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LA DÉNOMINATION DE CONSTITUTION.
Indétermination et performativité d’un acte du langage constitutionnel.
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NAMING CONSTITUTION.
A hollow and performative act in constitutional language.
Abstract: The pragmatic turn in the philosophy of language is related to the actor’s coming
back to the heart of the legal theory. The main end product of this evolution seeks to realise an
agreement between jurists on an issue that divided their elders. The idea of natural
constitutionality is not defendable; not even that of artificial constitutionality, in any law’s
active consideration. There is only one language that is verbal forms which are considered as
normative facts by the system, and in relation to the context. Our study on the denomination of
the constitution lays emphasis on how a rethorical element may be extended to interfere with the
normative language. Such a transition is neither a consequence of objective formalisation, nor a
subjective will. It is an institutional form deriving from the deep structure of the law’s language.
The success in the constitution denomination is not natural, it is not subjective. The meaning is
the end-product from concepts, through the different steps of a systemic, intersubjective and
interactive communication.
Key words: Theory of knowledge, Constitution, Language, Norms, Performatives.
___________________________________________
2
« E
noncer signifie produire ». L’aphorisme de Mallarmé s’applique-t-il au
rapport entre la Constitution et sa dénomination ? La question peut éloigner,
puis rapprocher la philosophie du langage et la science du droit.
La mutation pragmatique (« pragmatic turn », J. Dewey) de la philosophie du langage,
impulsée par A. Reinach1, développée par J. L. Austin2 et le second Wittgenstein, a contribué
à réduire la distance entre le savoir et l’agir, de moins en moins pensés comme deux ordres
séparés du monde humain. L’étude du langage récuse désormais, à la fois la possibilité d’une
théorisation des conditions ou règles psychologiques ou sociales de la formation, de
l’expression des intentions, et l’« illusion descriptive » des courants purs. À rebours du
courant classique qu’incarnait le représentationnalisme de Frege et qui associait le sens d’un
énoncé à la représentation d’un état de choses, la théorie des actes de langage entend dénoncer
l’idée d’un rapport univoque entre les mots et le monde, J. L. Austin a démontré qu’il y a des
énoncés qui ne reflètent pas la réalité. Ces énoncés qu’il appelle « performatifs » ne décrivent
pas des faits. S’élargissant du domaine de la constatation à celui de la performance, leur
énonciation est l’accomplissement d’un acte. Ce sont des énoncés qui sont aussi des actes.
« Il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien dire que je suis en train de
faire en parlant ainsi, c’est le faire »3.
Les performatifs représentent dans le langage des énonciations singulières qui, abstraction
faite de ce qu’elles sont vraies ou fausses, font quelque chose – et ne se contentent pas comme
les constatifs de la dire. Cette indécidabilité 4 du performatif implique que l’analyse tienne
désormais compte de la coexistence au sein de tout acte de langage, des effets locutoire et
illocutoire5.
Cette singularité du performatif se reflète dans le discours juridique dont la caractéristique
principale est :
« (…) d’être sui-référentiel, de se référer à une réalité qu’il constitue lui-même, du fait qu’il est
à la fois manifestation linguistique, puisqu’il doit être prononcé, et fait de réalité, en tant
qu’accomplissement d’acte. L’acte s’identifie donc avec l’énoncé de l’acte. Le signifié est
identique au référent »6.
Dans cette optique, selon une conception rattachée à l’approche sociologique du droit :
« le fait de « nommer » en droit les choses, les personnes ou les actions, ainsi que de leur
attribuer certains prédicats juridiques, revient à les créer juridiquement (ce qui n’a rien à voir
1
A. Reinach (1883-1917), Die apriorischen Grundlagen des bürgerlichen Rechts (Fondements a priori du droit
civil), 1ère éd. 1913 ; réédité en 1953 sous le titre Zür Phänomenologie des Rechts (Contribution à la
phénoménologie du droit) : théorie des actes sociaux.
2
J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad.et notes Gilles Lane, éd.Seuil, Paris, 1970.
3
V. Quand dire, c’est faire, 6 e conférence, cité par S. Laugier, « Performativité, normativité et droit », Archives
de Philosophie, 2004/4 Tome 67, pp. 607-627, spéc. p. 611.
4
Transcendance, en raison d’une impossibilité à se déterminer, de l’opposition entre le vrai et le faux.
5
Selon J. L. Austin, un acte de langage locutoire consiste simplement à produire des sons appartenant à un
certain vocabulaire, organisés selon les prescriptions d’une certaine grammaire, et possédant une certaine
signification ; l’acte illocutoire, en plus de tout ce qu’il fait en tant qu’il est une locution, c’est-à-dire en plus de
dire, produit quelque chose EN disant ; l’acte perlocutoire quant à lui, en plus de dire, produit quelque chose
PAR le fait de dire. La perlocution diffère de l’illocution en cela que ce qui est produit n’est pas nécessairement
cela même que ce qu’on dit qu’on produit. Les juristes qui adoptent la distinction de J. L. Austin ignorent
volontiers ce troisième aspect.
6
E. Benvéniste, « La philosophie analytique et le langage », in E. Benveniste, Problèmes de linguistique
générale, Paris, Gallimard, Tome 1, 1966, pp. 273-274, souligné par l’auteur.
3
avec leur existence matérielle !), car sans cette dénomination ils n’auraient pas d’existence dans
le monde du droit, ils ne seraient rien pour lui »7.
L’acte de nomination juridique apparait de ce point de vue comme « un véritable "coup de
force", une création d’objets, de faits, de statuts »8.
« Nommer, dans ce sens pragmatique est un type d’énonciation et d’acte de parole : nommer,
c’est créer, c’est faire exister quelque chose de nouveau par l’énonciation d’un signifiant »9.
Il semble pourtant que cette force créatrice de l’acte de parole ne soit pas naturelle en droit,
du moins au regard de l’indétermination de la dénomination de Constitution. Donner la
dénomination de Constitution n’opère pas sur le registre de la validité constitutionnelle et ne
correspond par conséquent pas à définir en même temps la Constitution. On peut, à la suite
d’O. Pfersmann, confronter deux hypothèses communes dans la pratique :
« Dans certains Etats, il existe des textes qui portent un autre nom, mais dont on s’accorde pour
les appeler des constitutions (…). Il se pourrait également qu’un ordre juridique produise une
« Constitution », mais que les juristes conviennent de dénier à ce document une quelconque
qualité constitutionnelle »10.
