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Richard Martial MVOGO BELIBI


Assistant au Département de Droit public et science politique de la Faculté des sciences
juridiques et politiques de l’Université de Ngaoundéré (Cameroun) ; Membre de
l’Association des auditeurs de l’Académie Internationale de Droit Constitutionnel.

LA DÉNOMINATION DE CONSTITUTION.
Indétermination et performativité d’un acte du langage constitutionnel.

Résumé : Le tournant pragmatique de la philosophie du langage correspond au retour de


l’acteur au centre de la théorie du droit. L’acquis majeur de ce retour c’est d’accorder les
juristes sur une question qui a divisé les anciens. Il est désormais possible de dépasser, par le
biais d’une théorie institutionnelle de la signification, appréhendant le droit comme action, à la
fois l’idée cognitiviste d’une constitutionnalité naturelle, et le nihilisme néoréaliste d’une
constitutionnalité artificielle. Car, il n’y a qu’un langage, des formes verbales, que le système
considère, selon le contexte, comme faits normatifs. Notre étude sur la dénomination de
Constitution montre comment un élément rhétorique peut quitter les marges pour s’incorporer
dans le discours proprement normatif. Une telle transition n’est ni le produit d’une formalisation
objective, ni la résultante d’un volontarisme subjectif. C’est la forme institutionnelle d’une
émanation souterraine du milieu discursif du droit. La performativité de la dénomination de
Constitution n’est pas naturelle, non plus subjective. Le signifié résulte de signifiants qui se
situent à de multiples instants d’une communication systémique, intersubjective, interactive.
Mots clés : Théorie de la connaissance, Constitution, Langage, Normativité, Performativité.

_____________________________________________

NAMING CONSTITUTION.
A hollow and performative act in constitutional language.

Abstract: The pragmatic turn in the philosophy of language is related to the actor’s coming
back to the heart of the legal theory. The main end product of this evolution seeks to realise an
agreement between jurists on an issue that divided their elders. The idea of natural
constitutionality is not defendable; not even that of artificial constitutionality, in any law’s
active consideration. There is only one language that is verbal forms which are considered as
normative facts by the system, and in relation to the context. Our study on the denomination of
the constitution lays emphasis on how a rethorical element may be extended to interfere with the
normative language. Such a transition is neither a consequence of objective formalisation, nor a
subjective will. It is an institutional form deriving from the deep structure of the law’s language.
The success in the constitution denomination is not natural, it is not subjective. The meaning is
the end-product from concepts, through the different steps of a systemic, intersubjective and
interactive communication.
Key words: Theory of knowledge, Constitution, Language, Norms, Performatives.

___________________________________________
2

« E
noncer signifie produire ». L’aphorisme de Mallarmé s’applique-t-il au
rapport entre la Constitution et sa dénomination ? La question peut éloigner,
puis rapprocher la philosophie du langage et la science du droit.
La mutation pragmatique (« pragmatic turn », J. Dewey) de la philosophie du langage,
impulsée par A. Reinach1, développée par J. L. Austin2 et le second Wittgenstein, a contribué
à réduire la distance entre le savoir et l’agir, de moins en moins pensés comme deux ordres
séparés du monde humain. L’étude du langage récuse désormais, à la fois la possibilité d’une
théorisation des conditions ou règles psychologiques ou sociales de la formation, de
l’expression des intentions, et l’« illusion descriptive » des courants purs. À rebours du
courant classique qu’incarnait le représentationnalisme de Frege et qui associait le sens d’un
énoncé à la représentation d’un état de choses, la théorie des actes de langage entend dénoncer
l’idée d’un rapport univoque entre les mots et le monde, J. L. Austin a démontré qu’il y a des
énoncés qui ne reflètent pas la réalité. Ces énoncés qu’il appelle « performatifs » ne décrivent
pas des faits. S’élargissant du domaine de la constatation à celui de la performance, leur
énonciation est l’accomplissement d’un acte. Ce sont des énoncés qui sont aussi des actes.
« Il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien dire que je suis en train de
faire en parlant ainsi, c’est le faire »3.
Les performatifs représentent dans le langage des énonciations singulières qui, abstraction
faite de ce qu’elles sont vraies ou fausses, font quelque chose – et ne se contentent pas comme
les constatifs de la dire. Cette indécidabilité 4 du performatif implique que l’analyse tienne
désormais compte de la coexistence au sein de tout acte de langage, des effets locutoire et
illocutoire5.
Cette singularité du performatif se reflète dans le discours juridique dont la caractéristique
principale est :
« (…) d’être sui-référentiel, de se référer à une réalité qu’il constitue lui-même, du fait qu’il est
à la fois manifestation linguistique, puisqu’il doit être prononcé, et fait de réalité, en tant
qu’accomplissement d’acte. L’acte s’identifie donc avec l’énoncé de l’acte. Le signifié est
identique au référent »6.
Dans cette optique, selon une conception rattachée à l’approche sociologique du droit :
« le fait de « nommer » en droit les choses, les personnes ou les actions, ainsi que de leur
attribuer certains prédicats juridiques, revient à les créer juridiquement (ce qui n’a rien à voir

1
A. Reinach (1883-1917), Die apriorischen Grundlagen des bürgerlichen Rechts (Fondements a priori du droit
civil), 1ère éd. 1913 ; réédité en 1953 sous le titre Zür Phänomenologie des Rechts (Contribution à la
phénoménologie du droit) : théorie des actes sociaux.
2
J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, trad.et notes Gilles Lane, éd.Seuil, Paris, 1970.
3
V. Quand dire, c’est faire, 6 e conférence, cité par S. Laugier, « Performativité, normativité et droit », Archives
de Philosophie, 2004/4 Tome 67, pp. 607-627, spéc. p. 611.
4
Transcendance, en raison d’une impossibilité à se déterminer, de l’opposition entre le vrai et le faux.
5
Selon J. L. Austin, un acte de langage locutoire consiste simplement à produire des sons appartenant à un
certain vocabulaire, organisés selon les prescriptions d’une certaine grammaire, et possédant une certaine
signification ; l’acte illocutoire, en plus de tout ce qu’il fait en tant qu’il est une locution, c’est-à-dire en plus de
dire, produit quelque chose EN disant ; l’acte perlocutoire quant à lui, en plus de dire, produit quelque chose
PAR le fait de dire. La perlocution diffère de l’illocution en cela que ce qui est produit n’est pas nécessairement
cela même que ce qu’on dit qu’on produit. Les juristes qui adoptent la distinction de J. L. Austin ignorent
volontiers ce troisième aspect.
6
E. Benvéniste, « La philosophie analytique et le langage », in E. Benveniste, Problèmes de linguistique
générale, Paris, Gallimard, Tome 1, 1966, pp. 273-274, souligné par l’auteur.
3

avec leur existence matérielle !), car sans cette dénomination ils n’auraient pas d’existence dans
le monde du droit, ils ne seraient rien pour lui »7.
L’acte de nomination juridique apparait de ce point de vue comme « un véritable "coup de
force", une création d’objets, de faits, de statuts »8.
« Nommer, dans ce sens pragmatique est un type d’énonciation et d’acte de parole  : nommer,
c’est créer, c’est faire exister quelque chose de nouveau par l’énonciation d’un signifiant »9.
Il semble pourtant que cette force créatrice de l’acte de parole ne soit pas naturelle en droit,
du moins au regard de l’indétermination de la dénomination de Constitution. Donner la
dénomination de Constitution n’opère pas sur le registre de la validité constitutionnelle et ne
correspond par conséquent pas à définir en même temps la Constitution. On peut, à la suite
d’O. Pfersmann, confronter deux hypothèses communes dans la pratique :
« Dans certains Etats, il existe des textes qui portent un autre nom, mais dont on s’accorde pour
les appeler des constitutions (…). Il se pourrait également qu’un ordre juridique produise une
« Constitution », mais que les juristes conviennent de dénier à ce document une quelconque
qualité constitutionnelle »10.
Aussi,
« (…) un concept de « constitution » doit évidemment être indépendant de la dénomination que
pourrait porter un certain document dans un ordre juridique donné »11.
A la vision pragmatique de la sociologie du droit à même de concevoir la performativité de
la dénomination de Constitution s’oppose donc l’antirationalisme du discours positiviste qui
récuse à la norme constitutionnelle tout fondement dans les faits de langage. Le positivisme
préconise en effet la distinction entre les domaines de la vérité et de la validité, de la
connaissance et de la décision en droit. Si la dénomination ne peut intégrer le terrain de la
définition de la Constitution, c’est parce qu’elle résulte d’une manifestation de pouvoir, l’acte
de nommer qui se distingue du fait de définir qui est de l’ordre du savoir.
La séculaire polysémie du vocable constitution vient au renfort de cette vision. Dès les
premiers usages, on distingue entre d’une part, un usage langagier juridique et d’autre part un
usage éthico-politique, voire jusnaturaliste12. Ce dernier usage est d’ailleurs fort illustratif de
l’extensibilité du sens de constitution : la constitution au sens politique des débuts est la
constitution d’un corps, qu’il s’agisse de celui de l’individu humain ou de corps politique.
Aussi, ledit vocable sert-il de base aux mouvements sectaires ou dissidents lorsqu’ils
remettent en cause l’ordre de l’Eglise ou de l’Etat 13. De même, le terme de constitution sert à
désigner le régime politique, c’est dans ce sens que les juristes anglais parlent de la
« Constitution anglaise »14. La constitution au sens juridique, celle qui consiste à désigner un
texte de droit écrit, décrit une évolution à la complexité similaire. Constitutio se rapporte au
départ à des décrets de droit positif qui ont force de loi, et qui peuvent être également

