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Bamako - Mali
ISBN 765544324455668
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EQUIPE EDITORIALE
Rédacteur en chef
Dr Sigame Boubacar MAIGA (Mali)
Comité de rédaction
Dr Yacouba COULIBALY(Mali) Dr Françoise DIARRA (Mali)
Mr Mahmoud ABDOU(Mali) Dr Drissa FOFANA (Mali)
Dr Adama MARICO (Mali) M. Seydou CISSE (Mali)
M. Souleymane COULIBALY (Mali)
Secrétariat de la revue
M. Gnikiri Innocent DIARRA
Équipe technique
Bamako-Mali
E-mail : revuemiri09@gmail.com
Tel. (00223) 91 26 71 09
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Présentation de la Collection
La Revue Internationale de Philosophie ( Miri) est une collection périodique spécialisée
du Centre Africain de Recherche et d’Innovations Scientifiques (CARIS) et de ses partenaires
dans le but de renforcer et d’innover la recherche en histoire de la philosophie, philosophie de
la logique, philosophie du langage, métaphysique, épistémologie, philosophie des sciences,
philosophie morale et politique, esthétique, philosophie du droit, histoire des idées, philosophie
de l’environnement, théologie et en ontologie.
Les objectifs généraux de la revue portent sur la valorisation de la recherche
philosophique à travers le partage des résultats d’avancées scientifiques, l’innovation
thématique, et la culture de l’esprit critique.
Son objectif spécifique est de redynamiser la production des thématiques pertinentes sur les
réalités sociales africaines, les théories de la connaissance, la philosophie du développement,
la philosophie des médias, la crise de l’identité de l’Afrique moderne, la philosophie de
l’information et la pensée philosophique africaine.
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SOMMAIRE
Université Saint
La démocratie chez Tocqueville entre Thomas d'Aquin
Dr KOLESNORE 48-65
égalité et liberté (USTA-
Pascal
Ouagadougou)
Ecole Normale
La dignité humaine selon Emmanuel Kant Supérieure de
Dr MAIGA Sigame 66-81
Bamako
Boubacar
Les valeurs locales à l’épreuve du
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BALOUKI Tchilabalo Universalisme des droits de l’homme, Université de Lomé
diversité culturelle et construction de la (Togo)
Déatchitcha citoyenneté en Afrique 99-114
ATSOU Ididon Kagbé
Ayéfoumi
TONYEME Bilakani
Institut National
SEKA KOKO Marie- Comprendre la notion de famille pour une Supérieur des Arts
société africaine dynamique et de l'Action 115-126
Madeleine
Culturelle (Cote
D'Ivoire)
Université Félix
Ecole Normale
TINDY-POATY Juste Louis Lavelle : philosophe du non-agir ? Supérieure du 175-193
Joris Gabon
Institut de
Dr MOTO NDONG Gouvernance politique en Afrique : Recherche en 194-207
l’illusion d’une laïcité affirmée Sciences Humaines,
François
5
CENAREST,
Libreville
Université Norbert
DAO Ouétien Yves La modernité politique et la question de la Zongo de 218-235
réalisation du principe du droit de l'homme Koudougou
Arsène
(Burkina Faso)
Département de
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DE LA LECTURE AMBIVALENTE DE NIETZSCHE
Souleymane KEITA
DER. Philosophie, Faculté des Sciences Humaines et des Sciences de l’Education (FSHSE),
Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako (ULSHB). Email :
skeita61@yahoo.fr
Belko OUOLOGUEM
DER. Philosophie, Faculté des Sciences Humaines et des Sciences de l’Education (FSHSE),
Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako (ULSHB). Email :
belko_wologueme@yahoo.fr
RESUME
Lire Nietzsche n’est pas une entreprise anodine, il faut plus que du courage pour tenter
de le suivre dans les fragmentations des aphorismes qui donnent une illusion de discontinuité
dans le discours. L’écriture aphoristique permet de faire une économie de mots, ce qui ajoute
un voile de complexité à un discours poétique empreint d’esthétisme. Elle exige de la
connaissance de l’histoire de la pensée et de techniques herméneutiques. Lire Nietzsche, c’est
accepter de le suivre dans la fuite du texte, puisque l’aphorisme suggère plus qu’il n’écrit. Le
présent article vise à élaborer des grilles de lecture possibles de l’œuvre de Nietzsche. Pour
atteindre cet objectif, notre démarche sera à la fois analytique et synthétique.