Aussi,
« (…) un concept de « constitution » doit évidemment être indépendant de la dénomination que
pourrait porter un certain document dans un ordre juridique donné »11.
A la vision pragmatique de la sociologie du droit à même de concevoir la performativité de
la dénomination de Constitution s’oppose donc l’antirationalisme du discours positiviste qui
récuse à la norme constitutionnelle tout fondement dans les faits de langage. Le positivisme
préconise en effet la distinction entre les domaines de la vérité et de la validité, de la
connaissance et de la décision en droit. Si la dénomination ne peut intégrer le terrain de la
définition de la Constitution, c’est parce qu’elle résulte d’une manifestation de pouvoir, l’acte
de nommer qui se distingue du fait de définir qui est de l’ordre du savoir.
La séculaire polysémie du vocable constitution vient au renfort de cette vision. Dès les
premiers usages, on distingue entre d’une part, un usage langagier juridique et d’autre part un
usage éthico-politique, voire jusnaturaliste12. Ce dernier usage est d’ailleurs fort illustratif de
l’extensibilité du sens de constitution : la constitution au sens politique des débuts est la
constitution d’un corps, qu’il s’agisse de celui de l’individu humain ou de corps politique.
Aussi, ledit vocable sert-il de base aux mouvements sectaires ou dissidents lorsqu’ils
remettent en cause l’ordre de l’Eglise ou de l’Etat 13. De même, le terme de constitution sert à
désigner le régime politique, c’est dans ce sens que les juristes anglais parlent de la
« Constitution anglaise »14. La constitution au sens juridique, celle qui consiste à désigner un
texte de droit écrit, décrit une évolution à la complexité similaire. Constitutio se rapporte au
départ à des décrets de droit positif qui ont force de loi, et qui peuvent être également
7
C. Grzegorczyk, « L’impact de la théorie des actes de langage dans le monde juridique. Essai de bilan », in P.
Amselek (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, PUF, 1986, p. 189.
8
F. Leimdorfer, « Le pouvoir de nommer et le discours juridique. Deux exemples d’acte de parole en droit »,
Sociétés contemporaines, 1994, n°18/19, (pp. 145-163) spéc. p. 152.
9
Ibidem.
10
Otto Pfersmann, « La Constitution au sens formel », in Louis Favoreu et al, Droit constitutionnel, 10e éd.
Paris, Dalloz, 2007, p. 72.
11
Ibidem.
12
N. Luhmann, « La Constitution comme acquis évolutionnaire », Droits-22, 1995, pp. 105-106.
13
Ibidem, p. 106.
14
Idem.
4
langage ne rappelle-t-elle pas celle entre norme et proposition de norme que finît par admettre
le dernier Kelsen25 ? Et celle entre le locutoire et l’illocutoire ne correspond-elle pas à la
construction, sur les décombres de l’exégétique, de l’herméneutique anti-cognitiviste26 ?
L’union entre la théorie des actes de langage et la théorie du droit s’inscrit en droite ligne
de l’idée largement partagée aujourd’hui de la nécessaire révision du rapport entre faits et
valeurs, tel qu’il avait été conçu dans les approches classiques. La jonction du droit et du
langage du droit doit dès lors s’articuler à une herméneutique réaliste qui, prolongeant
quelque esquisse de la théorie de H. L. A. Hart 27, se démarque d’une conception référentielle
de la signification en droit. Alf Ross 28 a notamment montré que les termes juridiques doivent
être étudiés dans le contexte des énoncés dans lesquels ils figurent et non de manière
abstraite29 ; ces termes présupposent l’existence d’un système juridique. Ainsi, les
propositions dans lesquelles figurent les concepts juridiques, comme ces concepts eux-
mêmes, n’ont pas de référent extralinguistique. D’où l’intérêt des approches systémiques et la
recherche de la signification des concepts juridiques moins par « substitution » que par
« implication ». Ce qui n’ouvre comme autre perspective à celui qui s’interroge sur la
signification des concepts juridiques que de comprendre le fonctionnement du système
juridique30.
d’un séminaire de J.L. ’Austin à Oxford auquel H.L. A. Hart fut associé.
Plus fondamentalement, la connexion entre actes de langage et droit s’illustre principalement chez les réalistes
scandinaves : K. Olivecrona, G. H. von Wright, Alf Ross (voir sur ce dernier, P. Brunet, « Alf Ross et la
conception référentielle de la signification en droit », Droit et Société-50-2002, pp 19-28), mais aussi chez les
néo-réalistes : M. Troper et surtout O. Cayla (« La chose et son contraire (et son contraire, etc.) », Les Etudes
philosophiques, 1999, n°3, pp. 291-310).
Voir aussi, P. Amselek (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, PUF, 1986 ; « Le locutoire et
l’illocutoire dans les énonciations relatives aux normes juridiques », Revue de Métaphysique et de Morale, 95e
Année, N°3, Herméneutique et ontologie du droit (Juillet-Septembre 1990), pp. 385-413.
http://www.jstor.org/stable/40903110;
25
H. Kelsen, Théorie générale des normes (1979), trad. fçse O. Beaud et F. Malkani, PUF, 1996, Chap I. § 3.
26
Contre le cognitivisme, l’anti-cognitivisme insiste sur la différence logique entre un énoncé de fait et un
énoncé de valeur.
27
H. L. A. Hart, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, 2ème éd. augmentée : Facultés universitaires
Saint-Louis, 2005. Hart adopte une conception anti-cognitiviste radicale, qui se déploie sur deux points
essentiels : (a) primo les énoncés de fait sont profondément différents des énoncés de valeurs ; (b) secundo nous
ne pouvons pas logiquement dériver un énoncé de valeur d’un énoncé de fait. Cf. M. La Torre, « Le modèle
hiérarchique et le Concept de droit de Hart », Revus (2013)21, pp. 117-139. Spéc. p. 129.