7
C. Grzegorczyk, « L’impact de la théorie des actes de langage dans le monde juridique. Essai de bilan  », in P.
Amselek (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, PUF, 1986, p. 189.
8
F. Leimdorfer, « Le pouvoir de nommer et le discours juridique. Deux exemples d’acte de parole en droit  »,
Sociétés contemporaines, 1994, n°18/19, (pp. 145-163) spéc. p. 152.
9
Ibidem.
10
Otto Pfersmann, « La Constitution au sens formel », in Louis Favoreu et al, Droit constitutionnel, 10e éd.
Paris, Dalloz, 2007, p. 72.
11
Ibidem.
12
N. Luhmann, « La Constitution comme acquis évolutionnaire », Droits-22, 1995, pp. 105-106.
13
Ibidem, p. 106.
14
Idem.
4

caractérisés en anglais d’ordinance ou de statute15. L’évolution ultérieure n’en a cependant


pas figé le sens qui, aujourd’hui encore, ne renvoie pas forcément à la Constitution étatique 16,
à laquelle nous limitons la présente analyse. Par exemple, le rapport de consubstantialité entre
Etat et Constitution, classique du droit constitutionnel, devrait être repensé si l’on veut
concevoir avec justesse l’idée d’une « Constitution européenne »17. Cette dernière « ne peut
être, comme le relève O. Jouanjan, qu’une singularité juridique »18 non assimilable aux
constitutions nationales des Etats européens, malgré le parcours doctrinal, voire prétorien 19
dont elle a pu bénéficier. Le jeu de cette polysémie conduit également à désigner
« Constitution » l’instrument constitutif d’une organisation internationale 20. Il en est de même
pour la « Constitution », règle d’organisation interne d’un Etat fédéré dans une fédération 21
qui n’en est pourtant pas moins subordonnée à la Constitution fédérale.
Faut-il tirer parti de cette indétermination pour en conclure que la dénomination ne joue
aucun rôle dans la spécification constitutionnelle ? Qu’il s’agit d’un pur acte de langage, d’un
élément strictement verbal déconnecté de la formalisation juridique qui seule donne sens à la
notion juridique de constitution ? Faut-il penser qu’elle reste inexorablement à la périphérie
du discours constitutionnel, au niveau des préparatifs, à l’instar de ce qu’au paragraphe 49 des
Recherches philosophiques, Wittgenstein dit des dénominations :
« dénommer et décrire ne se situent pas sur le même plan : la dénomination est une préparation
à la description. Elle n’est pas encore un coup dans le jeu du langage, pas plus que placer une
pièce sur l’échiquier n’est un coup dans une partie d’échecs »22.
C’est l’occasion de préciser le but du propos. Il s’agit de penser les conditions dans
lesquelles la rationalité de la décision peut prendre appui sur la connaissance linguistique du
mot limite du pouvoir de nommer.
Certes, la science du droit se doit d’être parcimonieuse quant à l’assimilation des apports
heuristiques de la philosophie du langage 23, néanmoins, y trouve-t-elle un cadre efficient de
relativisation de la dichotomie du savoir et de l’agir juridiques, comme le démontrent les
nombreuses associations entre la théorie des actes de langage et les approches herméneutiques
et anti-formalistes du droit24. La distinction constatif/performatif de la théorie des actes de
15
Idem.
16
Cf. Y. Laurans, Recherches sur la catégorie juridique de constitution et son adaptation aux mutations du droit
contemporain, Thèse, droit, Nancy2-2009, p. 22 ; O. Beaud, « L’histoire du concept de constitution en France.
De la constitution politique à la constitution comme statut juridique de l’Etat », Jus politicum – Autour de la
notion de Constitution – n°3-2009.
17
V. Cités 2003/1, n°13 sur la « Constitution de l’Europe » présenté par L. Borot et D. Rousseau.
18
O. Jouanjan, « Ce que "donner une constitution à l’Europe" veut dire », Cités 2003/1, n°13, p. 21.
19
V. l’arrêt CJCE, 23 avril 1986, Parti écologique « Les Verts » aff.294/83, Rec., 1339.
20
V. à propos de l’OMS, C.I.J. Licéité de l’utilisation des armes nucléaires par un Etat dans un conflit armé,
avis consultatif du 8 juillet 1996, Rec. 1996, p. 75, § 20 : « Les fonctions attribuées à l’organisation sont
énumérées en vingt-deux points (points a) à v)) à l’article 2 de sa Constitution. » (Souligné par nous).
21
V. J. L. Halpérin, « Changer de constitution et par la constitution : L’exemple historique des États fédérés
d’Amérique jusqu’à la Première Guerre mondiale », Jus Politicum-n°9-2013. Pour des références plus générales
au Fédéralisme : L. Le Fur, Etat fédéral et Confédération d’Etats, LGDJ, 2000, 839 p. ; O. Beaud, Théorie de la
fédération, PUF, 2007.
22
Cité par Denis Pieret, « From Claim to Rights. Langage, politique et droit » - Introduction - Dissensus, Revue
de philosophie politique de l’ULg-N°3-Fév.2010, p. 11.
23
S. Laugier reprend dans ce sens le philosophe J. Bouveresse qui invite les juristes à limiter leur intérêt et à ne
pas trop attendre de la théorie des actes de langage, pour définir le normatif. Cf. S. Laugier (op.cit, p.623).
24
S. Laugier, « Performativité, normativité et droit », op.cit relève ce fait remarquable que la théorie des actes de
langage de J.L. Austin s’est élaborée sur fond de réflexion juridique comme l’atteste la tenue juste après-guerre
5

langage ne rappelle-t-elle pas celle entre norme et proposition de norme que finît par admettre
le dernier Kelsen25 ? Et celle entre le locutoire et l’illocutoire ne correspond-elle pas à la
construction, sur les décombres de l’exégétique, de l’herméneutique anti-cognitiviste26 ?
L’union entre la théorie des actes de langage et la théorie du droit s’inscrit en droite ligne
de l’idée largement partagée aujourd’hui de la nécessaire révision du rapport entre faits et
valeurs, tel qu’il avait été conçu dans les approches classiques. La jonction du droit et du
langage du droit doit dès lors s’articuler à une herméneutique réaliste qui, prolongeant
quelque esquisse de la théorie de H. L. A. Hart 27, se démarque d’une conception référentielle
de la signification en droit. Alf Ross 28 a notamment montré que les termes juridiques doivent
être étudiés dans le contexte des énoncés dans lesquels ils figurent et non de manière
abstraite29 ; ces termes présupposent l’existence d’un système juridique. Ainsi, les
propositions dans lesquelles figurent les concepts juridiques, comme ces concepts eux-
mêmes, n’ont pas de référent extralinguistique. D’où l’intérêt des approches systémiques et la
recherche de la signification des concepts juridiques moins par « substitution » que par
« implication ». Ce qui n’ouvre comme autre perspective à celui qui s’interroge sur la
signification des concepts juridiques que de comprendre le fonctionnement du système
juridique30.

d’un séminaire de J.L. ’Austin à Oxford auquel H.L. A. Hart fut associé.
Plus fondamentalement, la connexion entre actes de langage et droit s’illustre principalement chez les réalistes
scandinaves : K. Olivecrona, G. H. von Wright, Alf Ross (voir sur ce dernier, P. Brunet, « Alf Ross et la
conception référentielle de la signification en droit », Droit et Société-50-2002, pp 19-28), mais aussi chez les
néo-réalistes : M. Troper et surtout O. Cayla (« La chose et son contraire (et son contraire, etc.) », Les Etudes
philosophiques, 1999, n°3, pp. 291-310).
Voir aussi, P. Amselek (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, PUF, 1986 ; « Le locutoire et
l’illocutoire dans les énonciations relatives aux normes juridiques », Revue de Métaphysique et de Morale, 95e
Année, N°3, Herméneutique et ontologie du droit (Juillet-Septembre 1990), pp. 385-413.
http://www.jstor.org/stable/40903110;
25
H. Kelsen, Théorie générale des normes (1979), trad. fçse O. Beaud et F. Malkani, PUF, 1996, Chap I. § 3.
26
Contre le cognitivisme, l’anti-cognitivisme insiste sur la différence logique entre un énoncé de fait et un
énoncé de valeur.
27
H. L. A. Hart, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, 2ème éd. augmentée : Facultés universitaires
Saint-Louis, 2005. Hart adopte une conception anti-cognitiviste radicale, qui se déploie sur deux points
essentiels : (a) primo les énoncés de fait sont profondément différents des énoncés de valeurs ; (b) secundo nous
ne pouvons pas logiquement dériver un énoncé de valeur d’un énoncé de fait. Cf. M. La Torre, «  Le modèle
hiérarchique et le Concept de droit de Hart », Revus (2013)21, pp. 117-139. Spéc. p. 129.
28
Alf Ross, « The Rise and Fall of Doctrine of Performatives », in Raymond E. Olson et Anthony M. Paul,
Contemporary Philosophy in Scandinavia, Baltimore, London, John Hopkins, 1972, pp. 197-212.
29
A l’opposé de la conception idéale ou « hylétique » de la majorité des théoriciens de l’entre-deux Guerres
(jusnaturalisme traditionnel et Kelsen de la théorie pure), Alf Ross a une conception « expressive » des normes
juridiques. Ce ne sont pas des entités abstraites ou des propositions linguistiques descriptives ; ce sont des
« directives », c’est-à-dire des propositions linguistiques prescriptives qui signifient des commandements
énoncés par des êtres humains spécialement investis de ce pouvoir dans le but de diriger la conduite d’autres
êtres humains. Ces actes ne résultent pas d’un acte de connaissance (anti-cognitivisme), tout au plus, soit ils sont
énoncés et ils existent, soit ils ne sont pas énoncés et ils n’existent pas. Cf. Alf Ross, « Imperatives and Logic »,
Theoria, VII/VIII, 1941, p. 53-71, § 2 et 3 (trad. Française par E. Millard et E. Matzner, in Alf Ross,
Introduction à l’empirisme juridique, textes réunis par E. Millard, Paris, LGDJ, 2004).
30
P. Brunet, « Alf Ross et la conception référentielle de la signification en droit », Droit et Société-50-2002, pp.
19-28, spéc. p. 27.
6

C’est dire qu’un énoncé du discours constitutionnel tel que celui portant dénomination de
la Constitution ne trouve pas de signification ailleurs que dans le système juridique. Aussi
demeure-t-il constant qu’élaborée dans la proposition, son exégèse débouche sur le constat de
son indétermination (I). En revanche, en l’appréhendant en tant que décision, c’est-à-dire acte
juridique, on s’accorde la possibilité de penser sa performativité (II).

