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siècle
Pierre Bauduin
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Ces deux aspects font l’objet de débats qui posent toute une série d’interrogations :
dans quelle mesure peut-on parler d’un ensemble anglo-normand ; quelle est la place
de ces deux entités (Normandie et Angleterre) et comment évolue-t-elle ; leurs liens
se sont-ils distendus ?
Il ne s’agira pas ici d’envisager tous les aspects de la question, mais d’aborder
quelques-uns des points du débat.
sans poursuivre une carrière anglaise. Plusieurs familles perdirent la faveur du roi et,
avec elles, leurs possessions en Angleterre : ainsi les Montgommery perdirent-ils
toutes leurs terres anglaises (1102) à la suite de l’hostilité entre Robert de Bellême et
Henri Ier. Surtout beaucoup de familles enrichies par la conquête, avaient décidé d’en
faire profiter leurs membres et organisèrent leur succession en conséquence, souvent
en laissant le patrimoine normand à l’aîné et les possessions acquises en Angleterre
au cadet (ou plus rarement l’inverse). Il en résulta la formation de branches normande
ou anglaise d’une même famille qui, avec le temps, évoluèrent indépendamment les
unes des autres. Ainsi Henri de Beaumont, fils de Roger de Beaumont, fit fortune en
Angleterre sous Guillaume le Roux et reçut de l’héritage paternel la seigneurie du
Neubourg. A sa mort en 1119, ses terres normandes échurent à son fils cadet, Richard
de Neubourg, qui fit une brillante carrière en Normandie, alors que les terres
anglaises (comté de Warwick) passèrent à l’aîné, Roger, qui fut à l’origine des comtes
de Warwick. Un autre fils, Rotrou de Warwick fit une carrière dans l’Eglise normande
comme évêque d’Evreux, puis comme archevêque de Rouen.
Beaucoup de barons possessionnés en Angleterre s’y établirent. Certains épousèrent
des femmes issues de l’ancienne aristocratie anglo-saxonne, ce qui était une manière
de légitimer leur implantation. Ils établirent des fondations religieuses et de firent
inhumer en Angleterre, ancrant davantage leur lignée en terre anglaise. Pour
certaines familles, les liens avec la Normandie s’amenuisèrent parce qu’elles avaient
fait fortune en Angleterre alors qu’elles étaient médiocrement possessionnées sur le
continent (ex. les Dunstanville, originaires du Pays de Caux). Enfin, il faut tenir compte
des intérêts locaux de l’aristocratie établie en Angleterre.
A l’inverse, certaines familles normandes n’avaient pas participé à la conquête et ne
furent pas par la suite impliquées dans la gestion du monde anglo-normand : c’est le
cas de la famille des Tancarville, chambellans héréditaires de Normandie. Plusieurs
seigneurs établis aux frontières du duché (ex. en Vexin normand) étaient davantage
impliqués dans des alliances françaises que vers l’Angleterre.
L’immigration normande en Angleterre fut pour l’essentiel réalisée avant la fin du
règne d’Henri Ier (1135) et la réunion de l’héritage anglo-normand par Henri II
Plantagenêt ne suscita pas une importante vague de migrants venus du Continent. La
constitution de complexes territoriaux étendus sur les deux rives de la Manche en
faveur d’une même famille concerna d’abord la première génération de migrants : si
B Participer à l’Empire
Si les sources font mieux ressortir le rôle des élites laïques et ecclésiastiques, la
participation des autres niveaux de la société à la vie du monde anglo-normand n’en
est pas moins avérée. Mais est-ce suffisant pour parler d’une intégration anglo-
normande ?
