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Comment doit être le roi

dans ses paroles


TEXTE NOTES
TEXTE INTÉGRAL
• 1 . Autres possibilités : « faculté », « aptitude », « don ».
« Donayre » est un hapax dans les Parti (...)

1La parole est une disposition1 que seuls les hommes possèdent
et nul autre animal. Aussi, après avoir dit dans le titre précédent
comment doit être le roi dans ses pensées, nous voulons ici dire
comment il doit être dans les paroles qui naissent de celles-ci.
Nous exposerons ce qu’est la parole, son utilité, ses diverses
sortes, la façon dont il faut la dire et les torts qu’elle cause quand
elle n’est point dite comme il se doit.

Loi I. De la parole et de son


utilité
2Comme les sages l’ont dit, la parole, lorsqu’elle est véritable, est
chose par quoi celui qui la dit expose ce qu’il veut dire et ce qu’il
a dans le cœur. Et elle est fort utile quand elle est dite comme il
se doit car, grâce à elle, les hommes se comprennent les uns les
autres, de sorte qu’ils peuvent agir ensemble bien plus aisément.
C’est pourquoi tout homme, et à plus forte raison le roi, doit
prendre garde à ses paroles afin que celles-ci soient pesées et
réfléchies avant d’être dites. Une fois qu’elles sont sorties de la
bouche, nul ne peut faire en sorte qu’elles n’aient été dites.
Loi II. Des diverses sortes de
paroles et de la façon dont on
doit les dire
• 2 . La mengua étant essentiellement une falta mais en même temps
une deshonra, quelque chose d’erroné (...)

• 3 . Partidas, p. 330 (Admyte) : “Si acaesçiere que el iudgador


defie<n>da al abo-gado por alguna razo<n> de</n></n> (...)

• 4 . ‘Dicese de las palabras bajas y groseras’ (Alonso qui donne en


exemple ce passage des Partidas).

• 5 . Ou bien « ayant été celui qui avait mal dit ».

3Les sages ont dit qu’il est quatre sortes de paroles. La première,
lorsque les hommes disent des paroles appropriées ; la deuxième,
lorsqu’ils en disent de superflues ; la troisième, lorsqu’ils en
disent de défaillantes2 et la quatrième, lorsqu’elles sont
inappropriées. Et les paroles sont appropriées lorsqu’on les dit
correctement et à raison. Elles sont superflues lorsqu’on les dit en
trop3 sur des choses qui ne conviennent point à la nature du fait à
propos duquel on doit les dire. Et Aristote parla de cela au roi
Alexandre, comme pour lui donner un conseil, quand il lui dit
qu’il ne sied point au roi d’être très bavard [prolixe, loquace ; de
trop parler], ni de dire trop fort ce qu’il a à dire, sauf si les
circonstances l’exigent : user de trop de mots, en effet, avilit celui
qui les profère ; item parler trop fort lui ôte la mesure faisant qu’il
s’exprime sans élégance. C’est pourquoi le roi doit veiller à ce que
ses paroles soient toujours égales et avec de bons sons. Car les
mots qui sont dits sur de vils propos inutiles et qui ne sont point
beaux ni élégants tant pour celui qui les dit que pour celui qui les
entend et ne contiennent point de bon avertissement ni de bon
conseil, sont superflus et on les appelle grossiers4 parce qu’ils
sont vils et sans élégance et ils ne doivent pas être dits devant des
hommes de bien et encore moins par ces derniers et, à plus forte
raison, par le roi. De même, il ne convient pas que le roi dise des
paroles basses et sottes car celles-ci font beaucoup de tort à ceux
qui les entendent et beaucoup plus encore à ceux qui les
profèrent. Et à ce sujet Sénèque, le philosophe de Cordoue, dit
que toute chose qui est vilaine à faire, il ne sied point à l’homme
de la dire publiquement. Il est dit, en outre, que les mauvaises
paroles corrompent les bonnes mœurs. Nous disons, par
conséquent, que toute façon de parler qui correspondrait à celles
que nous venons de dire, serait superflue. Et le roi qui en userait
serait la proie des langues des hommes qui pourraient dire de lui
ce qu’ils voudraient, ce qui est une grande peine ici-bas ; et dans
l’autre siècle Dieu aurait à le châtier pour avoir été celui qui avait
mal dit5 alors qu’Il l’avait placé en lieu où il devait bien dire.

