Vous êtes sur la page 1sur 18

Chapitre 21.

Causes efficientes et causes finales

1Les mêmes effets, dit Leibniz à l’article XXII du Discours de


métaphysique, peuvent, dans certains cas, s’expliquer
indifféremment par la considération des causes efficientes et par
celles des causes finales.
XXII. Conciliation des deux voies par les finales et par les efficientes pour
satisfaire tant à ceux qui expliquent la nature mécaniquement qu’à ceux
qui ont recours à des natures incorporelles.
• 1 Leibniz, Discours de Métaphysique, § XXII, p. 65.

Il est bon de faire cette remarque pour concilier ceux qui espèrent
d’expliquer mécaniquement la formation de la première tissure d’un
animal et de toute la machine des parties avec ceux qui rendent raison
de cette même structure par les causes finales. L’un et l’autre est bon,
l’un et l’autre peut être utile, non seulement pour admirer l’artifice du
grand ouvrier, mais encore pour découvrir quelque chose d’utile dans la
physique et dans la médecine. Et les auteurs qui suivent ces routes
différentes ne devraient point se maltraiter1.

Dans le même article, Leibniz insiste sur la valeur heuristique de


l’utilisation des causes finales :
• 2 Ibid., p. 66-67.

Cependant, je trouve que la voie des causes efficientes, qui est plus
profonde en effet et en quelque façon plus immédiate et a priori , est en
récompense assez difficile, quand on vient au détail, et je crois que nos
philosophes le plus souvent en sont encore bien éloignés. Mais la voie
des finales est la plus aisée et ne laisse pas de servir souvent à deviner
des vérités importantes et utiles qu’on serait bien longtemps à chercher
par cette autre route plus physique dont l’anatomie peut fournir des
exemples considérables. Aussi tiens-je que Snellius, qui est le premier
inventeur des règles de la réfraction, aurait attendu longtemps à les
trouver, s’il avait voulu chercher premièrement comment la lumière se
forme. Mais il a suivi apparemment la méthode dont les Anciens se sont
servis pour la catoptrique, qui est en effet par les finales. Car, cherchant
la voie la plus aisée pour conduire un rayon d’un point donné à un autre
point donné par la réflexion d’un plan donné (supposons que c’est le
dessein de la nature), ils ont trouvé l’égalité des angles d’incidence et de
réflexion, et comme on peut voir dans un petit traité d’Héliodore de
Larisse, et ailleurs2.

2En ce qui concerne la subordination du physique au métaphysique,


Leibniz écrit par exemple dans une lettre à Philipp :
• 3 Leibniz, PS (Gerhardt), IV, p. 281-282.

Pour moi je crois que les lois de la Mécanique qui servent de fondement
à tout le système dépendent des causes finales, c’est-à-dire de la
volonté de Dieu déterminée à faire ce qui est le plus parfait, et que la
matière ne prend pas toutes les formes possibles, mais seulement les
plus parfaites ; autrement, il faudrait dire qu’il y aura un temps où tout
sera mal en ordre, ce qui est bien éloigné de la perfection de l’auteur
des choses3.

Mais dire que les lois de la mécanique dépendent des causes finales
ne veut pas dire que les premières, dans leur application, sont
soumises à l’influence des causes finales. Ce que cela veut dire est
uniquement que la nature des lois et également celle des
exceptions qui y seront faites (là où la présence de miracles a été
jugée nécessaire et incluse dans le plan d’ensemble) ont été
décidées en fonction de considérations qui font intervenir de façon
essentielle la finalité, en l’occurrence l’exigence de la plus grande
perfection possible.
• 4 Leibniz, TI (Grua) I, p. 29.

Je montrais […] – dit Leibniz – que ces mêmes lois de la Mécanique ne


découlent pas de principes Géométriques, mais de principes
Métaphysiques, et si toutes les choses n’étaient pas gouvernées par un
esprit, elles seraient de beaucoup différentes de ce que nous
expérimentons4.

3La finalité, pour Leibniz, n’a évidemment pas seulement une utilité
heuristique, mais également une réalité objective. Mais que peut-
on se proposer légitimement d’expliquer à l’aide des causes
finales ? Les lois de la nature ou ce que l’on peut appeler les
principes généraux de la nature, comme par exemple le principe de
continuité ?
XIX. Utilité des causes finales dans la physique.

