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de Reinach (bien qu’il y ait aussi des raisons de penser que sa connaissance de la
philosophie de langue allemande ne se limitât pas à Frege). Notre but ici est de
présenter non seulement des similarités entre ces deux philosophes, qui sont
évidentes, mais aussi des différences, et surtout des problèmes suscités par ces
ressemblances et différences, et non résolus encore, que pose le rapport entre
langage et action.
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Austin est l’inventeur, croit-on, de la théorie des actes de langage (speech acts). Cette 4
théorie, bien connue car elle a été présentée de façon accessible dans de nombreux
ouvrages et dans toutes sortes de champs, ne peut en fait être séparée des autres
écrits d’Austin, et en particulier de ses articles sur « La vérité » (Truth), « Feindre »
(Pretending), « Plaidoyer pour les excuses » (A plea for excuses), et « Comment parler »
(How to talk). La confrontation à Reinach permet de mettre en évidence, par la
communauté des enjeux que nous allons faire dans un premier temps apparaître, la
profondeur philosophique de l’œuvre d’Austin, et de la sortir du champ de la
pragmatique où elle est un peu enterrée : avec Austin, on n’a pas « seulement » une
théorie des actes de langage, mais aussi une théorie de la vérité, de la signification et
de ce que c’est que dire quelque chose (ou « vouloir dire » mais c’est cette
identification du dire et du vouloir dire à l’intérieur du saying qui est, exactement, le
problème) : une théorie de ce qui est dit (what is said). Mais l’interrogation sur what is
said est inévitablement une interrogation sur l’articulation de l’acte de langage et de
l’état de choses. L’idée d’acte de langage ne concerne pas seulement la pragmatique.
Comme le montre l’œuvre de son successeur le plus fidèle, Charles Travis, c’est
l’invention des performatifs et de la dimension illocutionnaire de nos énoncés qui
permet de mettre en cause, pour l’ensemble de nos énoncés, l’idée d’un rapport
univoque entre les mots et le monde. Chez Austin comme avant lui chez Reinach,
l’invention des actes de langage est indissociable d’une théorisation générale du
rapport du langage au monde. Reste donc à voir comment se fait l’association.
Une telle proximité entre Reinach et Austin peut être suggérée non seulement par 5
les affirmations des phénoménologues « réalistes » qui donnent ainsi une validation
contemporaine au travail de Reinach, mais par les lectures contemporaines d’Austin.
On n’en citera qu’une, excellente et représentative, celle de François Récanati dans
Les énoncés performatifs (EP) :
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demander comment il peut, ici, définir l’acte de langage dans des termes
communicationnels et institutionnels, voire ontologiques (la relation est établie au
moyen de l’énonciation), qui semblent à première vue assez éloignés d’Austin. Or ces
formulations de la théorie austinienne sont proches de celles de Reinach :
Récanati poursuit un peu plus loin, dans une veine, là aussi, qui paraît assez peu 9
austinienne et involontairement reinachienne :
Peu austinienne pour deux raisons : nulle part Austin ne parle de création d’une 10
réalité (ni même d’une situation). Bien sûr on peut considérer, minimalement, qu’un
acte est toujours une modification du réel, mais pour Austin ce serait une évidence
proche du non-sens. Il n’y a aucune trace chez Austin de la création d’une réalité ou
entité « état de choses » (ce qui le différencie non seulement de Reinach ou Searle,
mais aussi de penseurs de la situation, comme J. Barwise). Ensuite, les énoncés non
descriptifs ne sont pas forcément pour Austin « ni vrai ni faux ». Ils ont des
conditions de réussite.
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Ce qui, par contre, est bien commun à Reinach et Austin, c’est l’idée qu’il y a des 11
énoncés qui ne reflètent (représentent) pas la réalité. La différence entre Austin et
Reinach porterait donc, non sur la nature du problème ou de leur découverte, mais
sur le second terme de l’alternative à la description, et sa nature soit ontologique soit
pratique. Et il est clair que quelle que soit la force et la radicalité de la théorie de
Reinach, elle est de ce point de vue préaustinienne, inventant un nouveau type d’état
de chose au lieu de mettre en cause la notion même d’état de chose. Il n’en reste pas
moins que la mise en cause de la fonction descriptive du langage est bien le point de
départ commun de Reinach et d’Austin.
Il est remarquable, comme l’a noté Kevin Mulligan, que Reinach et Austin se 12
revendiquent chacun comme inventeur de quelque chose de totalement nouveau et
inaperçu, auteur d’une découverte, quasiment au sens empirique, d’un
« phénomène » : comme s’il s’agissait d’un phénomène de la nature, qui aurait
toujours été là (on peut y voir une dimension « réaliste » commune). Ce mélange de
familiarité et d’étrangeté caractérise la description de la découverte des
performatifs, comme en général celle des phénomènes du langage ordinaire :
quelque chose que l’on a toujours eu sous les yeux, mais à quoi on n’a pas toujours
prêté attention.
Reinach : Cette situation peut sembler évidente ou étrange selon le point de vue à
partir duquel nous la considérons. Elle est « évidente », dans la mesure où il s’agit
ici de quelque chose que chacun connaît, en présence duquel on s’est trouvé un
millier de fois, et auquel on peut avoir affaire à présent pour la mille et unième fois.
Mais tout comme il peut arriver que nous portions brusquement notre attention
sur un objet connu de nous depuis longtemps et que nous voyions véritablement
pour la première fois ce que nous avons eu sous les yeux un nombre incalculable de
fois, dans son caractère spécifique et sa beauté particulière, ainsi c’est précisément
ce qu’on peut être amené à ressentir ici (GR, 148 ; trad. angl., 8).
Austin : Le phénomène à discuter est en effet très répandu, évident, et l’on ne peut
manquer de l’avoir remarqué, à tout le moins ici ou là. Il me semble toutefois qu’on
ne lui a pas encore accordé suffisamment attention (How to do Things with Words,
HTW, 1).
