Il y
a un enterrement en cours en ce moment. » J’ai sorti un billet de deux cents
dinars que j’ai glissé dans sa paume en sueur, serrant fort sur le gros bâton.
Il m’a souri en disant : « Vous cherchez une tombe précise ? » Silence.
« Celle de la femme enterrée il y a deux semaines, l’autre samedi, le jour où
il a neigé sur Alger ? » Silence. Il m’a devancé tout en me disant : « Celle
qui a une fille qui habite au Canada ou à Dakar… à l’étranger, pas en
France, dans un pays lointain ? » Silence. « Exactement ! »
La tombe de ma belle-mère se trouve à l’ombre d’un arbre, un olivier.
Une place pareille, elle l’a payée cher. Sultana pense à tout ! En regardant
la terre rouge fertile et éclatante sur la tombe encore fraîche, je me suis dit :
Elle est confortablement installée dans son trou soyeux !
Harys m’a regardé avec une vague expression dans les yeux ! Pour la
première fois, en traversant le cimetière dont les tombes sont mal rangées,
mal alignées, quelques-unes éventrées, Harys n’a pas marqué son passage
en urinant, comme à son habitude. Il n’a pas balisé son parcours, à croire
qu’il a compris que c’était un lieu d’enterrement, un espace pour les morts,
que ce n’est pas la peine de marquer son chemin dans un tel lieu parce que
personne ne souhaite y retourner.
Debout face à la tombe de ma belle-mère, l’image de cette nuit-là où
nous avons fait l’amour pour la première fois m’est revenue avec tout ce
qu’elle avait de flamme. Une envie de pleurer m’a secoué. J’ai quitté le
cimetière en pensant à mon beau-père que je n’ai pas connu.

Beau-père énigme
Farida ne m’a jamais parlé de son père. Dès qu’on ouvre le débat autour
de son absence, elle change de sujet. Elle glisse entre les mots confus et les
interrogations successives. Nous avons fini, après vingt ans de vie
commune, par ne plus évoquer le nom de son père. Elle le détestait. Elle
voulait se venger de lui.

La trahison
Je suis persuadé que Farida se sentait bien, plutôt contente, en
m’imaginant dans le lit de son père, dans les bras de sa mère. Elle voulait,
par tous les moyens, se venger de son père. Mais pourquoi Farida gardait-
elle dans son cœur toute cette haine contre son géniteur ?
Son père n’était pas gardien de prison !

Moul
Moi, Moul, Mouloud Ait Mouhoub, j’ai bouclé mes quarante-six ans à
l’automne dernier. L’âge de la sagesse est dépassé ! À l’âge de quarante
ans, le Prophète Mohamed a reçu la révélation du Ciel.
Je n’attends plus l’ange Gabriel !
À l’âge de sept ans, on aime les animaux, notamment les chiens et les
chats. L’image du chien me renvoie souvent à celle du cheval. Deux
noblesses animales. Le soir de mes quarante ans, j’ai senti, pour la première
fois, un fort besoin affectif, l’envie de vivre en compagnie d’un chien. Pas
un chat. Pas une tortue. Pas un canari. Un chien que je baptiserais Harys !
Où ai-je volé ce nom ?

Syriennes
Des milliers de jeunes filles syriennes en âge d’aller à l’école, des
enfants blondes qui envahissent les rues d’Alger. Elles font la manche
devant les feux rouges, là où il y a des bouchons de circulation. Elles
brandissent des pancartes écrites en arabe et en français : « Aidez cette
famille endeuillée d’Alep ! »

Trois
L’homme dispose de trois étapes d’âge différentes dans sa vie :
La première étape s’étale de la naissance à l’âge de vingt ans, un peu
moins, un peu plus. Elle est caractérisée par l’amour de la maman et du
communisme. Toute l’énergie et toute la sensibilité sont focalisées sur
l’image de la mère et sur le principe de l’égalité sociale. Sur le lait maternel
et sur le pain prolétarien. La possession matriarcale et la dictature de la
classe ouvrière.
La deuxième étape commence à partir de vingt-cinq ans et va jusqu’à
quarante ; cette tranche de vie est consacrée à l’amour de la femme et à
l’avenir professionnel ou politique. Le charnel. L’extase. Le sexe. La
corruption. L’opportunisme. Le corps féminin et la peur pour l’avenir
représentent le centre de la vie.
La troisième tranche débute à quarante ans et se prolonge jusqu’à la
mort ; cette dernière est axée sur l’amour d’un chien, d’un cheval ou sur le
souvenir d’une femme enterrée ou perdue de vue sans espoir aucun de la
retrouver.

Prêche du vendredi
On demande, du haut des minbars des mosquées, aux croyants algériens
de prendre en deuxième ou en troisième épouse ces Syriennes qui
envahissent les villes en fuyant la guerre dans leur pays : « Ô croyants
d’Allah, épousez ces enfants errantes, vous vous tracerez un chemin de
roses vers le paradis. »

Jacques Brel
Depuis le soir où j’ai fêté mes quarante ans, il y a de cela huit ans et
quelques mois, je sens le besoin d’être en permanence près de Harys. Je ne
supporte plus la solitude. J’évite mon visage dans le miroir de la salle de
bains. Je masque le miroir d’une serviette ! Depuis huit ans, un peu plus,
nous sommes scellés l’un à l’autre, Harys et moi. Il ressemble de plus en
plus à mon ombre. De plus en plus, Harys me ressemble. Nous avons les
mêmes yeux, le même regard, la même manière de manger, de nous
coucher ! Je marche dans la rue, je regarde mon ombre dans une vitrine et je
trouve la sienne à mes côtés.
Le matin, à dix heures, mon ombre me devance d’un mètre et soixante
centimètres. À midi et quarante-cinq minutes, elle s’amoindrit pour se
dissimuler entre mes pieds, comme pour faire une petite sieste loin du soleil
impitoyable. Le soir, elle me suit, comme fatiguée, jusqu’à mon lit. En moi,
je sens le chien ! Je me sens Harys. Je me sens deux, et je vaincs la
solitude !
J’aboie, magnifiquement, la chanson de Jacques Brel :

Laisse-moi devenir
L’ombre de ton ombre
L’ombre de ta main
L’ombre de ton chien
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
Ne me quitte pas
2
Ne me quitte pas . »

Je fixe ma gueule fatiguée dans le fond du miroir fissuré sur les bords,
mal essuyé. De plus en plus je me rends compte de notre ressemblance,
Harys et moi, quelque chose dans le regard, dans la couleur des prunelles
pétillantes. Dans la façon de sourire, dans la blancheur des dents avec le
début d’une carie sur la canine gauche.
Allongé sur le lit, je fixe mon corps fatigué, abîmé, renvoyé par le grand
miroir du placard : ô mon Dieu, combien je lui ressemble, dans ma façon de
dormir, toujours allongé sur le côté droit, dans la chevelure mal coiffée. Il y
a plus de neuf mois que je n’ai pas élagué mes cheveux.
Harys dort au pied du lit, sur son tapis de laine ou de coton. Ce tapis, je
l’ai acheté à Riad.
Je me retourne sur le côté gauche. Nous sommes identiques dans le
bruit de nos ronflements nocturnes. Comme moi, Harys parle ou se parle
dans ses rêves. Il hennit. Il aboie. Il gémit. Il est amoureux.
Entre nous deux, on se parle sans se parler. Entre nous, nous parlons la
langue des yeux ! Il a toujours quelque chose à me dire. J’ai toujours
quelque chose à lui confier. Les jours de canicule il s’allonge à même le sol,
je fais de même. Il profite de la fraîcheur du carrelage, moi aussi. Il dort
comme un ange, moi aussi. Pendant l’hiver, il colle son corps à ma
couverture. Il se précipite pour prendre la place, la meilleure place, près du
chauffage à gaz.

Dents
Je pense à ma belle-mère, à son sourire, à sa démarche, à ses hanches et
à la blancheur de ses dents. À ses dessous de dentèle. Elle était séduisante
par son sourire.

Taxieur
Le chauffeur de taxi parle de la prostitution syrienne devenue un
phénomène dans la société algéroise. « … à Alger, même les restaurants
tenus par des Syriens se sont transformés en maisons de rendez-vous
nocturnes. Les Syriennes sont des femmes faciles ! »

La langue
J’ai fait mon choix linguistique. J’ai opté pour le français comme langue
de communication entre nous, Harys et moi. Un choix délibéré, et je ne
saurais dire pourquoi !
Quand je parle en arabe au téléphone, à mes collègues journalistes des
chaînes arabophones, Harys me fixe des yeux. D’un air confondu, il suit ma
communication sans y comprendre grand-chose. Un jour il m’a surpris par
cette question : Pourquoi est-ce que vous ne me parlez pas en arabe ? Il m’a
vouvoyé. C’était la première fois qu’il me vouvoyait. J’ai essayé d’esquiver
sa question. Au bout de quelques minutes, sur un ton aigu et curieux,
toujours en me vouvoyant, il m’avait lancé à la figure, encore une fois, la
même question : Pourquoi est-ce que vous ne communiquez pas avec moi
en arabe ?
Le problème du trouble d’identité se pose même chez nos animaux ! Ils
se sentent égarés entre les langues et les politiques !
« J’ai décidé de parler en tamazight », moi aussi j’ai un trouble
d’identité.
Toute identité est nomade.
Je suis plusieurs !

Allah
Je cherche une réponse convaincante pour Harys : « Pourquoi est-ce que
je ne parle pas à Harys en arabe ? Pourquoi je ne lui pas non plus en
tamazight ? » Il est assis à mes pieds n’espérant qu’une réponse concluante,
je lis l’angoisse dans ses yeux luisants. Je découvre maintenant que Harys a
une paire d’yeux qui changent de couleur quand il est en colère, du marron
clair au bleu ciel.
Il ne lâche pas le morceau !
Je voulais lui dire : « La langue arabe est une langue difficile à
apprendre. Elle est compliquée par sa calligraphie, sa dictée, sa grammaire,
par sa conjugaison et sa syntaxe. Et pour parler correctement cette langue il
faut aller d’abord dans une école coranique. Tous les enfants de mon village
avant de rejoindre l’école publique ont fréquenté une école coranique
pendant au moins deux ans, peut-être un peu plus. » Harys suit mes pensées
dans ma tête, sans mot dire. « … et puis une école coranique n’est pas faite
pour les chiens ! Dans notre pays, il n’y a même pas assez d’écoles
publiques pour les enfants. Nous ne sommes ni en Europe ni au Canada ni
aux USA. Dans ces pays de roumis mangeurs de cochon on trouve de tout :
des écoles pour les humains, pour les chiens, pour les tortues, pour les
chats, pour les éléphants, pour les lapins, pour les chevaux… »
Tout de suite, par son regard, il a décodé ce que je voulais lui répondre.
Il a la capacité et l’intelligence de lire mes pensées à travers mes yeux et
mes gestes. Entre nous, Harys et moi, la langue parlée passe en deuxième
position, on se comprend sans se parler.

Lara
J’ai envie de voir Lara porter un slip, la voir avec ses dessous,
complète !

Fâche
Harys, depuis une heure, peut-être un peu plus, attend de moi une
réponse à sa pertinente question : « Pourquoi est-ce que vous ne
communiquez pas avec moi en arabe ? » Il ne baisse pas son regard, fixé sur
mes lèvres et mes yeux. Je sais qu’il est en train de lire mes pensées au fond
de mes yeux. Il a tout compris sans que je dise un seul mot.
Je voulais lui expliquer qu’apprendre une langue étrangère comme le
français sert à quelque chose de positif dans l’ère de la mondialisation
sauvage. En réalité le français n’est pas tout à fait une langue étrangère dans
notre pays, même si sa présence est politiquement allergique pour quelques-
uns…
« Mon cher Harys ; apprendre le français c’est maîtriser une belle
langue vivante. Un grand capital pour celui qui veut découvrir le monde et
lire de beaux romans et de la poésie ravissante. Le français est une langue
de voyage. Une langue de drague. Toutes les jolies filles d’Alger et d’Oran
parlent cette langue. Elles font énormément d’effort pour la pratiquer
correctement. Tout en entretenant leurs accents oranais, algérois ou
tiziouzien.
« Mon cher Harys, le français est la langue parlée dans la plupart des
familles qui acceptent les animaux comme compagnons dans leur vie, dans
leur maison. Ces gens sont installés dans le quartier chic de Hydra, sur les
belles hauteurs d’Alger. Dans ces milieux, chacun communique en français
avec son chien, son chat, son amante et même avec son épouse. Le français
est la langue des chiens, des chats et de la bourgeoisie algérienne
montante. »
Harys n’est pas convaincu. Il a lu toutes mes pensées et a jugé mes
arguments nuls. Des leçons de morale qui ne valent rien.
Il y a aussi qu’ensemble, lui et moi, nous voyageons une ou deux fois
par an en France, alors l’apprentissage de cette langue lui est d’autant plus
recommandé. Je voulais le convaincre que le français est la langue des
publicités sur les aliments adéquats pour les belles femmes, les chiens et les
chats. Cette langue lui permettra de choisir la bonne bouffe parmi toutes ces
marques de croquettes qui bombardent vingt-quatre heures sur vingt-quatre
les écrans de télévision. Je sais qu’il est en train de se dire en se moquant de
moi, de ma réflexion : « Moi, j’adore le poulet d’El Biar, de la rôtisserie Le
Roi des Coqs, je le préfère à toutes les nourritures de toutes les réclames !

Chocolat
Sur un ton paternel sec, je lui ai dit : « Ne mange pas tant de chocolat,
cela est mauvais pour la santé de tes yeux. » Il s’énerve. Il me boude durant
plus de vingt minutes. Pour nous réconcilier, je lui lance un petit carré de
Lindt. Harys adore le chocolat noir. Il a le même goût en chocolat que ma
fille Tanila.

Pistache et Oum Kalthoum


Lara aime les pistaches grillées salées. J’adore danser, le jeudi soir, Lara
dans mes bras sans ses dessous, sur la musique d’Alf lila wa lila, la musique
des mille et une nuits, d’Oum Kalthoum.
Je m’envole. Lara aussi !

Ma fille
Tanila est installée à Los Angeles depuis déjà plus de trois ans. À mon
insu, le temps passe très vite. Il file comme un TGV ! La deuxième année,
je décide de lui rendre visite ; puis j’annule à la dernière minute ; je ne sais
pas pourquoi.
De plus en plus, la santé de Harys se dégrade. La doctoresse vide son
ventre toutes les quinzaines.
Depuis la mort de ma belle-mère, Tanila me manque beaucoup,
précisément depuis l’instant où je me suis recueilli sur la tombe de Sultana
au cimetière Zadiq de Ben Aknoun.

Le jour
Le jour où Tanila est partie pour son premier voyage à l’étranger avant
même de prendre la décision de s’installer à Los Angeles, Farida et moi
l’avons accompagnée à l’aéroport d’Alger. Il pleuvait sur Alger, une pluie
jaune ! Les essuie-glaces de la voiture ne fonctionnaient pas. Pendant tout le
chemin, assise à mes côtés, Farida était sans maquillage, visage ferme,
silencieuse. Soucieuse. Confuse. Elle n’a pas prononcé un mot, à l’aller
comme au retour, excepté cette brève expression tombée difficilement
d’entre ses lèvres, adressée à Tanila avant qu’elle ne s’éclipse derrière le
portail de la zone d’embarquement : « Écris-moi et couvre-toi bien, ma
chérie. » Son expression sonnait comme celles des deuils et des
condoléances.
Une fois rentrés à la maison, elle s’est retirée sur le balcon, elle a allumé
une cigarette. Farida n’avait pas l’habitude de fumer dans la journée, encore
moins au balcon devant les voisins et les passants dans la rue. Elle est restée
une vingtaine de minutes à regarder cette étrange pluie d’août et les nuages
rougeâtres d’un ciel bas, elle a écrasé le reste de cigarette sous sa chaussure,
puis elle est rentrée, elle a pris un cadre avec sa photo debout au côté de
Tanila. Moi je n’y étais pas, sur cette photo, elle l’a mise dans sa valise déjà
prête. Avant de quitter l’appartement, elle m’a pris dans ses bras, m’a
embrassé sur la bouche. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, Farida
a embrassé ma bouche qui puait ! Elle m’a regardé dans les yeux, c’était la
première fois qu’elle me regardait avec une telle profondeur, comme pour
essayer de graver quelque chose de moi dans sa mémoire visuelle ; elle a
baissé le regard en disant : « Sans Tanila on ne pourra pas continuer à vivre
ensemble. Je veux essayer une autre vie. Une seconde vie à l’âge de
cinquante ans. » Je l’ai prise dans mes bras, je l’ai serrée fort. J’ai senti
qu’elle se sentait libre, soulagée. Je ne sais pas pourquoi j’ai pleuré et
pourtant, il y a quelques années déjà que Farida souhaitait quitter la maison,
je le devinais ; elle aussi a fondu en sanglots.
Depuis une dizaine d’années, précisément depuis le jour où Tanila a eu
ses premières règles, Farida a changé de comportement. J’ai griffonné cette
date sur mon calepin, parmi les numéros de téléphone. Le vendredi
5 octobre 2001. Elle est devenue distante et frigide. Elle a abandonné le lit
conjugal. Elle dormait seule sur un matelas de mousse qu’elle avait placé
dans la chambre-bibliothèque sans fenêtre.
Quand elle a tiré derrière elle la porte de l’appartement, j’ai couru vers
le balcon, un bon verre de whisky à la main. Je l’ai suivie du regard. Le taxi
l’attendait en bas. Sa belle démarche n’avait pas changé. Elle marche
comme en dansant. Je n’attendais pas qu’elle lève son regard, pour la
dernière fois, vers le balcon de cet appartement. Elle n’a pas levé le regard
vers moi ni vers le lieu où elle avait passé dix-sept années et quelques
mois !
J’ai été apaisé !
Elle ne m’a pas envoyé de signes d’adieu de la main !

Taxi
Quand le taxi a démarré, j’ai décidé de prendre un chien pour partager
ma vie de chien !
Deux chiens avalent mieux qu’un !

Jeudi
Avec Lara chaque jeudi soir on danse sur Oum Kalthoum. Elle danse
correctement, pas très bien. Moi je la suis. Elle a appris par cœur les paroles
des chansons d’Oum Kalthoum. Harys nous regarde.

Le café
Cette nuit-là, dans ma solitude, pour la première fois, j’ai apprécié
l’arôme du café. Cette tasse de café m’a rappelé mon grand-père. C’était un
vrai passionné de café, de chevaux et de calligraphie.

Café
J’ai mes habitudes ; avant d’entamer la bouteille de vin, ma boisson
préférée, j’avale d’abord une tasse de café bien serré. Un équilibre intérieur.

Journal
Ce soir, j’ai décidé de commencer à écrire un journal nocturne. Je ne
serai pas ponctuel, certes. Je ne suis pas fidèle, certes. J’ai peur de tout dire,
de tout écrire, certes. Surtout ma relation avec Sultana. La trace me blesse.
Les mots me font peur, mais je combattrai cette crainte !
Je dirai la vérité, toute la vérité !

