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Annales de Normandie

Norvège et Normandie au XIe siècle


Stéphane Coviaux

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Coviaux Stéphane. Norvège et Normandie au XIe siècle. In: Annales de Normandie, 55ᵉ année, n°3, 2005. pp. 195-211;

doi : https://doi.org/10.3406/annor.2005.1533

https://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_2005_num_55_3_1533

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NORVEGE ET NORMANDIE AU XIe SIECLE

Le XIe siècle fut assurément une période de profondes mutations pour la


Norvège, comme d'ailleurs pour le reste du monde Scandinave. Sous l'égide
des rois missionnaires Olaf Tryggvason (995-1000) et Olaf Haraldsson
(1015-1030), elle fut convertie au christianisme, après plusieurs siècles
d'infiltration chrétienne1. Les mêmes rois et leurs successeurs Magnus le Bon
(1035-1047) et Harald le Sévère (1047-1066) unifièrent le royaume2,
achevant l'œuvre initiée par Harald à la Belle Chevelure, dès la fin du IXe siècle,
s'il faut en croire la vision reconstruite que les grandes sagas du XIIIe siècle
donnent de l'histoire de la Norvège ancienne3. Cette tendance fut néanmoins
contrariée par les rois danois de la dynastie de Gorm l'Ancien, Harald à la
Dent bleue (vers 948 ? - vers 987), Sven à la Barbe fourchue (vers 987 -
1014) et Knut le Grand (1014-1035), désireux de contrôler la région du Vik4
et indirectement le reste de la Norvège, ce qui fut le cas entre le milieu des
années 970 et 995, dans les quinze premières années du XIe siècle et de
manière plus éphémère entre 1028 et 1035.
Unification et christianisation furent ainsi les deux évolutions majeures
que connut le royaume de Norvège entre le début du règne d' Olaf
Tryggvason et la mort de Harald le Sévère en 1066. Les fondations Scandinaves nées
à la fin du IXe et au Xe siècle jouèrent sans nul doute un rôle premier dans
ces processus : elles mirent en effet les hommes du Nord au contact de
modèles politiques et religieux qu'ils cherchèrent à imiter, en les transposant
dans leur patrie d'origine. Ainsi, les efforts entrepris par les rois de Norvège
pour mettre fin à la parcellisation du pouvoir peuvent aisément être mis en
relation avec ceux des rois de Wessex pour unifier sous leur autorité la tota-

1 Les découvertes archéologiques ont montré qu'avant le temps des missions, le christianisme se
diffusa dans les régions de Norvège les plus ouvertes sur l'extérieur, comme celles de l'ouest et le Vik,
c'est-à-dire les terres bordant le fjord d'Oslo (cf. par exemple P.H. SAWYER, « The Process of
Scandinavian Christian ization in the tenth and eleventh centuries », dans B. SAWYER, P.H. SAWYER et I. WOOD,
The Christianization of Scandinavia, Alingsâs, 1987, p. 68-87 ; P. HERNIES, « Kristen innflytelse i
Rogalands vikingtid », dans M0tet mellom hedendom og khstendom i Norge, H.E. Lidén dir., Oslo, 1995,
p. 80-120 ; P. ROLFSEN, « Den siste hedning pâ Agder », Viking, 44 (1981), p. 1 12-118).
2 Magnus le Bon était le fils d'Olaf Haraldsson. Réfugié en Russie à la mort de son père, il fut
ramené en 1035 par les grands de Norvège, désireux de secouer la tutelle danoise à laquelle ils étaient
soumis depuis quelques années. Harald, le demi-frère d'Olaf, succéda à son neveu en 1047, après avoir
partagé le pouvoir avec lui pendant un an. Auparavant, dans sa jeunesse, il s'était illustré au sein de la
garde varègue des empereurs de Byzance.
3 Sur ce mouvement, nous renvoyons à P.S. ANDERSEN, Samlingen av Norge og kristningen av
landet 800-1130, Bergen-Oslo-Tromso, 1977 (Handbok i Norges historié, 2), p. 65-157 ; C. KRAG,
Vikingtid og Rikssamling 800-1 130, Oslo, 1995 (Aschehougs Norges Historié, 2), p. 72-103 et p. 148-
157 ; Id., « Perspektiver pâ den norske rikssamlingen - et forsok pâ en revisjon », dans Kongemote pâ
Stiklestad, O. Skevik éd., Oslo, 1999, p. 11-17.
4 On donne ce nom à la région du fjord d'Oslo, qui, d'après les annales franques des temps
carolingiens, était soumise à la domination danoise au début du IXe siècle.

Ann. Normandie, 55, 2005, 3


196 s. coviAux

lité du monde anglo-saxon, à partir du règne d'Alfred le Grand . En matière


religieuse également, l'Angleterre fut le foyer dont provint une grande partie
des évoques missionnaires qui accompagnèrent les rois évangélisateurs . Les
îles britanniques, premières victimes des agressions vikings, contribuèrent
donc puissamment à la transformation des structures politiques et religieuses
de la Scandinavie occidentale. Mais la recherche récente a montré que ces
évolutions résultèrent de l'ouverture du Nord à une multitude d'influences7.
L'historien et philologue Jan Ragnar Hagland a par exemple récemment
soulevé la question d'éventuelles influences exercées par l'Église byzantine
sur la christianisation de la Norvège dès la tin du XL siècle". D'autres
historiens, comme Oluf Kolsrud et Cari Fredrik Wisleff, invitent à ne pas
négliger l'apport des influences normandes9.
C'est précisément ce point que nous jugeons nécessaire de reprendre ici :
quelle influence le duché de Normandie, ancienne fondation Scandinave dont
la tradition norroise attribue la responsabilité à un Norvégien, Rollon10,
exerça-t-il sur la Norvège du XIe siècle ? Nous partirons du seul événement
qui atteste l'existence de liens entre ces deux mondes au début du siècle, à
savoir le baptême d'Olaf Haraldsson, futur saint Olaf, dont il faut essayer de
cerner la signification ainsi que la portée.

5 P. H. SAWYER, « Engelsk innflytelse pâ den norske rikssamlingen », dans Kongeni0te pu Stikles-


tad, op. cit., p. 97-104 ; sur l'unification de l'Angleterre sous l'autorité des rois de Wessex, P.
STAFFORD, Unification and Conquest. A Political and Social History of England in the Tenth and Eleventh
Century. Londres, 1989.
6 A. TARANGER, Den angelsaksiske kirkes Indjlydelse paa den norske, Knstiania, 1890 ;
L. ABRAMS, « The Anglo-Saxons and the Christianization of Scandinavia», Anglo-Saxon England, 24
( 1995), p. 213-249 ; S. COVIAUX, Christianisation et naissance d'un episcopal : l'exemple de la Norvège
du X au Xir siècle, Thèse d'Histoire, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, novembre 2003, 2 vol.,
598 p. (dactyl.), p. 75-128.
7 Sur ce point, nous renvoyons à l'étude de Marit Myking, qui souligne l'influence exercée sur la
production historique norvégienne par l'étude d'Absalon Taranger précédemment citée et qui appelle de
ses vœux une étude plus nuancée de cette question (M. MYKING, Vart Noreg kristna frâ England ? Ein
gjennomgang av norsk forsking med utgangspunkt i Absalon Tarangers. Den angelsaksiske kirkes indfly-
dclse paa den norske (1890), Oslo, 2001 (Senter for studier i vikingtid og nordiske middelalder,
Skriftserie 1/2001).)
8 J.R. HAGLAND, «The Christianization of Norway and possible influences from the eastern
churches », Palaeobulgarica, 20 (1996), p. 3-19. Notons que ces influences sont évidentes dans le cas de
la Suède (CF. HALLENCREUTZ, Nàr Sverige blev europeiskt. Till frâgan om Sveriges kristnande,
Stockholm, 1993, p. 26-37 ; B. NlLSSON, «The Christianization in Sweden. Concluding Reflections»,
dans Kristnandet i Sverige : gamla kâllor oc h nva perspektiv, B. Nilsson éd., Uppsala, 1 996, p. 43 1 ).
9 O. KOLSRUD, Noregs kyrkjesoga, Oslo, 1958, p. 136-137 ; CF. WISL0FF, Norsk kirkehistorie,
Oslo, 1966, p. 78-79. Ces deux historiens constatent l'importance du mouvement de réforme bénédictine
en Normandie, mais avouent ne pas en percevoir les effets exacts sur la christianisation de la Norvège.
10 Selon Snorri Sturluson, qui écrit dans la première moitié du XIIIe siècle, Rollon, qu'il nomme
Hrolf le Marcheur, fut mis hors-la-loi par le roi Harald à la Belle Chevelure, à la fin du IXe siècle ou au
début du XL siècle. C'était le fils du jarl de Mere Rognvald ; chassé de son pays, il se rendit en Gaule
(SNORRI STURLUSON, Heimskingla, vol. I, Bjarni ADalbjarnarson éd., Reykjavik, 1941 (islenzk fornrit,
26), p. 123-125). Rappelons que Lucien Musset accorde du crédit à cette tradition (L. MUSSET,
« L'origine de Rollon », dans Nordica et Normannica. Recueil d'études sur la Scandinavie ancienne et
médiévale, les expéditions des Vikings et la fondation de la Normandie, Paris, 1997, p. 383-387).
Norvège et Normandie au AT siècle 1 97

