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09/01/2023 15:39 Causalité et nécessité matérielle 

: Reinach lecteur de Hume | Cairn.info

Causalité et nécessité matérielle : Reinach lecteur de Hume


Ronan de Calan
Dans
Les Études philosophiques
2005/1 (n° 72), pages 39 à 54

Article

L a phénoménologie est étrangement muette sur tout ce qui touche à la causalité,


causalité physique autant que causalité psychophysique, à tel point qu’on ignore
si elle participe ou non au discrédit assez général porté à l’encontre de cette
1

notion dans l’épistémologie contemporaine (conduisant parfois, c’est le cas chez


Ernst Mach, à l’abandonner au bénéfice de la notion de fonction [1]). Cela tient certes
à l’ampleur de la tâche, pour une discipline jeune que son fondateur a laissée à l’état
de philosophie première, portant rarement ses regards au-delà. Mais cela tient
également à sa nature même : la problématique de la constitution est plutôt
étrangère aux développements, secondaires, sur l’inférence causale, beaucoup plus
proche en cela des positions empiristes et sceptiques comme celles de Berkeley et de
Hume. Il est très probable que le tournant transcendantal engagé précocement par
Husserl, dans les années 1910, n’a fait qu’accroître la distance de la phénoménologie
d’avec les positions physicalistes, le manuscrit tardif de la Krisis constituant à ce titre
le récapitulatif de la rupture [2].

Seuls les phénoménologues réalistes, comme Reinach, ou Ingarden après lui, se sont 2
confrontés véritablement au problème de la causalité [3]. Pour ce qui concerne
Reinach – et l’on s’en tiendra à lui ici, quitte à ne pas dépasser ses propres apories sur
la question – la recherche sur la notion de causalité s’inscrit systématiquement dans
des préoccupations théoriques qui la renvoient au second plan. Certes, une courte
dissertation de 1905 est consacrée directement à la notion de cause dans le droit
pénal, mais c’est précisément pour interroger la légitimité de son usage en droit [4].
Dans les années qui précèdent le premier conflit mondial, entre 1911 et 1914, la
relation de causalité est souvent utilisée par Reinach, dans le cadre de sa doctrine
phénoménologique naissante – mort-née, d’ailleurs – comme contrepoint de la
relation d’essence calquée, elle, sur le modèle de la relation d’idée chez Hume. Dans

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son Opus magnum, Les fondements a priori du droit civil [5], elle sert tout au plus à mettre
en valeur la spécificité de la relation de fondement à conséquence qui prévaut dans
l’analyse des actes sociaux. Cependant, son étude a le mérite de renseigner tant sur
la nature particulière de la relation d’essence que sur le protocole nécessaire à la
construction d’une doctrine phénoménologique cohérente de la causalité, conçue à
partir de la nécessité matérielle. Le paradoxe tient alors au fait que l’ébauche de cette
théorie de la relation causale est dressée sous les auspices du plus grand
représentant de la crise de la notion de causalité à l’époque moderne, David Hume.
C’est donc à partir d’une relecture critique de Hume, assez peu orthodoxe, on va le
voir, que peuvent se comprendre, et les rapports troubles entre phénoménologie et
empirisme, et le destin possible de la relation de causalité en régime de
phénoménologie réaliste.

Hume et la crise de la causalité

Il est parfaitement légitime de considérer Hume comme le représentant britannique 3


le plus éminent de la crise d’une conception réaliste, cartésienne pour le dire en un
mot, de la causalité efficiente et des grands principes métaphysiques de
conservation qui lui sont associés à l’Âge classique. Cette critique de la causalité n’est
pas de circonstance et acquiert un caractère très systématique dans la première
moitié du XVIIIe siècle en Europe. On en trouve d’ailleurs des échos importants
outre-manche, notamment dans les travaux des encyclopédistes (mais pas
seulement, qu’on songe à Condillac, à Maupertuis, à La Mettrie, dont aucun ne peut
être dit trop précocement héritier de Hume). Sa double source, occasionnaliste, par
Malebranche, empiriste, par Locke et Berkeley, constitue d’ailleurs une signature
d’époque. L’une et l’autre théorie, l’un et l’autre système dressent les cadres de la
réception de Newton, tant chez les Britanniques que chez les Français. L’un et l’autre
contiennent par ailleurs une critique de la notion de force, postcartésienne pour une
part (critique des formes substantielles et de la force mouvante des corps chez
Malebranche, de l’idée de pouvoir chez Locke), postnewtonienne pour une autre (on
pense ici au Berkeley du De motu), qui sert les desseins antimétaphysiques des
empiristes de tous bords. La critique de la causalité lui est directement liée,
puisqu’avec la notion de force, c’est le thème général de l’efficacité de la cause qui est
visé. En faisant résider l’efficacité de la cause dans la détermination de l’esprit,
Hume avance une thèse en apparence très hérétique, mais qui tire les leçons de
l’occasionnalisme et des lectures empiristes de la philosophie naturelle de Newton [6].

Ce revers est néanmoins d’autant plus surprenant que Hume semble, au tout début 4
de la troisième partie du premier livre de son Traité, aménager toutes les conditions
d’une détermination réaliste de la causalité. À l’instar des relations d’identité et de
situation dans le temps et dans l’espace, la relation de causalité est naturelle et non
philosophique (s’opposant en cela à la ressemblance, à la contrariété, aux degrés de
qualités et aux proportions de quantité et de nombre) : elle n’est donc pas une
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relation interne, intrinsèque aux termes ou idées qui la constituent, mais bien
adventice, factuelle – relative donc à la matter of fact. Bien plus, elle est d’abord et
avant tout une relation entre objets (notion donc on n’ignore pas l’indétermination
dans le régime humien des idées, et des relations des impressions aux idées : les
objets seront traités ici comme des événements qui renvoient à des impressions et
non aux idées qui leurs correspondent ou les représentent. C’est à cela d’ailleurs que
se marque la différence entre relation philosophique et naturelle, la relation
philosophique reposant sur les idées d’impressions, la naturelle sur les impressions
mêmes). Relation entre objets qui, en outre, est une composition ou combinaison de
contiguïté et de succession temporelle. À ce titre, elle semble justiciable d’une
identification phénoménale et s’exemplifie à merveille dans le choc de deux corps.
Toutefois, rien n’est si simple. Perçoit-on, nous demande Hume, la relation de
causalité à partir de ces coordonnées spatio-temporelles ?

