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Revue Philosophique de Louvain

Science et méthodologie. Quelques réflexions


Jean-Dominique Robert

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Robert Jean-Dominique. Science et méthodologie. Quelques réflexions. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série,
tome 63, n°77, 1965. pp. 116-125;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1965.5293

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1965_num_63_77_5293

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Science et méthodologie

Quelques réflexions <*>

Nous avons présenté ici même (t. 60, 1962, pp. 476-477) les
Orientamenti délia Fisica du P. F. Selvaggi. Le second volume de
la nouvelle collection, publiée par la Faculté de philosophie de
l'Université pontificale grégorienne de Rome, ne relève plus du
genre vulgarisation — excellente d'ailleurs, nous l'avions souligné.
Il 8 'agit cette fois d'un recueil d'écrits du P. Selvaggi : articles,
communications, contributions à VEnciclopedia Cattolica, etc. Ces pages
sont centrées sur des problèmes d'épistémologie au sens de Meyer-
son, ou, si l'on veut, de philosophie des sciences. On connaît la
compétence de l'auteur en ce domaine. Il faut donc nous réjouir de
voir réunis des textes dont la lecture devient ainsi plus aisée.
Qu'est-ce que la science, sa méthode, le genre de connaissance qui
est le sien, la réalité qu'elle permet d'atteindre, sa valeur «
ontologique » et le sens qu'il faut accorder aux théories physiques ?
Qu'est-ce que la méthodologie scientifique, qu'est-ce que la
philosophie des sciences ? Toutes ces questions sont traitées par le P. S.
en fonction d'une information sérieuse. Cependant, par certains
points, cet ouvrage peut prêter à discussion. Il n'est certes pas
question d'en contester l'intérêt. Mais il nous semble indispensable
de faire quelques remarques critiques, formulées en toute sympathie
pour l*éminent professeur de la Grégorienne.
La première critique concerne l'emploi de la notion de «
substance » matérielle en physique. Partant d'un texte de S. Thomas
où ce dernier parle du corps, en tant qu'il appartient au genus sub'
stantiae et qu'il est caractérisé par le fait d'être soumis aux trois
dimensions, le P. S. fait, sans autre transition, l'application de ce

<•> A propos de F. SELVAGGI, Scienxa e Metodologia (Saggi di epi$temologia)


(Studi critic! mille ecienze, n. 2). Un vol. 21 X 16 de 308 pp. Rama, Editrice
Université Gregoriana, 1962.
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concept tant aux corps de la physique classique qu'aux « champs »,


aux a ondes », etc., de la physique quantique ; et il ajoute que c'est
à tort que d'aucuns prétendent exclure de la physique
contemporaine le concept de substance matérielle (p. 148).
Nous avouerons qu'une telle position nous laisse rêveur. Que
signifie-t-elle exactement ? Peut-être la suite nous éclairera-t-elle ?
Le P. S. y affirme en effet : d'abord, que la notion de substance
matérielle est indispensable et « inéliminable » à qui veut
comprendre la physique actuelle ; ensuite, que l'application faite de
cete notion, par le philosophe, à la réalité dont traite la physique
ne fait rien, au fond, que rendre explicite ce qui est implicitement
contenu dans les affirmations des physiciens eux-mêmes ; car une
négation pure et simple de la substance matérielle ne pourrait être
chez eux que verbale (p. 150).
L'auteur se réfère alors à Reichenbach dont la notion d'à
interphénomène » lui paraît aller dans le sens de sa propre pensée :
II faut bien admettre, en effet, que les « interphénomènes »
existent... si l'on ne veut pas tomber dans une espèce d'occasiona-
lisme physique ou d'harmonie préétablie (p. 151). En conséquence,
l'interprétation du monde physique suppose l'idée de substance,
puisque tout phénomène ou événement suppose l'existence d'une
réalité qui est en soi et non pas dans un autre.
Ceci posé, le P. S. précise que le problème de la substance
matérielle, une fois affirmée la nécessité absolue de celle-ci dans
l'explication du monde physique, reste susceptible de bien des
déterminations ultérieures qui le préciseront. Parmi ces dernières, il
en est évidemment qui seront relatives à la pluralité des substances
matérielles, à la distinction explicite entre la substance et les
accidents, enfin à la composition même des substances en question. Le
P. S., en terminant ces considérations, ajoute enfin ces paroles
pleines d'ambiguïté : « Tous ces problèmes, en tant qu'ils sont
formulés en termes plus abstraits et plus généraux, appartiennent en
propre à la philosophie naturelle, à qui il revient d'appliquer à la
réalité physique les concepts métaphysiques » (p. 152).
C'est nous qui avons souligné « en tant qu'ils sont formulés,
etc. ». Là, en effet, risque de se produire une regrettable équivoque.
Les idées de substance, de composition, de pluralité des substances
et de leur transformation les unes dans les autres peuvent, en effet,
se situer et doivent le faire, comme l'entend bien le P. S., au niveau
de la philosophie de la nature. C'est là qu'elles prennent leur dimen-
118 Jean-Dominique Robert