28
Alf Ross, « The Rise and Fall of Doctrine of Performatives », in Raymond E. Olson et Anthony M. Paul,
Contemporary Philosophy in Scandinavia, Baltimore, London, John Hopkins, 1972, pp. 197-212.
29
A l’opposé de la conception idéale ou « hylétique » de la majorité des théoriciens de l’entre-deux Guerres
(jusnaturalisme traditionnel et Kelsen de la théorie pure), Alf Ross a une conception « expressive » des normes
juridiques. Ce ne sont pas des entités abstraites ou des propositions linguistiques descriptives ; ce sont des
« directives », c’est-à-dire des propositions linguistiques prescriptives qui signifient des commandements
énoncés par des êtres humains spécialement investis de ce pouvoir dans le but de diriger la conduite d’autres
êtres humains. Ces actes ne résultent pas d’un acte de connaissance (anti-cognitivisme), tout au plus, soit ils sont
énoncés et ils existent, soit ils ne sont pas énoncés et ils n’existent pas. Cf. Alf Ross, « Imperatives and Logic »,
Theoria, VII/VIII, 1941, p. 53-71, § 2 et 3 (trad. Française par E. Millard et E. Matzner, in Alf Ross,
Introduction à l’empirisme juridique, textes réunis par E. Millard, Paris, LGDJ, 2004).
30
P. Brunet, « Alf Ross et la conception référentielle de la signification en droit », Droit et Société-50-2002, pp.
19-28, spéc. p. 27.
6
C’est dire qu’un énoncé du discours constitutionnel tel que celui portant dénomination de
la Constitution ne trouve pas de signification ailleurs que dans le système juridique. Aussi
demeure-t-il constant qu’élaborée dans la proposition, son exégèse débouche sur le constat de
son indétermination (I). En revanche, en l’appréhendant en tant que décision, c’est-à-dire acte
juridique, on s’accorde la possibilité de penser sa performativité (II).
Faut-il employer certains mots pour dénommer la Constitution ? Ces mots, qui seraient
« appropriés », produisent-ils naturellement des effets susceptibles de rationalité dans le
discours juridique ?
La lecture panoramique de la terminologie et de la syntaxe sous lesquels sont désignés les
instruments constitutionnels dans le temps et dans l’espace, amène à se préserver de toute
« logo-magie »33. Nommer la Constitution suit, du point de vue lexicographique ou
onomastique, le principe de liberté. Une palette impressionnante de formules se déploie ainsi
au cours de l’histoire. Chartes, Ordonnances, Statuts, Loi fondamentale, Ordres
fondamentaux, Forme de gouvernement, Instrument de gouvernement, forment ainsi un
lexique particulièrement fournit qui a permis de nommer les premières Constitutions écrites
dans l’histoire. Certaines de ces dénominations ont traversé les époques et perdurent
aujourd’hui34.
On relèvera toutefois que la tendance actuelle est à la sobriété. Aussi, les constituants
affichent-ils de nos jours leur préférence pour les mots ou groupe de mots « Constitution » et
« Loi constitutionnelle », quand ils entreprennent de nommer les instruments constitutionnels.
31
Sur le lien entre le fait linguistique et sa signification dans l’interprétation constitutionnelle, et qui valorise la
distinction entre le texte et le contexte, on se référera utilement à O. Pfersmann, « Le sophisme onomastique :
changer au lieu de connaitre. L’interprétation de la Constitution », in F. Mélin-Soucramanien (dir.),
L’interprétation de la Constitution, Paris, Dalloz (Thèmes et commentaires), 2005, pp. 33-60, spéc. pp. 38-41.
32
Pour R. Guastini (conférence sur « La question du "point de vue interne" dans la science du droit », Université
d’Aix-Marseille, Aix-en-provence, novembre 2006), cette indétermination tient au caractère vague (open texture
de H. Hart) qui est une propriété objective du langage et non pas seulement du langage juridique. Ce caractère
est une propriété de tout prédicat au sens logique, c’est-à-dire de tout terme dénotant non pas un élément
individuel, mais une classe. Notons ici que le mot constitution peut renvoyer aussi bien à un élément individuel
qu’à une classe.
33
E.-H. Sépulchre, « Le performatif en droit : logo-magie ou logomachie ? », L’Actualité terminologique, vol 28,
n°1, pp. 4-10.
34
Exemple de la Suède, la Norvège, les Pays-Bas, l’Allemagne.
7
que l’objectif prioritaire de la Constitution écrite, la stabilité institutionnelle 45, ne soit pas
atteint. La régulation institutionnelle peut aussi subir le coup. Comment faudra-t-il mettre en
œuvre la procédure de révision ? Réviser une telle Constitution équivaut-il à réviser
l’ensemble du corpus ou alors l’opération doit-elle s’entendre de la révision de n’importe
quelle disposition de valeur constitutionnelle quel qu’en soit le contenant 46 ? La dénomination
apparait dès lors comme un enjeu de transparence, de clarté, d’intelligibilité 47 de la parole
constituante. Pour les utilisateurs de la Constitution, elle est une condition de sécurité
juridique48.
C’est dans cette optique qu’elle se retrouve au centre des politiques de simplification et de
codification constitutionnelle. La question de F. Delpérée illustre cet intérêt : « comment
dénommer le nouvel instrument constitutionnel ? (…) "la nouvelle Constitution" ou la
"Constitution coordonnée" ? »49. Mais, surtout, elle met en relief la multiplicité des enjeux
Constitution qui n’a pas encore vu le jour, mais que le juge constitutionnel a, à son tour retenues pour former le
corpus constitutionnel. Cf. Suzie Navot, « La Cour suprême israélienne et le contrôle de constitutionnalité des
lois », Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, n°35-avril 2012. Cette situation est similaire à celle de la
France sous la IIIe République, elle aussi n’avait pas de « Constitution » à proprement parler, mais trois lois
constitutionnelles distinctes : la loi du 24 février relative au Sénat ; la loi du 25 février relative à « l’organisation
des pouvoirs publics » ; la loi du 16 juillet « sur les rapports des pouvoirs publics ».