Le mort
L’idée de commencer l’écriture de mon journal intime me hante depuis
le cimetière Zadiq de Ben Aknoun, quand je me suis recueilli sur la tombe
de ma belle-mère Sultana, mon paradis perdu. Le soir même, rentrant chez
moi, je me suis précipité pour me débarrasser de mes vêtements qui
sentaient la mort, mon costume de deuil ; et je me suis servi une double
dose de whisky et j’ai décidé de mettre l’idée en œuvre.
Sur la première page du cahier que j’ai acheté à la superette Le Petit
Géant, j’ai établi une longue liste de noms d’amis, de femmes et d’hommes
que j’ai connus au travail, au lycée, à l’université, au sein de l’association
locale d’aide aux animaux errants dont je suis membre fondateur et
responsable des relations extérieures (je n’ai jamais compris mon rôle de
responsable des relations extérieures !) ; tous les membres de cette
association sont des vieilles et vieux retraités de l’enseignement primaire ou
des anciens cadres de la société nationale des chemins de fer SNCF ou des
internés du service de neurologie de l’hôpital Frantz Fanon de Blida ou de
l’hôpital Sid Chami d’Oran ; ils sont magnifiques, brillants et généreux. Au
bout d’une soirée et quatre verres de whisky, j’ai fini par établir une liste de
quarante-neuf personnes, y compris Farida. J’ai décidé d’entamer mon
journal par l’écriture d’une lettre, dans laquelle je demanderai à ces amis
dont les noms sont classés par ordre alphabétique sur la première page de
mon journal nocturne de m’écrire un texte décrivant leur impression en
apprenant la nouvelle de ma mort !

Chanson
Sultana, ma belle-mère, préférait m’écouter fredonner une chanson
d’enfance que je ne cessais de reprendre dès que nous sautions nus sur le lit
comme deux gamins turbulents !
Debout à côté de sa tombe, je savais que Sultana écoutait ma chanson,
je ne l’ai pas chantée, mais elle résonnait dans ma tête ; les morts ont la
capacité d’écouter le silence des vivants !

Téléphone cellulaire
La première fois que j’ai utilisé mon téléphone portable c’était pour
envoyer le message suivant :
« Bonjour cher ami (chère amie) je suis décédé, que pensez-vous me
dire ou m’écrire en guise d’adieu ? Prière de m’envoyer votre texte en
forme de message sms au numéro de téléphone affiché ou par lettre
ordinaire à l’adresse postale suivante : 23 rue des Balcons d’Alger
Telemly. »
J’ai reporté ce premier message téléphonique SMS sur la deuxième
page de ce cahier de trois cent soixante pages qui fera mon journal intime.

Minuit
Tanila m’appelle, tard. Elle a quelque chose dans la voix, un grain de
sel coincé au fond de la gorge. Elle me demande de lui envoyer quelques
papiers administratifs et me supplie de lui écrire une lettre manuscrite :
« J’aime ton écriture, papa », m’a-t-elle dit. Puis la communication s’est
interrompue. Je n’ai plus de crédit pour la rappeler ! J’ai pleuré comme un
enfant.
J’ai bu un peu plus que d’habitude.

La femme
La femme, si elle n’est pas une ardente attente, est la cicatrice d’une
incurable absence !
Sultana !

Bière de jalousie
Depuis qu’elle a abandonné le foyer conjugal, c’est la première fois que
je rêve de Farida. Je l’ai vue moitié nue sur une plage abandonnée, dans les
bras d’un Black qui ressemblait à un joueur de foot ou à un chanteur de
rock. Elle était souriante ; autour d’elle il faisait un temps d’automne. Je me
suis réveillé ; j’ai pris une bière dans le frigidaire. J’ai écrit un texto à
Tanila.
Je n’ai pas de crédit ! Le message est resté dans la boîte d’envoi.

Ma mère est raciste


L’image de Farida dans les bras d’un Black a réveillé en moi des
sentiments confus, des choses ennuyeuses. La jalousie. La haine. Le
remords. La colère.
J’ai soif ; je prends une autre bière.
Les musulmans sont souvent en proie à une culture chauvine envers les
Noirs ! Cette ségrégation trouve ses racines dans l’histoire ancienne des
royaumes musulmans ; et elle est toujours vivante dans leur présent.
Les chroniqueurs et historiens musulmans, toutes sensibilités politiques
ou religieuses confondues, ont rapporté dans leurs écrits des faits
historiques ou autobiographiques des califes et rois musulmans marqués par
une conduite honteuse et chauvine envers leurs sujets noirs africains. Cette
gente humaine se vendait et s’achetait comme du bétail partout en terre
d’islam. Dans l’imaginaire musulman, le Noir est considéré comme esclave
à jamais.
« Je n’aime pas les Noirs, Allah m’a créée ainsi ! » Ma mère ne cesse de
répéter cette phrase dès que la discussion touche à la situation des hommes,
femmes et enfants noirs qui, de plus en plus, envahissent les villes et les
villages algériens, dans leur rêve de débarquer sur l’autre rive, sur le sol
européen, débarquer sur la terre clémente des roumis loin de cette terre
infernale d’islam.
Ma mère est raciste. Elle n’a jamais caché son sentiment, emportée par
sa haine envers l’homme noir.

Jalila, ma sœur
L’histoire de ma sœur Jalila illustre cette haine qui hantait ma mère, que
Dieu ait son âme dans son paradis :
Dans une société traditionnelle l’âge du mariage de la jeune fille est fixé
entre seize et dix-huit ans. Toute fille qui franchit cet âge est considérée
comme vieille fille bayra.
Dès que ma sœur Jalila a dépassé l’âge de dix-huit ans, sa présence dans
la maison paternelle est devenue l’incarnation de la honte et du déshonneur
familial. Elle était le fardeau qui pesait quotidiennement sur les épaules de
ma mère. La malédiction. Une fille non mariée est une tache noire !
Ma mère disait à qui voulait l’entendre qu’elle était prête à la marier à
un chien ou même à un mur si l’un de ces derniers lui demandait sa main !
Par un jour, un groupe d’hommes du village voisin frappe à notre porte.
Après avoir siroté un bon berrade de thé à la menthe, le plus âgé d’entre eux
s’est adressé à mon père dans les termes suivants : « Selon la charia d’Allah
et de son Prophète QLSSSL, je demande la main de votre fille Jalila pour ce
jeune homme ici présent » et il a désigné le soupirant.
Connaissant son obsession, mon père, sans demander l’avis de ma mère,
a accédé à la demande de mariage. Cette dernière était ravie.
Quelques jours après, des membres de la famille du marié dont la
maman accompagnée de son fils ont frappé à notre porte afin de finaliser les
détails de la cérémonie qui devait se tenir l’été suivant. Mais ma mère
découvre alors que son futur gendre est un jeune homme de couleur.
Stupéfaite, elle n’a pas pu supporter la situation, en criant haut et fort
devant tous les présents : « J’égorgerai Jalila sur mes genoux plutôt que de
la donner à un Noir, à un esclave ! » Et les invités se sont retirés dans le
silence et l’humiliation.
Je pense à cette histoire en rembobinant les images de mon rêve : Farida
dans les bras d’un homme de couleur ! Suis-je le fils de ma mère ?

Chocolat sénégalais
Le téléphone fixe sonne, le portable est muet, dans la poche de ma
veste. Il est minuit passé de loin, il est trois heures et quelques minutes en
fait, j’ai vérifié cela sur la montre du salon qui ne me leurre jamais. Depuis
son départ, pour la première fois j’entends la voix de Farida au bout du fil.
Elle n’a pas changé, la même musique jouée sur les mêmes cordes vocales.
J’ai essayé de compter les années et les mois passés. D’un ton tiède et
amical elle s’est enquise de ma santé : Est-ce que j’ai arrêté la cigarette ?
Est-ce que je consomme toujours les alcools forts ? Je lui ai dit sur un air
charmeur, semi-ensommeillé : « Le boulanger du coin, Si Mustapha, Mus…
celui qui excelle dans la préparation des baguettes de pain et des
croissants… (j’ai marqué un blanc de silence) est mort. Ils l’ont enterré
mardi dernier, au cimetière d’El Qattar, une grande foule l’a accompagné à
sa dernière demeure. Je ne suis pas allé aux funérailles. Je n’aime pas
marcher dans les cortèges funèbres, même ma mère j’ai refusé de suivre son
corps jusqu’au cimetière. J’ai fait quelques pas puis je me suis retiré de la
foule pour aller prendre un verre de pastis chez Moumou le photographe. La
boulangerie de Mus est restée fermée pendant une semaine. Elle est
transformée en café ! »
Je lui ai dit : « Je vis en compagnie d’un caniche qui vaut New York et
Los Angeles. Il est intelligent et souhaite apprendre l’arabe, langue
nationale et officielle du paradis, pays divin. » Elle m’a coupé la parole en
disant : « La démocratie aux USA n’est qu’un mensonge. » Je lui ai dit :
« Chez nous de même. » Elle m’a suggéré : « Afin de chasser l’insomnie et
la solitude, il faut lire les romans policiers de Fante. » Je lui ai dit : « Je
n’aime pas les histoires policières. » Elle m’a averti : « Prends soin de ta
santé. Il y a des virus saisonniers qui circulent en ville et dans les
ordinateurs, j’ai lu ça dans un journal américain sérieux. »
Je lui ai dit : « Mon ordinateur est virusé et Harys aime le chocolat.
— Qui est-ce ce Harys ? Tu as adopté un enfant ?
— Mais non, c’est le nom de mon chien, celui qui veut apprendre
l’arabe.
— Quelle marque de chocolat ?
— Tous les chocolats noirs sénégalais.
— Je lui enverrai un paquet. »
J’ai ri fort. Elle aussi. Je savais qu’elle voulait m’annoncer quelque
chose : une relation amoureuse, une aventure avec quelqu’un, la sortie du
livre qu’elle préparait depuis des années, celui qu’elle avait commencé
avant même notre rupture. Un silence, et la communication s’est
interrompue.
Elle n’a pas osé me dire ce qu’elle avait dans le cœur, ou sur le cœur !

Songe ou mensonge ?
Le matin, en regardant la baie d’Alger, aucun bateau ne prend le large,
aucun engin ne bouge, l’eau est huile, je me suis interrogé : Était-ce la voix
de Farida, est-ce elle qui m’a appelé hier tard la nuit ou ce n’était-ce qu’un
rêve ?
J’ai changé les journaux au balcon, pour les besoins de Harys. J’ai pris
mon café noir et j’ai compté les minutes qui me séparent des cinq coups de
Lara sur la porte.
Son parfum est dans l’escalier ! Harys a remué sa queue !

Hallucination
Elle avait des beaux seins, les plus beaux de tous, bien dressés, qui ont
fait de toutes ses copines des jalouses ardentes et féroces !
Puis elle m’a dit, changeant de ton : « J’ai un cancer des seins. » J’ai
avalé une grande dose de whisky sec. « Et j’ai subi l’ablation des deux
seins. » En sanglot, elle a coupé la communication.

Whisky
Je me suis servi un autre whisky. Puis un autre, une forte dose.
J’imagine Farida sans seins. Je réalise dans mon imagination que, Farida
sans seins, son corps est plus séduisant, plus sexy. Harys me regarde, dans
ses yeux s’installe une détresse.
Je parle tout seul. Je me parle.

Matin
Je me rends compte que j’ai passé la nuit sur le canapé, dans mon
costume trois pièces, la laisse de couleurs nouée autour du cou.
Instinctivement je l’ai desserrée. Soulagement. J’ai ouvert la fenêtre du
salon. Il est onze heures du matin. Harys était, comme à son habitude, assis
à mes pieds. Il fait beau, un peu brumeux. La brume est-elle dans ma tête ou
dans le ciel ?
J’ai donné à Harys sa ration quotidienne de poulet rôti.
C’est l’heure de Lara la Syrienne. L’heure de la cigarette, de la tasse de
café et de la suite de l’histoire de son papa Abou Chadi. Elle n’a pas tardé,
j’ai entendu le bruit de ses pas mesurés sur les marches d’escalier. J’ai
compté ses cinq coups soyeux comme des notes de musique sur le bois de
la porte. La sonnette ne fonctionne pas. Quand elle est entrée, j’ai trouvé en
elle comme une autre personne, moins belle que d’habitude, mais plus sûre
d’elle. Les événements sanglants de son pays l’ont changée. L’ont endurcie.
La guerre d’Alep. Les femmes syriennes qui se prostituent dans les rues
d’Alger. Les enfants syriennes mariées dans des mosquées à Amman. Moi
aussi j’étais un autre ! Je n’étais pas moi. Moi ne s’est pas reconnu lui-
même ! Je l’ai regardée autrement, avec un autre regard, qui n’était pas le
mien.
Je me suis demandé : Lara possède-t-elle ses deux seins ? La guerre
ampute les seins des belles femmes. Longtemps, j’ai fixé sa poitrine au
point qu’elle a senti une gêne et a essayé de cacher son cou par sa main
gauche, puis par la droite. J’ai constaté qu’elle ne portait pas son pendentif,
celui avec la croix en or.
Chacun a sa laisse !
Elle ne porte pas ses dessous ! Elle était frigide.
Elle tenait sa cigarette entre ses deux doigts d’une manière insignifiante,
pas de séduction dans les gestes ni dans les petits nuages de fumée qui
sortaient de sa bouche.

Croix
« Les Juifs (lyhoud) et les chrétiens (r’ssara) sont de retour à Alger. Ils
sont parmi nous, dans ce quartier des Balcons d’Alger, dans notre
immeuble », a commenté Zahia ou Zahira, la voisine de palier.
À cause de la croix qu’elle porte autour de son cou, dès que Lara passe
devant la porte du deuxième étage, elle est insultée à voix haute par la
voisine, la cinquantaine bien ficelée, infirmière dans le centre paramédical
du quartier. Lara a fini par céder en retirant sa chaîne. Elle la garde
uniquement pour le jour du Seigneur, le dimanche, elle la porte dissimulée
en dessous d’un col roulé.
Foi
Avant de faire l’amour, Lara, dans un geste pieux, retire sa chaîne avec
la croix d’autour de son cou. Elle l’embrasse en expliquant : « C’est un
cadeau de ma grand-mère Marie Claire. » Et, comme un chat, saute sur le
lit !
Quand je l’ai pénétrée, elle a continué à raconter la suite de l’histoire de
son père :
« … Injuriée et humiliée quotidiennement par mes collègues d’école à
cause de la tâche de mon père, ce gardien de prison, ma mère a été obligée
de m’envoyer vivre chez sa sœur Célia, à Homs. Ma tante Célia est une
femme d’église, elle passe son temps à prier et à boire du vin bon marché
provenant d’une cave propriété des pères blancs. Un vin sucré que je n’ai
pas aimé. Le dimanche, ma tante Célia me parle en français. Pourquoi
uniquement le dimanche ? Je ne saurais vous le dire ! Ma tante aimait mon
père plus que sa sœur c’est-à-dire ma mère. Elle parle de lui comme d’un
héros. “Ton père, me disait-elle avec ferveur, que la Sainte Marie le garde
en paix, est un homme de foi, de vérité et qui aime sa patrie.” Je ne voulais
pas raconter à ma tante Célia l’histoire de la terrasse de la maison
abandonnée aux moments du coucher du soleil !! »
Elle hurle, en criant le nom de sa tante : Célia… Célia… Célia…

Seins
Je suis sûr, pas tout à fait sûr, que Lara non plus n’a pas de seins.
Ablation ! Sa poitrine me paraît plate et petite ! Au lit, dans mes bras,
toujours sans slip, elle n’a jamais osé enlever sa petite chemisette de nuit en
soie couleur mauve ou ses soutiens-gorge de dentelle, toujours parfumés et
bien repassés ! Une seule fois et ils étaient dévorés par Harys !
Au lit, elle commence par baisser les rideaux et éteindre les lumières !
Avant d’allumer sa cigarette, de ses longs doigts sexy, les ongles
colorés en mauve, Lara offre à Harys un morceau de chocolat. Harys est
charmé par le parfum de Lara ! Elle lui parle en français avec un accent
syrien, oriental. Me voyant surpris par son français châtié, elle me dit, la
main sur le cou de Harys lui prodiguant des caresses : « J’ai appris le
français chez les sœurs, dans une école catholique du quartier Bab Toumas,
à Damas. Ma présence à Alger a subitement réveillé cette langue qui
sommeillait en moi depuis l’enfance et l’adolescence. J’adore cette langue
que ma tante Célia parlait couramment, dans laquelle elle me lisait des
passages de la Bible et me chantait quelques comptines de Noël. »

Ablation !
Amputation. Excision. Sacrifice. Circoncision, Mutilation.
Meurtrissure !
J’ai mal. Excision. Sang !
J’embrasse Lara sur la bouche !
Je n’ai jamais embrassé Farida sur la bouche. « Tu pues de la bouche »,
me disait-elle !
Le lendemain je change la marque de mon dentifrice et ma brosse à
dents !
Je garde une longue liste de dentifrices : Elmex, Colgate, Signal,
Méridol, Emoform, Homéodent, Parodentax, Fluocaril, Progencyl,
Elgydium…
« Tu pues de la bouche ! »
Et je change de brosse à dents ! Et j’achète un bain de bouche fort en
menthe et en alcool !
« Tu pues de la bouche ! »

Pourquoi
Elle ne marche pas, elle voltige plutôt. Sa démarche est une danse, c’est
l’image que je garde de ma belle-mère Sultana ! Une image tatouée dans ma
mémoire criblée. Trouée. Tamisée.
Vingt-cinq ans après, je me rends compte que je porte encore un
sentiment de remords ou de trahison. En réalité et depuis le jour de mon
mariage, mon cœur battait pour une autre, pour sa mère, celle devenue ma
belle-mère ! Elle était moins belle que sa fille mais elle détenait quelque
chose de fantastique et de sensuel dans le regard, au fond de ses yeux verts !
Un appel charnel, sauvage et doux ! Je porte en moi cette blessure depuis
plus de vingt-cinq ans de mariage. Aujourd’hui, quelques années après le
départ de ma femme, j’ai rêvé partir à la recherche de ma belle-mère. Vivre
avec elle ou l’inviter à venir s’installer chez moi. Et voilà Farida qui
m’annonce sa mort.

Le premier joint
Le jour où j’ai appris la nouvelle de la mort de Sultana, je n’ai pas
pleuré, je me sentais comme un puits sec, sans larmes ! Et pour la première
fois debout sur sa tombe j’ai fumé un joint. Mon premier joint ! Et depuis
ce jour-là dès que j’ai envie d’un joint, je me dirige vers le cimetière, le
gardien des morts me fournit le tabac magique. Joint au bec, sur la tombe de
Sultana, je deviens prince ! Et je pense à l’autre gardien, celui de la prison
de Palmyre, Antoine Abou Chadi, le père de Lara !

Jalousie unique
Quand Farida m’a surpris en train de pleurer l’absence de Sultana, elle a
décidé de faire chambre à part. Après cela plus jamais nous n’avons passé
une nuit dans le même lit. De temps en temps nous faisions l’amour sur le
canapé, sur la table de cuisine, mais jamais dans notre chambre ! Farida
s’est débarrassée de toutes les photos de sa mère, sa rivale. Nous avions des
dizaines de photos collées partout aux murs du salon, la cuisine, le hall,
d’autres classées dans un album familial. Quand je fais l’amour à Farida,
ma belle-mère me rend visite dans mon rêve, la nuit suivante.

Retour
Depuis que Farida a abandonné le domicile conjugal, j’ai plongé dans
une solitude assourdissante. Le soir même de son départ j’ai cherché les
photos de Sultana ma belle-mère cachées au grenier dans un carton
poussiéreux et je les ai recollées sur les murs du salon et dans la chambre
conjugale. Au fur et à mesure j’ai découvert que les traits de Sultana sur
toutes les photos sont identiques à ceux de Farida. Elles se ressemblent
comme deux gouttes d’eau. Après quelque temps, je me suis rendu compte
que les photos placardées dans la chambre étaient celles de Farida et non de
sa mère Sultana !
Je ne suis pas sûr !