sion philosophique authentique et leur spécification rigoureuse. Mais


peut-on dire qu'il existe un autre emploi de la notion de substance
matérielle que celui de la philosophie de la nature et de la
métaphysique ? Certes, il existe un usage de la notion de substance,
de composition de la substance, de pluralité et de transformation
des substances, dans des sens pré-philosophiques et pré-scientifiques.
Disons donc, pour faire bref et malgré l'inadéquation de la
terminologie : il existe un usage de « sens commun » de ces notions.
Est-ce à lui que fait allusion le P. S. dans les textes précédents,
ou, au contraire pense-t-il que le physicien, comme tel, puisse et
doive employer les concepts de substance, etc., dans leur sens
philosophique strictement dit ? C'est là, en effet, que gît le problème
essentiel et où la discussion devrait porter.
Nous sommes évidemment d'accord pour admettre un usage
pré-philosophique et pré-scientifique des notions en question ! Mais
le physicien, comme tel, en tant donc que physicien, ne doit-il pas,
vu sa méthode, faire abstraction de l'usage proprement
philosophique de pareilles notions ? Or c'est là précisément que les textes du
P. S. ne nous semblent pas apporter toute la clarté nécessaire. Et
nous sommes particulièrement mal à l'aise quand nous voyons ses
considérations sur « substance matérielle et phénomène physique »
se terminer par cette conclusion hasardeuse et qui semble bien
sombrer dans un concordisme maladroit : « Conseguentemente, in
tutti enti délia fisica noi dobbiamo riconoscere e distinguere sostanza
e accidenti, dovremo parlare délia sotanza dei protoni, neutroni, e
elettroni, degli atomi, molecole, ecc, sostanza che sarà distinta
realmente degli accidenti propri di essa, estensione, massa, carica
ellettrica, énergie di varie specie, ma pure sarà operativamente defi-
nibile per la relazione trascendentale che la ordina ad essi, comme
la potenza al proprib atto » (p. 162).
Cette fois, nous sommes vraiment perplexe, car il nous paraît
bien difficile de justifier une telle façon de parler. Nous pensons,
en effet, que le philosophe qui réfléchit, en philosophe, sur la
physique ne peut s'empêcher de croire — et à bon droit — que la
réalité n'est pas uniquement « phénoménale » ou « phénoméni-
que » ; en d'autres termes que les considérations du physicien
s'
adossent, si l'on peut dire, à quelque chose de stable que le
philosophe, lui, appelle substance, parce qu'il considère les choses en
philosophe ayant appris à manier la distinction réelle entre la
substance et les accidents, entre la puissance et l'acte. Mais a-t-on le
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droit de transposer de telles distinctions du terrain de la