En dépit des craintes et des risques qu’elle occasionnait, la traversée de la Manche
était une opération des plus routinières, bien organisée et qui impliquait un grand
nombre d’hommes et de femmes, acteurs du trafic, marins, passagers. Le célèbre
naufrage de la Blanche Nef (25 novembre 1120) coûta la vie à plusieurs dizaines de
personnes (près de 300 avaient embarqué, dans le navire qui comptait une
cinquantaine d’hommes d’équipage) dont le fils héritier du roi et deux autres enfants
d’Henri Ier, un grand nombre d’aristocrates (hommes et femmes - 18 filles, sœurs ou
femmes de rois ou de comtes nous dit Orderic Vital -, dont beaucoup de jeunes), de
personne du roi et pouvaient, le cas échéant, influencer ses décisions. Outre la famille
royale, on y trouvait d’abord des membres de l’aristocratie anglo-normande, qui est
majoritaire dans l’entourage royal et semble constituer la base du gouvernement
d’Henri II et de ses fils. Celle-ci n’a pas l’exclusivité cependant. Le roi avait le pouvoir
de faire et défaire les carrières, d’élever des homines novi qui l’avaient servi, « des
hommes tirés de la poussière » pour reprendre une expression d’Orderic Vital. Sous
Henri Ier, ces hommes se recrutaient parmi les hommes qui administraient le fisc
royal, parmi les membres de la chapelle royale ou les chevaliers de la familia regis. Le
succès ouvrait la voie à l’avancement d’autres membres de la famille. Nous avons déjà
évoqué la famille de Douvres, dont plusieurs membres firent carrière en Angleterre.
Roger, évêque de Salisbury, homme de confiance du roi Henri Ier, fut le principal
ministre du roi, où il occupait les fonctions de chancelier et présidait l’Echiquier, deux
de ses neveux furent évêques et son fils Athelelm devint trésorier du roi Etienne. Plus
tard, Thomas Becket, était le fils d’un marchand né à Rouen (Gilbert) qui avait réussi
dans les affaires à Londres ; Thomas Becket dut sa promotion à Thomas, archevêque
de Canterbury qui recommanda son clerc préféré à Henri II, qui en fit son chancelier.
Devant tout au roi, ils étaient entièrement dépendants de la faveur royale et très
vulnérables aux intrigues de cour ou au changement de règne. Geoffroi de Clinton,
trésorier et chambellan d’Henri Ier, fut, pour des raisons obscures, accusé de trahison
en 1130 ; Roger de Salisbury perdit la faveur d’Etienne qui le fit arrêter avec l’un de
ses neveux (1139). Richard Cœur de Lion fit rembourser des sommes importantes à
des conseillers de son père accusés d’avoir profité de la familiarité d’Henri II.
En dépit de la compétition et des rivalités, la cour était aussi un lieu où l’on partageait
un même genre de vie, où se diffusaient les modes et s’étalaient les richesses, et qui
se distinguait par l’importance du patronage de constructions prestigieuses (châteaux,
cathédrales, abbayes, prieurés dotés par la cour). Beaucoup, parmi les courtisans au
service du roi, notamment sous les Plantagenêts, ont une solide culture acquise dans
les écoles et certains possèdent une culture juridique particulièrement adaptée à
leurs fonctions administratives, ou des savoirs techniques en matière comptable et
financière : le trésorier Richard Fitz Nigel avait ainsi étudié à Laon, un des centres les
plus réputés pour l’enseignement de l’arithmétique.
Les mœurs de la cour ont été très critiquées par plusieurs auteurs (ex. Gautier Map ;
Giraud de Barri ; Pierre de Blois) qui dénoncent l’arrogance et les méfaits des
tranchent les litiges et les conflits entre débiteurs. Les résultats sont enregistrés par
écrit dans des « rôles » (appelés pipe rolls en Angleterre). Il s’agit d’archives en forme
de rouleau dont les pièces de parchemin sont cousues les unes après les autres et
enroulés autour d’un bâton (le mot « pipe » évoque un tonneau de vin, en raison de
l’importance et de la largeur de certains de ces rouleaux). Le plus ancien conservé
pour l’Angleterre date de 1129-1130 (il y en eut d’autres avant, non conservés) et on
dispose pour ce pays de séries régulières à partir du règne d’Henri II Plantagenêt (à
partir de 1156) ; concernant la Normandie les « rôles de l’Echiquier » conservés
concernent quelques années, à partir de 1180.