Escargots
Baissant définitivement le rideau sur notre passé, Farida est partie
s’installer dans une autre ville, dans un autre pays. Avant la venue de Harys
dans cette maison, je ne mangeais ni escargots ni chocolat. Aujourd’hui,
j’avoue que moi aussi je mange du chocolat et je trouve que cela me
procure de la bonne humeur surtout quand il fait chaud et humide.
J’ai une énorme envie de manger un plat d’escargots épicés
accompagné de quelques bonnes bières fraîches !
Les Syriens comme les Mauritaniens ne consomment pas d’escargots !
Lara a hurlé quand elle m’a surpris en train de manger des escargots. Elle
m’a boudé pendant deux semaines, treize jours plutôt.

Lapin en peluche
Pourquoi Lara, à chaque fois qu’elle me rend visite, à onze heures,
porte-t-elle dans ses bras son lapin en peluche ? Assise sur le canapé, les
jambes croisées, sans ses dessous, cigarette au bec, d’un air évasif elle
pense à l’atrocité de la guerre qui endeuille son pays, tout en caressant les
oreilles, la tête et le dos du lapin en peluche. J’ai toujours le sentiment
qu’elle puise la lumière magique de son regard dans cette peluche. Dès
qu’elle s’arrête de caresser son lapin, une sobriété s’installe dans ses yeux.
La première fois qu’elle a mis les pieds dans cette maison, son petit animal
en peluche dans ses bras, Harys était surexcité. Il le guettait afin de
l’attaquer. Quand Harys s’est rendu compte que ce qu’elle portait dans ses
bras n’était qu’une peluche, en paille et en son, il a éclaté de rire !! Un
animal sans âme ! Lara s’est trouvée gênée devant l’attitude de Harys.
Les douces caresses offertes par Lara à son lapin-peluche ont suscité
chez Harys une forte jalousie. Il s’est enfermé dans un état de mélancolie
animale.
J’aime sa façon de caresser le lapin-peluche, les mouvements de ses
doigts lui communiquent une énergie vitale. Je vois la peluche bouger et
réclamer plus de caresses, plus d’affection. Harys est de plus en plus jaloux
de ce lapin-peluche, objet sans âme ! Il saute dans mes bras et me réclame
des caresses.
Moi aussi je suis jaloux, je veux des caresses pour moi !
Face à face, Lara donne de l’affection à son lapin-peluche et je fais de
même pour Harys. Elle grille une deuxième cigarette. Je grille une
deuxième cigarette ! Je lui sers une autre tasse de café. Je me sers une autre
tasse de café et j’ai envie de prendre une bière. Je n’ai pas de bière dans le
frigo.

Banc public
Il est quatorze heures passées d’une poignée de minutes, passées de dix-
sept minutes exactement. Deux fois par semaine je viens dans ce petit jardin
public, les lundis et jeudis après-midi. Pourquoi les lundis et jeudis ?
Pourquoi pas les autres jours ? Je n’en sais rien. Et je ne suis même pas
certain que nous soyons lundi ou jeudi, qu’importe.
À mon insu je me suis trouvé enroulé dans cette habitude, aller dans cet
espace floral qui porte le nom d’un martyr de la révolution algérienne, un
inconnu, du moins pour moi. Il s’appelle Guenfoudi Mohand, qu’Allah
garde son âme dans son vaste paradis. Dès que je mets les pieds dans ce lieu
bercé par les chants de quelques oiseaux, je pense à ce martyr inconnu et je
me demande : C’est quoi, un révolutionnaire ? Je déteste les guerres et je
vénère la mort des braves. Il n’y a pas de bonne guerre, toutes les guerres
sont sales même celles qui sont justes, même celles dites saintes. Je lis à son
âme quelques versets coraniques et quelques vers de poésie. Depuis mes
années du lycée, je connais par cœur le poème « Liberté » de Paul Eluard.
Quand je suis ému je n’arrive pas à distinguer la parole d’Allah de celle des
grands poètes ! Et je me sens habité par un profond sentiment religieux et
enthousiaste envers le sacrifice patriotique des petites gens. Ce sont les
inconnus qui construisent l’Histoire pour les grands ou pour ceux qui
deviennent grands. Je me suis dit : Merci également à celui qui a osé donner
le nom d’un chahid inconnu à ce beau jardin algérois réputé par ses arbres
tropicaux et centenaires. Ce lieu me procure un bouquet de sentiments
confus. À chaque fois que je rentre ici, l’ombre noire des arbres centenaires
me donne envie de relire la fatiha du Coran sur ce martyr inconnu dont le
nom est écrit en arabe et en français sur une petite plaque commémorative
en marbre blanc, à l’entrée du jardin. L’écriture ressemble à celle des
écoliers, les lettres légèrement détachées les unes des autres.

Kebab
Je réalise une enquête pour la revue Exil dans laquelle j’analyse un
phénomène récent sous le titre : « La prostitution dans les milieux des
enfants réfugiées syriennes en Algérie, les cas d’Alger et d’Oran ».
Lara me fournit beaucoup d’histoires de familles syriennes qui ont
vendu leurs filles de dix ans à quelques vieux hommes matériellement aisés.

Fourmis
J’ai pris place sur le banc du milieu, dans l’allée centrale du jardin. Mon
banc préféré, à l’ombre d’un cèdre libanais. Un arbre dont le tronc est
complètement envahi par une colonie de grosses fourmis rouges et noires.
Je médite sur le spectacle des fourmis qui paradent, armée rangée en
colonnes bien droites. Une discipline exemplaire. Elles vont et viennent, se
précipitant vers le haut ou vers le bas du tronc, sans bousculade ni
carambolage. Sept bancs sont installés, cloués sur des plateformes en béton
armée, dans cette allée principale. Le huitième banc a été saccagé. J’ai
remarqué cela depuis ma première visite dans ce jardin situé à quelques
centaines de mètres de chez moi. Le banc est resté dans le même état.
À cette heure, le lieu autour de moi est désert ou presque. Je déboucle la
laisse de Harys. S’apercevant qu’il est libre, il commence à courir à grande
vitesse dans toutes les directions. Il est ravi, le bonheur de la liberté déborde
de ses yeux. Il s’approche de moi, d’un regard émouvant il fixe mon cou,
attendant qu’à mon tour je dénoue ma laisse en couleurs, ma cravate ! D’un
geste libre et spontané, je défais la cravate. Je l’ai roulée sur elle-même et je
l’ai glissée dans ma poche. Harys m’a souri ! Il est content de nous voir, lui
et moi, enfin libres, sans laisses. Je me sens libre comme ces oiseaux sur les
branches ou dans le ciel ! Je me sens plus à mon aise sans ma laisse de soie
colorée en rouge et jaune que Lara m’a offerte. Comme Harys, je voudrais
courir dans tous les sens. Je me retiens. Il y a un jeune couple qui, de loin,
suit mes gestes, étonné de cette communication entre Harys et moi. Le
couple ne parle pas. La jeune femme paraît fâchée après le jeune homme.

La cravate
Cette cravate en soie pure m’a été offerte par Lara la Syrienne. C’était
le jour où, pour la première fois, nous avions fait l’amour. C’était un
vendredi, le deuxième vendredi du mois du ramadan. C’était la première
fois et Lara acceptait de faire l’amour le vendredi, jour de la grande prière
et du couscous.
La cravate garde toujours son parfum de Damas.
Je me demande : Pourquoi est-ce que je n’ai jamais proposé à Lara de
m’accompagner dans mes promenades des lundis et jeudis ? Elle qui aime
les jardins et sait appeler les oiseaux par leur nom, nommer les plantes, les
fleurs, les arbres et même les étoiles. Chaque étoile a un conte, une histoire
qui évoque l’amour, l’errance ou la guerre ! J’ai été charmé par Lara à
cause de ses histoires fascinantes autour des étoiles ! Des étoiles amantes et
pleureuses, d’autres perdues dans le ciel, d’autres qui se poursuivent,
d’autres… d’autres qui se font la guerre, montées sur des chevaux nuages !
Quand Lara raconte l’histoire d’une étoile elle devient comme une
boule de feu ! Elle fume cigarette sur cigarette. Elle regarde tantôt le
plafond du salon tantôt le ciel à travers la fenêtre sans rideau. En feu !
« Sur la terrasse de la maison abandonnée, toute nue, face au soleil qui
descend du ciel vers la plaine, et mon père me racontait, se racontait plutôt,
des histoires sur les étoiles, sur les pluies et sur les nuages ! Il pleurait en
racontant, avec des larmes véridiques, une eau salée ! Il me chagrinait… Je
ne comprenais pas grand-chose mais j’ai tout enregistré. Je retournais à la
maison la tête pleine d’histoires ! »

Bouquin
Je sors mon livre intitulé Al-Hayawân, Le Livre des animaux, d’Al-
Jahiz du natif de Bassora. Je retire ma nouvelle paire de lunettes de la petite
boîte de bois. Depuis que j’ai commencé à écouter les histoires racontées
par Lara sur les étoiles, sur les enfants syriennes mariées à des vieux, sur les
pluies et les nuages, ma vue a baissé de quelques degrés, à force de garder
le regard fixé en permanence sur le ciel. En réalité j’ai changé mes lunettes
non pour la lecture des livres mais pour regarder les étoiles en écoutant les
histoires fascinantes contées par la voix mielleuse de Lara. La nuit je
regarde les étoiles dans le ciel et le jour je regarde les étoiles dans les pages.
Partout des étoiles, même les yeux de Harys et ceux de Lara brillent comme
des émeraudes vivantes.
Tout content, Harys, comme à son habitude, a commencé à uriner sur
les troncs des arbres, l’un après l’autre ! Sur les pieds des bancs, un après
l’autre excepté celui qui est saccagé ! Il délimite son territoire, le nôtre.
J’ouvre le livre et je poursuis ma lecture entamée trois semaines plus
tôt.
Je suis fasciné par le courage intellectuel d’Al-Jahiz, un écrivain
prudent et rationnel.
Dans Le Livre des animaux Al-Jahiz reprend la tradition de l’Histoire
des animaux d’Aristote. Il nous propose ses propres observations sur
l’influence du climat ou de l’habitat sur les hommes et les animaux.
Je lis à voix haute. Il n’y a personne autour de moi. Quelques bruits de
feuillage entrecoupés de chants d’oiseaux nichés entre les branches. Je
pense au lapin-peluche de Lara et je remémore les mouvements harmonieux
de ses doigts de pianiste offrant des douces caresses au lapin et me
procurant à moi-même un effet ardent.

Nuage
Farida aimait relire le livre philosophique La conférence des oiseaux, de
Farid el-Attar. Un texte difficile, complexe. Elle apprenait par cœur
quelques passages sur les traités d’amour, de la fidélité, de la tolérance et de
l’amitié. Et Farida n’aimait pas les animaux.
Elle était végétarienne.

Le pigeon blanc et le pigeon noir


Harys revient s’asseoir sur le banc, à ma droite. Il m’écoute. Je ne sais
pas si je lis pour lui, pour moi, pour Lara, pour Farida ou pour le lapin-
peluche.
« … si le pigeon devient (complètement) blanc, comme le faqî, il
ressemble en cela au slave [saqâlibî], celui-ci n’atteint pas le degré optimal
de maturation dans l’utérus [de sa mère], si celle-ci a lieu dans un pays à
faible ensoleillement.
« Si le pigeon devient noir, c’est qu’il a en quelque sorte “brûlé” car il a
dépassé le degré normal de maturation. À la noirceur des pigeons
correspond celle des habitants de Zanj [l’Éthiopie] ; leurs utérus ont atteint
et dépassé le seuil de maturation au point de brûler leur peau, et les rayons
solaires ont échauffé leurs cheveux qui en deviennent crépus. De même que
les esprits des hommes noirs ou roux sont inférieurs à ceux des hommes
bruns, les pigeons blancs et noirs sont moins vifs et ont un moindre sens de
l’orientation que les pigeons verts. »
Passage no 2 : vol. IV, p. 68-74.

Al-Jahiz
« Cette histoire ne tient pas debout, m’a dit Harys.
— Al-Jahiz est un surnom, qui signifie “celui qui a la cornée saillante”,
dis-je à Harys.
— Comme toi, celui qui passe sa vie l’œil dans de grands volumes ou
dans les étoiles de Lara finira par avoir la cornée saillante ! a commenté
Harys.
— La mort d’Al-Jahiz fut tragique, ai-je dit tout en ajustant mes lunettes
sur le bout de mon nez.
— Comment ça ?
— Sa mort fut aussi dramatique et poétique que sa vie : un jour, Al-
Jahiz rentra à Bassora, où il trouva une mort étonnante en train de
l’attendre, c’était en 867. En effet, il aurait, selon tous les biographes et les
historiens, succombé à l’effondrement d’une énorme pile de livres et
manuscrits dans sa bibliothèque personnelle.
— J’ai peur pour toi, avec tout ce que tu accumules de montagnes de
livres et de périodiques !!! Heureusement que les journaux servent à
quelque chose d’important, au balcon ! »
On a ri ensemble, et j’ai continué à lire à haute voix Le Livre des
animaux, d’Al-Jahiz :
« … nous avons appris que si les rapaces chasseurs demeurent dans leur
territoire même cent ans, leurs becs ne s’allongent pas. Quant au mâle des
onagres de ‘Ana [ville sur l’Euphrate], s’il se trouve dans un autre territoire
que le sien, il voit ses sabots s’allonger, au point qu’il devient nécessaire de
les tailler chez le vétérinaire. Et les oiseaux sauvages, telles “les chanteuses
et les pleureuses”, même s’ils restent chez nous une longue période, ils ne
chantent pas, et perdent leurs plumes. Ceci étant de même pour
l’accouplement, la nidification et la couvaison. » Vol. III, chap. 709,
p. 119.2.

La mort
Depuis ce jour, je me sens habité par la peur de mourir écrasé sous des
piles de livres et de journaux ! Ainsi je me suis débarrassé d’une grande
quantité d’ouvrages qui ne servaient à rien, illisibles, des centaines de titres
offerts par le ministère de la Culture, par les services Culturels des
ambassades de pays arabes, musulmans et européens. J’ai décidé de les
déposer à la bibliothèque de la mosquée du quartier, anciennement église
Sainte-Catherine.
Je déteste les livres de propagande dont les couvertures sont pleines de
photos de présidents, de rois, de mosquées, de monuments touristiques ou
de femmes voilées obsédées dégageant une avidité sexuelle débordante.

Police
En quelques minutes, la police a envahi notre immeuble ! Des sirènes
hurlent ! Je jette un coup d’œil ; quatre fourgons de police avec les
gyrophares allumés sont garés sur le trottoir ! Des policiers en civil
communiquent à haute voix par talkies-walkies !
Que se passe-t-il dans l’appartement de Lara ?

Sourire
Sur un ton espiègle, Lara m’a fait la remarque suivante : « Il faut que tu
ranges ces livres et ces périodiques sur des étagères solides… Sinon un jour
on te trouvera sous les décombres livresques comme Al-Jahiz ! » Elle a
lancé sa phrase avec un grand sourire. Elle a des belles dents, bien rangées
dans une bouche ni petite ni grande, ce qu’il fallait pour une jolie femme
qui veut séduire et qui adore mordre sa cigarette et son homme ! Pour la
première fois Lara me tutoie. Je ne me sens pas seul ! Elle aussi ! Et c’est la
première fois que nous avons fait l’amour en nous tutoyant ! La langue a un
effet magique sur l’amour !
Sur un lit défait, avec un partenaire charnel, il y a un grand écart entre
« tu » et « vous ». La chair a une horloge biologique linguistique. Sur le lit,
le « tu » réveille l’amour et le « vous » incarne la soumission et la morale
hypocrite.
Maintenant, je me rends compte que ce qui manquait à notre folie
sexuelle c’était le tutoiement ! Faire l’amour à une femme en la vouvoyant
est glacial ou religieux !
Une dame
Soudain, un groupe de jeunes lycéens a envahi le jardin. Une douzaine
de filles et garçons parlant fort tout en se partageant des sandwichs, des
cigarettes et des cannettes de Coca et de bière. Le portail du jardin franchi,
quelques filles ont ôté leurs voiles en se précipitant vers Harys sagement
assis à mes côtés en train de m’écouter lire Le Livre des animaux, Al-
Hayawân, d’Al-Jahiz. Une fille du groupe, la plus grande, a sorti de son sac
à dos une boîte de chocolat Ambassadeur, elle s’est servie et a donné deux
petits carrés à Harys. Une autre a commencé à lui caresser le dos et les
oreilles. Harys adore qu’on lui caresse les oreilles et le ventre, surtout
autour de sa carotte ! Je remarque qu’un sentiment de bonheur lui emplit
subitement les yeux, tout le regard. Quand il est heureux quelques larmes
tombent sur le haut de son museau. Un autre de ses doigts, longs, aux
ongles bien entretenus, a pioché dans son sandwich et lui a donné un bout
de viande blanche. Puis deux à deux, en couple, ils se sont dispersés entre
les arbres, sur le gazon mal tondu et sur les bancs des allées reculées.
Une femme débarque, la cinquantaine bien portée, un peu dépassée
peut-être, élégante, bien tenue dans un beau tailleur classique de couleur
vert printanier, debout sur une paire de chaussures aux hauts talons pointus,
une démarche coquette. Elle m’a balayé par une paire d’yeux chauds,
grands et bleus. Puis son regard s’est retourné vers Harys, troublé par les
bourdonnements acérés d’une grosse mouche bleue. La dame sentait un fort
parfum qui a vite embaumé les allées du jardin. Sans demander ni ma
permission ni mon accord elle s’est assise à côté de moi, sur le même banc.
Pour lui céder plus d’espace, je me suis décalé vers l’angle opposé. Elle m’a
fixé une deuxième fois durant quelques instants avant de m’adresser la
parole sur un air romantique et hautain, d’une voix à peine audible et dans
un français d’écolier : « Merci, j’espère que je ne vous ai pas dérangé dans
votre lecture ? » Elle me parlait sans quitter des yeux Harys. Le nez
toujours entre les pages du livre, j’ai répondu :
« Vous êtes la bienvenue, madame, nous sommes dans un espace
public.
— Il fait beau et la lecture est bonne pour la santé psychique, moi je lis
deux romans policiers par semaine, parfois trois ! J’aime les intrigues, les
assassinats, les enquêtes, et les crimes perpétués dans les quartiers
bourgeois, dans des villas de luxe, dans des chambres où il y a un piano à
queue. Je n’aime pas les livres romantiques avec des mers de larmes, ou les
livres philosophiques compliqués et arrogants », a commenté la dame en
regardant le ciel et en tirant vers le bas sa jupe courte.
Elle avait de belles jambes, en décalage avec les traits de son visage
frappé de vieillesse.
Dès que la dame a pris place à mes côtés, sur le banc, Harys ne l’a plus
quittée de l’œil. On aurait dit qu’il découvrait en elle quelque chose qu’il
cherchait depuis longtemps : une odeur d’une femelle en chaleur, les traits
d’un visage perdu de vue depuis des années ? En effet, j’ai constaté que son
parfum était identique à celui qui embaumait ma laisse ; la cravate que Lara
m’avait offerte le jour où nous avions fait l’amour avec une grande
sauvagerie charnelle, le jour aussi où nous avions décidé de ne plus nous
vouvoyer. C’était une matinée extraordinaire ! Dehors, il pleuvait à verse
sur le toit, sur les vitres et dans la rue. Moi, j’adore la pluie. J’adore faire
l’amour les jours pluvieux. Dans les pays du Sud, la pluie est un stimulant
sexuel magique, inégalé. Lara a miaulé comme une chatte siamoise, moi
aussi j’ai fait comme fait le renard dans les bois sauvages !!
L’irruption de cette femme dans ce jardin public, qui porte le nom d’un
martyr inconnu de la révolution algérienne a rendu Harys agité ! Museau en
l’air, il est parti uriner une deuxième fois sur les pieds des sept bancs et sur
les troncs des arbres avoisinants. Il voulait baliser une nouvelle fois son
territoire, le nôtre. On aurait dit que le parfum de la femme l’avait
complètement déboussolé. Finalement, d’un regard plein de ciel, d’un bleu
délavé, suivant les va-et-vient de Harys sur l’allée principale arrosant les
pieds des bancs et les troncs, du fond de son sac à main tout neuf en cuir de
vache, la femme a sorti un sachet plastique de couleur rose. D’un geste
machinal et spontané, sans vérifier sa paire d’aiguilles, elle a commencé à
tricoter une pièce déjà entamée. Elle était en train de tricoter de la layette
pour bébé. Je n’en étais pas sûr ! J’ai regardé vers le haut, soudain le ciel
s’est assombri. Un bonheur m’a hanté ! Une pluie fine a commencé à
tomber sur nos têtes et sur nos visages. Une sensation fantastique m’a
envahi. J’ai pensé à Lara, au jour de notre premier baiser. Précipitamment la
tricoteuse a ramassé sa paire d’aiguilles et les deux pelotes de laine, une
rose et l’autre rouge. Elle m’a fixé d’un œil scrutateur, comme si elle lisait
dans mes pensées ce que j’étais en train de me remémorer, les détails de ce
jour où nous avions fait, Lara et moi, l’amour pour la première fois ! J’ai
compris qu’elle voulait me dire : « Nous sommes en avril, un mois fou, le
temps des vaches folles, des bœufs fous, des hommes en pleine érection et
des femmes aux chattes humides. » Alors qu’elle se préparait à quitter le
banc, soudain le soleil a brillé de tous ses éclats. Un grand soleil a éclairé le
jardin, le ciel a repris son bleu intense. Elle m’a souri. Il faisait chaud. « J’ai
des bouffées de chaleur », a murmuré la femme. Harys lui aussi a récupéré
son sourire en voyant le soleil revenir dans le ciel et les cœurs. Étonné de la
folie du ciel, il m’a paru plus serein que d’habitude, paisiblement assis entre
moi et la femme qui avait repris son tricotage. Je me suis rendu compte,
face à cette éclaircie subite, qu’elle dissimulait la moitié de son visage ou
presque sous une grosse paire de lunettes solaires noire.
« Comment s’appelle-t-il, ce petit chou ? demanda-t-elle tout en fixant
Harys.
— Harys, j’ai répondu – je voulais lui demander son nom mais je me
suis retenu.
— Comment ? Quoi ? » s’est-elle exclamée devant cette appellation.
Elle a interrompu les mouvements automatiques de ses doigts qui
jouaient avec les deux aiguilles. Elle a ôté ses lunettes.
« Harys, j’ai répété à haute voix, en deux fois, le nom de mon petit
chou, croyant qu’elle souffrait d’un déficit de l’ouïe.
— C’est un beau nom pour un compagnon aussi beau et serein ! Et qui a
eu l’intelligence et l’art de donner un tel nom à ce petit bout magique ?
— C’est moi. Malheureusement, lui, il rejette son nom. Il ne l’aime pas.
Il le trouve adéquat pour un député américain ou britannique. Il est jaloux
de mon nom. » J’ai jeté un regard sur Harys. « Moi je m’appelle Mouloud,
les amis m’appellent Moul. C’est ma femme qui m’a donné ce sobriquet.
— Et pourquoi votre femme vous a quitté ?
— Parce que je pue de la bouche. »
Surprise et étonnée de ma réponse confuse ou absurde, je l’ai sentie
comme mal à l’aise, embarrassée. Hâtivement elle a ramassé ses deux
pelotes de laine ou de coton et ses deux longues aiguilles, elle a fourré le
tout dans le sachet plastique et a quitté le banc.
Elle a cru que j’étais fou. Moi aussi je me suis rendu compte que je
délirais, comme un fou. Je parlais juste. Je l’ai regardée, elle boitillait
légèrement du côté gauche. Je l’ai suivie des yeux jusqu’à la porte
principale du jardin. Dès qu’elle a disparu définitivement dans la rue, la
pluie a recommencé à tomber très fort. Soudain, un gros bas nuage a
couvert le ciel au-dessus de ma tête. Harys n’aime pas le temps pluvieux.
J’ai remis ma cravate, ma laisse en couleur. J’ai bouclé celle de Harys. Il
était cinq heures, c’était l’heure de la fermeture. De loin j’ai vu le gardien
du jardin qui faisait sa ronde habituelle, fouillant entre les arbres dans
l’espoir de dénicher les couples amoureux en train de s’embrasser ou de se
toucher de leurs mains palpitantes !
J’ai pensé à Lara sans ses dessous !