LE BAPTÊME D'OLAF HARALDSSON (1013)


Les faits
Certaines sagas rédigées à la fin du XIIe et au XIIIe siècle attribuent la
responsabilité du baptême d'Olaf Haraldsson au roi Olaf Tryggvason, grand
artisan de la christianisation de la Norvège entre 995 et 1000. Dans la
Heimskringla, écrite vers 1230, l'Islandais Snorri Sturluson évoque ainsi le
baptême du futur roi, âgé de trois ans, dans le domaine de son beau-père,
Sigurd la Truie ; présent à la cérémonie, Olaf Tryggvason devint alors son
parrain". Il s'agit manifestement d'une tradition fautive, destinée à
accréditer l'idée d'une filiation spirituelle entre les deux rois, et sous-tendue par
l'image de saint Jean-Baptiste plongeant Jésus dans les eaux du Jourdain.
Cette image est sous-jacente dans plusieurs textes de la tradition norroise,
qui, en vertu d'une assimilation souvent remarquée entre le Christ et saint
Olaf12, voient en Olaf Tryggvason un prophète et un précurseur13. Au sein de
cette tradition, néanmoins, plusieurs textes indiquent sans ambiguïté qu'Olaf
fut baptisé en Normandie. C'est le cas de la Passio Olavi, rédigée selon toute
vraisemblance par l'archevêque de Nidaros Eystein Erlendsson (1161-
1 188) 14, et de YHistoria de antiquitate regum Norwagensium, composée à la
même époque et dans l'entourage du précédent par un certain Theodoricus.
Formé à Saint- Victor de Paris, ce dernier hésite d'ailleurs entre trois versions
de l'événement, ce qui prouve que le baptême du roi Olaf avait fait au cours
du temps l'objet d'une élaboration légendaire complexe. Bien que
connaissant la tradition retenue quelques décennies plus tard par Snorri Sturluson, il
a entendu un autre récit, selon lequel Olaf aurait été baptisé en Angleterre ;
mais lui-même a lu dans YHistoria Normannorum que le futur saint roi a été
reçu dans la communauté des chrétiens à Rouen par l'archevêque Robert :
"Pour ma part, j'ai lu dans /'Histoire des Normands qu'il fut baptisé
en Normandie par Robert, archevêque de Rouen. C'est en effet un fait
établi que Guillaume (sicj due de Normandie s 'associa à lui contre
Robert, roi de Francie, surnommé Capet (il fut le fils de Hugues
Capet, le très noble duc). Celui-ci se préparait à livrer bataille au duc
Guillaume avec le comte de Flandre ; il voulait en effet l'expulser de
Normandie, parce que ses ancêtres avaient par la force arraché la
province au roi des Francs " .

1 1 SNORRI STURLUSON, Heimskringla, vol. 1, op. cit., p. 309-310.


12 E. HOFFMAN, Die heiligen Kônige bei den Angelsachsen und den skandinavischen Vôlkern.
Kônigsheiliger und Kônigshaus Neumiinster, 1975 (Quellen und Forschungen zur Geschichte Schleswig-
Holsteins, 69), p. 16-23.
,

13 Par exemple, ODD SNORRASON, Saga Ôlâfs Tryggvasonar, Finnur Jônsson éd., Copenhague,
1932, ch. 40, p. 156.
1 4 « Hic. enangelice ueritatis sineeritate in anglia comperta, fidem toto adtnisit pectore, et ad
baptismi gratiam in urbe rotomagi deuota animi alacritate conuolauit » (Passio et Miracula beati Olavi,
F. Metcalfe éd., Oxford, 1881, p. 68).
1 5 « Sed et ego legi in Historia Normannorum, quod a Roberto in Normandia Rothomagensi metro-
politano baptizatus fiierit. Constat enim, quod Willelmus dux Normanniœ adsciverit eum sibi contra
Robertum regem Franciœ cognomento capet (qui fuit filius Hugonis capet nobilissimi duc is), qui duci
Willelmo una cum comité Flandrensi bellum inferre parabant ; nitebatur enim eum expellere a Norman-
nia, eu quod antecessores ejus vi extorserant provinciam a rege Francorum » (THEODORICUS MONA-
CHUS, Historia de antiquitate regum Norwagensium, G. Storm éd., Kristiania, 1 880, ch. 1 3, p. 22).
198 S. C0V1AUX

Theodoricus a donc conservé un souvenir quelque peu déformé de V


Histoire des ducs des Normands de Guillaume de Jumièges, qu'il a certainement
consultée lors de son séjour à Paris. Ce livre fait en effet état du baptême
d'Olaf à Rouen, en 101 316. Auparavant, le jeune chef Scandinave avait servi
Richard II contre le comte Eudes de Chartres17.
Olaf Haraldsson fut donc sans nul doute baptisé à Rouen, en 1013, ce
dont la présence de la chape de baptême du futur martyr dans le trésor des
reliques du Mont Saint-Michel constitue une preuve supplémentaire18. Cette
cérémonie fut assurément lourde de significations et de symboles, que le
texte de Guillaume de Jumièges ne permet pas de saisir, mais qui peuvent
être néanmoins décelées à condition de la rapporter aux modèles anciens qui
la sous-tendent.

Interprétation
Le baptême d'Olaf s'inscrit en effet dans la longue tradition des chefs
Scandinaves baptisés à l'étranger à l'époque des raids vikings1 ; les
Carolingiens en furent les initiateurs, et on sait comment Louis le Pieux fit baptiser
en 826 le chef danois Harald klak à Mayence, suivi en cela par ses
successeurs Charles le Chauve, Charles le Gros et Charles le Simple20. Les rois
anglo-saxons de la dynastie de Wessex imitèrent cet exemple à partir du
règne d'Alfred le Grand, à la fin du IXe siècle21. Dans tous ces baptêmes,
l'acte essentiel était moins le sacrement en lui-même que la cérémonie du
parrainage qui la suivait, au terme de laquelle le chef Scandinave converti

1 6 « Rex eliam Olaus super Christiana religione oblectatus, spreto idolorum cultu, cum nonnullis
suorum, ortante archiepiscopo Rodberto, ad Christi jidem est conversus, atque ab en baptismale lotus
sacroque chrismate delibretus, de precepta gratia gaudens, ad suum regnum est regressus. Qui, postea a
suis proditus et a perfidis iniusle peremptus, cclcstcm regiam intrauit rex et martyr gloriosus, choruscana
nunc apud gentem illam prodigiis et uirtutibus » {The Gesta Normannorum ducum of William of
Jumièges, Orderic Vitalis, and Robert ofTorigni, vol. II, Oxford, 1995, livre V, ch. 12, p. 26-28). Selon
Elisabeth van Houts, Guillaume de Jumièges se serait inspiré du récit que lui laissa vers 1025-1026 le scalde
Sighvat Thordarson, qui vint à cette date en Normandie (E. VAN HOUTS, « Scandinavian influence in
Norman literature of the eleventh century », Anglo-Norman Studies, VI. Proceedings of the Rattle
Conference 1983, R. Allen Brown éd., Woodbridge, 1984, p. 1 18-1 19).
1 7 Le conflit entre Eudes et Richard portait sur le château de Dreux, donné en douaire par le duc à
sa sœur Mathilde lorsqu'elle épousa le comte de Chartres. Quand elle mourut sans descendance, quelques
années plus tard, Richard voulut reprendre possession du château, et se heurta alors à l'opposition de son
beau-frère. Pour résoudre le conflit, le roi Robert le Pieux réunit une assemblée à Coudres, à laquelle il
convoqua les deux belligérants. Une paix fut alors conclue (J.F. LEMARIGNIER, Recherches sur
l'hommage en marche et les frontières féodales, Lille, 1 945, p. 56-60).
1 8 « Item, de cappa sancti Olavi régis ac martyris qua induit se postquam implevit orationes suas in
aqua» (Millénaire du Mont Saint-Michel. Histoire et vie monastique, Dom J. Laporte dir., Paris, 1966,
p. 531-532).
19 Sur ce point, A. ANGENENDT, Kaiserherrschaft und Kônigstaufe. Kaiser, Kônige und Pâpste als
geistliche Patrone in der abendlàndischen Missiunsgeschichte, Berlin. - New-York. 1984 (Arbeiten zur
Fruhmittelalterforschung, 1 5) ; S. COV1AUX, « Baptême et conversion des chefs Scandinaves », dans Les
fondations Scandinaves au Moyen Age et ta naissance de la principauté normande, P. Bauduin et C.
I orren dir., Actes du Colloque international de Cerisy-la-Salle, 25-27 septembre 2002, p. 67-80.
20 L'événement est décrit dans un grand nombre de sources carolingiennes, à commencer par le
Poème en l'honneur de Louis le Pieux d'Ermold le Noir (Ermold LE NOIR, Poème sur Louis le Pieux et
épitres au roi Pépin, E. Faral éd. et trad., Paris, 1 964, p. 1 67- 1 8 1 ).
21 Selon la Chronique anglo-saxonne, Alfred fit baptiser en 878 le chef danois Guthrum, dont il
devint alors le parrain (The Anglo-Saxon Chronicle, M.J. Swanton éd. et trad., Londres, 1996, p. 74-77).
Norvège et Normandie au Xf siècle 199