I. L’INDETERMINATION PROPOSITIONNELLE DE LA DENOMINATION


DE CONSTITUTION

La proposition portant dénomination de Constitution est un fait linguistique dont la simple


représentation textuelle31 ne constitue pas, pour l’interprète de la Constitution, la clef de
connaissance de celle-ci. Son analyse est dominée par l’idée admise par l’herméneutique
constitutionnelle de l’indétermination intrinsèque du langage du droit 32. Son sens ne peut donc
pas faire l’objet d’une détermination par référence à un lexique particulier ou à la syntaxe
dans laquelle elle s’insère (A). La variabilité sémantique de Constitution résiste par ailleurs
aux "moteurs d’inférence" qui balisent l’écriture constitutionnelle (B).

A. L’indétermination du texte de la dénomination de Constitution

Faut-il employer certains mots pour dénommer la Constitution ? Ces mots, qui seraient
« appropriés », produisent-ils naturellement des effets susceptibles de rationalité dans le
discours juridique ?
La lecture panoramique de la terminologie et de la syntaxe sous lesquels sont désignés les
instruments constitutionnels dans le temps et dans l’espace, amène à se préserver de toute
« logo-magie »33. Nommer la Constitution suit, du point de vue lexicographique ou
onomastique, le principe de liberté. Une palette impressionnante de formules se déploie ainsi
au cours de l’histoire. Chartes, Ordonnances, Statuts, Loi fondamentale, Ordres
fondamentaux, Forme de gouvernement, Instrument de gouvernement, forment ainsi un
lexique particulièrement fournit qui a permis de nommer les premières Constitutions écrites
dans l’histoire. Certaines de ces dénominations ont traversé les époques et perdurent
aujourd’hui34.
On relèvera toutefois que la tendance actuelle est à la sobriété. Aussi, les constituants
affichent-ils de nos jours leur préférence pour les mots ou groupe de mots « Constitution » et
« Loi constitutionnelle », quand ils entreprennent de nommer les instruments constitutionnels.
31
Sur le lien entre le fait linguistique et sa signification dans l’interprétation constitutionnelle, et qui valorise la
distinction entre le texte et le contexte, on se référera utilement à O. Pfersmann, «  Le sophisme onomastique :
changer au lieu de connaitre. L’interprétation de la Constitution », in F. Mélin-Soucramanien (dir.),
L’interprétation de la Constitution, Paris, Dalloz (Thèmes et commentaires), 2005, pp. 33-60, spéc. pp. 38-41.
32
Pour R. Guastini (conférence sur « La question du "point de vue interne" dans la science du droit », Université
d’Aix-Marseille, Aix-en-provence, novembre 2006), cette indétermination tient au caractère vague (open texture
de H. Hart) qui est une propriété objective du langage et non pas seulement du langage juridique. Ce caractère
est une propriété de tout prédicat au sens logique, c’est-à-dire de tout terme dénotant non pas un élément
individuel, mais une classe. Notons ici que le mot constitution peut renvoyer aussi bien à un élément individuel
qu’à une classe.
33
E.-H. Sépulchre, « Le performatif en droit : logo-magie ou logomachie ? », L’Actualité terminologique, vol 28,
n°1, pp. 4-10.
34
Exemple de la Suède, la Norvège, les Pays-Bas, l’Allemagne.
7

Ce rétrécissement du champ lexical de la dénomination de Constitution décrit une logique de


technicisation de l’écriture constitutionnelle35, qui valorise le rôle de l’expert 36. Il en résulte la
convergence voire l’homogénéité des discours constitutionnels qui apparaissent ainsi
standardisés37 ou normalisés.
Nonobstant ce progrès38, le principe demeure largement admis que l’acte constitutionnel ne
se nomme pas par un terme prédéfini, prédestiné ou prescrit. Ce n’est que par effet de mode 39,
souvent par mimétisme40, que l’on se limite à certains termes pour le nommer. La liberté
demeure donc de mise à cet égard. Il en résulte qu’on ne peut jamais situer la dénomination
sur un champ lexical objectif.
Ce libéralisme langagier entraine des conséquences techniques, symboliques et politiques.
Il peut en effet générer des difficultés en termes d’identification des instruments porteurs des
normes constitutionnelles et, plus largement, de régulation constitutionnelle. Cette idée se
comprend surtout lorsqu’on l’étend sur un constat plus général. Celui selon lequel l’image du
« Code constitutionnel »41 empreint de clarté est une quête universelle, un idéal contredit dans
un nombre bien plus important de pays qu’on ne le pense communément 42. Le plus souvent
les supports constitutionnels sont tellement éparpillés qu’il devient difficile de savoir ce qui
est concrètement désigné sous le vocable « Constitution ». La dénomination de Constitution
n’est pas toujours déterminante dans l’optique d’un cadrage instrumentaire de la textualité
constitutionnelle.
A travers les systèmes, « l’éventail va d’une redistribution relativement maitrisée à une
dispersion chaotique »43. Deux classes, verticale et horizontale, d’éparpillement ou de
regroupement peuvent notamment être dégagées. Ce qui donne : verticalement,
l’externalisation d’une partie de la matière constitutionnelle dans des lois organiques situées
en-deçà de la Constitution ; horizontalement, les normes à valeur constitutionnelle sont
réparties sur plusieurs textes. Ces textes peuvent aller, selon le cas, de deux à plusieurs
centaines, les cas extrêmes étant Israël et l’Autriche 44. Cette fragmentation fait courir le risque
35
A. Le Divellec relate amplement l’évolution qui a déroulé le passage de la poésie flamboyante de la
« constitution littéraire » à la discipline rustique de la « constitution technique ». Les premières constitutions qui
furent majoritairement du premier type devaient ce style à ce qu’il s’agissait de textes d’affirmation politique. a
contrario, les constitutions techniques s’assimilent à des textes d’organisation de la société, comme tout texte
juridique en général. C’est donc aisément que leur écriture se rapproche du style d’écriture des textes juridiques
en général. Cf. A. Le Divellec, « Le style des constitutions écrites dans l’histoire moderne. Une esquisse sur les
trois types de l’écriture constitutionnelle (XVIIe-XXe siècles) », in Jus politicum 2013,
http://www.juspoliticum.com/Le-style-des-constitutions-ecrites.738.html.
36
R. Dorandeu, « Les pèlerins constitutionnels. Eléments pour une sociologie des influences juridiques », in I.
Mény (dir.), Les politiques du mimétisme institutionnel. La greffe et le rejet, Actes du IVème congrès de
l’Association française de science politique, 23-26 septembre 1992, Paris, L’Harmattan (Logiques politiques),
1993, pp. 89-90.
37
A. Amor, « Constitutions et standards constitutionnels », AIDC, Recueil des Cours, vol.8, 2000, p. 49-78.
38
Au sens de G. Lebreton (« Y a-t-il un progrès du droit ? », Recueil Dalloz 1991, Chroniques p. 99.), c’est-à-
dire concrètement à la fois comme accroissement de la technicité du droit et tendance à le simplifier.
39
B. Mirkhine-Guetzevitch, « Les nouvelles tendances du droit constitutionnel », RDP, 1928, t. 45, p. 12.
40
I. Mény, « La greffe et le rejet. Les politiques du mimétisme institutionnel », in I. Mény, op.cit, p. 7 ;
41
T. S. Renoux et M. de Villiers, Code constitutionnel, Paris, Litec, 2011 ; M. Lascombe, Code constitutionnel
et des droits fondamentaux, Paris, Dalloz, 2012.
42
L. Heuschling, « La Constitution formelle », op.cit, p. 271.
43
Ibidem, p. 272.
44
La Constitution d’Israël, qui ne consiste pas en un instrument unique, est une addition des «  Lois
fondamentales » que le processus constituant avait retenues comme devant former les chapitres d’une
8

que l’objectif prioritaire de la Constitution écrite, la stabilité institutionnelle 45, ne soit pas
atteint. La régulation institutionnelle peut aussi subir le coup. Comment faudra-t-il mettre en
œuvre la procédure de révision ? Réviser une telle Constitution équivaut-il à réviser
l’ensemble du corpus ou alors l’opération doit-elle s’entendre de la révision de n’importe
quelle disposition de valeur constitutionnelle quel qu’en soit le contenant 46 ? La dénomination
apparait dès lors comme un enjeu de transparence, de clarté, d’intelligibilité 47 de la parole
constituante. Pour les utilisateurs de la Constitution, elle est une condition de sécurité
juridique48.
C’est dans cette optique qu’elle se retrouve au centre des politiques de simplification et de
codification constitutionnelle. La question de F. Delpérée illustre cet intérêt : « comment
dénommer le nouvel instrument constitutionnel ? (…) "la nouvelle Constitution" ou la
"Constitution coordonnée" ? »49. Mais, surtout, elle met en relief la multiplicité des enjeux