La plus frappante illustration de l’éparpillement des normes constitutionnelles est cependant fournie par
l’Autriche où les dispositions constitutionnelles dont la recension n’est pas évidente se répartissent dans quatre
catégories : celle des lois constitutionnelles incluses dans la Constitution fédérale et qui en forment une partie ;
celle des lois constitutionnelles fédérales hors de l’instrumentum constitutionnel fédéral originaire expressément
désignées comme telles (verfassungsgesetze) ; celle des dispositions à valeur constitutionnelle incluses dans les
lois ordinaires expressément désignées comme telles (verfassungsbestimmungen) ; celle de traités ou stipulations
de traités modifiant la Constitution, approuvés selon la procédure prévue pour les lois et les dispositions
constitutionnelles et explicitement désignés comme tels. Cf. O. Pfersmann, « La révision constitutionnelle en
Autriche et en Allemagne : théorie, pratique et limites », in Association française des constitutionnalistes, La
révision de la Constitution, Paris, Economica, 1993, pp. 7-65. ; J. Pini, « La Cour constitutionnelle autrichienne
et les rapports entre le juge constitutionnel et le pouvoir constituant », Les Cahiers du Conseil constitutionnel,
n°7/1999, pp. 74-84.
45
C’est en effet parce qu’elle est censée apporter plus de stabilité aux institutions que la forme écrite, apparue
vers la fin du XVIIIe siècle, s’est rapidement étendue et érigée en forme modèle du langage constitutionnel. Voir
A. Esmein, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, VIe éd., 1914, réédition par les Éditions
Panthéon-Assas, 2001, pp. 568, 578-579 ; S. Milacic : « A propos du cinquantenaire de la Constitution de 1958.
Entre la longévité et la stabilité : les ambiguïtés », Politeia, 2009, n° 15, pp. 143-166.
46
S’appuyant sur le cas de la France, M. Verpaux (« Constitution et lois constitutionnelles. Brèves réflexions à
l’occasion de quelques révisions récentes », Mélanges en l’honneur de Jean Gicquel, Paris, Montchrestien, p.
594) montre les difficultés suscitées par une matière qui ne connait pas de rigueur dans sa réglementation, celle-
ci étant susceptible de suivre à la fois deux grandes perspectives, internalisante et externalisante, : « (…) la
Constitution est, d’abord, une loi constitutionnelle. Formellement, c’est par une succession de lois
constitutionnelles que la Constitution est révisée (…) mais les rapports entre la loi constitutionnelle et la
Constitution sont parfois complexes. Le constituant a parfois intégré des textes originellement situés en dehors
d’elle-même. (…) Dans d’autres cas, le constituant place en dehors de la Constitution formelle des dispositions
qui sont indubitablement constitutionnelles et qui auraient pu, ou auraient dû, être intégrées dans le corps même
de la Constitution, mais qui sont inscrites ailleurs ».
47
Relevons, pour en souligner l’intérêt, que ces objectifs de législation ont acquis valeur constitutionnelle dans
certains systèmes juridiques.
48
Cf. B. Mathieu, « Constitution et sécurité juridique », Annuaire international de justice constitutionnelle, XV-
1999.
9
mobilisés par cette question. Certes, menée à droit constant 50, la codification permet de
surmonter des difficultés lexicales qui obscurcissent le sens des textes. Concomitamment, elle
influe sur le droit réel et s’intercale inévitablement entre la transcription et la transgression 51
de la règle constitutionnelle. Aussi, nommer la Constitution est toujours le terreau d’une
manifestation de la puissance illocutoire du discours juridique dont la densité est difficilement
maitrisable.
La pluralité des énonciations se reflète dans tous les usages de la dénomination dans le
discours juridique que l’on peut limiter ici aux divers supports textuels ayant valeur normative
en droit constitutionnel. Ce type de supports regroupe notamment le texte et le péri-texte de la
Constitution, le texte portant promulgation de l’acte constitutionnel nouvellement adopté 52, ou
encore la décision de constitutionnalité, éventuellement accompagnée des réserves
d’interprétation.
Cette présence de la dénomination dans les textes (ou états de textes) à valeur
constitutionnelle ne réduit pas l’étendue des significations d’une énonciation irréductiblement
équivoque53. Ce caractère équivoque subsiste quel que soit le lieu matériel de cette
énonciation. Les textes qui portent la dénomination de Constitution ne sont pas par nature
expressifs, la toise de l’acte réceptice ou instrumentaire ne sert qu’accessoirement
l’interprétation. La parole de l’interprète est elle-même fluide, indéterminée et impossible à
fixer matériellement54. Dire « la Constitution » n’est pas plus signifiant en soi que dans le
contexte matériel de cette énonciation55.
Le schéma des actes juridiques décisoires, législatifs ou judiciaires, établit la
différenciation entre l’énonciation signifiante, normative ou performative et l’énonciation non
signifiante, simplement descriptive, à travers la distinction du dispositif, qui contient la
décision du juge, et de l’exposé des motifs qui la justifient et la fondent.
« Très schématiquement, le dispositif répond à la question quoi (l’objet), alors que les moyens
[les motifs] répondent à la question pourquoi (la cause) » ; « Par le dispositif, le tribunal vient à
ordonner, condamner, débouter, désigner. Il s’agit bien d’énoncés dont la forme est
explicitement performative »56.
49
F. Delpérée, « La révision de la Constitution et la codification », in L’Etat de droit, Mélanges en l’honneur de
Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, pp. 145-146.
50
La codification constitutionnelle opère au départ de l’œuvre constituante, c’est une codification à droit
constant.
51
G. Timsit, « La codification, transcription ou transgression de la loi ? », Droits, 1997 ; reproduit in G. Timsit,
archipel de la norme, Paris, PUF (Les voies du droit), 1997, p. 145.
52
E. Mella, « La promulgation de la Constitution », RDP, n°6, nov-déc.2002, p. 1705.
53
Sur les diverses références auxquelles peut faire allusion la Constitution de l’Etat, voir E. Smith, « Les
fonctions symboliques des constitutions », in M. Troper et D. Chagnollaud (dir.), Traité international de droit
constitutionnel, T1. Théorie de la constitution, Paris, Dalloz, 2012. pp. 767-795.
54
Cf. O. Cayla, « La chose et son contraire (et son contraire, etc.) », Les Etudes philosophiques, 1999, n°3, p.
