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L’Islande médiévale : une

société atypique et une


littérature hors pair
Première conférence
p. 11-30

TEXTE NOTES
TEXTE INTÉGRAL
• 1 Sur l’expansion viking en Atlantique Nord, voir J. Arneborg, « The
norse settlements of Greenland » (...)

1L’Islande est une grande île située au milieu de l’Atlantique Nord.


Les terres les plus proches se trouvent, d’une part, à huit cents
kilomètres à l’est et au sud – à savoir la côte ouest de la Norvège
et le nord de l’Écosse –, d’autre part, à cinq cents kilomètres à
l’ouest – à savoir la côte orientale du Groenland, inabordable à
cause de la banquise. Extrêmement isolée, l’Islande ne reçut
pendant des siècles que quelques visites occasionnelles, et peut-
être même hypothétiques, telles celles de Pythéas, venu de
Marseille, ou de l’Irlandais saint Brendan. La grande expansion
viking, commencée au VIIIe siècle et rendue possible notamment
par de nouvelles techniques de construction des bateaux, permit
à des explorateurs d’origine scandinave de s’aventurer sur ces
mers inconnues. Ils peuplèrent d’abord les îles Féroé, puis
l’Islande à la fin du IXe siècle, la côte ouest du Groenland un siècle
plus tard et, enfin, le continent américain où les tentatives
d’installation permanente n’aboutirent pas1.
• 2 J. Jóhannesson, A History of the Old Icelandic Commonwealth.
Íslendinga Saga, trad. de H. Bessason, (...)

2La superficie de l’Islande est de cent mille kilomètres carrés, soit


le cinquième de la France. Au IXe siècle, seules les régions côtières
étaient habitables : les grandes plaines du sud, les vallées fertiles
du nord et les fjords de l’est et de l’ouest combinant des rivages
relativement riches et un accès facile à la mer et à ses ressources.
La population grandit rapidement. Vers l’an mil, les historiens
estiment à plus de quarante mille le nombre d’habitants :
largement de quoi faire société2.

Le peuplement humain :
économie, langue, culture et
société
• 3 J.H. Barrett, S. Boessenkool, C.J. Kneale et al., « Ecological
globalisation, serial depletion and (...)

• 4 H. Þorláksson, « Frá landnámi til einokunar », in A. Agnarsdóttir,


H. Bjarnason, G. Gunnarsson et a (...)

3Il est important de noter que l’implantation humaine en Islande


n’est pas seulement celle d’un groupe de personnes, mais aussi
celle d’un système économique, d’une langue, d’une culture et
d’une organisation sociale. Évoquons tout d’abord la question de
l’économie. C’est sans doute la quête de ressources à exploiter
qui a conduit les premiers voyageurs en Islande : en particulier la
chasse au morse, dont les défenses étaient en ivoire précieux et
dont le cuir épais servait à fabriquer le gréement des navires. Ces
produits rares mais recherchés étaient vendus dans les marchés
du nord de l’Europe3. Les liens commerciaux avec le reste du
monde ne se sont jamais rompus, bien que le contenu et
l’ampleur des échanges aient varié au cours des siècles4.
• 5 Byskupasögur, éd. de G. Jónsson, Reykjavik,
Íslendingasagnaútgáfan, 1953, t. I, p. 8.

• 6 À ce sujet, voir mon article « Hvers Manns Gagn: Hrafn


Sveinbjarnarson and the social role of Icela (...)
4Qui dit échanges commerciaux dit également interactions et
influences. Les sagas mettent volontiers en scène des hommes
importants d’Islande, possédant terres et pouvoirs, qui étaient
également des marchands et avaient de ce fait des contacts avec
des dignitaires étrangers. Un court texte narratif datant d’environ
1200 – Hungurvaka, que l’on pourrait traduire par « mise en
appétit », et qui n’est pas à proprement parler une saga mais
plutôt une chronique de l’établissement de l’Église catholique en
Islande aux XIe et XIIe siècles – nous présente un évêque islandais
de la seconde moitié du XIe siècle : Gissur Ísleifsson. Dans sa
jeunesse, il fut un grand navigateur, commerçant dans de
nombreux pays5. Marins, marchands, chefs locaux, voire hommes
d’Église, les Islandais des couches supérieures de la société
occupaient de multiples fonctions et pouvaient avoir des contacts
suivis avec le reste du monde6.
• 7 A. Gautier donne une excellente présentation récente en langue
française : « L’âge viking », in F. (...)

• 8 G. Karlsson, Landnám Íslands, Reykjavik, Háskólaútgáfan, 2016,


p. 189-216.

5Les premiers colons islandais sont majoritairement venus de la


Norvège et des régions des îles Britanniques, où des Scandinaves
s’étaient implantés parfois pendant plusieurs générations. Une
manière de vivre ensemble s’était développée aussi bien dans les
pays nordiques que dans les communautés d’origine norroise
établies ailleurs. Elle se caractérisait par une loi coutumière, c’est-
à-dire des assemblées d’hommes libres dans lesquelles les litiges
étaient réglés et où de nouvelles lois pouvaient être adoptées par
un pouvoir central faible, voire inexistant ; ce dernier était
contrebalancé par un système d’alliances basé sur les liens
familiaux et l’amitié afin de protéger les individus7. Ce mode
d’organisation sociale, qui n’excluait pas l’esclavage – ne
l’oublions pas –, fut importé en Islande par les colons norrois,
mais probablement également par des personnes originaires des
régions celtiques des îles Britanniques, libres ou esclaves8.
• 9 V. Óskarsson, « Íslensk málsaga », in : Málsgreinar, Reykjavik,
Stofnun Árna Magnússonar í íslensku (...)

6Très peu de signes témoignent cependant d’une influence des


langues celtes sur la langue islandaise : soit parce que les
premiers colons les parlant étaient peu nombreux, soit parce que
les immigrants d’origine norroise exerçaient une position
dominante. Il en va de même des toponymes, bien que
l’étymologie de quelques-uns puisse sembler celtique. Leur
présence apparaît d’ailleurs davantage dans certaines régions que
dans d’autres. C’est donc la langue norroise qui a investi le pays à
la fin du IXe siècle, en même temps que ceux qui la parlaient. Fait
remarquable, plus de onze siècles après la colonisation du pays,
on constate peu de différence entre cette langue et l’islandais
actuel9 ; d’où la toponymie éminemment transparente. Ainsi, la
capitale, qui s’est construite autour d’une baie possédant des
sources chaudes, a été baptisée « baie des vapeurs », ou
Reykjavik.
• 10 E.R. Barraclough, « Naming the landscape in
the Landnám narratives of the Íslendingasögur and Landn (...)