• 5 Leibniz, Discours de métaphysique, § 19, p. 59.

Comme je n’aime pas de juger des gens en mauvaise part, je n’accuse


pas nos nouveaux philosophes, qui prétendent de bannir les causes
finales de la physique, mais je suis néanmoins obligé d’avouer que les
suites de ce sentiment me paraissent dangereuses, surtout quand je le
joins à celui que j’ai réfuté au commencement de ce discours qui semble
aller à les ôter tout à fait, comme si Dieu ne se proposait aucune fin ni
bien, en agissant, ou comme si le bien n’était pas l’objet de sa volonté.
Et pour moi, je tiens au contraire que c’est là où il faut chercher le
principe de toutes les existences et des lois de la nature parce que Dieu
se propose toujours le meilleur et le plus parfait5.

4Une des raisons essentielles pour lesquelles Descartes et Spinoza


se sont privés de la possibilité de distinguer entre la nécessité
purement géométrique, autrement dit aveugle, et la nécessité
morale, c’est-à-dire finalement entre la nécessité et la
contingence, est, selon Leibniz, qu’ils n’ont pas connu les
véritables lois de la dynamique. Voyez sur ce point la lettre à
Rémond du 22 juin 1715 :
• 6 Leibniz, lettre à Rémond du 22 juin 1715, PS (Gerhardt), III,
p. 645.

Ma Dynamique demanderait un ouvrage exprès ; car je n’ai pas encore


tout dit ni communiqué ce que j’ai à dire là-dessus. Vous avez raison,
Monsieur, de juger que c’est en bonne partie le fondement de mon
système, parce qu’on y apprend la différence entre les vérités dont la
nécessité est brute et géométrique, et entre les vérités qui ont leur
source dans la convenance et dans les finales. Et c’est comme un
commentaire sur ce beau passage du Phédon de Platon, que j’ai cité
quelque part dans un journal, qu’en supposant qu’une intelligence
produit toutes choses, il faut trouver leurs sources dans les causes
finales. Socrate y blâme Anaxagore, qui avait dit qu’une
intelligence νοῦς avait produit les choses, et après cela n’avait parlé que
du concours des corpuscules, sans employer cette Intelligence et sans
marquer les fins des choses6.

Et également la Théodicée :
• 7 Leibniz, Théodicée, III, § 349, p. 322-323.

Ces considérations font bien voir que les lois de la nature qui règlent les
mouvements ne sont ni tout à fait nécessaires, ni entièrement arbitraires.
Le milieu qu’il y a prendre est qu’elles sont un choix de la plus parfaite
sagesse. Et ce grand exemple des lois du mouvement fait voir le plus
clairement du monde combien il y a de différence entre ces trois cas ;
savoir : premièrement une nécessité absolue, métaphysique ou
géométrique qu’on peut appeler aveugle, et qui ne dépend que des
causes efficientes ; en second lieu, une nécessité morale, qui vient du
libre choix de la sagesse par rapport aux causes finales ; et enfin, en
troisième lieu, quelque chose d’arbitraire absolument, dépendant d’une
indifférence d’équilibre qu’on se figure, mais qui ne saurait exister, où
il n’y a aucune raison suffisante ni dans la cause efficiente ni dans la
finale. Et, par conséquent, on a tort de confondre, ou ce qui est
absolument nécessaire avec ce qui est déterminé par la raison du
meilleur, ou la liberté qui se détermine par la raison avec une
indifférence vague7.