291-310.
55
Le contexte auquel nous faisons présentement allusion n’est pas celui que définit l’herméneutique
contextualiste (voir infra). La notion fortuite de contexte "matériel" qui est employée ici concerne simplement
l’organisation légistique des supports constitutionnels.
56
D. Pasteger, « Actes de langage et jurisprudence. Illustrations de la réception de la théorie austinienne de la
performativité du langage dans la pratique juridique », Dissensus-Revue de philosophie politique de l’Ulg-N°3-
10
norme constitutionnelle à une norme supérieure de droit naturel 69 ; par une interprétation
constructive du type qui sert d’argument d’appui à la théorie réaliste de l’interprétation70.
La conclusion selon laquelle la détermination de la dénomination de Constitution déroge à
la logique formelle s’impose à ce niveau. Le texte de son énonciation est souvent peu
explicite quant à la possibilité ou non de déterminer sa valeur performative. La théorie
d’Austin nous révèle qu’il ne saurait en être autrement. Selon le philosophe anglais, le
performatif juridique est nécessairement rigide, il doit être un « performatif explicite »71. Or,
l’énoncé portant dénomination de Constitution agit comme un « performatif primaire », c’est-
à-dire que le plus souvent en ce qui le concerne, « (…) il se peut que rien dans les
circonstances ne nous permette de décider si oui ou non l’énonciation est performative »72. La
formulation de cet énoncé peut se faire à l’intérieur des conventions sans que sa réussite soit
garantie, elle peut être valablement accomplie tout en produisant un acte de langage
juridiquement creux. Cette indétermination propositionnelle et textuelle nécessite, pour être
surmontée, une remontée vers l’acte de langage qui produit la dénomination de Constitution,
son enveloppe juridique, la décision de nommer.
A quel moment et selon qui l’énoncé portant dénomination de Constitution vaut-il décision
dans le système juridique ? La doctrine classique73 de l’interprétation a longtemps mis en
exergue la pragmatique du langage juridique par le recours à l’intention de l’auteur du texte.
Une solution que l’on doit considérer d’un regard prudent à propos de la matière
constitutionnelle. Rappelons-nous de l’embarras dans lequel tomba l’Abbé Siéyès, principal
théoricien du « pouvoir constituant ». Estimant en 1789 le recours au pouvoir constituant
nécessaire à trancher les querelles d’interprétation suscitées par la Constitution, il vit aussitôt
la limite d’une telle hypothèse : la dimension transpositive du pouvoir constituant équivaut à
69
Notons que pour les positivistes, toute prescription imposée au pouvoir constituant originaire relève de la
sphère transpositive et s’assimile à du droit naturel.
70
V. l’arrêt C.E. 17/02/1950, Ministre de l’agriculture c/ Dame Lamotte.
71
Pour Austin, le « performatif explicite », nécessaire à la situation juridique, se distingue du « performatif
primaire » par le fait d’un énoncé qui annonce explicitement ce qu’il fait, c’est un énoncé constatif auto-validant,
ayant une référence immanente et non extérieure.
72
V. Quand dire, c’est faire, 6e conférence, cité par S. Laugier, op.cit, p. 614.
73
On fait ici allusion à école de l’exégèse et à l’école historique allemande sur lesquelles le présent propos ne
s’arrêtera pas, le constat de leurs apories étant surfait.
13
liaison entre la sémantique et la pragmatique 79. La lettre du texte est censée fournir une sorte
de "limite" à l’interprétation acceptable. Le signifiant réfère à un « signifié transcendantal »
qui « excéderait la chaîne des signes, et ne fonctionnerait plus lui-même, à un certain
moment, comme signifiant »80.
Quelques applications illustrent néanmoins ce schéma dans la pratique, notamment
lorsqu’il existe une prescription positive qui fait de l’emploi de certains termes une condition
de validité de certaines opérations constituantes. Dans le système autrichien, l’article 44 al. 1 er
de la Loi constitutionnelle fédérale de 1920 exige, sous peine de nullité, que le pouvoir de
révision insère l’adjectif « constitutionnel » dans l’intitulé officiel du texte ou de l’extrait du
texte ayant valeur constitutionnelle. Le contrôle de constitutionnalité des lois
constitutionnelles, que cet Etat pratique par ailleurs 81, porte également sur la qualification
constitutionnelle. Celle-ci y acquiert par conséquent une valeur normative. La formalisation
constitutionnelle s’analyse également en formalisation des termes du discours
constitutionnel82. Le lexical se greffe au normatif pour lui donner sens.
La sémantique de la dénomination peut même conférer le critère décisif de repérage de la
Constitution dans ce type de système. C’est en effet celui qui permettra de discriminer entre
les textes adoptés en forme identique par le même organe. Aussi, même non rigide, la Cour
Suprême d’Israël83, dans un système qui ne connait pas de véritable constitution écrite,
reconnait au texte que la Knesset a nommé « Loi fondamentale », la valeur d’une loi
constitutionnelle84. La « Loi fondamentale » revêt donc la supériorité sur la loi ordinaire, y
compris dans l’hypothèse où les deux ont été adoptées suivant une procédure identique. Il
semble dès lors que, bien que le juge de la Cour suprême confère une signification
substantielle au caractère fondamental85, l’indice de reconnaissance de l’existence d’une loi
ayant valeur constitutionnelle est, soit cette dénomination de Loi fondamentale, soit
l’énonciation de « Constitution » que l’on retrouve dans la décision de constitutionnalité.
Cet exemple permet en même temps de revenir sur la justification objectiviste de la valeur
normative de la dénomination de Constitution. En effet, le plus souvent, la prescription
sémantique n’existe pas en raison du fait que la qualification de Constitution se situe au départ
du processus constituant86. Et même dans l’hypothèse de l’existence d’une base textuelle, on a
déjà souligné que les mots ne peuvent pas toujours être repris dans leur sens littéral, car ils
79
Cette distinction est complètement récusée par Otto Pfersmann, « Le sophisme onomastique : changer au lieu
de connaitre. L’interprétation de la Constitution », op.cit, p. 38, note 8.