7Cette accessibilité du sens des noms donnés aux lieux et aux


particularités du paysage nous éclaire sur la culture des premiers
Islandais. Beaucoup de toponymes se réfèrent aux animaux
domestiques de ce peuple d’éleveurs : Geitafell, « la colline de la
chèvre » ; Sauðanes, « le cap du mouton » ; Hestur, « la montagne
du cheval ». D’autres indiquent les ressources qui pouvaient être
exploitées : Hvallátur, lieux sur le littoral où les morses élevaient
leurs petits ; Laxá, « rivières à saumon » ; Hrísey, « île boisée ».
D’autres encore reflètent les modes de vie. Une quarantaine de
monts s’appellent ainsi « Búrfell », « la montagne du garde-
manger ». Tous se distinguent par une forme spécifique – pentes
raides, sommet large et arrondi – et une situation à l’écart
d’autres montagnes. Ils évoquent le bâtiment où l’on conservait
les aliments dans les fermes de l’époque viking : búr signifiant
« garde-manger » et fell, « montagne ». On trouve d’ailleurs ce
toponyme aussi bien en Norvège que dans l’une des régions du
Groenland habitée par des personnes d’origine norroise. La
structure de l’habitat a donc influencé la perception du paysage
et, ce faisant, les toponymes. Quelques noms de lieux font d’autre
part référence aux divinités païennes : principalement au dieu Þór
(Thor). Ce dieu ayant, semble-t-il, été particulièrement prisé par
les paysans et les navigateurs, il n’est pas étonnant que de
nombreux toponymes soient dérivés de son nom. La pratique de
l’assemblée – ou du þing (thing) – explique aussi beaucoup de
noms de lieux : Þingvellir (« plaines du parlement ») est le plus
célèbre d’entre eux10.
• 11 J. Byock, L’Islande des Vikings, Paris, Aubier, 2007, en
particulier le chap. X.

• 12 Ibid., chap. XIX.

8Une fois lancé, le mouvement de peuplement de l’île aurait été


rapide et, en l’espace de quelques décennies, la majorité des
meilleures terres auraient été colonisées. Il a donc fallu accorder
les diverses lois, asseoir le pouvoir d’un groupe d’hommes sur
d’autres, organiser la société, en somme. Du fait de son
éloignement des autres terres, avec comme conséquence notable
des difficultés insurmontables au Moyen Âge pour envahir le pays
et subjuguer sa population, la société islandaise s’est structurée
différemment des sociétés d’où venaient les colons et avec
lesquelles elle interagissait. Moins hiérarchisée, la collectivité
garantissait les liens entre les habitants grâce à un système
d’alliances par le sang, le mariage, mais aussi par l’échange de
dons ou de promesses de soutien mutuel. Aucun pouvoir central,
aucun roi ni autre souverain ne maintenait l’ordre. La protection
contre les agressions était assurée par ce système qui pouvait
provoquer de longs conflits entre factions, mais que la
communauté s’efforçait de contenir11. La soumission tardive des
chefs islandais au roi de Norvège, qui n’eut lieu qu’en 1262,
suivie de l’adoption d’un droit royal et d’un impôt royal quelques
années plus tard, souligne le caractère atypique de la société
islandaise dans le contexte européen des XIIe et XIIIe siècles12.

Le Livre des Islandais


• 13 G. Karlsson, Goðamenning. Staða og áhrif goðorðsmanna í
þjóðveldi Íslendinga, Reykjavik, Màl og men (...)

9L’une des singularités de l’Islande, si on la compare aux sociétés


contemporaines, réside dans le fait que la classe dominante
semble avoir fait sienne l’Église dès les premières décennies qui
ont succédé à la conversion chrétienne. En a résulté une sorte de
symbiose entre les chefs laïcs et la hiérarchie ecclésiastique qui a
eu pour effet remarquable l’adoption de la culture de l’écrit
apportée par l’Église non seulement par les clercs, mais aussi par
nombre de laïcs13.
• 14 L’édition de référence est celle de
J. Benediktsson : Íslendingabók. Landnámabók, Reykjavik, Hið
ís (...)

10C’est à l’un de ces hommes, Ari Thorgilsson (dit « Ari


le Savant »), à la fois prêtre et chef laïc, que nous devons un
document exceptionnel établissant une chronologie des
principaux événements qui ont marqué les premiers siècles du
peuplement de l’Islande, c’est-à-dire du IXe au début du XIIe siècle.
Ce texte a pour titre Íslendingabók ou Livre des Islandais14. Si le
manuscrit dans lequel il a été conservé commence par une phrase
en latin – « Hic incipit Libellus Islandorum » –, l’ensemble est
rédigé en vieil islandais, langue de composition originale. L’auteur
place son récit sous le parrainage des deux évêques de l’île, ce
qui nous permet de le dater entre 1122 et 1133, et entend
constituer une chronique des débuts de l’histoire humaine en
Islande, de la découverte du pays au premier enregistrement écrit
de ses lois, quelques années avant la composition du texte. Parmi
les événements qu’Ari Thorgilsson juge dignes de rapporter
figurent la création du parlement annuel réunissant les chefs de
tout le pays (ou Althing), en 930, la conversion au christianisme
par décision du parlement, en l’an mil (ou 999 suivant les
spécialistes), l’établissement des évêchés du nord et du sud, au
cours du IXe siècle, et l’instauration de la dîme procurant une
source de revenus importants pour l’Église, mais aussi pour les
chefs laïcs qui administraient les bénéfices ecclésiastiques.
• 15 G. Karlsson, Inngangur að miðöldum, Reykjavik,
Háskólaútgáfan, 2007, p. 118-123.

11Le Livre des Islandais est remarquable pour trois raisons. Tout
d’abord, il nous procure des renseignements précieux auxquels
nous n’aurions autrement pas eu accès, lui seul les abritant. C’est
pourquoi il convient également de le manier avec précaution, car
il est de toute évidence écrit du point de vue d’une personne
appartenant à un groupe social et familial qui construit le passé
selon sa mémoire et – on peut le penser – ses intérêts. Il est
impossible, cependant, de ne pas être sensible à la volonté
manifeste de l’auteur de convaincre son lecteur de la véracité de
ses dires : il cite en effet ses informateurs et explique comment
ces derniers ont obtenu ces renseignements15. Le troisième
aspect important de ce texte est qu’il donne un cadre temporel à
l’histoire du peuplement de l’Islande. Ainsi, il offre à ses
contemporains et aux générations suivantes les moyens de
percevoir la profondeur du passé de leur société et des principales
institutions qui la gouvernent.
• 16 Livre de la colonisation de l’Islande, trad. de l’islandais ancien
annotée et commentée par R. Boye (...)

12À cet axe temporel propre au Livre des Islandais s’en ajoute un
autre, spatial cette fois. Le Landnámabók, littéralement « le livre
de la prise des terres », plus souvent appelé Livre de la
colonisation, notamment dans la traduction de Régis Boyer16,
énumère, région par région, les premiers colons et les terres sur
lesquelles ils se sont établis. Les versions conservées du livre
datent du XIIIe siècle, mais l’une d’entre elles fait référence à un
premier « livre de colonisation » composé par Ari Thorgilsson,
auteur du Livre des Islandais. Contrairement aux versions qui
nous sont parvenues et qui se caractérisent par un fort contenu
narratif, le manuscrit original du Livre de la colonisation était
probablement une simple liste des colons et des terres dont ils
avaient pris possession.
• 17 T.H. Tulinius, « Skrásetning og stjórnun lands og lýðs. Um
Landnámuritun og goðamenningu », in H. B (...)

