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09/01/2023 15:38 Actes de langage et états de choses 

: Austin et Reinach | Cairn.info

Actes de langage et états de choses : Austin et Reinach


Sandra Laugier
Dans
Les Études philosophiques
2005/1 (n° 72), pages 73 à 97

Article

O n associe parfois Reinach et Austin dans leur découverte des performatifs, à


savoir d’un certain type d’action linguistique et d’acte social. Il n’y a, précisons-
le d’emblée, aucune raison de penser qu’Austin ait eu connaissance des textes
1

de Reinach (bien qu’il y ait aussi des raisons de penser que sa connaissance de la
philosophie de langue allemande ne se limitât pas à Frege). Notre but ici est de
présenter non seulement des similarités entre ces deux philosophes, qui sont
évidentes, mais aussi des différences, et surtout des problèmes suscités par ces
ressemblances et différences, et non résolus encore, que pose le rapport entre
langage et action.

La confrontation d’Austin à Reinach permet aussi de montrer, par-delà le paradigme 2


de la promesse, les enjeux de la théorie austinienne : en rapprochant Reinach et
Austin, et en faisant ainsi des performatifs des « actes sociaux », les partisans du
« réalisme phénoménologique » négligent la dimension proprement linguistique de
l’invention d’Austin, mais aussi la critique, inséparable de sa théorie des
performatifs, de la notion même d’état de choses et son rejet général du
représentationalisme. Mais par là, ils négligent aussi des aspects importants de la
théorie de Reinach, notamment sa dé-mentalisation de l’acte social et sa mise en
cause avant l’heure du noncognitivisme contemporain d’inspiration humienne.

Un problème des rapprochements entre Reinach et Austin est aussi leur 3


méconnaissance de l’idée même de performance, d’acte en tant que tel,
indépendamment de toute création d’état de chose, de situation, de réalité sociale. De
ce point de vue, il est important de rappeler l’insistance d’Austin sur la vérité propre
de l’acte et sur ses échecs, certainement une dimension oubliée dans les théories

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sociales de l’acte de langage (fondées sur la positivité et la réussite de l’acte). Cela


permettra de distinguer la théorie d’Austin, c’est-à-dire une théorie de la performance
linguistique, d’une ontologie ou d’une théorie des objets sociaux.

1. Austin, Reinach, et le sens de la découverte des actes


de langage

Austin est l’inventeur, croit-on, de la théorie des actes de langage (speech acts). Cette 4
théorie, bien connue car elle a été présentée de façon accessible dans de nombreux
ouvrages et dans toutes sortes de champs, ne peut en fait être séparée des autres
écrits d’Austin, et en particulier de ses articles sur « La vérité » (Truth), « Feindre »
(Pretending), « Plaidoyer pour les excuses » (A plea for excuses), et « Comment parler »
(How to talk). La confrontation à Reinach permet de mettre en évidence, par la
communauté des enjeux que nous allons faire dans un premier temps apparaître, la
profondeur philosophique de l’œuvre d’Austin, et de la sortir du champ de la
pragmatique où elle est un peu enterrée : avec Austin, on n’a pas « seulement » une
théorie des actes de langage, mais aussi une théorie de la vérité, de la signification et
de ce que c’est que dire quelque chose (ou « vouloir dire » mais c’est cette
identification du dire et du vouloir dire à l’intérieur du saying qui est, exactement, le
problème) : une théorie de ce qui est dit (what is said). Mais l’interrogation sur what is
said est inévitablement une interrogation sur l’articulation de l’acte de langage et de
l’état de choses. L’idée d’acte de langage ne concerne pas seulement la pragmatique.
Comme le montre l’œuvre de son successeur le plus fidèle, Charles Travis, c’est
l’invention des performatifs et de la dimension illocutionnaire de nos énoncés qui
permet de mettre en cause, pour l’ensemble de nos énoncés, l’idée d’un rapport
univoque entre les mots et le monde. Chez Austin comme avant lui chez Reinach,
l’invention des actes de langage est indissociable d’une théorisation générale du
rapport du langage au monde. Reste donc à voir comment se fait l’association.

Une telle proximité entre Reinach et Austin peut être suggérée non seulement par 5
les affirmations des phénoménologues « réalistes » qui donnent ainsi une validation
contemporaine au travail de Reinach, mais par les lectures contemporaines d’Austin.
On n’en citera qu’une, excellente et représentative, celle de François Récanati dans
Les énoncés performatifs (EP) :

En énonçant sérieusement une phrase dans une situation de communication, un 6


locuteur accomplit, selon Austin, un certain type d’acte social, défini par la relation
qui s’établit, au moyen de l’énonciation, entre le locuteur et l’auditeur (EP, 19).

Il s’agit du début du livre, et d’emblée Austin est inscrit à l’intérieur d’une 7


problématique que définissent les trois termes : 1 / situation de communication, 2 /
acte social, 3 / relation établie au moyen de l’énonciation. Un des grands mérites de
Récanati est son attention sans faille à la lettre des écrits d’Austin : on peut se

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demander comment il peut, ici, définir l’acte de langage dans des termes
communicationnels et institutionnels, voire ontologiques (la relation est établie au
moyen de l’énonciation), qui semblent à première vue assez éloignés d’Austin. Or ces
formulations de la théorie austinienne sont proches de celles de Reinach :

Un homme fait une promesse à un autre homme. Un effet spécifique résulte de ce


processus, tout à fait étranger à ceux que suscitent l’expression d’une
communication d’un homme avec un autre ou d’une demande. La promesse crée
un lien particulier entre deux personnes, en vertu duquel – pour l’exprimer très
grossièrement – la première personne peut exiger quelque chose et la seconde est
contrainte à l’accomplir ou à l’accorder. Ce lien apparaît comme la conséquence, et
aussi bien comme le produit de la promesse. D’après son essence même, elle tolère
n’importe quel délai. Toutefois une nécessité immanente la pousse à trouver une
fin ou une résolution. Nous voyons plusieurs chemins qui conduisent à cette
résolution. Le contenu de la promesse est réalisé (Das Versprechensinhalt wird
geleistet) : de cette façon cette relation semble avoir trouvé sa fin naturelle (GR, 147,
trad. angl., 8).

La promesse établit un lien, en vertu duquel il y a (en particulier) une obligation 8


d’accomplir ou produire (Leistung, traduit ici en anglais performance) une action.
Cette action est donc la fin, la réalisation de la promesse, dont l’énonciation est le
moyen. L’acte (promettre) crée une situation (lien, état de choses). Mais cette
création n’est pas la seule action impliquée puisqu’il reste à réaliser le contenu de la
promesse (la chose promise).

Récanati poursuit un peu plus loin, dans une veine, là aussi, qui paraît assez peu 9
austinienne et involontairement reinachienne :

En disant « Rentre à la maison tout de suite ! » ou « Quelle heure est-il ? », je ne


décris pas la réalité : je donne un ordre à mon interlocuteur, ou je lui pose une
question. Ces énoncés, n’étant pas constatifs, ne sont ni vrais ni faux ; ils ne
reflètent pas une réalité préexistante, mais en constituent une nouvelle, dont un
énoncé constatif pourra, ensuite, rendre compte (« Il m’a ordonné de rentrer à la
maison », « il m’a demandé l’heure »...) (EP, 82).

Peu austinienne pour deux raisons : nulle part Austin ne parle de création d’une 10
réalité (ni même d’une situation). Bien sûr on peut considérer, minimalement, qu’un
acte est toujours une modification du réel, mais pour Austin ce serait une évidence
proche du non-sens. Il n’y a aucune trace chez Austin de la création d’une réalité ou
entité « état de choses » (ce qui le différencie non seulement de Reinach ou Searle,
mais aussi de penseurs de la situation, comme J. Barwise). Ensuite, les énoncés non
descriptifs ne sont pas forcément pour Austin « ni vrai ni faux ». Ils ont des
conditions de réussite.

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Ce qui, par contre, est bien commun à Reinach et Austin, c’est l’idée qu’il y a des 11
énoncés qui ne reflètent (représentent) pas la réalité. La différence entre Austin et
Reinach porterait donc, non sur la nature du problème ou de leur découverte, mais
sur le second terme de l’alternative à la description, et sa nature soit ontologique soit
pratique. Et il est clair que quelle que soit la force et la radicalité de la théorie de
Reinach, elle est de ce point de vue préaustinienne, inventant un nouveau type d’état
de chose au lieu de mettre en cause la notion même d’état de chose. Il n’en reste pas
moins que la mise en cause de la fonction descriptive du langage est bien le point de
départ commun de Reinach et d’Austin.

Il est remarquable, comme l’a noté Kevin Mulligan, que Reinach et Austin se 12
revendiquent chacun comme inventeur de quelque chose de totalement nouveau et
inaperçu, auteur d’une découverte, quasiment au sens empirique, d’un
« phénomène » : comme s’il s’agissait d’un phénomène de la nature, qui aurait
toujours été là (on peut y voir une dimension « réaliste » commune). Ce mélange de
familiarité et d’étrangeté caractérise la description de la découverte des
performatifs, comme en général celle des phénomènes du langage ordinaire :
quelque chose que l’on a toujours eu sous les yeux, mais à quoi on n’a pas toujours
prêté attention.