80
V. Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 30, cité par Olivier Jouanjan, « D’un retour de l’acteur
dans la théorie juridique », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XXXIX-121 | 2001, mis en ligne
le 11 décembre 2009. URL : http://ress.revues.org/646 , p. 58.
81
V. J. Pini, « La Cour constitutionnelle autrichienne et les rapports entre le juge constitutionnel et le pouvoir
constituant », op.cit, p. 81.
82
Abus des formes juridiques ? J. Pini (Ibid.) rapporte, sous cette question, l’embarras d’une certaine doctrine
autrichienne.
83
Cl. Klein, « Le pouvoir constituant », in M. Troper et D. Chagnollaud (dir.), Traité international de droit
constitutionnel, T3. Suprématie de la constitution, Paris, Dalloz, 2012, pp. 5-31 ; A. Jussiaume, « La Cour
suprême et la Constitution en Israël : entre activisme et prudence judiciaire », Jus politicum – Autour de la
notion de Constitution – n°3-2009.
84
Voir la décision célèbre intervenue en 1995, HCJ 6821/93 United Mizrahi Bank ltd v. Migdal Cooperative
Village 49(4) PD 221.
85
Cf. la doctrine de Barak du « purposive interpretation ». A. Barak, « Constitutional Interpretation », in F.
Mélin-Soucramanien (dir.), L’interprétation constitutionnelle, Paris, Dalloz (Thèmes et commentaires), 2005, p.
91-118.
86
L’hypothèse concerne aussi bien la constitution souple ou non écrite que le texte écrit parfois éparpillé.
15
« ne portent pas par eux-mêmes des barrières qui permettraient d’exclure certains modes de leur
usage. Ces limites de l’usage ne sont pas décidées par la langue. C’est au contraire dans la
langue qu’on décide de ces limites, par les hommes qui forment une communauté de langue ou
jouent un jeu de langage. La langue ne peut donc pas, de ce fait, à la place du juriste ou du
souverain politique, résoudre le problème consistant à fixer les standards d’une certaine culture
juridique »87.
La solution objectiviste décroit ainsi vers une aporie que tente de rattraper le néoréalisme
subjectiviste.
Doctrine de l’entière liberté de l’interprétation, le point de vue néoréaliste portera à fonder
la normativité de la dénomination de Constitution sur le fait qu’elle peut entrainer des
conséquences normatives. Des conséquences qui amènent inéluctablement à la considérer
comme faisant partie du système juridique ; du moins si l’on retient avec M. Troper, reprenant
C. Alchourron et E. Bulygin, que tout système normatif est « un système d’énoncés qui ont
des conséquences normatives, avec ces conséquences »88. Ce faisant, on distingue entre le
texte et l’acte, on s’intéresse exclusivement à l’acte de langage par lequel est produite une
norme sur la dénomination de Constitution et nullement au libellé de ladite dénomination. Le
fondement de la décision qui est ainsi rendue ne se trouve pas ailleurs que dans le pouvoir de
rendre la décision.
Le néoréalisme traite à ce titre du pouvoir créateur de l’interprète, tout en précisant que ce
pouvoir est invariablement un pouvoir juridique. De cette manière, le pouvoir constituant
n’est donc plus, comme dans l’approche classique89, un pouvoir ex nihilo90. Réfutant la thèse
de l’antériorité du pouvoir constituant vis-à-vis de la Constitution 91, cette thèse préconise un
renversement chronologique sous prétexte de l’impossible connaissance de la Constitution
comme de son auteur avant l’interprétation qui est le véritable point de départ de la création
normative. Ce n’est pas la Constitution qui détermine le contrôle, mais c’est le contrôle qui
détermine la Constitution, soutient M. Troper 92. Ainsi, les notions politiques qui sont
nécessaires au fonctionnement du système juridique ne trouvent pas de fondement ailleurs
qu’à l’intérieur de ce système. Dans cette lancée, le pouvoir constituant n’est pas un pouvoir
politique, mais bien un pouvoir juridique institué par le droit et la souveraineté du Peuple
n’existe pas, puisque lui-même n’a pas d’existence au sens juridique en dehors de la
Constitution qui est le véritable fondement de toute habilitation à édicter des normes
juridiques dans l’Etat constitutionnel93.
87
R. Christensen, Was heißt Gesetzesbindung? Eine rechtslinguistische Untersuchung, Berlin, Duncker &
Humblot, 1989, p. 285; cité par O. Jouanjan, « D’un retour de l’acteur dans la théorie juridique », op.cit, p. 59.
88
M. Troper, « La constitution comme système juridique autonome », Droits, 2002, p. 74.
89
Pour un exposé substantiel des différentes doctrines du pouvoir constituant, on se référera utilement à Cl.
Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, Paris, PUF, 1996.
90
M. Troper et L. Jaume, « Le projet de Constitution européenne et la question du pouvoir constituant », Cités
2003/1, n° 13, p. 101-111, spéc. p. 103.
91
Cl. Klein reprend en guise d’épigraphe à Théorie et pratique du pouvoir constituant, op.cit, la phrase de Siéyès
« Une Constitution suppose avant tout un pouvoir constituant ».
92
M. Troper, « Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnaliste », in M. Troper, Le droit et la
nécessité, Paris, PUF, 2011, pp. 139-154. Voir aussi, P. Brunet, « Le juge constitutionnel est-il un juge comme
les autres ? Réflexions méthodologiques sur la justice constitutionnelle », in C. Grewe, O. Jouanjan, E. Maulin et
P. Wachsmann (dir.), La notion de « justice constitutionnelle », Paris, Dalloz, 2005, pp. 115-135, spéc. p. 124.
93
Cf. E. Sur, « Le pouvoir constituant n’existe pas ! Réflexions sur les voies de la souveraineté du peuple », in
Mélanges en l’honneur de Dmitri Georges Lavroff, La Constitution et les valeurs, Paris, Dalloz, 2005, pp. 569-
591.
16
94
Cité par A. Jussiaume, op.cit, p. 1 du PDF.
95
Sur le thème du « Gouvernement des juges », cf. E. Lambert, Le Gouvernement des Juges et la lutte contre la
législation sociale aux Etats-Unis. L’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des
lois, Paris, Giard, 1921 ; N. Foulquier, L. Heuschling (dir.), Gouvernement des juges et démocratie, Publications
de la Sorbonne, 2001.