13Le Livre des Islandais est indéniablement composé sous


l’impulsion d’une Église qui veut montrer le rôle du christianisme
dans l’histoire de l’Islande. La version perdue du Livre de la
colonisation souligne un autre aspect de l’activité de l’Église dans
le pays, à savoir un mouvement d’organisation du territoire aussi
bien pour des raisons fiscales (le paiement de la dîme) que pour
assurer l’encadrement des fidèles. Établir une liste des premiers
colons et des terres occupées par eux – et elles, puisqu’il y avait
également quelques femmes – était un moyen de saisir l’espace
dans une perspective de gestion administrative17.
14Aujourd’hui encore, les historiens débattent des motivations qui
ont pu susciter la composition des deux textes : en particulier du
second, dont la version originale – je le rappelle – est perdue. Il
est toutefois impossible de sous-estimer l’importance de ces
deux livres dans le développement de la littérature islandaise, et
notamment des sagas. En ce début du XIIe siècle, Ari Thorgilsson
crée en effet ce que l’on pourrait nommer un « devenir-texte » du
temps et de l’espace islandais.

La bibliothèque des auteurs de


sagas
15Avant de montrer comment le Livre des Islandais et le Livre de la
colonisation ont préparé la genèse du genre le plus intéressant de
la littérature islandaise, c’est-à-dire de ce que l’on appelle les
« Íslendingasögur » ou « sagas des Islandais », il convient de
dresser un portrait de ce que l’on pourrait qualifier de
« bibliothèque » des auteurs de sagas. Pour les auditeurs
passionnés des cours de William Marx – dont je suis –, cette
notion n’est pas étrangère. Dans le cas des auteurs de sagas, il
s’agit non seulement d’une bibliothèque réelle, attestée par la
mémoire manuscrite, mais aussi d’une bibliothèque hypothétique,
composée soit d’écrits qui étaient probablement connus des
Islandais, soit de textes transmis selon la tradition orale, donc
insaisissables, mais qui ne peuvent pas ne pas avoir existé.
• 18 Fyrsta Málfræðiritgerðin í Snorra Eddu (AM 242, fol.), éd. de
H. Benediktsson, Reykjavik, Heimspeki (...)

16Les textes conservés dans les manuscrits islandais sont variés et


témoignent à la fois de l’enracinement de la culture écrite
islandaise dans le paysage lettré du Moyen Âge et de son
originalité. Certains sont encyclopédiques, telles
les Étymologies d’Isidore de Séville, d’autres sont des écrits sur le
comput et la géographie, sans oublier les traités de rhétorique et
de grammaire, dont plusieurs sont parvenus jusqu’à nous. L’un
d’entre eux, composé au milieu du XIIe siècle par un auteur
anonyme dit, par convention, le « premier grammairien », est un
traité de phonologie qui consiste à établir des règles de
transcription des sons de la langue norroise avec l’alphabet latin.
Ce faisant, il invente la technique des paires minimales pour
définir la valeur des différents sons18. Le Premier traité
grammatical – c’est son titre – est un exemple d’appropriation
d’outils intellectuels nouveaux et venus d’ailleurs à des fins
locales. Nous aurons l’occasion de mentionner d’autres exemples
d’appropriation culturelle.
• 19 Ibid., p. 208-209. Ma traduction.

17Quelques décennies après les travaux d’Ari le Savant, le


« premier grammairien » nous renseigne également sur l’état de la
littérature islandaise, puisque dans son préambule il énumère les
types de textes écrits jusqu’alors en langue norroise : les lois, les
listes généalogiques, les interprétations sacrées et « la sage
science d’Ari Thorgilsson19 ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette
énumération qui apparaît dans le Premier traité grammatical.
Retenons simplement que dès que l’on se mit à écrire en langue
vernaculaire, l’écriture servit aussi bien les clercs que les laïcs. Les
lois et les généalogies avaient une fonction dans la vie de tous :
les lois gouvernaient les interactions humaines et les liens de
parenté étaient un facteur important pour le positionnement de
tout un chacun dans la société. Les interprétations sacrées, en
revanche, relevaient du domaine clérical, car il s’agissait de
l’exégèse biblique, essentielle dans la vie intellectuelle de
l’ensemble de la chrétienté médiévale.
18Quant à Ari Thorgilsson, il est probable qu’il ait composé
d’autres textes que le Livre des Islandais et le Livre de la
colonisation. Les mots du « premier grammairien » indiquent en
effet que, déjà au XIIe siècle, il était considéré comme une autorité
sur l’histoire islandaise et peut-être sur l’histoire en général. Les
écrits d’Ari le Savant n’appartiennent cependant pas au genre des
sagas. Nous pouvons en conclure que ce genre est apparu plus
tard, vraisemblablement peu après le milieu du XIIe siècle, comme
nous le verrons.

Mais qu’est-ce donc qu’une


saga ?
• 20 T.H. Tulinius, « Langues scandinaves et adaptations du latin sur
Alexandre », in C. Gaullier-Bougas (...)

• 21 Tristan et Iseut. Les poèmes français, la saga norroise, trad. et


commentaires de D. Lacroix et P. (...)

19En vieil islandais – mais aussi en islandais moderne –, le


mot saga signifie tout simplement « récit ». Ce que nous
désignons aujourd’hui sous l’appellation « saga » regroupe des
récits composés en Islande au Moyen Âge. Il s’agit par conséquent
d’un genre très étendu, tout récit en prose situé dans un passé
proche ou lointain pouvant être appelé « saga ». Ces récits
présentent des faits qui se déroulent dans un temps légendaire –
voire mythologique –, historique ou encore contemporain. Toute
matière narrative peut donner lieu à une saga : la vie d’un saint –
la Nikulásar saga, par exemple –, mais aussi la traduction en
prose d’un poème latin – c’est le cas de l’Alexanders saga, dont
l’auteur probable fut un évêque islandais du milieu
du XIIIe siècle20, qui est la traduction de L’Alexandréide de Gautier
de Châtillon. Une série de poèmes narratifs, tirés de l’Edda
poétique, donna vers la même époque la Saga des Völsungar, qui
inspira à Richard Wagner L’Anneau du Nibelung. Des récits
bibliques ont également fait l’objet d’une saga : par exemple,
la Gyðinga saga, qui est une adaptation du Livre des Maccabées,
ou encore une série de chansons de geste telle la Karlamagnús
saga. N’oublions pas la Tristrams saga, qui est la traduction
de Tristan, roman courtois de Thomas d’Angleterre dont la
version originale est conservée uniquement sous la forme de
fragments. La traduction norroise du fait d’une personne qui avait
sous les yeux la version complète du texte en ancien français est
donc un document important pour l’histoire de la littérature
française21.
• 22 Sturlunga saga, éd. de G.Á. Grímsdóttir, Reykjavik, Hið íslenska
fornritafélag, 2021, 3 vol. ; La S (...)

• 23 T.H. Tulinius, The Enigma of Egill. The Saga, the Viking Poet, and
Snorri Sturluson, trad. de V. Cr (...)