5Sur la concordance entre les causes efficientes et les causes


finales, voyez également ce passage :
• 8 Leibniz, également Grua I, p. 28-29
Ainsi […] ils décrétaient que les causes finales doivent être éliminées [de
la nature] comme n'étant pas naturelles, mais morales, et imaginées par
nous qui nous livrons à une estimation de la nature à partir de nos
propres dispositions; que tous les possibles sont tirés du sein de la
nature selon un certain ordre nécessaire ; aussi ce que nous nous
imaginons à propos de la sagesse et du discernement de la providence
est-il vain ; ou bien il n'y pas de Dieu, ou bien il n'est rien d'autre que
cette force qui produit les possibles selon un ordre nécessaire ; quant à
l'ordre en question, il consiste dans les lois mathématiques ; nos esprits
ou bien sont corporels, ou bien s'éteignent avec les corps ; ou du moins
ils oublient tout, comme c'est l'opinion de quelques-uns d'entre eux, et
retournent à l'âme du monde. Pour ma part, au contraire, je soutenais
que même les causes finales peuvent être rapportées aux efficientes,
étant donné que, quand l'agent est intelligent, il est alors mû par la
connaissance, et même les causes morales sont naturelles, car elles sont
empruntées à la nature de l'esprit ; c'est pourquoi, si toutes les choses
sont gouvernées par l'esprit, la production et la conservation des choses
ne sera pas nécessaire et aveugle, mais libre et pleine de sagesse. Ce
dont procèdent déjà des éléments de piété et de justice. Et je ne rejette
pas les lois mathématiques dans les choses physiques […] et je reconnais
volontiers que les actions des corps varient les unes par rapport aux
autres selon la grandeur et la figure ; mais la substance des corps elle-
même, et ce qui agit et pâtit dans les corps, cela implique des notions
bien différentes de la grandeur et de la figure, il nous faut donc revenir
[…] aux Anciens qui ont posé certaines formes substantielles. […] Je leur
montrais […] que les lois Mécaniques elles-mêmes ne découlent pas de
principes Géométriques, mais de principes Métaphysiques, et que, si
toutes les choses n'étaient pas gouvernées par un esprit, elles seraient
bien différentes de ce que nous expérimentons8.

6Les nécessitaristes moraux insistent particulièrement sur la


nécessité de bien distinguer la nécessité morale non seulement de
la nécessité logique, mais également de la nécessité physique. La
différence entre les trois espèces de nécessité est formulée la
plupart du temps à peu près de la manière suivante. Un sujet est
dans la nécessité métaphysique d’agir si, au cas où il ne le ferait
pas, une contradiction se produirait. Une chose est physiquement
nécessaire si elle ne peut pas ne pas se produire naturellement et
sans un miracle. Une chose est moralement nécessaire si elle se
produit toujours ou presque toujours, en vertu d’une inclination,
comme par exemple celle qui nous amène à choisir le plus grand
des biens qui se présentent. Une chose moralement nécessaire peut
très bien ne pas l’être physiquement, puisque le fait qu’elle n’ait
pas lieu n’est pas forcément en contradiction avec une loi de la
nature quelconque. J’ai cité l’année dernière des textes d’où il
ressort que Leibniz incline à considérer que l’esprit est moralement
nécessité, au sens indiqué, tout en étant physiquement indifférent,
en ce sens qu’il n’existe pas de loi de la nature dont nous puissions
espérer réussir à déduire le choix qu’il fera. Il y a une très forte
présomption que quelqu’un choisira dans tous les cas le plus grand
bien apparent ; mais aussi forte que puisse être l’apparence, il n’y
a cependant pas de nécessité physique qu’il le fasse.
7Ceux qui se sont intéressés de près à la question des trois espèces
de nécessité, chez Leibniz, se sont demandé à quoi exactement
s’oppose, chez lui, la nécessité morale et ont suggéré trois espèces
de réponse :
(1) uniquement à la nécessité métaphysique (la nécessité
spinoziste) ;
(2) à la « nécessitation aveugle » ;
(3) à la fois à la nécessitation métaphysique et à la nécessitation
physique.
8Parmi les auteurs que j’ai déjà eu l’occasion de citer, on peut dire
que Robert Sleigh opte pour (1), Robert Adams pour (2) et Michael
J. Murray pour (3).
9Ce qu’Adams entend par « nécessitation aveugle » est la
nécessitation qui opère sans passer par la prise en considération
de valeurs quelconques. Selon lui, ce qui choque Leibniz n’est pas
tant le nécessitarisme que le caractère aveugle de la nécessité. Par
conséquent, il rejette la nécessité métaphysique et la nécessité
physique aussi bien dans le choix humain que dans le choix divin,
non pas parce qu’elles sont nécessitantes, mais parce qu’elles ne
nécessitent pas par la voie du bien et de la perfection. Je dois
avouer qu’en dépit de toutes les lectures que j’ai pu faire, je n’ai
pas réussi à me faire une opinion absolument arrêtée sur cette
question. Ce qui rend quelque peu difficile à accepter l’option (2)
est le fait qu’il y a tout de même un bon nombre de textes qui
suggèrent que Leibniz a des difficultés non pas seulement avec le
caractère aveugle de la nécessité, mais également avec la nécessité
elle-même.
10Ce qui parle en faveur de (1) est le fait qu’il affirme régulièrement,
et il le fait souvent avec insistance, que la seule forme de nécessité
qui est susceptible de menacer réellement la liberté est la nécessité
logique ou métaphysique. C’est ce qu’il se propose, en tout cas, de
démontrer dans la Théodicée. On pourrait évidemment objecter
que c’est peut-être simplement parce qu’il essaie de parer au plus
pressé et de se prémunir d’abord contre le danger le plus sérieux,
à savoir le nécessitarisme spinoziste. D’autre part, il ne semble pas
y avoir à l’époque beaucoup de défenseurs du déterminisme causal
des causes efficientes.
11Murray a des doutes sur la possibilité que (1) représente la
position réelle de Leibniz, en dépit de son insistance sur le fait que
l’action libre ne comporte aucune nécessité qui soit de nature
logique et du fait qu’il lui arrive de souligner que la nécessité
physique et la nécessité morale sont d’une certaine façon
équivalentes du point de vue modal et s’opposent toutes les deux
à la nécessité logique, en ce sens qu’elles inclinent sans nécessiter.
C’est ce qui est suggéré notamment dans un passage
des Nouveaux essais, que j’ai déjà cité :
• 9 Leibniz, Nouveaux Essais, II, XXI, § 13, p. 151.