Loi III. Le roi doit empêcher


que sa bouche ne dise des
paroles défaillantes
• 6 Cf. glose de G Lopez sur le sens de “igual”.

• 7 . Tortura : « obliquidad o corvadura. Lat. obliquitas. Flexio. »


(Aut.)

• 8 . « Moi je suis le Chemin, et la Vérité, et la Vie » (Jn, 14, 6).

4Les paroles du roi ne doivent pas être défaillantes. Et celles-ci


pourraient l´être de deux façons. Premièrement, s’il s’écartait de
la vérité et mentait sciemment au détriment de lui-même ou
d’autrui. Car la vérité est chose droite et immuable6. Et, comme
Salomon le dit, la vérité ne souffre point d’écart ou de torsion7. En
outre, notre Seigneur Jésus-Christ dit de lui-même qu’il était la
Vérité8, d’où il s’ensuit que les rois, qui sont ceux qui Le
représentent sur terre et à qui il revient de bien préserver cette
Vérité, doivent veiller à ne pas s’opposer à [être contre] elle en
tenant des propos mensongers. La deuxième manière de parler de
façon défaillante, ce serait si le roi disait les choses si brièvement
et si précipitamment que ceux qui les entendraient ne pourraient
point les comprendre. Et, selon le mot des savants, quoique
l’homme doive parler avec peu de mots, il ne doit pas pour autant
le faire de telle façon qu’il n’expose pas correctement et
ouvertement ce qu’il a à dire. Et le roi doit veiller à cela davantage
que tout autre homme, car, s’il ne le faisait pas, ceux qui
l’entendraient penseraient qu’il s’exprime ainsi faute
d’entendement ou par une défaillance de raison. En outre, s’il
tenait des propos mensongers, les hommes qui l’écouteraient ne
le croiraient pas, même s’il disait la vérité, et ce serait pour eux
l’occasion de mentir à leur tour. Item, s’il s’exprimait de telle
manière qu’on ne le comprenait point, personne ne saurait lui
répondre ni le conseiller à propos de ce qu’il dirait. Et chacune de
ces choses serait pour lui cause de grand grief et de grand blâme
en ce bas monde et, dans l’autre, Dieu aurait à le châtier pour
avoir usé du mensonge alors qu’Il l’avait mis sur terre à sa place
afin de faire et dire la vérité.

Loi IV. Comment le roi doit


veiller à ce qu’il ne dise des
paroles inappropriées
5Les paroles du roi ne doivent point être inappropriées et elles
pourraient l’être de deux façons. La première, s’il parlait pour se
louer lui-même grandement, car c’est là une chose fort
messéante à tout homme : s’il est bon, ce sont ses propres
œuvres qui le loueront. Et comme Sénèque, le philosophe, le dit,
celui qui se loue trop lui-même déprécie sa gloire. Item, le roi
Salomon dit « que la bouche d’autrui te loue mais pas la tienne,
car c’est par la bouche d’autrui qu’on est loué et non par sa
propre bouche ». Item, il ne doit pas louer les autres en disant
d’eux plus de bien qu’il n’en ont, car une telle louange est
flatterie, ce qui revient à dire louange trompeuse et une chose
messéante à tout homme qui la pratique et, à plus forte raison, au
roi.
• 9 . On doit supposer qu’ici commence la deuxième forme de
« palabras desconvenientes », c’est-à-dire (...)

• 10 . « C’est un grand signe de médiocrité de louer toujours


modérément », Vauvenargues (cité par Littr (...)

• 11 . Mala estança : desdicha, fracaso selon Alonso. Peut-être


également “malheur”, “malheureux”.