L’un et l’autre ont non seulement l’impression de faire une découverte, celle l’un objet 13
ou d’un phénomène spécifique, mais de faire la découverte d’un mode particulier de la
découverte : celle de quelque chose qui a toujours été là et qu’on a toujours vu, sans
vraiment le voir. Cette attention particulière au phénomène rendu invisible par sa
répétition même constitue la découverte : une découverte qui n’est donc pas théorique
au sens strict. C’est là exactement ce qu’Austin trouve dans l’examen des usages
ordinaires : la découverte d’une richesse inaperçue, qui constitue ainsi un nouveau
donné pour la philosophie. Ce donné, pour lui, c’est le langage, non comme corps
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constitué d’énoncés ou de mots, mais comme lieu d’accord sur ce que nous dirions
quand. Il s’agit pour lui d’un donné empirique, ou, comme il le dit parfois, de
« données expérimentales ».
Austin : Pour moi, la chose essentielle au départ est d’arriver à un accord sur la
question « qu’est-ce que nous dirions quand ». (...) Si longtemps que cela prenne,
on peut y arriver néanmoins ; et sur la base de cet accord, sur ce donné, sur cet
acquis, nous pouvons commencer à défricher notre petit coin de jardin. J’ajoute
que trop souvent c’est ce qui manque en philosophie : un datum préalable sur lequel
l’accord puisse se faire au départ (La philosophie analytique, Minuit, 1962, PA, 334).
Nous ne prétendons pas par là découvrir toute la vérité, qui existe, concernant
toute chose. Nous découvrons simplement les faits que ceux qui se servent de
notre langue depuis des siècles ont pris la peine de remarquer, ont retenus comme
dignes d’être notés au passage, et conservés dans le courant de l’évolution de notre
langue (PA, 335).
Il y a là quelque chose qui distingue d’emblée une position comme celle d’Austin, non 14
seulement de la linguistique à la Saussure (qui distingue « la langue » et ce qu’on en
fait), mais aussi de la philosophie du langage classique de la « première analyse »
représentationaliste, non pas fondée sur l’observation des phénomènes de la langue
mais sur leur formalisation ou « enrégimentement ». Pour Austin, le langage comme
donné contient tout ce dont nous avons besoin.
Le langage ordinaire contient toutes les distinctions que les humains ont jugé
utiles de faire, et toutes les relations qu’ils ont jugé utiles de marquer au fil des
générations, et qui sont certainement (...) plus subtiles que celles que nous
pourrions, vous ou moi, trouver, installés dans un fauteuil par un bel après-midi –
alternative méthodologique la plus appréciée (Philosophical Papers, Oxford,
Clarendon Press, 1962, PP, 182).
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Austin : Quand nous examinons ce que nous dirions quand, quels mots employer
dans quelle situation, encore une fois, nous ne regardons pas seulement les mots,
mais également les réalités dont nous faisons usage des mots pour parler ; nous
nous servons de la conscience affinée (sharpened) que nous avons des mots pour
affiner notre perception, mais pas comme arbitre ultime, des phénomènes. C’est
pourquoi je pense qu’il vaudrait mieux utiliser, pour cette façon de faire de la
philosophie, un nom moins trompeur que ceux mentionnés plus haut, par ex.
« phénoménologie linguistique » (PP, 182).
Reinach : C’est la peur de ce qui est directement donné (Angst vor der Gegebenheit),
une étrange réticence ou incapacité à regarder en face les données et à les
reconnaître pour telles, qui a conduit les philosophies non phénoménologiques,
pour ce problème et bien d’autres plus fondamentaux, à des constructions
intenables (GR, 230 ; trad. angl., 46).
Nous montrerons que les formations (Gebilde) que l’on décrit le plus souvent
comme spécifiquement juridiques possèdent, tout autant que les nombres, les
arbres ou les maisons, une existence propre ; que cette existence est indépendante
de ce que les hommes en peuvent concevoir, qu’elle est tout particulièrement
indépendante de tout droit positif. Il n’est pas simplement faux, mais au fond
insensé de décrire les formations juridiques comme des créations du droit positif,
aussi insensé que de désigner la fondation de l’empire allemand ou tout autre
processus historique comme une création de la science historique. C’est bien là que
réside le fond de la controverse : le droit positif trouve les concepts qu’il utilise ; il ne
les crée en aucun cas (GR, 143 ; trad. angl., 5).
Il s’agit bien pour Reinach d’affiner sa perception des différences déjà existantes, et 18
non pas de reconstruire artificiellement quelque chose :
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En nous enfonçant plus avant dans l’essence de ces formations, nous découvrons
ce qu’il y a en eux de légalité stricte, nous saisissons, d’une manière analogue à
celle qui nous révèle l’approfondissement de l’essence des nombres et de figures
géométriques (GR, 144, trad. angl., 6).
Il n’en reste pas moins que Reinach veut découvrir un domaine de l’a priori, alors 19
qu’Austin (comme Wittgenstein) explore des faits de langage microscopiques et
inaperçus. Austin commence How to do Things with Words en isolant une catégorie
d’énoncés ou plus spécifiquement un « phénomène “évident” mais auquel on n’a pas
accordé suffisamment attention ». Dire qu’il y a des actes de langage, ce n’est pas une
thèse : c’est l’observation d’un phénomène auquel la philosophie n’a pas fait
attention, et même la philosophie du langage – surtout elle, car le paradigme
dominant de la philosophie du langage associe le sens d’un énoncé à la
représentation d’un état de choses.
Austin veut d’abord rompre avec l’idée, qu’il nomme « illusion descriptive », à savoir 24
que la fonction première du langage serait de décrire des états de choses. Un grand
nombre d’expressions linguistiques sont utilisées à d’autres fins que de décrire la
réalité, et seule la prégnance du modèle représentationaliste a fait négliger ce fait.