Non seulement les vérités contingentes ne sont point nécessaires, mais


encore leurs liaisons ne sont pas toujours d’une nécessité absolue, car
il faut avouer qu’il y a de la différence dans la manière de déterminer
entre les conséquences qui ont lieu en matière nécessaire et celles qui
ont lieu en matière contingente. Les conséquences géométriques et
métaphysiques nécessitent, mais les conséquences physiques et
morales inclinent sans nécessiter ; le physique même ayant quelque
chose de moral et de volontaire par rapport à Dieu, puisque les lois du
mouvement n’ont point d’autre nécessité que celle du meilleur9.

12Les choses deviennent cependant ici rapidement très


compliquées, pour la raison suivante. On peut dire que les lois de
la nature nécessitent ce qui a lieu dans l’ordre naturel, puisque ce
sont les lois que Dieu a choisies en choisissant un monde possible
et qu’elles gouvernent les événements qui ont lieu dans ce monde-
là, même s’il est vrai que la nécessité dont il s’agit n’est pas totale,
puisqu’elles admettent des exceptions. Mais ce n’est pas la même
question que celle qui consiste à se demander si la nécessité des
lois, dans ce sens-là, est ou non elle-même nécessaire, et en quel
sens elle l’est. Leibniz répond justement que les lois ne sont pas
nécessairement nécessaires, si ce n’est au sens de la nécessité
morale. Ce qui les a rendues valides et, par conséquent, nécessaires
est un choix libre de Dieu. Mais Leibniz a une tendance
caractéristique à faire redescendre la nécessité morale au premier
niveau, et à dire que même la nécessité à laquelle obéit la
succession des événements dans le monde physique a d’une
certaine façon un caractère moral, puisqu’elle n’existe qu’en vertu
d’une décision volontaire de Dieu.
Dans les passages comme celui des Nouveaux essais que je viens
de rappeler, Leibniz semble dire que non seulement les
propositions contingentes, comme leur nom l’indique, ne sont pas
nécessaires, mais encore les liaisons qui existent entre elles
peuvent ne pas être non plus nécessaires. De sorte qu’il n’y a pas
forcément et qu’il n’y a même peut-être jamais un lien nécessaire
entre, par exemple, la proposition contingente qui affirme
l’existence d’un désir déterminé dans l’âme, aussi fort qu’il puisse
être, et celle qui décrit l’effectuation de l’action correspondante. Et
la même chose est vraie, sur ce point, de la relation de conséquence
physique et de la relation de conséquence morale. Dans les deux
cas, du reste, si on se demande pourquoi, telle ou telle chose étant
donnée, telle ou telle autre en résulte normalement, la réponse est
en dernière analyse de nature morale.
13Malheureusement, comme le dit Murray :
• 10 Murray, « Spontaneity and Freedom in Leibniz », 2005, p. 207.