20S’il existe plusieurs catégories de sagas, quatre d’entre elles


sont plus connues que les autres et nous intéresseront dans la
suite de cet ouvrage. La première, dite catégorie des « sagas de
contemporains », rassemble des chroniques d’événements s’étant
déroulés en Islande de mémoire des auteurs et de leurs premiers
lecteurs. Écrites principalement au XIIIe siècle, elles rapportent
donc des faits datant de ce même siècle et, dans quelques cas, du
siècle précédent. Parmi elles, on compte des biographies
d’évêques, qui sont d’un grand intérêt historique, et des récits de
conflits internes à la classe dominante islandaise : ces derniers
retiendront notre attention. La plupart de ces sagas ont été
perdues dans leur version originale, mais nous sont parvenues
grâce à une compilation du XIVe siècle appelée Sturlunga
saga22 (Saga des Sturlungar). Elles permettent de se faire une idée
assez précise de la vie des milieux qui ont produit ces récits et
sont une source précieuse pour l’historien, en particulier pour
celui qui, comme moi, étudie la genèse de cette littérature et sa
signification pour les auteurs et leur premier public23.
• 24 Sagas légendaires islandaises, trad. présentée et annotée par
R. Boyer et J. Renaud, Toulouse, Anac (...)

• 25 T.H. Tulinius, « Kynjasögur úr fortíð og framandi löndum :


riddarasögur og fornaldarsögur », in V. (...)

21La deuxième catégorie que je retiendrai est celle des « sagas


légendaires ». Comme leur nom l’indique, elles se déroulent dans
un passé lointain et mythique. Il s’agit de récits ancestraux, de
mythes et autres fantaisies qui sont souvent des mises en prose
de poèmes composés antérieurement, telle la Saga des
Völsungar qui mélange prose et poésie, comme il est courant de
le faire dans les sagas24. Les sagas légendaires ont joui d’une
grande popularité. Cette catégorie s’est par conséquent ouverte à
une matière diverse, notamment sous l’impulsion des traductions
de chansons de geste et de romans courtois, donnant naissance à
un genre hybride qui a été nommé « roman médiéval islandais »
dans une histoire de la littérature islandaise à laquelle j’ai
contribué. Elles aussi reflètent les valeurs, la vision du monde et
les préoccupations des auteurs et de leur public, mais sur un
mode spécifique25.
• 26 Pour une étude récente sur ce phénomène, voir
Á. Jakobsson, A Sense of Belonging. Morkinskinna and (...)

22Le troisième groupe, celui des « sagas royales », aurait pu être


cité en premier étant donné que son apparition semble avoir
précédé celle des autres catégories. Comme nous l’avons vu, les
Islandais n’avaient pas de roi. Ils avaient néanmoins un rapport
soutenu et complexe avec la royauté, surtout avec les souverains
norvégiens. Depuis au moins le Xe siècle, des Islandais faisaient
partie de l’entourage des rois de Norvège. S’il s’agissait le plus
souvent de guerriers, certains avaient aussi pour rôle de
composer de la poésie en leur honneur. Cette poésie d’un style
singulier tire son nom du terme norrois skáld, qui signifie
« poète » ; les poètes de cour du monde nordique médiéval
s’appelaient ainsi les « scaldes » et leurs œuvres, la « poésie
scaldique » – nous y reviendrons. Pour un jeune Islandais, entrer
au service d’un seigneur scandinave en tant que guerrier et/ou
poète était un moyen d’acquérir richesses et statut social26.
• 27 S. Grammaticus, La Geste des Danois. Gesta Danorum. Livres I-
IX, trad. du latin par J.-P. Troadec, (...)

23Au cours des trois premiers siècles d’habitation de l’Islande, le


va-et-vient entre la Norvège et l’île fut constant, et les insulaires
cultivèrent la mémoire des souverains en préservant la poésie de
leurs scaldes. Ainsi, dès le début du XIIe siècle, Ari le Savant et ses
contemporains composaient vraisemblablement déjà des
généalogies de ces rois. Les premiers chroniqueurs norvégiens,
écrivant vers la fin de ce siècle, se sont d’ailleurs référés aux
connaissances historiques des Islandais. Ces derniers semblent en
effet s’être construit une réputation de « spécialistes de la
mémoire » du monde viking, comme l’attestent les remarques du
Danois Saxo Grammaticus dans le premier livre de sa Gesta
Danorum, où il loue « l’industrie » des Islandais qui gardent le
souvenir des temps anciens dans leurs poèmes27.
24La canonisation d’Óláfr Haraldsson, roi convertisseur de la
Norvège mort en 1030, dont le culte prit un nouvel essor lors de
l’établissement de l’archidiocèse de Trondheim en 1153, a sans
doute favorisé l’éclosion du genre de la saga royale. Qui dit saint
dit vita ou vie de saint, et il se trouve que plusieurs ont été
consacrées à saint Olaf. Bientôt, les Islandais produisirent leurs
propres versions de cette vie, enrichies par la poésie des scaldes
qui avaient servi le roi. Les récits devenaient de ce fait plus laïcs
dans leur esprit. Parallèlement, les moines du monastère de
Þingeyrar, dans le nord de l’Islande, s’attelèrent à la composition
d’une vie du roi qui avait converti l’Islande deux siècles plus tôt,
en l’an mil : un autre Olaf, à savoir Óláfr Tryggvason.
• 28 K. Jónsson, La Saga de Sverrir, roi de Norvège, trad. présentée
et annotée par T.H. Tulinius, Paris (...)

25Vers 1200, la réputation des auteurs islandais de sagas royales


semblait bien établie. C’est du moins ainsi que l’on peut
comprendre le fait qu’un roi norvégien, le roi Sverrir, ait confié à
l’abbé dudit monastère, Karl Jónsson, la tâche de rédiger sa
biographie, œuvre que ce dernier poursuivit après la mort du
souverain. Le résultat est La Saga de Sverrir, l’un des fleurons du
genre, notamment en raison de l’art avec lequel l’auteur peint le
portrait de ce roi singulier qui commença sa carrière comme
prêtre sur les îles Féroé. Profitant d’une crise dynastique et de la
guerre civile qui s’ensuivit, Sverrir – qui se prétendait fils
illégitime d’un roi défunt – put obtenir des soutiens pour
conquérir le trône et fonder une dynastie qui régna pendant deux
siècles après lui28.
• 29 S. Sturluson, Histoire des rois de Norvège, trad. du vieil islandais
introduite et annotée par F.-X (...)

• 30 La Saga de saint Óláf, tirée de la « Heimskringla » de Snorri


Sturluson, trad. de R. Boyer, Paris, (...)

• 31 Ibid., p. 91-97. Pour une étude détaillée de cet épisode, voir


T.H. Tulinius, « ‘Á Kálfskinni’: Sag (...)