Constitution qui n’a pas encore vu le jour, mais que le juge constitutionnel a, à son tour retenues pour former le
corpus constitutionnel. Cf. Suzie Navot, « La Cour suprême israélienne et le contrôle de constitutionnalité des
lois », Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel, n°35-avril 2012. Cette situation est similaire à celle de la
France sous la IIIe République, elle aussi n’avait pas de « Constitution » à proprement parler, mais trois lois
constitutionnelles distinctes : la loi du 24 février relative au Sénat ; la loi du 25 février relative à « l’organisation
des pouvoirs publics » ; la loi du 16 juillet « sur les rapports des pouvoirs publics ».
La plus frappante illustration de l’éparpillement des normes constitutionnelles est cependant fournie par
l’Autriche où les dispositions constitutionnelles dont la recension n’est pas évidente se répartissent dans quatre
catégories : celle des lois constitutionnelles incluses dans la Constitution fédérale et qui en forment une partie ;
celle des lois constitutionnelles fédérales hors de l’instrumentum constitutionnel fédéral originaire expressément
désignées comme telles (verfassungsgesetze) ; celle des dispositions à valeur constitutionnelle incluses dans les
lois ordinaires expressément désignées comme telles (verfassungsbestimmungen) ; celle de traités ou stipulations
de traités modifiant la Constitution, approuvés selon la procédure prévue pour les lois et les dispositions
constitutionnelles et explicitement désignés comme tels. Cf. O. Pfersmann, « La révision constitutionnelle en
Autriche et en Allemagne : théorie, pratique et limites », in Association française des constitutionnalistes, La
révision de la Constitution, Paris, Economica, 1993, pp. 7-65. ; J. Pini, « La Cour constitutionnelle autrichienne
et les rapports entre le juge constitutionnel et le pouvoir constituant », Les Cahiers du Conseil constitutionnel,
n°7/1999, pp. 74-84.
45
C’est en effet parce qu’elle est censée apporter plus de stabilité aux institutions que la forme écrite, apparue
vers la fin du XVIIIe siècle, s’est rapidement étendue et érigée en forme modèle du langage constitutionnel. Voir
A. Esmein, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, VIe éd., 1914, réédition par les Éditions
Panthéon-Assas, 2001, pp. 568, 578-579 ; S. Milacic : « A propos du cinquantenaire de la Constitution de 1958.
Entre la longévité et la stabilité : les ambiguïtés », Politeia, 2009, n° 15, pp. 143-166.
46
S’appuyant sur le cas de la France, M. Verpaux (« Constitution et lois constitutionnelles. Brèves réflexions à
l’occasion de quelques révisions récentes », Mélanges en l’honneur de Jean Gicquel, Paris, Montchrestien, p.
594) montre les difficultés suscitées par une matière qui ne connait pas de rigueur dans sa réglementation, celle-
ci étant susceptible de suivre à la fois deux grandes perspectives, internalisante et externalisante,  : « (…) la
Constitution est, d’abord, une loi constitutionnelle. Formellement, c’est par une succession de lois
constitutionnelles que la Constitution est révisée (…) mais les rapports entre la loi constitutionnelle et la
Constitution sont parfois complexes. Le constituant a parfois intégré des textes originellement situés en dehors
d’elle-même. (…) Dans d’autres cas, le constituant place en dehors de la Constitution formelle des dispositions
qui sont indubitablement constitutionnelles et qui auraient pu, ou auraient dû, être intégrées dans le corps même
de la Constitution, mais qui sont inscrites ailleurs ».
47
Relevons, pour en souligner l’intérêt, que ces objectifs de législation ont acquis valeur constitutionnelle dans
certains systèmes juridiques.
48
Cf. B. Mathieu, « Constitution et sécurité juridique », Annuaire international de justice constitutionnelle, XV-
1999.
9

mobilisés par cette question. Certes, menée à droit constant 50, la codification permet de
surmonter des difficultés lexicales qui obscurcissent le sens des textes. Concomitamment, elle
influe sur le droit réel et s’intercale inévitablement entre la transcription et la transgression 51
de la règle constitutionnelle. Aussi, nommer la Constitution est toujours le terreau d’une
manifestation de la puissance illocutoire du discours juridique dont la densité est difficilement
maitrisable.

B. L’indétermination de la dénomination de Constitution dans la textualité


constitutionnelle

La pluralité des énonciations se reflète dans tous les usages de la dénomination dans le
discours juridique que l’on peut limiter ici aux divers supports textuels ayant valeur normative
en droit constitutionnel. Ce type de supports regroupe notamment le texte et le péri-texte de la
Constitution, le texte portant promulgation de l’acte constitutionnel nouvellement adopté 52, ou
encore la décision de constitutionnalité, éventuellement accompagnée des réserves
d’interprétation.
Cette présence de la dénomination dans les textes (ou états de textes) à valeur
constitutionnelle ne réduit pas l’étendue des significations d’une énonciation irréductiblement
équivoque53. Ce caractère équivoque subsiste quel que soit le lieu matériel de cette
énonciation. Les textes qui portent la dénomination de Constitution ne sont pas par nature
expressifs, la toise de l’acte réceptice ou instrumentaire ne sert qu’accessoirement
l’interprétation. La parole de l’interprète est elle-même fluide, indéterminée et impossible à
fixer matériellement54. Dire « la Constitution » n’est pas plus signifiant en soi que dans le
contexte matériel de cette énonciation55.
Le schéma des actes juridiques décisoires, législatifs ou judiciaires, établit la
différenciation entre l’énonciation signifiante, normative ou performative et l’énonciation non
signifiante, simplement descriptive, à travers la distinction du dispositif, qui contient la
décision du juge, et de l’exposé des motifs qui la justifient et la fondent.
« Très schématiquement, le dispositif répond à la question quoi (l’objet), alors que les moyens
[les motifs] répondent à la question pourquoi (la cause) » ; « Par le dispositif, le tribunal vient à
ordonner, condamner, débouter, désigner. Il s’agit bien d’énoncés dont la forme est
explicitement performative »56.

49
F. Delpérée, « La révision de la Constitution et la codification », in L’Etat de droit, Mélanges en l’honneur de
Guy Braibant, Paris, Dalloz, 1996, pp. 145-146.
50
La codification constitutionnelle opère au départ de l’œuvre constituante, c’est une codification à droit
constant.
51
G. Timsit, « La codification, transcription ou transgression de la loi ? », Droits, 1997 ; reproduit in G. Timsit,
archipel de la norme, Paris, PUF (Les voies du droit), 1997, p. 145.
52
E. Mella, « La promulgation de la Constitution », RDP, n°6, nov-déc.2002, p. 1705.
53
Sur les diverses références auxquelles peut faire allusion la Constitution de l’Etat, voir E. Smith, « Les
fonctions symboliques des constitutions », in M. Troper et D. Chagnollaud (dir.), Traité international de droit
constitutionnel, T1. Théorie de la constitution, Paris, Dalloz, 2012. pp. 767-795.
54
Cf. O. Cayla, « La chose et son contraire (et son contraire, etc.) », Les Etudes philosophiques, 1999, n°3, p.
291-310.
55
Le contexte auquel nous faisons présentement allusion n’est pas celui que définit l’herméneutique
contextualiste (voir infra). La notion fortuite de contexte "matériel" qui est employée ici concerne simplement
l’organisation légistique des supports constitutionnels.
56
D. Pasteger, « Actes de langage et jurisprudence. Illustrations de la réception de la théorie austinienne de la
performativité du langage dans la pratique juridique », Dissensus-Revue de philosophie politique de l’Ulg-N°3-
10

On pourrait en déduire la valeur performative du dispositif à l’opposé d’une simple valeur


constative pour les motifs. Par translation, on distinguerait entre la dénomination constative et
la dénomination performative selon qu’elle se trouve énoncée dans les motifs ou dans le
dispositif de l’acte qui la contient. Cette césure théorique et technique ne rencontre cependant
pas de régularité empirique.
Certes, une illustration de la dénomination constative pourrait concerner celle énoncée
dans le libellé du titre ou intitulé qui figure au frontispice du document constitutionnel.
Appartenant aux éléments du péri-texte – que volontiers nous assimilons ici aux motifs –
l’analyse structurale des textes constitutionnels le traite habituellement comme n’ayant de
valeur qu’informative57 ou typographique58, reléguant ainsi les problèmes qu’il pose à la
simple documentation juridique59.
La prégnance de cette tendance ne doit cependant pas conduire à conclure à l’impotence
des motifs, au moins pour deux séries de raisons. D’une part, l’extensibilité de la catégorie
des règles constitutionnelles et la plasticité de sa présentation matérielle a favorisé que des
éléments jadis périphériques comme le préambule qui pouvait être assimilé aux motifs
s’intègre désormais dans la partie normative de la Constitution 60. D’autre part, s’effrite la
distinction des motifs et du dispositif, avec ces décisions des juges constitutionnels déclarant
une norme conforme « sous réserve d’interprétation », le dispositif de la décision renvoyant
explicitement aux considérants articulant ces réserves61.
Au-delà de ces règles d’inférence techniques, le problème de l’efficacité (sur lequel nous
reviendrons plus loin), montre qu’il est hâtif de déduire la performativité de la proposition
dénominative du simple fait de sa présence dans le dispositif, notamment lorsqu’elle résulte
de l’auto-proclamation de sa valeur constitutionnelle dans l’une de ses dispositions par le

Février 2010, p. 82.