Leibniz formule parfois des assertions incompatibles, et il nous reste à


juger, à partir de raisons systématiques, quelle est la meilleure façon de
comprendre ses intentions, toutes choses dûment considérées. Il me
semble que la prépondérance des textes pèse contre l’interprétation de
Sleigh [la réponse (1)] dans ce cas10.

Murray estime que Leibniz a une raison théologique d’éprouver des


doutes à propos de la compatibilité de la nécessité physique et de
la liberté. Elle peut être résumée de la manière suivante :
• 11 Ibid., p. 213.

Leibniz dépense des efforts considérables pour établir que la


détermination causale des actes de la créature (par Dieu dans ce cas) est
suffisante pour détourner la responsabilité de la créature (et la reporter
sur la cause ultime, dans ce cas Dieu). Si Leibniz se satisfaisait de la
compatibilité de la liberté et du déterminisme causal, de telles
inquiétudes n’apparaîtraient tout simplement jamais. Et pourtant elles le
font. C’est, me semble-t-il, une preuve forte de l’existence de
sympathies anticompatibilistes dans la pensée de Leibniz. Qui plus est,
quels que soient les arguments qui peuvent être invoqués contre le
déterminisme divin, ils peuvent également être employés avec force
contre le déterminisme causal efficient de l’espèce ordinaire dans le
choix. Pour empêcher cela, on aurait besoin d’un amortisseur analogue
à celui que Leibniz installe entre Dieu et les créatures. La nécessité
morale des jésuites fournit précisément un amortisseur de cette sorte11.

Si c’est vrai, la conclusion de cela est que Leibniz est plutôt un


compatibiliste plus mitigé que le compatibiliste pur et dur qu’il
donne souvent l’impression d’être et pour lequel on le prend
généralement. Et l’acceptabilité de sa position dépend de façon
essentielle de la possibilité de trouver une place pour une modalité
plus faible que la nécessité physique, à savoir la nécessité morale,
telle que Leibniz se l’approprie.
14Comme le dit André Charrak, il y a un débat qui a une importance
centrale à l’époque des Lumières et dont le XVIIIe siècle a hérité
directement de Leibniz – un débat lié étroitement à la question du
rôle que les causes finales sont susceptibles de jouer dans
l’explication des phénomènes : c’est celui qui porte sur la
contingence des lois de la nature.
• 12 Charrak, Contingence et nécessité des lois de la nature au
XVIIIe siècle, 2006, p. 63.

Il est patent que les auteurs des Lumières, lorsqu’ils posent la question
de la contingence ou de la nécessité des lois de la physique, ne se
réfèrent directement qu’à la tradition leibnizienne, tout à la fois parce
que l’examen technique des modalités acquiert dans ce contexte une
portée métaphysique décisive et parce que les procédures
méthodologiques mobilisées dans l’établissement des lois, avec et après
Leibniz, engagent directement leur statut modal. Il va de soi que
plusieurs thèses cartésiennes – portant, par exemple, sur l’apparente
nécessité de la formation du monde à partir du chaos primitif –, mais
aussi spinozistes seront abordées par ce biais dans les ouvrages
du XVIIIe siècle. Reste que la figure de Leibniz constitue indéniablement le
point de départ de l’histoire qui nous intéresse12.

15Il y a un passage de la Théodicée dans lequel Leibniz évoque la


position intermédiaire qu’occupent selon lui les lois de la nature, à
mi-chemin entre la nécessité absolue et l’arbitraire complet :
• 13 Leibniz, Théodicée, « Préface », p. 37.

Les lois de la nature, que Dieu lui a prescrites, fondées sur la


convenance, tiennent le milieu entre les vérités géométriques,
absolument nécessaires, et les décrets arbitraires13.