« Lors d’un choc, le mouvement d’un corps est considéré comme la cause du
mouvement d’un autre. À considérer ces objets avec la plus extrême attention,
nous constatons seulement que l’un des corps s’approche de l’autre et que le
mouvement de l’un précède celui de l’autre, mais sans aucun intervalle sensible. Il
est vain de nous torturer à penser et réfléchir plus avant sur ce sujet. Nous ne
[7]
pouvons aller plus loin en considérant ce cas particulier. » 

Le propos, ici très enveloppé, contient tous les arguments nécessaires au rejet d’un 5
hypothèse conçue comme parfaitement légitime au départ : celle d’une identification
phénoménale de la relation naturelle de causalité. Du point de vue phénoménal, les
seules relations qui nous soient données sont spatiales et temporelles : le
mouvement d’un corps dans l’espace qui cesse ou dévie lors de sa rencontre avec un
autre corps, le mouvement de l’autre corps qui lui succède immédiatement. Le choc
correspond à la coïncidence de deux séquences temporelles ou de deux événements,
la déviation ou l’arrêt du mouvement d’un corps, l’initiation du mouvement d’un
autre. Du point de vue phénoménal, on n’identifie aucun transfert de quantité ni de
qualité, quel qu’il soit. Il est vain, ajoute Hume, de vouloir creuser l’intervalle, c’est-à-
dire de vouloir décomposer la séquence même du choc : on ne trouvera rien de plus
que la coïncidence, miraculeuse (d’autres diraient : occasionnelle), de deux
événements dans des espaces contigus. Par conséquent, la relation de causalité n’est
pas sensible, à la différence des relations de dispositions spatiales et de succession
temporelle. L’absence d’une donation sensible de la cause invite alors à suspendre
tout hypothèse singulariste : il semble bien que la causalité ne soit jamais donnée
dans un cas particulier. Il semble impossible d’identifier une relation causale
monadique, singulière. Une telle conséquence en appelle manifestement à des
conceptions purement nomologiques, précritiques, de la causalité : c’est-à-dire
l’antithèse de toute théorie réaliste. La causalité n’est pas sensible, la chose est
acquise. Soit ! Est-ce à dire pour autant qu’elle n’est pas réelle ? N’y a-t-il pas de
causalité dans le monde ?

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Tout va se jouer dans l’interprétation du troisième critère associé à la contiguïté et à 6


la succession temporelle : la connexion nécessaire.

« Un objet peut être contigu et antérieur à un autre, sans qu’on le regarde comme
sa cause. Il y a une CONNEXION NéCESSAIRE à prendre en considération, et
cette relation est d’une importance beaucoup plus grande que n’importe laquelle
[8]
des deux précédentes. » 

En effet, deux événement successifs localisés dans deux espaces contigus 7


n’indiquent pas forcément une relation de causalité. Il en va du choc apparent de
deux corps comme de toute agencement de processus ou d’événements
indépendants absolument ou relativement dans la nature, qu’un événement
constitue ce qu’on appelle une condition favorable (mon mouvement d’humeur, la
crise cardiaque de mon voisin), ou soit même exclu du domaine des conditions ou
du contexte (la chute d’une feuille morte qui touche l’épaule de mon voisin au
moment de son infarctus). Il y a bien, dans la relation de causalité, une nécessité qui
fait défaut à la multiplicité des conditions ou circonstances, comme à celle des
coïncidences. Reste à savoir si cette nécessité peut être portée au titre des relations
naturelles, si cette nécessité même de la connexion relève véritablement de la matter
of fact, si elle est factuelle, matérielle, ou si elle peut être ramenée à une relation
philosophique, à une relation interne. C’est dans l’interprétation de cette nécessité que
peut résider le départ entre conception réaliste et conception nomologique de la
causalité. Il n’est pas innocent que la suite du texte tourne autour de la réduction
possible de la causalité à une relation philosophique.

Hume interroge ainsi la nécessité à deux niveaux : le premier, métaphysique, qui 8


regarde la validité du principe de raison suffisante (toute chose a nécessairement un
commencement et doit donc avoir une cause), le second, phénoménal, qui concerne
la récurrence ou la conjonction constante des mêmes séquences temporelles. Dans
un cas comme dans l’autre, il s’applique à dénier toute naturalité de la connexion
nécessaire. L’exclusion du principe de raison suffisante a des motifs empiristes très
traditionnels, sur lesquels il n’est pas nécessaire de s’appesantir [9]. Du point de vue
sensible, on saisit bien intuitivement une existence (ou un objet, ou un événement)
indépendamment de sa cause, de même qu’on conçoit un mouvement
indépendamment de toute relation de causalité [10]. Il n’y a donc pas d’évidence
intuitive du principe de raison suffisante. Bien plus, il y a, dans le principe de raison
suffisante, un sophisme qui affaiblit sa valeur démonstrative et qui tient à la liaison
établie au départ de l’existence avec la nécessité d’une cause dont aucune donnée
intuitive ni inférence ne rend compte. Or, qu’il soit possible de distinguer, non
seulement intuitivement, mais bien en imagination la considération de l’existence
de celle de la cause témoigne bien de la vanité d’une telle supposition. Cette
dissociation n’est pas le produit d’une quelconque abstraction, ou d’une distinction
de raison pour user d’un lexique cartésien, puisqu’attestée au départ dans
l’expérience, elle est confirmée dans le raisonnement. Par conséquent, c’est parce
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qu’on pose au départ un axiome de la cause que s’ensuit une détermination de


l’existant. Une fois rejeté cet axiome qui n’est pas requis pas le sensible ou les
données phénoménales, c’est tout l’édifice du principe de raison qui s’effondre.

