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Les Normands dans l’Histoire européenne IXe-début XIIIe

siècle
Pierre Bauduin
Tous droits réservés

Vivre des deux côtés de la Manche 1066-1204

Après avoir replacé le cadre événementiel, un chapitre destiné à l’analyse du monde


anglo-normand. Amène deux séries de questions :
1- Autour de « Empire », de « colonie » : la domination normande sur l’Angleterre a
longtemps été pensée en termes d’ « impérialisme » ou de « colonialisme », des
concepts inspirés de l’expérience contemporaine des sociétés du XXe siècle
(colonisation, décolonisation). Ces vues ont été sévèrement critiquées à la fin des
années 1980 et dans les années 1990, amenant certains historiens à récuser l’emploi
du terme « Empire » devenu trop connoté. Cependant, au cours des dernières années
cette notion d’Empire a été elle-même revisitée, en mettant l’accent sur la variété des
formes que peut revêtir la domination impériale : il ne s’agit pas uniquement
l’utilisation de la violence et de la force militaire (hardpower) mais des formes plus
diffuses, et également efficaces, de domination culturelle (softpower). On assiste donc
à la réintroduction du concept d’Empire mais avec une vision beaucoup plus fine, et
beaucoup plus large, de ce qu’implique la notion : la combinaison d’un pouvoir (ou
d’une domination) militaire et culturel(le) ; l’intérêt porté aux réseaux politiques,
sociaux, culturels, économiques, religieux qui soutiennent l’Empire ; aux expériences
individuelles qui témoignent d’une participation ou d’une implication des personnes à
l’Empire.
2 - L’idée d’un regnum anglo-normand où l’Angleterre et la Normandie formaient une
même entité politique fut exprimée avec force par John Le Patourel (The Norman
Empire) en 1976. Rejetant que le lien entre ces deux parties avait été simplement
personnel, autour des rois, cet historien recherchait les éléments qui avaient conduit
à une union politique plus profonde entre l’Angleterre et la Normandie, à
l’assimilation des coutumes et des institutions des deux pays et finalement à la fusion

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entre les deux peuples. Dans ce processus, l’entourage royal et l’établissement de


l’aristocratie de part et d’autre de la Manche avaient joué un rôle fondamental,
permettant la création d’ « une communauté aristocratique homogène » liée par des
intérêts politiques et territoriaux. Le modèle a été contesté dès la fin des années 1980
par David Bates et Judith Green, et ensuite lors de différentes rencontres
scientifiques. Non que l’on puisse nier l’intensité des échanges entre l’Angleterre et la
Normandie pendant le siècle et demi que dura leur histoire commune, mais parce
qu’il apparaît que ces deux entités suivirent, sur bien des aspects, des voies qui leur
ont été propres. Plus récemment, cependant, D. Bates (The Normans and Empire,
2013) a de nouveau insisté sur les liens transmanche, en mettant en exergue les
éléments de continuité, la poursuite des relations de part et d’autre de la Manche, la
résistance ou la résilience des réseaux structurant l’empire.

Ces deux aspects font l’objet de débats qui posent toute une série d’interrogations :
dans quelle mesure peut-on parler d’un ensemble anglo-normand ; quelle est la place
de ces deux entités (Normandie et Angleterre) et comment évolue-t-elle ; leurs liens
se sont-ils distendus ?

Il ne s’agira pas ici d’envisager tous les aspects de la question, mais d’aborder
quelques-uns des points du débat.

I Les hommes : participer à l’Empire ?


A Les élites laïques et ecclésiastiques
1 Une aristocratie anglo-normande ?
L’une des conséquences les plus importantes de la conquête de 1066 avait été
l’établissement de barons continentaux sur des terres anglaises. Les divisions du
monde anglo-normand, au tournant des XIe-XIIe siècles, inquiétaient beaucoup de
barons qui désiraient tenir leurs terres des deux côtés de la Manche et souhaitaient
que le royaume et le duché fussent tenus par un même souverain. Pour John Le
Patourel, cette aristocratie anglo-normande était l’épine dorsale de l’ « Empire
normand ».
L’idée d’une communauté aristocratique unissant la Normandie et l’Angleterre doit
cependant être considérablement nuancée (voire rejetée). Parmi les barons qui
participèrent à l’expédition anglaise, plusieurs firent le choix de rentrer en Normandie

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sans poursuivre une carrière anglaise. Plusieurs familles perdirent la faveur du roi et,
avec elles, leurs possessions en Angleterre : ainsi les Montgommery perdirent-ils
toutes leurs terres anglaises (1102) à la suite de l’hostilité entre Robert de Bellême et
Henri Ier. Surtout beaucoup de familles enrichies par la conquête, avaient décidé d’en
faire profiter leurs membres et organisèrent leur succession en conséquence, souvent
en laissant le patrimoine normand à l’aîné et les possessions acquises en Angleterre
au cadet (ou plus rarement l’inverse). Il en résulta la formation de branches normande
ou anglaise d’une même famille qui, avec le temps, évoluèrent indépendamment les
unes des autres. Ainsi Henri de Beaumont, fils de Roger de Beaumont, fit fortune en
Angleterre sous Guillaume le Roux et reçut de l’héritage paternel la seigneurie du
Neubourg. A sa mort en 1119, ses terres normandes échurent à son fils cadet, Richard
de Neubourg, qui fit une brillante carrière en Normandie, alors que les terres
anglaises (comté de Warwick) passèrent à l’aîné, Roger, qui fut à l’origine des comtes
de Warwick. Un autre fils, Rotrou de Warwick fit une carrière dans l’Eglise normande
comme évêque d’Evreux, puis comme archevêque de Rouen.
Beaucoup de barons possessionnés en Angleterre s’y établirent. Certains épousèrent
des femmes issues de l’ancienne aristocratie anglo-saxonne, ce qui était une manière
de légitimer leur implantation. Ils établirent des fondations religieuses et de firent
inhumer en Angleterre, ancrant davantage leur lignée en terre anglaise. Pour
certaines familles, les liens avec la Normandie s’amenuisèrent parce qu’elles avaient
fait fortune en Angleterre alors qu’elles étaient médiocrement possessionnées sur le
continent (ex. les Dunstanville, originaires du Pays de Caux). Enfin, il faut tenir compte
des intérêts locaux de l’aristocratie établie en Angleterre.
A l’inverse, certaines familles normandes n’avaient pas participé à la conquête et ne
furent pas par la suite impliquées dans la gestion du monde anglo-normand : c’est le
cas de la famille des Tancarville, chambellans héréditaires de Normandie. Plusieurs
seigneurs établis aux frontières du duché (ex. en Vexin normand) étaient davantage
impliqués dans des alliances françaises que vers l’Angleterre.
L’immigration normande en Angleterre fut pour l’essentiel réalisée avant la fin du
règne d’Henri Ier (1135) et la réunion de l’héritage anglo-normand par Henri II
Plantagenêt ne suscita pas une importante vague de migrants venus du Continent. La
constitution de complexes territoriaux étendus sur les deux rives de la Manche en
faveur d’une même famille concerna d’abord la première génération de migrants : si

