Vous êtes sur la page 1sur 27

MIYAZAKI :

Destin animé, dessins animistes

Résultat d’enquête
par Léo Brachet
Film de Léo Favier produit par les Bons Clients
Introduction au film

Ce discours, vous l’avez entendu mille fois : la situation climatique est dramatique. À cause de
ses activités, l’espèce humaine précipite tous les habitants de cette planète dans le gouffre. Nul ne peut
prédire exactement les cataclysmes qui nous attendent, avec un réchauffement de l’atmosphère à plus
d’un ou deux degrés, mais si rien n’arrête la prédation de l’Homme sur la Nature, nous allons dans le
mur. Et d’ailleurs nous y sommes déjà : catastrophes naturelles, pénuries, disparitions d’espèces,
instabilité politique, inégalités, crises humanitaires, migrations de masse et guerres… Tout cela va
empirer, les scientifiques nous alertent depuis plus de 30 ans. Ce discours, vous l’avez entendu mille
fois. Alors pourquoi rien ne change ?

Peut-être parce que le problème est ailleurs, ou qu’il est mal posé. Intellectuels, chercheurs et artistes
avancent l’hypothèse d’une crise de l’imaginaire : nous manquerions cruellement de grands récits
prompts à emmener nos sociétés dans une nouvelle direction, vers un monde en harmonie avec la
nature, un monde de résilience et de décroissance. C’est vrai ! Notre espèce a toujours été tirée en
avant par la force de ses grands mythes, qu’ils soient religieux, folkloriques ou conceptuels.
“Les récits permettent d’envisager des futurs différents. Ils jouent un rôle très
important dans la stabilisation des institutions, des façons de voir le monde. Nous
avons été formés par des récits tout à fait singuliers dans notre éducation, et changer
ces récits pour envisager d’autres façons de faire corps avec les non-humains est
absolument fondamental. On ne parle pas là de théorie, on parle de poésie,
d’imagination : l’art joue un rôle très important” - Philippe Descola, anthropologue
- sur Blast (10/10/2022)

Aujourd’hui, il nous manquerait donc une histoire, bien racontée, pour tracer un chemin possible.
Car dans les histoire, il n’y a ni chiffres, ni constat froid et désincarné. Dans les histoires, il y a des
émotions, des enjeux, des personnages… et de l’espoir.

Que penser alors des récits inventés par Hayao Miyazaki ? Depuis les années 1970, le réalisateur
Japonais distille dans chacune de ses œuvres un message d’espoir face aux épreuves qui attendent
l’humanité, à l’ère du dérèglement climatique et de l’anthropocène :
“Le terme d’anthropocène, du grec ancien anthropos signifiant « humain », reconnaît que les
Hommes sont la principale cause de transformation actuelle de la Terre. Au cours des 12.000
dernières années, les humains ont vécu à une époque géologique appelée l'Holocène, connue pour ses
climats relativement stables et tempérés : c'était “la Californie” de l'histoire planétaire. Mais c'est
fini, nous avons commencé à modifier si radicalement la Terre qu'une nouvelle époque se dessine,
beaucoup plus volatile. C'est un moment de prise de conscience fulgurante, au cours
duquel l'espèce humaine prend conscience d'elle-même en tant que force planétaire :
nous ne sommes pas seulement à l'origine du réchauffement climatique et de la
destruction écologique : nous savons que nous le sommes.” - Timothy Morton,
philosophe et professeure à la Rice University (Houston, USA) - Être écologique (2021)

1
Mais si nous regardions de plus près, nous verrions peut-être que l’on peut “sauver le monde avec
Miyazaki” ? Attention ! Sauver le monde avec lui, ce n'est pas comme sauver le monde avec Bruce
Willis ou Tom Cruise, il ne s'agit pas de dynamiter un astéroïde ou de faire exploser la base aérienne
d'un ennemi mystérieux. Avec Miyazaki, il s'agit de dépasser le clivage Homme/Nature, de remettre
humains et non-humains sur un pied d'égalité pour éviter le cataclysme écologique. "Sauver le
monde" veut dire en fait "renouer avec le Vivant". Et ça change tout !