Autrement dit, elles occupent une position intermédiaire entre des


vérités absolument nécessaires et des conventions arbitraires. Elles
impliquent bien un élément de décision, qui correspond au fait
qu’elles s’appliquent à un monde qui est le résultat d’un acte de
création ; mais la décision dont il s’agit n’a rien d’arbitraire et était
justifié par de bonnes raisons. Le choix de la nécessité géométrique
pour les lois de la nature est celui qui a été fait, d’après Leibniz,
par Spinoza, et le choix de l’arbitraire est celui qui a été fait par
Descartes. Descartes est même allé plus loin que cela, puisqu’il
résulte de la théorie de la création des vérités éternelles que même
les vérités de la logique et des mathématiques résultent d’un décret
qui doit être rapporté à la volonté de Dieu, et non à son
entendement. Si ce que dit Descartes doit être pris à la lettre, même
les vérités géométriques ne possèdent pas plus que les lois de la
nature une nécessité absolue et auraient pu être différentes si Dieu
avait fait, sur ce point, un choix différent.
• 14 Charrak, op. cit., p. 64.

• 15 Leibniz, « Tentamen anagogicum », PS (Gerhardt), VII, p. 279.


16Comme on l’a vu, les lois de la nature sont, pour Leibniz, fondées
sur la convenance et il y a un lien direct entre cela et leur statut
modal, à savoir le fait qu’elles soient contingentes : elles ont été
choisies en fonction de considérations qui font intervenir le
principe du meilleur et elles auraient pu être différentes si le choix
qui a été fait avait été moins bon. Ainsi, par exemple, Leibniz
estime avoir réussi à démontrer, contre Descartes, que la quantité
qui se conserve n’est pas la quantité de mouvement, mv, mais la
quantité de force vive, mv2 ; mais ce qu’affirme Descartes pourrait
éventuellement être vrai si Dieu avait choisi de créer un monde
physique différent. Comme le dit André Charrak, « les lois de la
nature sont irréductibles à la nécessité brute parce qu’elles
supposent, pour être établies, des principes architectoniques qui
ne relèvent pas de la seule géométrie. Le meilleur exemple est celui
du principe de continuité14 ». Leibniz lui-même souligne tout à fait
clairement ce point crucial. Il mentionne à plusieurs reprises le
principe pour « montrer qu’on ne les [les lois de la nature] saurait
dériver de leurs sources qu’en supposant des raisons
architectoniques. Une des plus considérables que je crois avoir
introduit le premier dans la physique est la loi de continuité, dont
j’ai parlé il y a plusieurs années dans les Nouvelles de la République
des Lettres, où j’ai montré par des exemples comment elle sert de
pierre de touche des dogmes15 ». En d’autres termes, si on veut
comprendre pourquoi les lois du mouvement sont ce qu’elles sont,
il faut faire intervenir des principes architectoniques comme, par
exemple, le principe de continuité ; et si on veut comprendre
pourquoi les principes architectoniques eux-mêmes sont ce qu’ils
sont, il faut faire intervenir un principe général qui est un principe
d’ordre, d’harmonie et de perfection. Un monde dans lequel il y
aurait, par exemple, du vide et des atomes, serait en contradiction
avec le principe de continuité ; mais ce qui l’a fait exclure n’est pas
qu’il est impossible absolument parlant, mais seulement qu’il serait
moins bon.
17Comme le fait remarquer André Charrak, la question du statut
modal des lois de la nature se pose, chez Leibniz, dans le cadre
d’une théorie des mondes possibles, qui traite le monde réel
comme le résultat d’un choix qui aurait pu être autre. Cette façon
de considérer les choses suscite, comme on pouvait s’y attendre,
l’hostilité de tous ceux qui pensent que la seule chose à laquelle
nous pouvons légitimement prétendre est la connaissance des lois
qui régissent le comportement des phénomènes naturels, et non
l’explication des raisons pour lesquelles elles sont ce qu’elles sont.
Ce à quoi nous devons nous intéresser est uniquement les lois
réelles, et non les lois qui auraient pu éventuellement avoir cours à
leur place. C’est un des principes de base de la philosophie
expérimentale qu’il faut s’en tenir aux lois réelles et s’abstenir de
spéculer sur des lois possibles. Voyez sur ce point ce que dit Roger
Cotes dans la préface anglaise qu’il a écrite pour les Principes
mathématiques de la philosophie naturelle de Newton :
• 16 Cotes, préface à Newton, Principes mathématiques de la
philosophie naturelle, 1759, p. XXXI.