26La composition des sagas royales continua durant tout


le XIIIe siècle, la plus célèbre étant Heimskringla, ou Histoire des
rois de Norvège dans la traduction de François-Xavier Dillmann
parue dans la collection « L’aube des peuples » chez Gallimard29.
On l’attribue au seigneur islandais Snorri Sturluson, qui vécut de
1179 à 1241 et dont il sera beaucoup question par la suite. Cet
ouvrage massif, composé probablement vers 1220, détaille
l’histoire de la dynastie royale de Norvège, de ses origines
mythiques à l’arrivée du prétendant Sverrir dans le pays. On
considère souvent Heimskringla comme l’apogée des sagas
royales. L’art narratif y est très développé, en particulier dans
la Saga de saint Óláf30. Cette version de Snorri Sturluson, la plus
longue et la plus complète écrite jusqu’à lui, est en effet
remarquable pour le soin apporté à l’intelligibilité des multiples
aspects contradictoires du personnage : à la fois Viking se livrant
à des pillages dans sa jeunesse et souverain convertisseur, aussi
décidé dans sa lutte pour le pouvoir qu’hésitant et maladroit dans
ses efforts pour le conserver, finalement roi déchu et défait par
ses propres hommes, mais qui finit martyr de la religion et saint
patron de la Norvège après sa mort. Parmi les nombreuses
qualités du récit de Snorri Sturluson, il faut mentionner sa lucidité
quant aux rapports de pouvoir dans une société qui est en train
de se soumettre à la puissance royale et sa distance ironique vis-
à-vis des personnages. Cette distance propre à l’écriture
romanesque, qui s’allie à un plaisir manifeste de la narration,
n’est nulle part aussi apparente que dans les parties où l’auteur
ne semble pas recourir à des sources préexistantes pour
alimenter son récit, mais où il donne libre cours à son talent de
conteur. Un épisode mémorable concerne le roitelet Hrærekr, que
le roi Olaf a vaincu et aveuglé, mais qu’il ne veut pas tuer et
préfère garder auprès de lui. L’auteur raconte avec délectation les
efforts répétés du vieil homme aveugle pour se venger, jusqu’à ce
que le roi se résigne à l’exiler en Islande. Au-delà de l’humour, ce
récit met en scène le caractère inextinguible de la soif de
vengeance des humiliés et des offensés31.
• 32 Á. Jakobsson, « The life and death of the Medieval Icelandic
short story », The Journal of English (...)

27L’un des mérites de ces grandes fresques que sont les sagas
royales à leur apogée, c’est-à-dire durant la première moitié
du XIIIe siècle, réside dans la présence de personnages secondaires
qui, pour un temps, deviennent le personnage principal du récit,
avant que le roi ne retrouve la place centrale. On a longtemps cru
que ces épisodes avaient eu une existence indépendante, orale ou
écrite, avant d’être incorporés dans les sagas royales. Cette idée
est aujourd’hui fortement contestée par des chercheurs qui ont
montré que cet entrelacement de plusieurs fils narratifs relevait
d’une esthétique toute médiévale32. Toutefois, ce qui suscite ici
notre intérêt, c’est que l’objet de ces récits était souvent des
Islandais, dont parfois des scaldes qui composaient en l’honneur
du roi, mais qui pouvaient également se rendre auprès de lui pour
d’autres raisons.

Un genre nouveau : les sagas


des premiers Islandais
28Vers 1220, les conditions étaient donc réunies pour qu’éclose
un nouveau sous-genre de sagas : les Íslendingasögur. En
français, l’usage veut qu’on les appelle « sagas des Islandais ». Je
préfère pour ma part leur attribuer le nom de « sagas des
premiers Islandais », afin de les distinguer des sagas de
contemporains qui ont elles aussi pour personnages principaux
des Islandais. Ces sagas des premiers Islandais – environ une
quarantaine de textes de longueur différente – seront au centre de
cet ouvrage. Si le contexte dans lequel elles sont apparues a été
largement évoqué, c’est qu’il était nécessaire de souligner qu’elles
ne sont pas sorties du vide, qu’elles sont le fruit d’une évolution
longue et qu’il faut les situer dans un paysage littéraire qui était
alors déjà riche et complexe.
29D’une part, les sagas des premiers Islandais se caractérisent par
l’origine des personnages principaux, à savoir l’Islande. En cela,
elles se distinguent des sagas royales, les rois étant norvégiens ou
danois. D’autre part, elles se définissent par le cadre temporel de
leur action, à savoir la période qui s’étend du peuplement de
l’Islande à sa conversion au christianisme, ou peu après, soit de la
génération des colons à leurs arrière-petits-enfants. En cela, elles
se différencient des sagas de contemporains qui parlent
d’Islandais ayant vécu aux XIIe et XIIIe siècles, donc à l’époque où
les textes furent composés. Les sagas des premiers Islandais,
écrites à la même période, mettent en scène environ quatre
générations d’Islandais qui vécurent entre la prise des terres,
au IXe siècle, et l’introduction d’une nouvelle religion dans le pays.
Elles se situent donc aux origines de cette société, un écart
temporel qui devait être perçu comme tel par les auteurs qui les
rédigeaient deux siècles plus tard, soit la distance qui nous sépare
de la génération de Victor Hugo, d’Alphonse de Lamartine et de
George Sand.
30Au Moyen Âge, les sagas des premiers Islandais étaient
considérées comme un genre distinct des autres catégories de
sagas. Plusieurs d’entre elles pouvaient d’ailleurs être réunies
dans des codex qui leur étaient réservés, ce qui suggère que les
scribes ou les commanditaires des manuscrits les voyaient ainsi.

Un système littéraire
• 33 T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, Seuil,
1981.

• 34 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. de D. Olivier,


Paris, Gallimard, 1978, p. 237.
31Il peut sembler étrange de définir un genre littéraire par
l’origine de ses personnages et la période où ils sont censés avoir
vécu. Il est utile, à cet égard, de faire intervenir un concept créé
naguère par Mikhaïl Bakhtine : celui de « chronotope ». Selon le
théoricien russe, l’objet littéraire est avant tout un acte de
communication au sein d’une société donnée. Le « principe
dialogique », pour citer Tzvetan Todorov, implique que cette
communication laisse des traces dans le texte lui-même, aussi
bien dans les aspects formels que dans les éléments de
signification33. Au sein de la communication littéraire, il existe
différents modes d’expression et une variété de genres. Bakhtine
propose de définir les divers genres du récit en fonction de
l’espace-temps qui les caractérise ; d’où la notion de
chronotope34.
32Je ne sais si ce concept bakthinien, fort à la mode vers la fin du
siècle dernier, est encore jugé pertinent dans les études littéraires
en France. Quoi qu’il en soit, dans la littérature islandaise
médiévale, il garde une valeur heuristique, puisque les différents
types de sagas que je viens de décrire, à l’instar de ceux que j’ai
seulement mentionnés, trouvent aisément leur place sur un
schéma construit autour de deux axes : l’un temporel et l’autre
spatial.
Fig. 1 — Tableau des différents genres de sagas ordonnés suivant la
distance qui les sépare, dans l’espace et dans le temps, du lieu et de la
période de composition.