devenait le filleul du prince chrétien. Était ainsi créée entre les deux hommes
une relation inégalitaire, qui contraignait le premier à la fidélité envers le
second22. Le parrainage constituait également une institution d'harmonisation,
capable d'apaiser des tensions entre deux chefs et d'effacer le traumatisme
de la défaite23. Dans le cas précis qui nous intéresse ici, il n'est nullement
fait mention d'un quelconque lien de ce genre. Rien ne permet d'affirmer
que Richard II devint le parrain d'Olaf Haraldsson en 101324. Néanmoins, le
duc joua sans nul doute un rôle actif dans le processus qui conduisit le jeune
chef norvégien à recevoir le baptême des mains de l'archevêque Robert.
D'après le texte de Guillaume de Jumièges, la cérémonie fit suite à la
résolution du conflit qui opposait Richard II à Eudes de Chartres, conflit dans
lequel Olaf et un autre chef nordique nommé Lacman avaient été pour le duc
d'un précieux secours. Il les en remercia en leur faisant des cadeaux dignes
de rois, avant de leur permettre de rentrer chez eux, ayant reçu la promesse
de revenir le trouver s'il avait besoin d'eux25. L'année suivante, Olaf
accompagna en Angleterre le roi anglo-saxon ^thelred, qui s'était réfugié en
Normandie avec sa famille, chassé de son royaume par Sven à la Barbe
fourchue, le roi des Danois26.
Richard II conclut donc avec Olaf une sorte d'alliance, qui imposait au
chef norvégien de secourir le duc de Normandie en cas de besoin, comme
l'indique Guillaume de Jumièges27. Cette alliance reposait notamment sur le
lien spirituel du baptême, qu'il avait imposé à son ancien mercenaire. Cette
cérémonie apparaît donc d'une certaine manière comme le décalque du
baptême de Rollon, qui avait eu lieu un siècle plus tôt. Richard en tira
vraisemblablement un grand prestige, car il prenait symboliquement la place du roi
des Francs ; faire baptiser Olaf lui permettait de se rattacher à la fonction
royale. Mais le parallèle entre ces deux cérémonies était certainement aussi
lourd de sous-entendus politiques pour Olaf, qui, deux ans plus tard, allait

22 J.G. LYNCH, Godparents and Kinship in early medieval Europe, Princeton, 1996, p. 169-192 ;
B. JUSSEN, Spiritual Kinship as Social Practice. Godparenthood and Adoption in the early Middle Ages,
édition revue et traduite par Pamela Selwyn, Londres, 2000, p. 210-238.
23 Ibid, p. 219-220.
24 Notons d'ailleurs que ce fut Robert de Neustrie et non Charles le Simple qui, selon Dudon, fut le
parrain de Rollon lors de son baptême (A. ANUENENDT, Kaiserherrschaft und Kônigstaufe .... op. cit.,
p. 263-265).
25 The Gesta Normannorum ducum of William ofJumièges, op. cit., V, 12, p. 26-28.
26 Le soutien apporté par Olaf à /Ethelred est évoqué sans ambiguïté par une strophe scaldique
d'Ottar le Noir, rapportée par Snorri Sturluson dans la Saga de saint Olaf (SNORRI STURLUSON,
Heimskring/a, vol. II, Bjarni ADalbjarnarson éd., Reykjavik, 1945 (îslenzk fornrit, 27), p. 34).
27 Ce faisant, le duc de Normandie imitait la politique choisie quelques années plus tôt par le roi
anglo-saxon /Ethelred, menacé par la recrudescence des raids danois et norvégiens. En 994, ce dernier
choisit de traiter avec Olaf Tryggvason, en le convertissant et en devenant son parrain ; il conclut
également avec lui une alliance, par laquelle le chef Scandinave s'engageait à ne jamais revenir en
Angleterre en ennemi et, le cas échéant, à venir au secours du roi anglo-saxon (P.H. SAWYER, « Ethelred
II, Olaf Tryggvason and the conversion of Norway », Scandinavian Studies, 59 (1987), p. 299-307 ;
N. LUND, « Peace and Non-Peace in the Viking Age - Ottar in Biarmaland, the Rus in Byzantium, and
Danes and Norwegians in England », dans Proceedings of the Tenth Viking Congress, Larkollen, Norway,
19S5, .1. Knirk éd., Oslo, 1987, p. 265 ; Id., De hœrger og de brenner. Danmark og England i
vikingetiden. Copenhague, 1993. p. 143-147).
200 S.COVIAUX

conquérir la Norvège, la soustraire à l'autorité danoise, et l'unifier sous son


autorité. Encore faut-il bien connaître l'idée que l'on se faisait alors à la cour
normande du traité de Saint-Clair-sur-Epte et du baptême de Rollon, vers
911. L'acte fondateur de la principauté fit l'objet d'une réécriture dont Olivier
Guillot a montré la chronologie et les modalités dans un article important"" .
Selon cet historien, le récit qu'en fit Dudon de Saint-Quentin dans le De
moribus et actis phmorum Normanniœ ducum était conforme à la
représentation que l'on en avait dans l'entourage ducal au début du XIe siècle29. Peu
importent donc les invraisemblances réelles ou supposées du récit du
chanoine picard, relevées par une critique peu amène à son égard , et désormais
nuancées par des études qui ont su rendre justice au réel talent historique de
cet auteur '. Fondamentalement, il convoie un message fort clair, auquel le
jeune chef ambitieux qu'était Olaf ne pouvait pas rester insensible, et qui
s'exprime avec prédilection dans les deux visions que Rollon aurait eues de
son baptême, avant 911 : elles établissent clairement une équation entre le
sacrement et la prospérité politique32, le premier étant la condition de la
seconde. Sans doute attaché à unifier la Norvège sous son autorité et à la
conformer aux modèles politiques européens dont la principauté normande
n'était pas l'exemple le moins brillant, Olaf Haraldsson fut amené à
considérer son baptême comme l'une des conditions essentielles de son futur
triomphe. En d'autres termes, il voulut être un second Rollon, dont le destin devait
reproduire celui du fondateur de la Normandie.

Rollon, modèle pour Olaf Haraldsson ?


Pourrait-on dès lors rassembler des indices montrant que le premier
comte Scandinave de Rouen fut pour Olaf un modèle de gouvernement à
partir du moment où, après avoir gagné la Norvège en 101 5, il en devint roi ?
11 n'est pour ce faire d'autre solution que de comparer ce que Dudon de Saint-

28 O. GUILLOT, «La conversion des Normands peu après 911. Des reflets contemporains à
l'historiographie ultérieure », Cahiers de Civilisation Médiévale X - XIT siècles, 24 (1981), p. 101-1 16 et
p. 181-219.
29 Ibid, p. 199-207.
30 H. PRENTOUT, Étude critique sur Dudon de Saint-Quentin et son Histoire des premiers ducs
normands, Paris, 1916 ; L. MUSSET, « Ce que l'on peut savoir du traité de Saint-Clair-sur-Epte », dans
Nordica et Normannica ..., op. cit., p. 377-381
31 En dernier lieu, P. BOUET, « Les négociations du traité de Saint-Clair-sur-Epte selon Dudon de
.