Donc il ne s’agit pas seulement pour Austin de l’ « isolation » d’un phénomène
spécifique, caractérisant certains énoncés rituels un peu bizarres, mais d’un
caractère général de ce que nous disons. Il donne comme exemple, dans « Other
Minds », les énoncés comme « je sais que... », lesquels « ne servent pas à rapporter un
caractère supplémentaire de la réalité observée, mais à indiquer les circonstances
dans lesquelles l’affirmation est faite, etc. ». Pour Austin, les énoncés ne représentent
pas : cette thèse est explicite dans son essai sur la vérité, où il critique le Tractatus de
Wittgenstein, mais aussi dans « Other Minds ».
Supposer que « je sais » est une expression descriptive n’est qu’un exemple de
l’illusion descriptive (descriptive fallacy) si commune en philosophie. Même si une
partie du langage est maintenant purement descriptive, le langage ne l’était pas à
l’origine, et en grande partie ne l’est toujours pas. L’énonciation de phrases
rituelles évidentes, dans les circonstances appropriées, c’est pas décrire l’action que
nous faisons, mais la faire ( « I do » ) (PP, 103).
Il s’agit là de deux caractéristiques qui avaient déjà été perçues par Reinach. Pour 26
Austin comme pour Reinach, il s’agit de montrer que le langage fait autre chose que
décrire, même lorsqu’on a affaire à des phrases d’allure grammaticalement
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Austin : Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une affirmation
[statement] ne pouvait être que de décrire un état de choses, ou d’ « affirmer un
fait » quelconque, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse (HTW, 1).
Reinach : Voici quelque chose que nous savons être une promesse ou plutôt
croyons savoir être telle. Que cette promesse soit énoncée, alors quelque chose de
nouveau vient au monde. Il naît, d’un côté une prétention, de l’autre une
obligation. Quelles sont ces formations étranges ? Il est manifeste qu’elles ne sont
pas rien. Comment pourrait-on suspendre un rien par la renonciation, la
rétractation ou l’accomplissement ? Mais elles ne se laissent ramener à aucune des
catégories qui nous sont habituelles. Elles ne sont rien de physique ou de
physicaliste ; cela est certain. On pourrait être tenté de les décrire comme quelque
chose de psychique, comme les expériences (Erlebnisse : états de conscience) de
celui qui a la prétention ou l’obligation. Mais la prétention ou l’obligation ne
peuvent-elles pas rester plusieurs années inchangées ? Existe-t-il des expériences
de ce type ? (GR, 148 ; trad. angl., 9).
Austin : Il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien dire que je
suis en train de faire en parlant ainsi : c’est le faire (HTW, 6).
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Ici, Reinach, tout comme Austin, critique toute interprétation purement mentaliste 28
de l’acte de discours. On peut noter ici la pertinence linguistique (et pragmatique) de
la remarque de Reinach : elle montre bien la différence et le rapport, définis et
précisés ensuite par Austin puis Ducrot et Récanati, entre le performatif et le
constatif qui en décrit l’occurrence :
Ces usages montrent en quel sens le performatif est un acte et pas la description 29
d’un acte. Lorsque je dis « je promets », je promets, je ne me contente pas de dire
quelque chose : l’énoncé descriptif par lequel je rapporte l’événement (il a promis)
sera la description d’une action et pas par ex. un énoncé de discours indirect.
On voit, dit très clairement Récanati (TE, 99) qu’il s’agit d’ « énoncés qui, 31
grammaticalement, ressemblent à des affirmations, mais ne “décrivent”, ne
“représentent” aucun fait, et ne sont ni vrais ni faux, tout en étant parfaitement
corrects. Leur caractéristique fondamentale est que leur énonciation équivaut à
l’accomplissement d’un acte : c’est pourquoi Austin les a nommés performatifs ». Dire
« je baptise ce vaisseau... » dans les circonstances appropriées, c’est accomplir l’acte
de baptiser le bateau.
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En ce qui concerne ces exemples, il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce
qu’il faut bien admettre que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer
(state) que je le fais : c’est le faire.
On voit dans cette note que la découverte du performatif n’est pas celle d’un 33
phénomène isolé, amusant ou exotique (un « rituel désacralisé », dit Ducrot) mais
une mise en cause d’ensemble de l’idée du langage comme descriptif, et ainsi du lien
entre signification d’un énoncé et état de choses. La sémantique contemporaine
issue de Frege et Wittgenstein définit en effet le sens d’une phrase en termes de ses
conditions de vérité, et d’un certain état de choses que la phrase dépeint. Savoir ce
que signifie une phrase (sans préjuger ici de ce qu’est la nature du « sens ») c’est être
capable d’identifier l’état de choses qu’elle dépeint et qui, s’il est réel, la rend vraie.
Mettre en cause, comme Austin et Reinach, la fonction descriptive du langage, c’est
alors mettre en cause le rapport entre signification et état de choses. D’où l’idée, très
caractéristique d’Austin, de mettre en cause (comme il dit : play old Harry with) le
« fétiche » vrai-faux comme le fétiche fait/valeur : mais Austin, on va le voir plus loin,
n’élimine pas la vérité du champ de la pragmatique, il la détache de la signification et
de la notion d’état de choses, afin d’en finir réellement avec le privilège de la
description. C’est alors la notion même de signification qui est déstabilisée, avec la
distinction norme/fait qui en est, note Austin, un sous-produit :
A) L’acte de discours intégral dans la situation intégrale de discours est en fin de
compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider.
B) Affirmer, décrire, etc. ne sont que deux termes parmi beaucoup d’autres, qui
désignent les actes illocutionnaires ; ils ne jouissent d’aucune position privilégiée.