6C’est pourquoi9 Sénèque dit « quiconque veut louer quelqu’un le


fasse modérément »10, car la louange excessive est hors de
propos et se change en injure, qui est la première des trois
manières d’injure, et, d’ailleurs, la plus outrageante [offensante]
de toutes. La deuxième manière, c’est quand on dit du mal de ses
supérieurs, comme Dieu ou les saints ; item des seigneurs de ce
monde, comme les rois dont on est le vassal naturel, ou bien de
ceux dont on est le descendant direct comme le père, la mère ou
en amont. Injurier Dieu, en effet, est contre nature, comme quand
la créature dit du mal de son créateur, et, en outre, c’est chose
qui ne peut être, puisqu’on ne peut dire du mal de Celui en qui il
n’est nul mal. Et injurier les saints est une grande folie car ils sont
les intermédiaires entre les hommes et Dieu. C’est pourquoi ceux
qui les injurient sont comme ceux qui crachent vers le ciel : leur
crachat retombera sur leur visage. En effet, puisque l’injure qu’ils
leur adressent ne les atteint pas, il est forcé que celle-ci revienne
vers ceux qui la disent. Et dire du mal des rois et des autres
seigneurs, c’est impudence et déloyauté, comme quand on injurie
ceux sous l’empire de qui on est et de qui on reçoit des bienfaits.
Et dire des mots injurieux de son lignage, c’est un dit très
fâcheux11 et déraisonnable et qui, en outre, se change tout entier
en injure contre soi-même. Et ces injures dont nous avons parlé
conviennent encore moins à un roi qu’à tout autre homme. En
effet, étant le roi tenu de réprimander ceux qui diraient de tels
mots, il doit d’autant plus se garder lui-même de les dire. Item, il
doit se garder de la troisième manière, qui est de dire du mal des
hommes en les insultant quand ils sont devant lui ou ailleurs,
alors qu’ils ne le méritent pas. Car le roi qui insulte les hommes
devant lui de telle manière qu’ils peuvent l’entendre, on dirait
qu’il veut davantage les infamer [déshonorer] que les tancer. Et
s’il les insulte quand ils ne sont pas présents ou qu’il leur impute
un tort dont ils ne sont pas coupables, il prouve par là que ses
paroles recherchent davantage le mal que le bien puisque ne se
trouvent point devant lui ceux contre qui il parle.
• 12 . « Place, Yahve, une garde à ma bouche, surveille la porte de
mes lèvres » (Ps 141, 3-4).

7C’est pourquoi le roi doit bien se garder de dire toutes ces


manières de paroles dont nous avons traité. Car, outre le méfait
qu’il commettrait en les disant, il pourrait s’ensuivre un très grand
préjudice à ses gens, car ceux qui entendraient de tels mots les
tiendraient pour vrais, de sorte que ceux contre qui ils seraient
dits resteraient déshonorés. À ce sujet, Aristote conseilla au roi
Alexandre de bien faire attention à ses mots, car de la bouche du
roi vient la vie et la mort de son peuple, honneur et déshonneur,
mal et bien. Et il lui faut prier Dieu pour qu’Il l’y aide, comme le fit
le roi David dans sa prière « place, Seigneur, une garde à ma
bouche et une serrure et une porte sur mes lèvres »12. C’est pour
cela qu’il dit très précisément ‘porte’ : pour pouvoir l’ouvrir, afin
de dire les mots convenables, et la fermer afin de taire ceux qui
ne doivent pas être dits. C’est pourquoi le roi qui de la sorte ne
tiendrait pas sa langue et aurait coutume de dire les paroles
inconvenantes sus-dites, serait grandement châtié par Dieu en ce
monde, car Il ferait en sorte que les hommes tinssent pour vils ses
mots et eussent l’audace de dire du mal de lui, en guise de
vengeance ; et dans l’autre siècle Il le châtierait à cause de sa
médisance injustifiée qui est un très grand péché dont Dieu a
grande peine.