Cette documentation financière, ainsi que d’autres documents, donnent une idée
assez précise de la structure et de l’évolution des revenus royaux et ducaux. Le pipe
roll de 1129-1130 (bien qu’incomplet) montre que le roi dispose de près de 23000 £:
13% proviennent des taxes prélevées par le roi; plus de 40 % provenaient des rentes
tirées des domaines royaux ou des terres temporairement entre la main du roi ; un
quart de l’exercice de la juridiction royale (ex. amendes, vacances épiscopales) et des
droits sur les vassaux (relief sur la transmission des terres, garde des mineurs…) ; le
reste venant des dettes des exercices précédents. Lorsqu’Henri II arrive au pouvoir,
ces revenus royaux anglais ont diminué plus de de moitié (10500 £) et ils ne
retrouveront leur niveau du temps d’Henri Ier qu’à la fin du règne. Richard Cœur de
Lion (à son retour de croisade) et Jean sans Terre l’augmenteront jusqu’en 1204 dans
des proportions modestes (25000£ soit env. 100000 livres d’angevins : 4 la = 1£). La
Normandie, en revanche, connaît une véritable « révolution fiscale » (V. Moss) dans
les années 1180-1190, notamment sous Richard, qui permet de multiplier par plus de
4 les revenus tirés du duché (x 2 : 1180-1195 ; + 350 % 1180-1198). Cela explique sans
doute pourquoi ce fut un Normand rompu aux affaires financières, Robert, abbé de
Saint-Etienne, qui fut sollicité par Richard Cœur de lion (1196) pour réformer en
profondeur le système fiscal anglais.
D’autres exemples seront développées plus brièvement.
En Angleterre l’officier local le plus important est le sheriff qui administre une portion
du territoire (ex. un un comte ou shire) ou du domaine royal. L’origine de l’institution
est anglo-saxonne. Beaucoup de sheriffs anglo-saxons ont été remplacés par les
Normands et les rois anglo-normands cherchent à accroitre l’efficacité de
l’institution : le sheriff reçoit ses ordres du roi par writ (charte en forme de lettre
brève (= « bref »)) notifiant les ordres du roi que l’officier peut retourner en écrivant
comment il a pris les mesures nécessaires ; il doit en principe rendre compte de son
administration financière devant l’Echiquier. Après un affaiblissement de leur rôle
sous Etienne, Henri II réorganise l’institution et s’appuie sur les sheriffs pour mettre
en place ses réformes administratives et judiciaires. Les offices de sheriff peuvent être
héréditaires, mais à partir d’Henri II ces pratiques disparaissent et le sheriff est choisi
par le roi, pour un temps de plus en plus court. Le sheriff pouvait être assisté de
coroners (chevaliers élus par la cour du comté, préparent les affaires judiciaires avec
le sheriff et en surveillent l’action. En dépit de cela les abus demeurent nombreux,
comme le révèle une enquête sur les sheriffs en 1170.
Les vicomtes (22 en 1172) forment la base de l’administration locale en Normandie.
Au niveau inférieur se trouvent des prévôts, dont la charge est souvent affermée (ex.
pour la perception de certains revenus). Sous les Plantagenêts apparaissent les baillis
dont les fonctions se superposent aux vicomtes. D’abord chargés de la perception de
l’écuage (taxe remplaçant le service militaire), leurs compétences administratives et
judiciaires se développent rapidement au détriment du vicomte. Il s’agit d’abord
d’agents itinérants, puis peu à peu le ressort de leur fonction est territorialisé. Dès
1180, on compte 25 baillis.
la Loi commune qui s’applique à tous les hommes libres du royaume. Tout un
ensemble de mesures sont prises pour promouvoir la justice royale (dont le détail
serait fastidieux) : on réaffirme que le roi est le juge suprême de tous en matière
criminelle, tout homme libre qui voit contesté son titre à une tenure peut porter
directement l’affaire devant le roi (sans passer nécessairement par la cour
baronniale). Les tribunaux royaux connaissent un grand succès et il fallut créer dès les
années 1170 des circuits de juges royaux (les eyres) pour qu’ils puissent tenir sur place
les procès. A côté de l’Echiquier, qui a également des fonctions judiciaires (ex. connaît
les conflits liés à la tenure) émerge une autre cour (le Banc commun) qui siège
régulièrement à Westminster à partir des années 1190 pour examiner les causes
civiles. Ce développement de la justice royale empiétait sur les juridictions
seigneuriales et a provoqué aussi des frictions avec l’Eglise (cf. affaire Thomas Becket).
Mais elle permettait aux hommes libres d’avoir accès plus facilement à la justice
royale et favorisa la diffusion de procédures d’enquête et des jurys (à la place du duel
judiciaire ou de l’ordalie), qui étaient déjà connus dans l’Angleterre anglo-saxonne
mais dont Henri II va généraliser l’utilisation. Cela permit également le
développement de procédures administratives et judiciaires standardisées et une
professionnalisation accrue du personnel.