Saint-Quentin ». dans La progression des Vikings, des raids à la colonisation, A. -M. Flambard-Héricher
éd., Rouen, 2003 (Cahiers du GHRH1S, 14), p. 83-103.
32 C'est probablement la deuxième de ces visions qui développe cette idée de manière la plus
évidente. Séjournant en Angleterre, Rollon rêva qu'il se trouvait au sommet d'une montagne, dans une
habitation franque, surplombant le monde. Il se vit lui-même en train de se laver dans une source dont
émanait une douce odeur ; il s'y purifia de la lèpre dont il était atteint. 11 vit alors une multitude d'oiseaux,
s'étendant si loin qu'il ne pouvait en voir la fin. Un prisonnier franc lui livra alors l'interprétation de son
rêve : la montagne était l'Eglise de Francie, la source la renaissance du baptême, la lèpre les crimes sans
nombre qu'il avait commis, les oiseaux les guerriers qui lui seraient fidèles lorsqu'il serait baptisé
(O. GUILLOT, « La conversion des Normands ... », op. cit., p. 202-204).
Norvège et Normandie au Xf siée le 20 1

Quentin a écrit au sujet du principat de Rollon33 et ce que les sources


nordiques les plus fiables, c'est-à-dire surtout les strophes scaldiques et les plus
anciennes lois de Norvège, révèlent de l'activité du futur saint Olaf. Une telle
comparaison ouvre quelques intéressantes perspectives.
Une des principales qualités que Dudon reconnaît à Rollon est d'avoir été
un grand législateur34. Il se trouve également qu'Olaf Haraldsson est crédité
par des sources fort anciennes d'une intense activité législative, dont
l'authenticité est hors de doute 5. Les plus anciens codes de Norvège conservent
en effet la trace d'une première législation religieuse imposée à tous les
Norvégiens aux alentours de 1022 et née de la collaboration entre Olaf et
l'évêque Grimkel36. Le scalde Sighvat Thordarson fait à plusieurs reprises
allusion aux lois d'Olaf. Dans la cinquième strophe des Bersôglisvisur, il lui
sait gré d'avoir maintenu les lois qu'il avait accordées à son peuple, qualité
qu'il reconnaît également à Olaf Tryggvason37. Un autre poème lui reconnaît
le droit de décider de la loi du pays . Selon la tradition des sagas, enfin, il
aurait fait corriger les lois d'Islande, qui ne condamnaient pas assez
fortement à son gré les pratiques religieuses païennes, évincées de la sphère
publique en 99939.
Par ailleurs, Rollon et Olaf sont présentés tous deux comme des princes
respectueux des églises. Le premier aurait reconstruit les édifices détruits par
les Normands et fait des dons conséquents aux établissements
ecclésiastiques40. Selon une tradition tardive, qui s'exprime dans le recueil de sagas
intitulé Fagrskinna, compilé au début du XIIIe siècle, Olaf aurait ordonné la

33 Cette description tient dans les quelques lignes qui constituent la clôture du livre II de l'œuvre de
Dudon de Saint-Quentin (DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus et actis primorum Normanniœ
ducum, J. Lair éd., Caen, 1865 (Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 23), II, 31,
p. 171).
34 « Jura et leges sempiternas, voluntate principum saucitas et décrétas, plebi indexit » (Ibid.,
p. 171).
35 G. A. BLOM, « St. Olavs lov», dans Olav - konge og helgen, myte og symbol, St. Olavs forlag,
1981, p. 63-83.
36 Le code de Gulen, valable pour l'ouest de la Norvège, a été conservé dans un manuscrit du XIIIe
siècle. Mais la section liminaire, le kristenrett, se décompose nettement en deux parties : la « loi de saint
Olaf», qui reprend les lois les plus anciennes, et la « loi de Magnus », résultant de la révision du code par
Magnus Erlingsson (1 161-1 184). Tous les articles qui composent la première ne peuvent être en réalité
attribués au seul Olaf ; mais certaines le lui sont expressément (T. KNUDSEN, « Gulatingsloven », dans
Kulturhistoriskt Lexikon for nurdi.sk medeltid, t. 5, Copenhague, 1960, col. 560-565 ; P. NORSENG, « Law
Codes as a Source for Nordic History », Scandinavian Journal of History, 16 (1987), p. 143-145).
37 En voici la traduction proposée par Renauld-Kranz : « Peuples et princes, je crois, ont su faire un
bon choix, car les Olafs en sûreté ont mis les biens de leurs sujets. L'héritier de Harald et le fils de
Tryggvi maintinrent sans reproche les lois qu'ils accordèrent » (RENAULD-KRANZ, Anthologie de la
poésie nordique ancienne : des origines à la fin du Moyen Age, Paris, 1964, p. 243).
38 Régis Boyer en propose la traduction suivante : « Toi qui élèves le coursier des vagues, / Tu as
pouvoir d'instituer le droit du pays / Celui qui durera / Parmi la troupe de tous les hommes » (SNORR1
STURLUSON, La saga de saint Ôlâf R. Boyer trad., Paris, 1 992, p. 64).
39 SNORRI STURLUSON, Heimskringla, vol. II, op. cit., p. 74. Sur ce point, JÔNAS GlSLASON,
« Acceptance of Christianity in Iceland in the Year 1000 (999) », dans Old-Norse and Finnish religions
andcultic Place-Names, T. Ahlbâck éd., Stockholm, 1990, p. 223-255.
40 « Ecclesias funditas fuxas statuit, templa frequentia paganorum destructa restauravit » (DUDON,
De moribus et actis ..., op. cit., p. 171). Cette tradition n'est peut-être pas authentique, comme le suggère
David Douglas (D. DOUGLAS. « Rollo of Normandy », dans Time and the Hour. Some Collected Papers
ofDavid C. Douglas, Londres, 1977, p. 131-132).
202 s. coviAUX

construction d'une église dans chaque district de Norvège41. S'il est difficile
de se fier aveuglément à ce témoignage tardif ", il est clair que le roi se
préoccupa de la mise en place d'un premier réseau d'églises, probablement
constitué sur le modèle anglais des minsters ~\ D'autre part, en signe d'ami-
tic et de reconnaissance de son autorité, il encouragea les grands à construire
sur leurs domaines des églises privées44.
Enfin, les deux princes furent tous deux des guerriers, capables de
défendre et d'étendre leur autorité à l'ensemble du territoire qu'ils estimaient
légitimement posséder. Selon Dudon de Saint-Quentin, Rollon parvint à
soumettre les Bretons rebelles et à imposer son pouvoir dans tout le territoire qui lui
avait été concédé par le traité de Saint-Clair-sur-Epte45. La tradition nordique
voit en Olaf celui qui acheva l'unification de la Norvège, commencée dès le
début du Xe siècle. Par la force des armes, il fit reconnaître son autorité dans
tout le patrimoine de Harald à la Belle Chevelure46.
En définitive, il existe un certain nombre de parentés entre l'action de
saint Olaf et ce que Dudon de Saint-Quentin a écrit du principat de Rollon.
On en tirera l'hypothèse que la construction d'une historiographie normande,
contemporaine du baptême d'Olaf Haraldsson à Rouen, fut pour ce dernier
une source importante d'inspiration.
Ce baptême fut donc un élément essentiel des relations entre Norvège et
Normandie au XIe siècle. Il concourut à faire de Rollon, magnifié par le récit
de la fondation de la principauté normande laissé par Dudon, un modèle de
comportement pour le roi norvégien. Il scella également une alliance entre la
dynastie ducale et celle des rois de Norvège, dont il importe de sentir les
effets dans les années qui suivirent. En tout premier lieu, elle ne fut pas sans

41 Fagrskinna - Noregs konunga tal, Bjarni Einarsson éd., Reykjavik, 1958 (îslenzk fomrit, 29),
ch.31,p. 181.
42 Les recherches archéologiques n'ont en effet pas mis au jour un nombre considérable d'églises
datant du XV siècle, ce qui a conduit les historiens à relativiser très fortement la tradition tardive dont la
Fagrskinna est l'expression (H.b. LIDEN, « De lidige kiikene. Ilvcm byggct dem, hvem brugte de m og
hvordan », dans Motet mellom hedendom og kristendom i Norge, H.E. Lidén dir., Oslo, 1995, p. 129-
141).
43 D. SKRE, « Missionary Activity in Early Medieval Norway. Strategy, Organization and the
Cause of Events », Scandinavian Journal of History, 23 (1998), p. 1-19.
44 Un diplôme du XIIIe siècle montre que l'église paroissiale de Loin fut construite de cette manière
(Diplomalarium Norvégienne, 11, 4, p. 5-6). La pierre runique d'Oddernes, dans l'Agder occidental, en
fournit un autre exemple. Gravée par un certain 0yvind, proche compagnon d'Olaf, elle porte
l'inscription suivante : « 0yvind, filleul de saint Olaf, a construit cette église sur son domaine patrimonial »
(M. OLSEN, « Oddernes », dans Norges innskrifter med de yngre runer, t. 3, Oslo, 1954, p. 73-100 ;
l.S. JOHNSEN, Stuttruner i vikingtidens innskrifter, Oslo, 1968, p. 184-185). Ces fondations doivent
certainement être interprétées comme des actes d'allégeance au roi (D. SKRE, « Kirken for sognet. Den
tidligste kirkeordningen i Norge », dans Malet mellom hedendom .... op. ci!., p. 171-176).
45 « Rritannos rebelles sibi subjugavit, atque de cibariis Britonum to turn regnum sibi concession
sufficienter pavit » (DUDON, De moribus et act is .... op. cit., p. 171 ).
46 II faut ici signaler que le thème du patrimoine de Harald est un élément de propagande sans
grand fondement historique, car Harald à la Belle Chevelure ne régna jamais sur l'ensemble de la
Norvège, contrairement à ce qu'affirment les sagas. Son autorité s'exerça probablement sur la région du
Vestfold, dans le fjord d'Oslo, à moins qu'il ne faille voir en lui un roi des Oppland, c'est-à-dire de l'est de
la Norvège (C. K.RAG, « Vestland som utgangspunkt for den norske rikssamlirmen », Collegium Medie-
vc//e, 3(1990), p. 179-195).
Norvège et Normandie au Xf siècle 203

incidence sur ce qui fut l'œuvre majeure d'Olaf Haraldsson, à savoir la


conversion de la Norvège.