Une vraie philosophie ne doit employer dans l’explication de la nature


que des causes vraiment existantes ; elle ne doit point chercher les lois
par lesquelles le tout-puissant aurait pu produire l’ordre admirable qui
règne dans cet univers, s’il avait jugé à propos de les employer ; mais
seulement celles qu’il a réellement faites par un acte libre de sa volonté
[…]. La vraie cause pour un philosophe est celle qui produit actuellement
l’effet dont il est question : la bonne philosophie n’en reconnaît point
d’autre16.

18Je crois, cependant, qu’il y a ici deux questions différentes qui


entrent en jeu et qu’il est important de distinguer. Il y a d’abord le
problème de la méfiance bien connue que Newton et ses partisans
manifestent à l’égard des hypothèses en général. La tâche de la
philosophie expérimentale consiste, pour eux, à essayer de
découvrir les lois selon lesquelles les corps s’attirent, et non à
spéculer sur les causes possibles de l’attraction. Si on le fait, on se
trouve à peu près inévitablement confronté à une pluralité
d’hypothèses rivales que la philosophie expérimentale n’est pas en
mesure de départager et dont elle n’a par conséquent pas à se
préoccuper. Le deuxième problème est celui qui concerne la
légitimité du questionnement qui a trait à la possibilité que les lois
elles-mêmes aient été différentes de ce qu’elles sont, au fait que
d’autres lois possibles étaient envisageables et auraient pu être en
vigueur à leur place. Ce qui n’est pas contestable, en revanche, est
que, sur le deuxième type de question, le dix-huitième siècle a
cessé pour l’essentiel de raisonner de façon leibnizienne, ce qui,
traduit en clair, signifie que la métaphysique de Leibniz est loin
d’avoir suscité le même intérêt que sa physique. Comme le dit
André Charrak :
• 17 Charrak, op. cit., p. 87.

C’est bien l’histoire de l’occultation de la référence aux mondes


possibles et, du même coup, une redéfinition des tâches de la
cosmologie qui vont marquer, au siècle des Lumières, les débats sur le
statut modal des lois de la nature17.

19Signalons encore, sur cette question, le point de vue défendu par


Maupertuis, qui suggère qu’il n’est pas impossible après tout que
la suprême habileté de l’auteur de l’univers ait consisté à produire,
sans avoir à utiliser pour cela rien d’autre que des principes qui
relèvent de la nécessité mathématico-mécanique et aveugle, des
effets qui donnent l’impression de l’intelligence et de la liberté les
plus parfaites :
• 18 Maupertuis, Essai de cosmologie, 1984, Ière partie, p. 24.
S’il est vrai que les lois du mouvement soient des suites indispensables
de la nature des corps, cela même prouve encore la perfection de l’Être
suprême : c’est que toutes choses soient tellement ordonnées qu’une
mathématique aveugle et nécessaire exécute ce que l’intelligence la plus
éclairée et la plus libre prescrivait18.

20Si on distingue clairement entre les lois de la nature, au sens


étroit, et les principes généraux de la nature (ce que Leibniz ne fait
pas toujours), une question qui se pose est celle de savoir si, parmi
les lois de la deuxième espèce, il n’y en a pas qui doivent
nécessairement être communes à tous les mondes possibles. Si
c’est le cas, les lois logiques ne seraient pas les seules lois à être
vraies dans tous les mondes possibles. Il y aurait aussi des
principes qui, sans pour autant être nécessaires logiquement, sont
dans ce cas. C’est une question importante, que soulève avec raison
André Charrak :
• 19 Charrak, op. cit., p. 70.

D’un côté, il nous semble permis de penser que certains principes


généraux de la physique, directement subordonnés au principe de raison
et, par là, destinés à ordonner la contingence, sont en fait valables non
seulement pour plusieurs mondes, mais aussi pour tous les mondes
possibles. En effet, du moment que ceux-ci constituent autant de
« systèmes » différents – ce que Leibniz signale à plusieurs reprises, en
des passages qui peuvent aussi désigner la dimension physique de la
systématicité –, alors on ne voit pas comment ces mondes pourraient se
soustraire, par exemple, au principe d’équivalence causale, étant
entendu que la quantité qui se conserve pourrait être une autre que la
puissance active19.