En Normandie, le duc se réserve les « plaids de l’Epée » (= il connaît les cas réservés à
la justice ducale : ex. fausse monnaie, attaque de personnes se rendant à la cour, à
l’ost ou en pèlerinage), comparable aux « plaids de la couronne » en Angleterre. Des
sessions de la cour se spécialisent pour entendre les affaires judiciaires (en présence
du duc-roi ou en son absence) : cette tendance déjà amorcée au XIe siècle se
renforce. La cour ducale tient ainsi des assises dans les vicomtés mais son siège se
tient régulièrement à Caen dans l’aula (la grande salle : « salle de l’Echiquier »
construite sans doute par Guillaume le Roux) ou la chapelle Saint-Georges du château.
A partir des années 1170/1180 cette cour de justice prend le nom d’Echiquier et
désigne donc une émanation de la curia du duc-roi : on y juge les causes judiciaires
mais elle fait aussi office de juridiction gracieuse (ex. enregistrement d’actes de
particuliers qui veulent conserver la trace d’une transaction sous la forme d’actes
écrits au nom du duc-roi). La procédure judiciaire connaît également une évolution.
On y pratique de moins en moins l’ordalie (« jugement de Dieu ») mais, quand c’est
possible, on recourt à la preuve écrite et surtout à l’enquête jurée. Il s’agit alors de
2 Analyse
L’Angleterre et la Normandie sont fréquemment associées à la genèse de la
monarchie administrative (Administrative Kingship) et, à bien des égards, figurent en
proue d’un mouvement dans lequel on reconnaît volontiers les prémices de la genèse
de l’Etat moderne. Les aspects de cette évolution ont été soulignées précédemment :
l’émergence de départements administratifs spécialisés (ex. Trésor, Echiquier) et celle
d’un personnel de serviteurs de l’Etat, la naissance d’une bureaucratie, une marche
vers la standardisation des procédures et vers la routine administrative, des liens
étroits avec l’essor des écoles, les nouveaux savoirs et l’affirmation d’une culture
lettrée.
Quelques exemples permettent ici de jalonner cette évolution. Nous avons conservé
quelque 1500 chartes royales émises sous Henri Ier Beauclerc (1100-1135), soit
environ trois fois plus que durant la période équivalente des règnes de Guillaume le
Conquérant (1066-1087) et de Guillaume le Roux (1087-1100). Pour une durée
comparable sous Henri II Plantagenêt (1154-1189), ce sont plus de 3000 chartes ou
mentions de chartes qui sont connues et intéressent dans leur immense majorité, des
bénéficiaires anglais (2200) ou normands (500). Encore ne s’agit-il que de la partie
émergée de l’iceberg. Cet essor de l’écrit ne concerne pas uniquement la production
de documents, mais aussi leur enregistrement et l’organisation des archives. Si la
conservation de copies dans les archives royales n’est pas une pratique nouvelle, elle
devient systématique lors du cancellariat d’Hubert Walter, archevêque de Cantorbéry
et chancelier de Jean sans Terre (1199-1205), qui mit en place les grandes séries
d’enrôlement judiciaire et les enrôlements des lettres royales.
des échanges de personnel rompu aux techniques administratives. Il est vrai aussi que
quelques aspects de la « législation impériale » (J. Holt) de la période angevine ont pu
conduire à une certaine uniformisation. Mais l’idée que ces convergences ont conduit
à une intégration des deux espaces dans un unique royaume anglo-normand est
maintenant rejetée. Deux groupes séparés de justiciers siégeaient en Angleterre et en
Normandie, où fonctionnaient également deux Echiquiers distincts. L’extension de la
forêt royale, protégée par une loi particulièrement rigoureuse, resta une originalité
anglaise et sur des points essentiels de la coutume, comme l’héritage, les deux pays
connurent des évolutions divergentes avec ici (en Normandie) le parage (qui prévoit,
dans le cas d’une succession noble, que les frères puînés tiennent leur fief de l’aîné) et
là (en Angleterre) la primogéniture. Il faut surtout reconnaître que la question de la
cohérence de l’ensemble anglo-normand dépasse celle des structures administratives.