Reinach : Cette situation peut sembler évidente ou étrange selon le point de vue à
partir duquel nous la considérons. Elle est « évidente », dans la mesure où il s’agit
ici de quelque chose que chacun connaît, en présence duquel on s’est trouvé un
millier de fois, et auquel on peut avoir affaire à présent pour la mille et unième fois.
Mais tout comme il peut arriver que nous portions brusquement notre attention
sur un objet connu de nous depuis longtemps et que nous voyions véritablement
pour la première fois ce que nous avons eu sous les yeux un nombre incalculable de
fois, dans son caractère spécifique et sa beauté particulière, ainsi c’est précisément
ce qu’on peut être amené à ressentir ici (GR, 148 ; trad. angl., 8).

Austin : Le phénomène à discuter est en effet très répandu, évident, et l’on ne peut
manquer de l’avoir remarqué, à tout le moins ici ou là. Il me semble toutefois qu’on
ne lui a pas encore accordé suffisamment attention (How to do Things with Words,
HTW, 1).

L’un et l’autre ont non seulement l’impression de faire une découverte, celle l’un objet 13
ou d’un phénomène spécifique, mais de faire la découverte d’un mode particulier de la
découverte : celle de quelque chose qui a toujours été là et qu’on a toujours vu, sans
vraiment le voir. Cette attention particulière au phénomène rendu invisible par sa
répétition même constitue la découverte : une découverte qui n’est donc pas théorique
au sens strict. C’est là exactement ce qu’Austin trouve dans l’examen des usages
ordinaires : la découverte d’une richesse inaperçue, qui constitue ainsi un nouveau
donné pour la philosophie. Ce donné, pour lui, c’est le langage, non comme corps

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constitué d’énoncés ou de mots, mais comme lieu d’accord sur ce que nous dirions
quand. Il s’agit pour lui d’un donné empirique, ou, comme il le dit parfois, de
« données expérimentales ».

Austin : Pour moi, la chose essentielle au départ est d’arriver à un accord sur la
question « qu’est-ce que nous dirions quand ». (...) Si longtemps que cela prenne,
on peut y arriver néanmoins ; et sur la base de cet accord, sur ce donné, sur cet
acquis, nous pouvons commencer à défricher notre petit coin de jardin. J’ajoute
que trop souvent c’est ce qui manque en philosophie : un datum préalable sur lequel
l’accord puisse se faire au départ (La philosophie analytique, Minuit, 1962, PA, 334).

Nous ne prétendons pas par là découvrir toute la vérité, qui existe, concernant
toute chose. Nous découvrons simplement les faits que ceux qui se servent de
notre langue depuis des siècles ont pris la peine de remarquer, ont retenus comme
dignes d’être notés au passage, et conservés dans le courant de l’évolution de notre
langue (PA, 335).

Il y a là quelque chose qui distingue d’emblée une position comme celle d’Austin, non 14
seulement de la linguistique à la Saussure (qui distingue « la langue » et ce qu’on en
fait), mais aussi de la philosophie du langage classique de la « première analyse »
représentationaliste, non pas fondée sur l’observation des phénomènes de la langue
mais sur leur formalisation ou « enrégimentement ». Pour Austin, le langage comme
donné contient tout ce dont nous avons besoin.

Le langage ordinaire contient toutes les distinctions que les humains ont jugé
utiles de faire, et toutes les relations qu’ils ont jugé utiles de marquer au fil des
générations, et qui sont certainement (...) plus subtiles que celles que nous
pourrions, vous ou moi, trouver, installés dans un fauteuil par un bel après-midi –
 alternative méthodologique la plus appréciée (Philosophical Papers, Oxford,
Clarendon Press, 1962, PP, 182).

C’est la notion de distinction opérée par le langage lui-même qui instaure la 15


communauté du langage et du monde et fait du langage un donné dont l’observation
et la description est notre seule voie d’accès au réel. On comprend, dans cette
perspective, le passage énigmatique du « Plaidoyer pour les Excuses » sur la
« phénoménologie linguistique ».

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Austin : Quand nous examinons ce que nous dirions quand, quels mots employer
dans quelle situation, encore une fois, nous ne regardons pas seulement les mots,
mais également les réalités dont nous faisons usage des mots pour parler ; nous
nous servons de la conscience affinée (sharpened) que nous avons des mots pour
affiner notre perception, mais pas comme arbitre ultime, des phénomènes. C’est
pourquoi je pense qu’il vaudrait mieux utiliser, pour cette façon de faire de la
philosophie, un nom moins trompeur que ceux mentionnés plus haut, par ex.
« phénoménologie linguistique » (PP, 182).

On ne peut s’empêcher de rapprocher ce moment « phénoménologique » austinien 16


du recours ultime de Reinach au donné, lorsqu’à la fin de son analyse il s’en prend à
la « peur du donné ».

Reinach : C’est la peur de ce qui est directement donné (Angst vor der Gegebenheit),
une étrange réticence ou incapacité à regarder en face les données et à les
reconnaître pour telles, qui a conduit les philosophies non phénoménologiques,
pour ce problème et bien d’autres plus fondamentaux, à des constructions
intenables (GR, 230 ; trad. angl., 46).

Cette approche descriptive commune ne change rien à la différence profonde entre 17


Austin et Reinach, lequel voit dans les objets juridiques un « ordre ontologique
nouveau ». Il les définit comme des formations auxquelles s’appliquent des
propositions a priori. Sa démarche n’a rien d’empiriste, même au sens large qui
s’appliquerait à Austin : pour Reinach, il ne s’agit pas d’observer un réel empirique
ou le monde. Cette différence est-elle moins importante ici que leur idée, commune,
de l’ « existence propre » d’un domaine autonome, qui a sa vie, n’est pas le produit de
notre activité : qui est à explorer, comme dans un travail de terrain (fieldwork, dit
Austin) ? C’est toute la question du « réalisme ».

Nous montrerons que les formations (Gebilde) que l’on décrit le plus souvent
comme spécifiquement juridiques possèdent, tout autant que les nombres, les
arbres ou les maisons, une existence propre ; que cette existence est indépendante
de ce que les hommes en peuvent concevoir, qu’elle est tout particulièrement
indépendante de tout droit positif. Il n’est pas simplement faux, mais au fond
insensé de décrire les formations juridiques comme des créations du droit positif,
aussi insensé que de désigner la fondation de l’empire allemand ou tout autre
processus historique comme une création de la science historique. C’est bien là que
réside le fond de la controverse : le droit positif trouve les concepts qu’il utilise ; il ne
les crée en aucun cas (GR, 143 ; trad. angl., 5).

Il s’agit bien pour Reinach d’affiner sa perception des différences déjà existantes, et 18
non pas de reconstruire artificiellement quelque chose :

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En nous enfonçant plus avant dans l’essence de ces formations, nous découvrons
ce qu’il y a en eux de légalité stricte, nous saisissons, d’une manière analogue à
celle qui nous révèle l’approfondissement de l’essence des nombres et de figures
géométriques (GR, 144, trad. angl., 6).

Il n’en reste pas moins que Reinach veut découvrir un domaine de l’a priori, alors 19
qu’Austin (comme Wittgenstein) explore des faits de langage microscopiques et
inaperçus. Austin commence How to do Things with Words en isolant une catégorie
d’énoncés ou plus spécifiquement un « phénomène “évident” mais auquel on n’a pas
accordé suffisamment attention ». Dire qu’il y a des actes de langage, ce n’est pas une
thèse : c’est l’observation d’un phénomène auquel la philosophie n’a pas fait
attention, et même la philosophie du langage – surtout elle, car le paradigme
dominant de la philosophie du langage associe le sens d’un énoncé à la
représentation d’un état de choses.

b) C’est le second élément de proximité entre Reinach et Austin. Austin attaque le 20


représentationalisme sur lequel se fonde toute la philosophie du langage issue de
Frege. C’est seulement si une proposition est pourvue de sens qu’on peut poser la
question de savoir si elle est vraie ou fausse, c’est-à-dire si elle représente ou non un
état de choses.

On a là encore une expression lumineuse de ce point chez Récanati, dans La 21


transparence et l’énonciation (TE) :

Le représentationalisme en matière d’énoncés consiste à isoler comme leur


fonction essentielle la représentation des états de choses : ont un sens les énoncés
qui, décrivant des états de choses, ont une valeur de vérité déterminée et
déterminable pas l’expérience (TE, 91).

On peut ici renvoyer au Tractatus logico-philosophicus. Pour Wittgenstein, nous nous 22


faisons une image (Bild) des faits (2 . 1), plus précisément une image logique, qui est
la pensée (3). La pensée est la proposition (Satz) pourvue de sens (4), dont seule on
peut demander si elle est vraie ou fausse. Il ne peut y avoir de propositions éthiques
(6 . 42), lesquelles n’ont rien à voir avec les faits. Les énoncés de type éthique ne
représentent rien. Austin lui-même, on ne l’a guère remarqué, part de
considérations sur l’éthique et le non-sens des propositions éthiques.