« Il suffit d’observer seulement que, lorsque nous excluons toutes les causes, nous
les excluons effectivement et ne supposons ni le néant, ni l’objet lui-même comme
cause de son existence ; et par conséquent, nous ne pouvons tirer argument de
l’absurdité de ces suppositions pour prouver l’absurdité de cette exclusion. Si toute
chose doit avoir une cause, il s’ensuit que, si les autres causes sont exclues, il nous
faut accepter pour cause ou l’objet lui-même ou le néant. Mais c’est justement ce
qui est en question : toute chose doit-elle avoir une cause ou non ? – et par
conséquent, selon les exigences d’un raisonnement correct, cela ne doit jamais être
[11]
tenu pour acquis. » 

Une fois rejeté l’axiome sur lequel repose le principe de raison suffisante, il s’agit de 9
savoir d’où l’on acquiert une notion de cette nécessité. Peut-on fonder ou justifier du
point de vue phénoménal le principe de raison ? Cela suppose qu’on enquête sur la
naturalité de la connexion nécessaire. C’est la seconde étape. Elle engage le lecteur
dans une théorie de la croyance qui ruine les derniers arguments en faveur du
réalisme de la cause.

La ruine de la position réaliste sur la cause s’accomplit dans un double mouvement, 10


de réduction de la connexion nécessaire à la conjonction constante, puis d’exclusion
de la conjonction constante du régime des relations naturelles. On cherche donc,
avec Hume, une expérience de la nécessité à l’œuvre dans la relation de causalité, et
qui fait défaut à la pure contiguïté spatiale comme à la succession temporelle. Or,
une telle expérience ne semble pouvoir résulter directement de la perception des
termes de la relation elle-même, faute de quoi la relation serait interne, et à rabattre
sur une relation philosophique, plus spécialement sur une relation d’implication
logique. La cause n’implique pas logiquement son effet, pour autant qu’on considère
la relation à l’œuvre dans la causalité comme naturelle, c’est-à-dire s’établissant
entre deux événements ou impressions successifs et non deux idées tirées d’une
même impression.

« Il n’y a pas d’objet qui implique l’existence d’un autre, si nous considérons ces
objets en eux-mêmes et ne regardons jamais au-delà des idées que nous en
formons. Une telle inférence équivaudrait à une connaissance et impliquerait qu’il
y eût contradiction et impossibilité absolues à concevoir quoi que ce fût de
différent. Mais puisque toutes les idées distinctes sont séparables, il est évident
[12]
qu’il ne peut y avoir d’impossibilité de cette sorte. » 

Deux événements ou deux objets étant donnés par impressions, il est impossible de 11
déduire l’existence de l’un de celle de l’autre ou, pour le formuler plus simplement, il
est impossible de déduire l’un de l’autre. La perception immédiate ne nous donne

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donc aucune notion de la nécessité de la relation. L’on n’a pas d’expérience


immédiate de la nécessité. Il semble pourtant bien qu’on en acquière une puisque la
nécessité de la connexion doit être autre que purement logique ou philosophique.
Cela suppose qu’on élargisse la notion d’expérience aux données de la mémoire. En
effet, qu’en est-il de la mémoire ? Il est possible de concevoir l’expérience de la
nécessité comme liant ici une impression donnée à une idée de la mémoire : la vue
d’une flamme avec la réminiscence de l’impression qu’on nomme chaleur, par
exemple. Que l’eau mouille, que le feu brûle, voilà quelques notions naïves tirées
d’expériences réitérées. La nécessité à l’œuvre dans la relation de causalité pourrait
bien y trouver sa source. Mais alors la relation ici en cause ne lierait plus qu’une
perception donnée et une expérience passée ou plus exactement l’idée d’un
impression passée – autrement dit, elle ne s’instaurerait plus entre deux
événements, mais entre un événement et une idée. C’est tout le sens et toute
l’ambiguïté du passage de la connexion nécessaire à la conjonction constante :

« Ainsi, chemin faisant, nous avons peu à peu découvert une relation nouvelle
entre la cause et l’effet, alors que nous nous y attendions le moins et étions
entièrement occupé par un autre sujet. Cette relation est leur CONJONCTION
CONSTANTE. La contiguïté et la succession ne suffisent pas à nous faire déclarer
que deux objets sont cause et effet, sauf si nous percevons que ces relations se
[13]
maintiennent en plusieurs cas. » 

Dans ce glissement de la connexion nécessaire à la conjonction constante s’introduit 12


par la bande tout ce qui condamne la position réaliste : savoir, l’impossibilité de faire
de la conjonction constante une relation naturelle. D’abord, aucune expérience
singulière n’en rend compte, on l’a vu : il n’y a pas d’inférence causale à partir d’un
seul cas. Ensuite, comme on va le voir, la répétition des mêmes événements, prise en
un sens strict, n’implique pas la constance de la conjonction qui est de l’ordre de la
présomption, c’est-à-dire du probable. La nécessité posée dans la relation de
causalité devra s’appuyer sur une relation philosophique – à savoir, la présomption de
la ressemblance d’un impression passée et d’un impression présente, ressemblance
qui détermine l’esprit à concevoir la nécessité de la répétition de la succession de
deux séquences temporelles. L’intrication d’une relation philosophique comme la
ressemblance à une relation naturelle de contiguïté et de succession arrache la
causalité au régime des relations naturelles, ou tout au moins fait porter un doute
sceptique sur sa réalité. Ce constat désespérant est préfiguré dans les lignes qui
suivent l’introduction de la notion de conjonction constante :

« De la simple répétition d’événements passés, fût-elle à l’infini, il ne naîtra jamais


aucune idée nouvelle et originale, comme celle de connexion nécessaire ; et le
nombre d’impressions n’a, dans ce cas, pas plus d’effet que si nous nous en tenions
[14]
à une seule. » 

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On est donc passé insensiblement de l’idée d’une connexion nécessaire à celle d’une 13
conjonction constante de deux événements ou deux impressions. Hume ajoute
immédiatement après que l’idée d’une conjonction constante n’est pas contenue
dans la répétition des mêmes séquences temporelles, des mêmes événements.
Autrement dit, la relation de conjonction constante n’est pas plus naturelle que celle
de connexion nécessaire. La conjonction constante n’est pas inscrite dans les
rapports mêmes des événements entre eux, quelle que soit la fréquence de leur
répétition. Elle est précisément à renvoyer à une croyance qui se caractérise comme
un certain type de relation d’une idée à une impression présente. La causalité est
donc bien de l’ordre de la croyance, en tant que cette croyance définit une certaine
relation entre une idée et une impression et non une relation d’idées entre elles
(relation philosophique) ou d’impressions entre elles (relation naturelle).