• 20 Ibid.

21André Charrak suggère que, quand on se demande, quelles sont


les propositions dont la vérité a le plus de chance de rester
invariante par rapport à un changement de monde possible, il ne
semble pouvoir être question de cela ni pour les propositions
singulières contingentes comme « César a passé le Rubicon », qui,
dit-il, expriment, à propos des existants concernés, « leur
inscription et leur détermination totale dans le monde créé20 », ni
pour les lois les plus universelles, qui déterminent l’ordre général
de la série totale de choses que Dieu a choisi de créer et par
conséquent sont liées de façon spécifique à cette série. Dans le cas
des lois de la nature, la question se pose, en revanche,
naturellement ; mais, comme nous venons de le voir, la réponse
n’est pas forcément la même pour les lois de la nature et pour
certains des principes les plus généraux de la nature.
22D’un point de vue leibnizien, Charrak a sûrement raison. Mais le
traitement leibnizien du cas des propositions singulières
contingentes n’en est pas moins susceptible de créer un problème
difficile pour le sens commun. À partir du moment où il est entendu
que César décidera librement s’il doit ou non passer le Rubicon, on
a une propension à peu près irrésistible à supposer qu’il lui
appartient de décider si le monde dans lequel il vit sera un monde
dans lequel il passe le Rubicon ou un monde dans lequel il ne le fait
pas, les deux espèces de mondes étant en principe également
possibles. Mais, comme nous l’avons vu, ce n’est pas de cette façon
que les choses se passent pour Leibniz. Le seul monde possible
pour César, c’est-à-dire le seul dans lequel il puisse exister, est le
monde dans lequel il passe le Rubicon. On a raison de penser qu’il
dépend de lui que le monde en question soit ce qu’il est sur ce
point. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il ne peut être que ce qu’il
sera effectivement. Pour que César ne passe pas le Rubicon, il
faudrait que Dieu ait créé un autre monde possible. Mais rien ne
nous permet d’affirmer que, dans un autre monde possible, César
existerait encore ou, en tout cas, aurait une contrepartie
suffisamment ressemblante. À première vue, la proposition « César
passe le Rubicon », qui est vraie dans le monde réel, peut devenir
fausse dans un autre monde possible soit parce que César n’y passe
pas le Rubicon, soit parce qu’il n’y existe pas. Mais elle ne peut pas
sûrement pas conserver sa valeur de vérité quand on passe d’un
monde possible à un autre si César ne peut exister que dans un
seul d’entre eux.
NOTES
1 Leibniz, Discours de Métaphysique, § XXII, p. 65.

2 Ibid., p. 66-67.

3 Leibniz, PS (Gerhardt), IV, p. 281-282.

4 Leibniz, TI (Grua) I, p. 29.

5 Leibniz, Discours de métaphysique, § 19, p. 59.

6 Leibniz, lettre à Rémond du 22 juin 1715, PS (Gerhardt), III, p. 645.

7 Leibniz, Théodicée, III, § 349, p. 322-323.

8 Leibniz, également Grua I, p. 28-29

9 Leibniz, Nouveaux Essais, II, XXI, § 13, p. 151.

10 Murray, « Spontaneity and Freedom in Leibniz », 2005, p. 207.

11 Ibid., p. 213.

12 Charrak, Contingence et nécessité des lois de la nature au


XVIIIe siècle, 2006, p. 63.

13 Leibniz, Théodicée, « Préface », p. 37.

14 Charrak, op. cit., p. 64.

15 Leibniz, « Tentamen anagogicum », PS (Gerhardt), VII, p. 279.

16 Cotes, préface à Newton, Principes mathématiques de la philosophie


naturelle, 1759, p. XXXI.
17 Charrak, op. cit., p. 87.

18 Maupertuis, Essai de cosmologie, 1984, Ière partie, p. 24.

19 Charrak, op. cit., p. 70.

20 Ibid.

Vous aimerez peut-être aussi