Avec 11 longs-métrages, des mangas, des séries TV, un Ours d’or à Berlin et deux Oscars dont un
pour l’ensemble de sa carrière, Miyazaki a donné, avec le Studio Ghibli, ses lettres de noblesse à
l’animation japonaise, se hissant de son vivant au rang de légende internationale de la pop culture :
“Au cours des dernières décennies, Studio Ghibli a offert une alternative de plus
en plus forte à la vision du monde “américaine” de Disney et Hollywood
(largement optimiste, basée sur des qualités telles que le travail acharné, la
persévérance et la « croyance en sa bonne étoile » pour réussir dans le monde). La
culture populaire japonaise offre une vision plus complexe et souvent plus
sombre d'un monde dans lequel "parfois les gentils meurent" et parfois il est même
difficile de distinguer les "bons" des "méchants". Cette façon plus nuancée et sans doute plus réaliste
d'aborder les complexités de l'existence est illustrée dans les films Ghibli. Une approche qui, au début
du 21e siècle, est de mieux en mieux acceptée. En ce siècle de catastrophe écologique mondiale, l'un
des éléments les plus importants de la vision du monde de Ghibli est le sentiment que l'humanité
n'est qu'une petite partie d'un monde beaucoup plus vaste, constitué d'objets animés et inanimés
profondément interconnectés. Une vision qui subvertit les hiérarchies Occidentales traditionnelles, en
particulier judéo-chrétiennes, qui placent l'humanité au-dessus du monde naturel.” - Susan Napier,
professeur de rhétorique et d'études japonaises à l'Université Tufts (Boston, USA) - Article universitaire en
cours d’écriture

“L'animisme est un thème central des films réalisés par Miyazaki. C'est sa
réponse au problème de savoir comment vivre avec la destruction incessante de
la nature par l’Homme. Il explore cette question depuis les années 1970, bien avant
que le scepticisme envers le dualisme cartésien homme-nature ne s'exprime en
Occident. Et en disant "Je sais que le mot “animation” vient probablement
d'animisme", il suggère également qu'il existe une relation innée entre les deux.” -
Shoko Yoneyama, sociologue, professeure à l’Université d’Adelaïde (Australie) - Animism in Contemporary
Japan (2020)

“De nombreux commentateurs suggèrent que cette vision est profondément liée au shintoïsme,
l'ensemble de croyances japonaises indigènes fondées sur une vision animiste de la vie. L'animisme
défini par Eriko Ogihara-Schuck est "un système de croyance qui reconnaît les dieux et les esprits
dans les objets animés et inanimés". La pensée shintoïste appelle ces dieux kami et voit les animaux,
la végétation mais aussi les rochers, montagnes et cascades comme ayant un potentiel kami. Il traite
ces entités avec respect, soin et parfois crainte. Il reconnaît, voire insiste sur le fait que les humains
n'ont pas un “droit” fondamental de domination sur le reste du monde.” - S. Napier, Le Monde de
Miyazaki (2020)

Avec sa vision du monde animiste, dense et unique, Miyazaki tente de dépasser dans ses récits des
problématiques aussi complexes que l’anthropocentrisme, la course au progrès technologique qui nous
plonge dans l’abîme, les effets néfastes du capitalisme ou encore la virilité toxique… Et en premier
lieu, il nous donne à penser aujourd’hui un autre rapport au vivant :

2
“La caractéristique la plus importante des films de Miyazaki est qu'ils reflètent
toujours "l'esprit du temps" (Jidaisei 時代性). C’est le secret de leur succès : leur
pertinence par rapport à l'époque, et à quel point ils résonnent avec l'esprit du temps.
Pour des films d'animation dont la conception et la production prennent environ cinq
ans, s'adapter au “Jidaisei” nécessite une grande sensibilité aux changements
émergents. Et on a en effet le sentiment que Miyazaki a quelques longueurs
d'avance.” - Toshio Suzuki, producteur en chef du Studio Ghibli (Japon) - dans Professional work style :
Toshio Suzuki, NHK, reportage TV (06/04/2006)

En partant de son travail et avec l’aide d’intellectuels du monde entier nous allons poser cette question
“simple”, la même que se posent les héros des films de Miyazaki : comment renouer avec le vivant?
“D’abord, il faut dire que la nature n’existe pas. Il n’y a qu’en Occident que nous avons créé le
concept de “nature” qui nous sépare, nous humains, du reste du vivant. C’est une construction
sociale de l’Occident moderne. Dans de nombreuses sociétés de par le monde, notamment animistes,
il n’y a pas de discontinuité entre humains et non-humains, ce qui change radicalement le rapport
au monde.” - P. Descola, anthropologue