La croyance est donc une idée vive associée à une impression présente. Ce qui ne 14
signifie pas que Hume résorbe la croyance dans cette vivacité, dans une doctrine de
l’intensité, selon laquelle la croyance serait une représentation ou idée forte, la
représentation ou idée, une croyance faible. En réalité, il s’agit d’expliquer comment
cette idée associée à l’impression peut être dotée d’une vivacité additionnelle.
Qu’une idée puisse naître d’une impression par réflexion, tout le système des
relations philosophiques a à charge de l’expliquer. Mais la croyance n’est pas l’effet
d’un raisonnement. En cela, elle n’est pas une relation philosophique. La croyance
procède bien de la répétition passée des mêmes impressions, ce qui la fait tendre
vers une relation naturelle. Pourtant, on l’a vu, la simple répétition ne produit pas la
conjonction constante. La croyance n’est pas pure et simple répétition des
impressions : elle correspond à l’introduction naturelle d’une relation philosophique de
ressemblance entre une impression présente et une idée passée. C’est le rôle de la
coutume que d’expliquer cette transition insensible, qui ne s’opère pas par
raisonnement. La coutume définit ainsi une relation philosophique naturalisée. En
effet, le motif d’introduction de cette relation philosophique est naturel et non
réflexif. C’est ce qui caractérise la coutume en tant que telle : « La coutume agit avant
que nous ayons le temps de réfléchir. » [15] Pourtant, dans sa teneur même, la
croyance repose sur une relation de ressemblance, donc une relation philosophique.
L’idée de la conjonction constante ne peut être intelligible qu’à partir de
l’accoutumance produite dans l’esprit par la répétition des mêmes séquences, des
mêmes événements, inclinant à une relation philosophique préréflexive, que la
réflexion peut même reproduire à sa manière, obliquement et artificiellement. Cette
coutume est une force douce qui détermine l’esprit, d’ordinaire l’emporte, et dont on
ignore la cause, dont la cause est elle-même inassignable. Elle constitue, bien plus, le
seul modèle d’efficacité et de nécessité dont on dispose. Il n’est pas physique,
puisque c’est une détermination de l’esprit, par plus qu’il n’est purement
psychologique puisque l’esprit ne se détermine pas lui-même. D’une certaine
manière, le modèle occasionnaliste et la généralisation de la doctrine cartésienne de
l’institution de la nature qu’il produit en constituent la représentation
approximative la plus satisfaisante : la répétition donne occasion à l’esprit
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d’identifier et de manier les ressemblances, de façon préréflexive, naturelle lorsqu’il


est déterminé, oblique et artificielle lorsqu’il se détermine lui-même par
raisonnement.

Le régime de la croyance sous lequel seul peut se penser la nécessité dans la relation 15
causale permet l’intrication d’une relation philosophique au sein de la relation
naturelle, ou plus exactement, la manifestation d’une tendance naturelle à la relation
philosophique. Mais la croyance fait plus encore, elle arrache la nécessité aux
relations matérielles entre les corps et la reporte tout entière dans la détermination
de l’esprit, selon un mouvement somme toute très marqué par l’occasionnalisme, où
la seule efficacité pensable ne peut être de nature physique. Toute efficace étant
renvoyée à la détermination de l’esprit, comme toute nécessité, la relation causale,
conçue initialement comme une relation naturelle, se voit dénier tout ancrage
matériel, si bien qu’on peut à bon droit douter de sa réalité. Entrent alors en
concurrence deux traductions de la relation de causalité : une définition qui la porte
au compte des relations philosophiques, une autre qui indique la naturalité de sa
genèse dans l’esprit tout en portant un veto suspensif sur la question de sa réalité
phénoménale :

« On peut donner deux définitions de cette relation, qui ne diffèrent qu’en ce
qu’elles présentent deux aspects différents d’un même objet, en nous le faisant
considérer soit comme une relation philosophique, soit comme une relation
naturelle ; soit comme une comparaison, soit comme une association de deux
idées. Nous pouvons définir une CAUSE comme “un objet antérieur et contigu à un
autre, de telle sorte que tous les objets qui ressemblent au premier soient placés
dans des relations semblables d’antériorité et de contiguïté à l’égard des objets qui
ressemblent au second.” Si l’on estime que cette définition est défectueuse car tirée
d’objets étrangers à la cause, nous pouvons y substituer une autre : “Une CAUSE
est un objet antérieur et contigu à un autre et si uni à ce dernier que l’idée de l’un
détermine l’esprit à former l’idée de l’autre, et l’impression de l’un à former de
[16]
l’autre une idée plus vive.” » 

La naturalité de la relation de causalité n’implique donc pas du tout sa réalité 16


matérielle, puisqu’elle ne porte qu’au niveau d’une psychologie génétique, d’une
investigation sur la genèse, le contexte de la relation. Il est possible que ce songe de
la causalité ne soit qu’une illusion ; en tous les cas, il ne correspond à aucune
nécessité physique, puisqu’il n’est bien qu’une seule nécessité, celle qui détermine
l’esprit, que ses motifs soient purement internes aux idées ou trouvent occasion
dans la répétition des impressions. Par ailleurs, on l’a vu, une relation philosophique
suffit à satisfaire les réquisits de la cause, sans autre nécessité que celle qu’elle
introduit par la ressemblance. Les expériences passées constitueraient donc le
modèle à partir duquel composer des prédictions, soit de façon naturelle, dans de
pures présomptions, soit de façon oblique et artificielle, dans un calcul. Inutile de
rappeler que la causalité comme processus physique en est totalement exclue. Le
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concept de causalité peut se voir aisément alors supplanté, dans l’épistémologie


contemporaine, par celui de fonction, la causalité, pour reprendre une boutade de
Russell, s’avérant aussi peu utile et au bout du compte aussi nuisible que la
monarchie anglaise.