On pourrait contester ici l’usage du mot « proposition » pour les propositions 23


éthiques qui précisément n’en sont pas. Mais ce qui est en cause, chez Austin, c’est la
notion même de proposition (d’où le caractère provocateur de l’expression de
« proposition austinienne »). Austin s’intéresse aux phrases (sentences) et
affirmations (statements), le mot de proposition bloquant exactement le problème
qu’il veut soulever : celui du rapport de la phrase ou de l’affirmation à un état de
choses. Ce que vise Austin, c’est l’idée que les phrases décrivent ou correspondent à
des états de choses. Il est important de relever d’emblée ce point, dans la mesure où
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les interprètes de Reinach (Smith et Mulligan) qui veulent en faire un précurseur


d’Austin se fondent sur l’idée d’état de choses pour établir la continuité des deux
penseurs : or, une telle continuité implique une évidence de la notion d’état de
choses et du rapport entre acte de langage et état de chose qui n’a rien d’immédiat. À
première vue, la notion de performatif met en cause la notion d’état de chose : cela
apparaît par ex. dans la problématique de « performatif/constatif ».

Austin veut d’abord rompre avec l’idée, qu’il nomme « illusion descriptive », à savoir 24
que la fonction première du langage serait de décrire des états de choses. Un grand
nombre d’expressions linguistiques sont utilisées à d’autres fins que de décrire la
réalité, et seule la prégnance du modèle représentationaliste a fait négliger ce fait.
Donc il ne s’agit pas seulement pour Austin de l’ « isolation » d’un phénomène
spécifique, caractérisant certains énoncés rituels un peu bizarres, mais d’un
caractère général de ce que nous disons. Il donne comme exemple, dans « Other
Minds », les énoncés comme « je sais que... », lesquels « ne servent pas à rapporter un
caractère supplémentaire de la réalité observée, mais à indiquer les circonstances
dans lesquelles l’affirmation est faite, etc. ». Pour Austin, les énoncés ne représentent
pas : cette thèse est explicite dans son essai sur la vérité, où il critique le Tractatus de
Wittgenstein, mais aussi dans « Other Minds ».

Supposer que « je sais » est une expression descriptive n’est qu’un exemple de
l’illusion descriptive (descriptive fallacy) si commune en philosophie. Même si une
partie du langage est maintenant purement descriptive, le langage ne l’était pas à
l’origine, et en grande partie ne l’est toujours pas. L’énonciation de phrases
rituelles évidentes, dans les circonstances appropriées, c’est pas décrire l’action que
nous faisons, mais la faire ( « I do » ) (PP, 103).

2. Performatif, description, intention

Les énoncés performatifs qu’Austin décrit dans sa première conférence de How to do 25


Things with Words ne décrivent pas des faits. Leur énonciation (utterance) est
l’accomplissement d’un acte. Le caractère remarquable des performatifs, c’est qu’ils
sont des énoncés qui sont aussi des actes, pas des énoncés qui décrivent quelque chose
(comme un état de choses empirique), mais pas non plus de simples exclamations ou
expressions d’une prise de position « émotive » ou psychologique.

On en est venu à penser communément qu’un grand nombre d’énonciations qui


ressemblent à des affirmations ne sont pas du tout destinées à rapporter ou à
communiquer quelque information pure et simple sur les faits (HTW, 2).

Il s’agit là de deux caractéristiques qui avaient déjà été perçues par Reinach. Pour 26
Austin comme pour Reinach, il s’agit de montrer que le langage fait autre chose que
décrire, même lorsqu’on a affaire à des phrases d’allure grammaticalement

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« normale ». Ce point constitue une critique forte du modèle représentationaliste, et


de l’idée que la première fonction du langage soit de décrire.

Austin : Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’une affirmation
[statement] ne pouvait être que de décrire un état de choses, ou d’ « affirmer un
fait » quelconque, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie ou fausse (HTW, 1).

Reinach : Voici quelque chose que nous savons être une promesse ou plutôt
croyons savoir être telle. Que cette promesse soit énoncée, alors quelque chose de
nouveau vient au monde. Il naît, d’un côté une prétention, de l’autre une
obligation. Quelles sont ces formations étranges ? Il est manifeste qu’elles ne sont
pas rien. Comment pourrait-on suspendre un rien par la renonciation, la
rétractation ou l’accomplissement ? Mais elles ne se laissent ramener à aucune des
catégories qui nous sont habituelles. Elles ne sont rien de physique ou de
physicaliste ; cela est certain. On pourrait être tenté de les décrire comme quelque
chose de psychique, comme les expériences (Erlebnisse : états de conscience) de
celui qui a la prétention ou l’obligation. Mais la prétention ou l’obligation ne
peuvent-elles pas rester plusieurs années inchangées ? Existe-t-il des expériences
de ce type ? (GR, 148 ; trad. angl., 9).

La réponse de Reinach sera négative : l’acte de langage qui constitue la promesse ne 27


peut être une description de la réalité physique, ni mentale. Chez Austin comme
Reinach, il ne s’agit de décrire ni une réalité empirique, ni affective, ni
psychologique. C’est un point particulièrement important, que Reinach a été le
premier à remarquer, et qu’Austin a prolongé avec son articulation de la distinction
performatif/constatif. Le fait qu’un performatif, ou que la performance accomplie
par lui, ou plutôt (il ne s’agit pas de moyen) en le disant (in saying, d’où le qualificatif
d’illocutionnaire) puisse être décrit n’en fait pas un énoncé descriptif.

Austin : Il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien dire que je
suis en train de faire en parlant ainsi : c’est le faire (HTW, 6).

Reinach : Si je dis « j’ai peur » ou « je ne veux pas faire cela », on a là la


communication d’une expérience qui peut bien s’accomplir sans être
communiquée. L’acte social, au contraire, puisqu’il s’accomplit entre individus, ne
peut se scinder en une réalisation effective et une constatation (Konstatierung)
fortuite, mais il forme une unité indissoluble de réalisation et d’énonciation
délibérées. L’énonciation de son côté n’est pas quelque chose de fortuit, mais elle
est au service de l’acte social et elle est nécessaire à l’accomplissement de sa
fonction de communication. Certes, des constatations fortuites peuvent
accompagner un acte social : « Je viens de donner l’ordre de. » Ces constatations se
rapportent cependant à l’acte social dans son ensemble, impliquant son
extériorisation. (GR, 160 ; trad. angl., 20).

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Ici, Reinach, tout comme Austin, critique toute interprétation purement mentaliste 28
de l’acte de discours. On peut noter ici la pertinence linguistique (et pragmatique) de
la remarque de Reinach : elle montre bien la différence et le rapport, définis et
précisés ensuite par Austin puis Ducrot et Récanati, entre le performatif et le
constatif qui en décrit l’occurrence :

Un critère commode pour détecter les performatifs, c’est leur comportement


particulier lorsqu’ils sont traduits du style direct au style indirect. La phrase il m’a
dit « je te promets un livre » peut se rendre, au style indirect, comme il m’a promis un
livre, alors que il m’a dit « je t’apporte un livre » ne saurait avoir pour équivalent il m’a
apporté un livre (Ducrot, préface aux Actes de langage de J. Searle, 11-12).

Ces usages montrent en quel sens le performatif est un acte et pas la description 29
d’un acte. Lorsque je dis « je promets », je promets, je ne me contente pas de dire
quelque chose : l’énoncé descriptif par lequel je rapporte l’événement (il a promis)
sera la description d’une action et pas par ex. un énoncé de discours indirect.

C’est donc à la mise en cause du paradigme descriptif de la philosophie du langage 30


que sert, dans un premier temps, la découverte du performatif. On le voit avec les
premiers exemples, bien connus, d’Austin, qui sont purement des actions :

Je baptise ce vaisseau le Queen Elizabeth

Je donne et lègue ma montre à mon frère

Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain (HTW, 5).

On voit, dit très clairement Récanati (TE, 99) qu’il s’agit d’ « énoncés qui, 31
grammaticalement, ressemblent à des affirmations, mais ne “décrivent”, ne
“représentent” aucun fait, et ne sont ni vrais ni faux, tout en étant parfaitement
corrects. Leur caractéristique fondamentale est que leur énonciation équivaut à
l’accomplissement d’un acte : c’est pourquoi Austin les a nommés performatifs ». Dire
« je baptise ce vaisseau... » dans les circonstances appropriées, c’est accomplir l’acte
de baptiser le bateau.

Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc. « Oui » (I do) je ne donne pas une


information sur un mariage, je me laisse aller à me marier (I am not reporting on a
marriage, I am indulging in it) (Austin, HTW, 6).

Il y aurait beaucoup à dire sur ce « indulging in it » et sa dimension de passivité. Mais 32


on peut d’emblée noter une différence d’accent entre Reinach et Austin : pour
Austin, le performatif n’a rien à voir non plus avec un état de chose à venir ;
reprenons le passage déjà cité :

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En ce qui concerne ces exemples, il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce
qu’il faut bien admettre que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer
(state) que je le fais : c’est le faire.

On voit dans cette note que la découverte du performatif n’est pas celle d’un 33
phénomène isolé, amusant ou exotique (un « rituel désacralisé », dit Ducrot) mais
une mise en cause d’ensemble de l’idée du langage comme descriptif, et ainsi du lien
entre signification d’un énoncé et état de choses. La sémantique contemporaine
issue de Frege et Wittgenstein définit en effet le sens d’une phrase en termes de ses
conditions de vérité, et d’un certain état de choses que la phrase dépeint. Savoir ce
que signifie une phrase (sans préjuger ici de ce qu’est la nature du « sens ») c’est être
capable d’identifier l’état de choses qu’elle dépeint et qui, s’il est réel, la rend vraie.
Mettre en cause, comme Austin et Reinach, la fonction descriptive du langage, c’est
alors mettre en cause le rapport entre signification et état de choses. D’où l’idée, très
caractéristique d’Austin, de mettre en cause (comme il dit : play old Harry with) le
« fétiche » vrai-faux comme le fétiche fait/valeur : mais Austin, on va le voir plus loin,
n’élimine pas la vérité du champ de la pragmatique, il la détache de la signification et
de la notion d’état de choses, afin d’en finir réellement avec le privilège de la
description. C’est alors la notion même de signification qui est déstabilisée, avec la
distinction norme/fait qui en est, note Austin, un sous-produit :

Il y a sans doute plusieurs moralités à tirer de tout cela.