Solitude
Il pleut à verse. Le brusque départ de la femme tricoteuse m’a rendu
triste. Un sentiment de solitude m’a habité. J’ai dit à Harys que nous avions
oublié le parapluie. Lui aussi était préoccupé par la femme qui nous avait
quittés en me prenant pour un fou.

Folie
Quand on est fou on n’est pas seul ! La folie nous rend pluriels !
Lara nue sur la terrasse d’une maison abandonnée ! Entre l’œil du père
et le coucher du soleil et les histoires des étoiles filantes !

Raïs
J’allume le vieux poste de télévision. Un reportage sur le chaos en
Libye rediffuse les images de Kadhafi lynché par ses détracteurs. Du sang.
Des images ignobles. Sanglantes. La haine. La bestialité. La destruction. La
fin des tyrans est abjecte, à l’image de leur règne haïssable. Je zappe. J’ai
déjà vu ces images une dizaine de fois.
Je me sers un verre de whisky double dose. Je zappe. Je cherche une
autre chaîne. Les mêmes images choquantes des guerres saintes, des
femmes yézidies les pieds attachés par une longue chaîne exposées aux
passants pour être vendues comme des brebis ou des vaches dans un marché
du califat à Raqqa en Syrie ou à Mossoul en Irak. Une torture. Je ferme la
télévision.
Je glisse un CD dans la chaîne stéréo. Quand il pleut, j’adore écouter les
chansons de Rabah Dariassa et manger des poissons bleus, surtout les
sardines grillées, et boire du vin algérien. J’essaie de chasser de ma tête les
images choquantes du Raïs agressé, blessé, lynché. Harys essuie son corps
de peluche vivante en se frottant les oreilles et le dos contre un vieux tapis.
Lui aussi aime la musique douce. Il n’aime pas trop les chansons de Rabah
Dariassa. Il est du côté de la musique jazz, du côté de Louis Armstrong.
En musique, Harys et moi n’avons pas les mêmes goûts. Nous nous
complétons et c’est tant mieux.
Le vin
Le vin est bon. L’image de la pluie printanière s’abattant sur la ville me
pénètre d’une sensation romantique. Je m’envole. Il n’y a pas de pluie sans
le vin et sans l’amour. Je pense à cette femme qui tricotait un pull ou je ne
sais quoi et qui boitait légèrement. Harys aussi pense à elle. J’ai lu cela dans
la lumière de ses yeux étincelants.

Un autre jour
Il fait beau, un nouveau jour pointe. Je me suis réveillé avec, dans la
tête, la chanson La Vie en rose d’Édith Piaf.

Quand il me prend dans ses bras


Il me parle tout bas
Je vois la vie en rose

Il me dit des mots d’amour


Des mots de tous les jours
Et ça me fait quelque chose

Il est entré dans mon cœur


Une part de bonheur
Dont je connais la cause…

Jouant à cache-cache au-dessus de la ville, le ciel descend si bas qu’on


peut le toucher du bout des doigts ! Nous sommes au mois d’avril. Je
commence ma journée en changeant les journaux pour que Harys fasse
majestueusement ses besoins matinaux. Il fait pipi entre huit heures et neuf
heures trente-cinq. Au hasard, de cette montagne d’anciens journaux, je tire
un quotidien et l’étale au balcon. Sur la une, une grande image en couleur
du ministre de la culture en train d’inaugurer un festival international de la
danse arabe en Kabylie ! J’explose de rire ! Tizi-Ouzou célèbre la danse
égyptienne et syrienne ! Harys s’étonne de ce fou rire. Je m’installe sur une
vieille chaise au balcon pour déguster ma tasse de café noir. En bas la rue
est presque vide, sur le trottoir quelques passants fatigués ou paresseux se
pressent, essayant de rattraper le bus dont l’arrêt se trouve à quelques
mètres d’eux. Le bus brûle l’arrêt, une femme voilée portant un jean serré et
une paire de baskets insulte la mère du chauffeur et celle du chef de
gouvernement, le Premier ministre plutôt ! La femme voilée lance ses
insultes vulgaires vers le conducteur du bus et quelques passants
insensibles. Trois hommes, sur le trottoir, rient fort. Une chatte errante
traîne derrière elle quatre petits chatons tout neufs, de toutes les couleurs,
de la même portée, des nouveau-nés, elle traverse la route sans soucis, les
véhicules ralentissent pour laisser le passage à la chatte et à ses chatons.
Je retourne au salon, je m’installe sur le sedari, je prends le luth, j’ai
envie de jouer un morceau du génie Alla, le musicien de Bechar installé en
Allemagne. Il est gardien d’un garage. Encore un autre gardien, après celui
du cimetière et celui de la prison de Palmyre, Alla le musicien est gardien !
J’adore jouer quand il ne fait pas beau. En ces moments de musique, Harys
dort profondément. Je suis sûr qu’il est en train de penser à la femme aux
aiguilles qui tricote en mâchant son chewing-gum. Moi aussi je pense à
cette dame et je pense à sa façon séduisante de mâcher son truc, dans sa
bouche mi-ouverte.
Soudain, je ne sais pas pourquoi, je me suis dit : Serait-il possible de la
croiser une nouvelle fois dans ce jardin dont j’ai oublié le nom ? Harys, lui
aussi, sans doute, se pose la même question !

Pantouflard
Aujourd’hui je n’ai pas envie de sortir. Ces derniers temps, je me
transforme en homme casanier.
J’ai envie de manger des frites bien dorées, de jouer du luth et de relire
quelques passages du Germinal de Zola ou de Madame Bovary de Flaubert.
Pourquoi les frites et pourquoi Germinal ou Madame Bovary, je ne sais pas,
je n’en sais rien. J’adore le bruit de la friture, les chuintements des patates
mouillées jetées dans de l’huile de colza chaude dans un poêle posé sur un
feu mi-clément !
Madame Bovary, une histoire émouvante qui me tient toujours en laisse,
me rappelant mes années d’internat au lycée, réveillant en moi à chaque
relecture les souvenirs de mon premier amour, une jeune vendeuse de bottes
de menthe et de persil au marché La Bastille d’Oran. Elle avait toujours un
récipient en plastique plein de pièces de monnaie jaunes et argent posé entre
ses petits pieds enfouis dans une paire de bottes roses. Une fois par
semaine, chaque dimanche, je passais dans ce marché juste pour humer
l’odeur de la menthe et échanger avec la vendeuse quelques mots et
quelques regards. Je ne connaissais pas son nom. Je l’aimais, mais je n’ai
jamais osé lui demander son nom. Les gens du marché l’appelaient
simplement Beyyaet Ennaanae, la vendeuse de menthe. Été comme hiver,
assise à la même place, toujours vêtue de la même façon, les mêmes habits,
le même récipient, les mêmes pièces de monnaie et la même paire de bottes
roses avec de la boue sur les côtés. Le jour où j’ai osé l’embrasser, elle ne
m’a pas repoussé. Souriante, elle m’a regardé en silence, en me tendant son
récipient plein de pièces de monnaie jaunes et argent. J’ai refusé de le
prendre et depuis je ne l’ai pas revue.
Elle me manque la vendeuse de menthe.

Menthe ou langue espagnole ?


Si je pense à la vendeuse de menthe, l’image de ma professeure du
lycée m’encercle. Elle avait l’âge de ma mère ou presque, ma professeure
du lycée, mais je ne sais pas pourquoi je l’imaginais de mon âge, juste une
légère différence entre nous, qui ne dépasserait pas trois ou quatre ans !
Depuis qu’elle s’est installée dans ma tête, j’ai décidé d’être excellent en
langue et littérature espagnoles. C’est elle qui m’a offert le roman de
Flaubert à l’occasion de mon anniversaire, j’avais dix-sept ans et depuis je
n’ai pas cessé de lire et de relire Madame Bovary. Et c’est aussi elle,
madame Mona, qui m’a appris à aimer la musique, à lire le solfège et à
déchiffrer les secrets des partitions.

Doigts
L’odeur de la menthe peut réveiller tant de souvenirs qui somnolent en
moi.
Par un jour, madame Mona, ma professeure d’espagnol et de français,
contrôlait nos cahiers. Elle s’est arrêtée devant moi, elle a regardé mes
doigts. Soyeusement, elle les a effleurés en fixant mon regard. J’ai tremblé.
J’ai vérifié la propreté de mes ongles. J’ai senti comme un incendie se
déclencher subitement dans mes tripes ! Son visage a changé de couleur,
quelques gouttes de sueur ont scintillé sur son front, une couche de lumière
rouge a couvert légèrement ses belles pommettes. Elle m’a lancé un petit,
un tout petit sourire en me disant, en me chuchotant plutôt : « … On dirait
les doigts de Lazar Berman ! » Je n’ai rien compris. Je n’avais jamais
entendu un nom pareil. Et j’ai pensé à la vendeuse de menthe, les pieds
enfouis dans ses bottes roses ! Le lendemain, je suis parti à la recherche de
ce Lazar Berman à la bibliothèque communale qui recèle un important
fonds de livres classiques et quelques gros dictionnaires datant de l’ère
coloniale. Durant toute l’après-midi j’ai pioché dans des livres anciens et
dans un gros dictionnaire des noms propres dans l’espoir de tomber sur
quelques informations sur ce Lazar Berman. Celui qui a des doigts
semblables aux miens. Dans le Robert des noms propres j’ai trouvé ceci :
« … Est un pianiste soviétique, né le 26 février 1930 à Leningrad
(Union soviétique)… Lazar Berman est né dans une famille d’origine juive
de Leningrad. Sa mère, Anna Makhover, était elle-même pianiste jusqu’à ce
que des problèmes auditifs en interrompent la pratique. Elle fut la première
à initier son fils au piano et celui-ci prit part à son premier concours de
piano à l’âge de trois ans. À sept ans, il enregistra une fantaisie de
Wolfgang Amadeus Mozart et une mazurka qu’il avait composée, avant
même de savoir écrire. Emil Gilels le décrivit alors comme un “phénomène
du monde musical”. En 1939, alors qu’il avait neuf ans, sa famille
déménagea à Moscou pour qu’il puisse étudier avec Alexandre
Goldenweiser au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, tout comme
Sviatoslav Richter, Vladimir Sofronitsky et Maria Yudina. Un an plus tard
en 1940 il donna son premier concert officiel en jouant le Concerto no 25 de
Mozart. En 1941, les étudiants furent évacués de Moscou en compagnie de
leurs familles vers Samara, une ville de la Volga située au sud de la Russie,
en raison de la Bataille de Moscou qui faisait rage et qui rendait les
conditions de vie trop difficiles. »
J’ai souhaité être appelé Lazar ou Hazar !

Chardonneret
En lisant la biographie de ce Lazar Berman, je médite sur mes dix
doigts. Ils sont longs et blancs de cire. Les ongles bien rongés ! Le pouce,
l’index, le majeur, l’annulaire et l’auriculaire. Les doigts d’un pianiste ?
Moi, le pianiste ! Je pense à Mona. Je pense aussi à ma mère, qui hurlait dès
qu’elle me surprenait en train de ronger mes ongles !
J’ai fini par tomber épris du luth !
« On dirait les doigts de Lazar Berman. » Cette petite expression
chuchotée à mon oreille par madame Mona a provoqué en moi un fou rire
intérieur avant un bouleversement sentimental ! De ce jour-là mes habitudes
ont changé, tous les samedis soir, à une heure tardive, posté devant l’écran
de télévision suspendu au mur du foyer des lycéens internes, je guettais la
soirée hebdomadaire de musique classique dans laquelle excellait un
maestro appelé Mustapha Skandarni sur son piano à queue. Un homme
mince et discret ressemblant à un chardonneret élégant. J’écoutais
pieusement ses belles chansons telles Youm El Djemaâ, El Harraz,
Kifechhilti, Qahoua ou Lateye, ou encore A bouya hnini, et je pensais à la
vendeuse de menthe.
Mustapha Skandarni fut le chef d’orchestre de Reinette l’Oranaise.
Je déguste mon vin et j’écoute Reinette l’Oranaise.

Les jours
Harys est fatigué. Il tousse. Soudain il a vieilli, sans que je m’en rende
compte. Pourquoi les chiens vieillissent-ils aussi vite que les hommes ?
Hier la doctoresse lui a vidé le ventre à l’aide d’une grande seringue. Elle a
fait sortir de ses tripes une quantité considérable d’un liquide jaunâtre
mélangé à des goûtes du sang !
Je le regarde et je sombre dans l’inquiétude ! Je l’embrasse sur la tête.

La tricoteuse
Elle m’intrigue.
La femme du jardin public, la tricoteuse, a subitement réveillé en moi
l’image de madame Mona enfouie depuis plus de trois décennies dans
l’oubli. Elle a, je ne sais pas comment ni pourquoi, ranimé en moi l’envie
de relire quelques passages de Madame Bovary de Flaubert, de regarder le
film Germinal tiré du roman du même titre de Zola ! Perplexe ! Cette
femme ressemble de plus en plus, dans ma tête, dans mon imaginaire, à
madame Mona ou à Catherine personnage, féminin central dans le film
Germinal !
Je me prépare un café noir ! Je sens l’odeur de la menthe dans le café !

Chemin du lycée
J’ai débuté mes premiers cours de première année de lycée avec la
présence troublante de cette belle professeure, madame Mona. Beauté
andalouse, fille de Grenade ! Comme pour un rendez-vous amoureux, sur la
pointe des pieds nus, à l’heure de la sieste, quittant l’Alhambra pour me
rejoindre dans cette classe située au premier étage de notre bâtiment
colonial ensoleillé !
L’heure du cours d’espagnol était un temps paradisiaque. Grelottant, je
fixais les doigts de ma professeure, blancs de cire, les ongles bien taillés,
joliment vernis d’un rouge saisissant, merveilleusement ajustés. Dès que je
posais, en cachette, mon regard sur sa petite bouche, lèvres
merveilleusement enluminées d’un mauve excitant, je frissonnais. Sa voix
douce me mettait en état de fascination !
En classe, tout ce qu’elle nous dictait, tout ce qu’elle nous disait, je
l’apprenais par cœur. Je l’apprenais de bon cœur ! Dans mon cœur ! Tout ce
qu’elle nous demandait, je l’exécutais à la lettre. En cette année, j’ai dessiné
mon avenir : « Une fois à l’université, je choisirai langue et littérature
espagnoles. » Je rêvais de partir en Espagne sur les traces de mes ancêtres
berbères et vivre dans le lit de ma professeure.
Un matin, madame Mona n’est pas venue. Puis son absence s’est
prolongée. Je l’attendais. Je comptais les jours et les nuits, les lumières et
les noirceurs. Une semaine, puis une autre. Et un jour, un nouveau
professeur débarqua dans la salle. J’ai commencé à boycotter les cours
d’espagnol.
« On dirait les doigts de Lazar Berman », sa voix me hante. En
hommage à madame Mona, je décidai d’apprendre à jouer du luth.