96
C’est le type de difficulté auquel se heurte O. Cayla, « Lire l’article 55 : comment comprendre un texte
établissant une hiérarchie des normes comme étant lui-même le texte d’une norme ? », Les Cahiers du Conseil
constitutionnel, n°7/1999, pp. 117-131.
97
R. Dworkin, L’empire du droit, Paris, PUF, 1994.
17
caractérisant les espèces animales98. Dès lors, son idée de l’ordre juridique peut se décrire
sous la métaphore du « roman écrit à la chaine »99 où les juges-auteurs allient leurs propres
convictions éthiques et esthétiques au souci de préserver la cohérence d’ensemble d’une
intrigue guidée par le principe d’unité et d’intégrité.
Sous une telle description, la symbolique de la dénomination ne peut plus, ni lui être
naturelle, ni être issue du « pouvoir discrétionnaire » (« judicial discretion», Dworkin) du
juge ; elle porte l’empreinte du milieu socio-discursif particulier qui lui donne sens. Reste
cependant à mettre en évidence les ressorts pertinents de l’harmonie de ce système normatif et
institutionnel de valeurs partagées, ce système de droit fondé sur le fameux critère de
l’«integrity » qui offre toujours au juge la « bonne réponse » (right answer)100. L’idéalisme de
R. Dworkin y trouve une limite importante.
Néanmoins, on en retire une idée essentielle : la concrétisation de la dénomination norme
s’incorpore dans un système préconçu, l’espace public, théoriquement reconstruit comme lieu
du débat culturel et de cristallisation des repères de la contrainte systémique. Une telle
justification est en déficit d’assises formelles et stratégiques. Peu importe, le problème n’est
pas relatif à la validité encore moins à l’efficacité d’une volonté constituante, il concerne la
praxis constitutionnelle. On passe ainsi du droit constitutionnel conçu comme système
normatif enchevêtrant les normes, à la conception du droit constitutionnel comme système
d’action.
Cette transformation favorise le développement de paradigmes nouveaux tels que celui du
droit procédural, qui s’entend de la « réorganisation des processus décisionnels publics en
vue d’associer par liaison argumentative les différentes parties intéressées de la société
civile »101. Ce paradigme invite l’analyse du discours du droit, dans l’univers contemporain de
la « démocratie continue »102, à la rupture de son intransigeance dualiste – distinction entre les
visions interne et externe du discours juridique, pour s’arrimer à une approche de la
connectivité de la raison, de la société et du droit. Aussi arrive-t-il avec une plus grande
fréquence et moins de surprise que l’analyse de la décision juridique s’inspire de l’association
habermassienne103 du monde vécu et du système institutionnel. Tantôt fait-on recourt à
l’analyse structurante du droit104 pour décrire le passage de l’énonciation textuelle à la
décision normative.
Ce processus est décrit dans une approche moins sophistiquée, mais non moins pertinente
par Ch. Grzégorczyk105 qui a tenté, malgré un enthousiasme limité, d’appliquer à la science du
98
Cité par Y. Laurans, Recherches sur la catégorie juridique de constitution et son adaptation aux mutations du
droit contemporain, op.cit, p. 36, note 2.
99
R. Dworkin, « La chaîne du droit », Droit & Société, 1985, n°1, pp. 61-98.
100
R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, cité par F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au
réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis,
2002, pp. 424 et s.
101
J. Lenoble, « Modèles de rationalité et crise de la démocratie », in D. Rousseau (dir.), La démocratie
continue, Actes du colloque de Montpellier du 2-4 avril 1992, Paris, LGDJ, 1995, p. 86 et s.
102
D. Rousseau, « De la démocratie continue », in D. Rousseau (dir.), op.cit, pp. 5-25.
103
J. Habermas, « La souveraineté populaire comme procédure », cité par J. Lenoble, op.cit, p. 85.
104
O. Jouanjan, « Nommer/Normer. Droit et langage selon la "théorie structurante du droit" », Le temps des
savoirs, 2000, n° 1, p. 39.
105
Ch. Grzégorczyk, « L’impact de la théorie des actes de langage dans le monde juridique. Essai de bilan »
op.cit. ; Mais surtout sur ce point : « Le rôle du performatif dans le langage du droit », APD n°19, Le langage du
droit, 1974, pp. 229 et s.
18
droit la théorie des actes de langage, en s’appuyant sur la façon dont l’américain J. Searle 106
révise J. L. Austin, notamment dans ce qui empêchait que les thèses de l’anglais soient
reprises en droit. J. Searle s’intéresse particulièrement à la difficulté qu’Austin éprouve à
s’expliquer le paradoxe qu’il existe un acte linguistique, l’affirmation, qui peut être aussi bien
vrai ou faux – s’analysant comme un constatif – que réussi ou raté – exprimant un
performatif. Il préconise que la solution trouve un point de départ dans le constat que
l’affirmation est une notion ambivalente, qui peut être comprise soit comme l’action
d’affirmer, soit comme l’objet de cette affirmation. Ce qui aboutit à reconsidérer la distinction
entre le constatif et le performatif, requalifiée en distinction entre affirmations-actes et
affirmations-objets, qui rend compte de la double dimension de l’affirmation à la fois acte et
contenu. L’intérêt c’est de dépasser le caractère abrupt de la distinction entre acte locutoire et
acte illocutoire107. Pour Searle, tous les actes de langage, lorsqu’ils sont illocutoires,
continuent de présenter à la fois un aspect acte et un aspect objet. L’aspect objet représente un
fait brut résultant des interactions physiques qui nous entourent tandis que l’affirmation-acte
est un fait institutionnel dont l’existence est subordonnée à la règle de reconnaissance
sociale108.
Développant la théorie de Searle, Ch. Grzégorczyk s’intéresse particulièrement aux
affirmations-objets qui, en principe, se distinguent des affirmations-actes aux yeux du juriste
par le fait qu’elles n’entrainent pas d’effets extralinguistiques, mais uniquement linguistiques.