A)  L’acte de discours intégral dans la situation intégrale de discours est en fin de
compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider.

B)  Affirmer, décrire, etc. ne sont que deux termes parmi beaucoup d’autres, qui
désignent les actes illocutionnaires ; ils ne jouissent d’aucune position privilégiée.

C)  Ils n’occupent en particulier aucune position privilégiée quant à la relation aux
faits – et qui seule permettrait de dire qu’il s’agit du vrai et du faux. Vérité ou
fausseté, en effet, sont des mots qui désignent non pas des relations, des qualités
(que sais-je encore) mais une dimension d’appréciation.

D)  Du même coup il nous faut éliminer, au même titre que d’autres dichotomies,
la distinction habituellement établie entre le « normatif et l’appréciatif » et le
factuel.

E)  Nous pouvons aisément prévoir que la théorie de la « signification » dans la


mesure où elle recouvre le « sens » et la « référence » devra être épurée et
reformulée (HTW, 148-149).

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La rupture avec l’idéal de la description apparaît nettement avec le paradigme de la 34


promesse. La promesse, chez Austin comme Reinach, est l’acte de langage le plus
« pur », celui qui met le plus clairement en cause le modèle descriptif. Les actes
sociaux, dit Reinach, « sont accomplis dans l’acte même de dire » (Reinach, 215, trad.
angl., 36). Ils ne sont en rien l’annonce ou l’expression d’un état de choses.

Un ordre n’est ni une action purement externe, ni une expérience interne, ni


l’annonce (Kundgebende Äusserung) à une autre personne d’une expérience (GR, 191-
192 ; trad. angl., 19-20).

Dire que l’on promet, ce n’est pas décrire quelque chose qu’on est en train de faire, 35
c’est promettre. Mais la promesse n’est pas un exemple aussi « standard » qu’on peut
le croire.. Elle fait partie de ce qu’Austin définit comme les performatifs explicites, par
opposition aux performatifs primaires genre « la séance est levée », « chien
méchant », « partez », parce que l’énoncé annonce explicitement ce qu’il fait. Comme
le dit Récanati : « Contrairement à l’énoncé “je ne resterai pas longtemps”, qui peut
être, selon les contextes, un promesse, un avertissement, une prédiction, etc., les
énoncés “je te promets que je ne resterai pas longtemps” et “je t’avertis que je ne
resterai pas longtemps” ont une force illocutionnaire fixe et déterminée
indépendamment du contexte » (EP, 30). Il s’agit donc d’emblée chez Reinach de
formations performatives élaborées, et de performatifs explicites. Ce n’est pas un
hasard. Ce caractère explicite est nécessaire, remarque ensuite Austin, à la situation
juridique : en matière de droit, un performatif peu explicite peut être considéré
comme ambigu et donc vicié ; c’est alors un cas d’insuccès. Dans la classification des
performatifs, il est rangé dans la catégorie des insuccès, exécutions ratées, viciés de
fait (Misfires, Misexecutions, Act Vitiated) :

En matière de droit, un performatif peu explicite sera normalement ramené à B . 1


ou B . 2 : on a statué légalement que léguer sans formule expresse, par ex., est un
acte ou incorrect ou incomplet ; mais une telle rigidité n’existe pas dans la vie
courante (HTW, 33).

Dans le cas d’un performatif primaire (comme « je serai là »), la promesse n’est pas 36
explicite, et l’énoncé peut être interprété de plusieurs façons différentes. On peut alors
considérer que le « rituel » de la promesse n’est pas exécuté correctement ni
« complètement » :

« Je serai là » peut être ou n’être pas une promesse. Ici nous avons des performatifs
primaires, distincts des explicites ; et il se peut que rien dans les circonstances ne
nous permette de décider si oui ou non l’énonciation est performative (id.).

Austin ajoute, de façon intéressante : on n’est donc pas tenu de l’interpréter ainsi. On 37
voit alors que la contrainte créée par le performatif est liée à sa réussite, elle-même
liée (mais pas de façon nécessaire et suffisante : l’ambiguïté n’est qu’une des formes
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de l’échec) à son caractère explicite.

Récanati a consacré tout un ouvrage (EP) à ces « performatifs explicites », qui ont en 38
particulier des propriétés de réflexivité riches en paradoxes. Dans TE, il avait déjà
insisté sur ce statut spécifique de la promesse, et en général des performatifs
réflexifs, qui sont validés par leur seule réflexivité (« je parie », « je lègue » sont des
énoncés paradoxalement à la fois descriptifs et performatifs, ils font exactement ce
qu’ils disent qu’ils font). Cette approche, tout éclairante qu’elle soit, semble à
première vue faire bon marché de la possibilité de l’échec de ces performatifs eux-
mêmes. On peut aussi se demander si, au même titre que d’autres approches
« pragmatiques » d’Austin, elle ne conduit pas à y réintroduire subrepticement une
dimension représentationaliste : le performatif explicite y étant conçu comme
énoncé constatif autovalidant, c’est-à-dire ayant une référence immanente et non
extérieure. Un énoncé, dans la conception analytique classique, par ex., russellienne,
ne saurait que représenter un état de choses différent de lui-même : or l’énoncé
performatif explicite, paradoxalement, se représente lui-même. C’est sa réflexivité
qui le valide de par sa structure même. Dans une telle approche, on aurait de
nouveau, contre Austin, mais de façon curieusement proche de Reinach, un rapport
de l’énoncé performatif à un état de choses. On pourrait dire en effet que chez
Reinach l’énoncé, créant l’état de choses qui lui « correspond », se valide par là même
et détermine ses propres conditions de vérité.

Cela dit, une telle approche du performatif par la « réflexivité » semble contraire à 39
l’inséparabilité, posée aussi bien par Reinach et par Austin, de l’acte et de l’énoncé, et
serait en retrait même par rapport à la théorie de Reinach. Ce qui fait la radicalité de
ces deux pensées de l’acte, c’est leur affirmation du lien indissoluble de l’acte et de
son contenu. Autrement dit, on ne saurait avoir d’une part l’énoncé, d’autre part
l’acte qui le « met en œuvre ». Les deux forment une « unité ». Cf. la fin du passage
de GR cité plus haut :

Ces constatations se rapportent cependant à l’acte social dans son ensemble, son
extériorisation y compris, qui ne saurait être alors confondue avec un énoncé sur
elle-même (GR, 160 ; trad. angl., 20).

Il y a là, déjà, quelque chose de très lucide et profond dans la théorie de Reinach, qui 40
ainsi produit une véritable analyse du performatif et prévient à l’avance une série de
mésusages de la notion. L’acte n’est pas un supplément à ce qui est dit, à un « p » qui
pourrait être défini par un contenu, une proposition ou un état de choses. Les actes
langage (que Reinach appelle ici « actes de l’esprit »)

ne trouvent pas dans les mots et autres choses semblables une expression
accidentelle et additionnelle, mais sont accomplis dans l’acte même de parler (GR, 215 ;
trad. angl., 36 ; souligné par nous).

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Cette remarque au fond très simple, et jamais explicitement faite chez Austin 41
(tellement l’idée d’un acte comme « supplément » lui est étrangère, dès lors qu’il a
posé sa définition du performatif comme accompli IN saying) constitue d’avance une
mise en cause de l’analyse contemporaine du performatif comme proposition à
laquelle on ajouterait une « force » illocutionnaire ou autre. La généralisation de la
théorie des performatifs par la triade locution/perlocution/illucution est ici source
de malentendus : on y reviendra.

Reinach critique ainsi (ou suggère au moins l’analyse qui permettrait de critiquer) 42
l’idée que l’acte de langage « porte » sur lui-même, et donc le retour subreptice à
l’illusion descriptive qui s’opère dans une pragmatique contemporaine qui, en
redéfinissant la signification énonciative, voudrait trouver dans l’énoncé
l’énonciation de ses propres conditions de vérité. Ici encore, il semble que la
radicalité de l’invention des actes de langage ne soit toujours pas perçue, et qu’on
veuille les ramener à autre chose (des conditions sémantiques, psychologiques,
sociales), et ne pas tenir compte du fait que ce sont effectivement des actes.