Islande Pays nordiques Plus loin

· Sagas de saints
· Sagas de
· Sagas royales sur des rois du
chevaliers,
passé lointain
Passé lointain traduites et
· Sagas légendaires
autochtones
· L’Edda de Snorri Sturluson
· Sagas antiques
et bibliques

Période du peuplement et de · Sagas des premiers · Sagas royales sur des rois
la conversion Islandais historiques (Óláfr Tryggvason,
(du IXe au XIe siècle) · Íslendingabók (Livre des saint Olaf, Haraldr harðráði,
Islandais) etc.)
· Landnámabók (Livre de la · Sagas sur d’autres régions de
colonisation) la diaspora viking
(Jómsvíkinga
saga, Orkneyinga saga, Eiríks
saga)

Sagas de contemporains : sagas Sagas royales sur des rois


Époque contemporaine
des évêques, Saga des contemporains (Sverrir
(du XIIe au XIVe siècle)
Sturlungar et autres sagas Sigurðarson, Hákon, etc.)

33Le tableau ci-dessus décrit l’organisation du système générique


des sagas dans l’espace et dans le temps à partir de leurs auteurs
et de leur premier public. Plusieurs remarques s’imposent.
Premièrement, les sagas royales se déroulent dans un espace
voisin de l’Islande et des Islandais, et recouvrent les trois périodes
en question : celle qui précède le peuplement de l’Islande, celle de
la colonisation et de la conversion au christianisme, et l’époque
contemporaine. Cet espace proche est celui dont les Islandais
des XIIe et XIIIe siècles s’estiment originaires et avec lequel ils sont
constamment en contact ; il comprend les autres lieux habités par
des personnes d’origine norroise en Atlantique du Nord.
Deuxièmement, l’Islande ne possède pas de passé légendaire à
proprement parler. Grâce à Ari le Savant, les auteurs des sagas
savent en effet – ou croient savoir – quand leur pays a été
découvert et peuplé. Troisièmement, ces derniers s’intéressent
aussi bien aux événements contemporains qu’à ceux qui relèvent
du passé historique, à la fois sur leur île et dans les pays voisins.
Quatrièmement, le passé lointain des autres territoires connus fait
partie à la fois de leur vision du monde et de leur imaginaire. Le
système littéraire des sagas reflète donc la situation des Islandais
du Moyen Âge à l’échelle mondiale, ainsi que les préoccupations
qui étaient les leurs. Chacun des chronotopes qui caractérisent les
différents genres joue un rôle dans ce système.

Réalité, idéologie et identité


• 35 T.H. Tulinius, « Time and space », in M. Bampi, C. Larrington et
S. Ríkharðsdóttir (dir.), A Critic (...)

34Dans un article récent, j’ai proposé de voir cette double


tripartition du temps et de l’espace dans le corpus des sagas
comme une clé permettant de comprendre pourquoi il est si
intéressant en tant qu’expression de la situation de l’être humain
en société35. J’y lis en effet la manifestation d’une dynamique
entre trois termes : réalité, idéologie et identité.
35Ces concepts sont complexes et difficiles à manier, et
apparaissent par ailleurs souvent dans les discours comme
inextricablement liés. Cependant, je crois pouvoir dire, en
simplifiant un peu, qu’une différence qualitative s’exprime à
travers la façon dont les sagas font sens pour leurs auteurs et
pour leur public, selon la distance qui les sépare, dans l’espace et
dans le temps, des événements rapportés. Voyons cela de plus
près.
• 36 Pour une discussion nuancée du rapport entre subjectivité et
véracité du récit dans la Saga des Stu (...)

36Les auteurs des sagas de contemporains étaient tenus de narrer


la réalité telle qu’elle leur apparaissait. Ils étaient soumis au
contrôle de la perception des faits, chose qu’ils partageaient avec
leur public. Conscients de la subjectivité de tout récit, nous
pouvons cependant dire que les sagas de contemporains rendent
compte de la réalité36.
37À l’autre bout de l’axe spatio-temporel, la matière légendaire,
mythique, héroïque et religieuse a tendance à exposer une
idéologie, c’est-à-dire que les personnages sont soit des
modèles, soit des anti-modèles, et que leurs actes incarnent cette
idéologie ou en montrent les limites. Ainsi, dans la Saga des
Völsungar, Sigurðr et Guðrún représentent-ils par leur
comportement, d’une part, l’héroïsme et, d’autre part, l’absurdité
de l’obligation de venger son sang, le récit sur Alexandre
montrant les limites de l’esprit de conquête, etc.
• 37 L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques
d’État », La Pensée, no 151, juin 1970 ; repris (...)

• 38 P. Ricœur, « L’identité narrative », in P. Bühler et J.-


F. Habermacher (dir.), La Narration. Quand (...)

38Entre l’idéologie et la réalité vécue par les individus et les


groupes se trouve la « subjectivation », pour reprendre un concept
développé par Michel Foucault. On pourrait aussi utiliser celui
d’« interpellation », proposé par Louis Althusser avant lui37. Il
s’agit, pour être bref, de l’exigence de décliner son identité par
rapport à un système de valeurs et de représentations. Le tout
premier texte que nous avons évoqué, le Livre des Islandais, peut
justement être lu comme le résultat d’un effort pour énoncer
l’identité des Islandais en tant que peuple nordique et chrétien, en
particulier celle de sa classe dominante, à la fois laïque et
cléricale. Le problème des identités, c’est qu’elles sont toujours
instables, indécises, parfois contestées, toujours en construction
et, surtout, sujettes à des évolutions parfois soudaines. On n’est
jamais tout à fait identique à soi-même38.
• 39 O. Vésteinsson, The Christianization of Iceland. Priests, Power,
and Social Change 1000-1300, Oxfor (...)

• 40 S. Jakobsson, Auðnaróðal. Baráttan um Ísland 1096-1281,


Reykjavik, Sögufélag, 2016, p. 151-210.

39Ce n’est sans doute pas un hasard si les sagas des premiers
Islandais émergent au moment où la société, du moins dans ses
couches supérieures, subit des changements souvent douloureux
et quelquefois violents. Sous l’impulsion de la réforme
grégorienne, l’Église, jusqu’alors contrôlée par l’aristocratie
laïque, revendique son indépendance en même temps qu’elle
renforce son emprise sur les individus en affirmant son rôle
pastoral39. À partir des années 1220, la royauté affermit par
ailleurs son pouvoir en Norvège et s’efforce de l’étendre aux
communautés nordiques de l’Atlantique. Auparavant, on avait
assisté à une concentration des pouvoirs entre les mains de
quelques familles islandaises ; dès 1235, elles se livrent une
compétition acharnée pour la domination du pays soit en tant que
représentants du roi de Norvège, soit pour leur propre compte40.
• 41 Sturlunga saga, op. cit., t. II, p. 211 ; La Saga des
Sturlungar, op. cit., p. 319.