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le processus se poursuivit après 1086 (Domesday Book), le phénomène devint


secondaire passé le début du XIIe siècle. La réunion de l’ensemble anglo-normand
sous Henri II Plantagenêt, et son insertion dans un ensemble beaucoup plus vaste
compte tenu des possessions continentales des Plantagenêt, n’entraîna pas une
installation massive de continentaux en Angleterre. Pour autant, les travaux de Daniel
Power ont montré qu’encore vers 1200 les « magnats anglo-normands s’investissaient
dans le lien entre les deux pays » et continuaient à acquérir des terres et des droits en
Normandie (ex. Guillaume le Maréchal en Lieuvin, en Hiémois et près de Dieppe sous
Jean sans Terre). Inversement, des Normands continuèrent à acquérir des terres en
Angleterre, grâce au service du roi duc, ou en obtenant la main d’une riche héritière.
Il n’y eut donc pas une aristocratie homogène du monde anglo-normand. Malgré tout,
beaucoup de familles, notamment parmi les plus puissantes, gardèrent longtemps des
intérêts et des possessions de part et d’autre du monde anglo-normand. Pour celles-
ci les luttes dynastiques, les ruptures politiques du monde anglo-normand et
finalement la conquête française impliquaient des choix difficiles. Les événements de
1204 bouleversèrent la haute aristocratie normande : la plupart des magnats se
retirèrent en Angleterre (comtes d’Evreux, de Meulan, de Varenne, d’Aumale, les
Tosny, les Gournay etc…) et virent leurs terres confisquées par Philippe Auguste :
seuls les comtes d’Eu et d’Alençon gardèrent leur statut dans la société normande.
Ceux qui firent le choix de rester, tout en perdant leurs terres anglaises, profitèrent de
la victoire capétienne. Si beaucoup de Français reçurent des terres en Normandie
(baillis, familiares ou curiales du roi, capitaines militaires, quelques hauts barons) il n’y
eu pas substitution de l’aristocratie normande par les nouveaux arrivants : le vide
laissé par le départ des grand barons vers l’Angleterre fut comblé par des familles
aristocratiques de second rang (Hommet, Tancarville, Taisson….) et à des lignages
chevaleresques qui avaient été associés au gouvernement des affaires normandes
sous les Plantagenêts.
2 Les élites ecclésiastiques
Jusqu’au règne du roi Etienne, dans leur grande majorité, les évêques et abbés établis
en Angleterre viennent du continent. Si ces éléments changent à partir d’Etienne,
nombre d’ecclésiastiques venus de part et d’autre de la Manche font carrière dans
l’une ou l’autre région. Véronique Gazeau a souligné la place tenue par les Anglais
parmi les abbés de Normandie au XIIe siècle (5 cas, à partir des années 1130 surtout,

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correspondant à la remise en ordre d’abbayes) : l’Eglise normande regarde vers ce


pays pour en tirer ses élites. Richard d’Ilchester, évêque de Winchester (1173-1188)
fut désigné « justicier » et sénéchal de Normandie sous Henri II. Richard avait siégé à
l’Echiquier anglais et Henri II lui confia en 1176 la tâche de restaurer l’administration
financière de la Normandie. Inversement, les compétences administratives de l’abbé
de Saint-Etienne de Caen, Robert II, lui valurent d’être appelés pour réformer
l’Echiquier d’Angleterre à la fin du XIIe siècle. Les échanges d’hommes et de
compétences entre le duché et l’Angleterre autorisent au moins à parler d’un « Anglo-
Norman character » (L. Grant), aux échelons élevés de la hiérarchie ecclésiastique. A
la période angevine, même si la plupart des prélats nommés en Angleterre et en
Normandie sont originaires de ces régions, il reste possible de faire carrière outre-
Manche : Henri II confia à un Anglais né de parents normands, Gautier de Coutances,
le siège archiépiscopal de Rouen (1184-1207) ; Richard Cœur de Lion nomma des
Normands sur les sièges d’Ely et de Londres et ces évêques amenèrent avec eux des
clercs qui reçurent des bénéfices en Angleterre. La publication par David Spear, en
2006, de la prosopographie du clergé cathédral normand est venue également nous
rappeler que ce caractère n’était nullement exceptionnel dans les chapitres de
Normandie, dont plusieurs dignitaires ont pu obtenir, voire cumuler, prébendes ou
fonctions dans le duché et en Angleterre.

B Participer à l’Empire
Si les sources font mieux ressortir le rôle des élites laïques et ecclésiastiques, la
participation des autres niveaux de la société à la vie du monde anglo-normand n’en
est pas moins avérée. Mais est-ce suffisant pour parler d’une intégration anglo-
normande ?
En dépit des craintes et des risques qu’elle occasionnait, la traversée de la Manche
était une opération des plus routinières, bien organisée et qui impliquait un grand
nombre d’hommes et de femmes, acteurs du trafic, marins, passagers. Le célèbre
naufrage de la Blanche Nef (25 novembre 1120) coûta la vie à plusieurs dizaines de
personnes (près de 300 avaient embarqué, dans le navire qui comptait une
cinquantaine d’hommes d’équipage) dont le fils héritier du roi et deux autres enfants
d’Henri Ier, un grand nombre d’aristocrates (hommes et femmes - 18 filles, sœurs ou
femmes de rois ou de comtes nous dit Orderic Vital -, dont beaucoup de jeunes), de

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marins et d’individus plus modestes : le seul survivant était un boucher de Rouen,


nommé Béroud. Le trafic encouragea la vie portuaire, sur des sites déjà anciens, ou
d’autres qui se développèrent plus récemment (Barfleur, Dieppe ; Southampton,
Douvres). La famille des Vituli (Le Veel), attestée à partir des années 1140, était
implantée en Normandie (à Caen) et à Southampton, est très impliquée dans les
activités maritimes et marchandes reliant les deux rives de la Manche : ils
apparaissent régulièrement dans les sources anglaises (pipe rolls d’Henri II
notamment) pour la rétribution de services pour le passage d’individus ou de biens
entre la Normandie et l’Angleterre (jusqu’à trois fois par an) et continuent à avoir des
liens avec l’Angleterre après 1204.
La pierre de Caen fut massivement utilisée en Angleterre, par exemple pour la
reconstruction de la cathédrale et de l’abbaye Saint-Augustin à Cantorbéry, à
Westminster, à Norwich et en de nombreux endroits, principalement à Londres, dans
le sud-est et dans l’Est du pays. L’exploitation et le transport de ce matériau ont
engendré une activité et un trafic intense de part et d’autre de la Manche dont les
Miracles de saint Augustin nous font connaître un protagoniste, Vital de Cantorbéry
(peut-être représenté sur la Tapisserie de Bayeux), chargé d’assurer le transport entre
Caen, Westminster et Cantorbéry pour 15 navires (dont 14 sombrèrent). L’extraction
et le commerce de la pierre de Caen ont connu une très forte expansion après la
conquête de l’Angleterre, qui s’est poursuivie à un rythme soutenu aux XIIe –XIIIe
siècles. Les nouveaux maîtres du pays firent également appel à des maîtres d’œuvre
et des maçons continentaux habitués à travailler ce matériau.
Sur le plan économique, l’Angleterre et la Normandie présentaient des similitudes et
des complémentarités qui liaient les économies des deux côtés de la mer. Côté
similitudes, on notera l’importance de la circulation monétaire dans les deux régions
(mais la composition de la masse monétaire est différente, celle de la Normandie est
plus diversifiée), celle également de la fiscalité (directe et indirecte), la densité des
lieux d’échanges et notamment des marchés. La Normandie reçoit de l’Angleterre de
l’étain et du plomb (sans doute aussi des laines et du cuir) et y expédie de la pierre de
Caen, du bois, des toiles. Mais il existe aussi des décalages : le moulin à foulon attesté
en Normandie fin XIe siècle et répandu au siècle suivant se diffuse avec un siècle de
retard en Angleterre (peut-être afin de favoriser la mécanisation de la production
drapière en Normandie, davantage qu’en Angleterre selon M. Arnoux). Par ailleurs des