était le maître de l’Eglise, présidait les conciles, contrôlait les élections épiscopales et
abbatiales, ainsi que les relations du clergé avec Rome. Sans doute y a-t-il là, avec les
aléas du pouvoir politique, un élément d’explication à la lenteur de la diffusion des
initiatives réformatrices jusqu’aux années 20 du XIIe siècle. De ce point de vue, pour la
Normandie, le véritable tournant s’opéra seulement dans les années 1120-1135.
Les relations avec Rome étaient un autre point délicat. Henri Ier se montrait réticent à
recevoir les légats pontificaux en Angleterre, estimant que l’archevêque de
Cantorbéry en tenait lieu et entendait contrôler strictement les relations du clergé
anglo-normand avec Rome. Les contacts toutefois, s’intensifièrent sous son règne, en
particulier sous l’effet de l’essor de la juridiction pontificale, anticipant une évolution
qui s’accentua sous le règne d’Etienne de Blois. Henri II tenta de freiner le mouvement
en publiant les Constitutions de Clarendon (1164), dont l’article 8 abolissait l’appel à la
curie romaine. La décision appuyait la reprise en main de la juridiction ecclésiastique
du pays au profit de la royauté, à laquelle Thomas Becket s’opposa avec force. Après
le meurtre de l’archevêque, le roi dut y renoncer. Le conflit, à plus d’un titre, était
symptomatique des difficultés à établir l’équilibre des pouvoirs et à concilier les
aspirations à la réforme portées par la papauté avec le modèle d’une Eglise sous le
contrôle du roi. Cependant, en dépit de crises virulentes, l’idéal de collaboration des
pouvoirs politique et religieux demeura solide et l’une de ses expressions fut le rôle
joué par les ecclésiastiques dans le gouvernement du monde anglo-normand.
véritable qui trouva alors à se développer en Angleterre. L’usage de cette langue était
essentiel pour toute personne (même si elle n’avait pas ou plus d’attaches
continentales) appartenant à l’élite ou qui souhaitait en faire partie, pour participer au
gouvernement, pour les affaires juridiques, fréquenter les milieux cultivés.
Il faut enfin noter que la langue anglaise emprunta beaucoup au français (mots
d’origine française soulignés, avec leurs équivalents d’origine saxonne entre
parenthèses) :
« While the assimilation of English words into Anglo-Norman remained local and
limited, that of Anglo-Norman into English was to be wholesale, systematic and
profound – so much to that there is scarcely (hardly) a sentence (string of words) in
current (everyday) English that does not indicate (show), or is testimony (bears
witness) to the profound (deep) and enduring (lasting) imprint from Anglo-Norman
that remained (stayed) a feature (hallmark) of our language (tongue) since the end of
the twelfth century » (I. Short)1.
On peut noter également une diffusion rapide des noms continentaux dans la société
anglaise, aux différents niveaux de la hiérarchie sociale, y compris la paysannerie : un
document domanial de Bury-St-Edmund daté des alentours de 1100 montre que les
paysans ont adopté des noms tels que Robert, Guillaume, Hubert, Richard, ce qui
dénote, selon C. Clark, une apparente absence de réaction « nationaliste » aux
modèles culturels importés par les nouveaux venus. Les descendants de nombreux
Anglais adoptèrent les nouvelles traditions culturelles (ex. noms personnels, méthode
de guerre continentale)
1
« Alors ue l’intégration de mots anglais en anglo-normand demeura local et limité, celle de l’anglo-
normand à l’anglais a été massive, sytématique et profonde, à tel point qu’il n’est guère une phrase de
l’anglais de tous les jours qui n’indique ou ne témoigne de l’empreinte profonde et durable de l’anglo-
normand, qui reste une caractéritique de notre lalngue depuis la fin du XIIe siècle »
Normand Wace une vingtaine d’années plus tard dans le Roman de Brut. En
réécrivant l’histoire anglaise autour de la figure d’Arthur, Geoffroi donnait aux
« natifs » bretons un héros national incarnant la résistance à la domination étrangère
et à la classe chevaleresque anglo-normande un roi breton dont ils partageaient les
valeurs chevaleresques et par lequel ils pouvaient s’intégrer à l’histoire du pays qui
était devenu leur patrie d’adoption. L’œuvre de Geoffroi de Monmouth avait
rapidement circulé en Normandie, où dès 1139 l’historien Henri de Huntingdon la
découvrit lors de son passage Bec-Hellouin. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, les
Plantagenêts utiisèrent la légende arthurienne à des fins idéologiques.