philosophie, où elles s'imposent si l'on se donne la peine de les bien
comprendre, au niveau propre où se font les considérations du
physicien ? Ce dernier, en effet, entend précisément en faire
abstraction. Et l'on voit mal comment on pourrait le lui reprocher puisqu'il
le fait en fonction de la méthode qui est la sienne. Dès lors, comment
pourrait jouer, pour lui, la distinction réelle entre substance et
accident, la distinction entre puissance et acte, qui sont d'ordre
strictement philosophique ? Cela nous paraît d'autant plus
inadéquat qu'il serait bien délicat, sinon impossible, de dire en fait où se
trouvent les « individualités » dans le monde des particules de la
physique contemporaine !
Comment donc faut-il comprendre, pour la rendre, si possible,
acceptable, la citation que nous avons faite, voilà ce que nous nous
permettons de demander au P. S. Croit-il vraiment, et dans quel
sens exact, qu'on puisse parler en physique actuelle d'une
distinction entre la substance (notion attribuée au proton, neutron et
électron de l'atome) et ses accidents, qui seraient de l'ordre de
l'extension, de la masse, de la charge électrique, de l'énergie ; la
substance, comme dit le P. S., étant opérativement définissable par
la relation qui l'ordonne à ses accidents comme la puissance est
ordonnée à l'acte ? En d'autres termes : comment se servir dans un
tel domaine des notions métaphysiques de substance et d'accident,
de puissance et d'acte, sans tomber dans un certain concordisme,
voilà ce que nous serions heureux d'apprendre.
En tous cas, nous sommes tenté de faire ici au P. S. des
reproches similaires à ceux que nous avions faits au regretté P. de
Tonquédec dans notre recension du second volume de La
philosophie de la nature (cf. RPL, t. 57, 1959, pp. 277-280). On sait que,
dans sa réponse à mes propos, l'auteur avait réaffirmé plus crûment
encore, que, à ses yeux, la distinction entre la substance et
l'accident n'était pas « étrangère à la science » (RPL, t. 57, 1959, p. 707).
L'affirmer, disait-il, était « aller contre l'évidence ». Et, à l'appui
de cette affirmation, il citait le témoignage concordant d'« éminents
professeurs de sciences » et ses propres lectures d'oeuvres
scientifiques, dans lesquelles il prétendait retrouver la fameuse distinction.
« J'ai relevé, disait-il, les expressions dont se sert couramment la
micro-physique pour décrire les migrations, les mouvements, les
influences qu'exerce ou subit l'atome, sans perdre son identité, et
cela prouve (c'est nous qui soulignons) ... que cette distinction sub-
120 Jean-Dominique Robert

stance-accident tient au premier fondement de la pensée


scientifique, comme d'ailleurs de toutes les descriptions que l'on peut faire
des réalités naturelles » (ibid.).
Par respect pour un thomiste courageux dont le travail fut
tellement appréciable à plus d'un titre et qui fut un des plus vénérables
parmi les pionniers de la renaissance thomiste, par le désir aussi
d'éviter une polémique stérile, nous avions voulu, à l'époque, nous
abstenir de toute réponse. A présent que nous ne pouvons plus
blesser personne, nous nous permettrons de demander au P. S. s'il
croit vraiment, lui aussi, que les sciences enseignent « ex projesso
la distinction de la substance et de l'accident », et que « la façon
dont elles parlent... implique cette distinction » (op. cit. supra,
p. 708).
Nous croyons, en effet, que la manière dont parle la science
ex professo implique plutôt qu'elle fait abstraction des
considérations d'ordre philosophique, qui ne sont pas méthodologiquement
de son ressort. Certes, répétons-le, le philosophe, lui, en tant que
philosophe réfléchissant sur les données de la science, et donc, de
son propre point de vue, refusera toujours de séparer ce qui est
simplement à distinguer. Il pourra donc s'efforcer de retrouver
l'existentiel concret. C'est là sa prétention légitime et son devoir urgent.
Il ne faudrait pas en effet que la peur du concordisme oblige le
philosophe de la nature à rester dans un ciel d'abstractions, qui ne
colleraient plus en rien avec le monde et donc le condamneraient,
pour employer l'expression du P. Guérard des Lauriers, à un
« purisme irréel ». A cet égard il semble que les réflexions de ce
dernier dans Ângelicum précisent les problèmes et qu'il serait bon
de s'y référer (Angelicum 1962, pp. 40-91 et 350-394 ; 1963, 25-55 ;
cf. surtout 1962, pp. 383 et sv.). On pourra certes n'être pas d'accord
avec lui. On pourra discuter, mais personne n'osera nier l'intérêt des
réflexions qu'il apporte en des matières dont la complexité et la
délicatesse nous ménagent tant de traquenards.