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sommes importantes prélevées en Angleterre étaient transférées en Normandie, par


le roi, par les aristocrates laïques ou par les possessions anglaises des établissements
religieux normands et ce transfert, injecté dans l’économie locale (sous forme
d’investissement ou de consommation) contribua à la prospérité du duché. Pour
autant il faut éviter de considérer les relations économiques entre l’Angleterre et la
Normandie comme exclusives, et exagérément dépendantes ou complémentaires. Il
serait très exagéré de parler d’une intégration économique anglo-normande : la
monnaie anglaise (esterlin) circule peu en Normandie ; surtout l’Angleterre comme la
Normandie regardent aussi vers d’autres horizons économiques : l’hinterland
économique de Rouen s’étendait sur la région parisienne et il faut ici souligner
l’importance économique que conserve la vallée de la Seine bien avant la conquête de
1204 ; les relations économiques de l’Angleterre avec la Flandre et l’espace rhénan
comptent visiblement de plus en plus à mesure que l’on avance dans le temps. Il faut
aussi tenir compte de la prospérité d’autres parties de l’espace plantagenêt : l’Anjou
et l’Aquitaine produisaient du sel et du vin, qui alimentaient un trafic important, qui
favorisa l’expansion de villes comme La Rochelle (fondée vers 1130 et qui connaît un
développement rapide), Bayonne, Bordeaux, Nantes et les échanges avec la
Normandie et les îles Britanniques.

II Les structures de gouvernement


A La cour et le service du roi
Le cœur de la monarchie se trouvait dans l’entourage itinérant du roi. Le roi se
déplaçait constamment à la fois pour des raisons politiques (pour faire sentir sa
présence) et économiques (en raison du coût que représentait un séjour royal pour la
ville ou la région qui l’accueillait). Les itinéraires royaux ont été calculés par les
historiens, qui ont montré toute l’importance des séjours continentaux, notamment
en Normandie, des souverains : le duché garde tout au long de période, et davantage
encore sur la fin, une importance capitale dans la géographie du pouvoir tout à la fois
pour sa position géographique et en raison de la pression militaire accrue sous
Philippe Auguste.
La cour était le lieu de pouvoir par excellence, le lieu où se tissaient des liens culturels,
politiques, ecclésiastiques et familiaux, un lieu où s’exprimaient également les
solidarités et les rivalités. Les hommes qui la fréquentaient avaient accès à la

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personne du roi et pouvaient, le cas échéant, influencer ses décisions. Outre la famille
royale, on y trouvait d’abord des membres de l’aristocratie anglo-normande, qui est
majoritaire dans l’entourage royal et semble constituer la base du gouvernement
d’Henri II et de ses fils. Celle-ci n’a pas l’exclusivité cependant. Le roi avait le pouvoir
de faire et défaire les carrières, d’élever des homines novi qui l’avaient servi, « des
hommes tirés de la poussière » pour reprendre une expression d’Orderic Vital. Sous
Henri Ier, ces hommes se recrutaient parmi les hommes qui administraient le fisc
royal, parmi les membres de la chapelle royale ou les chevaliers de la familia regis. Le
succès ouvrait la voie à l’avancement d’autres membres de la famille. Nous avons déjà
évoqué la famille de Douvres, dont plusieurs membres firent carrière en Angleterre.
Roger, évêque de Salisbury, homme de confiance du roi Henri Ier, fut le principal
ministre du roi, où il occupait les fonctions de chancelier et présidait l’Echiquier, deux
de ses neveux furent évêques et son fils Athelelm devint trésorier du roi Etienne. Plus
tard, Thomas Becket, était le fils d’un marchand né à Rouen (Gilbert) qui avait réussi
dans les affaires à Londres ; Thomas Becket dut sa promotion à Thomas, archevêque
de Canterbury qui recommanda son clerc préféré à Henri II, qui en fit son chancelier.
Devant tout au roi, ils étaient entièrement dépendants de la faveur royale et très
vulnérables aux intrigues de cour ou au changement de règne. Geoffroi de Clinton,
trésorier et chambellan d’Henri Ier, fut, pour des raisons obscures, accusé de trahison
en 1130 ; Roger de Salisbury perdit la faveur d’Etienne qui le fit arrêter avec l’un de
ses neveux (1139). Richard Cœur de Lion fit rembourser des sommes importantes à
des conseillers de son père accusés d’avoir profité de la familiarité d’Henri II.
En dépit de la compétition et des rivalités, la cour était aussi un lieu où l’on partageait
un même genre de vie, où se diffusaient les modes et s’étalaient les richesses, et qui
se distinguait par l’importance du patronage de constructions prestigieuses (châteaux,
cathédrales, abbayes, prieurés dotés par la cour). Beaucoup, parmi les courtisans au
service du roi, notamment sous les Plantagenêts, ont une solide culture acquise dans
les écoles et certains possèdent une culture juridique particulièrement adaptée à
leurs fonctions administratives, ou des savoirs techniques en matière comptable et
financière : le trésorier Richard Fitz Nigel avait ainsi étudié à Laon, un des centres les
plus réputés pour l’enseignement de l’arithmétique.
Les mœurs de la cour ont été très critiquées par plusieurs auteurs (ex. Gautier Map ;
Giraud de Barri ; Pierre de Blois) qui dénoncent l’arrogance et les méfaits des

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parvenus, l’instrumentalisation des individus à des fins partisanes, la corruption, la


concurrence qui oppose les courtisans, les machinations, la flagornerie, le
népotisme… Mais la cour est également le lieu où se policent les mœurs et
s’élaborent des modèles de comportement d’où sortent au XIIe siècle les codes
courtois. L’essor et la diffusion de cette culture de cour a indiscutablement rapproché
les élites, qui en partagent les valeurs communes, quelles que soient leurs origines.