C) Ils n’occupent en particulier aucune position privilégiée quant à la relation aux
faits – et qui seule permettrait de dire qu’il s’agit du vrai et du faux. Vérité ou
fausseté, en effet, sont des mots qui désignent non pas des relations, des qualités
(que sais-je encore) mais une dimension d’appréciation.
D) Du même coup il nous faut éliminer, au même titre que d’autres dichotomies,
la distinction habituellement établie entre le « normatif et l’appréciatif » et le
factuel.
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Dire que l’on promet, ce n’est pas décrire quelque chose qu’on est en train de faire, 35
c’est promettre. Mais la promesse n’est pas un exemple aussi « standard » qu’on peut
le croire.. Elle fait partie de ce qu’Austin définit comme les performatifs explicites, par
opposition aux performatifs primaires genre « la séance est levée », « chien
méchant », « partez », parce que l’énoncé annonce explicitement ce qu’il fait. Comme
le dit Récanati : « Contrairement à l’énoncé “je ne resterai pas longtemps”, qui peut
être, selon les contextes, un promesse, un avertissement, une prédiction, etc., les
énoncés “je te promets que je ne resterai pas longtemps” et “je t’avertis que je ne
resterai pas longtemps” ont une force illocutionnaire fixe et déterminée
indépendamment du contexte » (EP, 30). Il s’agit donc d’emblée chez Reinach de
formations performatives élaborées, et de performatifs explicites. Ce n’est pas un
hasard. Ce caractère explicite est nécessaire, remarque ensuite Austin, à la situation
juridique : en matière de droit, un performatif peu explicite peut être considéré
comme ambigu et donc vicié ; c’est alors un cas d’insuccès. Dans la classification des
performatifs, il est rangé dans la catégorie des insuccès, exécutions ratées, viciés de
fait (Misfires, Misexecutions, Act Vitiated) :
Dans le cas d’un performatif primaire (comme « je serai là »), la promesse n’est pas 36
explicite, et l’énoncé peut être interprété de plusieurs façons différentes. On peut alors
considérer que le « rituel » de la promesse n’est pas exécuté correctement ni
« complètement » :
« Je serai là » peut être ou n’être pas une promesse. Ici nous avons des performatifs
primaires, distincts des explicites ; et il se peut que rien dans les circonstances ne
nous permette de décider si oui ou non l’énonciation est performative (id.).
Austin ajoute, de façon intéressante : on n’est donc pas tenu de l’interpréter ainsi. On 37
voit alors que la contrainte créée par le performatif est liée à sa réussite, elle-même
liée (mais pas de façon nécessaire et suffisante : l’ambiguïté n’est qu’une des formes
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Récanati a consacré tout un ouvrage (EP) à ces « performatifs explicites », qui ont en 38
particulier des propriétés de réflexivité riches en paradoxes. Dans TE, il avait déjà
insisté sur ce statut spécifique de la promesse, et en général des performatifs
réflexifs, qui sont validés par leur seule réflexivité (« je parie », « je lègue » sont des
énoncés paradoxalement à la fois descriptifs et performatifs, ils font exactement ce
qu’ils disent qu’ils font). Cette approche, tout éclairante qu’elle soit, semble à
première vue faire bon marché de la possibilité de l’échec de ces performatifs eux-
mêmes. On peut aussi se demander si, au même titre que d’autres approches
« pragmatiques » d’Austin, elle ne conduit pas à y réintroduire subrepticement une
dimension représentationaliste : le performatif explicite y étant conçu comme
énoncé constatif autovalidant, c’est-à-dire ayant une référence immanente et non
extérieure. Un énoncé, dans la conception analytique classique, par ex., russellienne,
ne saurait que représenter un état de choses différent de lui-même : or l’énoncé
performatif explicite, paradoxalement, se représente lui-même. C’est sa réflexivité
qui le valide de par sa structure même. Dans une telle approche, on aurait de
nouveau, contre Austin, mais de façon curieusement proche de Reinach, un rapport
de l’énoncé performatif à un état de choses. On pourrait dire en effet que chez
Reinach l’énoncé, créant l’état de choses qui lui « correspond », se valide par là même
et détermine ses propres conditions de vérité.
Cela dit, une telle approche du performatif par la « réflexivité » semble contraire à 39
l’inséparabilité, posée aussi bien par Reinach et par Austin, de l’acte et de l’énoncé, et
serait en retrait même par rapport à la théorie de Reinach. Ce qui fait la radicalité de
ces deux pensées de l’acte, c’est leur affirmation du lien indissoluble de l’acte et de
son contenu. Autrement dit, on ne saurait avoir d’une part l’énoncé, d’autre part
l’acte qui le « met en œuvre ». Les deux forment une « unité ». Cf. la fin du passage
de GR cité plus haut :
Ces constatations se rapportent cependant à l’acte social dans son ensemble, son
extériorisation y compris, qui ne saurait être alors confondue avec un énoncé sur
elle-même (GR, 160 ; trad. angl., 20).
Il y a là, déjà, quelque chose de très lucide et profond dans la théorie de Reinach, qui 40
ainsi produit une véritable analyse du performatif et prévient à l’avance une série de
mésusages de la notion. L’acte n’est pas un supplément à ce qui est dit, à un « p » qui
pourrait être défini par un contenu, une proposition ou un état de choses. Les actes
langage (que Reinach appelle ici « actes de l’esprit »)
ne trouvent pas dans les mots et autres choses semblables une expression
accidentelle et additionnelle, mais sont accomplis dans l’acte même de parler (GR, 215 ;
trad. angl., 36 ; souligné par nous).
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Cette remarque au fond très simple, et jamais explicitement faite chez Austin 41
(tellement l’idée d’un acte comme « supplément » lui est étrangère, dès lors qu’il a
posé sa définition du performatif comme accompli IN saying) constitue d’avance une
mise en cause de l’analyse contemporaine du performatif comme proposition à
laquelle on ajouterait une « force » illocutionnaire ou autre. La généralisation de la
théorie des performatifs par la triade locution/perlocution/illucution est ici source
de malentendus : on y reviendra.