Mais revenons à l'ouvrage du P. S. On y traite plusieurs fois de


la distinction qui s'impose entre la science et la philosophie. Et
c'est à juste titre qu'on refuse absolument de caractériser la science
comme une discipline ne traitant que du phénomène, dans le sens
où « phénomène » s'oppose à « noumène » ou à « être ». Au regard
du philosophe qui traite de la distinction entre science et
philosophie, en effet, ce que la science appelle les phénomènes, c'est
Science et méthodologie 121

également de l'être ; et de l'être qui, à sa manière, est lui aussi


révélateur de ce qu'est le réel. Vouloir donc interpréter à priori les
réalités dont s'occupe la science comme un aspect de choses qui,
elles-mêmes, dans leur fond, resteraient cachées (un noumène), c'est
souscrire à une interprétation de la science en fonction de catégories
plus ou moins kantiennes. Or ces dernières ne s'imposent pas à la
réflexion du philosophe actuel qui s'efforce de caractériser l'acte
scientifique et le niveau de réalité qu'il atteint. Un tel problème est
d 'ailleurs connexe au problème de la valeur réelle qu'il faut attribuer
à présent aux théories scientifiques : auraient-elles un sens purement
« prévisionnel » et « phénoméniste », ou, au contraire, ne nous
mettent-elles pas en contact, d'une manière ou d'une autre, avec
« ce qui est » ? En d'autres termes : la science a-t-elle une certaine
valeur « ontologique » ? C'est-à-dire, nous révèle-t-elle une certaine
intelligibilité intrinsèque de la réalité, ou ne nous permet-elle,
simplement, que d'effectuer des prévisions ; prévisions fondées sur
l'instrument mathématique qui s'exerce en fonction de lectures
d'instruments perfectionnés ?
Le P. S. aborde de tels problèmes dans sa longue discussion sur
la nature de la science (pp. 227-254). Il y fait l'historique des
différentes positions en milieu scolastique et c'est alors qu'il s'en prend
à M. Maritain. Il prétend, en effet, voir chez ce dernier une évolution
qui l'aurait conduit de la conception « traditionnelle » à une thèse
que le P. S. qualifie de « semi-positiviste ».
Le P. S. entend refuser qu'on puisse en physique faire
abstraction de la signification « réaliste » de la réalité (p. 234). La
connaissance scientifique possède, à ses yeux, une valeur « ontologique »
tout autant que la connaissance vulgaire ou la connaissance
philosophique proprement dite. Pourquoi le croit-il ? Parce que les
concepts d'être, de substance, de cause, d'un, de vrai, etc., s'ils peuvent
rester implicites et être employés sans une critique qui les légitime,
ne peuvent cependant pas être mis de côté par une opération de
l'esprit qui en ferait abstraction en science (« non se ne puô prescin-
dere », p. 234). Et si l'on n'accepte pas cette manière de voir, le
P. S. entend bien qu'on tombe nécessairement dans l'opposition
entre phénomène et réalité, que ce soit à la manière phénoméniste,
kantienne ou positiviste. Mais l'auteur ne s'arrête pas là. Il dénonce
ensuite Maritain lui-même comme étant dans les milieux scolasti-
ques l'initiateur de ces regrettables erreurs.
Une telle accusation nous parait bien rapide, et nous sommes
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persuadé qu'à force de durcir les positions, le P. S. trahit celle de


M. Maritain qui, en fait, est extrêmement nuancée. Est-il possible
de faire en science abstraction de l'idée d'être ? M. Maritain s'est
expliqué là-dessus avec toute la netteté nécessaire.
« Si nous opposons l'explication ou l'analyse empiriologique
(qui est, rappelons-le, pour M. Maritain à la base de la science) à
l'analyse ontologique, ce n'est pas que l'analyse empiriologique fasse
abstraction de l'être, ce qui est bien impossible à l'intelligence, ce
serait tomber dans le nominalisme ; ce n'est .pas non plus qu'elle
soit sans valeur de réalité, il s'agit toujours de saisir la réalité, cette
analyse se réfère toujours à l'être, mais elle n'a pas pour objet d'en
dégager pour elle-même la valeur intelligible. L'être est pris comme
fondement des représentations spatio-temporelles et des définitions
empiriques ou comme fondement des êtres de raison construits par
la science et fondés in re. L'essence, la substance, les raisons
explicatives, les causes réelles, sont atteintes d'une certaine façon... Et
ainsi ces notions primitivement philosophiques se trouvent, comme
nous l'avions déjà noté, phénoménalisées. » (La philosophie de la
nature, pp. 74-75)
Cependant « phénoménaliser » ne veut pas dire opposer à l'être,
dont les sciences feraient abstraction. M. Maritain est en effet trop
explicite là-dessus. En conséquence, nous sommes persuadé qu'il
est au fond d'accord avec le P. S., quand ce dernier prétend que
l'intelligence ne peut faire abstraction de l'être « sans tomber dans
le nominalisme » (p. 74). Si donc M. Maritain oppose l'analyse
empiriologique à l'analyse ontologique, ce n'est pas pour retirer à la
première sa référence indestructible à l'être. Comme il le dit lui-même,
l'analyse empiriologique « porte sur l'être sensible, mais avant tout
comme observable et mesurable » (p. 75).
Il faudrait d'ailleurs relire avec attention les remarques de
M. Maritain faites tout exprès, il nous le dit, « pour éviter les
malentendus possibles » (p. 75). Et c'en serait certes bien un des pires que
de lui attribuer des opinions semi-positivistes, phénoménistes ou
kantiennes, qui viseraient à opposer « phénomène » et « être ». Le
phénomène en effet c'est aussi de l'être comme le faisait remarquer
le P. Roland-Gosselin dans son fameux Essai ; et M. Maritain en
est convaincu ! Cependant il sait aussi que l'être peut s'atteindre à
un niveau non encore ou, si l'on préfère, non plus philosophique ;
et cependant à un niveau qui n'est pas celui du simple sens commun
ou de l'expérience pré-scientifique. Il est alors atteint, en science,
Science et méthodologie 123