B Les progrès d’une monarchie administrative


Les développements administratifs sont liés tout à la fois à la nécessité, pour le roi, de
gouverner des territoires durant son absence de l’autre côté de la Manche et de
réaffirmer l’autorité du roi-duc. Ils participent également à l’essor de la « monarchie
administrative » au XIIe siècle.

1 Les développements institutionnels en Normandie et en Angleterre au XIIe siècle


L’administration financière. Une des innovations les plus célèbres est la création de
l’Echiquier (finalement mieux connu que la Chambre en raison de la documentation
conservée). Le terme vient de la table (ou du tapis) utilisée pour effectuer les
comptes, divisée en plusieurs cases (à la manière d’un échiquier) et dont se servent
les officiers responsables des finances pour effectuer les comptes, à l’aide de jetons :
c’est une sorte d’abaque – une table de calcul – sur lequel les sommes représentées
par des jetons sont poussées avec un bâton dans des colonnes correspondant aux
unités, dizaines, centaines, milliers au fur et à mesure que les comptes progressent).
La date (sans doute vers 1110) et le lieu d’origine (Normandie ou Angleterre) de ce
système sont discutés mais il est possible que la mise en place de cette méthode de
comptabilité ait été réalisée par des clercs formés au calcul et en arithmétique à
l’école de Laon. Toujours est-il que les deux Echiquiers, celui de Normandie et
d’Angleterre, resteront séparés, l’un à Winchester, l’autre à Caen. Le fonctionnement
de l’Echiquier anglais est assez bien connu grâce au traité appelé Dialogue de
l’Echiquier (Dialogus de Scaccario) écrit vers 1170 par Richard Fitz Nigel (fils de Nigel,
évêque d’Ely, qui avait été trésorier sous Henri Ier). Les agents du duc-roi (ex. sheriffs
an Angleterre, vicomtes en Normandie), ou tous ceux auquel on a confié des fonctions
financières (ex. fermiers de revenus), sont tenus de venir rendre des comptes qui sont
examinés par les membres de l’Echiquier, qui donnent (ou non) quitus à l’intéressé,

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tranchent les litiges et les conflits entre débiteurs. Les résultats sont enregistrés par
écrit dans des « rôles » (appelés pipe rolls en Angleterre). Il s’agit d’archives en forme
de rouleau dont les pièces de parchemin sont cousues les unes après les autres et
enroulés autour d’un bâton (le mot « pipe » évoque un tonneau de vin, en raison de
l’importance et de la largeur de certains de ces rouleaux). Le plus ancien conservé
pour l’Angleterre date de 1129-1130 (il y en eut d’autres avant, non conservés) et on
dispose pour ce pays de séries régulières à partir du règne d’Henri II Plantagenêt (à
partir de 1156) ; concernant la Normandie les « rôles de l’Echiquier » conservés
concernent quelques années, à partir de 1180.
Cette documentation financière, ainsi que d’autres documents, donnent une idée
assez précise de la structure et de l’évolution des revenus royaux et ducaux. Le pipe
roll de 1129-1130 (bien qu’incomplet) montre que le roi dispose de près de 23000 £:
13% proviennent des taxes prélevées par le roi; plus de 40 % provenaient des rentes
tirées des domaines royaux ou des terres temporairement entre la main du roi ; un
quart de l’exercice de la juridiction royale (ex. amendes, vacances épiscopales) et des
droits sur les vassaux (relief sur la transmission des terres, garde des mineurs…) ; le
reste venant des dettes des exercices précédents. Lorsqu’Henri II arrive au pouvoir,
ces revenus royaux anglais ont diminué plus de de moitié (10500 £) et ils ne
retrouveront leur niveau du temps d’Henri Ier qu’à la fin du règne. Richard Cœur de
Lion (à son retour de croisade) et Jean sans Terre l’augmenteront jusqu’en 1204 dans
des proportions modestes (25000£ soit env. 100000 livres d’angevins : 4 la = 1£). La
Normandie, en revanche, connaît une véritable « révolution fiscale » (V. Moss) dans
les années 1180-1190, notamment sous Richard, qui permet de multiplier par plus de
4 les revenus tirés du duché (x 2 : 1180-1195 ; + 350 % 1180-1198). Cela explique sans
doute pourquoi ce fut un Normand rompu aux affaires financières, Robert, abbé de
Saint-Etienne, qui fut sollicité par Richard Cœur de lion (1196) pour réformer en
profondeur le système fiscal anglais.
D’autres exemples seront développées plus brièvement.

En ce qui concerne l’administration locale, la Normandie et l’Angleterre conservent


chacune leurs structures particulières, même si celle-ci évolue et s’il faut prendre
également en considération, dans les deux régions, la présence des administrations
seigneuriales et ecclésiastiques.

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En Angleterre l’officier local le plus important est le sheriff qui administre une portion
du territoire (ex. un un comte ou shire) ou du domaine royal. L’origine de l’institution
est anglo-saxonne. Beaucoup de sheriffs anglo-saxons ont été remplacés par les
Normands et les rois anglo-normands cherchent à accroitre l’efficacité de
l’institution : le sheriff reçoit ses ordres du roi par writ (charte en forme de lettre
brève (= « bref »)) notifiant les ordres du roi que l’officier peut retourner en écrivant
comment il a pris les mesures nécessaires ; il doit en principe rendre compte de son
administration financière devant l’Echiquier. Après un affaiblissement de leur rôle
sous Etienne, Henri II réorganise l’institution et s’appuie sur les sheriffs pour mettre
en place ses réformes administratives et judiciaires. Les offices de sheriff peuvent être
héréditaires, mais à partir d’Henri II ces pratiques disparaissent et le sheriff est choisi
par le roi, pour un temps de plus en plus court. Le sheriff pouvait être assisté de
coroners (chevaliers élus par la cour du comté, préparent les affaires judiciaires avec
le sheriff et en surveillent l’action. En dépit de cela les abus demeurent nombreux,
comme le révèle une enquête sur les sheriffs en 1170.
Les vicomtes (22 en 1172) forment la base de l’administration locale en Normandie.
Au niveau inférieur se trouvent des prévôts, dont la charge est souvent affermée (ex.
pour la perception de certains revenus). Sous les Plantagenêts apparaissent les baillis
dont les fonctions se superposent aux vicomtes. D’abord chargés de la perception de
l’écuage (taxe remplaçant le service militaire), leurs compétences administratives et
judiciaires se développent rapidement au détriment du vicomte. Il s’agit d’abord
d’agents itinérants, puis peu à peu le ressort de leur fonction est territorialisé. Dès
1180, on compte 25 baillis.