Mots clés : Lecture, Aphorisme, Interprétation, généalogie, Ambivalence.
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ABSTRACT
Reading Nietzsche is not a trivial undertaking; it takes more than courage to try to follow
him in the fragmentations of the aphorisms that give an illusion of discontinuity in the
discourse. The aphoristic writing allows an economy of words, which adds a veil of complexity
to a poetic discourse marked by aestheticism. It requires knowledge of the history of thought
and hermeneutical techniques. To read Nietzsche is to accept to follow him in the flight of the
text, since the aphorism suggests more than it writes. The present article aims at elaborating
possible reading grids of Nietzsche's work. To achieve this goal, our approach will be both
analytical and synthetic.
Key words : Reading, Aphorism, Interpretation, genealogy, Ambivalence.
INTRODUCTION
I- L’oreille philosophique
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L’oreille, organe de la peur, n’a pu se développer aussi amplement qu’elle l’a fait que dans la
nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l’âge de la peur,
c'est-à-dire du plus long de tous les âges humains qu’il y ait jamais eu : à la lumière, l’oreille est
moins nécessaire. D’où le caractère de la musique, art de la nuit et de la pénombre . (F.
Nietzsche, 1970, p. 182).
Sous la lumière l’oreille est moins sollicitée que l’œil, parce que le danger peut être
perçu et circonscrit à distance. Dans la nuit et la pénombre l’inverse se produit, l’ouïe est
convoquée pour alerter l’homme sur la nature et la direction du danger. C’est ce que confirme
un adage disant que quand tu vas en brousse avec un sourd qui fuit, il faut le suivre dans sa
fuite, parce qu’il n’a pas entendu le danger, mais il l’a vu. Le même adage peut se prêter à
l’inverse, c'est-à-dire, un aveugle qui fuit, parce qu’il aura entendu le danger.
C’est dans ce sens que, dans un échange épistolaire entre le philosophe Michel Onfray
et l’artiste musicien Pascal Dusapin en date du 24 septembre 1998, le philosophe écrit pour
répondre à la question du musicien sur un aphorisme de Nietzsche. La question avait une
formulation interpellatrice « […] Sais-tu cette phrase de Nietzsche : « L’oreille, organe de la
peur ». J’aimerais savoir d’où ça vient ? De quel livre ? Je suis saisi par cette citation !!! ».
Le musicien interpellateur ajoute qu’Onfray est le seul à pouvoir l’aider à saisir le véritable
sens de cette formule. Ce dernier répond en ces termes « L’affinement de l’œil induit la
régression de l’oreille. Mieux on voit, moins on a besoin d’entendre ». (M. Onfray, 2000, p.
48). Alors que Nietzsche était myope et avait de petites oreilles. La défaillance visuelle est
compensée par les capacités auditives décuplées. Si tu perds un sens, les autres se développent
et compensent l’organe défectueux. Par exemple, un aveugle est plus attentif aux sons de la
voix et au toucher. Les musiciens, hommes de la nuit, composent des odes à la gloire de la nuit.
Ils ont une ouïe développée et destinée à écouter aussi les ultrasons, les sons de l’intérieur et
venant de l’intérieur. L’oreille ne se prête pas seulement à la détection du danger, elle n’est pas
seulement un « organe de la peur », mais elle est aussi et surtout celui de la musicalité, des
sonorités, de l’artiste. Ainsi donc l’oreille n’est pas seulement l’organe de la crainte, elle est
aussi celui de l’écoute de la parole heureuse, le réceptacle de la bonne nouvelle. Pour un homme
qui a des oreilles affinées, il y a « tant de choses entre le ciel et la terre ».
L’artiste est maître dans l’art de la simulation. L’artiste, parce qu’il porte un masque, peut
bien mimer la douleur extériorisée jusqu’aux larmes et provoquer ainsi des larmes cathartiques
dans le public, tout en riant dans son for intérieur. Il rit intérieurement parce qu’il a bien incarné
son masque, son autre moi.