au niveau où M. Maritaîn le décrit et le prétend saisi dans l'analyse


empiriologique : ens sensibile, mais « avant tout comme observable
ou mesurable ». Notons-le bien : « avant tout... », soit, mais ens,
encore et toujours, sous peine de « tomber dans le nominalisme »
(p. 74) ! Pour M. Maritain, le phénomène ne cache donc pas l'être ;
au contraire, l'être sensible s'y manifeste. Et cette thèse est vraie
pour lui tout aussi bien dans ses derniers que dans ses premiers
travaux.
A notre connaissance, le texte le plus tardif de M. Maritain sur
le sujet date de 1944 (cf. Raison et raisons, Paris, Eglofï, 1947,
surtout pp. 15-21). C'est peut-être ce texte qui a induit le plus en erreur
ceux qui pensent trouver, chez notre philosophe, un changement
de position qui l'aurait conduit à un semi-positivisme.
Nous avons dit plus haut que pour M. Maritain, dans La
philosophie de la nature, si la science « phénoménalise » le réel dont elle
s'occupe en employant les procédés qui lui sont propres, ce n'est
pas pour faire abstraction totalement de l'être lui-même des choses.
Dans le texte de Raison et raisons, l'expression « désontologiser »
doit, elle aussi, se voir interprétée adéquatement. Tout comme elle
« phénoménalise », la science « désontologise », mais sans couper
pour autant toute référence à l'être des choses. « Désontologiser »
veut simplement dire ici que la science s'interdit méthodologique-
ment toute poursuite de l'essence des choses qu'elle étudie à son
niveau propre. Cela ne signifie en aucune manière qu'elle ne les
voit pas, elle aussi, d'une façon qui lui est certes bien particulière,
sur fond d'être. Connaître intellectuellement, en effet, et à quelque
niveau que cela se réalise, s'accomplit toujours et nécessairement
en référence à l'être. La lumière de l'être ne peut être absente
d'aucune intellection. Elle est plus ou moins directe, plus ou moins
voilée, mais elle est là ; et, sans elle, rien ne serait
intellectuellement « visible ». Il s'agit simplement de dosage, d'implicite et
d'explicite, avec toutes les nuances que la chose comporte.
Telle est bien, croyons-nous, la pensée de M. Maritain et les
pages 17-19 de Raison et raisons en sont le témoin, comme le reste
de ses œuvres. A cet égard nous nous permettrons de détacher ici
une phrase qui en dit long. Elle nous semble d'autant plus
révélatrice qu'il y est fait allusion au cas le moins favorable, à première
vue, d'un rapport de la science à la lumière de l'être.
La voici : « Est-ce que l'idée d'être n'est pas la matrice de
toutes nos idées, l'instrument premier et universel de l'intelligence,
124 Jean-Dominique Robert

en telle sorte que même pour une connaissance strictement déson-


tologisée (souligné par M. Maritain), comme est la connaissance
scientifique dans son type pur, les signes et les symboles qu'elle
élabore ne peuvent encore être saisis et manipulés par l'intelligence
que comme des sortes d'êtres ou d'entités de seconde main qu'elle-
même a produits ? » (p. 18) Or, ajouterions-nous, si cela est vrai des
mathématiques, combien doit-on le dire des sciences physiques
mathématisées I Mais nous ne pouvons ici poursuivre ces
considérations. Revenons donc au livre du P. S.