Vin rosé
Harys est excité. Fatigué. Malade. Il veut sortir, se libérer de cet
appartement rempli de livres et de bouteilles vides, des odeurs des sardines
et du camembert local.
Aujourd’hui, Lara n’est pas venue, cela signifie qu’elle a ses règles !
Quand elle est dans ses jours de menstruation, Lara mange beaucoup de
salade verte et du foie de volaille frit dans une sauce de tomates fortement
piquante. Quand elle a ses règles, Lara reste enfermée chez elle en
compagnie de sa tortue, qu’elle a ramenée de Damas. Elle se contente
d’écouter les chansons de la diva Fayrouz, de Sabah Fakhri, et de boire du
vin rosé. Moi aussi quand Lara est dans son cycle menstruel j’évite de la
recevoir. L’odeur du sang féminin dérange Harys et le rend triste et agacé.
Myriam
Myriam a disparu. La police est venue quatre ou cinq fois dans le
quartier en une semaine. Elle a interrogé des hommes et des femmes et en
premier lieu Lara.
Lara s’inquiète de la disparition de son hôtesse.
Dans le quartier on parle du démantèlement d’un réseau constitué d’un
groupe d’exilés syriens qui récoltaient de l’argent pour l’envoyer aux
groupes islamistes du front al-Nosra. Même ces mendiants qui ont envahi
les rues d’Alger participeraient à ce fonds !

Parapluie pour deux


Fixant le ciel gris qu’on peut toucher du bout des doigts et dont les
nuages en forme d’animaux étranges courent et se pourchassent, j’ai dit à
Harys : « Il ne faut pas qu’on oublie le parapluie. » Face à ma silhouette
renvoyée du fond du miroir de la porte du placard, d’un geste spontané, j’ai
noué ma cravate. Je me rends compte, que je porte toujours la même
cravate, celle qui m’a été offerte par Lara, le jour où on a fait l’amour pour
la première fois. Je ne suis pas sûr que ce fût la première ! Ce jour de
cravate, aux anges, nus, en pleine jouissance jusqu’à l’ivresse, nous
n’avions pas quitté le lit de toute la journée. Nous nous regardions, nous
nous parlions la langue des oiseaux et nous refaisions l’amour, coup sur
coup ! Harys a regardé ma laisse soyeuse, en souriant : « Elle est belle, ta
laisse, avec ses carreaux en couleurs », il m’a dit.
Puis péniblement il a couru vers la porte. Poliment, il m’a tendu le cou,
je lui ai bouclé sa cravate sans couleurs en lui disant : « On échange nos
cravates ? » Il a remué sa queue en signe d’enchantement. Et nous sommes
sortis.
Harys commence à perdre l’équilibre.

Cigarette
Une fois sur le trottoir, j’ai grillé une cigarette. Je sens l’odeur de la
menthe dans ce tabac américain et je pense à la vendeuse de menthe du
marché de La Bastille à Oran.
La disparition de Myriam m’intrigue. Son comportement a
complètement changé depuis quelques mois. Elle parle moins et rentre le
soir tard.

Vendredi ou Vendredi
Le vendredi, comme chaque vendredi, qu’importe la météo, qu’importe
la saison, qu’importe l’heure, dès que j’entends l’appel à la grande prière je
me rappelle, je ne sais pas pourquoi, ce personnage nommé Vendredi dans
le roman Robinson Crusoé de Daniel Defoe que j’avais lu pour la première
fois en classe de seconde. Ce personnage m’habite et me revient tous les
vendredis. Je garde toujours l’exemplaire du roman que j’avais piqué à la
bibliothèque communale. Une édition artisanale pleine de belles
illustrations, des images naïves, une nature sauvage et des hommes presque
nus sur une île déserte.
En écoutant l’appel à la grande prière du vendredi lancé par le muezzin
de la mosquée du quartier dont la voix est efféminée, je revois les scènes du
roman avec beaucoup de détails : L’embarcation d’un certain aristocrate
appelé Robinson échoue sur une terre sèche en plein océan. Cet homme est
habité par le sens de l’aventure et refuse la vie stable et routinière, œuvre
pour s’approprier la nature et la domestiquer. Il est aussi un esclavagiste qui
a navigué vers la Guinée afin d’acheter des esclaves. Sur l’île où sa barque
a échoué, Robinson se construit un logis, domestique la forêt et lit la Bible.
Sa vie reprend un cours normal, il ne se plaint de rien. La seule chose qui
lui manque est la compagnie des hommes. Et voici qu’arrive Vendredi,
futur ami de Robinson Crusoé, un cannibale. Il lui a donné ce nom parce
qu’il est arrivé le jour du vendredi. Vendredi est l’incarnation du bon
sauvage. Grace à Robinson, il va apprendre la langue. Il devient le serviteur
dévoué de son maître.
Vendredi
Moi aussi avant de trouver Harys comme compagnon attentif et fidèle,
après que Farida a pris le chemin de la rupture, je me sentais seul, solitaire,
isolé comme sur une île vide. L’île habite ma tête. Je ne suis pas Robinson.
Je ne suis pas non plus Vendredi. Mais parce que Harys ne s’est jamais
comporté comme mon serviteur, au fur et à mesure de notre vie commune,
je sens que c’est à moi de jouer le rôle de Vendredi et aisément Harys se
glisse dans la peau de Robinson.
Par un matin d’un jour du mois du ramadan, le quinzième jour du mois
sacré, je ne sais pas pourquoi j’ai pensé changer le nom de Harys, lui coller
celui de Vendredi ! Puis j’ai renoncé, par peur des voisines de l’immeuble,
qui n’ont pas caché leur contestation et leur colère contre la présence de la
croix chrétienne autour du cou de Lara. Donner le nom Vendredi, le grand
jour des musulmans, à un chien impur, c’est de l’apostasie absolue ! Je
risque une fatwa de mort ! Et j’étais sûr que Harys lui non plus
n’accepterait jamais le nom de ce serviteur, cet être effacé face au colon
esclavagiste arrogant qu’est Robinson.

Banc
Il est quatorze heures passées de dix-sept minutes, je ne suis pas sûr de
l’exactitude de ma montre, nous traversons la rue déserte ou presque qui
mène au jardin public. Quelques véhicules et des passants fatigués ou
énervés perturbent le silence qui suit la grande prière du vendredi (je ne suis
pas sûr que nous soyons vendredi !). Les horaires des prières changent
chaque jour. Tantôt ils avancent, tantôt ils reculent. Même Dieu est las de
ces perturbations d’horaires. Harys est pressé d’arriver au jardin situé à
quelques centaines de mètres de chez nous. Sur le pas du portail en fer
forgé, j’ai dénoué sa cravate, sa laisse. La plaque en marbre avec le nom du
martyr inconnu a disparu de l’entrée du jardin. Épuisé, Harys se précipite
pour uriner, comme à son habitude, sur les pieds des bancs et sur les troncs
d’arbres centenaires, moi aussi j’ai ressenti une envie de pisser. Le soleil
joue à cache-cache. Je me sens lourd, j’ai de la peine à me porter jusqu’au
banc !
Je me suis installé sur le même banc que la dernière fois. Ma place
préférée. Sur le banc d’en face, un couple est assis, noyé dans un silence de
désaccord amoureux. La femme voilée essaie de cacher ses yeux et son cou
de ses deux mains. L’homme, qui paraît plus jeune qu’elle d’une dizaine
d’années, la serre contre lui et tente d’embrasser sa bouche. Il glisse sa main
sous la djellaba afghane. La femme est excitée, ma présence ou celle de
Harys l’a mise, peut-être, un peu mal à l’aise. Elle bouge ses pieds, écarte
ses jambes. Il lui frotte la chose !
Je pense à Lara sans slip, sans ses dessous ! Sa chatte mouillée.
Maintenant, c’est la jeune femme qui serre son homme contre ses seins.
Le jardin public est vide, le silence règne, seuls les chants des oiseaux se
font entendre. Le couple n’est pas gêné dans ses échanges de caresses. Vite
il s’est libéré de ma présence et de celle de Harys. Afin de les laisser à leurs
ardents ébats, j’ai ouvert mon roman, Madame Bovary, et j’ai commencé à
lire. Je fais semblant de lire. Je pense à Lara sans ses dessous ! Ma main sur
sa chatte velue ! Ce livre de Flaubert me suit depuis la première année du
lycée, le même exemplaire. Il a vieilli dans ma bibliothèque. Comme à
chaque séance de lecture, avec extase je le hume, ses pages embaument le
parfum à la menthe de la vendeuse du marché La Bastille d’Oran ! Les
romans à l’image de Madame Bovary exhalent un parfum exceptionnel. Le
couple hurle, les oiseaux se taisent ! La jeune femme exhibe son corps
presque totalement nu sur le banc ! Elle ne porte presque rien en dessous de
sa djellaba afghane de couleur gris-beige ! Un soutien-gorge de couleur rose
et un string rouge enfoui entre ses deux grosses fesses ! Je dissimule mon
regard entre les pages du livre ! Madame Bovary cache la femme à la tête
voilée et aux fesses nues ! Quand la femme a hurlé, Harys a aboyé ! Moi
j’ai toussoté ! Puis les oiseaux ont repris leur chant.
Perplexe
Myriam n’a pas donné signe de vie. Lara a peur, assiégée par des
dizaines d’exemplaires du Coran éparpillés dans l’appartement et par les
enregistrements de prêches salafistes djihadistes.
La police a opéré deux descentes cette semaine. Elle a fouillé toutes les
chambres de l’appartement, de fond en comble.
Lara veut emménager chez moi ! Chose impossible. J’ai peur de la
voisine, Zahia ou Zahira, qui nous surveille et surveille la croix au cou de
Lara !
Hier, elle a pleuré, et pour la première fois je lui ai fait l’amour sans
qu’elle ôte sa croix :
« Sur la terrasse de la maison abandonnée, mon père parlait au soleil qui
descendait de son ciel vers la plaine, il parlait des cris des prisonniers, des
tortures, des viols des jeunes devant leur femme, devant leur sœur, devant
leur amie. Il tremblait ! Il pleurait…
« Ma tante aimait mon père, son beau-frère !
« Moi, je ne l’ai jamais aimé, ma mère non plus. Sainte Marie détestait
mon père, me disait ma mère… »
« J’ai froid, couvre-moi. » Lara me suppliait tout en serrant contre elle
son lapin-peluche.
Je la couvre et je la couve !

Faire l’amour par le regard


Au moment où je m’apprêtais à quitter les lieux, je vis arriver la femme
tricoteuse. De loin, elle m’a paru plus jeune et plus petite de taille. Debout
sur une paire de chaussures à talons aiguilles, elle ne boitait pas. Coquette
dans sa démarche et dans sa coiffure relevée en chignon. Harys l’a
instantanément reconnue. Il a couru vers elle, comme pour l’accueillir. Elle
l’a reçu avec un grand sourire en lui caressant le dos et les oreilles. Elle
était souriante.
Le couple du banc d’en face est revenu à la vie, essoufflé par ses ébats
ardents. Les hurlements s’étaient éteints. Doucement, sans gêne, la jeune
femme a boutonné sa djellaba afghane. Puis elle s’est regardée dans un petit
miroir, pas plus grand que la paume de sa main colorée au henné.
Tranquillement, elle a rajusté son soutien-gorge, remis son string entre ses
fesses, son voile sur sa tête et souligné de rouge ses lèvres légèrement
charnues. Le jeune homme muet, épuisé, comme descendu d’un ring, dans
un état de torpeur, le regard planté entre ses pieds, debout comme un poteau
électrique éteint, a allumé une cigarette. Il a tiré deux ou trois bouffées d’un
trait. Tellement timide ou embarrassé, il n’a pas regardé de mon côté.
Séparément, l’un après l’autre, ils ont quitté le banc. D’abord le
monsieur, le pas pressé, après avoir échangé quelques mots à la hâte avec la
femme. Une fois parti l’homme dont la taille a rétréci jusqu’à disparaître
derrière le portail, sereine, la jeune femme l’a suivi. Elle s’est arrêtée un
instant devant mon banc pour caresser Harys et l’embrasser sur la tête en
me demandant l’heure avec une grande politesse. « Il est quinze heures et
dix minutes », ai-je répondu sans même regarder le cadran de ma montre. Je
ne suis pas sûr qu’elle soit réglée ! Je n’ai jamais confiance dans l’heure de
ma montre.
Puis elle m’a demandé :
« Est-ce qu’il y a des bus qui font Alger-Annaba la nuit ?
— Je ne sais rien des transports en commun », ai-je répondu.

Mémoire du parfum
Un couple de pigeons bleu élégant a atterri sereinement non loin de mon
banc. L’autre couple humain était déjà parti. Épris par le parfum de la
femme tricoteuse (parfum à l’eau de la menthe !), Harys n’a pas réagi à la
présence des deux oiseaux. Lui qui à l’accoutumée n’arrête pas de
poursuivre les chats et les volatiles, dans la rue ou sur la terrasse. La femme
tricoteuse a sorti de son sac un vieux journal. Froissé. Pages jaunies !
Doucement, elle a porté à ses yeux une paire de lunettes. J’ai remarqué que
ce n’était pas la même paire que la dernière fois. Tout en faisant danser les
deux aiguilles à tricoter, elle a enterré sa tête entre les pages du vieux
journal. Je me suis demandé : Une dame coquette, parfumée, élégante, qui
lit un vieux journal ? Harys, au même moment, pense à ses journaux-
toilettes, plus récents que celui entre les mains de la femme tricoteuse ! Je la
trouve belle mais énigmatique, comme troublée !
Quelques minutes après, je me suis rendu compte que ce jardin public
où je suis installé à côté de cette femme qui lit un vieux journal, sans la
présence du couple et de ses hurlements charnels, n’est qu’une portion de
terre froide sans âme. Vide. Aride ! Le banc sur lequel le couple a fait
l’amour me paraît à présent orphelin, triste. Un néant !
Petit à petit, le parfum de la tricoteuse m’embaume et exalte tout
l’espace autour de nous. Son parfum léger et sensuel réveille une partie de
ma mémoire : l’odeur de menthe et l’image de la vendeuse de menthe du
marché La Bastille d’Oran !
Le parfum a un pouvoir magique sur la mémoire, sur le temps et sur le
corps !

L’arôme du café
Soudain les années du lycée, l’ère des cheveux longs à la mode des
hippies, se sont réveillées en moi. Se sont ranimées comme des braises
ardentes dans le vent. Les amourettes des années d’internat, les sorties des
dimanches, les cafés de la vieille ville d’Oran bondés de vieux, les yeux
illuminés de sagesse et les corps ramassés dans des habits traditionnels
exhalant un parfum de savon d’Alep ou de Fès. Tout cela m’est subitement
revenu, m’a hanté. Les odeurs des beignets à la confiture d’abricot roulés
dans du sucre en poudre, la musique andalouse ancestrale et les belles voix
des chanteurs, les voix des femmes et des hommes gorgées de nostalgie et
de peine provenant des disques trente-trois tours tournant sur une plaque
circulaire à support magnétique, la fascination du dictaphone, les petites
gens, ruraux attablés noyés dans leur silence céleste, écoutant la musique
comme dans une grande prière collective soufie… tout cela m’a surpris sur
ce banc dans ce jardin public portant le nom d’un martyr inconnu.
La femme lit un journal espagnol. Absorbée par sa lecture, elle est
complètement absente, détachée de tout ce qui l’entoure. Harys est assis
entre nous. Elle lit en lui caressant de temps en temps la tête et les oreilles.
Il adore les câlins sur la tête et sur les oreilles. Tantôt il me regarde, tantôt il
suit le regard immobile de la femme sur son journal.
Péniblement, un homme obèse vêtu d’un jogging aux couleurs d’El
Mouloudia, la plus ancienne équipe de foot algéroise, court, les écouteurs
enfoncés dans ses oreilles, écoutant de la musique ou une lecture
coranique ? Il se dépense, fait de grands efforts pour déplacer ses deux
lourdes jambes ! La femme a levé ses yeux du journal pour suivre la
souffrance de cet homme en sueur, en musique ou en lecture divine !
« Il est heureux dans son marathon ! » a commenté la femme.
Sans rien dire, elle s’est levée, a plié son journal. Elle a accordé un
dernier câlin à Harys, a posé un bref regard d’adieu sur moi avant de quitter
les lieux en murmurant : « Vous ne faites pas de sieste ? »
Harys, fatigué, accablé, l’a regardée sans faire le moindre mouvement.
Il est resté collé au bois du banc. Je sens l’automne dans le froufrou des
branches dansantes des arbres tristes. Cette saison me procure une sensation
exceptionnelle, peut-être parce que c’est la saison dans laquelle je suis né.
Je ne suis pas sûr que ce soit l’automne.

Un train n’en cache pas un autre


Sur notre chemin du retour, j’essaie d’oublier la femme au vieux journal
en fixant ma pensée sur l’image de Lara sans ses dessous. Avec sa tasse de
café posé sur son genou nu et sexy. Sa cigarette entre ses lèvres, sa croix,
son sourire et l’histoire de son père, de son pays plongé dans une guerre
démoniaque.
Et Myriam ?
Puis j’imagine Farida sur la tombe de sa mère ! Puis ma fille Tanila en
train de décrocher son exposition dans une galerie, dans un pays lointain !
Puis je pense à la vendeuse de menthe qui me tend son récipient plein de
pièces de monnaie !
Et Myriam ?

À table
Chaque fois que j’essaie d’effacer l’image de la femme aux aiguilles,
aux pelotes de fil et au vieux journal, je la découvre confortablement
installée au fond de mon verre de vin rouge !
Fuyant les journaux télévisés dans toutes les langues, je préfère prendre
mon dîner dans la cuisine en regardant les couleurs vivantes de ce
bougainvillier, sous la lumière jaune douce des lampadaires publics, qui
escalade esthétiquement et doucement le mur de clôture de cet immeuble
colonial.
Ce soir, je n’attends pas de visite et pourtant, je ne sais pas pourquoi,
depuis que je suis rentré chez moi, je n’arrive pas à détacher mon regard des
mouvements d’aiguilles de l’horloge murale, je compte les minutes et
même les secondes ! On dirait que je prédis d’un instant à l’autre la venue
d’une personne à moi chère.
J’ai envie de reprendre l’écriture de mon article sur la prostitution
enfantine syrienne à Alger et à Oran. La disparition de Myriam me pousse à
creuser un peu plus cette affaire.
Une main aux doigts fins et tremblants frappe à ma porte, à cette heure
tardive, la sonnette ne fonctionne pas. Il est presque minuit, vingt-trois
heures cinquante-trois minutes et trente-sept secondes, et je pense à la
vendeuse de menthe. L’aiguille des secondes est plus rapide que d’habitude,
et je pense à Farida dans les bras d’un autre, au Sénégal, pays du président-
poète Senghor ! Cinq coups doux sur la porte en bois massif. Les
percussions sont celles d’une femme. Je pense à la femme aux aiguilles et
aux pelotes de fil à tricoter ! Pourquoi est-ce que je pense à cette femme à
qui je n’ai osé demander ni son nom ni son travail ? Elle voulait sans doute
me confier son lien secret avec son vieux journal en espagnol. Je ne suis pas
sûr qu’il était écrit en espagnol, pourquoi pas en tamazight, la pluie
soudaine a précipité son départ.
« Tu pues de la bouche ! »
Un groupe de chats mâles errants miaulent, se négocient entre eux une
jeune chatte en chaleur !
D’un seul trait, j’ai bu mon verre de vin, et j’ai débouché une nouvelle
bouteille. Je me rends compte que je suis en train de penser à elle. Cinq
jours que je suis comme hanté par l’image de la vendeuse de menthe, et je
m’efforce de l’oublier ! Cette fille m’encercle par l’odeur de cette plante
excitante, par son silence de papillon et par ses pièces jaunes de monnaie
dans le récipient en plastique.
Harys, lui, pense à la chienne de la vétérinaire.