Une lecture à rebours

Si la relation de causalité occupe Reinach très tôt, dès la dissertation de 1905 sur le 17
concept de cause dans le droit pénal, l’attention renouvelée qu’il lui porte autour
de 1911 a de tout nouveaux motifs : elle est contemporaine de la fondation de sa
phénoménologie réaliste et de sa doctrine des états de chose. C’est alors le type de
relation entre états de choses, les relations d’essences, qu’il s’agit à la fois de
thématiser et de démarquer d’autres formes, naturelles, de relation entre objets. À ce
titre, l’opposition entre une relation de fondement à conséquence, propre aux états
de choses, et une relation de causalité, propre aux objets, est un palier essentiel dans
la distinction et elle est reprise dans tous les textes de cette époque, de « la théorie du
jugement négatif » (la même année) aux Fondements a priori du droit civil (1913). Il
semble à Reinach que Hume a apporté l’essentiel des éléments pour la produire,
notamment dans la séparation qu’il posait entre relation philosophique et relation
naturelle, mais surtout dans le régime propre attribué à la causalité, la matter of fact,
qui lui permettait d’aborder deux niveaux de nécessité : l’un tiré du caractère interne
des relations d’idées, l’autre du rapport de dépendance spécifique de l’effet à sa
cause. On a vu que chez Hume, les niveaux d’analyses sont bien plus mêlés et les
recoupements très problématiques. Reinach, qui ne l’ignore pas, s’empresse de le
rappeler : « ... on ne saurait naturellement affirmer que Hume a sciemment et
clairement distingué entre les deux concepts de nécessité ; ils sont au contraire tout
à fait confondus chez lui. Mais l’on peut montrer que ce qui retient son attention en
première ligne, et ce que vise son enquête au bout du compte, est précisément
devenu la nécessité matérielle » [17]. Le lecteur peut donc s’attendre à une lecture
injuste, hétérodoxe : c’est d’elle et d’elle seule que la nécessité matérielle propre à la
relation causale pourra être isolée de la nécessité modale tirée du rapport d’essence.

Kant est l’outil de cette métamorphose. Il sert essentiellement, une fois n’est pas 18
coutume, les fins de l’hétérodoxie. C’est en effet d’un malentendu entretenu par Kant
que Reinach part, puisque, selon l’auteur des Prolégomènes, Hume aurait jeté les bases
du traitement critique des jugements synthétiques a priori dans sa définition de la
relation de causalité [18].

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« Il est indubitable que Hume a tenu les propositions causales pour synthétiques.
Nous avons bien vu la fréquence et la détermination avec laquelle il souligne que
dans l’idée de la cause, rien de l’effet ou même d’une quelconque liaison avec l’effet
ne peut être découvert. Qu’il ait voulu, en outre, enquêter sur l’apriorité de ces
jugements synthétiques, Kant le tire du fait que sa recherche porte explicitement
sur la “nécessité” de la liaison qui est posée dans de tels jugements. Or, la nécessité
est bien pour Kant un critère suffisant de l’a priori : notre question se limite donc à
savoir si Hume a voulu en réalité enquêter sur la “nécessité” des jugements de
[19]
causalité dans le sens dans lequel Kant conçoit ce concept. » 

Armé d’une définition stable des relations d’essence, tirée de l’analyse des relations 19
d’idée chez Hume, Reinach entreprend donc de distinguer deux niveaux de
nécessité, dont l’un est généralisable à tous les rapports d’essence, l’autre spécifique
à la relation factuelle de causalité. Tout en suivant d’assez près le texte du Traité, il ne
cesse de produire des écarts significatifs. Pour asseoir les deux niveaux de nécessité,
il a d’abord recours à l’opposition, produite par Hume, entre le principe de raison
suffisante, selon lequel tout ce qui commence d’exister doit avoir un fondement
(Grund) – formulé également, en termes plus humiens : « Toute nouvelle existence ou
changement d’un existant doit avoir une cause » – principe qui n’a pas pour
l’empiriste les raisons de sa suffisance, et la relation de causalité à l’œuvre, les cas
spécifiques, contentuels, d’application de la causalité : par exemple, le feu produit de
la chaleur, ou même ce feu-ci produit cette chaleur-là, cas qui font appel dans le
lexique empiriste à la connexion nécessaire. Le principe de raison énonce pour le
phénoménologue réaliste un rapport d’essence – autrement dit, un type de nécessité
propre aux relations entre états de chose : il pose qu’il est dans l’essence de toute
apparition ou de tout changement de suivre d’une cause antécédente. On pourrait
alors objecter qu’une telle interprétation s’étend à toute forme de relation causale
contentuelle : il est dans l’essence du feu de produire de la chaleur, par exemple.
Néanmoins, le principe de raison diffère d’une relation de causalité par des traits
caractéristiques : dans le principe de raison ou, comme l’appelle Reinach, la loi de
causalité formelle, il est question des causes comme de présuppositions de toute
apparition ou de tout changement. Dans une relation de causalité donnée, on pose
beaucoup plus que cette simple présupposition, à savoir une certaine contrainte que
la cause exerce sur ce qu’on appelle son effet. Ce glissement d’un niveau de nécessité
à l’autre ne suit pas du tout la démarche de Hume, comme on peut aisément s’en
apercevoir. Elle est comme une ligne de fuite qui prolonge, avec les outils de la
phénoménologie réaliste, les découpages proposés par l’empirisme.

Cette distinction entre principe de raison et relation contentuelle ou matérielle de 20


causalité est analogue à celle qui opposerait une relation de causalité quelconque à
une égalité mathématique. Par exemple, « 2 × 2 = 4 » pose une relation entre 2 × 2
et 4, relation qui dans un jugement est conçue comme nécessaire. Cette nécessité
n’est pas, dans un tel cas, conçue comme un enrichissement du contenu matériel de

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la relation d’égalité posée entre les signes arithmétiques. Elle est modale, non
matérielle, à la différence de la relation de causalité, qui pose plus que la relation de
succession ou de contiguïté, ajoute une contrainte matérielle à la relation entre deux
objets.

« Les propositions mathématiques contiennent manifestement uniquement une


nécessité modale. Les propositions causales ont recours à la nécessité modale et
causale. Que les trois types de propositions causales que nous avons différenciés
usent de la nécessité modale, nous l’avons déjà vu ; il est maintenant aisé de
démontrer la même chose pour la nécessité “matérielle”. (...)