Se développe la figure du « chevalier lettré », pas uniquement pour des raisons
pratiques, liées à la participation au gouvernement ou à l’administration. Robert de
Gloucester, fils illégitime d’Henri Ier protégeait Guillaume de Malmesbury, Geoffroi de
Monmouth et Geoffroi Gaimar. Les jumeaux de Beaumont, Robert comte de Leicester
(m. 1168) et Galeran de Meulan (m.1166) avaient reçu une éducation soignée au
monastère d’Abindgon et étaient réputés pour leur culture. Les dames n’étaient pas
en reste, Constance, épouse Raoul Fitz Gilbert était la commanditaire de Geoffroi
Gaimar.
ascendance, d’un père normand et d’une mère anglaise et se considérait lui aussi
comme un anglais.
A/ Une identité anglo-normande ?
« Anglo-normand » est un néologisme utilisé depuis le début du XVIIIe siècle.
L’expression n’existe pas au Moyen Age, ou plus exactement on rencontre une forme
approchante (Normananglorum) dans la Chronique de Warenne, rédigée au milieu du
XIIe siècle. Le mot porte peut-être la marque d’une distinction croissante, et de plus
en plus ressentie à partir des années 1130-1140, entre les Normands originaires de
Normandie et ceux nés en Angleterre. Il n’est donc sans doute pas le signe d’une
identité collective anglo-normande. Certains auteurs du XIIe siècle mettent en avant la
fusion des deux peuples. Ainsi Richard Fitz Nigel, trésorier d’Henri II, dans les
Dialogues de l’Echiquier écrit-il « leurs nations sont si mélangées qu’on peut à peine
établir, du moins pour les libres, qui est anglais de naissance et qui est normand ».
Aelred de Rivaulx souligne que la prophétie d’Edouard le Confesseur, sur le point de
mourir, décrivant un arbre coupé qui se reforme et refleurit, illustre la fusion des
Normands et des Anglais. Pour autant cet idéal de cohésion, qui reflète sans doute la
propagande royale, n’implique nullement une fusion des identités normandes et
anglaises en une seule entité.
B Normannitas
Le XIe siècle avait vu se préciser les grands traits de l’identité normande et le
processus était déjà très avancé dès les alentours de l’an Mil. L’idée d’une gens
Normannorum singularisée par ses prouesses guerrières et ses succès militaires s’était
renforcée ensuite à la faveur des entreprises normandes en Italie et en Angleterre : la
force de ce « mythe normand » fait l’objet de débats entre historiens. Au moins dès le
second tiers du XIIe siècle, on distinguait les Normands de Normandie de leurs cousins
d’Angleterre et vers 1167-1168, Etienne de Rouen, l’auteur du Draco Normannicus,
trace une ligne de partage très nette entre Normands, Français et Anglais. Les
traditions historiques du duché demeuraient alors bien vivantes lorsque Henri II les fit
rédiger en langue vernaculaire par Wace et Benoît de Sainte-Maure. Certes, le grand
élan créatif qui avait marqué la production historiographique normande depuis les
alentours de l’an Mil appartient désormais au passé, mais il n’est pas certain que ce
tarissement reflète une crise de l’identité normande.
C Englishness
UNICAEN | UFR HSS LVE | PIERRE BAUDUIN | 20
LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE
La remarque vaut sans doute pour l’identité anglaise. Rees Davies en a souligné la
robustesse pour les siècles centraux du Moyen Age . Pour Hugh Thomas, cette
identité anglaise forgée pendant la période anglo-saxonne était suffisamment forte
pour pouvoir résister à la catastrophe de 1066 ; elle demeurait, malgré la défaite,
assez attirante pour pouvoir être adoptée par les familles issues des conquérants. La
chronologie et le processus qui conduisirent les descendants des envahisseurs
installés en Angleterre à s’identifier comme des « Anglais » sont très discutés. Le
règne d’Henri II Plantagenêt semblerait avoir été le moment où les barrières
ethniques cédèrent, permettant ensuite, à la charnière des XII-XIIIe siècles, aux
membres de l’élite issue des familles continentales de s’affirmer pleinement Anglais.
La perte des domaines continentaux des Plantagenêts accentua le processus, mais
celui-ci était déjà bien engagé avant 1204.