Reinach critique ainsi (ou suggère au moins l’analyse qui permettrait de critiquer) 42
l’idée que l’acte de langage « porte » sur lui-même, et donc le retour subreptice à
l’illusion descriptive qui s’opère dans une pragmatique contemporaine qui, en
redéfinissant la signification énonciative, voudrait trouver dans l’énoncé
l’énonciation de ses propres conditions de vérité. Ici encore, il semble que la
radicalité de l’invention des actes de langage ne soit toujours pas perçue, et qu’on
veuille les ramener à autre chose (des conditions sémantiques, psychologiques,
sociales), et ne pas tenir compte du fait que ce sont effectivement des actes.
Qu’est-ce au juste qu’une promesse ? La réponse la plus commune consiste à dire que la
promesse est l’expression d’une volonté ; plus précisément, elle est la déclaration
ou la communication d’une intention, à l’adresse d’un autre et pour lui, de faire ou
d’omettre de faire quelque chose. En quelle mesure cette déclaration est censée
obliger l’un et autoriser l’autre, cela semble naturellement peu compréhensible. Il
est en revanche certain que la simple intention de faire quelque chose n’induit pas
un tel effet. Certes, un engagement psychologique particulier, une inclination à
agir en conséquence peut bien résulter de la décision que j’ai prise. Mais cette
inclination psychologique n’est certainement pas une obligation objective, et elle a
encore moins à voir avec la prétention objective d’un autre. Mais si c’est le cas, que
peut bien changer le fait que je communique cette intention, que j’exprime auprès
d’un autre ce que je veux faire pour lui ? (GR, 157 ; trad. angl., 17).
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Une résolution « interne » n’a aucun effet d’obligation : ici, un pas de plus est 45
accompli. C’est en effet la définition du normativisme qui est en jeu pour Reinach.
Un énoncé descriptif ne peut être normatif (autrement dit, on ne peut dériver ought
de is). Le fait d’informer l’autre de sa résolution, si forte qu’elle soit, n’engage pas. La
description « constative » d’une expérience ne peut créer d’obligation, et c’est en ce
sens qu’elle n’est pas un acte.
On voit avec Reinach que l’invention des actes de langage est indissociable d’une 46
radicalisation de la séparation descriptif/normatif. La distinction entre énoncés
descriptifs (pourvus de sens, vérifiables) et normatifs (les non-sens, par ex. définis
par le Tractatus) est redéfinie en termes d’acte : Reinach, comme Wittgenstein et
Austin, constate qu’il n’y a pas de critère linguistique du normatif (et du coup, dira-t-
on dans un contexte plus wittgensteinien, pas de critère du non-sens autre que
l’usage). La même expression linguistique peut avoir différents usages dans
différentes circonstances.
Un même énoncé peut être constatif ou normatif (« La fenêtre est ouverte », « je serai 47
là ce soir » peuvent être conçus comme une description ou resp. un ordre ou une
promesse). Son statut ne peut donc être déterminé par sa structure (sémantique ou
syntaxique). Le problème de cette analyse est que l’on peut alors considérer l’énoncé
en question, suivant un usage pervers de la force telle qu’elle est définie chez Frege,
sur le modèle F(p) : l’énoncé est produit, dans le premier cas, avec une force
purement assertive (sur le modèle du signe de l’assertion), dans le second cas avec
une force illocutionnaire. Mais comme on l’a déjà noté plus haut, c’est là faire bon
marché de l’affirmation réitérée de Reinach, et d’Austin, de l’indissolubilité de la
force et du « dit ». L’acte de langage, comme le rappelle constamment Travis, c’est
« ce qui est dit » (what is said) pris comme un tout : comprendre réellement ce qu’est
un acte de langage, c’est précisément comprendre qu’il n’est pas une force
« additionnelle » – qui ne serait qu’un ersatz psychologique ou intentionnel, aussi
pitoyable que le seraient un coup de poing sur la table, ou (pour reprendre un
exemple wittgensteinien) sur la poitrine, pour légitimer une affirmation contestable
ou insincère (comme le « sincèrement » affixé à certaines affirmations, qu’il ne rend
pas sincères pour autant !).
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La définition de l’acte comme une force additionnelle est une résurgence émotiviste, 48
et Reinach comme Austin s’en prennent très judicieusement à cet héritage, dont le
rejet est nécessaire à une véritable définition de l’acte de langage. C’est la raison en
effet des fortes critiques de Reinach contre Hume et sa conception émotivité et
« expressiviste » de la promesse, malgré l’intuition pertinente qui le conduit à
chercher un « acte de l’esprit » propre à la promesse :
La manière dont Hume recherche cet acte est déficiente dès le départ. Il veut
découvrir l’expérience qui « est exprimée par une promesse » et qui pourrait ainsi
être présente sans qu’il y ait de telle expression (GR, 215 ; trad. angl., 36).
montrant à quel point la notion même d’acte de langage est contraire à toute idée
d’expression émotive. De plus, chez Ogden et Richards, la théorie émotive, comme
les théories non-cognitivistes en général, demeure propositionaliste et donc
doublement sous l’emprise de l’illusion descriptive, à la fois par l’idée (que l’on
retrouvera au XXe siècle) de force « associée » à une proposition, et par l’idée de
l’énoncé comme expression d’une volonté ou d’une intention.
Reinach perçoit très lucidement, on peut le constater dans ce passage, que l’enjeu de 52
l’acte de langage (ou acte social) n’est pas la seule extériorité, ou publicité, de
l’énonciation : encore faut-il que cette extériorisation soit réellement un acte, c’est-à-
dire qu’elle n’ait rien à voir avec la description ou l’expression d’un état interne. Il y a
un pas à franchir de l’extériorisation à la performance. Franchir ce pas, c’est
comprendre en quoi le langage est acte au même titre que d’autres actions.