De ce point de vue, l’idée de l’acte comme « supplément » est indissociable de 43


l’illusion descriptive, comme le montrent les critiques respectives de cette illusion
par Austin et Reinach : encore une fois, « les énoncer ce n’est pas décrire ce que je
suis en train de faire en parlant ainsi : c’est le faire » (HTW, 6). Reconnaître la nature
de l’acte, c’est admettre qu’il ne peut être réduit ni à la constatation d’un état de
choses, ni à une information, ni à l’expression ou à la description d’un état
psychologique, toutes formes linguistiques légitimes mais qui ne peuvent en rien
créer une obligation. Il ne s’agit même pas là d’une thèse, mais de la simple
description précise de l’acte social, comme le montre cette précision de Reinach à
propos de la promesse :

Qu’est-ce au juste qu’une promesse ? La réponse la plus commune consiste à dire que la
promesse est l’expression d’une volonté ; plus précisément, elle est la déclaration
ou la communication d’une intention, à l’adresse d’un autre et pour lui, de faire ou
d’omettre de faire quelque chose. En quelle mesure cette déclaration est censée
obliger l’un et autoriser l’autre, cela semble naturellement peu compréhensible. Il
est en revanche certain que la simple intention de faire quelque chose n’induit pas
un tel effet. Certes, un engagement psychologique particulier, une inclination à
agir en conséquence peut bien résulter de la décision que j’ai prise. Mais cette
inclination psychologique n’est certainement pas une obligation objective, et elle a
encore moins à voir avec la prétention objective d’un autre. Mais si c’est le cas, que
peut bien changer le fait que je communique cette intention, que j’exprime auprès
d’un autre ce que je veux faire pour lui ? (GR, 157 ; trad. angl., 17).

Reinach conclut de façon encore plus claire : 44

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En aucun cas la promesse ne saurait se limiter à la simple communication d’une


résolution. Si l’on s’en tient pour le moment très fermement au cas où je prends la
résolution de faire quelque chose pour un autre, et où j’informe celui-ci de ma
résolution, alors dans un tel cas aucun promesse n’a été faite (id.).

Une résolution « interne » n’a aucun effet d’obligation : ici, un pas de plus est 45
accompli. C’est en effet la définition du normativisme qui est en jeu pour Reinach.
Un énoncé descriptif ne peut être normatif (autrement dit, on ne peut dériver ought
de is). Le fait d’informer l’autre de sa résolution, si forte qu’elle soit, n’engage pas. La
description « constative » d’une expérience ne peut créer d’obligation, et c’est en ce
sens qu’elle n’est pas un acte.

On voit avec Reinach que l’invention des actes de langage est indissociable d’une 46
radicalisation de la séparation descriptif/normatif. La distinction entre énoncés
descriptifs (pourvus de sens, vérifiables) et normatifs (les non-sens, par ex. définis
par le Tractatus) est redéfinie en termes d’acte : Reinach, comme Wittgenstein et
Austin, constate qu’il n’y a pas de critère linguistique du normatif (et du coup, dira-t-
on dans un contexte plus wittgensteinien, pas de critère du non-sens autre que
l’usage). La même expression linguistique peut avoir différents usages dans
différentes circonstances.

La communication d’une décision et la promesse sont deux choses radicalement


différentes, et l’on doit pas se laisser tromper par le simple fait qu’on puisse user,
dans certaines circonstances, de la même expression linguistique (GR, 166, trad.
angl., 17).

Un même énoncé peut être constatif ou normatif (« La fenêtre est ouverte », « je serai 47
là ce soir » peuvent être conçus comme une description ou resp. un ordre ou une
promesse). Son statut ne peut donc être déterminé par sa structure (sémantique ou
syntaxique). Le problème de cette analyse est que l’on peut alors considérer l’énoncé
en question, suivant un usage pervers de la force telle qu’elle est définie chez Frege,
sur le modèle F(p) : l’énoncé est produit, dans le premier cas, avec une force
purement assertive (sur le modèle du signe de l’assertion), dans le second cas avec
une force illocutionnaire. Mais comme on l’a déjà noté plus haut, c’est là faire bon
marché de l’affirmation réitérée de Reinach, et d’Austin, de l’indissolubilité de la
force et du « dit ». L’acte de langage, comme le rappelle constamment Travis, c’est
« ce qui est dit » (what is said) pris comme un tout : comprendre réellement ce qu’est
un acte de langage, c’est précisément comprendre qu’il n’est pas une force
« additionnelle » – qui ne serait qu’un ersatz psychologique ou intentionnel, aussi
pitoyable que le seraient un coup de poing sur la table, ou (pour reprendre un
exemple wittgensteinien) sur la poitrine, pour légitimer une affirmation contestable
ou insincère (comme le « sincèrement » affixé à certaines affirmations, qu’il ne rend
pas sincères pour autant !).

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La définition de l’acte comme une force additionnelle est une résurgence émotiviste, 48
et Reinach comme Austin s’en prennent très judicieusement à cet héritage, dont le
rejet est nécessaire à une véritable définition de l’acte de langage. C’est la raison en
effet des fortes critiques de Reinach contre Hume et sa conception émotivité et
« expressiviste » de la promesse, malgré l’intuition pertinente qui le conduit à
chercher un « acte de l’esprit » propre à la promesse :

La manière dont Hume recherche cet acte est déficiente dès le départ. Il veut
découvrir l’expérience qui « est exprimée par une promesse » et qui pourrait ainsi
être présente sans qu’il y ait de telle expression (GR, 215 ; trad. angl., 36).

On a là une excellente critique de tout un courant (devenu très influent au 49


XXe siècle, notamment grâce à ses versions standard proposées par Ayer et
Stevenson) de la philosophie morale normativiste, qui regroupe l’expressivisme,
l’émotivisme et le non-cognitivisme : dans cette lecture, un énoncé qui aurait été
rejeté par Wittgenstein dans le non-sens pourrait être réintégré dans le langage, en
étant analysé comme un énoncé descriptif (pourvu de sens) associé à une émotion.
Stanley Cavell a justement ironisé sur cette conception, qui verrait un jugement
moral ou esthétique comme une proposition factuelle associée à un « aah ! »
d’approbation ou d’admiration (Cavell, Les Voix de la raison, chap. IX et X). Il est
intéressant de comparer à ce propos la conception de l’acte de langage telle qu’elle
s’élabore chez Reinach et Austin, et la « théorie émotive de l’éthique » que
proposèrent Ogden et Richards, dans un livre fameux de 1923, The Meaning of
Meaning. Cette théorie permet de dégager deux fonctions rivales dans le langage, la
fonction symbolique (MM, 149) et la fonction émotive. La fonction symbolique est
descriptive (Ogden et Richards disent statement), la fonction émotive est « l’usage des
mots pour exprimer ou susciter des sentiments ou des attitudes » (id.). Les énoncés
éthiques ont une fonction émotive et non cognitive, ils expriment un sentiment par
rapport à un état de choses. Dire : X est bien, ou bon, ce n’est pas apporter une
connaissance sur X, c’est exprimer mon sentiment ou mon attitude par rapport à X.
On pourrait analyser tous les énoncés normatifs ainsi. C’est précisément contre cette
conception (liée non seulement à un héritage humien, mais aussi au concept
russellien d’attitude propositionnelle) qu’Austin définit l’acte de langage ; mais le
plus étonnant est que Reinach, d’avance, la récuse aussi, en rejetant toute forme
d’expressivisme.

Il est d’autant plus frappant de remarquer que pour beaucoup de théoriciens de la 50


pragmatique, l’invention austinienne des actes de langage s’inscrit dans le
prolongement de cette théorie émotive. Pour Récanati, Ogden et Richards ont servi
de transition entre le positivisme logique et la philosophie du langage ordinaire, en
« réhabilitant » le non-sens et le non-cognitif. C’est là une affirmation
historiquement valide, mais peut-être un peu trompeuse en tout cas pour ce qui
concerne Austin, qui construit la notion d’acte de langage, précisément, contre
l’émotivisme. La lecture de Reinach peut aider à mieux comprendre ce point, en
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montrant à quel point la notion même d’acte de langage est contraire à toute idée
d’expression émotive. De plus, chez Ogden et Richards, la théorie émotive, comme
les théories non-cognitivistes en général, demeure propositionaliste et donc
doublement sous l’emprise de l’illusion descriptive, à la fois par l’idée (que l’on
retrouvera au XXe siècle) de force « associée » à une proposition, et par l’idée de
l’énoncé comme expression d’une volonté ou d’une intention.

On voit alors l’intérêt des précisions apportées par Reinach : 51

Nous voyons à présent très clairement combien la conception commune de la


promesse comme expression d’une intention ou d’une volonté peut être trompeuse
et intenable. L’expression d’une volonté a pour contenu un : Je veux. On peut
l’adresser à un autre, dans ce cas elle est une communication, c’est-à-dire un acte
social, mais pas une promesse. Et même le fait quelle s’adresse précisément à celui
dont le comportement qu’elle présuppose bénéficie ne fait naturellement pas de
cette expression une promesse. La promesse n’est ni une volonté ni l’expression
d’une volonté, mais c’est un acte spontané indépendant qui, en s’adressant à
autrui, s’extériorise. Cette forme d’extériorisation peut être appelée déclaration de
la promesse (Versprechenserklärung) (GR, 166 ; trad. angl., 26).

Reinach perçoit très lucidement, on peut le constater dans ce passage, que l’enjeu de 52
l’acte de langage (ou acte social) n’est pas la seule extériorité, ou publicité, de
l’énonciation : encore faut-il que cette extériorisation soit réellement un acte, c’est-à-
dire qu’elle n’ait rien à voir avec la description ou l’expression d’un état interne. Il y a
un pas à franchir de l’extériorisation à la performance. Franchir ce pas, c’est
comprendre en quoi le langage est acte au même titre que d’autres actions.