57
En cela, la doctrine (v. Eugène Pierre, Traité de droit politique, électoral et parlementaire, 2è éd. 1902, n°88,
p. 93.) retient pour la Constitution ce qui est un principe général du droit : le principe de l’inopposabilité du
libellé d’un intitulé à celui des articles d’une loi. Dans le système juridique français notamment, cela résulte,
dans la jurisprudence des tribunaux judiciaires, d’un arrêt rendu le 20 avril 1920 par la Chambre civile de la
Cour de cassation, selon lequel « les indications résultant de l’intitulé des lois, lequel n’est pas soumis au vote
du Parlement, n’ont pas de force légale ». Selon François Goguel (« De la conformité du référendum du 28
octobre 1962 à la Constitution », in Mélanges en hommage à Maurice Duverger, Paris, PUF, 1987, p. 124), cette
absence de valeur juridique est présumée : « (…) ce n’est pas parce que ce titre et cet intitulé n’ont pas été
soumis au vote de l’Assemblée et adoptés par elle qu’ils sont sans valeur juridique : c’est parce qu’ils sont sans
valeur juridique qu’ils n’avaient pas à être mis aux voix. »
58
F. Goguel (« De la conformité du référendum du 28 octobre 1962 à la Constitution », op.cit, p.124) situe les
titres et intitulés parmi d’autres signes typographiques du texte constitutionnel : « destinés, comme la pagination,
à faciliter la lecture de la Constitution, ils n’ont en somme pas plus que celle-ci de force légale ».
59
Cf. A. Dunes, Documentation juridique, Dalloz, 1977 ; J. C. Bécane et M. Couderc, La Loi, Paris, Dalloz,
1994, p. 201 et s.
60
C’est le cas de la France où l’intégration du préambule parmi les normes de la Constitution, après
d’historiques controverses doctrinales, n’est acquise que depuis la décision du Conseil constitutionnel du 16
juillet 1971, « Liberté d’association ».
61
Cf. A. Viala, Les réserves d’interprétation de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, 1999.
11

texte même de la Constitution62 ou encore lorsqu’elle résulte d’une énonciation


jurisprudentielle.
En effet, il arrive fréquemment qu’un texte dispose valablement de son statut supra-légal,
mais que cette prétention rencontre une approbation relative auprès de ses destinataires,
législateur, administrateurs, juges, citoyens, doctrine. Il peut même s’agir d’une franche
réprobation. L’énonciation de la dénomination de Constitution qui ne réalise ainsi qu’une
pseudo-performance discursive, s’analyse alors comme un pseudo-acte du langage
constituant, dans la mesure où l’encodage ne semble pas décodé par ses destinataires.
Les illustrations diverses de cette hypothèse prennent appui sur ce qu’une certaine doctrine
a appelé, à la suite des changements constitutionnels intervenus sous la Seconde Guerre
Mondiale en Europe, la « fraude à la constitution »63. Cette hypothèse du renouvellement
constitutionnel en dehors de toute formalisation entraina en effet, pour les textes qui en
résultaient, à l’exemple des lois constitutionnelles de 1940 en France, une vive contestation
politique et une méconnaissance doctrinale64. L’hypothèse se présente encore dans la situation
de la tentative manquée de formalisation écrite de la constitution coutumière, à l’instar de la
codification de la Constitution anglaise65 sous le gouvernement de Cromwell en 165366. De
même, une lecture de dimension idéologique et inclusive des notions de Constitution, de
constitutionnalisme et d’Etat de droit67 est susceptible de relativiser la sémantique
conventionnelle de la dénomination de Constitution.
En outre de cette récusation politique ou éthique, le juge de la Constitution dispose d’une
panoplie de techniques à travers lesquelles il peut faire le jeu de l’inobservance de la valeur
constitutionnelle à un acte ayant une telle prétention. Ainsi, la suprématie de la Constitution
restera lettre morte s’il définit de façon restrictive sa compétence ou limite restrictivement
l’accès à son prétoire68. Dans les hypothèses où il se déclare compétent, les actes qui ne se
sont pas conformés à l’acte nommé Constitution peuvent encore s’extirper de sa censure : par
une défectueuse ou fausse qualification des faits ; par l’invalidation par confrontation de la
62
Cette auto qualification peut être explicite à l’instar de l’article 69 de la Constitution camerounaise : « La
présente loi (…) sera exécutée comme Constitution de la République du Cameroun » ; elle peut aussi être
implicite comme dans les termes de l’article 146 de la Loi Fondamentale allemande : « La présente Loi
fondamentale, qui, l’unité et la liberté de l’Allemagne ayant été parachevées, vaut pour le peuple allemand tout
entier, devient caduque le jour de l’entrée en vigueur d’une constitution adoptée par le peuple allemand en
pleine liberté de décision ».
63
G. Liet-Veaux, « La "fraude à la constitution". Essai d’une analyse juridique des révolutions communautaires
récentes : Italie, Allemagne, France. », RDP, 1942, pp 116-150.
64
Cf. R. Cassin, « Un coup d’Etat. La soi-disant Constitution de Vichy », in La France libre, vol. I, n°2 (déc.
1940) et n°3 (jan.1941), rééd RDP 2010, n°3, p. 646 et s. souligné par nous.
http://www.lextenso.fr/weblextenso/article/print?id=RDP2010-3-003 ; dans le même sens, M. Duverger, Les
Constitutions de la France, Paris, PUF, 11e éd., 1987, p. 6.
65
L’Angleterre reste encore aujourd’hui le modèle quasiment unique de la Constitution non écrite. Il ne faut pas
se méprendre sur la portée des tentatives doctrinales d’écriture de cette Constitution, comme dans D. Baranger,
Ecrire la Constitution non écrite : une introduction au droit politique britannique, PUF, Léviathan, 2008.
66
L. Heuschling, « La constitution formelle », in M. Troper et D. Chagnollaud (dir.), Traité international de
droit constitutionnel, T1. Théorie de la constitution, Paris, Dalloz, 2012, p. 276.
67
Par exemple, la notion libérale et classique de Constitution se trouve « en terre inconnue » dans un Etat
théocratique comme ces retorses monarchies orientales, Arabie Saoudite, Qatar, Bahreïn ? dans un contexte
insurrectionnel ou révolutionnaire (Egypte, Tunisie) ? dans un Etat sous occupation étrangère ou qui sort à peine
d’une telle occupation (Afghanistan, Irak, Mali) ? ou encore, là où l’Etat est en plein effondrement (Libye,
République centrafricaine) ?
68
L. Heuschling, op.cit, p. 272.
12

norme constitutionnelle à une norme supérieure de droit naturel 69 ; par une interprétation
constructive du type qui sert d’argument d’appui à la théorie réaliste de l’interprétation70.
La conclusion selon laquelle la détermination de la dénomination de Constitution déroge à
la logique formelle s’impose à ce niveau. Le texte de son énonciation est souvent peu
explicite quant à la possibilité ou non de déterminer sa valeur performative. La théorie
d’Austin nous révèle qu’il ne saurait en être autrement. Selon le philosophe anglais, le
performatif juridique est nécessairement rigide, il doit être un « performatif explicite »71. Or,
l’énoncé portant dénomination de Constitution agit comme un « performatif primaire », c’est-
à-dire que le plus souvent en ce qui le concerne, « (…) il se peut que rien dans les
circonstances ne nous permette de décider si oui ou non l’énonciation est performative »72. La
formulation de cet énoncé peut se faire à l’intérieur des conventions sans que sa réussite soit
garantie, elle peut être valablement accomplie tout en produisant un acte de langage
juridiquement creux. Cette indétermination propositionnelle et textuelle nécessite, pour être
surmontée, une remontée vers l’acte de langage qui produit la dénomination de Constitution,
son enveloppe juridique, la décision de nommer.

I. LA PERFORMATIVITE DECISIONNELLE DE LA DENOMINATION DE


CONSTITUTION

Si le fait linguistique, le signe dans le texte, est continuellement indéterminé du point de


vue sémantique, la dénomination de Constitution peut encore revêtir un statut performatif
dans le discours constitutionnel lorsqu’est mise en exergue sa pragmatique. Dans les
approches volontaristes, cette pragmatique est recherchée sous la question de savoir si celui
qui énonce la dénomination formule en même temps une décision valide ou efficace, qui
s’insère dans le système constitutionnel (A). Mais la performativité de la dénomination de
Constitution s’étend en réalité au-delà de cette diction monologique de l’émetteur ou du
lecteur, elle s’incorpore dans l’ensemble de l’interlocution constitutionnelle (B).

A. L’insertion de la dénomination de Constitution dans le système constitutionnel

A quel moment et selon qui l’énoncé portant dénomination de Constitution vaut-il décision
dans le système juridique ? La doctrine classique73 de l’interprétation a longtemps mis en
exergue la pragmatique du langage juridique par le recours à l’intention de l’auteur du texte.
Une solution que l’on doit considérer d’un regard prudent à propos de la matière
constitutionnelle. Rappelons-nous de l’embarras dans lequel tomba l’Abbé Siéyès, principal
théoricien du « pouvoir constituant ». Estimant en 1789 le recours au pouvoir constituant
nécessaire à trancher les querelles d’interprétation suscitées par la Constitution, il vit aussitôt
la limite d’une telle hypothèse : la dimension transpositive du pouvoir constituant équivaut à

69
Notons que pour les positivistes, toute prescription imposée au pouvoir constituant originaire relève de la
sphère transpositive et s’assimile à du droit naturel.
70
V. l’arrêt C.E. 17/02/1950, Ministre de l’agriculture c/ Dame Lamotte.
71
Pour Austin, le « performatif explicite », nécessaire à la situation juridique, se distingue du « performatif
primaire » par le fait d’un énoncé qui annonce explicitement ce qu’il fait, c’est un énoncé constatif auto-validant,
ayant une référence immanente et non extérieure.
72
V. Quand dire, c’est faire, 6e conférence, cité par S. Laugier, op.cit, p. 614.
73
On fait ici allusion à école de l’exégèse et à l’école historique allemande sur lesquelles le présent propos ne
s’arrêtera pas, le constat de leurs apories étant surfait.
13

analyser sa convocation ou son invocation comme un moment de révolution au sens juridique.