Ch. Grzégorczyk découvre que certaines affirmations-objets vont au-delà du linguistique
simple, entrainent des effets dans la réalité extralinguistique. Cette catégorie peut donc de
nouveau être répartie entre les affirmations-objets performatives et les affirmations-objets
constatives. Ce qui particularise l’affirmation performative c’est qu’elle « crée le fait social
de reconnaissance qu’un état de chose a lieu ou a eu lieu, ou qu’une situation donnée se
présente d’une manière définie »109.
On peut tirer avantage des travaux de Grzégorczyk, si l’on veut dépasser certaines
difficultés auxquelles conduit l’inconsistance des règles de forme du langage juridique. Avec
une telle approche, on voit comment la dénomination de Constitution peut, nonobstant une
énonciation informalisée, revêtir les oripeaux performatifs de la juridicité. Cette
performativité tient à ce qu’elle crée un fait social nouveau. Et, cette capacité à créer un fait
social nouveau peut être évaluée au prisme du test de vérité conçu par Grzégorczyk – qui
renouvelle en fait le test de vérité qui permit à Austin de dépasser la césure
constatif/performatif. Selon ce test, si une affirmation ne peut être ni vraie ni fausse, c’est
qu’elle est de nature performative. Est-ce vrai que le document ainsi dénommé par le
constituant est la Constitution ? est évidemment une question absurde, du moins dans le cadre
d’une observation interne au système constitutionnel.
Précisons encore qu’une telle affirmation ne peut s’imposer qu’au terme de l’appréciation,
de la valeur illocutoire, c’est-à-dire des effets de la « dénomination-norme » sur les actes et
les comportements des acteurs du droit constitutionnel. Le système constitutionnel est dès lors
106
De J. Searle, Ch. Grzégorczyk reprend surtout : Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris,
Herman, Collection Savoir, 1972, pp. 91-94 ; toutefois, la théorie du philosophe sur le langage s’est affinée dans
d’autres productions, notamment : La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998 ; « Réalité
institutionnelle et représentation linguistique », in J. Bouveresse et D. Roche (dir.), La liberté par la
connaissance, Paris, Odile Jacob, 2004, pp. 212 et s.
107
J. Searle, « Austin on locutionary and illocutionary acts », The philosophical review, vol 77, 1968, p. 405 et s.
108
La distinction entre faits bruts et faits institutionnels demeurera l’un des points essentiels de la théorie de J.
Searle. C’est notamment le point central de La construction de la réalité sociale.
109
Ch. Grzégorczyk, « Le rôle du performatif dans le langage du droit », op.cit, p.258.
19
appréhendé sous les termes d’une approche contextualiste qui le conçoit comme le cadre
pratique à l’intérieur duquel la parole constituante fait l’objet, à travers ses fonctions, d’une
reconnaissance par l’ensemble des interlocuteurs du système juridique, un contexte dans
lequel l’acte de nommer la Constitution produit absolument des effets sociaux et normatifs.
Comme l’écrit M. Van Hoecke, le « contexte normatif » est celui dans lequel :
« (…) le sens "juridique" d’un terme ne découle pas en premier ordre d’une définition légale,
mais de la fonction que ce terme a dans la loi et dans la régulation sociale que le législateur a en
vue. Pour déterminer le sens d’un texte de loi, il faut toujours le situer dans son contexte
normatif qui détermine et précise le sens des mots »110.
Il faut donc que la dénomination de Constitution assure effectivement plus qu’une simple
fonction rhétorique, que son impact socio-normatif puisse être identifié dans le contexte de
l’énonciation. La thèse de l’existence d’affirmations performatives permet en effet que l’on
reconnaisse une valeur normative à la dénomination de Constitution même lorsqu’on admet
qu’il s’agit toujours d’une affirmation-objet, sans rompre nécessairement le lien entre le droit
et le langage dans le processus de l’interprétation.
Bibliographie indicative :
- Alf Ross, Introduction à l’empirisme juridique, textes réunis par E. Millard, Paris, LGDJ,
2004 ;
110
M. van Hoecke, « Définitions légales et interprétation de la loi », Droit et Société n°8-1988, p. 110.
111
Cf. V. Champeil-Desplats, C. Grezgorczyk et M. Troper (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Bruxelles,
Bruylant, Paris, LGDJ, 2005.
20
- Alf Ross, « The Rise and Fall of Doctrine of Performatives », in Raymond E. Olson et
Anthony M. Paul, Contemporary Philosophy in Scandinavia, Baltimore, London, John
Hopkins, 1972, pp. 197-212;
- Amselek P. (dir), Théorie des actes de langage, Ethique et Droit, Paris, PUF, 1986, 252 p.
- Austin J. L., Quand dire, c’est faire, trad. Et notes Gilles Lane, éd. Seuil, Paris, 1970 ;
- Benveniste E., Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, Tome 1, 1966;
- Cayla O., « La chose et son contraire (et son contraire, etc.) », Les Etudes philosophiques,
1999, n°3, p. 291-310 ;
- Grzégorczyk C., « Le rôle du performatif dans le langage du droit », APD, T.XIX, 1974,
pp 229-241.
- Kelsen H., Théorie générale des normes (1979), trad. fçse O. Beaud et F. Malkani, PUF,
1996 ;
- Klein C., « Le pouvoir constituant », in M. Troper et D. Chagnollaud (dir.), Traité
international de droit constitutionnel, T3. Suprématie de la constitution, Paris, Dalloz,
2012, pp. 5-31 ;
- Laugier S., « Performativité, normativité et droit », Archives de Philosophie, 2004/4,
Tome 67, pp. 607-627 ;
- Mélin-Soucramanien F. (dir.), L’interprétation de la Constitution, Paris, Dalloz (Thèmes
et commentaires), 2005 ;
- Searle J., « Réalité institutionnelle et représentation linguistique », in J. Bouveresse et D.
Roche (dir.), La liberté par la connaissance, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 212 ;
- Searle J., « Austin on locutionary and illocutionary acts », The philosophical review, vol
77, 1968, pp. 405 et s;
- Searle J., Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, Herman,
Collection Savoir, 1972, pp. 91-94 ;
- Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen (Philosophical Investigations), B.
Blackwell, Oxford, 1953, trad. franç. in Tractatus Logico-philosophicus suivi de
Investigations Philosophiques, Gallimard, 1961.