Les actes sociaux ne pourraient réaliser leur fonction de communication entre


individus s’ils n’en venaient pas à s’extérioriser d’une certaine manière. Comme
toutes les expériences d’autrui, les actes sociaux ne peuvent être saisis que du point
de vue physique ; ils nécessitent une certaine extériorité pour être compris. (...) Un
ordre peut s’exprimer par la mine, par des gestes ou par de mots. On ne doit
pourtant pas confondre l’expression des actes sociaux avec la manière dont
certains affects, comme la honte, la colère ou l’amour, peuvent se réfléchir
involontairement. (...) L’expression de tels actes est au contraire parfaitement
spontanée, et peut donner lieu à la plus grande délibération ou circonspection,
selon la perspicacité du destinataire. D’un autre côté, on ne saurait la confondre
avec la pure constatation de certaines expériences qui se produisent actuellement
ou viennent de se produire (GR, 160 ; trad. angl., 20).

On ne peut que constater, à la lecture d’un tel passage, la régression philosophique 53


que constitue, par rapport à Austin et Reinach, la pragmatique communicationnelle,
selon laquelle, comme le résume explicitement Récanati (pourtant bien conscient
des difficultés que cela suscite), le performatif revient à « manifester publiquement

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une certaine intention » (Postface à Quand dire c’est faire, 202) – serait un acte qui
peut être validé ou sanctionné ensuite par les institutions sociales. On constate aussi
que la question n’est pas de reconnaître la dimension publique, sociale et
institutionnelle du langage, sur laquelle les discussions sur les actes de langage se
sont inutilement focalisées. La question est plutôt de savoir quelle est la nature de
l’acte, et en quoi il n’est précisément pas la manifestation d’une intention. Dans cette
perspective, on peut s’amuser de voir à quel point la force critique de Reinach se
prolonge dans l’ironie austinienne. Pour Austin, comprendre que le performatif n’est
pas descriptif, c’est finalement une question de morale. On pourrait être tenté,
remarque-t-il dès sa première conférence, de dire qu’un performatif, une promesse
par ex., exprime une intention qui elle serait définissable ou explicable hors du champ
du langage. Comme si accomplir un acte de langage, c’était en définitive exprimer
une intention ( « manifester publiquement une certaine intention » ) et que la thèse
d’Austin ou de Reinach pourrait être complétée, ou perfectionnée, par une
théorisation des conditions psychologiques ou sociales de la formation, de
l’expression, et de la validation des intentions. Mais pour Austin une telle
interprétation serait non seulement erronée... mais immorale. Dire que le
performatif exprime une intention, c’est le ramener à du descriptif ; mais c’est aussi
la fin de toute morale, la porte ouverte à tous les abus : car si, en promettant par ex.,
je décris mon intention, ma promesse ne m’engage pas.

Le pas est vite franchi qui mène à croire que dans bien des cas l’énonciation
extérieure est la description, vraie ou fausse, d’un acte intérieur (inward performance).
On trouve l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte
dit : Ma langue prêta serment, mais pas mon cœur (ou mon esprit ou quelque autre
artiste dans les coulisses). C’est ainsi que « je promets de » m’oblige : enregistre
(puts on record) mon acceptation spirituelle de chaînes spirituelles.

Il est réconfortant de remarquer, dans ce dernier exemple, comment l’excès de


profondeur – ou plutôt de solennité – fraie tout de suite la voie à l’immoralité. Car
celui qui dit « Promettre ne consiste pas seulement à prononcer des mots : c’est un
acte intérieur et spirituel » ! sera sans doute considéré comme un moraliste dont le
sérieux contraste avec l’esprit superficiel d’une génération de théoriciens (...).
Pourtant il fournit à Hippolyte une échappatoire, au bigame une excuse pour son
« Oui, je prends cette femme pour épouse », et au bookmaker marron une défense
pour son « je parie ». Non : la précision et la moralité sont du côté de celui qui dit
simplement : notre parole, c’est notre engagement (Our word is our bond) (HTW, 9-
10).

Laissons de côté le ton un peu moralisateur d’Austin : ce qui importe ici est la 54
démentalisation et la désintentionalisation, opérées chez Austin et Reinach, de l’acte
de langage. Our word is our bond : l’invention du performatif est inséparable d’une
affirmation d’un domaine propre de l’acte.

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Chez Reinach, il s’agit d’une affirmation ontologique ; chez Austin, le problème n’est 55
pas résolu de la même façon, ou pas aussi vite, puisque les actes de langage, comme
tout ce que nous disons, font partie du réel :

Il y a un stock de symboles qu’on peut appeler « mots », et il doit y avoir aussi


quelque chose d’autre que les mots, à propos de quoi communiquer par l’usage des
mots : on pourrait l’appeler « le monde ». Il n’y a pas de raison que le monde ne
contienne pas les mots, à tous les sens de ce terme (Truth, PP, 121).

C’est toute la différence entre les deux penseurs de l’acte de langage, au-delà de leur 56
attention commune au « donné » : à quelle réalité a-t-on affaire avec les actes de
langage ?

3. L’acte, la performance, la vérité

Il faut ici reprendre le problème de la nature de l’énoncé performatif. Un des 57


problèmes les plus importants qu’engendre la théorie d’Austin est celui de sa
généralisation, qui aboutit à un effacement de la dichotomie initiale
performatif/constatif. Ce qui intéresse Austin, dit-il, c’est : « L’acte de discours
intégral dans la situation intégrale de discours. » Pour arriver à cette conclusion,
Austin use d’arguments qui sont déjà présents chez Reinach. Il n’y a aucun critère
grammatical de distinction du performatif ; un même énoncé peut être performatif
et constatif. À la première distinction, performatif/constatif, semble se substituer
alors la seconde : locutionnaire/illocutionnaire. « Tout acte de discours authentique
est à la fois acte locutionnaire et acte illocutionnaire » (HTW, 147). On a donc dans
chaque énoncé ces trois dimensions, locutionnaire, perlocutionnaire,
illocutionnaire : ou plus précisément, chaque énoncé peut être considéré comme un
acte de chaque sorte. Il est important de le préciser. Une tendance lourde de la
pragmatique est en effet, comme on l’a vu, de décomposer l’acte de parole en trois
composantes (souvent réduites à deux, le perlocutionnaire n’intéressant plus
personne sauf Cavell), le locutionnaire étant « le contenu ou la proposition »
(Récanati, TE, 119, où il reconnaît que ce n’est pas très austinien, mais approprié), et
l’illocutionnaire « non pas le contenu de l’énoncé, mais ce qu’il est en acte » (id.).
Récanati traduit le passage d’Austin que nous avons cité plus haut, à savoir « Tout
acte de discours authentique est les deux, à la fois acte locutionnaire et acte
illocutionnaire » (is both) par « Tout acte de discours authentique comprend les deux
à la fois ». Or tout est ici dans la distinction entre « être » et « comprendre ». Un acte
de discours ne « comprend » pas de dimensions.

Il faut se rendre compte qu’Austin ne propose pas la distinction 58


locutionnaire/illocutionnaire pour remplacer la distinction performatif/constatif : les
deux distinctions ne sont tout simplement pas sur le même plan. Le locutionnaire ne
désigne pas la dimension propositionnelle de l’énoncé, mais l’énoncé vu sous l’aspect
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de l’acte locutionnaire, qui est l’acte d’affirmer (et non de représenter). Il ne s’agit
pas pour Austin de distinguer ce qui est dit et le fait que c’est dit, mais de voir ce qui
est dit (what is said) comme un tout, l’acte de discours total. Au fond, comme cela
apparaît au début du chapitre VIII de HTW, l’acte locutionnaire est sans doute et
paradoxalement l’essence de l’acte de langage, représentant l’extension maximale du
performatif à tout ce qui est saying something (94). C’est le langage entier qui devient
performance, sans pour autant qu’on puisse démarquer dans chaque énoncé l’acte et
le contenu.

Ce dont on a besoin, c’est d’une doctrine nouvelle, à la fois complète et générale, de


ce que l’on fait en disant quelque chose, dans tous les sens de cette phrase
ambiguë, et de ce que j’appelle l’acte de discours, non pas sous tel ou tel aspect
seulement, mais pris dans sa totalité (PA, 280).

Ici encore, la lecture attentive de Reinach permettrait d’éviter des interprétations 59


tendancieuses d’Austin (qui se fondent pourtant prétendument sur Reinach !). Ce
qu’affirme Austin, c’est la dimension performative de tout le langage, qui conduit à
la fragilisation de la frontière performatif-constatif, ce qui est un changement
important, et reconnu à plusieurs reprises par Austin (il appelle cela sea-change) ;
mais certes pas à son élimination (ce n’est pas parce qu’une frontière est floue qu’elle
n’existe pas). Le but d’Austin, dans ces deux distinctions, est de mettre en cause
l’illusion descriptive, l’idée que le langage a pour fonction de représenter des états de
choses : considérer que le locutionnaire ramène au constatif (ou, comme le suggère
Mulligan dans son affirmation d’une continuité entre Austin et Reinach, au
propositionnel) serait au contraire réitérer cette illusion.

En effet, si l’on revient un instant à Reinach, on constate que précisément il 60


s’intéresse à la dimension d’acte des affirmations et en général de tout acte
d’assertion dirigé vers autrui (fremdpersonal) :

Un point essentiel ne doit pas être négligé dans ces considérations. L’orientation
vers un autre sujet, la nécessité d’une perception est pour chaque acte social
absolument essentielle (...).