Loi V. Du tort qui vient de la


parole quand elle n’est pas dite
comme il se doit
8Le roi et les autres hommes commettent un très grand tort
quand ils disent des mots mauvais et vilains et qu’ils ne les disent
pas comme il se doit, car une fois qu’ils ont été dits, on ne peut
éviter qu’ils ne soient répétés. C’est pourquoi un philosophe dit
que l’homme doit davantage se taire que parler et se garder de
donner libre cours à sa langue devant les autres hommes et,
encore plus, devant ses ennemis afin qu’ils ne puissent se servir
de ses mots pour le détruire ou lui causer du tort. Celui qui parle
trop, en effet, ne peut éviter de sombrer dans l’erreur et trop
parler avilit les mots et fait que l’homme découvre ses secrets. Et
s’il est simple d’esprit, les hommes comprendront par ses mots
qu’il est ainsi. Car, de même que c’est par le son qu’elle fait que
l’on sait que la cruche est brisée, de même l’esprit de l’homme
nous est montré par ses mots.
NOTES
1 . Autres possibilités : « faculté », « aptitude », « don ». « Donayre »
est un hapax dans les Partidas. Au 15e Nebrija rapproche “donaire”
de facetia et de festuitas. Mais je pense qu’il faut garder ici l’idée d’un
“don” impliquant une grâce. Cf. étymologie de Covarrubias, recueilli ds
Aut. Autres occurrences trouvées dans Admyte : « Lo que agora dire :
mas lo digo por contar vna cosa descarnio & de vileza carnal que por
donayre » (Libro de Marco Polo, fol. 29v) ; « despues que el Rey don
alfonso la vio pagose della mucho : tanto que fue complido lo que ella
queria : ca la vio muy fermosa & de muy buen donayre : & fue tan
enamorado della como ella del » ; “& era fijodalgo & grande de cuerpo
& rezio de sus miembros & home mucho apuesto & de buen donayre”
(Crónica popular del Cid, fol. 56v, 74r).

2 . La mengua étant essentiellement une falta mais en même temps


une deshonra, quelque chose d’erroné et de vil, nous gardons cette
polysémie en jouant sur le mot « faute ». La loi 3 justifie, d’ailleurs, ce
choix puisque les « palabras menguadas » sont celles par lesquelles on
commet une faute. Peut être « erronées » conviendrait également.

3 . Partidas, p. 330 (Admyte) : “Si acaesçiere que el iudgador


defie<n>da al abo-gado por alguna razo<n> derecha que no abogue
delante del fasta tienpo çierto assi como si lo fi-ziese porq<ue> fue el
abogado muy enoioso o atra-uellador delos pleytos : o fablador a
demas : o por otra razon semeiante destas dende adelan-te no deue
abogar antel fasta en aquel tienpo que señalare”. Cronica popular del
Cid, cap. 136 : “& busco carrera como gela compliese : ca prendio los
fijos de abu-becar & muchos homes buenos dela villa. & lleuo d<e>los
gra<n> hauer a demas”.

4 . ‘Dicese de las palabras bajas y groseras’ (Alonso qui donne en


exemple ce passage des Partidas).

5 . Ou bien « ayant été celui qui avait mal dit ».

6 Cf. glose de G Lopez sur le sens de “igual”.

7 . Tortura : « obliquidad o corvadura. Lat. obliquitas. Flexio. » (Aut.)

8 . « Moi je suis le Chemin, et la Vérité, et la Vie » (Jn, 14, 6).


9 . On doit supposer qu’ici commence la deuxième forme de « palabras
desconvenientes », c’est-à-dire les « denuestos ».

10 . « C’est un grand signe de médiocrité de louer toujours


modérément », Vauvenargues (cité par Littré).

11 . Mala estança : desdicha, fracaso selon Alonso. Peut-être


également “malheur”, “malheureux”.

12 . « Place, Yahve, une garde à ma bouche, surveille la porte de mes


lèvres » (Ps 141, 3-4).

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