LES INFLUENCES NORMANDES DANS LA CONVERSION DE LA NORVÈGE


Les évêques missionnaires d'Olaf Haraldsson : le cas de Rodulf
Olaf Tryggvason et Olaf Haraldsson peuvent être considérés comme les
principaux artisans de la conversion de la Norvège au christianisme. Alors
que le premier, entre 995 et 1000, s'était fait assister d'un évêque unique
nommé vraisemblablement Sigurd47, le second fut accompagné par quatre
clercs revêtus de la dignité épiscopale et nommés Grimkel, Sigfrid, Rodulf et
Bernard. L'information est donnée par Adam de Brème dans son Histoire des
archevêques de Hambourg : ces hommes venus d'Angleterre, lit-on au
chapitre 57 du livre II, évangélisèrent la Norvège et les îles situées au-delà,
c'est-à-dire surtout l'Islande48. Si Grimkel, Sigfrid et Bernard étaient
vraisemblablement originaires d'Angleterre49, le cas de Rodulf est plus
problématique50. En effet, selon une source islandaise du XIIIe siècle intitulée
Hungrvaka, qui le fait figurer au nombre des évêques d'Islande ayant séjourné
temporairement dans l'île avant la consécration d'Isleif Gizurarson par
l'archevêque Adalbert de Hambourg, en 1056, il était originaire de Rouen :
« Le quatrième fut l 'évêque Rudolf, qui, selon certains, s'appelait Ulf
et qui venait de Rouen, en Angleterre. Il resta dix-neuf hivers en
Islande, et vécut à Bœr, dans le Borgarfjord ».
Si l'on accepte de passer outre l'erreur consistant à faire de Rouen une
ville anglaise au début du XIe siècle, quel crédit accorder à une telle
information ? La plus élémentaire prudence invite à la passer au crible de la critique,
d'autant que l'origine rouennaise repose sur une étymologie douteuse52, et

47 S. EDGINGTON, « Siward-Sigurd-Sigfrid ? The career of an English missionary in


Scandinavia », Northern Studies : the journal of the Scottish Society for Northern Research, 26 (1989), p. 56-59 ;
S. COVIAUX, Christianisation et naissance d'un episcopal .... op. cit., p. 93- 1 02.
48 « 11 avait à ses côtés un grand nombre de prêtres et d'évêques venus d'Angleterre, sur les conseils
et avec l'aide desquels lui-même prépara son cœur à Dieu, et auxquels il confia son peuple pour qu'ils le
guident. Parmi ces hommes, célèbres pour leur doctrine et leurs vertus, étaient Sigfrid, Grimkel, Rudolf et
Bernard » (« Habuitque secum multos episcopos et presbyteros ab Anglia, quorum monitu et doctrina
ipse cor suum Deo preparavit, subiectumque populum illis ad regendum commisit. Quorum clari doctrina
et virtutibus erant Sigafrid, Grimkel, Rudolf et Bernard » : Magistri Adam Bremensis Gesta Hammabur-
gensis ecclesiœ pontificum, B. Schmeidler éd., Hanovre-Leipzig, 1917 (MGH SS. rer. Germ., 2), II, 57,
p. 117-118).
49 Nous renvoyons ici à notre démonstration (S. COVIAUX, Christianisation et naissance d'un
episcopal..., op. cit., p. 112-1 19).
50 Suivant les sources, la graphie du nom de cet évêque est variable. Adam le nomme Rodulfus, Ari
Thorgilsson le nomme Hrôôôlfr dans son Livre des Islandais, tandis que l'auteur de la Hungrvaka le
nomme Rûôôlfr.
5 1 « Hinn jjôrôi var Rudolfr byskup, er sumir kalla at Ulfr héti ok vœri kynjadr or Rûôu or En-
glandi ; hann var xix vetr â Islandi, ok bjô i Bœ i Borgarfirdi » (Hungrvaka, Jôn Helgason éd.,
Copenhague, 1938 (Editiones Arnamagnœanœ, ser. A, 13), ch. 3, p. 80-81).
52 L. MUSSET, « La pénétration chrétienne dans l'Europe du Nord et son influence sur la
civilisation Scandinave », dans La conversione al cristianesimo nell'Europa delïalto medioevo, Spolète, 1967
(Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, 14), p. 291, note 67 ; Id., «Les
contacts entre l'Église normande et l'Église d'Angleterre de 911 à 1066 », dans Les mutations socio-
204 S. COVIAUX

que, dans le passage cité, l'auteur de la Hungrvaka s'appuie sur une source
antérieure, le Livre des Islandais du prêtre Ari Thorgilsson le Savant, datée
des années 1124-1133, qui ne précise pas les origines de l'évêque . Enfin,
comme on l'a vu, Adam de Brème voit en lui un évêque anglais, à l'instar de
Grimkel, Sigfrid et Bernard. Cette information a été retenue dans VHistoria
Norvegiœ, rédigée probablement à la fin du XIIe siècle54. L'auteur de la
Hungrvaka, emporté par le goût bien connu des clercs médiévaux pour les
jeux étymologiques55, a donc pu simplement imaginer que Rodulf tirait son
nom de la ville de Rouen. Pourtant, l'information qu'il donne ne peut être
écartée a priori™.

L'évêque Rodulf était-il normand ?


En premier lieu, on peut recourir à l'onomastique pour déterminer si
l'évêque Rodulf était anglais, comme l'affirme Adam de Brème, ou normand,
comme le prétend l'auteur de la Hungrvaka. Une telle enquête conduit à
penser que, à la différence des autres évêques d'Olaf Haraldsson, Rodulf a peu
de chance d'avoir été anglo-scandinave. Il ne porte en effet pas un nom
nordique : si l'on rencontre aisément en Norvège et en Islande le nom Hrôlfr,
qui constitue l'affaiblissement de *HrodwulfR, la forme Hrôôulfr y est
inconnue, tandis que la forme Râôulfr n'y apparaît qu'épisodiquement5 . Les
formes voisines (Rodulf, Rudolf ou Radulf) y sont également très rares, et
constituent de toute évidence des emprunts tardifs à l'allemand58. Sur le
continent, en revanche, ces noms furent couramment portés, tout comme en

culturelles au tournant des Xf-XIf siècles. Actes du Colloque international du CNRS, R. Foreville dir.,
Paris, 1984, p. 72.
53 Ari Thorgilsson se contente de donner une liste très sommaire des premiers évêques d'Islande,
qu'il qualifie d'évêques étrangers « Voici les noms des évêques qui furent des étrangers en Islande,
d'après ce qu'a dit Teit. Frédéric vint au temps du paganisme, puis il y eut ensuite Bernard le Savant,
:

cinq ans ; Kol, quelques années ; Rodulf dix-neuf ans : Jean l'Irlandais, quelques années ; Bernard, dix-
:

neuf ans ; Henri, deux ans. Et cinq autres également, qui se disaient évêques : Ôrnolf et Gotskalk, et trois
Arméniens : Petrus, Abraham et Stephanus » (« Pessi eru nôfn biskupa peirra, er verit hafa à Islandi
ùtlendir, at sôgu Teits. Friârekr kom i heiôni hér, en pessir vàru sidan : Bjarnhardr inn bôkvisi v âr ;
Kolr fâ âr ; Hrôôôlfr xix âr ; Jôhan inn irski fa âr ; Bjarnhardr xix âr ; Heinrekr ii âr. Enn kômu hér
aôrir v, peir er biskupar kvâdusk vera : Ôrnolfr ok Goôiskâlkr, ok iii ermskir : Petrus ok Abraham ok
Stephanus » : ARI THORGILSSON, The Book of the Icelanders, Halldôr Hermansson éd. et trad., Ithaca,
1 930 (fslandica, 20), ch. 8, p. 54).
54 « Parti d'Angleterre, Olaf traversa la mer jusqu'en Norvège avec deux bateaux lourdement
chargés ; avec lui il y avait quatre évêques Grimkel, Bernard, Rodulf et Sigfrid » (« Olavus de Anglia
rediens cum duabus magnis onerariis navibus ad patriam transfretavit Norwegiam et cum eo quatuor
:

episcopi, scilicet Grimkellus, Bernardus, Rodulfus, Sigfridus » {Historia Norvegiœ, G. Storm éd., Kristia-
nia, 1880, p. 124).
55 M. PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Paris, 2004, p. 14-17.
56 Notons que certains historiens ont accepté d'accorder à cette information du crédit, mais sans
justification satisfaisante (F. M. STENTON, Anglo-Saxon England, Oxford, 1971 (3e édition), p. 463 ; JÔN
SIE1ÂNSSON, « Rûôôlfr of Bac and Rudolf of Rouen », Saga-Book of the Viking Society, 13 (1946-1953),
p. 174-182).
57 E.H. LIND, Norsk-islândska dôpnamn och fingerade namn fràn middelalderen, Uppsala, 1915,
col. 836.
58 A. JANZÉN, « De fomvâstnordiska Personnamnen », dans Person namn, A. Janzén éd.,
Stockholm, 1948 (Nordisk Kultur, VII), p. 80.
Norvège et Normandie un XIe siècle 205