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Engageons-nous à présent dans une analyse plus précise des seuls actes sociaux. Et
d’abord la communication. Je puis être convaincu d’un quelconque état de chose et
garder en moi cette conviction. Je puis encore exprimer cette conviction par
une assertion. Là encore nous n’avons pas de communication. Cette assertion
peut s’adresser à moi-même, sans avoir d’autre destinataire. La communication en
revanche est immanente à ce type de rapport à autrui. Il est dans son essence
même de s’adresser à un autre pour lui faire part de son contenu. Qu’elle s’adresse
à un autre homme, elle doit alors s’extérioriser, pour permettre au destinataire de
prendre conscience de son contenu. Avec cette prise de conscience, c’est le but
même de la communication qui est réalisé. La séquence qui s’ouvre avec l’émission
de l’acte social se conclut immédiatement ainsi (GR, 161 ; trad. angl., 20-21).

Reinach (avec quelques ambiguïtés) s’engage dans la même voie qu’Austin, celle 61
d’une généralisation de l’acte social incluant des formes apparemment constatives.
Ainsi les actes que sont les ordres et les requêtes pourraient être conçus comme actes
locutionnaires (communicationnels) et illocutionnaires. Ici encore, on peut
rapprocher Reinach et Austin dans leur perception fine de la variété des actes et des
types d’actes.

Dans le cas d’autres actes sociaux, la situation est un peu plus compliquée. Prenons
tout d’abord la requête et l’ordre. Ce sont des actes relativement apparentés : leur
parenté se reflète dans la très forte similitude de leur apparence extérieure. Les
mêmes mots peuvent constituer l’expression d’un ordre ou d’une requête ; c’est
seulement par la façon de parler, l’intonation, la puissance de la voix et d’autres
facteurs semblables, mais difficiles à établir, que se manifeste une différence.
L’ordre et la requête ont un contenu, tout comme la communication. Mais tandis
que, chez cette dernière, c’est en principe seulement le contenu qui doit être
adressé au destinataire, chez les autres, c’est bien l’ordre et la requête en tant que
tels qui doivent être saisis par lui (id.).

« L’ordre et la requête en tant que tels » préfigurent ce qui sera chez Austin « l’acte de 62
discours, non pas sous tel ou tel aspect seulement, mais pris dans sa totalité ». On
comprend alors que la généralisation de la théorie des performatifs, loin d’être une
façon de d’effacer ou de réarticuler le rapport performatif-constatif par une
structuration de tout énoncé en des « éléments », revient à étendre aux énoncés
prétendument « constatifs » la notion d’acte, c’est-à-dire à l’étendre à ce qui est
classiquement conçu comme le contenu (ou le sens) de l’énoncé, et à ses conditions
de vérité.

La vérité ou fausseté d’une affirmation ne dépend pas de la seule signification des


mots, mais de l’acte précis et des circonstances précises où il est effectué (Austin,
HTW, 144).

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Pour mieux voir le sens de la démarche d’Austin, l’enjeu des actes de langage, il faut 63
donc poser plus avant la question de la vérité, dépasser le cadre de HTW et examiner
ses essais sur « La vérité » et « Les excuses ». L’idée d’Austin est d’étendre sa mise en
cause du « fétiche vrai/faux » dans une double direction : en appliquant le couple
vrai/faux aux énoncés apparemment performatifs, et le couple réussite/malheur
(felicity/infelicity) aux énoncés apparemment constatifs. Il conclut ainsi sa première
conférence :

Que nous parlions de fausse promesse ne nous engage pas plus que le fait que nous
parlons de faux mouvement. « Faux » n’est pas un terme nécessairement réservé
aux seules affirmations (HTW, 11).

Il ne s’agit pas de mettre en cause la vérité (Austin s’y intéresse de près dans 64
« Truth » et en donne sa théorie) mais de la redéfinir comme adéquation (fitting). Le
fait de voir l’acte de langage sous plusieurs aspects (acte locutionnaire,
illocutionnaire, etc.) conduit à étendre le couple felicity/infelicity aux affirmations :
mon affirmation peut rater, non parce qu’elle manque sa visée descriptive, mais
parce qu’elle tombe à plat, comme un ordre inadéquat que je ne suis pas en position
de donner parce que je n’ai pas autorité sur la personne.

Austin présente ce point de façon amusante dans son intervention au colloque de 65


Royaumont :

On a, je le sais, l’impression que s’il s’agit d’une assertion, d’un énoncé constatif, le
cas est tout à fait différent (de l’ordre) : n’importe qui peut affirmer n’importe
quoi (...). On est libre, non ? Affirmer ce qui est faux, c’est un Droit de l’Homme. Et
cependant, cette impression est fourvoyante. En fait, il n’y a rien de plus commun
que de trouver qu’on ne peut absolument rien affirmer au sujet de quelque chose
parce qu’on n’est pas en position d’en dire quoi que ce soit (...). Dans ce cas mon
« j’affirme » est au même niveau que votre « j’ordonne », dit, nous nous souvenons
bien, sans avoir le droit pour ordonner. Encore un exemple. Vous me confiez « je
m’ennuie », je réponds d’un ton impassible « vous ne vous ennuyez pas ! ». Et vous :
« que voulez-vous dire par là, que je ne m’ennuie pas ? De quel droit ? (PA, 278).

On n’a pas le droit de dire n’importe quoi : cette réintroduction de la légitimité dans 66
le discours ordinaire ressemble à un retour subreptice au normativisme. En réalité,
c’est aussi bien l’inverse : il y a aussi une vérité, au sens ordinaire, dans le
performatif. La pragmatique s’intéresse beaucoup aux performatifs implicites ou
cachés. Mais ce qui se présente comme un performatif peut aussi être une
affirmation. Comme le dit tout aussi joliment Austin dans « Truth » :

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Dire que je vous crois, c’ « est », à l’occasion, accepter votre affirmation ; mais c’est
aussi faire une assertion, que l’énoncé strictement performatif « j’accepte votre
affirmation » ne fait pas. Il est courant que des affirmations tout à fait ordinaires
aient un « aspect » performatif : dire que vous êtes cocu, c’est vous insulter, mais
c’est aussi en même temps faire une affirmation qui est vraie ou fausse (PP, 133).

Ce lien des performatifs à la vérité ordinaire est le rempart contre toute 67


« ontologisation » des actes de langage, et contre l’idée (remarquablement, et peut-
être définitivement critiquée dans « Truth ») que les actes de discours « créent » des
états de choses. Mais était-ce là l’essentiel du texte de Reinach ?

4. Le vide et le creux : théories des échecs

Revenant à la définition des actes de langage opérée par Austin au début de HTW, on 68
peut rappeler que : 1 / l’acte accompli l’est de manière immanente à l’énoncé (in
saying), qui donc ne décrit pas un état de choses (intérieur ou extérieur), et 2 / pour
être réussi, heureux, un performatif (je promets, je lègue, etc.) doit (entre autres
conditions) être énoncé par le locuteur suivant une certaine procédure
conventionnellement déterminée, dans certaines circonstances, etc. Un élément
central de la théorie d’Austin est l’idée d’un échec ou malheur (infelicity) possible du
performatif, dont il va établir une classification. Dans les échecs possibles du
performatif, il y a deux grands types : ratages et abus (misfire/abuse, HTW, 18). On
connaît les exemples donnés par Austin de ratage du performatif : je baptise un
enfant, ou un bateau, sans être qualifié pour, ou dans des circonstances inadéquates,
ou d’un autre nom que prévu, ou je baptise un pingouin, etc. L’acte, pour des raisons
conventionnelles (de procédure), est alors nul et non avenu, vide (void), il n’est pas
accompli. On connaît moins bien la seconde catégorie, celle des abus, où
curieusement l’acte est accompli, mais creux (hollow). C’est l’objet de la quatrième
conférence de HTW.

Un dernier point commun entre Austin et Reinach est en effet cet intérêt pour les 69
échecs des actes de langage. Notre thèse ici sera que cet intérêt est inséparable de
leur conception généralisée de l’acte de langage : c’est seulement en étendant la
catégorie de l’échec à tout ce que nous disons que l’on obtient une véritable philosophie
de l’échec du performatif, qui s’avère ainsi au centre d’une véritable théorie de l’acte
de langage. On a parfois remarqué que c’était là la véritable originalité de Reinach et
d’Austin : avant eux, les premiers penseurs de l’acte social n’ont pas pensé à
problématiser l’échec. Reid par exemple, dont on pourrait mentionner la théorie des
actes sociaux (ou opérations sociales) comme lointain précurseur de nos deux
auteurs, ne s’en préoccupe pas, ni Hume à propos de la promesse. Comme l’indique
la remarque d’Austin citée plus haut à propos d’Hippolyte, une interprétation
intentionaliste de la promesse exclut l’échec. Mais c’est souvent aussi le cas des

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interprétations « sociologiques », ou en général postérieures à la théorie d’Austin :


Benveniste ne s’intéresse pas aux échecs et veut les exclure de la théorie, Récanati
s’intéresse uniquement aux conditions de validation des énoncés (soit par leur
arrière-plan social ou institutionnel, soit par leur structure réflexive ou leur contenu
représentationnel).