« Nous voyons donc qu’une fois la nécessité des propositions causales élevée
au rang de problème, il en résulte deux conceptions : on peut poser une
nécessité modale ou une nécessité matérielle. D’après la conception de Kant,
Hume a exclusivement enquêté sur la nécessité modale, la nécessité que les
propositions causales partagent avec les propositions des mathématiques. Nous
souhaiterions soutenir contre cela que l’essentiel de l’attention de Hume se porte
sur la nécessité matérielle, autrement dit, la nécessité qui ne se retrouve pas dans
[20]
les propositions mathématiques. » 

Le sens à donner à cette nécessité matérielle doit passer par un examen de la notion 21
de connexion nécessaire, non pas ici, telle que Hume l’entend, mais dans ce qu’elle
suppose de distance d’avec les relations philosophiques, relations internes, qui
fournissent le modèle du rapport d’essence. La nécessité modale est une relation qui
se rapporte à l’état de choses dans son intégralité, et elle est découverte dans la
nature même ou l’idée des termes de la relation : par exemple que trois soit plus
grand que deux, ou que le jaune et l’orange se ressemblent. En revanche, la nécessité
causale ne se fonde pas dans l’essence du feu et de la chaleur – autrement dit, dans
les termes de la relation causale elle-même. Il faut maintenir une stricte distinction
entre la relation causale, matérielle, externe, factuelle, et la relation d’essence,
interne.

« Que la connexion nécessaire ne se fonde pas dans les idées, qu’il ne puisse s’agir
dans ce cas d’une relation d’idée, cela est démontré explicitement par Hume. Il
reste à savoir de quel droit nous supposons une connexion nécessaire entre les
événements, à savoir quelle impression nous fournit la raison pour user dans notre
[21]
pensée d’une notion d’une telle portée. » 

Et Reinach de suivre l’argumentation de Hume, qui pose comme impossible l’accès à 22


la nécessité matérielle à partir des impressions sensibles données. Il est ainsi
possible – et Reinach y reviendra maintes fois en une inspiration très humienne,
notamment dans ses cours sur l’essence du mouvement – d’intuitionner et de
concevoir l’existant comme le mouvement ou quelque changement que ce soit, en
tant que tel, et indépendamment de sa cause [22]. Une telle argumentation détruit-elle
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tout usage de la nécessité matérielle ? Elle invite certes, semble-t-il, à se rabattre sur
un modèle univoque, plus accessible en tous les cas et seul légitime manifestement,
de la nécessité modale, ce que fait Hume à sa manière en introduisant la
ressemblance dans l’inférence causale, on l’a vu. Toutefois, Reinach ne semble pas
vouloir s’en tenir là et se résoudre finalement à une pure et simple dissolution de la
nécessité matérielle qui renverrait au purgatoire la notion même de causalité. Il y a
bien selon Reinach spécificité de la nécessité matérielle – plus exactement, car il n’est
pas d’autre nécessité que modale, au fond, de la contrainte inscrite dans le rapport
de la cause à son effet. L’effacer, c’est congédier la cause, en la rabattant sur la
nécessité modale, sur le principe de raison, en quelque sorte, plus simplement, sur le
rapport de fondement à conséquence, dont Reinach produit un usage très
circonscrit, notamment dans les Fondements a priori du droit civil et les manuscrits
contemporains de ce qui constitue malheureusement son Opus magnum.

Il s’agit alors pour lui d’interpréter le rapport de l’acte spirituel (geistig) et social de la 23
promesse à l’obligation du promettant et la prétention de son destinataire. Reinach
pose que ce type d’acte ne peut être pensé que dans les rapport de fondement à
conséquence, qui qualifient un certain type de relation d’essence, et pas dans des
rapports de causalité, contrairement à ce qu’établit la théorie juridique
contractualiste des actes de volonté qui prévaut dans le droit civil allemand. Ce
faisant, il renforce une distinction essentielle pour nous entre relation d’essence et
lien de causalité. Dans un manuscrit contemporain des Fondements, il pose la
distinction à trois niveaux. Il s’agit donc de savoir si la causalité s’applique à cette
classe d’objets idéels que l’on appelle prétention et obligation, si elle s’applique,
autrement dit, aux rapports sociaux. Trois critères sont alors à prendre en compte :

« 1. D’après Hume, la relation de causalité n’est pas une relation d’essence. Elle ne
peut être tirée analytiquement de l’essence des choses, mais ne peut être
qu’éprouvée empiriquement. Mais il tient à l’essence de la promesse qu’elle crée
une obligation, etc. La proposition : “L’obligation et la prétention naissent de la
promesse” n’est pas une proposition empirique. Il s’agit d’un rapport d’essence.

« 2. Supposons que la relation causale ait fonctionné. Comment se persuade-t-on


que la chose existe ? Par l’observation et au moyen de l’intuition : la boule se meut.
Dans l’autre cas, il n’y a pas d’expérience directe. On ne peut considérer
directement la prétention, mais il faut remonter à la source dont elle est issue,
pour reconnaître la prétention (une analogie : un théorème est démontré par une
série de formules. Il faut remonter à ce dont il est dérivé pour en éprouver la
validité.)

« 3. “Les mêmes causes ont les mêmes effets.” Cela vaut-il inversement ? Les mêmes
effets ont-ils les mêmes causes ? C’est douteux, et l’objet de nombreuses disputes.
Dans le cas qui nous concerne, cela n’a aucune valeur. La même prétention peut
[23]
naître de sources totalement différentes. » 
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La genèse d’une prétention et d’une obligation nécessite donc une raison suffisante, 24
un fondement, qui ne saurait être une cause. Par ailleurs, les rapports institués ou
fondés par les actes sociaux n’ont pas l’indépendance des effets dans les processus
naturels, plus exactement, ils n’ont pas cette forme d’existence empirique qui
permet de les considérer intuitivement pour eux-mêmes, indépendamment des
actes qui les fondent. La relation qui lie ces formations à des actes n’est pas un lien
de nécessité matérielle, mais un lien d’essence. Ce qui donne à la notion d’acte une
tout autre dimension. D’une part, l’idée d’activité doit en être exclue, puisqu’elle
s’inscrit dans un schéma qui est celui de la relation de principe à conséquence.
D’autre part, et par le fait même, la relation de causalité ne saurait s’y appliquer,
puisque l’acte fonde sans contraindre, que la nécessité est modale, tirée de la relation
interne entre les termes mêmes, et non matérielle (l’être de la cause étant distinct de
l’être de l’effet, du moins en régime de causalité efficiente, et l’effet ne pouvant être
déduit de la cause). Ce qui semble bien nous indiquer le lieu de la nécessité
matérielle : le rapport local entre objets existant dans le monde physique. On a là,
associée à l’opposition entre nécessité modale et nécessité matérielle, une vision très
restrictive du domaine d’application de la causalité, qui exclut et la causalité
psychique, et la causalité psychophysique, et la causalité sociologique, ces trois
domaines étant étrangers à la contrainte propre à la relation matérielle, telle qu’elle
peut être saisie dans l’expérience, ou élaborée à partir d’elle (on a vu que l’impulsion,
le choc pouvait en constituer le paradigme somme toute très classique, très
cartésien).