L’art judéo-arabe
Aujourd’hui, j’ai décidé d’établir une nouvelle habitude dans mon
quotidien : accomplir une sieste de quelques minutes, entre quatorze heures
et quatorze heures trente. Cela s’appliquera également à Harys. Nous
sommes soumis aux mêmes règles du jeu de la vie depuis onze ans, un peu
plus.
La sieste est un art judéo-arabe.
Enfant que j’étais, je me souviens que pendant les journées caniculaires
d’été tous les habitants du village ou presque accomplissaient leur sieste,
entre quatorze heures et seize heures. À cette heure personne ne bougeait
dans le village. Je m’ennuyais mortellement. Le silence régnait dans toutes
les maisons, entrecoupé de temps en temps par des halètements et des cris
charnels lancés par les tantes et les cousines !
Vers seize heures, dès que le soleil entamait sa majestueuse descente du
ciel bleu vers un ouest orange, l’arôme du café proliférait dans le village,
d’une maison à une autre. J’adorais prendre ma tasse de café en compagnie
de mon grand-père, entouré de mes sept sœurs et de mes deux oncles.
De cette fenêtre entrouverte donnant sur la baie d’Alger, je fixe le ciel
dégagé, l’image de la femme aux aiguilles et à la pelote du fil de soie ou de
coton me taraude.
La morale n’est pas dans les institutions, elle est dans la culture, dans le
niveau de la civilisation.
J’apprécie le mal de tête matinal causé par la mauvaise boisson
alcoolisée consommée la veille.

Myriam
Lara monte en vitesse. Ses coups sur la porte n’ont pas la même
musique que d’habitude.
« Myriam, Myriam mon hôtesse, est à Raqqa, capitale de Daesh. La
police m’a confirmé cela aujourd’hui. J’ai passé toute la matinée au
commissariat. »
Pour la première fois, on n’a pas fait l’amour. Je l’ai regardée dans les
yeux, elle était perdue. Moi aussi.
Myriam à Raqqa !

Le jardin
Selon la tradition judéo-berbéro-arabe, j’ai accompli ma sieste d’une
demi-heure ! Précisément vingt-sept minutes. À la hâte, je me suis préparé
une tasse de café coriace. Et nous sommes sortis, Harys et moi. Dès que j’ai
mis le pied sur le trottoir, l’image de la femme tricoteuse m’a sauté à la tête.
M’a hanté, noyé dans l’odeur de la menthe ! Poussé par une force magique
ou je ne sais quoi d’autre, je me suis dirigé droit vers le jardin public. J’ai
oublié le rendez-vous chez la vétérinaire. Harys a le vertige. Aujourd’hui, je
suis sans livre. Pour la première fois sans lecture, voilà un mauvais signe.
Sans un livre sous les yeux, je me sens comme déboussolé. Égaré. Je ne suis
pas moi ! Le gardien du jardin, un homme grand et fort à la barbe longue
mal entretenue, un grand bâton à la main, menace un couple qui se cachait
entre les arbrisseaux. La jeune femme voilée porte un jean de marque en
dessous de sa djellaba islamique, elle quitte les lieux avec précipitation,
sans rien dire. Elle ressemble à celle de la dernière fois qui hurlait sur le
banc et qui ne portait presque pas de dessous ! L’homme qui accompagnait
la jeune femme entre les arbrisseaux, une cannette de bière à la main, ne
ressemble pas au jeune homme de l’autre fois, il menace et insulte le
gardien.
« C’est ma femme selon la charia et la fatiha ! C’est une femme
licite ! »

Les rides du chien


J’ai pris place sur le même banc. Il fait légèrement frais. J’ai regardé
Harys dans les yeux. Il a de beaux yeux couleur amande. Je l’ai trouvé
épuisé. Des rides provoquées par la fatigue ou par l’âge se dessinent sur son
beau visage. Il est devenu sage. Lucide. J’ai débouclé sa laisse. J’ai dénoué
la mienne, toujours la même cravate, celle offerte par Lara. Je l’ai pliée et
l’ai glissée dans la poche droite de ma veste.
Attiré par la présence de Harys, un jeune homme, la quarantaine un peu
dépassée, un grand sourire affiché sur ses traits, s’est approché de moi. Sans
demander mon approbation, il s’est assis à mes côtés.
« Quel âge a-t-il, ce tigron ?
— Onze ans et quelques mois, j’ai répondu.
Harys m’a regardé en corrigeant : « Onze ans, dix mois et sept jours. »
« Il s’appelle comment, ce beau tigron ? »
Harys s’est fâché. Je l’ai entendu dire, sur le ton de la contestation : « Je
ne suis pas un tigron. Je suis le descendant, petit-arrière-arrière rejeton de
celui qui a gardé les Sept Dormants pendant plus de trois siècles ! »
« Harys.
— C’est un beau prénom, sûrement vous l’avez piqué dans un roman
américain ou britannique ? Est-ce le nom d’un personnage principal ou
secondaire ?
— Pas du tout, ce n’est que le nom d’un dieu africain.
— Effectivement, ce petit chou ressemble à un dieu que je croise
souvent dans mes rêves. Depuis mon enfance, depuis que j’ai commencé à
rêver il y a de cela quarante ans, un peu plus, je ne rêve que des chiens. J’ai
plein d’histoires sur les chiens de mes rêves, toutes races confondues.
— Je n’aime pas le mot “race” – en le regardant, j’ai découvert quelque
chose de surprenant dans le fond de ses yeux larmoyants.
— Si vous voulez, je peux vous raconter quelques-uns de mes rêves. Ils
forment un gros livre et ils sont superbes. Moi, j’aime les chiens, les
chevaux, les fourmis et les lapins un peu moins. »
De sa poche, il a sorti un morceau de chocolat. Aussitôt les yeux de
Harys ont brillé. Ils sont devenus étincelants malgré la fatigue.
« Il adore le chocolat, j’ai dit au monsieur qui dégageait une odeur de
sardines et d’ail.
— Moi aussi j’aime le chocolat, j’ai goûté à toutes les marques… » Il a
marqué un temps d’arrêt puis il a ajouté, tout en caressant sur la tête de
Harys : « Depuis mon adolescence je me suis adonné à l’élevage des
oiseaux. Les canaris sont l’amour de ma vie. »
Il a brandi devant mes yeux un beau petit livre usé sur les oiseaux, de
belles images en couleurs.
J’ai regardé son visage, je l’ai trouvé identique à un canari. Homme-
canari. Il a un bec à la place du nez, ses longs cheveux bien coiffés et huilés
tombant sur les bords de son crâne chauve couvrent ses grandes oreilles,
ressemblent au plumage. Son rire ressemble à un bruissement d’oiseau,
comme un chant plaintif.
« Dans mon appartement, j’ai une chambre réservée uniquement aux
canaris, je possède soixante-douze cages. Chaque cage est désignée par un
numéro et chaque oiseau par son nom. J’adore les canaris. Mais, pour moi,
l’élevage de cette race d’oiseaux (je n’aime pas ce mot, race !!) est aussi un
commerce, malheureusement ! Mon pain. L’argent. Je vends mes canaris et
le lendemain je pleure leur absence ! J’ai hérité cet art, l’art d’élever les
oiseaux, de mon grand-père maternel. Il s’appelait Haj Moumène et il fut
musicien, jardinier, éleveur de canaris et apiculteur. Mon salaire de facteur
ne me suffit pas pour nourrir ma famille. Un salaire mensuel qui ne couvre
pas les frais de dix jours. Je suis le père de trois enfants ; deux garçons et
une fille, tous scolarisés dans une école publique islamisée. Je préfère la
fille aux deux garçons. Pardonne-moi, je les aime tous. Ils ont toujours de
bons bulletins, je les ai éduqués comme j’éduque mes canaris ! Ma fille
s’appelle Lilia. Depuis la mort de mon beau-père d’un cancer aux poumons,
il y a de cela quinze ans et quelques mois, ma belle-mère est venue vivre
avec nous. Elle est trop exigeante, cette belle-mère, trop encombrante.
Fuyant ma belle-mère j’ai quitté la maison. Je ne l’aime pas. »

Ayache
Le facteur s’appelle Ayache. Le nom de sa belle-mère est Aïcha ; il me
l’a répété une douzaine de fois. Il est trop bavard, ce facteur ! On raconte
souvent que c’est le propre des coiffeurs, qui sont connus pour leur culture
du bavardage, mais ce n’est pas vrai. J’ai voulu changer de banc, mais son
histoire, sa façon de raconter, sa naïveté et sa sincérité m’ont cloué au bois
du banc. Je voulais savoir la fin de l’histoire des canaris et la fin de sa belle-
mère Aïcha qui a la langue piquante !
Harys tousse, sa crise respiratoire s’accentue, de plus en plus il n’arrive
pas à marcher correctement. Il boite. Il perd l’équilibre. Il tombe sur le
carrelage.
Ma belle-mère à moi, Sultana, utilisait un dentifrice à base de menthe
forte. Elle faisait attention à la santé et la propreté de ses belles dents. Je
n’hésitais pas à brosser mes dents en me servant de sa brosse personnelle.
Je trouvais son dentifrice et sa brosse à dents érotisants ! J’adorais enfoncer
ma langue dans sa bouche mentholée !
Elle ne m’a jamais dit : « Tu pues de la bouche ! »
Raqqa
Fuyant la guerre et l’islamisme, Lara s’est réfugiée à Alger, chez
Myriam. Et voici Myriam l’Algéroise qui part pour Raqqa en Syrie.
J’ai mal à la tête !

Mariage
Le premier jour de son mariage, Ayache, le facteur du quartier depuis
vingt-cinq ans, a offert à son épouse une cage faite de roseau spécial,
achetée à Tlemcen, avec un beau jeune canari de deux semaines.
Les meilleures cages artisanales viennent de la ville de Tlemcen,
confirme Ayache.
Je déteste les cages et les villes qui fabriquent les cages !
Sa femme qui elle aussi s’appelle Aïcha a suspendu la cage avec son
locataire au mur de la cuisine, juste au-dessus de l’évier, afin d’écouter son
chant et ne pas oublier de lui donner à boire et à manger. Au bout de
quelques mois, une amitié rare et solide a été tissée entre l’oiseau et la
femme. Cette relation a duré dix-sept ans.
« Je ne savais pas que les canaris vivent dix-sept ans ! » ai-je dit à
Ayache.
L’oiseau est devenu capable de reconnaître la voix d’Aïcha parmi tant
d’autres. Dès que cette dernière franchissait la porte de la cuisine, le canari
bondissait de bonheur. En sa présence, il n’arrêtait pas de lui chanter ses
plus belles mélodies. Le jour de la mort de l’oiseau, un jour d’été humide et
torride, Aïcha l’a pleuré comme un de ses enfants. Pendant deux semaines,
elle s’est abstenue de manger, jurant de ne pas rentrer dans la cuisine. Elle
n’a pas pu supporter l’absence de son canari, elle a été prise d’une
mélancolie qui l’a emportée en trois mois. Elle est morte de tristesse.
Soudain Ayache a oublié l’histoire du canari et a commencé à pleurer sa
femme Aïcha.
Moi, en l’écoutant je pensais à Sultana ma belle-mère enterrée au
cimetière Zadiq !
J’avais envie de fumer un joint !

Téléphone
Je me préparais à dormir, quand le téléphone a sonné. En sursaut, je me
suis précipité afin d’arriver au salon, au fond du couloir, avant la fin des
sonneries. J’aime la sonnerie de ce vieil appareil téléphonique que j’ai
acheté dans un bazar de Fès, il y a de cela une vingtaine d’années. Le
vendeur m’avait dit : « Cet appareil appartenait au gouverneur de la ville ; il
fut le premier qui a parlé au téléphone dans cette ville sacrée. »
Harys m’a suivi difficilement, en toussant, jusqu’au salon. J’ai pris le
combiné, en criant une dizaine de fois « Allô, allô !! ». Le silence, à l’autre
bout du fil. J’ai entendu un bruit de respiration, comme si quelqu’un ne
voulait pas ou hésitait à parler. J’ai patienté quelques instants puis j’ai
raccroché et suis retourné au lit. Le sommeil s’est envolé. Harys, lui aussi,
est réveillé. Il est venu s’accroupir au pied du lit. Il tousse.
À peine ai-je ouvert La Dernière Allumette, un roman de David Dodge
que je lis pour la deuxième fois depuis que Farida a quitté le domicile
conjugal, voici que la sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Harys me
regarde, je me glisse hors des draps et je bondis vers le salon. Je sais qu’il
n’y aura pas de voix. Je me dis : Peut-être est-ce Lara l’insomniaque qui
n’ose pas parler, qui n’ose pas me demander une cigarette ou me dire son
désir de monter dormir dans mon lit ! Elle m’a déjà appelé pour exprimer la
souffrance d’une insomnie incontrôlable, surtout depuis la disparition de
Myriam. Lara surmonte sa solitude par son appétit de faire l’amour. Cela lui
arrive tous les mois, à une date précise : la quatrième nuit après la fin de ses
règles. Des insomnies à cause aussi de sa phobie de la noirceur des nuits du
samedi.
Allongé sur le canapé, je surveille l’appareil téléphonique de Fès !
L’appareil ne dit rien, ne parle pas.
Harys ronfle !

Paradis
C’est une question qui m’interpelle souvent, je voulais la partager avec
Harys : « Dans les livres divins, le paradis est décrit comme un lieu où on
peut trouver toutes sortes de fruits, du lait, du miel, des houris, des lits, de
l’or, de l’argent mais, est ce qu’on peut trouver de la poésie, des beaux
romans, des salles de cinéma, des théâtres, des smartphones… ? Est-ce
qu’une vie éternelle peut exister sans ces plaisirs ? »

Chemin
Depuis qu’elle a quitté la maison, Farida a voulu essayer une deuxième
vie, sur une autre rive, à une autre vitesse.
Des fois je me dis : Certes, ce sont ces livres entassés, éparpillés dans
tous les recoins de cet appartement, qui ont fait décamper Farida. Quand on
lit beaucoup on ne parle pas à notre partenaire, ou pas assez. Elle aussi était
enfermée dans les secrets historiques des gravures du Tassili, dont le génie
artistique préhistorique l’a troublée.
Elle était seule.
J’étais seul.
Aujourd’hui, je suis en compagnie de Harys !

Le facteur
La fonction de facteur est en voie d’extinction. Je guette Ayache le
facteur du quartier et j’espère une lettre de Farida ! Je n’ai pas perdu espoir
de recevoir un jour une carte postale avec au dos quelques mots à propos de
la ville qu’elle a choisie pour vivre. J’aime son écriture dont les lettres sont
alignées avec précision comme sous la plume d’un bon élève de cinquième
année primaire, sur la page d’un cahier d’école à carreaux :
« Mes jours sont faits de ponts, de chemins, de gares, d’aérogares, de
départs, d’arrivées, d’échappées, de retours. Et encore… »
Bizarre, le téléphone ne sonne que la nuit, à une heure tardive, très
tardive plutôt. Toujours à la même heure : à deux heures et treize minutes
du matin, heure locale. Et comme à chaque nuit, à la même heure, je me
trouve fasciné par la présence de cet appareil téléphonique de cuivre jaune
posé sur cette petite table poussiéreuse, au salon. Je fixe l’appareil
téléphonique et je m’imagine gouverneur de Fès, vêtu d’un caftan brodé de
fils d’or, ma canne d’empereur à la main, entouré d’esclaves africaines avec
des boucles aux oreilles et des anneaux dans les lèvres, en train de parler à
une de mes cinq épouses, c’est la dernière et la plus jeune de toutes. (Je
pense à Bokassa !) Et je m’imagine, moi Moul, maître de Harys, en
gouverneur de cette énigmatique ville d’Alger. Je compose le numéro de
téléphone de Lara, puis je renonce à lui parler à cette heure tardive. Je suis
certain qu’elle est réveillée ! Qu’elle attend de moi un appel ! Je raccroche
et je médite sur l’appareil du gouverneur de Fès. Je compose le numéro de
téléphone de Sultana ma belle-mère, décédée il y a de cela quelques mois.
Je ne me souviens pas de la date exacte de sa mort. Il sonne de l’autre côté,
j’imagine son appareil dans la chambre à coucher, j’attends la fin de la
sonnerie, personne ne répond, puis je me rends compte que Sultana n’est
plus de ce bas monde. Et je recompose son numéro de téléphone.
Je me sens seul !
Je compose une troisième fois le numéro de Sultana, et j’attends sa voix
dans la tombe !
Pour que les services de la poste ne procèdent pas à la résiliation de la
ligne téléphonique de Sultana, je passe une fois tous les deux mois pour
payer la facture d’abonnement avec zéro consommation. Je ne veux pas que
cette ligne soit coupée !
J’aime former son numéro tous les soirs même s’il n’y a pas de réponse,
je laisse toujours un message vocal !
Il y a une voix !

Quartier
Tout le monde dans le quartier parle de la disparition mystérieuse de
Myriam. Une chaîne de télévision a diffusé quelques images d’une vidéo où
on voit Myriam : la silhouette d’une femme vivant à Raqqa, capitale de
l’État islamique, le visage dissimulé dernière un niqab intégral, en train de
menacer l’Occident athée et appelant les femmes musulmanes à la guerre
sainte sexuelle, djihad al-nikah !