La Normandie comme l’Angleterre voient une évolution importante de leurs


institutions judiciaires. Les fonctions judiciaires de la cour se développent alors que le
duc-roi fait prévaloir la justice publique sur les justices privées des seigneurs.
En Angleterre, la cour royale est concernée par tous les conflits intéressant les tenants
en chef, laïques ou ecclésiastiques. En cas de litige les sheriffs ou les barons font
remonter l’affaire jusqu’à la cour royale, où le roi et ses conseillers tranchent et leur
décision est ensuite communiquée aux sheriffs par writ. Henri II entreprend
d’importantes réformes judiciaires et passe pour le fondateur de la Common Law
(même s’il faut placer son action dans la continuité de celle des rois anglo-normands),

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la Loi commune qui s’applique à tous les hommes libres du royaume. Tout un
ensemble de mesures sont prises pour promouvoir la justice royale (dont le détail
serait fastidieux) : on réaffirme que le roi est le juge suprême de tous en matière
criminelle, tout homme libre qui voit contesté son titre à une tenure peut porter
directement l’affaire devant le roi (sans passer nécessairement par la cour
baronniale). Les tribunaux royaux connaissent un grand succès et il fallut créer dès les
années 1170 des circuits de juges royaux (les eyres) pour qu’ils puissent tenir sur place
les procès. A côté de l’Echiquier, qui a également des fonctions judiciaires (ex. connaît
les conflits liés à la tenure) émerge une autre cour (le Banc commun) qui siège
régulièrement à Westminster à partir des années 1190 pour examiner les causes
civiles. Ce développement de la justice royale empiétait sur les juridictions
seigneuriales et a provoqué aussi des frictions avec l’Eglise (cf. affaire Thomas Becket).
Mais elle permettait aux hommes libres d’avoir accès plus facilement à la justice
royale et favorisa la diffusion de procédures d’enquête et des jurys (à la place du duel
judiciaire ou de l’ordalie), qui étaient déjà connus dans l’Angleterre anglo-saxonne
mais dont Henri II va généraliser l’utilisation. Cela permit également le
développement de procédures administratives et judiciaires standardisées et une
professionnalisation accrue du personnel.
En Normandie, le duc se réserve les « plaids de l’Epée » (= il connaît les cas réservés à
la justice ducale : ex. fausse monnaie, attaque de personnes se rendant à la cour, à
l’ost ou en pèlerinage), comparable aux « plaids de la couronne » en Angleterre. Des
sessions de la cour se spécialisent pour entendre les affaires judiciaires (en présence
du duc-roi ou en son absence) : cette tendance déjà amorcée au XIe siècle se
renforce. La cour ducale tient ainsi des assises dans les vicomtés mais son siège se
tient régulièrement à Caen dans l’aula (la grande salle : « salle de l’Echiquier »
construite sans doute par Guillaume le Roux) ou la chapelle Saint-Georges du château.
A partir des années 1170/1180 cette cour de justice prend le nom d’Echiquier et
désigne donc une émanation de la curia du duc-roi : on y juge les causes judiciaires
mais elle fait aussi office de juridiction gracieuse (ex. enregistrement d’actes de
particuliers qui veulent conserver la trace d’une transaction sous la forme d’actes
écrits au nom du duc-roi). La procédure judiciaire connaît également une évolution.
On y pratique de moins en moins l’ordalie (« jugement de Dieu ») mais, quand c’est
possible, on recourt à la preuve écrite et surtout à l’enquête jurée. Il s’agit alors de

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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE

constituer un jury de plusieurs personnes, qui témoignent sous serment, de la véracité


des faits qu’ils rapportent (NB : ce n’est pas un jury populaire, chargé de juger).
Comme en Angleterre, des juges itinérants circulaient dans le duché, pour tenir des
assises dans les vicomtés deux fois par an.

2 Analyse
L’Angleterre et la Normandie sont fréquemment associées à la genèse de la
monarchie administrative (Administrative Kingship) et, à bien des égards, figurent en
proue d’un mouvement dans lequel on reconnaît volontiers les prémices de la genèse
de l’Etat moderne. Les aspects de cette évolution ont été soulignées précédemment :
l’émergence de départements administratifs spécialisés (ex. Trésor, Echiquier) et celle
d’un personnel de serviteurs de l’Etat, la naissance d’une bureaucratie, une marche
vers la standardisation des procédures et vers la routine administrative, des liens
étroits avec l’essor des écoles, les nouveaux savoirs et l’affirmation d’une culture
lettrée.

Quelques exemples permettent ici de jalonner cette évolution. Nous avons conservé
quelque 1500 chartes royales émises sous Henri Ier Beauclerc (1100-1135), soit
environ trois fois plus que durant la période équivalente des règnes de Guillaume le
Conquérant (1066-1087) et de Guillaume le Roux (1087-1100). Pour une durée
comparable sous Henri II Plantagenêt (1154-1189), ce sont plus de 3000 chartes ou
mentions de chartes qui sont connues et intéressent dans leur immense majorité, des
bénéficiaires anglais (2200) ou normands (500). Encore ne s’agit-il que de la partie
émergée de l’iceberg. Cet essor de l’écrit ne concerne pas uniquement la production
de documents, mais aussi leur enregistrement et l’organisation des archives. Si la
conservation de copies dans les archives royales n’est pas une pratique nouvelle, elle
devient systématique lors du cancellariat d’Hubert Walter, archevêque de Cantorbéry
et chancelier de Jean sans Terre (1199-1205), qui mit en place les grandes séries
d’enrôlement judiciaire et les enrôlements des lettres royales.

Les convergences administratives ou institutionnelles entre la Normandie et


l’Angleterre ont été maintes fois soulignées avec, dans les deux pays, des juges
itinérants, des cours permanentes de l’Echiquier, des procédures d’enquête jurées,

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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE

des échanges de personnel rompu aux techniques administratives. Il est vrai aussi que
quelques aspects de la « législation impériale » (J. Holt) de la période angevine ont pu
conduire à une certaine uniformisation. Mais l’idée que ces convergences ont conduit
à une intégration des deux espaces dans un unique royaume anglo-normand est
maintenant rejetée. Deux groupes séparés de justiciers siégeaient en Angleterre et en
Normandie, où fonctionnaient également deux Echiquiers distincts. L’extension de la
forêt royale, protégée par une loi particulièrement rigoureuse, resta une originalité
anglaise et sur des points essentiels de la coutume, comme l’héritage, les deux pays
connurent des évolutions divergentes avec ici (en Normandie) le parage (qui prévoit,
dans le cas d’une succession noble, que les frères puînés tiennent leur fief de l’aîné) et
là (en Angleterre) la primogéniture. Il faut surtout reconnaître que la question de la
cohérence de l’ensemble anglo-normand dépasse celle des structures administratives.

C L’Eglise dans le monde anglo-normand


Les effets de la conquête normande en Angleterre sont bien connus. Pour l’épiscopat
elle signifia un renouvellement complet de ses cadres, au profit d’évêques venus du
Continent, en l’espace d’une génération. Les structures de l’église anglaise furent
modifiées. Des évêchés furent créés ou transférés de sites ruraux vers des centres
urbains. On instaura dans les cathédrales séculières des chapitres organisés sur le
modèle continental et les juridictions ecclésiastiques, avec des cours d’Eglise
indépendantes, ont été établies sous Guillaume le Conquérant. Le pays connut une
vague de fondations monastiques sans précédent. Indéniablement l’Eglise participa à
l’installation du nouveau régime particulièrement dans certaines régions comme le
Nord. Cependant, le passé anglo-saxon n’était pas oublié et la nouvelle élite dirigeante
s’appropria rapidement certains éléments, comme la dévotion aux saints insulaires.