40C’est à cette époque, pensent les philologues, que les


premières sagas appartenant au genre de l’Íslendingasaga (ou
« saga des premiers Islandais ») furent écrites, soit au moment
même où les sagas royales historiques connaissaient leur essor.
Les deux phénomènes sont liés, car les Islandais semblaient alors
fascinés par cette royauté à laquelle ils allaient bientôt se
soumettre. Un épisode de la Saga des Sturlungar, cette
compilation de sagas de contemporains, nous montre l’un de ces
Islandais, Sturla Sighvatsson, qui deviendra homme lige du roi
norvégien Hákon, auquel il promettra de lutter pour que l’Islande
soit rattachée à sa Couronne. Quelques années plus tôt, il s’était
rendu chez son oncle Snorri Sturluson, dont il désirait faire copier
les « récits livresques » (bóksögur) que celui-ci composait et qui
appartenaient probablement au recueil que nous appelons
aujourd’hui Heimskringla41.
41Le genre des sagas des premiers Islandais représente
néanmoins un changement de perspective par rapport aux sagas
royales historiques. Ce n’est plus en effet un roi norvégien qui est
au centre du récit, mais un Islandais. Ce renversement des rôles
ouvre de grandes possibilités littéraires, parce que le chronotope
qui caractérise ce nouveau genre est celui des origines de la
société dans laquelle vivent les auteurs et le public auquel ils
s’adressent. Or, du point de vue d’un chrétien du XIIIe siècle, ces
origines sont ambiguës. De fait, cette société fut fondée par des
païens et les générations suivantes vécurent pendant une période
de transition vers la nouvelle religion qui leur donna un statut
particulier, ce que les auteurs de sagas utiliseront pour explorer
leurs propres ambiguïtés, non seulement religieuses, mais aussi
sociales. Nous examinerons par la suite comment ces
contradictions identitaires se manifestent dans les sagas.

Une classe dominante lettrée


• 42 Pour une analyse plus détaillée des conditions matérielles et
sociétales de l’apparition des sagas, (...)

42Si le contexte historique dans lequel ont émergé les sagas des
premiers Islandais a été décrit, le contexte social et matériel de
leur apparition ne l’a pas encore été. Tout d’abord, au XIIe siècle,
l’aristocratie laïque islandaise savait déjà lire et
vraisemblablement écrire. D’autre part, ses membres les plus
puissants s’entouraient de clercs pour les aider tant à administrer
leurs biens qu’à gérer leurs écritures, mais aussi à accéder au
salut de leur âme. Le plus important, cependant, c’est que tout
porte à croire que les sagas avaient une fonction considérable
dans les fêtes que les seigneurs islandais donnaient. Ces festins,
organisés à l’occasion de mariages ou des fêtes de Noël, duraient
plusieurs jours. Les convives pouvaient être nombreux et il fallait
les divertir. Certains récits tirés de diverses sagas conduisent à
penser que ce fut une motivation majeure de leur composition et
de leur circulation, et que bien souvent les seigneurs en étaient
eux-mêmes les auteurs. Toutefois, ces récits ne mettant pas en
scène la lecture à voix haute de sagas des premiers Islandais, il
nous est seulement possible de dire que le divertissement était un
motif probable de leur composition. Elles possèdent en effet des
qualités artistiques réelles qui impliquent un effort et un talent
particuliers des auteurs, ainsi qu’un public exigeant qui savait
distinguer entre une saga bien ou mal composée42.
*
• 43 Egils saga, éd. B. Einarsson, Londres, Viking Society for Northern
Research, 2003.

• 44 Saga d’Egil, trad. introduite et annotée par T.H. Tulinius, avec la


collaboration de P. Desoille-Ca (...)

43Terminons ce chapitre par un exemple issu de la Saga d’Egil,


qui pourrait bien être la première Íslendingasaga43. Entre autres
grands événements, elle raconte l’arrivée en Islande du père
d’Egil, Skalla-Grímr, après avoir fui la tyrannie d’Harald de
Norvège, et notamment son acte d’attribution de terres aux
compagnons qui l’avaient soutenu lors d’une confrontation avec
le roi, alors qu’ils étaient encore au pays. Cet épisode haut en
couleur est précédé d’une présentation imaginative de ces
guerriers qui ressemblent davantage à des trolls qu’à des
hommes. Or chacun d’entre eux a laissé une ou plusieurs traces
dans la toponymie de la région, que la saga prétend avoir été
colonisée par Skalla-Grímr. Que le souvenir de ces personnages
qui forment son entourage ait perduré pendant plus de trois
siècles, jusqu’à la composition du récit, paraît douteux. Il est plus
probable que ce soit les toponymes qui les aient inspirés à
l’auteur44.
44Nous avons évoqué plus haut la question du « devenir-texte »
du passé islandais dans les œuvres d’Ari le Savant au XIIe siècle.
Cet épisode de la Saga d’Egil est un exemple de ce devenir-texte
de l’espace-temps qui constitue l’une des caractéristiques
principales des sagas des premiers Islandais, genre remarquable
qui sera au cœur de cet ouvrage.
NOTES
1 Sur l’expansion viking en Atlantique Nord, voir J. Arneborg, « The
norse settlements of Greenland », in S. Brink et N. Price
(dir.), The Viking World, Londres, Routledge, 2008, p. 588-597, et
B. Wallace, « The discovery of Vinland », in : ibid., p. 604-612.

2 J. Jóhannesson, A History of the Old Icelandic Commonwealth.


Íslendinga Saga, trad. de H. Bessason, Winnipeg, University of Manitoba
Press, 1974, p. 33-34.

3 J.H. Barrett, S. Boessenkool, C.J. Kneale et al., « Ecological


globalisation, serial depletion and the Medieval trade of walrus
rostra », Quaternary Science Reviews, vol. 229, 2020, p. 1-15.

4 H. Þorláksson, « Frá landnámi til einokunar », in A. Agnarsdóttir,


H. Bjarnason, G. Gunnarsson et al. (dir.), Líftaug landsins. Saga
íslenskrar utanlandsverslunar 900-2010, Reykjavik, Sögufélag, 2017,
p. 21-206.

5 Byskupasögur, éd. de G. Jónsson, Reykjavik, Íslendingasagnaútgáfan,


1953, t. I, p. 8.

6 À ce sujet, voir mon article « Hvers Manns Gagn: Hrafn


Sveinbjarnarson and the social role of Icelandic chieftains around
1200 », Saga-Book of the Viking Society for Northern Research, vol. 40,
2016, p. 91-104.

7 A. Gautier donne une excellente présentation récente en langue


française : « L’âge viking », in F. Mazel (dir.), Nouvelle histoire du
Moyen Âge, Paris, Seuil, 2021, p. 199-213. Pour en savoir plus, voir
A. Winroth, Au temps des Vikings, Paris, La Découverte, 2018 ; trad. fr.
de The Age of the Vikings, Princeton, Princeton University Press, 2014.

8 G. Karlsson, Landnám Íslands, Reykjavik, Háskólaútgáfan, 2016,


p. 189-216.
9 V. Óskarsson, « Íslensk málsaga », in : Málsgreinar, Reykjavik,
Stofnun Árna Magnússonar í íslenskum fræðum (Institut Árni-
Magnússon),
2017, http://ait.arnastofnun.is/grein.php?id=703 (consulté le
14/11/2022).

10 E.R. Barraclough, « Naming the landscape in the Landnám narratives


of the Íslendingasögur and Landnámabók », Saga-Book of the Viking
Society for Northern Research, vol. 36, 2012, p. 79-101. Voir aussi
E. Lethbridge, « The Icelandic sagas and saga landscapes: Writing,
reading and retelling Íslendingasögur narratives », Gripla, vol. 27,
2016, p. 51-92.