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une certaine intention » (Postface à Quand dire c’est faire, 202) – serait un acte qui
peut être validé ou sanctionné ensuite par les institutions sociales. On constate aussi
que la question n’est pas de reconnaître la dimension publique, sociale et
institutionnelle du langage, sur laquelle les discussions sur les actes de langage se
sont inutilement focalisées. La question est plutôt de savoir quelle est la nature de
l’acte, et en quoi il n’est précisément pas la manifestation d’une intention. Dans cette
perspective, on peut s’amuser de voir à quel point la force critique de Reinach se
prolonge dans l’ironie austinienne. Pour Austin, comprendre que le performatif n’est
pas descriptif, c’est finalement une question de morale. On pourrait être tenté,
remarque-t-il dès sa première conférence, de dire qu’un performatif, une promesse
par ex., exprime une intention qui elle serait définissable ou explicable hors du champ
du langage. Comme si accomplir un acte de langage, c’était en définitive exprimer
une intention ( « manifester publiquement une certaine intention » ) et que la thèse
d’Austin ou de Reinach pourrait être complétée, ou perfectionnée, par une
théorisation des conditions psychologiques ou sociales de la formation, de
l’expression, et de la validation des intentions. Mais pour Austin une telle
interprétation serait non seulement erronée... mais immorale. Dire que le
performatif exprime une intention, c’est le ramener à du descriptif ; mais c’est aussi
la fin de toute morale, la porte ouverte à tous les abus : car si, en promettant par ex.,
je décris mon intention, ma promesse ne m’engage pas.
Le pas est vite franchi qui mène à croire que dans bien des cas l’énonciation
extérieure est la description, vraie ou fausse, d’un acte intérieur (inward performance).
On trouve l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte
dit : Ma langue prêta serment, mais pas mon cœur (ou mon esprit ou quelque autre
artiste dans les coulisses). C’est ainsi que « je promets de » m’oblige : enregistre
(puts on record) mon acceptation spirituelle de chaînes spirituelles.
Laissons de côté le ton un peu moralisateur d’Austin : ce qui importe ici est la 54
démentalisation et la désintentionalisation, opérées chez Austin et Reinach, de l’acte
de langage. Our word is our bond : l’invention du performatif est inséparable d’une
affirmation d’un domaine propre de l’acte.
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Chez Reinach, il s’agit d’une affirmation ontologique ; chez Austin, le problème n’est 55
pas résolu de la même façon, ou pas aussi vite, puisque les actes de langage, comme
tout ce que nous disons, font partie du réel :
C’est toute la différence entre les deux penseurs de l’acte de langage, au-delà de leur 56
attention commune au « donné » : à quelle réalité a-t-on affaire avec les actes de
langage ?
de l’acte locutionnaire, qui est l’acte d’affirmer (et non de représenter). Il ne s’agit
pas pour Austin de distinguer ce qui est dit et le fait que c’est dit, mais de voir ce qui
est dit (what is said) comme un tout, l’acte de discours total. Au fond, comme cela
apparaît au début du chapitre VIII de HTW, l’acte locutionnaire est sans doute et
paradoxalement l’essence de l’acte de langage, représentant l’extension maximale du
performatif à tout ce qui est saying something (94). C’est le langage entier qui devient
performance, sans pour autant qu’on puisse démarquer dans chaque énoncé l’acte et
le contenu.
Un point essentiel ne doit pas être négligé dans ces considérations. L’orientation
vers un autre sujet, la nécessité d’une perception est pour chaque acte social
absolument essentielle (...).
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Engageons-nous à présent dans une analyse plus précise des seuls actes sociaux. Et
d’abord la communication. Je puis être convaincu d’un quelconque état de chose et
garder en moi cette conviction. Je puis encore exprimer cette conviction par
une assertion. Là encore nous n’avons pas de communication. Cette assertion
peut s’adresser à moi-même, sans avoir d’autre destinataire. La communication en
revanche est immanente à ce type de rapport à autrui. Il est dans son essence
même de s’adresser à un autre pour lui faire part de son contenu. Qu’elle s’adresse
à un autre homme, elle doit alors s’extérioriser, pour permettre au destinataire de
prendre conscience de son contenu. Avec cette prise de conscience, c’est le but
même de la communication qui est réalisé. La séquence qui s’ouvre avec l’émission
de l’acte social se conclut immédiatement ainsi (GR, 161 ; trad. angl., 20-21).
Reinach (avec quelques ambiguïtés) s’engage dans la même voie qu’Austin, celle 61
d’une généralisation de l’acte social incluant des formes apparemment constatives.
Ainsi les actes que sont les ordres et les requêtes pourraient être conçus comme actes
locutionnaires (communicationnels) et illocutionnaires. Ici encore, on peut
rapprocher Reinach et Austin dans leur perception fine de la variété des actes et des
types d’actes.
Dans le cas d’autres actes sociaux, la situation est un peu plus compliquée. Prenons
tout d’abord la requête et l’ordre. Ce sont des actes relativement apparentés : leur
parenté se reflète dans la très forte similitude de leur apparence extérieure. Les
mêmes mots peuvent constituer l’expression d’un ordre ou d’une requête ; c’est
seulement par la façon de parler, l’intonation, la puissance de la voix et d’autres
facteurs semblables, mais difficiles à établir, que se manifeste une différence.
L’ordre et la requête ont un contenu, tout comme la communication. Mais tandis
que, chez cette dernière, c’est en principe seulement le contenu qui doit être
adressé au destinataire, chez les autres, c’est bien l’ordre et la requête en tant que
tels qui doivent être saisis par lui (id.).