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1.1 Le style de Nietzsche
Il faut partir de l’idée qu’il n’existe pas une porte et une seule qui serait l’unique voie
d’accès aux textes de Nietzsche. Par ailleurs, il n’existe pas un type d’écriture chez lui à partir
duquel type les autres textes se donnent à lire et à comprendre. Chaque texte à une histoire
singulière en rapport avec les histoires de Nietzsche, son vécu et son senti et peut être même
son ressenti. C’est une question de styles associés aux éperons, nous indique Derrida. Dans ce
cas, qu’est-ce que le style ? « Le style, c’est dans l’antiquité, la pointe dont on se sert pour
graver ses pensées sur la cire, comme chacun a sa manière de manier le style, comme chacun
de nous a son écriture ». (A. Lalande, 2006, p. 1032).
Le style est donc la marque laissée par l’individu qui passe. Il peut tout aussi bien signifier
la pointe du stylet pour se protéger que la pointe du stylo pour marquer ses idées. Le style est
l’empreinte, la marque. Derrida, pour mieux associer le style à l’éperon, part de la métaphore
maritime pour insister sur la trace laissée par le passage d’un style éperonnant ou d’un éperon
stylé. De toute façon, il s’agit de désigner cette pointe, saillie placée à la partie avant d’un navire
qui sert à briser l’obstacle, un glacier ou un navire adverse. Derrida précise que le style
accompagné d’éperon peut aussi être un bouclier :
Le style peut donc aussi de son éperon protéger contre la menace terrifiante, aveuglante et
mortelle (de ce) qui se présente, se donne à voir avec entêtement : la présence, donc, le contenu,
la chose même, le sens, la vérité – à moins que ce ne soit déjà l’abîme défloré en tout ce
dévoilement de la différence. (J. Derrida, 1978, p. 30).
Nietzsche est un penseur nomade avec des idées nomades. Comme le prophète
Zarathoustra, il « était l’ami de tous ceux qui font de longs voyages et qui ne daignent pas vivre
sans danger ». (F. Nietzsche, 2012, p. 230). Il existe une géographie nietzschéenne : Désert,
haute mer, forêt, hauts sommets, montagne, labyrinthe etc., que d’espaces hostiles à la vie et
surtout à celle du troupeau, espaces qui annihilent toute frontière et limite. Il s’agit d’espaces
qui laissent libre cours au mouvement et changement. C’est dans cette logique que l’auteur du
Zarathoustra change de topos au gré des saisons à la recherche du mieux-être physique et
psychologique.
C’est dire qu’il n’existe pas une seule manière d’être nietzschéen. Chaque génération,
chaque individu a sa façon de se réclamer de Nietzsche. Un même individu à des moments
différents réceptionne Nietzsche par des canaux différents, parce qu’il n’est pas figé, il est
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mobile, il marche, il a des idées en marchant. Nietzsche se définit comme un penseur-marcheur
et se différencie ainsi des « contempteurs du corps », de l’idéal ascétique, toute chose qu’il
reproche à Flaubert : « On ne peut penser et écrire qu’assis (G. Flaubert). – Je te tiens là,
nihiliste ! Rester assis, c’est là précisément le péché contre le Saint-Esprit. Seules les pensées
qui vous viennent en marchant ont de la valeur ». (F. Nietzsche, 1973, p. 16).
Le nomade n’a pas de point d’encrage, pour reprendre la métaphore maritime. Tantôt
dans le désert, tantôt sur la haute mer sans boussole ou encore sur les cimes, Nietzsche arpente
des endroits qui ne peuvent garder de traces. C’est pourquoi Deleuze met en garde le lecteur de
Nietzsche en ces termes : « Il n’est pas question de commenter Nietzsche comme on commente
Descartes, Hegel ». (G. Deleuze, 1973, p. 160). La question de comment lire Nietzsche se pose
aujourd’hui comme elle s’est posée lors des deux colloques majeurs de Cerisy-la-Salle en
France en 1972. Comment lire Nietzsche ? Cette question est au cœur de toutes les publications
concernant l’auteur du Zarathoustra. L’on comprend alors qu’il y a comme réponse une
question d’interprétations et de positions.