11 J. Byock, L’Islande des Vikings, Paris, Aubier, 2007, en particulier le


chap. X.

12 Ibid., chap. XIX.

13 G. Karlsson, Goðamenning. Staða og áhrif goðorðsmanna í þjóðveldi


Íslendinga, Reykjavik, Màl og menning, 2004, p. 447.

14 L’édition de référence est celle de J. Benediktsson : Íslendingabók.


Landnámabók, Reykjavik, Hið íslenska fornritafélag, 1968. Une
traduction française existe, celle de F. Wagner : « Le Livre des
Islandais », in J.-C. Polet (dir.), Patrimoine littéraire européen.
Anthologie en langue française, Bruxelles, De Boeck Université, 1992-
2000, t. III, p. 415-418.

15 G. Karlsson, Inngangur að miðöldum, Reykjavik, Háskólaútgáfan,


2007, p. 118-123.

16 Livre de la colonisation de l’Islande, trad. de l’islandais ancien


annotée et commentée par R. Boyer, Turnhout, Brepols, 2000.

17 T.H. Tulinius, « Skrásetning og stjórnun lands og lýðs. Um


Landnámuritun og goðamenningu », in H. Bernharðsson (dir.), Landnám
Íslands. Úr fyrirlestrarröð Miðaldastofu Háskóla Íslands 2014-2015,
Reykjavik, Háskólaútgáfan, 2019, p. 227-242.
18 Fyrsta Málfræðiritgerðin í Snorra Eddu (AM 242, fol.), éd. de
H. Benediktsson, Reykjavik, Heimspekideild Háskóla Íslands, 1960.

19 Ibid., p. 208-209. Ma traduction.

20 T.H. Tulinius, « Langues scandinaves et adaptations du latin sur


Alexandre », in C. Gaullier-Bougassas (dir.), La Fascination pour
Alexandre le Grand dans les littératures européennes (Xe-XVIe siècle),
Turnhout, Brepols, « Alexander Redivivus » (5), 2014, t. I, p. 589-595.

21 Tristan et Iseut. Les poèmes français, la saga norroise, trad. et


commentaires de D. Lacroix et P. Walter, Paris, Librairie générale
française, 1989.

22 Sturlunga saga, éd. de G.Á. Grímsdóttir, Reykjavik, Hið íslenska


fornritafélag, 2021, 3 vol. ; La Saga des Sturlungar, trad. de l’islandais
ancien présentée et annotée par R. Boyer, Paris, Les Belles Lettres,
2005.

23 T.H. Tulinius, The Enigma of Egill. The Saga, the Viking Poet, and
Snorri Sturluson, trad. de V. Cribb, Ithaca (NY), Cornell University
Library, 2014, en particulier les chap. IV et V.

24 Sagas légendaires islandaises, trad. présentée et annotée par


R. Boyer et J. Renaud, Toulouse, Anacharsis, 2012.

25 T.H. Tulinius, « Kynjasögur úr fortíð og framandi löndum :


riddarasögur og fornaldarsögur », in V. Ólason (dir.), Íslensk
bókmenntasaga, Reykjavik, Mál og menning, 1993, t. II, p. 165-245.

26 Pour une étude récente sur ce phénomène, voir


Á. Jakobsson, A Sense of Belonging. Morkinskinna and Icelandic
Identity, c. 1220, trad. de F. Heinemann, Odense, University Press of
Southern Denmark, 2014.

27 S. Grammaticus, La Geste des Danois. Gesta Danorum. Livres I-IX,


trad. du latin par J.-P. Troadec, présentée par F.-X. Dillmann, Paris,
Gallimard, 1995, p. 25-26.
28 K. Jónsson, La Saga de Sverrir, roi de Norvège, trad. présentée et
annotée par T.H. Tulinius, Paris, Les Belles Lettres, 2010.

29 S. Sturluson, Histoire des rois de Norvège, trad. du vieil islandais


introduite et annotée par F.-X. Dillmann, Paris, Gallimard, 2000-2022,
2 vol.

30 La Saga de saint Óláf, tirée de la « Heimskringla » de Snorri


Sturluson, trad. de R. Boyer, Paris, Payot, 1983.

31 Ibid., p. 91-97. Pour une étude détaillée de cet épisode, voir


T.H. Tulinius, « ‘Á Kálfskinni’: Sagas and the space of
literature », European Journal of Scandinavian Studies, vol. 47, no 1,
2017, p. 168-180.

32 Á. Jakobsson, « The life and death of the Medieval Icelandic short


story », The Journal of English and Germanic Philology, vol. 112, no 3,
2013, p. 257-291.

33 T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine. Le principe dialogique, Paris, Seuil,


1981.

34 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, trad. de D. Olivier,


Paris, Gallimard, 1978, p. 237.

35 T.H. Tulinius, « Time and space », in M. Bampi, C. Larrington et


S. Ríkharðsdóttir (dir.), A Critical Companion to Old Norse Literary
Genre, Londres, Boydell and Brewer, 2020, p. 145-160.

36 Pour une discussion nuancée du rapport entre subjectivité et


véracité du récit dans la Saga des Sturlungar, voir Ú. Bragason, « Sagas
of contemporary history », in R. McTurk (dir.), A Companion to Old
Norse-Icelandic Literature and Culture, Oxford, Blackwell, 2005,
p. 427-446, en particulier p. 440-442.

37 L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques


d’État », La Pensée, no 151, juin 1970 ; repris dans Positions (1964-
1975), Paris, Les Éditions sociales, 1976, p. 67-125. M. Foucault, « Le
sujet et le pouvoir », in : Dits et écrits, tome II : 1976-1988, Paris,
Gallimard, 2001, p. 1041-1062.

38 P. Ricœur, « L’identité narrative », in P. Bühler et J.-F. Habermacher


(dir.), La Narration. Quand le récit devient communication, Genève,
Labor et Fides, 1988, p. 278-300.

39 O. Vésteinsson, The Christianization of Iceland. Priests, Power, and


Social Change 1000-1300, Oxford, Oxford University Press, 2000,
p. 167-178.

40 S. Jakobsson, Auðnaróðal. Baráttan um Ísland 1096-1281,


Reykjavik, Sögufélag, 2016, p. 151-210.

41 Sturlunga saga, op. cit., t. II, p. 211 ; La Saga des


Sturlungar, op. cit., p. 319.

42 Pour une analyse plus détaillée des conditions matérielles et


sociétales de l’apparition des sagas, voir mon article « The social
conditions for literary practice in Snorri’s
lifetime », in G. Sveinbjarnardóttir et H. Þorláksson (dir.), Snorri
Sturluson and Reykholt. The Author and Magnate, his Life, Works and
Environment at Reykholt in Iceland, Copenhague, Museum Tusculanum
Press, 2018, p. 389-408.

43 Egils saga, éd. B. Einarsson, Londres, Viking Society for Northern


Research, 2003.

44 Saga d’Egil, trad. introduite et annotée par T.H. Tulinius, avec la


collaboration de P. Desoille-Cadiot, Paris, Le Livre de Poche,
coll. « Lettres gothiques », 2021, p. 85 et p. 95.

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