« L’ordre et la requête en tant que tels » préfigurent ce qui sera chez Austin « l’acte de 62
discours, non pas sous tel ou tel aspect seulement, mais pris dans sa totalité ». On
comprend alors que la généralisation de la théorie des performatifs, loin d’être une
façon de d’effacer ou de réarticuler le rapport performatif-constatif par une
structuration de tout énoncé en des « éléments », revient à étendre aux énoncés
prétendument « constatifs » la notion d’acte, c’est-à-dire à l’étendre à ce qui est
classiquement conçu comme le contenu (ou le sens) de l’énoncé, et à ses conditions
de vérité.
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Pour mieux voir le sens de la démarche d’Austin, l’enjeu des actes de langage, il faut 63
donc poser plus avant la question de la vérité, dépasser le cadre de HTW et examiner
ses essais sur « La vérité » et « Les excuses ». L’idée d’Austin est d’étendre sa mise en
cause du « fétiche vrai/faux » dans une double direction : en appliquant le couple
vrai/faux aux énoncés apparemment performatifs, et le couple réussite/malheur
(felicity/infelicity) aux énoncés apparemment constatifs. Il conclut ainsi sa première
conférence :
Que nous parlions de fausse promesse ne nous engage pas plus que le fait que nous
parlons de faux mouvement. « Faux » n’est pas un terme nécessairement réservé
aux seules affirmations (HTW, 11).
Il ne s’agit pas de mettre en cause la vérité (Austin s’y intéresse de près dans 64
« Truth » et en donne sa théorie) mais de la redéfinir comme adéquation (fitting). Le
fait de voir l’acte de langage sous plusieurs aspects (acte locutionnaire,
illocutionnaire, etc.) conduit à étendre le couple felicity/infelicity aux affirmations :
mon affirmation peut rater, non parce qu’elle manque sa visée descriptive, mais
parce qu’elle tombe à plat, comme un ordre inadéquat que je ne suis pas en position
de donner parce que je n’ai pas autorité sur la personne.
On a, je le sais, l’impression que s’il s’agit d’une assertion, d’un énoncé constatif, le
cas est tout à fait différent (de l’ordre) : n’importe qui peut affirmer n’importe
quoi (...). On est libre, non ? Affirmer ce qui est faux, c’est un Droit de l’Homme. Et
cependant, cette impression est fourvoyante. En fait, il n’y a rien de plus commun
que de trouver qu’on ne peut absolument rien affirmer au sujet de quelque chose
parce qu’on n’est pas en position d’en dire quoi que ce soit (...). Dans ce cas mon
« j’affirme » est au même niveau que votre « j’ordonne », dit, nous nous souvenons
bien, sans avoir le droit pour ordonner. Encore un exemple. Vous me confiez « je
m’ennuie », je réponds d’un ton impassible « vous ne vous ennuyez pas ! ». Et vous :
« que voulez-vous dire par là, que je ne m’ennuie pas ? De quel droit ? (PA, 278).
On n’a pas le droit de dire n’importe quoi : cette réintroduction de la légitimité dans 66
le discours ordinaire ressemble à un retour subreptice au normativisme. En réalité,
c’est aussi bien l’inverse : il y a aussi une vérité, au sens ordinaire, dans le
performatif. La pragmatique s’intéresse beaucoup aux performatifs implicites ou
cachés. Mais ce qui se présente comme un performatif peut aussi être une
affirmation. Comme le dit tout aussi joliment Austin dans « Truth » :
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Dire que je vous crois, c’ « est », à l’occasion, accepter votre affirmation ; mais c’est
aussi faire une assertion, que l’énoncé strictement performatif « j’accepte votre
affirmation » ne fait pas. Il est courant que des affirmations tout à fait ordinaires
aient un « aspect » performatif : dire que vous êtes cocu, c’est vous insulter, mais
c’est aussi en même temps faire une affirmation qui est vraie ou fausse (PP, 133).
Revenant à la définition des actes de langage opérée par Austin au début de HTW, on 68
peut rappeler que : 1 / l’acte accompli l’est de manière immanente à l’énoncé (in
saying), qui donc ne décrit pas un état de choses (intérieur ou extérieur), et 2 / pour
être réussi, heureux, un performatif (je promets, je lègue, etc.) doit (entre autres
conditions) être énoncé par le locuteur suivant une certaine procédure
conventionnellement déterminée, dans certaines circonstances, etc. Un élément
central de la théorie d’Austin est l’idée d’un échec ou malheur (infelicity) possible du
performatif, dont il va établir une classification. Dans les échecs possibles du
performatif, il y a deux grands types : ratages et abus (misfire/abuse, HTW, 18). On
connaît les exemples donnés par Austin de ratage du performatif : je baptise un
enfant, ou un bateau, sans être qualifié pour, ou dans des circonstances inadéquates,
ou d’un autre nom que prévu, ou je baptise un pingouin, etc. L’acte, pour des raisons
conventionnelles (de procédure), est alors nul et non avenu, vide (void), il n’est pas
accompli. On connaît moins bien la seconde catégorie, celle des abus, où
curieusement l’acte est accompli, mais creux (hollow). C’est l’objet de la quatrième
conférence de HTW.
Un dernier point commun entre Austin et Reinach est en effet cet intérêt pour les 69
échecs des actes de langage. Notre thèse ici sera que cet intérêt est inséparable de
leur conception généralisée de l’acte de langage : c’est seulement en étendant la
catégorie de l’échec à tout ce que nous disons que l’on obtient une véritable philosophie
de l’échec du performatif, qui s’avère ainsi au centre d’une véritable théorie de l’acte
de langage. On a parfois remarqué que c’était là la véritable originalité de Reinach et
d’Austin : avant eux, les premiers penseurs de l’acte social n’ont pas pensé à
problématiser l’échec. Reid par exemple, dont on pourrait mentionner la théorie des
actes sociaux (ou opérations sociales) comme lointain précurseur de nos deux
auteurs, ne s’en préoccupe pas, ni Hume à propos de la promesse. Comme l’indique
la remarque d’Austin citée plus haut à propos d’Hippolyte, une interprétation
intentionaliste de la promesse exclut l’échec. Mais c’est souvent aussi le cas des
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Il est pourtant assez clair, à la lecture de Reinach et d’Austin, que seule une théorie 70
de l’échec ou de l’infraction peut rendre compte de la nature des actes sociaux et de
l’obligation qu’ils créent, qui n’est ni une contrainte matérielle ou physique ni une
pression psychologique. C’est précisément la possibilité de l’échec qui définit l’acte
de langage comme acte, et inscrit la théorie des actes de langage dans le cadre d’une
théorie générale de l’action et de la norme.