La conquête normande représenta pour l’Eglise anglaise un arrimage nouveau au


mouvement réformateur engagé sur le Continent. Certes, il ne faut sous-estimer la
vitalité de l’Eglise anglo-saxonne avant 1066, mais le pays était resté en marge du
renouveau religieux qui s’était récemment développé à l’initiative de la papauté. Il y
fut introduit par Guillaume le Conquérant et les hommes qu’il avait installés aux
commandes de l’Eglise anglaise, tel Lanfranc. Le modèle suivi était normand. Il se
manifestait par une rigoureuse orthodoxie doctrinale, fidèle à la ligne imposée par
Rome, et un soutien du duc aux initiatives réformatrices. Mais il s’inscrivait dans un
cadre d’autorité pour le moins en contradiction avec les idéaux grégoriens. Le duc
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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE

était le maître de l’Eglise, présidait les conciles, contrôlait les élections épiscopales et
abbatiales, ainsi que les relations du clergé avec Rome. Sans doute y a-t-il là, avec les
aléas du pouvoir politique, un élément d’explication à la lenteur de la diffusion des
initiatives réformatrices jusqu’aux années 20 du XIIe siècle. De ce point de vue, pour la
Normandie, le véritable tournant s’opéra seulement dans les années 1120-1135.

On s’accommoda dans un premier temps de la tutelle du prince sur l’Eglise anglo-


normande. Cette position n’était plus tenable au début du XIIe siècle. Un compromis
laborieusement élaboré amena Henri Ier à abandonner, en 1107, les coutumes les
plus violemment contestées. Le roi-duc céda sur l’investiture laïque, mais continua à
exiger l’hommage des évêques et des abbés. Des deux côtés de la Manche, il gardait
un rôle décisif dans le choix des abbés et des évêques. En Angleterre les premières
élections épiscopales libres intervinrent seulement sous le règne du roi Etienne, mais
cela ne remit pas durablement en cause le droit du roi à choisir les évêques anglais. En
Normandie, le pouvoir ducal conserva tout au long du XIIe siècle une influence
déterminante sur le choix des prélats et des abbés. Bon nombre d’évêques, de part et
d’autre de la Manche ont des liens étroits avec le pouvoir royal qui recrute dans
l’épiscopat des conseillers, des administrateurs et des diplomates.

Les relations avec Rome étaient un autre point délicat. Henri Ier se montrait réticent à
recevoir les légats pontificaux en Angleterre, estimant que l’archevêque de
Cantorbéry en tenait lieu et entendait contrôler strictement les relations du clergé
anglo-normand avec Rome. Les contacts toutefois, s’intensifièrent sous son règne, en
particulier sous l’effet de l’essor de la juridiction pontificale, anticipant une évolution
qui s’accentua sous le règne d’Etienne de Blois. Henri II tenta de freiner le mouvement
en publiant les Constitutions de Clarendon (1164), dont l’article 8 abolissait l’appel à la
curie romaine. La décision appuyait la reprise en main de la juridiction ecclésiastique
du pays au profit de la royauté, à laquelle Thomas Becket s’opposa avec force. Après
le meurtre de l’archevêque, le roi dut y renoncer. Le conflit, à plus d’un titre, était
symptomatique des difficultés à établir l’équilibre des pouvoirs et à concilier les
aspirations à la réforme portées par la papauté avec le modèle d’une Eglise sous le
contrôle du roi. Cependant, en dépit de crises virulentes, l’idéal de collaboration des
pouvoirs politique et religieux demeura solide et l’une de ses expressions fut le rôle
joué par les ecclésiastiques dans le gouvernement du monde anglo-normand.

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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE

Globalement les rois anglo-normands et plantagenêts eurent le soutien de leur


épiscopat, aussi bien en Angleterre qu’en Normandie : les évêques restèrent fidèles
dans les moments de crise, lors de la révolte de 1173-1174 et même l’affaire Becket
n’a pas abouti à une rupture en roi et les évêques.

III Echanges et influences culturelles


A L’exemple de l’architecture religieuse
Les Normands apportèrent en Angleterre un nouvel art de bâtir, qui se substitua aux
traditions anglo-saxonnes, sans les éclipser totalement cependant. Certes, il y avait
déjà des influences normandes – mais aussi germaniques – sur l’architecture avant la
conquête (ex. à Westminster, rebâtie sous Edouard le Confesseur), mais c’est surtout
dans les décennies qui suivirent la conquête que l’architecture dite « normande »
devint la norme an Angleterre. L’architecture, comme la construction de châteaux,
était un moyen, pour les Conquérant de marquer leur emprise et d’indiquer le
changement politique et culturel connu par l’Angleterre. Des édifices comme la
cathédrale de Rouen ou l’abbaye aux Hommes (= Saint-Etienne) de Caen influencèrent
plusieurs constructions anglaises (ex. plan de Saint-Etienne pour la cathédrale de
Cantorbéry (v. 1070), et celle de Lincoln (1077) ; élévation de la nef dans ces mêmes
églises ainsi qu’à Winchester ou Ely etc.). L’un des traits remarquables est le
gigantisme des bâtiments réalisés, qui en font l’expression d’une architecture
triomphaliste, voire impériale. La taille des bâtiments est ainsi plus imposante que
ceux construits en Normandie (ou en Angleterre avant 1070). Winchester, Ely, Bury St
Edmunds ont ainsi plus de 30m de plus que les églises les plus longues de Normandie
et son comparables aux principales églises de l’Empire (Spire, Mayence) ou de Rome.
Solidement ancrés dans les traditions architecturales du duché, les édifices construits
après la Conquête ne témoignent pas pour autant d’une imitation servile des modèles
normands mais intègrent des éléments exogènes (Empire, Rome, France du Nord et
de l’Ouest, Bourgogne…) qui n’ont pas leur équivalent en Normandie. Des nouveaux
développements architecturaux sont à l’œuvre (ex. à Durham, reconstruite après
1093) en matière de décor, ou de voûte (ex. sur croisée d’ogive, que l’on retrouve à
Lessay (Manche) et à Durham fin XIe siècle). L’Angleterre d’Henri Ier témoigne d’une
vitalité et d’une créativité architecturales sans équivalent dans le duché et, surtout,
qui doivent peu aux influences normandes. Ces divergences s’accentuèrent dans le
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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE-DEBUT XIIIE SIECLE

courant du XIIe siècle et les édifices gothiques bâtis en Angleterre et en Normandie


témoignent de partis architecturaux de plus en plus dissemblables. Si les deux
architectures témoignent de fortes influences françaises, celle de l’Angleterre fut
davantage ouverte sur l’extérieur et trouva son inspiration en France du Nord et de
l’Est, alors que les architectes ou commanditaires normands étaient plus étroitement
liés à l’Île de France. Des similitudes, traduisant des relations artistiques entre la
Normandie et l’Angleterre, s’observent encore mais ne semblent pas devoir être
qualifiées autrement que d’ « accidentelles » (L. Grant).