Nietzsche lui-même donne une liberté d’interpréter ses textes qui ne sont, de toute façon,
pas écrits pour une époque. Il réclame donc pour ses lecteurs d’hier, d’aujourd’hui, de demain
et même d’après-demain, dont il dit qu’il appartient, cette possibilité d’interpréter ses écrits.
Nietzsche dit « […] il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles ».
L’illisibilité de l’écrit, voici qui est paradoxal. Faut-il y voir des codes d’accès ? L’absence de
clés ou de grilles de lecture peut donner lieu à des lectures subversives et dangereuses. Ou bien
même les écrits peuvent être interprétés sciemment pour donner de la validité à des idéologies
bannies par l’auteur :
Nietzsche revendique des masques derrière lesquels il se dissimule afin de brouiller les pistes. Il
affectionne ce jeu de cache-cache ou de montré-caché avec ses lecteurs. C’est pourquoi il y a
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toujours un risque à aborder le personnage et son œuvre. Le risque est lié non pas à
l’inaccessibilité et à l’illisibilité de son texte, mais à la multiplicité de perspectives
d’interprétations qu’il offre à son lecteur. (S. Keita, 2019).
Le nazisme hitlérien a donné une orientation idéologique aux écrits de Nietzsche pour
les mettre à son service. La connexion entre nazisme et nietzschéisme est rendue possible par
la soif de notoriété de la sœur du philosophe, Élisabeth Nietzsche. L’on se rappelle cette
photographie où l’on voit sa jeune sœur remettre la canne du philosophe à Adolf Hitler sur le
perron des archives-Nietzsche. Le philosophe Français, André Malraux, disait à juste titre :
Mais après sa mort, sa sœur a inventé de faux titres, on a presque fini par faire de lui le prophète
du nazisme, ce qui est pour le moins grotesque s’agissant d’un homme qui a écrit que
l’antisémitisme était une infamie. Quand Hitler est venu aux archives nietzschéennes prendre la
canne de Nietzsche et marcher avec, c’était quand même une belle vengeance de l’esprit sur la
force. (C. Tannery, 2001, p. 100).
En affirmant que c’était une vengeance de l’esprit sur la force, Malraux inverse les
rapports, ce qui l’intéresse, en définitive, c’est l’établissement de la vérité. En effet, l’esprit de
Nietzsche a triomphé de la manipulation orchestrée par sa sœur et la barbarie nazie. Malraux
indique qu’Hitler n’a jamais lu Nietzsche, il ne le connaissait que de nom et la mauvaise
réputation qui collait à son nom par l’entremise de sa sœur. Élisabeth Nietzsche est reconnue
manipulatrice depuis les travaux de Giorgio Colli et Mazzimo Montinari. Nietzsche avait à
juste titre réprouvé l’union de sa sœur avec un nazi notoire, Förster. Elle a manipulé les
matériaux qui ont servi à présenter La volonté de puissance comme le livre le plus important
de Nietzsche qu’elle publie un an seulement après la mort de son frère, en 1901. Il en a fallu du
temps et d’efforts avant que la vérité sur ce livre ne soit établie.
Chaque texte du philosophe doit être en rapport avec le dehors, avec l’extériorité. Alors
la perspective de l’interprétation est ouverte et autorisée par l’auteur lui-même. Il indique que
son lecteur doit être capable de trouver la force qui donne sens, un nouveau sens et peut être
même un contre-sens ou un non-sens. Le texte de Nietzsche peut ainsi se prêter à toutes les
machinations. C’est en ce sens que les nazis ont convoqué et mobilisé ses textes pour légitimer
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leur idéologie au service de la haine et du chaos. C’est ce même type de machinations que
certaines féministes peuvent faire de certains aphorismes.
Il ne s’agit donc pas de lutter avec ou contre les aphorismes pris isolément pour
déconstruire les utilisations erronées à des fins idéologiques. La meilleure méthode pour
accéder au texte de Nietzsche est celle qui consiste à trouver « le sens libératoire » des
aphorismes. Il faut donc mettre les aphorismes en relation avec les forces extérieures qui
permettent de donner ce sens libératoire.