Une procédure comme la promesse suppose pour Austin (HTW, conf. II) que les 71
participants « aient l’intention d’adopter un certain comportement » et se
comportent effectivement ainsi par la suite. Il s’agit ici d’un emploi non technique –
loose, dit Austin – de termes (comme : intention) qui désignent ordinairement ce qui
est attendu de ceux qui sont impliqués dans la procédure. Les échecs de telles
procédures, les abus, sont : 1 / les insincérités, et 2 / les infractions. « Je vous félicite »,
dit alors que je ne me réjouis nullement et suis même agacé, est une insincérité,
comme « je promets » dit sans intention de tenir. On a, avec ces performatifs, « un
parallèle avec le mensonge », qui s’apparente ainsi à la fausse promesse. C’est
l’insincérité qui est l’élément déterminant du mensonge, lequel fait partie des abus de
langage – comme action manquée ou creuse : « verbale » dit Austin. Dire le faux est
donc un acte de langage (locutionnaire) raté.
Le malheur ici, même s’il touche une affirmation, est exactement le même que le
malheur qui infecte “je promets” lorsque je n’ai pas l’intention, etc. L’insincérité
d’un énoncé est la même que l’insincérité d’une promesse. Dire “je promets” sans
intention d’agir est parallèle à dire “c’est le cas” sans le croire (HTW, 50).
Les « prétendus » constatifs sont sujets à tous les malheurs qui affectent les 73
performatifs : ce qui est défait cette fois, c’est la double dichotomie performatifs-
heureux-malheureux/constatifs-vrai-faux. Mais cela revient à mettre en cause la
définition du vrai comme relation à un état de choses, et le lien de la signification à
la vérité.
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En ce sens, l’acte de langage n’est pas un exemple parmi d’autres d’acte social, mais 75
définit le propre de l’acte. Austin, au début de sa deuxième conférence, attire
l’attention sur les connotations sexuelles (qu’il dit « normales », HTW, 16) des termes
qu’il choisit pour désigner les échecs des performatifs (misfires, abuses, c’est-à-dire
fiascos et abus). Cette dimension d’échec est inséparable chez Reinach aussi de la
définition de l’acte comme performance, et elle est évoquée de façon tout aussi
imagée :
Jamais nous ne donnerons d’ordre si nous sommes sûrs que le sujet auquel nous
nous adressons est incapable d’en prendre conscience. Il est dans la nature même
de l’ordre qu’il soit entendu. Il arrive bien sûr que des ordres soient énoncés sans
être entendus. Dans ce cas, ils ont failli à leur tâche. Ils sont comme des javelots qui
tombent au sol sans avoir atteint leur cible (GR, 159 ; trad. angl., 22).
Comme tout acte social, la promesse possède toutes les formes d’expression
dissimulées et hypocrites, derrières lesquelles n’existe aucune volonté véritable de
faire ce qui est dit. La promesse apparente s’adresse à une autre personne, tout
comme la promesse véritable ; et il lui est essentiel d’apparaître sous la même
forme que celle-ci. Celui qui promet seulement en apparence se donne pour un
authentique obligé, et paraît tel. La question se pose alors de savoir s’il résulte de
cette promesse apparente prétentions et obligations, comme pour la promesse
véritable (GR, 168 ; trad. angl., 28).
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Les actes ont beau être réalisés, il ne s’agit pourtant que d’une mise en œuvre
apparente ; le sujet agissant tente de les faire passer pour authentiques (id.).
Dans le projet à long terme de classifier et de clarifier toutes les façons possibles de
ne pas exactement faire quelque chose (all the possible ways of not exactly doing things)
qui doit être mené à terme si nous voulons un jour comprendre adéquatement ce
que c’est que faire quelque chose (what doing a thing is) (PP, 271).
Dans son examen des excuses, Austin cite, comme source particulière d’inspiration, 79
le domaine du droit – on sait que c’est un champ qui l’intéressait particulièrement, et
qu’il avait tenu séminaire commun avec son collègue H. L. A. Hart. Son essai sur les
« Excuses » comprend comme exemple central une longue analyse d’un cas
juridique, Regina v. Finney (PP, 195 f.). On est donc tenté de penser que la question de
l’acte (et de son symétrique, l’excuse) est pour Austin indissoluble, comme pour
Reinach, d’une réflexion sur la nature de la norme juridique : le slogan Our word is our
bond, qui apparaît dans un passage où il est question d’excuses, serait alors, plutôt
qu’un retour du moralisme, une autre façon de montrer la force et la fragilité de la
norme, définie par la possibilité même de l’échec et de la transgression.
Résumé
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Plan
1. Austin, Reinach, et le sens de la découverte des actes de langage
Bibliographie
Bibliographie
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09/01/2023 15:38 Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach | Cairn.info
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Austin J. L., How to do Things with Words, Oxford-New York, Clarendon Press, 1962,
trad. fr. par G. Lane, Quand dire c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970, réédition Points-Seuil,
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Cavell S., Must we mean what we say ?, Cambridge, Cambridge University Press,
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Cavell S., The Claim of Reason, New York, Oxford University Press, 1979 ; trad. fr. par
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Cavell S., A Pitch of Philosophy, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1994 ;
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https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-1-page-73.htm 28/29
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Auteur
Sandra Laugier
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