B La langue et la création littéraire


En Angleterre, trois langues principales étaient utilisées. Outre le latin, l’anglo-
normand (= issu du Français parlé sur le continent, notamment en Normandie), parlé
par les nouveaux venus et l’anglais qui demeurait la langue de la majorité de la
population. On estime qu’environ 15000 continentaux étaient installés en Angleterre
à la fin du XIe siècle, soit à peine 1% de la population (env. 1,75 million ; les chiffres
étant variables selon les estimations). Dans leur immense majorité, les populations
d’origine anglo-saxonne ne parlaient que l’anglais ; alors que l’anglo-normand était la
langue de l’élite. On a conservé peu de textes en anglais (alors qu’avant la conquête il
y avait une littérature en langue anglo-saxonne), probablement en raison de l’absence
d’un patronage littéraire qui aurait favorisé cette langue : il faudra attendre la
seconde moitié du XIVe siècle pour voir s’affirmer l’anglais comme langue littéraire.
L’anglo-normand était la langue de l’élite du royaume mais cette élite était
probablement bilingue dès les années 1130 et il est probable que pour beaucoup
l’anglais était la langue maternelle dès les années 1170 (selon Ian Short). La
conservation de la langue française contribuait à établir une distinction culturelle
(sans doute plus qu’ethnique) et il en fut ainsi jusqu’au XVe siècle (le premier roi
s’exprimer en anglais fut Henri IV qui monta sur le trône en 1399 !). Cette langue
anglo-normande a développé ses propres caractéristiques dialectales qui la
distinguent du français parlé sur le continent. C’était également une langue juridique
et une langue littéraire dont il faut souligner la créativité (c’est en anglo-normand
qu’on réalisa la première chronique rimée en langue vernaculaire (Gaimar, Estoire des
Engleis, v. 1136) et d’autres types d’œuvres en langue vernaculaire) : il ne s’agit pas
simplement une langue importée mais aussi l’expression d’un dynamisme culturel

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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE

véritable qui trouva alors à se développer en Angleterre. L’usage de cette langue était
essentiel pour toute personne (même si elle n’avait pas ou plus d’attaches
continentales) appartenant à l’élite ou qui souhaitait en faire partie, pour participer au
gouvernement, pour les affaires juridiques, fréquenter les milieux cultivés.
Il faut enfin noter que la langue anglaise emprunta beaucoup au français (mots
d’origine française soulignés, avec leurs équivalents d’origine saxonne entre
parenthèses) :
« While the assimilation of English words into Anglo-Norman remained local and
limited, that of Anglo-Norman into English was to be wholesale, systematic and
profound – so much to that there is scarcely (hardly) a sentence (string of words) in
current (everyday) English that does not indicate (show), or is testimony (bears
witness) to the profound (deep) and enduring (lasting) imprint from Anglo-Norman
that remained (stayed) a feature (hallmark) of our language (tongue) since the end of
the twelfth century » (I. Short)1.
On peut noter également une diffusion rapide des noms continentaux dans la société
anglaise, aux différents niveaux de la hiérarchie sociale, y compris la paysannerie : un
document domanial de Bury-St-Edmund daté des alentours de 1100 montre que les
paysans ont adopté des noms tels que Robert, Guillaume, Hubert, Richard, ce qui
dénote, selon C. Clark, une apparente absence de réaction « nationaliste » aux
modèles culturels importés par les nouveaux venus. Les descendants de nombreux
Anglais adoptèrent les nouvelles traditions culturelles (ex. noms personnels, méthode
de guerre continentale)

C Une culture des élites ?


L’Angleterre et la Normandie participèrent à l’élaboration de modèles culturels,
largement relayés par la cour et les élites aristocratiques. Sans doute s’agit-il là d’un
phénomène européen, qui dépasse largement le cadre anglo-normand et même
plantagenêt. C’est dans le monde anglo-normand que s’élaborent le mythe et la figure
littéraire du roi Arthur, d’abord sous la plume de Geoffroi de Monmouth, auteur de
l’Historia regum Britanniae (1136-1138) puis par la traduction/adaptation qu’en fit le

1
« Alors ue l’intégration de mots anglais en anglo-normand demeura local et limité, celle de l’anglo-
normand à l’anglais a été massive, sytématique et profonde, à tel point qu’il n’est guère une phrase de
l’anglais de tous les jours qui n’indique ou ne témoigne de l’empreinte profonde et durable de l’anglo-
normand, qui reste une caractéritique de notre lalngue depuis la fin du XIIe siècle »

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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE

Normand Wace une vingtaine d’années plus tard dans le Roman de Brut. En
réécrivant l’histoire anglaise autour de la figure d’Arthur, Geoffroi donnait aux
« natifs » bretons un héros national incarnant la résistance à la domination étrangère
et à la classe chevaleresque anglo-normande un roi breton dont ils partageaient les
valeurs chevaleresques et par lequel ils pouvaient s’intégrer à l’histoire du pays qui
était devenu leur patrie d’adoption. L’œuvre de Geoffroi de Monmouth avait
rapidement circulé en Normandie, où dès 1139 l’historien Henri de Huntingdon la
découvrit lors de son passage Bec-Hellouin. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, les
Plantagenêts utiisèrent la légende arthurienne à des fins idéologiques.
Se développe la figure du « chevalier lettré », pas uniquement pour des raisons
pratiques, liées à la participation au gouvernement ou à l’administration. Robert de
Gloucester, fils illégitime d’Henri Ier protégeait Guillaume de Malmesbury, Geoffroi de
Monmouth et Geoffroi Gaimar. Les jumeaux de Beaumont, Robert comte de Leicester
(m. 1168) et Galeran de Meulan (m.1166) avaient reçu une éducation soignée au
monastère d’Abindgon et étaient réputés pour leur culture. Les dames n’étaient pas
en reste, Constance, épouse Raoul Fitz Gilbert était la commanditaire de Geoffroi
Gaimar.

IV Identités : une identité anglo-normande est-elle possible ?