Angleterre59. Par exemple, le nom Rolf apparaît souvent dans le Danelaw


aux Xe et XIe siècles ; à la même époque, les noms Rolph, Roi, Rollo et Rou
étaient portés par des Normands d'origine Scandinave60. Une étude purement
anthroponymique ne donne donc que de maigres résultats ; elle ne permet
pas de déterminer si Rodulf était anglais ou normand.
Fort heureusement, des sources anglo-saxonnes permettent de progresser
dans l'étude du milieu dont l'évêque était originaire. La version C de la
Chronique anglo-saxonne, rédigée dans la région d'Abingdon, indique en effet
qu'il était le parent d'Edouard le Confesseur61. En 1050, il se vit confier par
le roi la direction de cette prestigieuse abbaye , et il y mourut en 1052 . On
peut regretter que la chronique du monastère ne précise pas le degré de
parenté entre le pieux roi Edouard et l'abbé Rodulf. Il existe néanmoins deux
hypothèses à ce sujet. Soit Rodulf appartenait à la partie anglo-saxonne de
l'ascendance d'Edouard, qui était le fils d^Ethelred II, soit il se rattachait à la
branche normande de la famille de ce roi, qui avait pour mère Emma, la fille
de Richard Ier et la sœur de Richard II64. La second possibilité paraît
infiniment plus probable que la première, car le nom Rodulf est totalement absent
du stock onomastique de la dynastie royale de Wessex ; en revanche, il était
sous une forme ou sous une autre utilisé dans la dynastie ducale normande. Il
fut notamment porté par le demi-frère du duc Richard Ier, Raoul, comte
d'Ivry.
Cette dernière constatation permet d'ailleurs de proposer une hypothèse
précise quant à l'identité exacte de l'évêque Rodulf. Grâce à une interpolation
faite au texte de Guillaume de Jumièges par Robert de Torigni, on connaît
assez précisément la descendance de Raoul d'Ivry, dans laquelle figurent
deux évêques : Hugues de Bayeux et Jean d'Avranches, devenu plus tard
archevêque de Rouen65. Mais il n'a pas échappé à la clairvoyance de certains
historiens que cette généalogie n'était pas complète66. Une charte du 15
septembre 1011, souscrite par Richard II, et dans laquelle Raoul énumère
diverses donations faites à Saint-Ouen de Rouen, porte en effet la souscription
d'un certain Rodulfus, filii Rodulfi comitis61 . A notre connaissance, il s'agit

59 D'après William Searle, le nom Radulf fut aussi courant en Angleterre avant qu'après la conquête
normande (W.G. SEARLE, Onomasticon Anglo-Saxonicum. A List of Anglo-Saxon proper names from the
time ofBeda to that ofKing John, Cambridge, 1 897, p. 392).
60 J. ADIGARD DES GAUTRIES, Les noms de personnes Scandinaves en Normandie de 911 à 1066,
Lund, 1954 (Nomina Germanica. Arkiv for germansk namnforskning utgivet av Jôran Sahlgren, 11),
p. 111.
6 1 The Anglo-Saxon Chronicle, 1 050 (C), p. 1 7 1 - 1 72.
62 « Inde Rodulfum quendam longœvnm abbatis loco ponendum rex transmisit », (Chronicon
monasterii de Abingdon, J. Stevenson éd., Londres, 1858 (Rerum Britannicarum Medii ALvi Scriptores,
2), p. 463).
63 Dom D. KNOWLES, C.N.L. BROOKE et V.C.M. LONDON, The Heads of religious Houses in
England and Wales 940-1216, Cambridge, 1972, p. 24.
64 F. BARLOW, Edward the Confessor, Berkeley - Los Angeles, 1 970, p. 3-27.
65 The Gesta Normannorum Ducum ..., op. cit., VII, 1 7, p. 1 74-1 76.
66 D. DOUGLAS, « The Ancestors of William fitz Osbern », English Historical Review, 59 ( 1 973),
p. 67-69 ; D.R. BATES, « Notes sur l'aristocratie normande », Annales de Normandie, 23 (1973), p. 8-38.
67 M. FAUROUX, Recueil des actes des ducs de Normandie (911-1 066), Caen, 1 96 1 , n° 1 3 , p. 86-89.
206 s. coviAUX

de la seule source normande ayant conservé le souvenir de ce fils du comte


Raoul, dont le destin est totalement inconnu. On pourrait certes supposer
qu'il mourut jeune, ce qui expliquerait qu'à la différence de ses frères, il n'ait
pas attiré l'attention des chroniqueurs. Mais il n'est pas impossible que, ayant
rencontré Olaf Haraldsson à Rouen vers 1013, il l'ait accompagné par la suite
dans le périple qui le conduisit en Norvège, revêtu de la dignité épiscopale.
C'est pourquoi l'information donnée par la tardive Hungrvaka sur l'origine de
l'évêque Rodulf nous paraît digne de foi.

Interprétation
Un évêque normand assista donc Olaf Haraldsson jusqu'à sa mort, en
1030. 11 se rendit alors à Hambourg auprès de l'archevêque Un wan, qui
l'envoya ensuite en Islande, où il resta dix-neuf ans68. Que ce soit en Norvège ou
dans cette dernière contrée, on ignore tout ou presque de ses activités69.
L'influence de l'Église normande sur la christianisation de la Scandinavie ne peut
donc être précisée.
En revanche, on peut supposer que, s'il s'occupa avec énergie de la
conversion des païens du Nord, il fut également investi d'une forme de
responsabilité politique. Plusieurs exemples tirés de l'histoire de la christianisation
des sociétés païennes au cours du haut Moyen Âge montrent en effet que, à
l'occasion du baptême des princes et chefs païens, on se préoccupait de leur
adjoindre les services d'un ou de plusieurs missionnaires, parfois revêtus de
la dignité épiscopale, qui devaient non seulement mener à bien la conversion
des sujets du prince, mais également maintenir celui-ci dans l'alliance
conclue lors du baptême. Parfois même, comme le suggère le cas du royaume du
Kent à la fin du VIe siècle, cet envoi précédait la conversion du chef. Bède le
Vénérable raconte que la princesse franque Berthe, donnée à la fin des
années 570 en mariage au roi Ethelbert du Kent, fut suivie par un évêque
franc nommé Liudhard. Celui-ci resta à ses côtés, à Canterbury70. Selon Nick
Higham, sensible à ce détail négligé par la tradition historique, ce prélat
franc doit être considéré comme un agent de Chilpéric dans le royaume du
Kent ; le fait qu'il ait eu un rang élevé et qu'il n'ait pas été un simple
missionnaire lui permettait de conserver des contacts avec ses collègues du nord-
ouest de la Francie, et de constituer un lien essentiel entre les deux cours71.
Plus généralement, cependant, l'envoi de missionnaires suivait le baptême du
prince païen, comme le montre l'exemple de saint Anschaire, envoyé en

68 ADAM,!!, 64, p. 125.


69 ORRI VÉSTEINSSON, The Christianization of Iceland. Priests, Power and Social Change 1000-
1300, Oxford, 2000, p. 20-21. Comme on l'a vu, la Hungrvaka précise seulement qu'il s'installa dans le
Borgarfjord (Hungrvaka, op. cit., p. 81 ).
70 BÈDE, Ecclesiastical History of the English people, B. Colgram et R.A.B. Mynors éd., Oxford,
1969, 1, 15, p. 48-52.
71 N. HIGHAM, The Convert Kings. Power and religious affiliation in early Anglo-Saxon England,
Manchester - New-York, 1997, p. 66-74.
Norvège et Normandie au XIe siècle 2.01

Scandinavie après la conversion du roi Harald klak en 82672. Chargé par


Louis le Pieux de convertir les païens du Nord, il devait également maintenir
Harald dans l'alliance conclue par le biais du baptême et du parrainage, grâce
à laquelle le chef danois s'était vu concéder le comté de Riïstringen7 .
L'évêque Rodulf fut donc vraisemblablement chargé de maintenir vivace
le lien conclu entre le duc de Normandie et le roi de Norvège lors du
baptême rouennais de 1013. En raison de sa haute naissance, il put certainement
conserver des contacts avec les milieux dirigeants de la principauté. La
question se pose donc de savoir si l'alliance de 1013 eut des répercussions dans
l'histoire norvégienne entre 1015 et 1066.