Il est pourtant assez clair, à la lecture de Reinach et d’Austin, que seule une théorie 70
de l’échec ou de l’infraction peut rendre compte de la nature des actes sociaux et de
l’obligation qu’ils créent, qui n’est ni une contrainte matérielle ou physique ni une
pression psychologique. C’est précisément la possibilité de l’échec qui définit l’acte
de langage comme acte, et inscrit la théorie des actes de langage dans le cadre d’une
théorie générale de l’action et de la norme.

Une procédure comme la promesse suppose pour Austin (HTW, conf. II) que les 71
participants « aient l’intention d’adopter un certain comportement » et se
comportent effectivement ainsi par la suite. Il s’agit ici d’un emploi non technique –
 loose, dit Austin – de termes (comme : intention) qui désignent ordinairement ce qui
est attendu de ceux qui sont impliqués dans la procédure. Les échecs de telles
procédures, les abus, sont : 1 / les insincérités, et 2 / les infractions. « Je vous félicite »,
dit alors que je ne me réjouis nullement et suis même agacé, est une insincérité,
comme « je promets » dit sans intention de tenir. On a, avec ces performatifs, « un
parallèle avec le mensonge », qui s’apparente ainsi à la fausse promesse. C’est
l’insincérité qui est l’élément déterminant du mensonge, lequel fait partie des abus de
langage – comme action manquée ou creuse : « verbale » dit Austin. Dire le faux est
donc un acte de langage (locutionnaire) raté.

Le malheur ici, même s’il touche une affirmation, est exactement le même que le
malheur qui infecte “je promets” lorsque je n’ai pas l’intention, etc. L’insincérité
d’un énoncé est la même que l’insincérité d’une promesse. Dire “je promets” sans
intention d’agir est parallèle à dire “c’est le cas” sans le croire (HTW, 50).

L’examen des infelicities a donc des conséquences remarquables : il permet de voir 72


comment les affirmations (les actes locutionnaires) peuvent aussi mal fonctionner
(go wrong), et donc ne peuvent être identifiées à un contenu. Cela prouve que, pour
les énoncés en général, l’échec ou la fausseté ne dépendent pas de la « proposition »,
de la signification ou de conditions de vérité propres à l’énoncé lui-même, mais de
« l’acte de discours total dans la situation de discours totale ».

Les « prétendus » constatifs sont sujets à tous les malheurs qui affectent les 73
performatifs : ce qui est défait cette fois, c’est la double dichotomie performatifs-
heureux-malheureux/constatifs-vrai-faux. Mais cela revient à mettre en cause la
définition du vrai comme relation à un état de choses, et le lien de la signification à
la vérité.

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Le vrai et le faux (sauf par abstraction artificielle, toujours possible et même


légitime à certaines fins) sont des noms qui désignent non des relations, des
qualités ou quoi encore, mais une dimension d’évaluation (assessment) (HTW, 149).

On comprend alors pourquoi Austin comme Reinach s’intéressent de près à cette 74


possibilité de l’échec de l’acte de langage. Le texte d’Austin sur les excuses, par
exemple, n’est pas seulement un essai théorique brillant, c’est un répertoire des
échecs et actes de langage manqués. L’enjeu en est clair : il s’agit de montrer que c’est
la nature du langage de pouvoir, avant de rater son objet (mal représenter),
simplement rater. La fausseté n’est pas le seul dysfonctionnement du langage, qui
n’échoue pas seulement, comme l’imagine la philosophie, en manquant le réel, ou le
vrai ; il peut mal tourner, go wrong (HTW, 14), dit Austin, comme toute activité
humaine.

En ce sens, l’acte de langage n’est pas un exemple parmi d’autres d’acte social, mais 75
définit le propre de l’acte. Austin, au début de sa deuxième conférence, attire
l’attention sur les connotations sexuelles (qu’il dit « normales », HTW, 16) des termes
qu’il choisit pour désigner les échecs des performatifs (misfires, abuses, c’est-à-dire
fiascos et abus). Cette dimension d’échec est inséparable chez Reinach aussi de la
définition de l’acte comme performance, et elle est évoquée de façon tout aussi
imagée :

Jamais nous ne donnerons d’ordre si nous sommes sûrs que le sujet auquel nous
nous adressons est incapable d’en prendre conscience. Il est dans la nature même
de l’ordre qu’il soit entendu. Il arrive bien sûr que des ordres soient énoncés sans
être entendus. Dans ce cas, ils ont failli à leur tâche. Ils sont comme des javelots qui
tombent au sol sans avoir atteint leur cible (GR, 159 ; trad. angl., 22).

L’échec d’une promesse est qualifié par Reinach de pseudo-performance 76


(Scheinvollzug). Reinach comme Austin remarquent que la fausse promesse
(promettre sans intention de tenir) est bien une promesse. L’acte n’est pas nul et non
avenu (vide), mais raté (ou creux), comme dans une nouvelle entente du non-sens –
 non pas l’absence de sens ou la vacuité (cf. sinnlos), encore moins le non-sens radical
(cf. unsinnig), mais le simple faux-sens, le raté.

Comme tout acte social, la promesse possède toutes les formes d’expression
dissimulées et hypocrites, derrières lesquelles n’existe aucune volonté véritable de
faire ce qui est dit. La promesse apparente s’adresse à une autre personne, tout
comme la promesse véritable ; et il lui est essentiel d’apparaître sous la même
forme que celle-ci. Celui qui promet seulement en apparence se donne pour un
authentique obligé, et paraît tel. La question se pose alors de savoir s’il résulte de
cette promesse apparente prétentions et obligations, comme pour la promesse
véritable (GR, 168 ; trad. angl., 28).

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La théorie de l’infelicity est une façon de répondre à cette difficulté de l’apparence 77


trompeuse de sens : la fausse promesse est une pseudo-performance, c’est-à-dire
cherche à se faire passer pour un acte authentique. Elle est pourtant bien un acte.
Les échecs sont ainsi des pseudo-actes, au sens où les pseudo-énoncés chez Carnap
seraient tout de même des énoncés (« pseudo » – Schein – indiquant ainsi non le faux,
mais l’illusion, la tromperie sur la marchandise), mais qui ne parviennent pas à dire
quelque chose et échouent à dire quoi que ce soit.

Les actes ont beau être réalisés, il ne s’agit pourtant que d’une mise en œuvre
apparente ; le sujet agissant tente de les faire passer pour authentiques (id.).

L’échec toujours possible du performatif définit le langage comme activité sociale et 78


humaine, heureuse ou malheureuse, bien menée ou fourvoyante. Mais, et
réciproquement, par son insistance sur l’échec, Austin, par un revirement de plus, se
retrouve où on ne l’attendait pas : du côté d’une mise en cause de l’action, définie, sur
le modèle de l’énoncé, comme ce qui peut échouer, mal tourner. D’où l’importance de la
théorie des excuses, qui porte sur ces cas où j’ai agi « de travers ». On peut renvoyer
ici à l’essai d’Austin, Three ways of spilling ink, et à la conclusion de son article
Pretending, qu’il inscrit dans un projet plus général de description des ratages des
actions :

Dans le projet à long terme de classifier et de clarifier toutes les façons possibles de
ne pas exactement faire quelque chose (all the possible ways of not exactly doing things)
qui doit être mené à terme si nous voulons un jour comprendre adéquatement ce
que c’est que faire quelque chose (what doing a thing is) (PP, 271).

Dans son examen des excuses, Austin cite, comme source particulière d’inspiration, 79
le domaine du droit – on sait que c’est un champ qui l’intéressait particulièrement, et
qu’il avait tenu séminaire commun avec son collègue H. L. A. Hart. Son essai sur les
« Excuses » comprend comme exemple central une longue analyse d’un cas
juridique, Regina v. Finney (PP, 195 f.). On est donc tenté de penser que la question de
l’acte (et de son symétrique, l’excuse) est pour Austin indissoluble, comme pour
Reinach, d’une réflexion sur la nature de la norme juridique : le slogan Our word is our
bond, qui apparaît dans un passage où il est question d’excuses, serait alors, plutôt
qu’un retour du moralisme, une autre façon de montrer la force et la fragilité de la
norme, définie par la possibilité même de l’échec et de la transgression.

Résumé

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FrançaisL’article vise à comparer Reinach et Austin dans leur découverte des


performatifs et d’un certain type d’acte langagier et social. Il y a des similarités
évidentes entre les deux philosophes, mais aussi des différences importantes qui
permettent de montrer les véritables enjeux de la théorie austinienne : non
seulement une découverte (anticipée par Reinach) de la dimension pragmatique du
langage, mais une critique, inséparable de la théorie des performatifs, de la notion
même d’état de choses et du représentationalisme. Cette critique permet de
distinguer la théorie d’Austin, qui est une théorie de la performance linguistique,
d’une ontologie ou d’une théorie des objets sociaux.

EnglishEnglish abstract on Cairn International Edition

Plan
1. Austin, Reinach, et le sens de la découverte des actes de langage

2. Performatif, description, intention

3. L’acte, la performance, la vérité

4. Le vide et le creux : théories des échecs

Bibliographie

Bibliographie

La philosophie analytique, Actes du Colloque de Royaumont, Paris, Minuit, 1962 (PA).

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Auteur
Sandra Laugier

Université de Picardie Jules Verne.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2005


https://doi.org/10.3917/leph.051.0073


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