Notre dernière remarque se rapportera aux réflexions qui y sont


faites sur le « réalisme » du matérialisme dialectique en physique.
Le P. S. s'entend à souligner les nombreux points de concordance
existant entre matérialisme dialectique et « philosophie
traditionnelle des écoles catholiques » (p. 257). Parmi ceux-ci, il faudrait
compter le réalisme objectif défendu par le matérialisme dialectique
contre tous les idéalismes possibles. Les choses matérielles existent
en soi et pour soi, avec leurs relations spatiales et temporelles.
L'objet de la science est, non une création de l'esprit, mais une
réalité antécédente et indépendante de notre connaissance et de
toute connaissance humaine (p. 258). En cela, donc, les défenseurs
du matérialisme dialectique seraient d'accord avec la scolastique la
plus traditionnelle et ils le seraient contre le courant
semi-positiviste promu par Duhem et M. Maritain (« promosso da Duhem e
Maritain », ibid.) ! Ce serait donc cette façon de voir qui, aux yeux
du P. S., unirait le matérialisme marxiste à la tradition scolastique
dans un idéal de vérité objective, ayant un contenu objectif,
indépendamment de l'homme individuel et collectif (pp. 258-259). Le
P. S. a soin de préciser d'ailleurs que le réalisme objectif est en
général identifié, par les marxistes, avec le matérialisme lui-même.
De telles appréciations sont beaucoup trop rapides. Le
réalisme de la tradition néo-scolastique, tel qu'il s'est développé sous
l'influence du problème critique, nous semble en effet extrêmement
éloigné du réalisme si souvent simpliste et naïf de tant d'auteurs et
de vulgarisateurs marxistes. Le P. S. a dû d'ailleurs lui-même s*en
rendre compte puisqu'il a consacré plusieurs paragraphes de son
livre à « l'extension et aux limites du réalisme physique » (pp. 14-16).
Il faudrait donc, à notre avis, éclairer et nuancer les rapprochements
hâtifs des deux réalismes par les réflexions du P. S. sur La
connaissance du monde sensible. « II faut en effet, y dit-il, se garder d'une
Science et méthodologie 125

conception anthropomorphique ou d'un réalisme exagéré quand on


parle des 'lois de la physique*. Car la formulation de celles-ci
est essentiellement humaine, schématique, approximative et toujours
provisoire » (p. 19). Ces remarques, et d'autres, du P. S. permettront
d'introduire les nuances qui tempéreront des rapprochements trop
hâtifs.
Nous nous excusons de ces longues remarques critiques. Elles
ne tendent pas à dévaluer un livre dont nous reconnaissons
pleinement l'intérêt. Qu'elles soient plutôt la preuve de l'attention que
nous lui avons apportée. Le P. S. a une pensée très cohérente avec
elle-même. Son information est étendue et recourt aux sources
importantes et symptomatiques de la pensée scientifique
contemporaine. Puisse son travail susciter de nombreuses réflexions, des
échanges féconds entre « periti », et quelques authentiques
vocations de philosophe des sciences dans les milieux scolastiques et
catholiques, qui en ont grand besoin (1> !

Jean-Dominique ROBERT, O. P.

La Sarte-Huy.

<*> Sur l'interdiction, pour la science, de se servir de la notion de substance,


au sens philosophique du mot, nous nous permettons de renvoyer à nos articles
des Archive* de Philosophie: Estai de spécification des savoir» de type positif et
expérimental, 1964, pp. 5-48 et 206-237; spécialement aux pp. 41-48 et 236-237.
Dans des articles qui doivent faire suite à ces deux premiers, nous espérons
reprendre pour elle-même la question du mode selon lequel des sciences positives,
comme la physique par exemple, sans pouvoir ni vouloir atteindre l'essence ou
la substance des choses, n'en saisissent pas «moins, à certains égards et d'une
certaine manière, l'être des choses, à travers les structures mathématico-logique*
dont elles se servent.

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