NORVÈGE ET NORMANDIE ENTRE 1015 ET 1066


Les sources
À notre connaissance, les sources normandes ne sont pour cette question
précise d'aucun secours. Seuls quelques textes relatifs à l'histoire de la
Scandinavie permettent de penser que les relations entre la Normandie et la
Norvège ne s'arrêtèrent pas avec le baptême d'Olaf Haraldsson.
En premier lieu, le scalde Sighvat Thordarson, proche compagnon et
fidèle ami du roi Olaf, séjourna un temps à Rouen, au cours des années 1020.
C'est ce qui ressort de la première strophe d'un poème qu'il composa lui-
même à l'occasion d'un voyage qu'il fit en Normandie et en Angleterre,
intitulé les Vestrfararvisur (ce qui signifie littéralement les « strophes du voyage
à l'ouest ») :
« Bergr, nous nous sommes
Maints matins rappelés
Comme je tournai l'étrave
À l'ouest de Rûôa en voyage1^ ».
À ce premier indice s'en ajoute un deuxième, plus hypothétique,
provenant des Gesta Hammaburgensis ecclesiœ pontificum. Dans le troisième
livre de cette œuvre, Adam de Brème stigmatise le comportement de Harald
le Sévère (1047-1066), qui viola ouvertement les droits des archevêques de
Hambourg . Alors que ces derniers étaient depuis les temps carolingiens les

72 Vita Anskarii auctore Rimberîo, G. Waitz éd., Hanovre, 1864 (MGH, SS. rer Germ. NS 10),
ch.7, p. 26-29.
73 Annales regni Fruncorum, G.H. Pertz éd., Hanovre, 1895 (MGH, SS. rer. Germ, in usum
scho/arum, 6),
74 Nous en donnons ici la traduction proposée par Régis Boyer (SNORRI STURLUSON, La saga de
saint Ôlâf op. cit., p. 1 85). Rappelons que Rûôa est le nom norrois de la ville de Rouen. Bergr est le nom
du compagnon de voyage de Sighvat, dont nous ignorons tout par ailleurs.
75 Cette affaire s'explique autant par la volonté de Harald de rompre toute relation avec l'Église de
Hambourg, alliée à son principal ennemi, le roi des Danois Sven Estridsen, qu'à l'intransigeance d'Adal-
bert, dont les intérêts dans le Nord furent menacés dès le début des années 1050 par les projets du roi
danois, qui souhaitait la naissance d'une province ecclésiastique en son royaume (A.D. J0RGENSEN, Den
nordiske kirkes grundlœggelse og fors te udvikling, Copenhague, 1874-1878, p. 675-695 ; C. BREEN-
GAARD, Muren om Israels hits:. Rcgnuin og sacerdotium i Danmark 1050-1 170, Copenhague, 1982,
p. 84-87 ; S. COV1AUX, Chri.siianisation et naissance d'un épiscopat .... op. cit., p. 351-364).
208 S. COVIAUX

seuls responsables de la mission nordique, et que le pape Léon IX avait


officiellement reconnu leurs droits en 105376, Harald fit venir ses évêques
d'Angleterre ou les envoya se faire consacrer en Gaule . Saisi de l'affaire par
l'archevêque Adalbert (1043-1072), le pape Alexandre II (1061-1073) lui
rendit un jugement favorable et fit tenir au roi de Norvège une lettre
comminatoire qu'Adam a consciencieusement recopiée dans la scholie 69 ; tout en
confirmant le forfait du roi, cette lettre indique que certains évêques
consacrés en Gaule ou en Angleterre furent simoniaques78. Ce qui nous importe ici
est de déterminer ce qu'Adam entend par Gallia, et si ce toponyme a des
chances de renvoyer au duché de Normandie.
Une étude de l'usage que fait cet auteur du toponyme Gallia étaye cette
hypothèse. Au chapitre 52 du livre III, on lit en effet que Guillaume le
Bâtard conquit l'Angleterre à partir de la Gaule, et que Lanfranc s'illustra en
Gaule et en Angleterre par son zèle à servir Dieu . Ajoutons à cela que la
simonie, mentionnée par la lettre du pape Alexandre, était apparemment
fréquente en Normandie au milieu du XIe siècle80. Dans l'esprit général de
réforme animant l'Église d'Occident de ce temps, plusieurs prélats
entendirent alors lutter contre ces pratiques détestables, comme l'archevêque Mau-
rille (1055-1067), qui réunit un concile à Rouen pour les condamner81. Son
action fut poursuivie par Jean d'Ivry (1067-1079), qui, encore évêque
d'Avranches, lui avait dédié son De officiis ecclesiasticis ".
Il est donc possible que Harald le Sévère ait envoyé certains de ses
évêques se faire consacrer en Normandie, dans les années 1050-1060. Cette
hypothèse, à laquelle nous nous rangerons ici, n'en exclut cependant pas
d'autres. Nous ne pensons pas qu'il faille faire grand cas de celle jadis avancée

76 Diplomatarium Danicum, I, 2, n° 1, p. 1-5. Dans ce diplôme, le domaine de compétence des


archevêques est défini de la manière suivante : « in omnibus circwnquaque gentihus Danonim, Sueonum,
Norvehorum, Farrie, Gronlanden, Halsingolondan, Islandan, Scridewindwn, Slauorum nec non omnium
septentrionalium et orientalium nationum quoeumque modo nominatorum ». 11 s'agit du premier diplôme
authentique plaçant explicitement les Norvégiens sous l'autorité des archevêques de Hambourg.
77 Cette attitude est dénoncée par Adam au chapitre 17 du livre II : « Pro quitus causis
archiepiscopus zelo Dei taetus legatos suos direxit ad eundem regem, tyrannical presumptiones eius
litteris increpans, spetialiler vero admonens de oblationibus, quas non liceret in usum cedere laicorum, et
de episcopis suis, quos in Gallia contra fas ordinare feeerat se contempto, per quern auctoritate sedis
apostolicœ deberent iuste ordinari » (ADAM, 111, 17, p. 160). La seholie 68, insérée en marge du même
chapitre, a la même teneur « Haraldus rex ab illo die direxit episcopos suos in Gallium, multos etiam
venientes ab Anglia suscepit » (ADAM, III, 1 7, scholie 68, p. 1 60).
:

78 ADAM, III, 17, scholie 69, p. 161.


79 « Vix, ut aiunt, dies octo transierunt, et ecce Willehelmus, cui pro oblieo sanguine cognomen est
Batardus, ab Gallia transfretans in Angliam lasso victori bcllum intulit (...). Deinde ablatis scandalis
Lanfrancum philosophum in Gallia et postmodum in Anglia multi ad divinum animati sunt obsequium »
(ADAM, 111, 52, p. 196-197).
80 Par exemple, le siège episcopal de Coutances fut apparemment acheté en 1049 par Geoffroy de
Montbray pour son frère Mauger (D. DoUCjLAS, « Les évêques de Normandie (1035 1066) », Annales de
Normandie, 8 (1958), p. 88-91). La simonie semble n'être pas répandue chez les abbés bénédictins
normands (cf. V. GAZKALJ, Prosopographie des abbés de la principauté normande, 91 1-1204, HD, Paris,
2002, à paraître).
81 Ibid., p. 91 ; P. BOUET et M. DOSDAT, « Les évêques normands de 985 à 1 150 », dans Les
évêques normands du Xf siècle, P. Bouet et F. Neveux dir., Caen, 1 995, p. 20.
82 Ibid., p. 20.
Norvège et Normandie au XIe siècle 209

par l'historien A,D, J0rgensen, qui, relevant l'accusation de simonie portée


contre ces évoques, pensait qu'ils avaient été consacrés en Aquitaine8 . Elle
ne résiste en effet pas à un examen attentif du texte d'Adam, qui fait très
clairement la différence entre Aquitania et Galliau. Mais nous noterons que
ce dernier toponyme, qui peut renvoyer à la Normandie, désigne aussi sous
sa plume d'autres espaces : les monastères flamands de Renaix et Tourhout
sont pour lui situés en terre gauloise85; on lit ailleurs qu'au plus fort des raids
du IXe siècle, les Normands remontèrent le Rhin, la Meuse et l'Escaut pour
pénétrer en Gaule86; le tombeau de saint Willibrord, à Echternach, est
également situé dans cette région87. Le terme Gallia semble ainsi correspondre à
l'ancienne Francie occidentale, qui échut en 843 à Charles le Chauve.