Après avoir admis qu’il est impossible de retrouver l’intention du constituant, Siéyès proposa
ensuite que la décision constituante soit protégée par un organe constitué qu’il appela la
« jurie constitutionnaire ». Le sort malheureux de ce projet est suffisamment connu. Il reste
que ce type de procédé, qui s’exprime aujourd’hui dans les divers contrôles de
constitutionnalité politiques ou juridictionnels, souligne le paradoxe du droit constitutionnel
moderne dans les pays de constitution écrite : le texte de la Constitution (les signifiants) est
(doit être) la norme des pouvoirs ; mais les interprétations (les signifiés) ne s’inscrivent dans
le système juridique que dans la mesure où elles proviennent des pouvoirs constitués.
L’herméneutique actuellement dominante s’intéresse donc à la volonté de ces interprètes
« authentiques »74, dans un cadre intrasystémique, c’est-à-dire qu’elle recherche la
signification des énoncés normatifs, leur « règle de reconnaissance » (rule of recognition,
Hart) dans le « point de vue interne ». Le point de vue juridique a en effet besoin, comme l’a
montré H. L. A. Hart75, de porter son attention sur l’aspect interne, il a besoin de reconnaitre
l’existence d’attitudes critiques quant aux formes de comportements afin de se donner les
moyens d’identifier un élément constitutif d’une conduite normative, juridique. Il faut par
conséquent, tout en restant dans une analyse intrasystémique, déterminer la fonction précise
de la dénomination dans la spécification constitutionnelle pour juger de sa capacité à faire
émerger un critère particulier de définition de la constitution. Une approche des usages
discursifs de ces pouvoirs, interlocuteurs attitrés de la communication constitutionnelle, est
dès lors nécessaire à l’appréhension du sens des termes de cette communication.
Les positivistes préconisent ainsi que la signification est l’affaire de l’interprète en rapport
avec le texte objet de son interprétation. Selon le normativisme kelsénien 76, ce rapport est
étroit dans la mesure où la norme, signification objective d’un acte de volonté, est immanente
au texte, le travail de l’interprète ne consistant qu’à découvrir cette normativité cachée,
insérée dans le texte par son auteur initial, le législateur constituant. Pour appréhender la
dénomination comme une norme, il faut donc considérer qu’il s’agit d’une prescription du
système constitutionnel inscrite dans une hiérarchie logique et linguistique des normes qui,
opérant la jonction de l’éthique au méta-éthique, des faits aux valeurs, décrit une « relation
entre normes et méta-normes, entre un méta-langage et son langage-objet »77. Une relation
dans laquelle une première norme N1 est logiquement supérieure à une deuxième norme N2
lorsque N1 porte sur la dénomination de N2.
Ce schéma objectiviste statique présente l’avantage de s’éloigner de l’approche
intentionnaliste qui, bien au-delà des rives du droit, aborde les disciplines ancillaires comme
l’histoire ou la psychologie78. Toutefois, il présente l’inconvénient de rester sur l’infructueuse
74
Terme que H. Kelsen (Théorie pure du droit, op.cit, titre VIII) emploie pour désigner les autorités légalement
habilitées à appliquer et donc à interpréter les normes juridiques.
75
H. L. A. Hart, Le concept de droit, trad. M. van de Kerchove, 2ème éd. augmentée : Facultés universitaires
Saint-Louis, 2005.
76
H. Kelsen, Théorie pure du droit, op.cit, pp 285 et s.
77
Riccardo Guastini, « Lex superior. Pour une théorie des hiérarchies normatives », Revus [Online], 21 | 2013,
Online since 25 February 2014, connection on 13 March 2014. URL : http://revus.revues.org/2664.
78
H. Kelsen, qui est particulièrement opposé à tout mentalisme et attaché à la théorie pure du droit, écrit à ce
propos que « c’est dans la norme, et non dans l’âme du sujet de l’imputation, qu’il faut aller chercher le
principe de l’imputation. » (H. Kelsen, Hauptsprobleme der Staatslehre, p. 77, cité in P. Amselek, Théorie des
actes de langage, éthique et droit, 1986, p. 9).
Les mots d’O. Pfersmann (« Le sophisme onomastique : changer au lieu de connaitre. L’interprétation de la
Constitution », op.cit) expriment encore mieux cet anti-mentalisme : « la signification n’est pas dans les têtes ou
les cœurs, même si la tête et le cœur contribuent à la production des actes signifiants. »
14

liaison entre la sémantique et la pragmatique 79. La lettre du texte est censée fournir une sorte
de "limite" à l’interprétation acceptable. Le signifiant réfère à un « signifié transcendantal »
qui « excéderait la chaîne des signes, et ne fonctionnerait plus lui-même, à un certain
moment, comme signifiant »80.
Quelques applications illustrent néanmoins ce schéma dans la pratique, notamment
lorsqu’il existe une prescription positive qui fait de l’emploi de certains termes une condition
de validité de certaines opérations constituantes. Dans le système autrichien, l’article 44 al. 1 er
de la Loi constitutionnelle fédérale de 1920 exige, sous peine de nullité, que le pouvoir de
révision insère l’adjectif « constitutionnel » dans l’intitulé officiel du texte ou de l’extrait du
texte ayant valeur constitutionnelle. Le contrôle de constitutionnalité des lois
constitutionnelles, que cet Etat pratique par ailleurs 81, porte également sur la qualification
constitutionnelle. Celle-ci y acquiert par conséquent une valeur normative. La formalisation
constitutionnelle s’analyse également en formalisation des termes du discours
constitutionnel82. Le lexical se greffe au normatif pour lui donner sens.
La sémantique de la dénomination peut même conférer le critère décisif de repérage de la
Constitution dans ce type de système. C’est en effet celui qui permettra de discriminer entre
les textes adoptés en forme identique par le même organe. Aussi, même non rigide, la Cour
Suprême d’Israël83, dans un système qui ne connait pas de véritable constitution écrite,
reconnait au texte que la Knesset a nommé « Loi fondamentale », la valeur d’une loi
constitutionnelle84. La « Loi fondamentale » revêt donc la supériorité sur la loi ordinaire, y
compris dans l’hypothèse où les deux ont été adoptées suivant une procédure identique. Il
semble dès lors que, bien que le juge de la Cour suprême confère une signification
substantielle au caractère fondamental85, l’indice de reconnaissance de l’existence d’une loi
ayant valeur constitutionnelle est, soit cette dénomination de Loi fondamentale, soit
l’énonciation de « Constitution » que l’on retrouve dans la décision de constitutionnalité.
Cet exemple permet en même temps de revenir sur la justification objectiviste de la valeur
normative de la dénomination de Constitution. En effet, le plus souvent, la prescription
sémantique n’existe pas en raison du fait que la qualification de Constitution se situe au départ
du processus constituant86. Et même dans l’hypothèse de l’existence d’une base textuelle, on a
déjà souligné que les mots ne peuvent pas toujours être repris dans leur sens littéral, car ils
79
Cette distinction est complètement récusée par Otto Pfersmann, « Le sophisme onomastique : changer au lieu
de connaitre. L’interprétation de la Constitution », op.cit, p. 38, note 8.
80
V. Jacques Derrida, Positions, Paris, Minuit, 1972, p. 30, cité par Olivier Jouanjan, « D’un retour de l’acteur
dans la théorie juridique », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XXXIX-121 | 2001, mis en ligne
le 11 décembre 2009. URL : http://ress.revues.org/646 , p. 58.
81
V. J. Pini, « La Cour constitutionnelle autrichienne et les rapports entre le juge constitutionnel et le pouvoir
constituant », op.cit, p. 81.
82
Abus des formes juridiques ? J. Pini (Ibid.) rapporte, sous cette question, l’embarras d’une certaine doctrine
autrichienne.
83
Cl. Klein, « Le pouvoir constituant », in M. Troper et D. Chagnollaud (dir.), Traité international de droit
constitutionnel, T3. Suprématie de la constitution, Paris, Dalloz, 2012, pp. 5-31 ; A. Jussiaume, « La Cour
suprême et la Constitution en Israël : entre activisme et prudence judiciaire », Jus politicum – Autour de la
notion de Constitution – n°3-2009.
84
Voir la décision célèbre intervenue en 1995, HCJ 6821/93 United Mizrahi Bank ltd v. Migdal Cooperative
Village 49(4) PD 221.
85
Cf. la doctrine de Barak du « purposive interpretation ». A. Barak, « Constitutional Interpretation », in F.
Mélin-Soucramanien (dir.), L’interprétation constitutionnelle, Paris, Dalloz (Thèmes et commentaires), 2005, p.
91-118.
86
L’hypothèse concerne aussi bien la constitution souple ou non écrite que le texte écrit parfois éparpillé.
15

« ne portent pas par eux-mêmes des barrières qui permettraient d’exclure certains modes de leur
usage. Ces limites de l’usage ne sont pas décidées par la langue. C’est au contraire dans la
langue qu’on décide de ces limites, par les hommes qui forment une communauté de langue ou
jouent un jeu de langage. La langue ne peut donc pas, de ce fait, à la place du juriste ou du
souverain politique, résoudre le problème consistant à fixer les standards d’une certaine culture
juridique »87.
La solution objectiviste décroit ainsi vers une aporie que tente de rattraper le néoréalisme
subjectiviste.
Doctrine de l’entière liberté de l’interprétation, le point de vue néoréaliste portera à fonder
la normativité de la dénomination de Constitution sur le fait qu’elle peut entrainer des
conséquences normatives. Des conséquences qui amènent inéluctablement à la considérer
comme faisant partie du système juridique ; du moins si l’on retient avec M. Troper, reprenant
C. Alchourron et E. Bulygin, que tout système normatif est « un système d’énoncés qui ont
des conséquences normatives, avec ces conséquences »88. Ce faisant, on distingue entre le
texte et l’acte, on s’intéresse exclusivement à l’acte de langage par lequel est produite une
norme sur la dénomination de Constitution et nullement au libellé de ladite dénomination. Le
fondement de la décision qui est ainsi rendue ne se trouve pas ailleurs que dans le pouvoir de
rendre la décision.
Le néoréalisme traite à ce titre du pouvoir créateur de l’interprète, tout en précisant que ce
pouvoir est invariablement un pouvoir juridique. De cette manière, le pouvoir constituant
n’est donc plus, comme dans l’approche classique89, un pouvoir ex nihilo90. Réfutant la thèse
de l’antériorité du pouvoir constituant vis-à-vis de la Constitution 91, cette thèse préconise un
renversement chronologique sous prétexte de l’impossible connaissance de la Constitution
comme de son auteur avant l’interprétation qui est le véritable point de départ de la création
normative. Ce n’est pas la Constitution qui détermine le contrôle, mais c’est le contrôle qui
détermine la Constitution, soutient M. Troper 92. Ainsi, les notions politiques qui sont
nécessaires au fonctionnement du système juridique ne trouvent pas de fondement ailleurs
qu’à l’intérieur de ce système. Dans cette lancée, le pouvoir constituant n’est pas un pouvoir
politique, mais bien un pouvoir juridique institué par le droit et la souveraineté du Peuple
n’existe pas, puisque lui-même n’a pas d’existence au sens juridique en dehors de la
Constitution qui est le véritable fondement de toute habilitation à édicter des normes
juridiques dans l’Etat constitutionnel93.