Que les actes sociaux soient étrangers à toute forme de détermination causale, c’est 25
ce que semble suggérer l’analyse du § 2 des Fondements, qui va dans le sens d’une
nouvelle forme d’opposition, plus radicale, car ontologiquement fondée, entre
sciences de l’esprit et sciences de la nature :

« Que la conséquence d’un phénomène naturel soit simplement là, elle peut
toujours – c’est une possibilité idéale – nous être donnée de façon indépendante.
Ainsi, je peux percevoir le mouvement d’une balle provoqué par un coup de bâton
pour lui-même, sans qu’il me soit nécessaire de revenir à la perception ou à la
pensée du choc. Lorsque nous considérons qu’à toute objectivité est ordonné un
certain type d’acte (perceptif) par lequel elle peut en venir à être donnée pour elle-
même, alors nous pouvons dire : l’acte par lequel un tel effet en vient à être donné
n’a pas besoin d’être fondé dans un acte appréhendant sa cause. Au contraire, il est
impossible de concevoir une prétention ou une obligation dans son existence
indépendante. Pour me persuader de l’existence du mouvement, je n’ai qu’à ouvrir
les yeux. Dans le cas des prétentions et obligations, il est indispensable de revenir
sans cesse à leur fondement. C’est seulement parce que j’établis à nouveau
[24]
l’existence de la promesse qu’il m’est possible d’établir ce qui en suit. » 

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Dans l’analyse développée ici, Reinach apporte un complément essentiel à la 26


détermination de la nécessité matérielle. Elle ne peut – et c’est là essentiel pour
nous – se résorber dans la nécessité modale. Une nécessité matérielle, causale, n’est
pas éprouvée phénoménalement ni justifiée idéalement, elle peut bien être laissée de
côté : je peux bien percevoir le mouvement indépendamment de sa cause. Seule la
nécessité modale à l’œuvre dans le rapport de fondement à conséquence a un
répondant subjectif, qui n’est pas d’expérience, mais a priori : il m’est impossible de
concevoir un terme de la relation sans l’autre. La nécessité modale est purement
interne donc a priori, du domaine des relations d’idées. La nécessité matérielle n’est
qu’objective, elle s’établit dans un rapport entre objets du monde, que j’en prenne ou
non conscience, que je la considère ou non. Mais puis-je seulement la concevoir sans
en faire l’expérience, et sans recours à la nécessité modale, puisque c’est
manifestement exclu ? La causalité est purement objective, elle est inscrite dans les
rapports factuels, mais elle n’est pas du tout une dimension nécessaire à ma
perception des objets comme à ma perception de l’espace ou du temps. Elle ne
structure pas mon expérience, bien au contraire, mon expérience intuitive n’en rend
jamais compte. La seule nécessité établie est modale, et elle tient dans les relations
d’essence qui s’appuient sur le modèle des relations d’idées chez Hume. La nécessité
matérielle indique une contrainte à l’œuvre, mais dont je ne fais pas l’expérience et
que je ne peux déduire a priori. Que dire alors de la causalité ?

Comment concevoir une nécessité ou une contrainte matérielle dont je n’ai pas 27
l’expérience intuitive ? C’est tout ce qui distingue au fond Reinach de Hume et de
Kant. Selon Hume, pour subsister, se maintenir dans sa spécificité, la nécessité
matérielle doit faire l’objet d’une expérience spécifique. Pour Kant, il n’est pas
d’expérience possible de la nécessité, puisque la nécessité est le marqueur de
l’a priori. « Kant insiste constamment, à bon droit, sur le fait que par l’expérience, la
nécessité ne peut jamais être donnée ; Hume au contraire s’affaire à la trouver dans
l’expérience. L’explication de tout cela résulte dans le fait que l’un a en vue la
nécessité modale, l’autre la nécessité matérielle. » [25] Tout tient au fond dans la
description d’une appréhension ou d’une fondation possible de la nécessité
matérielle.

« D’après Kant, Hume n’a envisagé que deux possibilités : soit la fondation des
jugements de causalité sur la raison pure, soit leur explication à partir de
l’expérience, c’est-à-dire du mécanisme des associations et de la “nécessité
subjective qui en résulte”, que l’on tient à tort pour une nécessité objective. Qu’il y
ait encore entre ces deux possibilités une autre voie : la fondation immédiate de la
nécessité par l’expérience, voilà ce que Kant ignore et qu’il devait ignorer du point
[26]
de vue qui était le sien. » 

À quoi sert, au bout du compte, l’introduction de la notion de nécessité matérielle ? 28