Les exégètes de Nietzsche nous avaient habitués à le mettre sur le même registre que
Marx et Freud comme faisant partie de la même école, sous le nom de « l’école du soupçon »
selon Paul Ricœur. Pourtant, Deleuze l’extrait de l’appartenance à la figure trinitaire qui marque
une rupture fondamentale dans la modernité, il s’agit de Marx, de Nietzsche et de Freud. Selon
Deleuze, marxisme et freudisme se sont lancés dans une entreprise de codage ou de recodage :
Recodage par l’État, dans le cas du marxisme (« Vous êtes malades par l’État, et vous guérirez
par l’État », ce ne sera pas le même État) – recodage par la famille (être malade de la famille et
guérir par la famille, pas la même famille). C’est cela qui constitue vraiment, à l’horizon de notre
culture, le marxisme et la psychanalyse comme deux bureaucraties fondamentales, l’une
publique, l’autre privée, dont le but est d’opérer tant bien que mal un recodage de ce qui ne cesse
à l’horizon de se décoder. L’affaire de Nietzsche, au contraire, n’est là du tout. Son problème est
ailleurs ». (G. Deleuze, 1973, 161).
Nietzsche n’appartient pas une culture consacrée. Il appartient à ce que l’on peut appeler
la contre-culture philosophique. Ce qui est une position idéalement conforme à la mission qu’il
s’est assignée, la transmutation de toutes les valeurs. Pour que cette mission soit menée, il faut
se mettre par-delà le système des codes. Ainsi, Nietzsche se lance dans une entreprise de
décodage. Un décodage absolu qui consiste à « faire passer quelque chose qui ne soit pas
décodable, brouiller tous les codes. Brouiller tous les codes, ce n’est pas facile, même au niveau
de la simple écriture, et du langage ». (G. Deleuze, 1973, 161). La mobilisation de l’écriture
aphoristique et un langage tranchant participent de la récusation des codes, des contrats et des
institutions. La lecture d’un aphorisme ou un poème de Nietzsche ne se comprend ni par
l’établissement d’une loi, ni par une relation contractuelle encore moins par le prisme d’une
institution. Pour mieux saisir l’œuvre de Nietzsche, il faut faire corps avec, « s’embarquer avec
», dit Deleuze. En effet, le texte de Nietzsche revendique une dérive, un mouvement constant
entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur. Paraphrasant Maurice Blanchot, Deleuze
(1973, p. 165) écrit :
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En effet lorsqu’on ouvre au hasard un texte de Nietzsche, c’est une des premières fois qu’on ne
passe plus par une intériorité, que ce soit l’intériorité de l’âme ou de la conscience, l’intériorité
de l’essence ou du concept, c'est-à-dire ce qui a toujours fait le principe de la philosophie. Ce qui
est le style de la philosophie, c’est que le rapport à l’extérieur y est toujours médiatisé et dissous
par une intériorité, dans une intériorité. Nietzsche au contraire fonde la pensée, l’écriture, sur
une relation immédiate avec le dehors.
Si la beauté d’un tableau tient aussi à son cadre, c'est-à-dire dans son rapport avec
l’extérieur, un texte ou un aphorisme aussi est encadré. Le cadre est un mouvement. La ligne
encadrée ne commence pas dans la limite du cadre. Elle vient du dehors, d’ailleurs, à côté du
cadre, par-dessus le cadre et le traverse sans se confondre avec lui. Pour mieux saisir ce rapport
immédiat avec l’extérieur, il faut se rapporter à un texte de la deuxième dissertation de La
Généalogie de la morale qui rend compte du mouvement des fondateurs des États, ces artistes
« au regard d’airain » :
[…] ils viennent comme le destin, sans cause, sans raison, sans égards, sans prétexte, ils sont là
comme la foudre est là, trop terribles, trop soudains, trop convaincants, trop « différents » pour
qu’on puisse même les haïr. Leur œuvre, c’est de créer, imprimer instinctivement des formes, ce
sont les artistes les plus involontaires et les plus inconscients qui soient. (F. Nietzsche, 1987,
p. 201).