87
R. Christensen, Was heißt Gesetzesbindung? Eine rechtslinguistische Untersuchung, Berlin, Duncker &
Humblot, 1989, p. 285; cité par O. Jouanjan, « D’un retour de l’acteur dans la théorie juridique », op.cit, p. 59.
88
M. Troper, « La constitution comme système juridique autonome », Droits, 2002, p. 74.
89
Pour un exposé substantiel des différentes doctrines du pouvoir constituant, on se référera utilement à Cl.
Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, Paris, PUF, 1996.
90
M. Troper et L. Jaume, « Le projet de Constitution européenne et la question du pouvoir constituant », Cités
2003/1, n° 13, p. 101-111, spéc. p. 103.
91
Cl. Klein reprend en guise d’épigraphe à Théorie et pratique du pouvoir constituant, op.cit, la phrase de Siéyès
« Une Constitution suppose avant tout un pouvoir constituant ».
92
M. Troper, « Marshall, Kelsen, Barak et le sophisme constitutionnaliste », in M. Troper, Le droit et la
nécessité, Paris, PUF, 2011, pp. 139-154. Voir aussi, P. Brunet, « Le juge constitutionnel est-il un juge comme
les autres ? Réflexions méthodologiques sur la justice constitutionnelle », in C. Grewe, O. Jouanjan, E. Maulin et
P. Wachsmann (dir.), La notion de « justice constitutionnelle », Paris, Dalloz, 2005, pp. 115-135, spéc. p. 124.
93
Cf. E. Sur, « Le pouvoir constituant n’existe pas ! Réflexions sur les voies de la souveraineté du peuple », in
Mélanges en l’honneur de Dmitri Georges Lavroff, La Constitution et les valeurs, Paris, Dalloz, 2005, pp. 569-
591.
16

Mais le néoréalisme sous-tend et se détourne difficilement d’une inclination absolutiste.


Pour revenir à l’exemple israélien, on peut relever que le juge de la Cour suprême n’a pas pu
éviter l’ire de la classe politique, principalement, les parlementaires et la controverse relative
aux conséquences de ses décisions sur la dévolution du pouvoir constituant. « Israël n’a pas
de Constitution. Il a des Lois fondamentales votées par la Knesset, que le juge Barak a
considérées comme une Constitution en affirmant que la Knesset ne peut pas les modifier à sa
guise. C’est une idée surprenante… » Le Juge américain R. Posner94, traduit par ces mots le
coup de tonnerre suscité par une jurisprudence qui a ravivé un thème sénescent, le
« Gouvernement des juges »95. Déterminer l’organe compétent sur le pouvoir constituant au
point d’esquisser une délimitation sémantique de son expression, n’est-ce pas autrement
s’attribuer le pouvoir constituant ?
Certes, l’optique néoréaliste découvre, mieux que l’objectivisme statique du normativisme,
le moment véritable de l’émission et de la diffusion de la dénomination-norme. Mais, en
limitant son attention à l’interprétation décisive ou interprétation la plus efficace
juridiquement, elle ne réalise pas l’effet multiplicateur de la rediffusion qui s’analyse en la
démultiplication des significations96. Cette démultiplication, qui se traduit dans la querelle des
interprètes, ne doit point aboutir à l’anarchisme. Elle dénote au contraire de l’insertion sociale
de l’œuvre interprétative. L’interprète n’est pas situé dans une sphère du splendide isolement,
mais agit en immersion avec l’ensemble des interlocuteurs constitutionnels (parlementaires,
administrateurs, citoyens). La recherche de la signification doit alors s’imprégner de cette
intersubjectivité appréhendée comme voie moyenne entre l’hyper individualisme de
l’herméneutique subjectiviste et le danger symétrique d’un sujet fictif au langage entièrement
formalisé.

A. L’incorporation de la dénomination de Constitution dans la délibération


constitutionnelle

L’intégration de la dénomination de Constitution dans le système constitutionnel manifeste


la jonction de l’éthique au méta-éthique, des faits aux valeurs. Elle se prolonge par la
constitutionnalisation de l’ensemble de la symbolique qui entoure l’énonciation. La
dénomination est en effet le produit du système de communication construit autour des
valeurs morales et politiques partagées au sein de l’Etat démocratique. La recherche de la
signification se doit dès lors de faire droit à une intertextualité et à une intersubjectivité qui se
situent à mi-chemin entre théorie de l’interprétation et théorie de l’argumentation. R.
Dworkin97 a permis de réaliser des avancées prodigieuses à cette herméneutique de
l’interactivité. Renouant avec une forme d’essentialisme, il avance que les concepts
politiques, parmi lesquels le concept de droit auraient une structure profonde indépendante
des représentations des locuteurs et comparable dans une certaine mesure à l’ADN

94
Cité par A. Jussiaume, op.cit, p. 1 du PDF.
95
Sur le thème du « Gouvernement des juges », cf. E. Lambert, Le Gouvernement des Juges et la lutte contre la
législation sociale aux Etats-Unis. L’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des
lois, Paris, Giard, 1921 ; N. Foulquier, L. Heuschling (dir.), Gouvernement des juges et démocratie, Publications
de la Sorbonne, 2001.
96
C’est le type de difficulté auquel se heurte O. Cayla, « Lire l’article 55 : comment comprendre un texte
établissant une hiérarchie des normes comme étant lui-même le texte d’une norme ? », Les Cahiers du Conseil
constitutionnel, n°7/1999, pp. 117-131.
97
R. Dworkin, L’empire du droit, Paris, PUF, 1994.
17

caractérisant les espèces animales98. Dès lors, son idée de l’ordre juridique peut se décrire
sous la métaphore du « roman écrit à la chaine »99 où les juges-auteurs allient leurs propres
convictions éthiques et esthétiques au souci de préserver la cohérence d’ensemble d’une
intrigue guidée par le principe d’unité et d’intégrité.
Sous une telle description, la symbolique de la dénomination ne peut plus, ni lui être
naturelle, ni être issue du « pouvoir discrétionnaire » (« judicial discretion», Dworkin) du
juge ; elle porte l’empreinte du milieu socio-discursif particulier qui lui donne sens.  Reste
cependant à mettre en évidence les ressorts pertinents de l’harmonie de ce système normatif et
institutionnel de valeurs partagées, ce système de droit fondé sur le fameux critère de
l’«integrity » qui offre toujours au juge la « bonne réponse » (right answer)100. L’idéalisme de
R. Dworkin y trouve une limite importante.
Néanmoins, on en retire une idée essentielle : la concrétisation de la dénomination norme
s’incorpore dans un système préconçu, l’espace public, théoriquement reconstruit comme lieu
du débat culturel et de cristallisation des repères de la contrainte systémique. Une telle
justification est en déficit d’assises formelles et stratégiques. Peu importe, le problème n’est
pas relatif à la validité encore moins à l’efficacité d’une volonté constituante, il concerne la
praxis constitutionnelle. On passe ainsi du droit constitutionnel conçu comme système
normatif enchevêtrant les normes, à la conception du droit constitutionnel comme système
d’action.
Cette transformation favorise le développement de paradigmes nouveaux tels que celui du
droit procédural, qui s’entend de la « réorganisation des processus décisionnels publics en
vue d’associer par liaison argumentative les différentes parties intéressées de la société
civile »101. Ce paradigme invite l’analyse du discours du droit, dans l’univers contemporain de
la « démocratie continue »102, à la rupture de son intransigeance dualiste – distinction entre les
visions interne et externe du discours juridique, pour s’arrimer à une approche de la
connectivité de la raison, de la société et du droit. Aussi arrive-t-il avec une plus grande
fréquence et moins de surprise que l’analyse de la décision juridique s’inspire de l’association
habermassienne103 du monde vécu et du système institutionnel. Tantôt fait-on recourt à
l’analyse structurante du droit104 pour décrire le passage de l’énonciation textuelle à la
décision normative.
Ce processus est décrit dans une approche moins sophistiquée, mais non moins pertinente
par Ch. Grzégorczyk105 qui a tenté, malgré un enthousiasme limité, d’appliquer à la science du