Un autre jour
Il est onze heures, comme à l’accoutumée Harys attend Lara devant la
porte. Il guette le bruit harmonieux de ses pas grimpant les marches
d’escalier. Il la reconnaît par ses pas avant même qu’elle frappe à la porte.
Elle monte comme un papillon.
Aujourd’hui, Ayache le facteur n’a rien ramené. Pas de courrier. Je mets
ma robe de chambre par-dessus mon pyjama à rayures pour accueillir Lara.
J’hésite à lui ouvrir.
J’ai envie de retourner au lit, de m’allonger et de continuer à
m’imaginer en gouverneur de Fès en train de parler fort dans le combiné de
cet appareil téléphonique en cuivre jaune, bien épousseté !
J’ai raconté à Lara l’histoire de cet appareil téléphonique qui appartenait
au gouverneur de Fès. Elle m’a écouté jusqu’à la fin, cigarette au bec, un
long blanc de silence, puis elle m’a répondu par une longue conférence sur
l’histoire de la ville de Palmyre, la cité la plus ancienne au monde. Quand
Lara parle de ces choses sérieuses, la couleur de ses yeux se métamorphose.
Elle m’a fait un discours savant, sur le premier alphabet dans l’histoire
humaine.
« Le groupe extrémiste Daech s’était emparé le 21 mai de Palmyre, à
deux cent cinq kilomètres à l’est de Damas, après en avoir chassé les forces
gouvernementales, suscitant aussitôt la crainte pour l’avenir du patrimoine
syrien. Il a réduit en poussière plusieurs célèbres tours funéraires de
Palmyre en Syrie, traduisant une volonté systématique de détruire ce qu’il
reste des trésors de cette cité antique. Au cours des deux dernières
semaines, les djihadistes avaient déjà amputé ce site classé au patrimoine
mondial de l’humanité de ses plus beaux temples, ceux de Bêl et
Baalshamin, détruits à coups d’explosifs. Les djihadistes considèrent les
statues ou fresques représentant des hommes ou des animaux comme de
“l’idolâtrie” et ont déjà détruit pour cette raison plusieurs trésors
archéologiques en Irak et en Syrie. »

Aimer
Harys aime Lara, un peu plus, quand elle est triste. Il n’arrête pas de
détailler ses traits, reflétant une image transparente et angélique.
J’adore faire l’amour à Lara quand elle est triste !!
La femme est séduisante quand elle est soucieuse !
Lara a allumé une nouvelle cigarette. Elle m’a allumé en même temps !
Après deux profondes bouffées, elle m’a dit : « Farida, ta femme n’a pas
téléphoné, j’espère qu’elle n’est pas aux côtés de Myriam à Raqqa en Syrie,
pour une guerre sexuelle sainte, djihad al-nikah ? » Pour la première fois
Lara évoque le nom de Farida. Elle m’a regardé en disant : « Tu es fatigué,
il faut que tu retournes dans ton lit. » Elle m’a conduit jusqu’au lit et elle
s’est glissée à mes côtés, entre les draps qui sentaient l’odeur de la menthe
et du vin. Je me suis débarrassé de la robe de chambre et du pyjama. Elle
s’est retournée pour écraser sa cigarette dans le cendrier qu’elle avait
ramené avec elle du salon. Elle s’est débarrassée de ses vêtements légers,
une courte jupe. J’ai senti son corps chaud, sans ses dessous, collé à moi. Sa
respiration pleine de mélancolie sentait le tabac !
Je l’ai prise dans mes bras, elle a commencé à pleurer le destin de la
ville de Palmyre.
Elle a crié : « Myriam, Myriam, Myriam !! »

Menu
Quand je me réveille, il est déjà quatorze heures passées. Lara écoute
les informations sur les ondes de Radio Monte-Carlo en préparant la table
pour le déjeuner : un steak, des frites bien dorées et une grande assiette de
salade composée de tomates, d’oignons, de menthe et de persil ! Elle a les
cheveux relevés, je l’ai surprise en l’embrassant sa nuque nue, avant même
qu’elle se retourne vers moi, je l’ai poussée doucement contre l’évier, j’ai
soulevé la jupe courte, pas de dessous, et je l’ai pénétrée ! L’amour dans les
odeurs d’ail et de sauce tomate n’a pas d’égal !
J’adore surprendre Lara, à n’importe quel moment, dans n’importe quel
coin de l’appartement, quand nous faisons l’amour à l’improviste ; sur la
table de la cuisine, dans le hall, par terre sur quelques romans, adossés aux
rayons de livres qui nous tombent sur la tête ou sur le dos. Elle aussi adore
être abordée, comme ça, inopinément, dans la baignoire remplie d’eau tiède
avec de mousse jusqu’aux bords et la musique qui arrive d’une radio
oubliée allumée sur la station francophone : Alger chaîne trois ! J’adore lire
les titres des recueils de poésie, des livres d’histoire, de philosophie, ou de
la Sîra du Prophète tout en étant dedans !! Collé à Lara.
Je n’aime pas, Lara de même, qu’on fasse l’amour comme un vieux
couple sur un lit conjugal, matelas sur la face saisonnière correcte, à vingt et
une heures trente minutes pile, après avoir bien brossé nos dents !
Elle est séduite par le courage des femmes kurdes qui ont pris les armes
contre les islamistes de l’État islamique.

Je suis kurde
Aujourd’hui, en accueillant Lara sans ses dessous, tenant à la main un
journal, j’ai verrouillé la porte, je l’ai serrée contre le mur du couloir et je
l’ai défoncée. Elle a miaulé tout en me relisant la chronique d’Amin Zaoui
en éloge au courage de la femme kurde :

La fierté est kurde. Le courage aussi. J’ai toujours adoré la littérature


kurde, la musique et la nature pittoresque. Quand j’ai lu il y a de cela
quelques mois Foukahaou adhalam (Fekihs de l’obscurité) ou Hiyyaj el-
iwaz (Furie des oies), deux romans de Salim Barakat, je me suis demandé :
D’où puisent-ils, ces écrivains kurdes, leurs forces et leur magie des mots,
leur courage inégalé ?
Aujourd’hui, avec ce qui se passe en terre des Kurdes et sur ses
frontières arabes, j’ai parfaitement compris le génie de ce peuple forgé dans
la tragédie historique. Cette belle littérature tire son secret de la femme et
de l’amertume de sa tragédie historique.
Kobané, plutôt le combat dans cette ville extraordinaire, nous a bien
expliqué, nous a bien indiqué l’origine de ce feu sacré qui alimente la
littérature kurde. Le combat de Kobané est une leçon pour les Arabes, pour
les Turcs et pour les Iraniens qui persévèrent dans leur mépris envers les
Kurdes. Qui continuent dans l’exclusion d’un peuple avec tout ce qu’il a
d’histoire et de géographie. En somme ils persistent dans leur colonisation
du pays des Kurdes.
À travers les siècles, le peuple kurde a été triplement opprimé, par les
Arabes de la Syrie et d’Irak, par les Turcs et par les Iraniens. Pour la
première fois, en ces jours de Kobané la brave, les Arabes parlent sans
complexe de supériorité des Kurdes. Les Kurdes libérateurs ! Voici le
peuple opprimé, femmes et hommes en train de protéger les Arabes
despotiques et de libérer les terres arabes menacées par Daech. La femme
kurde, sur la première ligne du front, avec courage et détermination, libère
les Arabes et leur terre des mains de Daech. L’honneur kurde est une
femme.
Aujourd’hui, au moment où les Arabes se cachent dans les villes, dans
les zones vertes protégées par les Américains, les chiens, les avions sans
pilote et les satellites, les femmes et les hommes kurdes font barrage à la
peste de Daech et ses dérivés. Même privés, même interdits de construire
un pays indépendant, un pays pour eux, propre à eux, les Kurdes n’ont pas
reculé pour défendre la liberté menacée par Daech. Pour défendre les
enfants et la terre des enfants et des ancêtres. Pour défendre leurs terres et
celles de leurs despotes. Dépossédées de leur langue, face à Daech, les
femmes kurdes n’ont pas hésité à défendre les écoles, la matrice et la vie.
Et avec enchantement je relis Foukahaou adhalam (Fekihs de
l’obscurité) de Salim Barakat.
Suivant la libération de Kobané, sur les écrans, par les femmes kurdes,
j’imagine la liberté avec un pantalon large. Et le plus beau poème ressemble
à cette femme kurde armée, ornée d’une kalachnikov.
Le défi est une femme kurde.
Dans une fatwa, Daech et ses pairs disent : « Un musulman tué par une
femme, même dans une guerre sainte, n’accédera jamais au paradis. » Donc
la femme kurde de Kobané les a tous envoyés en enfer ! Tous en enfer.
Et je relis Salim Barakat. Et je suis kurde.

« C’est poétique ?
— Le sexe ou le texte ?
— C’est fort ?
— Le coup ou la chronique ? »

Senghor
« J’ai subi une opération d’amputation de mes deux seins », m’a
annoncé Farida.
Elle a raccroché sans me laisser le temps d’échanger quelques mots
avec elle. Il était deux heures du matin et treize minutes. J’ai quitté mon lit,
j’ai allumé la télévision, sans volume aucun. J’ai ouvert une bouteille de
whisky, je me suis servi une double dose. J’ai soif. J’ai serré Harys dans
mes bras. J’attends, je ne sais pas pourquoi, la voix du muezzin, c’est
l’heure de l’appel à la prière de l’aube. Sa voix me berce et m’aide à me
rendormir.
Je suis la voix du muezzin !!
Soudain, je me rends compte que j’ai sifflé la moitié de la bouteille.
À peine la tête sur l’oreiller que voilà le téléphone qui sonne. Je
décroche. « Je vis à Saint-Louis du Sénégal. »
J’ai ouvert un livre de géographie et j’ai vérifié la localisation de cette
ville.

Tanila
Sur le champ, j’appelle Tanila à l’autre bout du monde pour lui
demander si elle sait que sa maman s’est installée à Saint-Louis du Sénégal.
Ma fille ne répond pas.
J’appelle Sultana ma belle-mère, j’entends ses souffles, ses
gémissements, bien qu’elle ne soit plus de ce bas monde, elle me parle :
« J’ai besoin de toi, la terre sur mes épaules est pesante ! Il fait froid sans
toi ! »

La vétérinaire
J’ai envie d’aller voir la vétérinaire, de lui parler de la neige qui est
tombée, la semaine dernière, en Arabie saoudite ! Ne rien lui dire ! Voir la
couleur violette de sa djellaba saoudienne. Je ne suis pas sûr de la couleur
de sa djellaba. Cette fois-ci la santé dégradée de Harys n’est pas à la source
de ce rendez-vous ! Il prend régulièrement, avec rigueur, les trois
médicaments prescrits.
Dans son cabinet médical la vétérinaire possède deux exemplaires du
livre d’Allah, le Coran, posés sur son bureau ; l’un en arabe et l’autre en
français. J’aime sa voix ; elle ressemble à l’aboiement d’une chienne en
chaleur ! Elle est affective, toujours évasive. Elle pense à son amant
Merdem le Kurde, qui combat sur le front les djihadistes de Daech.
Je l’appelle, elle m’a reconnu, comme si elle attendait mon appel
téléphonique. J’obtiens un RDV pour Harys, bien sûr.
« Il n’a pas arrêté de tousser toute la nuit », ai-je dit à la vétérinaire. Ce
n’était pas vrai. Certes, il est de plus en plus fatigué par l’âge et les vertiges.
Elle m’a donné rendez-vous le jour même, à douze heures et quarante-cinq
minutes.
Je préfère aller voir la vétérinaire à cette heure-là où tous les employés
de l’état musulman sont à table ou dans les maisons d’Allah pour accomplir
la prière du midi ! Entre midi et quatorze heures, les établissements publics
ou privés se vident de tous leurs employés ou presque.

Université
Nous sommes le 21 juin, premier jour de l’été, c’est aussi jour de la fête
internationale de la musique, je reçois une carte postale de Farida. Elle
représente la ville de Nagasaki dévastée par la bombe nucléaire !!! Au dos
elle a écrit le paragraphe suivant : « J’enseigne l’histoire des gravures
rupestres du grand désert africain à l’université Gaston Berger. Je veux
mourir au soleil, m’enterrer dans le sable chaud ! »
La femme a besoin d’une des deux chaleurs : la chaleur des bras d’un
amant ou celle du sable du désert sauvage.
Rien sur l’amputation de ses seins ?

Mona
C’est elle, sans doute, Mona, mon ancienne professeure d’espagnol !
Elle a vieilli sans avoir perdu ses traits de beauté andalouse. Elle a quitté ce
pays pour y retourner vivre ou mourir. « Je cherche les doigts d’un certain
Lazar Berman, dans ce vaste pays », m’a-t-elle dit tout en tricotant. Je l’ai
reconnue à la forme magique de ses doigts, à la couleur de sa peau, à la
trace d’une petite cicatrice sur son genou droit, à la chaleur de sa voix et à
sa façon de glisser ses cheveux derrière ses oreilles. Elle n’a pas changé.
Pas trop. J’ai hésité à lui dire que j’avais été son élève au lycée polyvalent
de Tlemcen. Elle paraissait plus jeune que moi ! Elle ressemblait à la
vétérinaire ! « Je tricote un pull pour ma chienne, l’hiver sera dur, m’a-t-elle
dit sans lever les yeux de ses aiguilles. Ma chienne est chez la vétérinaire,
elle souffre d’une insuffisance cardiaque… Ma chienne s’appelle Laïka. »
J’ai commenté le nom de sa chienne sans lever non plus mon regard de ses
doigts hautement sculptés : « C’est le nom de la chienne la plus célèbre de
tous les temps, elle fut le premier être vivant mis en orbite, le 3 novembre
1957. Elle a été lancée par l’URSS à bord de l’engin spatial Spoutnik 2. Le
président soviétique Khrouchtchev a fait d’elle un membre du comité
central du parti communiste soviétique. »
D’un air attentif elle m’a regardé puis a marmonné : « Je n’aime pas
qu’on me parle de Staline. J’ai donné une grande partie de ma vie au parti
communiste espagnol et je ne le regrette pas. J’adore la poésie de Lorca,
Les Femmes d’Alger de Picasso et ma chienne Laïka. »
Comme j’avais évoqué le nom de Staline, elle a changé de place. Elle
s’est installée sur le banc d’à côté.
Maintenant, de loin, elle ressemble à Sultana. Puis je me suis rappelé
que je devais passer à la poste pour payer la facture de sa ligne
téléphonique.

Le chien dormant
Anxieux, Harys m’a murmuré à oreille : « Qitmir, le chien compagnon
des Sept Dormants, demeure notre aïeul le plus célèbre de tous les temps,
de toutes les races (je n’aime pas le mot race). Qitmir est béni par Dieu de
toutes les religions monothéistes, la chienne Laïka est une stalinienne, une
athée, un membre du KGB ! »
Je lui ai dit : « Tu parles comme un islamiste ! » Il m’a fixé d’un regard
souriant, doux mais affaibli.
Harys a vieilli. La femme qui ressemble à Mona ou à Sultana, elle aussi,
paraît trop fanée.

Conseil
Harys depuis son jeune âge, chiot, il n’a pas cessé de me répéter : « Ne
marche pas sur ma queue ! La queue est symbole de la fierté. L’orgueil.
L’honneur ! La queue pour un chien c’est comme la couronne pour un
empereur ou un roi ! »
Une fois, sans faire attention, je lui ai marché sur la queue. Il m’a
mordu le pied, je l’ai grondé. Il a pleuré. Il s’est retiré en dessous de la
banquette. Il y est resté caché toute la journée, sans boire ni manger. Moi
aussi je n’ai pas touché à mon repas ! Je n’aime pas me mettre à table seul
face à une assiette garnie de deux feuilles de salade verte et quelques olives
violettes, des têtes de frites et un steak cuit à point. Je déteste le bruit de ma
fourchette résonnant sur l’assiette en porcelaine, dans le silence de ma
solitude nocturne.
Seul, en pleine nuit, je veux crier, Lara, Lara, Lara. Puis je pense à
Sultana, et je forme son numéro de téléphone !! Sultana ne répond pas, non
pas parce que son téléphone est coupé mais parce qu’elle est décédée ! Les
morts ne répondent pas au téléphone. Ils nous parlent autrement ! Je
raccroche !

Un cœur
Harys : Quand ils m’ont fait venir ici, il y a de cela onze ans et quelques
mois, c’était contre ma volonté, malgré moi, personne n’a demandé mon
avis. Je ne cherchais pas de toit pour cacher ma tête ; ni un espace rempli de
livres et de journaux, ni une Syrienne sans slip qui frappe à la porte tous les
jours à heure fixe : onze heures !
» Tout ce que je cherchais : un cœur qui bat pour moi. Ce cœur, je l’ai
trouvé. Ce cœur qui bat le bonheur pour moi, c’est celui de Moul. En toute
franchise, je ne regrette pas d’être là, même si je m’ennuie de temps en
temps et surtout les vendredis et durant les miaulements de Lara et les
hurlements de Moul au lit !! Ils n’arrivent jamais à calmer leur faux
aboiement !!
Les chiens ne ressemblent pas aux hommes, ne cherchent pas à
s’approprier un logement ou avoir un lot de terrain pour construire une villa
dont les fenêtres et les portes sont faites de barreaux en fer forgé. Les chiens
sont fous des chicanes de l’homme : « Crise du logement », « J’ai acheté un
logement », « Avant de se marier, il faut avoir un logement ». « Un pied-
terre !! »
Moi, comme mes pairs, sous un toit ou dans la rue sous le ciel ouvert,
nous ne cherchons qu’une place dans un cœur chaud. C’est facile de trouver
un trou de souris pour y vivre, mais pour tomber sur un vrai cœur
chaleureux, il faut faire sept fois le tour du monde !

Les livres
En été, dans cette belle ville d’Alger, où il fait humide et lourd : pendant
ces jours longs je déguste la sieste et durant les nuits courtes et claires je
médite sur les étoiles et sur la lune pleine ou partiellement rongée et je rêve
du corps d’une belle chienne. Une chienne qui ne ressemble pas à Laïka la
communiste ! Qui ressemble plutôt à Lara sans slip !
Je suis arrivé sur les lieux, trois jours après que Farida a quitté son mari
Moul.
Depuis le jour où il a pleuré sur la tombe de Sultana sa belle-mère,
depuis l’heure où il a découvert que Lara ne supportait pas les dessous, j’ai
détecté des changements bizarres dans le comportement de Moul. Il s’est
métamorphosé en un être doux et transparent comme tiré d’un film
romantique italien des années soixante-dix, en noir et blanc. Assis dans son
fauteuil en cuir de vache usé sur les bords, le salon sobre, la télévision
éteinte, l’écran inerte, Moul ne lit que des romans anglophones. Roman sur
roman ! Depuis quelque temps, exactement depuis le départ de sa fille
Tanila, il s’est épris des écrivains anglophones Dos Passos, Paul Auster,
Henry Miller, James Joyce et je ne sais qui encore ! Dans un silence pieux
Moul lampe les mots et le vin simultanément tout en produisant un agréable
bruit de sa langue et de ses lèvres légèrement potelées. Gorgée sur une
autre, page après l’autre, ne cessant de poser son regard sur moi à chaque
mouvement du verre, à chaque page tournée, comme pour s’assurer que je
suis à ses côtés en train de suivre sa lecture. Moul a peur de la solitude. La
nuit, il dort avec la lampe du salon allumée. J’aime m’asseoir à ses grands
pieds, allongé comme un lion sur un vrai tapis de laine pure acheté à
Ghardaïa. Sa façon d’ingurgiter son vin me fascine.
Je pense à la photo de ce chien gâté assis aux pieds de son maître, celle
que j’ai vue tant de fois dans un des livres scolaires de Tanila,
minutieusement rangés sur une étagère en verre dans sa chambre.
« Les livres scolaires d’aujourd’hui ne font plus rêver. »
Il commence à pleuvoir sur la ville moite, une pluie qui annonce
l’automne ! Moul s’est servi un autre verre de vin. La pluie le rend heureux
et plus sensible encore !

La porte
Il est onze heures. La musique des pas retentit sur les marches de
l’escalier, précédée par un parfum secret, légèrement fruité ; la présence de
Lara me nourrit d’enchantement et d’extase. J’adore compter ses cinq doux
coups sur la porte en bois rouge. Je suis sûr que derrière l’autre porte, celle
d’en face, la voisine de palier guette à travers l’œilleton. Elle sait bien
qu’elle ne porte pas de dessous, mais ce qui préoccupe la voisine c’est le
port de la croix chrétienne autour du cou !! Ma voisine est au courant de
tout ce qui se passe chez moi. Ce qui se passe dans ma tête, dans mon lit,
dans ma poêle. L’œil qui ne dort jamais.
Cette voisine qui s’appelle Zahia ou Nezha, qu’importe, ne va pas
tarder, elle aussi, à frapper à ma porte. Ses coups sont violents et offensifs.
Elle me demande, comme à l’accoutumée, si je suis d’accord sur le
changement de notre gardien d’immeuble. Elle commence à me raconter
l’histoire de ce jeune gardien, du nom de Kader ou Karim, qu’importe, qui
consomme sans gêne du vin à la bouteille, à l’entrée du bâtiment, sur les
premières marches d’escalier, pendant le mois du ramadan, les vendredis, le
nuit tard, à midi, et qui n’hésite pas à embrasser sa petite copine derrière le
grand portail de l’immeuble, pendant le mois du ramadan, les vendredis, les
samedis… ! Il n’a pas une seule copine ! Une douzaine, et elles sont toutes
des voilées !
Je n’arrive pas à suivre ses histoires, je n’entends rien ! La voisine
parle, parle, parle, et moi je pense aux fesses de Lara sans slip !

Lara
Elle a pris Harys dans ses bras. Elle l’a embrassé sur la tête, entre les
yeux : « Il sent l’odeur du shampoing. »
De plus en plus, la santé de Harys se dégrade. Il n’arrive pas, ou
difficilement, à tenir debout sur ses quatre pattes !
Il rampe sur le sol, mais toujours éveillé !
J’ai regardé Lara, instantanément elle a baissé les yeux, je l’ai imaginée
sans slip. Rien en dessous de la petite jupe à carreaux qui lui arrive en
dessus des genoux. Depuis le premier jour où on a fait l’amour, le jour où
elle m’a offert la cravate de soie parfumée, j’ai constaté que Lara ne
supportait pas les dessous. En l’embrassant sur la bouche, je l’ai serrée
contre moi, j’ai tendu la main sous sa jupe. Et je m’exclame : « Bah, il n’y a
rien !! » Nous nous sommes lancés dans une suite d’éclats de rires et nous
avons sauté sur le lit défait !!