Il convient au préalable de rappeler la flexibilité des identités médiévales et la
possibilité, pour les hommes du temps, de se définir (ou d’être définis) différemment
selon les circonstances, les opportunités et les perceptions individuelles. Plusieurs
historiens du mondes anglo-normands au XIIe siècle étaient d’ascendance double,
normande (ou continentale) et anglaise. Orderic Vital, dans le prologue du livre V de
son Histoire ecclésiastique, rappelle qu’il était né (1075) d’un père français (originaire
d’Orléans, Odolerius) et d’une mère anglaise. Elevé dans le Shropshire, il quitta
l’Angleterre à 10 ans envoyé par son père pour venir en Normandie où il fit toute sa
carrière à l’abbaye de Saint-Evroult où il mourut vers 1142 ou peu après. Orderic fut le
plus grand historien de la Normandie au XIIe siècle ; sur la fin de sa vie, il se définit
comme angligena, en mettant en avant son origine anglaise. Henri de Huntingdon,
son quasi contemporain (v. 1088-1154) auteur de l’un des chefs d’œuvre de
l’historiographie anglaise (Historia Anglorum), avait également une double

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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE

ascendance, d’un père normand et d’une mère anglaise et se considérait lui aussi
comme un anglais.
A/ Une identité anglo-normande ?
« Anglo-normand » est un néologisme utilisé depuis le début du XVIIIe siècle.
L’expression n’existe pas au Moyen Age, ou plus exactement on rencontre une forme
approchante (Normananglorum) dans la Chronique de Warenne, rédigée au milieu du
XIIe siècle. Le mot porte peut-être la marque d’une distinction croissante, et de plus
en plus ressentie à partir des années 1130-1140, entre les Normands originaires de
Normandie et ceux nés en Angleterre. Il n’est donc sans doute pas le signe d’une
identité collective anglo-normande. Certains auteurs du XIIe siècle mettent en avant la
fusion des deux peuples. Ainsi Richard Fitz Nigel, trésorier d’Henri II, dans les
Dialogues de l’Echiquier écrit-il « leurs nations sont si mélangées qu’on peut à peine
établir, du moins pour les libres, qui est anglais de naissance et qui est normand ».
Aelred de Rivaulx souligne que la prophétie d’Edouard le Confesseur, sur le point de
mourir, décrivant un arbre coupé qui se reforme et refleurit, illustre la fusion des
Normands et des Anglais. Pour autant cet idéal de cohésion, qui reflète sans doute la
propagande royale, n’implique nullement une fusion des identités normandes et
anglaises en une seule entité.

B Normannitas
Le XIe siècle avait vu se préciser les grands traits de l’identité normande et le
processus était déjà très avancé dès les alentours de l’an Mil. L’idée d’une gens
Normannorum singularisée par ses prouesses guerrières et ses succès militaires s’était
renforcée ensuite à la faveur des entreprises normandes en Italie et en Angleterre : la
force de ce « mythe normand » fait l’objet de débats entre historiens. Au moins dès le
second tiers du XIIe siècle, on distinguait les Normands de Normandie de leurs cousins
d’Angleterre et vers 1167-1168, Etienne de Rouen, l’auteur du Draco Normannicus,
trace une ligne de partage très nette entre Normands, Français et Anglais. Les
traditions historiques du duché demeuraient alors bien vivantes lorsque Henri II les fit
rédiger en langue vernaculaire par Wace et Benoît de Sainte-Maure. Certes, le grand
élan créatif qui avait marqué la production historiographique normande depuis les
alentours de l’an Mil appartient désormais au passé, mais il n’est pas certain que ce
tarissement reflète une crise de l’identité normande.

C Englishness
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LES NORMANDS DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE IXE -DEBUT XIIIE SIECLE

La remarque vaut sans doute pour l’identité anglaise. Rees Davies en a souligné la
robustesse pour les siècles centraux du Moyen Age . Pour Hugh Thomas, cette
identité anglaise forgée pendant la période anglo-saxonne était suffisamment forte
pour pouvoir résister à la catastrophe de 1066 ; elle demeurait, malgré la défaite,
assez attirante pour pouvoir être adoptée par les familles issues des conquérants. La
chronologie et le processus qui conduisirent les descendants des envahisseurs
installés en Angleterre à s’identifier comme des « Anglais » sont très discutés. Le
règne d’Henri II Plantagenêt semblerait avoir été le moment où les barrières
ethniques cédèrent, permettant ensuite, à la charnière des XII-XIIIe siècles, aux
membres de l’élite issue des familles continentales de s’affirmer pleinement Anglais.
La perte des domaines continentaux des Plantagenêts accentua le processus, mais
celui-ci était déjà bien engagé avant 1204.

D Bilan: les Normands et le monde anglo-normand Un couple impossible ?


Il faut donc bien distinguer la Normandie etl’Angleterre en dépit de leur histoire
commune. La conquête plantagenêt vint accentuer cette différenciation, toutefois la
place de la Normandie dans l’ensemble angevin reste encore l’objet de discussions. L.
Musset a développé l’idée que, dans le couple anglo-normand, il y aurait eu un
renversement à l’époque plantagenêt, en faveur de l’Angleterre, et ce changement
aurait contribué au désamour des Normands pour l’idée anglo-normande, facilitant
d’autant le rattachement du duché au moment de la conquête plantagenet. Cette
hypothèse est discutée. Pour M. Aurell, la faible résistance de la Normandie à Philippe
Auguste traduit peut-être un certain éloignement de l’aristocratie envers un roi
devenu plus anglais ; la fascination intellectuelle et les modèles culturels venus de
France auraient également distendu les liens entre les élites normandes et Jean sans
Terre d’autant plus que les maladresses du roi en auraient encore accru
l’impopularité. Cependant, D. Power invitait à ne pas considérer l’histoire du duché
après 1144 seulement comme un épilogue de la grandeur normande et ses
observations peuvent être confortées par l’examen des itinéraires royaux, des chartes
royales, le rôle des évêques normands. Il a souligné également les liens très forts qui
unissaient les Plantagenêts, notamment Richard, à la Normandie, la force que
conservait, même après 1204, l’idée que la principauté devait être gouvernée par des
ducs, l’attachement des Normands aux institutions ducales, notamment judiciaires
(Echiquier, juges itinérants). L’étude de M. Billoré sur l’entourage de Richard Cœur de

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Lion montre à l’évidence que l’aristocratie normande y jouait encore un rôle


important, aux différents échelons de la hiérarchie, depuis les détenteurs héréditaires
des hautes charges palatines, à des chevaliers de rang plus modeste qui servent le roi
comme baillis, justiciers ou juges itinérants. Contre l’idée que les Normands auraient
perdu le contrôle sur leur propre destin et en seraient venus à être dominés par les
Anglais, D. Power a souligné au contraire que beaucoup de Normands continuaient à
participer au gouvernement du duché et que la plupart des officiers ducaux (baillis,
vicomtes, connétables des châteaux, sergents) étaient des Normands issus de la petite
et (surtout de la ) moyenne aristocratie, donc beaucoup de familles étaient depuis
longtemps au service du duc : ainsi « les Normands ne furent pas vraiment soumis à
une domination anglaises mais influençaient leur propre destin ». Beaucoup de ces
officiers ducaux restèrent en Normandie après la conquête capétienne en entrèrent
souvent au service du roi de France. Pour David Bates (Normans and Empire), le
principal changement après 1154,était que désormais l’élite transmanche n’était plus
autant maîtresse de son destin qu’elle ne l’était auparavant. La fin de l’empire donc
ne serait pas le résultat inéluctable d’une distanciation croissante entre les deux rives
de la Manche, et de l’affirmation d’identités « anglaise » et normande » distinctes,
mais un phénomène intervenu brutalement, à la surprise d’un grand nombre de
personnes, alors que beaucoup avaient intérêt à la poursuite de l’empire.

UNIVERSITÉ DE CAEN NORMANDIE


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