"C'est une petite opération, comme renverser un domino… Mais mettre sur un piédestal quelque
chose qui s'appelle “nature” et l'admirer de loin fait à l'environnement ce que le patriarcat fait à
la figure de la Femme : c'est un acte paradoxal d'admiration sadique. S’ils ne peuvent établir
correctement la nature, les écrits écologiques ne peuvent fournir une base esthétique convaincante et
cohérente pour la nouvelle vision du monde censée changer la société." - T. Morton, philosophe,
Ecology Without Nature: Rethinking Environmental Aesthetics” (2007)

“J'ai été élevé dans le Japon rural et l'animisme m'a accompagné toute ma vie. Jusqu'à
récemment, je n'avais pas réalisé que mes perceptions animistes n'étaient pas partagées par mes
homologues australiens, largement éduqués dans la culture Occidentale. Quand je parle d'animisme,
la plupart semblent mal à l’aise… Mais il y a un type de personnes dont les yeux pétillent lorsqu’on
parle d’animisme : les fans de Miyazaki, mes étudiants inclus, qui viennent pourtant d'horizons
culturels variés : Asie, Europe, Amérique du Nord. À l'ère de l'Anthropocène, il est universellement
admis qu'il faut repenser les relations homme-nature, cependant, on semble heurter un mur dans
cette quête. Parce que nous n'avons pas de référentiel culturel qui nous permette d'imaginer quelque
chose de complètement différent : je soutiens que des personnes du monde entier ont construit un
nouvel imaginaire en regardant les films de Miyazaki. Diffuser des visions animistes du monde est
un des objectifs de vie de Miyazaki, il l'a dit lui-même. L'animation de Miyazaki fournit un cadre de
référence culturel, que j’appelle "l'histoire parfaite", pour nous aider à repenser nos relations
homme-nature et à envisager un nouveau paradigme pour la modernité.” - S.Yoneyama, sociologue,
Article universitaire : Miyazaki Hayao’s Animism and the Anthropocene (2021)

Un peu grandiloquent, n’est-ce pas ? Évidemment, ne soyons pas naïfs. Dans son travail, Miyazaki
rejette systématiquement le manichéisme : rien n’est jamais simplifié. Nous tâcherons de faire de
même dans ce film. Et si nous croyons profondément que son œuvre ouvre une brèche pour redéfinir
un rapport au vivant ; salvateur pour l'habitabilité de notre planète ; nous sommes aussi conscients des
limites du postulat : Miyazaki est un artiste, il fait du cinéma. L’art a de l’influence mais ne peut
changer le monde à lui seul, il reflète son époque. De plus, Miyazaki n’est pas au-dessus des hommes.
Il est comme nous, pétri de contradictions, pris dans les contraintes d’un système plus vaste.
“La carrière de Miyazaki est tragique en quelque sorte car une fois devenu célèbre, il a été
constamment rattrapé par la pression sociale d'être un intellectuel public, et aussi par son désir de faire

3
des films sérieux. Mais à l'origine, son intention était de créer de bons
divertissements pour les enfants ! Il s’est confronté à un dilemme entre ce qu'il
voulait créer lui et ce qu'il pensait devoir créer pour les autres, tout ça en rapport avec
son désir d’origine” - Shiro Yoshioka, maître de conférences en études japonaises à
l’Université de Newcastle (Royaume-Uni)

Hayao Miyazaki est le fruit d’une époque, d’une culture, d’un lieu… bref, d’une histoire que nous
allons vous raconter maintenant.