Mona
Moi, Mona : Quand j’ai quitté la ville de Tlemcen, elle était sous le
soleil fort de juin, noyée dans des festivités populaires à l’occasion de la
fête de la cerise et de celle de l’indépendance. Je n’ai pas pensé que je
quittais cette belle cité pour la dernière fois, définitivement. Je rentre à
Madrid, plutôt dans mon petit village natal, Escurial, situé à une
cinquantaine de kilomètres vers le nord-ouest de la capitale.
» Beaucoup de touristes venaient des quatre coins du monde dans mon
village pour visiter le palais royal et surtout sa légendaire bibliothèque,
renommée par ses riches fonds en manuscrits rares. Inondée par l’odeur
magique des manuscrits qui remontent aux siècles lointains, en cet été, je ne
sais comment ni pourquoi, je suis tombée amoureuse d’un spécialiste en
manuscrits arabo-islamiques. L’amour a besoin de s’enrouler dans le
parfum des livres. Dès nos premiers regards croisés, j’ai aimé en lui ses
gants roses protégeant des doigts longs et grands. La femme tombe
amoureuse d’un homme d’abord à cause de la beauté de ses mains ! De la
journée je n’ai cessé de lire ce qui scintille dans le bleu émeraude de ses
grands yeux émouvants. Les regards se frôlent sans faire de bruit. Les
regards font des égratignures sur les cœurs. Le regard réveille le séisme !
Hafiz, ceci est son nom, est d’origine persane, il fut responsable du service
des manuscrits orientaux (arabes, hébreux, persans et turcs) à la
bibliothèque de l’Escurial. Il parle parfaitement cinq langues étrangères, en
plus du français. Hanté par la poésie d’Omar Khayyâm et par Les Enfants
de minuit de Salman Rushdie. Il apprend par cœur les quatrains dans leur
langue d’origine, le persan, et dans leur traduction en hébreu, en arabe et en
espagnol.
Un train cache un autre, ainsi j’ai oublié Lazar !

Paroles
Assise sur le banc à mes côtés, Mona parle comme un livre ouvert. Ses
phrases sont bien faites, correctes, bien construites, comme dans un livre de
contes pour enfants. Sa voix est pleine et haute. Son regard n’est pas
retourné aux aiguilles de tricotage dansant entre ses doigts légèrement
vieillis. La vieillesse féminine commence par les doigts !
Harys est étonné, moi aussi.
Sur un ton respectueux, j’ai dit à la dame : « Ne m’en veuillez pas, j’ai
un trou de mémoire, je vous ai prise pour une amie perdue de vue il y a de
cela une vingtaine d’années, un peu plus, un peu moins, je ne sais plus ! »
En réalité, je voulais lui dire : « Vous ressemblez à ma femme Farida, qui
m’a quitté pour aller vivre avec quelqu’un d’autre, au Sénégal », mais je me
suis retenu de peur qu’elle me prenne pour un fou.
Puis je fixe les yeux de la femme assise à mes côtés, et je la trouve
identique à Lara. Je voudrais faire passer ma main en dessous de sa jupe
pour vérifier si elle porte des dessous. Je suis certain que la femme ne porte
pas de slip. Ses yeux tranquilles noyés de timidité le disent franchement.
Quand la femme ne porte pas de slip, elle croise ses jambes l’une sur
l’autre, ses yeux changent de couleur et les lobules de ses oreilles
deviennent roses. Quand j’ai tendu ma main en direction des jambes de la
femme, dont le regard était suspendu aux mouvements récurrents des deux
aiguilles, les yeux grands ouverts de Harys ont immobilisé mon geste. Mon
bras est resté figé dans l’air !
Le bonheur ou l’honneur ?

Moi
Ce soir, j’ai froid, je me réfugie dans ma carapace.
Le vin a un autre goût !

Cinéma
Harys : Il fait tard, j’ai pris mon courage entre mes dents, de toutes mes
forces, et j’ai interrompu la lecture de Moul en lui disant : « Pourquoi est-ce
que nous ne faisons pas du cinéma, toi et moi ? Toi, tu ressembles à un de
ces comédiens italiens dans des films en noir et blanc, moi également je
suis de ces chiens du temps du noir et blanc. Il n’y a pas de star sans un
chien courtois qui attire l’attention des belles femmes séductrices ! » Moul
n’a pas été surpris de ce caprice qui m’a soudainement habité : l’envie de
faire du cinéma ! On dirait qu’il attendait de moi une telle déclaration. Je
suis rêveur ! Même si je suis vieux, fatigué et malade, j’aimerais bien jouer
dans un film romantique où il y aurait beaucoup de jolies femmes. Un film
d’amour charnel. Même si je dispose d’un grand flair, les films policiers ne
m’intéressent pas. C’est grossier ! Vulgaire ! Du sang ! Des flingues ! Les
lecteurs des romans policiers sont de futurs criminels ou des attardés
mentaux. Moul n’est pas un accro des polars.
Bavarde
Barricadé derrière des montagnes de livres, le nez entre les pages, la tête
dans les nuages, dès que Lara rentre, Moul abandonne son livre, sa lecture
ou son écriture. Cette belle femme parle comme une radio des atrocités de
la guerre dans son pays, de son père qui adore l’araq, de la terrasse de la
vieille maison abandonnée, du crépuscule et des larmes du père Antoine
Abou Chadi, de son premier roman, qu’elle a lu à l’âge de quatorze ans, Je
ne dors pas, de l’écrivain égyptien Ihssan Abdel Koudouss, de son chat
écrasé par un char, des portraits du président syrien, des nuages de
moustiques qui attaquent la ville de Damas pendant le mois de novembre,
de l’odeur du mazout pendant l’hiver froid, d’un poète controversé appelé
Adonis, de son vrai nom Ali Ahmed Said Esber… Lara/radio est capable de
parcourir les quatre saisons en un quart d’heure. Dynamique. Souriante.
Explosive. Intelligente. Audacieuse. Triste. Vaincue. Victorieuse. Elle fait
tourner la tête de Moul en évoquant des histoires de famille, des amis, des
animaux, des recettes syriennes, la guerre dans sa ville et son père qu’elle
n’arrive pas à comprendre, est-ce qu’elle l’aime ou le maudit ?
Toutes les femmes sont bavardes avant de sauter au lit !
Le lit est un espace réservé aux hurlements charnels et non aux débats
philosophiques ou politiques.
Chaque lit a sa guerre sainte !

Baiser
Je cours vers Lara pour qu’elle me fasse des câlins, je lui lèche la main
et la jambe. D’une voix enrouée par la cigarette forte, elle fredonne une
chanson triste et romantique qui parle de canaris et de la solitude des belles
femmes.
Lara est toujours de bonne humeur, même quand elle raconte les
horreurs de la guerre qui ravage son pays, la Syrie. Elle me prend dans ses
bras et me comble de bisous sur la tête et sur le cou. Moi Harys, dans ses
bras, je me vois comme un bébé humain et je me sens incommodé. Je refuse
d’être un bébé humain. Les humains n’ont que deux pattes. Ils sont
méchants, ces enfants humains. Ils me prennent pour un jouet. Je n’aime
pas jouer avec les enfants humains, ils sont incivils. Ils n’ont rien dans la
tête, discourtois. Ils sont violents dans le geste et dans le verbe.

Pourquoi
« J’ai la phobie de vieillir ! » Sultana ma belle-mère n’arrêtait pas de me
répéter cette phrase.
« On devient vieux dès qu’on cesse de sourire à son amant, avais-je
répliqué.
— Je commence à ne plus rêver comme il y a de cela dix-sept ans. La
vieillesse commence par la perte du miel du rêve ! » Elle avait quelque
chose dans la voix. Un pleur coincé !
« Est-ce que la vieillesse chasse l’appétit de l’amour charnel ? » Elle
m’a dit cette phrase tout en se déshabillant. Je l’ai pénétrée, elle était dans
les nuages !! Une tigresse !
Je pense à ma belle-mère Sultana, à son corps gracieux.
Nous avons fait l’amour la première fois le jour de la naissance de
Tanila.

Voix
Moi, Harys je trouve dans la voix de Lara une clochette charmeuse,
notamment avant de faire l’amour, avant de hurler comme une louve sur le
lit défait, les draps jetés par terre. J’aime bien l’écouter citer pieusement les
noms des fleurs, dire leur nom latin, leur couleur et leur parfum, énumérer
les noms des villages de son pays, les noms des marques d’araq, les
surnoms des voisins et des voisines, les jeunes qui excellent dans la danse
debqa, les rites de la messe du dimanche dans la petite l’église du quartier
chrétien de Bab Touma. Une femme arabe qui parle du Christ en faisant le
signe de la croix !
J’aime Lara, et j’aime son prénom. Au début je pensais que c’était une
romaine. Elle a des belles mains qui ressemblent à deux moineaux. Douces,
fines et petites. Dès qu’elle commence à chanter, sa voix splendide
m’hypnotise et je n’arrive pas à me retenir. Je fais pipi sur moi, sur le tapis
de Ghardaïa, quelques gouttes pas plus ! C’est plus fort que moi ! Cette
voix mystique et majestueuse de Lara me déstabilise, me désarme. Me
trouble. Je suis sensible aux belles voix et aux parfums chauds. Les klaxons
des voitures et les cris des enfants me torturent.
Moul m’a toujours qualifié d’alarme vivante.

Sable froid
Une carte postale est glissée dans la boîte aux lettres : « Je ne veux pas
mourir comme ma mère. Elle est décédée, affectée par ton absence ou ton
indifférence. Je veux dormir pour ne plus me réveiller le lendemain. Je veux
mourir comme la reine des abeilles. Il fait froid dans ce pays de soleil et de
sable chaud ! »
J’ai relu deux fois ce qui est écrit au dos de la carte postale. Elle
représente l’image d’une femme fuyant la guerre et qui ressemble à Lara ?

La route
En rentrant chez moi, après une brève visite chez la vétérinaire.
Essoufflé, l’aboiement de Harys ne sonne plus comme avant. Sa voix est
comme éteinte. Au deuxième étage, j’ai croisé la voisine dont l’œil ne dort
jamais. Celle qui s’appelle Nazha ou Zahia, qu’importe. Debout sur les
marches d’escalier, une serpillière sale à la main, son grand sourire bien
tracé sur les lèvres et au fond des yeux, on dirait qu’elle n’attendait que moi
pour dire quelque chose d’urgent et d’important. Je l’ai saluée. Elle m’a
répondu sur un ton enchanté : « Elle est partie, ta roumia ! Avec sa croix
autour du cou !! Une roumia qui parle arabe, jamais vu !! » J’ai continué de
grimper les marches portant Harys dans mes bras. J’ai remarqué que son
souffle s’était précipité en entendant la voisine me parler du départ de Lara
sur ce ton de ravissement. Avant d’ouvrir la porte, j’ai remarqué qu’il y
avait une lettre glissée en dessous.

Passage piétons
C’est le dimanche, jour des morts dans les pays du Christ. Réveillée tard
comme à son accoutumée, Tanila décida de descendre s’acheter une
plaquette de chocolat chez l’épicier du dimanche, Abraham le Tunisien qui
joue magnifiquement du luth, pour écouter une fois de plus l’histoire de ses
ancêtres, qui étaient de père en fils les gardiens d’el Ghariba, la Ghriba, la
plus ancienne synagogue d’Afrique, sise sur l’ile de Djerba.
« On raconte que ce lieu de recueillement a été construit après la prise
de Jérusalem et l’incendie du Temple de Salomon par l’empereur
Nabuchodonosor II en 586 av. J.-C. L’un des prêtres appelés Cohanim
aurait emporté un élément du temple détruit qui aurait été inséré dans la
synagogue. D’après une autre tradition rapportée, l’endroit où s’élève de
nos jours la Ghriba était une colline à laquelle personne ne prêtait intérêt.
Un jour, les Juifs de Hara Sghira y découvrirent une jeune fille très belle
vivant seule dans une cabane faite de branchages. Entourée d’une aura de
sainteté, personne n’aurait osé venir la voir et lui demander la raison de sa
présence, par respect pour sa personne. Un soir ils virent la hutte en feu
mais craignirent de s’approcher, pensant que la jeune fille faisait de la
magie. L’incendie terminé, ils s’approchèrent de la cabane réduite en
cendres et y découvrirent la jeune fille morte mais épargnée par les
flammes. Réalisant alors qu’il s’agissait d’une sainte, ils comprirent qu’ils
auraient dû l’aider dans sa solitude et entamèrent la construction de la
Ghriba sur le site. »
« C’est moi cette fille El Ghariba, l’étrangère ! » a dit Tanila à Abraham
le Tunisien tout en lui demandant une plaquette de chocolat noir.
En traversant la route, un véhicule avec au volant un chauffard qui
conduisait à une vitesse déraisonnable a fauché le petit corps de Tanila.
On peut mourir en allant le dimanche chercher une plaquette de
chocolat. On peut trouver la fin de notre vie sur un passage piétons après
avoir écouté l’histoire de la jeune fille de Djerba.
La mort, comme la naissance, est une surprise. La mort est une histoire
comme tant d’autres !

La lettre de Lara
Cher Moul,
Je suis partie. Ne t’inquiète pas trop pour moi, je porte mes dessous
[dessin d’un petit cœur] ! Pour la première fois depuis que la guerre a éclaté
dans mon pays je porte un slip pour un voyage plus lointain encore ! Le
service d’émigration canadien a enfin accepté ma demande de refugiée. Je
pars pour un autre continent. Tu me disais toujours qu’il faut faire attention
quand on traverse une route même au passage piétons. J’ai bien écouté ton
conseil, même les dimanches je ferai attention avant de traverser une route.
Je porte ma croix. Et je porte l’histoire de Hafida que tu m’avais racontée ;
l’histoire de cette jeune fille de Tiaret qui voulait embrasser le
christianisme, qui a eu toutes les malédictions de la famille, du voisinage,
de l’administration et des religieux islamiques et musulmans.
Je t’aime, Moul, et j’aime Harys. Et j’aime l’odeur de la menthe en toi,
dans ta bouche.

J’ai lu la lettre à haute voix pour Harys et pour la voisine, que j’imagine
debout derrière la porte, l’œil sur le judas, en train de scruter ma réaction.
Je me sers un grand verre de whisky. J’ai mis mon costume noir et
j’appelle le service d’informations de l’aéroport pour me renseigner sur
l’heure d’arrivée du vol Montréal-Alger. Il n’y a personne, le téléphone
sonne et sonne encore dans le vide. Après sept appels je raccroche. Je
descends dans la rue chercher un taxi pour rejoindre l’aéroport. Quand j’ai
dit au chauffeur du taxi que j’allais accueillir la dépouille de Tanila, ma
fille, décédée dans un accident banal, sur le passage piétons d’une rue
secondaire, un jour de dimanche, dans un quartier résidentiel de Montréal, il
s’est muré dans le silence et a refusé d’encaisser le prix de la course. Il a
pleuré, en me laissant son numéro de téléphone tout en proposant son aide
et son assistance si j’avais besoin de me déplacer le jour de l’enterrement, et
il m’a proposé de prendre en charge un féqih pour le jour de l’enterrement
et trois bons lecteurs du Coran au cimetière.
« Un célèbre féqih et d’excellents lecteurs », m’a garanti le chauffeur de
taxi.
Le chauffeur parle et moi j’ai la tête ailleurs. Je souhaite enterrer Tanila
à côté de Sultana ma belle-mère.

Essaim
Quand une abeille mâle est sur le territoire d’une femelle, il détecte les
phéromones de sa partenaire grâce à ses pectines. (Et tu m’as repérée.) Les
premiers échanges entre les deux partenaires peuvent être brutaux (nos
bavardages fusaient aigus). La femelle peut piquer le mâle et le tuer (je ne
t’ai pas piqué et j’ai eu tort, et les remords me tuent à petit feu !).
Inversement, le mâle pique parfois la femelle pour la calmer. Il lui injecte
alors une petite quantité de venin qui sert en quelque sorte d’anesthésiant
(tu as souvent fait cela, mais tu ne m’as jamais anesthésiée). C’est en
général à la tombée de la nuit que les accouplements s’effectuent (l’heure
préférée pour faire l’amour c’était l’appel à la prière de l’aube). Le couple
se fait face à face et le mâle saisit les pédipalpes de la femelle afin de la
guider. Il l’entraîne alors dans une danse circulaire appelée « promenade à
deux » (tu n’as pas su me guider pour la danse à deux). Cette chorégraphie,
entrecoupée de haltes, peut durer environ cinq minutes à plus d’une heure
(nos moments d’amour durent à peine trois minutes !!). L’accouplement
peut parfois se finir en drame. Environ 40 % des femelles dévorent leur
conjoint à la fin de la fécondation (je ne l’ai pas fait, je ne t’ai pas dévoré, et
je le regrette).
Farida
Éclipse
J’ai rasé ma barbe, je me suis parfumé. Pourquoi est-ce que je me rase ?
Pourquoi est-ce que je me parfume ? Je me rends compte que je suis dans le
jardin public, celui qui porte le nom de ce martyr dont je n’arrive pas à me
remémorer le nom. Harys, de plus en plus fatigué par son insuffisance
cardiaque aiguë, est assis à mes côtés. Sur notre banc préféré. Il me regarde
comme pour me faire lui aussi ses adieux. J’évite de croiser son regard
profond et déstabilisateur. Je sens un frisson dans tout mon corps. Je guette
quelqu’un ! Je ne sais pas qui ! J’ai envie de parler à quelqu’un, lui dire
n’importe quoi sur n’importe qui. Harys a perdu sa langue. L’image de la
tricoteuse m’habite. Je me rends compte que ça fait longtemps que je n’ai
pas mis les pieds dans ce jardin, dont le nom m’échappe. J’ai froid et le ciel
s’est assombri, une pluie fine commence à tomber. Harys s’est approché de
moi comme pour se mettre à l’abri de la brusque ondée. Je le prends dans
mes bras en le couvrant de ma veste que je trouve sale, tachée aux manches.
Le gardien s’est approché de moi, un gros cadenas à la main, me demandant
de vider les lieux. « C’est l’heure de la fermeture. » Il me l’a dit en kabyle.
J’ai pris Harys dans mes bras et avant de quitter le jardin j’ai entendu le
gardien – il s’appelle Kaci – qui marmonnait : « La femme qui tricotait
n’est pas revenue au jardin, il y a de cela plus de trois mois !! »

L’ultime montée d’escalier


Harys me demande de le porter, il n’arrive pas à grimper les marches !
Je suis triste.
Harys n’arrive pas à marcher, il a le vertige. Le déséquilibre.
Je lui ai donné son médicament.
Il m’a regardé. Il avait le silence dans le regard.
Je lui ai caressé la tête, je l’ai embrassé entre les yeux. Il était inerte.
Je suis sorti dans la rue, j’ai hurlé fort.
Un homme errant dans sa tête, accompagné d’une infirmière maquillée.
L’homme était sans Harys, sans Tanila, sans Farida, sans Lara, sans
ombre… l’homme était dans sa solitude, assis sur un banc dans la cour de
l’hôpital psychiatrique Frantz Fanon de Blida.

1. Gilbert Bécaud, Nathalie (1964).


2. Jacques Brel, Ne me quitte pas (1959).
Retrouvez la bande-son du livre sur Spotify.

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