Dans ce passage, on se rend compte de la relation immédiate avec l’extérieur, « ils ont là
comme la foudre ». Il faut mettre ce passage de La Généalogie de morale en rapport avec un
texte de Kafka tiré de son ouvrage La Muraille de Chine. En parlant des empereurs et
conquérants chinois, Kafka affirme :
Impossible d’arriver à comprendre comment ils ont pénétré jusqu’à la capitale qui est pourtant
si loin de la frontière. Cependant ils sont là, et chaque matin semble accroitre leur nombre. […]
S’entretenir avec eux, impossible. Ils ne savent pas notre langue. […] Carnivores aussi leurs
chevaux ! ». (G. Deleuze, 1973, p. 166).
Il y a là un mouvement venant du dehors d’une rapidité insoupçonnée. Ce type de
mouvement peut se lire aussi dans un texte, un mouvement qui vient de l’extérieur, hors du
texte et des pages, donc du cadre du livre, de la limite du livre. L’écriture aphoristique donne
un aperçu visuel, physique de ce mouvement. Elle ne peut se comprendre que lorsque
l’aphorisme est relié à son extérieur. L’aphorisme en lui-même n’a pas de sens et ne dit rien.
Il faut considérer chaque texte comme un appel à de nouvelles forces venant de
l’extérieur (comme les artistes au regard d’airain) qui traversent le cadre. Il s’agit entre autres
du Surhomme, de Zarathoustra, de César, du Christ, de l’Antéchrist, de l’Enfant. Nietzsche
affirme lui-même « tous les noms de l’histoire, c’est moi ». Ces figures historiques et ou
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mythologiques convoquées constamment sont tout aussi des points d’intensités, des forces, des
masques que le philosophe porte.
Le discours philosophique ne vient pas du néant, il prend naissance et se construit au sein
de formations impériales, au sein d’une administration. Ce qui fait des philosophes des penseurs
bureaucrates qui ne peuvent penser en dehors de la machine administrative. Nietzsche renverse
le dispositif bureaucratique dans le dessein de montrer au grand jour ce qui revendique la
dissimulation. C’est pour cela que Deleuze ne met pas Nietzsche avec les autres philosophes.
Il ne ressemble à aucun autre philosophe :
Le discours philosophique a toujours été dans un rapport essentiel avec la loi, l’institution, le
contrat qui constituent le problème du Souverain, et qui traversent l’histoire sédentaire des
formations despotiques aux démocraties. […] Or si Nietzsche n’appartient pas à la philosophie,
c’est peut-être qu’il est le premier à concevoir un autre type de discours comme une contre-
philosophie. C'est-à-dire un discours avant tout nomade, dont les énoncés ne seraient pas
produits par une machine rationnelle administrative, les philosophes comme bureaucrates de la
raison pure, mais par une machine de guerre mobile. (G. Deleuze, 1973, p. 173).
Les nomades ne sont pas des hommes de l’intérieur, ils ne sont pas figés, ils ne se fixent
pas. Au contraire, ils ont l’oreille tendue pour répondre à l’appel du dehors, d’ailleurs, de
l’extérieur. Ce sont des aventuriers. Nietzsche est un nomade qui arpente l’Europe à la
recherche du bon climat, de la grande santé. Sa maison est mobile comme la caravane des Gens
du voyage, des Tsiganes, des Touaregs, des Peulhs ou des Massaï qui ont le ciel pour toit et la
terre pour maison. Cependant, il y a des voyages qui se font sur place, sans bouger. Être nomade
sans migrer, c’est l’affaire des hommes profonds, des sages, des illuminés.
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nietzschéen, c’est avant tout « Oser être soi-même, assumer le degré de puissance qui nous
habite, dire oui aux forces qui sont en nous, se créer liberté, consentir la force du destin, aimer
la nécessité, rire et danser, vivre et jubiler ».
Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche (2012, p. 154) écrit : « Vous n’êtes pas des
aigles : aussi n’avez-vous pas connu le bonheur de l’épouvante de l’esprit. Et qui n’est pas
oiseau ne doit pas nicher au-dessus des abîmes ». Ce propos qui sonne comme un
avertissement, montre justement que vivre est un défi et une tentation. Dans le même ordre
d’idées Kierkegaard, dans son livre Le Concept d’angoisse, (1995, p. 66) écrit « Quand l’œil
vient à plonger dans l’abîme on a le vertige, ce qui vient autant de l’œil que de l’abîme car on
aurait pu ne pas y regarder ». Il s’agit donc de convoquer non pas le caractère discriminatoire
de l’œil, (parce que l’œil voit bien ce qu’il veut voir), mais le courage devant la fascination
qu’engendre le spectacle de l’abîme. Il faut plus que du courage pour plonger son regard dans
l’abîme, compte tenu de la grandeur du risque encouru.
En effet, le risque peut couter aussi bien la vue que la vie. Nietzsche est un aventurier et
son champ d’action est aussi vaste que périlleux. L’abîme dont il est question se trouve en
chaque homme et dont la vue peut provoquer la perte du sujet-observateur. Nietzsche (2012, p.
233) affirme « si tu regardes longtemps l’abîme, l’abîme aussi fini par regarder en toi », il tire
cette conséquence : « le courage tue aussi le vertige devant les abîmes : et où l’homme ne se
trouverait-il pas devant des abîmes! Voir, n’est-ce pas en soi –voir des abîmes ? ». La
confrontation peut déboucher sur l’auto destruction pouvant aller de la perte de vue à la perte
de vie en transitant par la folie : c’est en tout cas ainsi que Foucault rend compte de ce qu’il est
désormais admis d’appeler la folie finale dans laquelle sombre Nietzsche à Turin :
Le dernier cri de Nietzsche se proclamant à la fois Christ et Dionysos ce n’est pas aux confins de
la raison et de la déraison, dans la ligne de fuite de l’œuvre, relève comment, enfin touché et
aussitôt disparue, d’une réconciliation « des bergers d’Arcadie des pécheurs de Tibériade ».
C’est bien l’anéantissement même de l’œuvre, ce à partir de quoi elle devient impossible où il
faut se taire, le marteau vient de tomber des mains du philosophe. (M. Foucault, 1998, p. 302).
44
3.2- De l’exploration du labyrinthe
45
CONCLUSION
Nietzsche utilise « un style aphoristique qui oblige par son caractère apparemment
définitif à une lecture exigeante et des réinterprétations constantes ». (D. Astor, 2011, p. 189).
Comprendre l’auteur du Zarathoustra nécessite une culture philosophique certaine, les
aphorismes sont peu explicites. Nietzsche utilise une méthode toute particulière, la généalogie,
qui consiste à démasquer les motifs inavoués qui se cachent derrière les apparences qui se
donnent à voir ou à entendre.
46
BIBLIOGRAPHIE
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• CORMAN Louis, 1990, Découverte de Nietzsche, Paris, J. Grancher.
• DELEUZE Gilles, 1973, « La pensée nomade », in Nietzsche aujourd’hui ?, Intensités, T.I,
pp. 160-233.
• DELEUZE Gilles, 2003, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF.
• DERRIDA Jacques, 1973, « Le style de Nietzsche » in Nietzsche aujourd’hui ?, Intensités,
T.I, pp. 235-299.
• DERRIDA Jacques, 1978, Éperons, les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion.
• KREMER-MARIETTI Angèle, 1972, L'homme et ses labyrinthes, essai sur Friedrich
Nietzsche, Paris, Union Générale d'Éditions.
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• DIDEROT Denis, 1964, Le Neveu de Rameau, Paris, GF.
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Mercure de France.
• NIETZSCHE Friedrich, 1973, Crépuscule des idoles, traduit par Henri ALBERT, Paris,
Denoël / Gonthier.
• NIETZSCHE Friedrich, 1987, La Généalogie de la morale, traduit par Angèle KREMER-
MARIETTI, Paris, Union Générale d’Editions.
• NIETZSCHE Friedrich, 1995, La volonté de puissance I, traduit par Geneviève BIANQUIS,
Paris, Tel Gallimard.
• NIETZSCHE Friedrich, 2008, Le Gai savoir, traduit par Pierre KLOSSOWSKI, Paris,
Gallimard.
• NIETZSCHE Friedrich, 1982, Par-delà le bien et le mal, traduit par Géneviève BIANQUIS,
Paris, Union Générale d’Éditions.
47