Chapitre 1 : Une jeunesse au coeur du chaos

Hayao Miyazaki, sa mère, ses frères et son père

Miyazaki naît durant la Seconde Guerre mondiale au Japon. Il en garde des souvenirs terribles :
Une première séquence animée illustre les traumas qui ont forgé la sensibilité de l’artiste. Après
cette guerre, il développe en grandissant une haine du Japon et des Japonais, de sa famille ; son père
et son oncle ont fait fortune durant le conflit en vendant à l’armée des pièces pour les avions des
kamikazes ; et une haine de lui-même ; être le fruit de cette période sombre lui laisse un fort
sentiment de culpabilité.
"Les Japonais n'étaient-ils pas responsables de la guerre ? Mon père et les autres ne se sont-ils pas
trompés ? Ayant été élevé par de tels parents, n'étais-je pas le produit de leurs erreurs ? Voilà des
jours où je ne pouvais m'empêcher de me livrer à une telle négation de soi. Avant que je ne m'en rende
compte, je suis devenu un garçon qui détestait le Japon." - Hayao Miyazaki, Starting Point

1940, avions Mitsubishi A6M dits "Zéro", cercueils volants des kamikazes

Pourtant les avions de guerre, rêves maudits de son film Le Vent se lève (2013), le fascineront toute
sa vie alors qu’il deviendra profondément pacifiste. L’imaginaire de l’effondrement ; lié aux

4
bombardements nucléaires sur le pays et à l’immédiat après-guerre qu’il traverse ; l’impressionne
aussi et se retrouve partout dans son travail. D’un point de vue écologique, les conséquences de
l’utilisation de la bombe nucléaire par les Américains sont éminemment dramatiques : la
radioactivité est une contamination, profonde, qui continue d’empoisonner humains, animaux et
végétaux de la zone touchée pendant de nombreuses années. En plus des 200.000 victimes tuées par
les deux bombes, il faut ajouter les 450.000 “hibakushas”, les survivants exposés aux radiations, dont
les souffrances psychiques et physiques resteront à vie. Zones perdues, vies détruites : c’est une
horreur pour les Japonais. Pour ceux qui l’ont vécue, la guerre est intimement liée à la destruction
de la planète par l’Homme, son industrie et sa technologie issue du soi-disant “progrès”.

1945, deux bombes nucléaires dévastent le Japon : fin de la Seconde Guerre mondiale

Après la guerre enfin, la mère de Miyazaki tombe très malade (tuberculose) ce qui le marque à
jamais : les personnages féminins de ses films renvoient tous au caractère de cette figure maternelle
admirable. Bref, toute son œuvre est déjà là, en germe.

Chapitre 2 : L’appel du destin

Le célèbre mangaka Osamu Tezuka et sa créature emblématique : Astro Boy

Durant son enfance et son adolescence, Miyazaki se passionne pour le dessin et se désintéresse de
l’école où il s’ennuie. Son Dieu lorsqu’il a 11 ans ? Le mangaka Osamu Tezuka, père d’Astro-Boy.

5
Lorsqu’il termine le lycée, Miyazaki a une
véritable révélation en voyant Le Serpent
Blanc (1958) premier anime japonais en
couleur ! Le récit, tiré d’une légende
chinoise, est simple mais on comprend tout
de suite ce qui a marqué Miyazaki : c’est
une histoire d’amour entre un jeune humain
et un serpent semée d'embûches. Une
métaphore de l’harmonie qui devrait régner
entre humains et non-humains et de la
difficulté de l’atteindre ? On retrouvera en
tout cas ce motif dans son œuvre. Ce film
touche Miyazaki au plus profond de son âme. Alors qu’il était cynique et sombre, pour les raisons
expliquées au chapitre précédent, il trouve enfin une chose positive pour laquelle se battre : inventer
et raconter des histoires pleines d’espoir aux enfants :
"Je raconte des histoires pour enfants parce que je crois que les âmes des enfants sont héritières de
la mémoire historique des générations précédentes. Mais à mesure qu'ils grandissent et font
l'expérience du monde quotidien, cette mémoire s'enfonce en eux-mêmes. Je sens que j'ai besoin de
faire des films qui atteignent ce niveau de l’âme… Si, en tant qu'artistes, nous essayons de puiser
au fond de nôtre âme - si nous disons que la vie et le monde valent la peine d'être vécus - alors
quelque chose de bon peut en sortir. C'est peut-être ce que font mes films, ils sont ma façon de
bénir l’enfant.” - Hayao Miyazaki - ‘A god among animators’, Xan Brooks, The Guardian (14/09/2005)

Il trouve sa vocation : animateur, même s’il n’abandonne pas l’idée de devenir mangaka. Mais
surtout, il refuse l’appel du destin et part faire des études d’économie politique dans une grande
université de Tokyo. Le poids autoritaire de ses parents ?