98
Cité par Y. Laurans, Recherches sur la catégorie juridique de constitution et son adaptation aux mutations du
droit contemporain, op.cit, p. 36, note 2.
99
R. Dworkin, « La chaîne du droit », Droit & Société, 1985, n°1, pp. 61-98.
100
R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, cité par F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au
réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis,
2002, pp. 424 et s.
101
J. Lenoble, « Modèles de rationalité et crise de la démocratie », in D. Rousseau (dir.), La démocratie
continue, Actes du colloque de Montpellier du 2-4 avril 1992, Paris, LGDJ, 1995, p. 86 et s.
102
D. Rousseau, « De la démocratie continue », in D. Rousseau (dir.), op.cit, pp. 5-25.
103
J. Habermas, « La souveraineté populaire comme procédure », cité par J. Lenoble, op.cit, p. 85.
104
O. Jouanjan, « Nommer/Normer. Droit et langage selon la "théorie structurante du droit" », Le temps des
savoirs, 2000, n° 1, p. 39.
105
Ch. Grzégorczyk, « L’impact de la théorie des actes de langage dans le monde juridique. Essai de bilan »
op.cit. ; Mais surtout sur ce point : « Le rôle du performatif dans le langage du droit », APD n°19, Le langage du
droit, 1974, pp. 229 et s.
18

droit la théorie des actes de langage, en s’appuyant sur la façon dont l’américain J. Searle 106
révise J. L. Austin, notamment dans ce qui empêchait que les thèses de l’anglais soient
reprises en droit. J. Searle s’intéresse particulièrement à la difficulté qu’Austin éprouve à
s’expliquer le paradoxe qu’il existe un acte linguistique, l’affirmation, qui peut être aussi bien
vrai ou faux – s’analysant comme un constatif – que réussi ou raté – exprimant un
performatif. Il préconise que la solution trouve un point de départ dans le constat que
l’affirmation est une notion ambivalente, qui peut être comprise soit comme l’action
d’affirmer, soit comme l’objet de cette affirmation. Ce qui aboutit à reconsidérer la distinction
entre le constatif et le performatif, requalifiée en distinction entre affirmations-actes et
affirmations-objets, qui rend compte de la double dimension de l’affirmation à la fois acte et
contenu. L’intérêt c’est de dépasser le caractère abrupt de la distinction entre acte locutoire et
acte illocutoire107. Pour Searle, tous les actes de langage, lorsqu’ils sont illocutoires,
continuent de présenter à la fois un aspect acte et un aspect objet. L’aspect objet représente un
fait brut résultant des interactions physiques qui nous entourent tandis que l’affirmation-acte
est un fait institutionnel dont l’existence est subordonnée à la règle de reconnaissance
sociale108.
Développant la théorie de Searle, Ch. Grzégorczyk s’intéresse particulièrement aux
affirmations-objets qui, en principe, se distinguent des affirmations-actes aux yeux du juriste
par le fait qu’elles n’entrainent pas d’effets extralinguistiques, mais uniquement linguistiques.
Ch. Grzégorczyk découvre que certaines affirmations-objets vont au-delà du linguistique
simple, entrainent des effets dans la réalité extralinguistique. Cette catégorie peut donc de
nouveau être répartie entre les affirmations-objets performatives et les affirmations-objets
constatives. Ce qui particularise l’affirmation performative c’est qu’elle « crée le fait social
de reconnaissance qu’un état de chose a lieu ou a eu lieu, ou qu’une situation donnée se
présente d’une manière définie »109.
On peut tirer avantage des travaux de Grzégorczyk, si l’on veut dépasser certaines
difficultés auxquelles conduit l’inconsistance des règles de forme du langage juridique. Avec
une telle approche, on voit comment la dénomination de Constitution peut, nonobstant une
énonciation informalisée, revêtir les oripeaux performatifs de la juridicité. Cette
performativité tient à ce qu’elle crée un fait social nouveau. Et, cette capacité à créer un fait
social nouveau peut être évaluée au prisme du test de vérité conçu par Grzégorczyk – qui
renouvelle en fait le test de vérité qui permit à Austin de dépasser la césure
constatif/performatif. Selon ce test, si une affirmation ne peut être ni vraie ni fausse, c’est
qu’elle est de nature performative. Est-ce vrai que le document ainsi dénommé par le
constituant est la Constitution ? est évidemment une question absurde, du moins dans le cadre
d’une observation interne au système constitutionnel.
Précisons encore qu’une telle affirmation ne peut s’imposer qu’au terme de l’appréciation,
de la valeur illocutoire, c’est-à-dire des effets de la « dénomination-norme » sur les actes et
les comportements des acteurs du droit constitutionnel. Le système constitutionnel est dès lors

106
De J. Searle, Ch. Grzégorczyk reprend surtout : Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris,
Herman, Collection Savoir, 1972, pp. 91-94 ; toutefois, la théorie du philosophe sur le langage s’est affinée dans
d’autres productions, notamment : La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1998 ; « Réalité
institutionnelle et représentation linguistique », in J. Bouveresse et D. Roche (dir.), La liberté par la
connaissance, Paris, Odile Jacob, 2004, pp. 212 et s.
107
J. Searle, « Austin on locutionary and illocutionary acts », The philosophical review, vol 77, 1968, p. 405 et s.
108
La distinction entre faits bruts et faits institutionnels demeurera l’un des points essentiels de la théorie de J.
Searle. C’est notamment le point central de La construction de la réalité sociale.
109
Ch. Grzégorczyk, « Le rôle du performatif dans le langage du droit », op.cit, p.258.
19

appréhendé sous les termes d’une approche contextualiste qui le conçoit comme le cadre
pratique à l’intérieur duquel la parole constituante fait l’objet, à travers ses fonctions, d’une
reconnaissance par l’ensemble des interlocuteurs du système juridique, un contexte dans
lequel l’acte de nommer la Constitution produit absolument des effets sociaux et normatifs.
Comme l’écrit M. Van Hoecke, le « contexte normatif » est celui dans lequel :
« (…) le sens "juridique" d’un terme ne découle pas en premier ordre d’une définition légale,
mais de la fonction que ce terme a dans la loi et dans la régulation sociale que le législateur a en
vue. Pour déterminer le sens d’un texte de loi, il faut toujours le situer dans son contexte
normatif qui détermine et précise le sens des mots »110.
Il faut donc que la dénomination de Constitution assure effectivement plus qu’une simple
fonction rhétorique, que son impact socio-normatif puisse être identifié dans le contexte de
l’énonciation. La thèse de l’existence d’affirmations performatives permet en effet que l’on
reconnaisse une valeur normative à la dénomination de Constitution même lorsqu’on admet
qu’il s’agit toujours d’une affirmation-objet, sans rompre nécessairement le lien entre le droit
et le langage dans le processus de l’interprétation.

La recherche de la signification s’inscrit ainsi, tout en opérant la dilution de la dichotomie


entre vérité et autorité, dans la figure d’une diction institutionnelle d’un rapport social
souterrain. La liberté de l’interprète conduit à rendre impossible toute fixation de sens de la
proposition portant dénomination de Constitution avant toute lecture. Moins encore, l’acte de
production de la constitutionnalité n’est pas immanent à son énonciation. Pour la
dénomination de Constitution, le fait de lire semble plus déterminant que le fait de dire, ou
mieux, lire c’est en même temps dire. Cette diction a posteriori n’est pas un fait linguistique
ordinaire, c’est le produit d’une double détermination juridique et sociopolitique que révèle
l’approche des définitions juridiques par le « contexte normatif », modélisation théorique de
ces pratiques de pouvoirs, de ces « contraintes de l’argumentation »111 – pour emprunter à la
terminologie de l’école réaliste – au sein desquelles à l’écrit constitutionnel se mêlent les
usages, les pratiques et les coutumes, éléments d’une nouvelle approche de la décision en
droit constitutionnel qui déplace le curseur de l’analyse de la production du droit vers
l’analyse de la pratique du droit. Une telle conclusion surprendra ceux qui, prenant le juriste
pour thaumaturge, ont dédaigné le conseil de J. Bouveresse (cf. supra, note 23). Il leur reste
encore Wittgenstein pour savoir qu’il y a des problèmes qu’il vaut mieux tenter de dissoudre
que de tenter de résoudre. Il ne fut cependant pas question ici de simple dissolution d’une
énigme, plutôt de mise en lumière de l’irréductibilité de la coexistence entre indétermination
et performativité de la dénomination de Constitution dont l’appréciation pratique remonte à
une autre affirmation de Wittgenstein : il n’y a pas de règles qui disent comment suivre une
règle. C’est seulement dans le contexte de l’interlocution que se détermine la valeur de la
dénomination de Constitution.

Bibliographie indicative :

- Alf Ross, Introduction à l’empirisme juridique, textes réunis par E. Millard, Paris, LGDJ,
2004 ;
110
M. van Hoecke, « Définitions légales et interprétation de la loi », Droit et Société n°8-1988, p. 110.
111
Cf. V. Champeil-Desplats, C. Grezgorczyk et M. Troper (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Bruxelles,
Bruylant, Paris, LGDJ, 2005.
20

- Alf Ross, « The Rise and Fall of Doctrine of Performatives », in Raymond E. Olson et
Anthony M. Paul, Contemporary Philosophy in Scandinavia, Baltimore, London, John
Hopkins, 1972, pp. 197-212;
- Amselek P. (dir), Théorie des actes de langage, Ethique et Droit, Paris, PUF, 1986, 252 p.
- Austin J. L., Quand dire, c’est faire, trad. Et notes Gilles Lane, éd. Seuil, Paris, 1970 ;
- Benveniste E., Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, Tome 1, 1966;
- Cayla O., « La chose et son contraire (et son contraire, etc.) », Les Etudes philosophiques,
1999, n°3, p. 291-310 ;
- Grzégorczyk C., « Le rôle du performatif dans le langage du droit », APD, T.XIX, 1974,
pp 229-241.
- Kelsen H., Théorie générale des normes (1979), trad. fçse O. Beaud et F. Malkani, PUF,
1996 ;
- Klein C., « Le pouvoir constituant », in M. Troper et D. Chagnollaud (dir.), Traité
international de droit constitutionnel, T3. Suprématie de la constitution, Paris, Dalloz,
2012, pp. 5-31 ;
- Laugier S., « Performativité, normativité et droit », Archives de Philosophie, 2004/4,
Tome 67, pp. 607-627 ;
- Mélin-Soucramanien F. (dir.), L’interprétation de la Constitution, Paris, Dalloz (Thèmes
et commentaires), 2005 ;
- Searle J., « Réalité institutionnelle et représentation linguistique », in J. Bouveresse et D.
Roche (dir.), La liberté par la connaissance, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 212 ;
- Searle J., « Austin on locutionary and illocutionary acts », The philosophical review, vol
77, 1968, pp. 405 et s;
- Searle J., Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, Herman,
Collection Savoir, 1972, pp. 91-94 ;
- Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen (Philosophical Investigations), B.
Blackwell, Oxford, 1953, trad. franç. in Tractatus Logico-philosophicus suivi de
Investigations Philosophiques, Gallimard, 1961.

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