Essentiellement, semble-t-il, à arracher l’empirisme au grand écart imposé par la
Critique entre une causalité fondée a priori et donnée intuitivement. La relation de
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causalité n’est pas du domaine des relations d’idées, elle ne peut par conséquent
constituer une catégorie structurante de l’expérience. Elle n’est pas de l’ordre du
synthétique a priori. En second lieu, elle n’est pas non plus du domaine des relations
naturelles, dans la mesure où elle n’est pas donnée intuitivement. Reinach conclut
sur ce point de manière assez aporétique, en affirmant qu’elle est fondée dans ou par
l’expérience (c’est la troisième voie, la via media). Hume ne dit pas autre chose, mais
suggère alors, on l’a vu, l’intrication d’une relation philosophique dans l’univers des
relations naturelles, que la coutume a charge d’introduire subrepticement. Il n’est
pas sûr du tout que Reinach ait en vue cette solution par la coutume. Sa fondation de
la nécessité matérielle dans l’expérience exclut une série de positions attribuables à
l’empirisme, et permet donc d’élaborer, à très grands traits, un protocole de
description phénoménologique de la relation de causalité : 1 / une théorie
singulariste de la causalité n’est pas exclue, en droit, elle est parfaitement admissible
et peut en constituer l’épreuve décisive de validité : une inférence causale devrait
donc pouvoir en droit se produire en une seule occasion, sans nécessiter la répétition
et le critère de conjonction constante. Il faut donc détacher la nécessité matérielle de
la conjonction constante qui inviterait à la rabattre sur la nécessité modale. 2 /
Précisément, la nécessité matérielle n’a rien à voir avec la nécessité modale, dans la
mesure où elle repose sur une certaine contrainte que la cause exerce sur son effet.
Non que l’effet soit dépendant de la cause – on a vu que l’indépendance de sa
donation intuitive est établie – mais que la cause, en revanche, soit dépendante
essentiellement et phénoménalement de l’effet. Du point de vue de la relation
d’essence, le système de dépendance doit donc être inversé. 3 / Enfin, cette fondation
de la nécessité matérielle doit l’arracher à son interprétation humienne en termes de
détermination de l’esprit. La contrainte passe dans les choses, et non des choses à
l’esprit, puisque la nécessité matérielle ne résulte pas de la répétition. Sans nous
donner les instruments pour la penser, Reinach pose, avec la notion de nécessité
matérielle, un double problème, qui regarde l’irréductibilité de la cause à la raison et
la possibilité d’une théorie réaliste de la causalité, permettant d’isoler ce que la
notion de fonction ne parvient pas à porter au jour : l’idée d’une nécessité inscrite
dans les choses mêmes.

Notes

[1] Voir notamment E. Mach, L’analyse des sensations, trad. fr. Monnoyer, Nîmes,
J. Chambon, 1996, p. 84.

[2] Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr.


G. Granel, Paris, Gallimard, « Tel », 1989. Le manuscrit original date des
années 1935-1936.

[3] Pour Reinach, on s’appuiera sur l’édition tardive des œuvres complètes, Sämtliche
Werke (SW), Munich, Philosophia, 1989. Pour Ingarden, voir le t. III de son grand
œuvre, Der Streit um die Existenz der Welt ; Über die kausale Struktur der realen Welt,
Tübingen, Niemeyer, 1974.

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[4] Reinach, « Über der Ursachenbegriff im geltenden Strafrecht » (1905), in SW, p. 1-
42.

[5] Reinach, Die apriorischen Grundlagen des bürgerlichen Rechtes (1913), SW, p. 141-278.

[6] Hume, A Treatise of Human Nature. On citera d’après l’édition Norton & Norton,
Oxford, reprint 2002, et la traduction française du L. I de Ph. Ballanger et Ph. Saltel
en GF, 1995. Voir notamment en 1 . 3 . 14, p. 112/242 : « Ainsi, de même que la
nécessité qui fait que deux fois deux font quatre, ou que les trois angles d’un
triangle égalent deux droits, ne se trouve que dans l’acte de l’entendement par
lequel nous considérons et comparons ces idées, de la même manière, la nécessité
ou le pouvoir qui unité les causes et les effets se trouve dans la détermination de
l’esprit à passer des uns aux autres. »

[7] Hume, Treatise, 1 . 3 . 2, p. 54-55, trad. fr., p. 136.

[8] Hume, ibid., p. 55 ; trad. fr., p. 137.

[9] Hume, op. cit., 1 . 3 . 3, « Pourquoi une cause est toujours nécessaire ».

[10] Réminiscence probable du De motu de Berkeley.

[11] Hume, ibid., 1 . 3 . 4, p. 57 ; trad. fr., p. 142.

[12] Hume, 1 . 3 . 6, p. 61 ; trad. fr., p. 149.

[13] Hume, 1 . 3 . 6, p. 61 ; trad. fr., p. 150.

[14] Hume, 1 . 3 . 6, p. 62 ; trad. fr., p. 151.

[15] Hume, 1 . 3 . 8, « The custom operates before we have time for reflection », p. 72 ;
trad. fr., p. 169.

[16] Hume, 1 . 3 . 14, p. 114 ; trad. fr., p. 246-247.

[17] Reinach, « Kants Auffassung des humeschen Problems », Sämtliche Werke (SW),
Munich, Philosophia, 1989, p. 88.

[18] Reinach cite en effet les Prolégomènes, § 4-5 et l’Avant-propos de la Critique de la


raison pratique.

[19] Reinach, art. cité, SW, p. 84.

[20] Reinach, art. cité, SW, p. 88.

[21] Reinach, art. cité, SW, p. 89.

[22] Reinach ; « Über das Wesen der Bewegung » (1914), SW, p. 551-587. Voir notamment
p. 565 : « Bien que tout changement nécessite d’après son essence même un
phénomène avec lequel il soit lié causalement, il est cependant possible d’obtenir
une intuition d’un quelconque changement, sans que doive être associé dans cette
intuition un phénomène tenant lieu de cause. » On a là une parfaite dissociation
du régime modal des raisons et du régime matériel des causes.

[23] Reinach, « Nichtsoziale und soziale Akte », SW, p. 258-259. On a supprimé les
crochets indiquant les ajouts de l’éditeur.

[24] Reinach, Die apriorischen Grundlagen des bürgerlichen Rechtes, SW, p. 155-156.
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[25] Reinach, « Kants Auffassung... », SW, p. 90.

[26] Reinach, art. cité, SW, p. 90-91.

Résumé

FrançaisLa phénoménologie réaliste de Reinach ne se limite pas à une doctrine


originale des états de choses et des relations d’essences. Elle procède également, en
contrepoint, à une analyse de la relation de causalité dont la phénoménologie
transcendantale ne fournit aucun équivalent. Cette analyse, qui met en avant la
notion de nécessité matérielle, se déploie à partir d’une relecture critique de Hume,
le plus grand représentant moderne de la crise de la causalité.

EnglishEnglish abstract on Cairn International Edition

Plan
Hume et la crise de la causalité

Une lecture à rebours

Auteur
Ronan de Calan

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ENSLSH, Lyon.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2005


https://doi.org/10.3917/leph.051.0039


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