Interprétation
Ce furent apparemment les rois de Norvège qui souhaitèrent entretenir
des contacts avec la Normandie entre 1015 et 1066 ; aucune initiative
normande dans ce sens n'a été en effet repérée. Pour comprendre cette situation,
il faut replacer la question des relations entre les deux espaces dans le cadre
plus large de l'Europe du Nord-Ouest, qui fut à cette époque le lieu de
tensions importantes impliquant Norvégiens, Anglais et Danois.
À partir de la fïn du Xe siècle, sous le règne de Sven à la Barbe fourchue,
les Danois voulurent constituer un Empire centré sur la mer du Nord,
incluant le Danemark, la Norvège et l'Angleterre. Knut le Grand y parvint en
1028, quand, après avoir conquis l'Angleterre, il réussit à chasser Olaf Ha-
raldsson de son royaume. Avant cette date, les deux rois furent en conflit88.
C'est certainement dans ce contexte qu'il faut comprendre le voyage que
Sighvat Thordarson fit vers l'ouest et le séjour qu'il effectua à Rouen, d'après
les Vestrfararvisur. Selon Snorri, le scalde était parti pour un voyage de
commerce89. Pourtant, plusieurs éléments laissent penser que son expédition
avait un autre objet. Notons d'emblée que les scaldes furent assez
fréquemment utilisés à des fins politiques par les rois qui les stipendiaient90. Vers
1020, par exemple, le même Sighvat avait été envoyé en Suède par Olaf,
pour tenter une conciliation avec le roi Olof91. D'autre part, le poème indique

83 A.D. J0RGENSEN, Den nordiske kirkes .... op. cit., p. 689.


84 On le voit dans le chapitre 22 du livre I, dans lequel il évoque le partage de Verdun (ADAM, I,
22, p. 28).
85 ADAM, I, 14, p. 18 et I. 16, p. 23.
86 ADAM, 1,39, p. 43.
87 ADAM, I, 11, p. 13.
88 M.K. LAWSON, Cnut. The Danes in England in the early eleventh century, Londres - New-York,
p. 95-102.
89 SNORRI STURLUSON, Heimskringla, vol. II, op. cit.. p. 27 1
90 D. WHALEY, « Skâld », dans Medieval Scandinavia. An Encyclopedia, P. Pulsiano et K. Wolf
.

dir., Londres - New-York, 1993, p. 587-589 ; B. FIDJEST0L, « La poésie de cour en Scandinavie à


l'époque des Vikings », Proximo Thulé, 3 (1996), p. 91-1 12.
91 Le scalde a composé en souvenir de ce voyage un poème intitulé Austrfararvisiir. Il est difficile
de donner une idée exacte des rapports entre Suède et Norvège à cette époque (cf. C. KRAG, Vikingtid og
210 S. COVIAUX

que l'objet du voyage du scalde fut de rencontrer Knut en Angleterre ; le


séjour à Rouen ne fut dès lors qu'une étape sur le trajet qui menait auprès de
lui. Par conséquent, il y a tout lieu de croire que Sighvat ne partit pas à
l'ouest pour des raisons purement commerciales, mais qu'il y fut envoyé par
le roi pour des raisons politiques. Sentant grandir la menace d'une
intervention danoise en Norvège, Olaf dut essayer de négocier avec Knut dans les
années ou les mois qui précédèrent cette expédition. Le séjour du scalde à
Rouen, qui précéda son arrivée en Angleterre, peut dès lors être interprété
comme une demande de soutien, qui apparaît logique si l'on se souvient du
lien créé en 1013 par le baptême du roi de Norvège. On ignore cependant si
cette demande reçut ou non un bon accueil de Richard II.
Après la fuite d'Olaf Haraldsson en Russie, en 1028, Knut parvint à
dominer un impressionnant « Empire du Nord », incluant la Norvège, le
Danemark et l'Angleterre. Ce fut d'ailleurs un empire éphémère, puisqu'il ne
survécut pas à la mort de son fondateur, en 1035. Mais jusqu'en 1066 les rois
danois et norvégiens eurent visiblement à cœur de le reconstituer à leur
profit, ce qui occasionna entre eux des luttes permanentes92. L'éventuel envoi
par Harald d'évêques en Normandie, si du moins on accepte de considérer
favorablement cette hypothèse, relève peut-être de considérations politiques
liées à la volonté du roi de Norvège de participer à cette compétition, à
l'heure où les appétits des princes nordiques étaient aiguisés par la perspective de
la succession anglaise. Or, selon Guillaume de Jumièges et Guillaume de
Poitiers, Edouard le Confesseur promit en 1051 la couronne à Guillaume de
Normandie . Le fait que, la même année, il ait réussi à exiler Vearldorman
Godwin de Wessex, champion de la cause danoise en Angleterre94, montre

Rikssamling .... op rit p. 141 ). Mais il est probable qu'Olaf ait souhaité conclure une alliance défensive
avec la Suède contre les Danois.
92 Harald le Sévère, par exemple, fut en conflit avec Sven Estridsen de 1047 à 1064, date à laquelle
une paix fut conclue entre les deux rois. Selon Per Sveaas Andersen, l'objectif du roi de Norvège était de
reconstituer à son profit l'empire de Knut, en commençant par soumettre le Danemark. Cela constituait un
piéalable nécessaire à la conquête de l'Angleterre (PS. ANDERSEN. « Harald hardrâde, Danmark og
England », dans Harald hardrâde, A. Berg dir., Oslo, 1966, p. 94-126). Notons cependant la thèse très
critique de Sten Kôrner, selon laquelle les ambitions anglaises des rois Magnus et Harald participeraient
d'une reconstruction déformée par les auteurs des sagas (S. KÔRNER, The battle of Hastings, England and
Europe 1035-1066, Lund, 1964 (Bibliotheca Historiea Lundensis, 14), p. 145-154). Pourtant, plusieurs
entrées dans la Chronique anglo-saxonne indiquent que les rois de Norvège ne perdirent jamais de vue les
affaires d'Angleterre en 1045, Edouard le Confesseur dut réunir une grande flotte à Sandwich, à cause de
la menace que faisait peser sur son royaume le roi Magnus le Bon (ASC, p. 165). En 1058, selon la même
:

source, une flotte norvégienne menaça à nouveau les côtes anglaises (ASC, p. 188). Quant à Sven
Estridsen, le roi des Danois, il avait de toute évidence des prétentions à la couronne d'Angleterre
(E. HOFFMAN, « Danemark und England zur Zeit Kônig Sven Estridsen », dans Ans Reichsgeschichte
und Nordischer Gesehiehte, H. Fuhrmann, H.E. Mayer et K. Wriedt éd., Stuttgart, 1972 (Kieler Histo-
nsche Studien, 16), p. 92-111). Il prétendait qu'Edouard lui avait promis la couronne après sa mort
(ADAM, II, 78, p. 136).
93 M. DE BOUARD, Guillaume le Conquérant, Paris, 1984, n. 244-249. Cette promesse fut
probablement faite à Guillaume en avril 1051 par Robert de Jumièges, archevêque de Canterbury
(D. BAI ES, William the Conqueror, Londres, 2001 (T édition), p. 73).
94 M.W. CAMPBELL, « Earl Godwin of Wessex and Edward the Confessor's Promise of the throne
to William of Normandy », Traditio. Studies in Ancient and Medieval History, Thought and Religion, 28
(1972), p. 141-158 ; Id., «The rise of an Anglo-Saxon "Kingmaker": earl Godwin of Wessex »,
Canadian Journal of History, 13 (1978), p. 17-33.
Norvège et Normandie au Xf siècle 211

qu'il entendait ainsi se réserver une marge de manœuvre politique en luttant


contre l'un des plus influents groupes de pression de sa cour . Même si le
rapide retour en grâce de Godwin et de sa famille réduisit rapidement les
chances du duc Guillaume, ce dernier put apparaître à Harald le Sévère
comme un dangereux rival dans la perspective de la succession anglaise, à l'instar
du roi des Danois. Dans ces conditions, l'envoi d'évêques en Normandie
pourrait être interprété comme une recherche d'alliance contre d'autres
compétiteurs, comme Harold, le fils de Godwin, à moins que Harald n'ait voulu
ainsi maintenir des liens avec l'un de ceux de qui il savait devoir se méfier.

Conclusion
À n'en pas douter, la principauté normande joua un rôle important dans
les évolutions politiques et religieuses que connut la Norvège dans les
premières décennies du XIe siècle. L'histoire de sa fondation, ou plutôt l'image
que l'on s'en faisait à l'époque de Dudon de Saint-Quentin, inspira la
démarche d'Olaf Haraldsson, qui voulut en recevant le baptême placer ses pas dans
ceux de Rollon, pour qui cette cérémonie avait été, aux dires du chanoine
historiographe, un gage puissant de prospérité politique. En 1013, le baptême
du chef Scandinave à Rouen scella également une alliance politique entre la
Normandie et la Norvège.
Plusieurs indices semblent indiquer qu'Olaf et ses successeurs, au moins
Harald le Sévère, entendirent maintenir vivace cette alliance. La présence
d'un membre de la dynastie ducale au sein de l'épiscopat missionnaire
norvégien l'atteste, tout comme l'envoi du scalde Sighvat Thordarson à Rouen au
cours des années 1020, et peut-être également celui d'évêques en quête de
consécration vers le milieu du siècle. Apparemment, les rois de Norvège
voulurent rester en contact avec les ducs de Normandie, pour obtenir un
soutien dans les luttes qui les opposaient aux Danois pour la domination des
mers du Nord.
Il ne semble pas cependant que les ducs aient répondu favorablement à
ces attentes. C'est en tout cas ce que le silence des sources locales laisse
supposer. Peut-être doit-on y voir le signe d'un désintérêt pour les affaires
Scandinaves, qui ne paraissent plus guère avoir préoccupé les descendants de
Rollon au XIe siècle.

Stéphane COVIAUX
EA Les territoires de l 'Identité, Université d 'Orléans

95 D. BATES, William the Conqueror .... op. cit., p. 73.

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