Hayao Miyazaki dans ses jeunes années

Chapitre 3 : Des débuts à la Toei

Heureusement un an plus tard, après avoir écrit un mémoire sur


l’industrie japonaise, Miyazaki quitte les bancs de la fac et part travailler
comme animateur à la Toei. Nous sommes en 1963, il a 22 ans : “Toei
Animation a été ma véritable école” - H. Miyazaki - cité par Kotabe &
Okuyama dans "Kare wa kaze o kitte hashite inai to ki ga sumanaindesu", p.46

6
Il y fait 3 rencontres fondamentales : Yasuo Otsuka, son mentor et soutien indéfectible ; Isao
Takahata : son ami et futur rival qui l’impressionne beaucoup ; et Akemi Ota : animatrice comme
lui, sa future femme. Avec ses nouveaux amis, il se lance éperdument dans les luttes syndicales
pour les droits des animateurs. Il est profondément marqué par les idéaux marxistes, très ancrés
dans la jeunesse japonaise des années 1960, en plein bouillonnement contre l’impérialisme
américain au Japon et en Asie.

Yasuo Ôtsuka, Isao Takahata, Hayao Miyazaki, durant leurs années à la Toei // Miyazaki en grève

À la Toei, il est rapidement perçu comme un génie : intelligent, ambitieux, tempétueux et qui n’a
pas sa langue dans sa poche. Une deuxième séquence animée illustre une anecdote arrivée durant la
création des Voyages de Gulliver dans l’espace (1965) : lors d’une réunion d’équipe, alors que
personne ne lui a rien demandé, Miyazaki, jeune animateur “intervalliste” placé en bas de la
hiérarchie, propose un changement au scénario, simple mais fondamental :
“Il a changé le storyboard! C’était un simple dessinateur, vous comprenez? Il y avait le producteur,
le réalisateur, et encore d’autres dessinateurs au-dessus de lui… Et pourtant, en donnant son opinion
pour changer une partie de l’histoire, il a complètement modifié le sens du film!” - Yoichi Kotabe
animateur
“La différence était extraordinaire. Personne n’avait jamais fait une chose pareille. On a été
estomaqués quand on a appris que c’était Miyazaki qui avait trouvé ça!” - Reiko Okuyama animatrice

Enfin, il collabore avec Takahata sur un premier projet d’envergure (Takahata


réalisateur, Miyazaki animateur-clé et aide au scénario) : Horus, Prince du
soleil (1968) : 3 années de production infernales contre 8 mois prévus à
l’origine et un échec commercial énorme pour la Toei. Malgré ce revers, les 2
hommes ont développé une façon de penser l’animation (une esthétique, une
narration : des films de divertissement qui font passer des messages, un anime
qui s’adresse aussi aux adultes!) et Horus est une pierre angulaire pour
Miyazaki, Takahata et leur futur studio, Ghibli, qu’ils créeront des années
plus tard.

Chapitre 4 : Miyazaki, l’indispensable second de Takahata

Après l’échec retentissant d’Horus, Miyazaki et Takahata finissent par quitter la Toei. Durant les
années qui suivent, Miyazaki (animateur et scénariste) reste dans l’ombre de Takahata (réalisateur).
Ils travaillent ensemble sur plusieurs projets TV dont certains sont devenus cultes : Panda petit Panda
(1972) qui préfigure Totoro. Une adaptation avortée de Fifi brindacier qui leur permet de voyager en
Europe (en Suède précisément) puis la cultissime série Heidi la petite fille des Alpes (1974) qui leur
permet de revenir en Europe, en Suisse cette fois : ces voyages ont une grande influence sur

7
Miyazaki, lui qui a toujours été fasciné par le vieux continent ; ses auteurs préférés sont anglais et
français, à l’instar d’Antoine de St-Exupéry ; et pour lui qui “déteste le Japon”, l’Europe est une
terre promise vers laquelle se tourner.

Panda petit Panda (1972), Heidi (1974) et Anne : la maison aux pignons verts (1979)

Nouveau tournant dans la vie de Miyazaki au début des années 1970 : la lecture du livre The Origins
of Cultivated Plants & Agriculture du botaniste Sasuke Nakao change profondément sa façon de
voir la “nature”, en plus de le réconcilier avec son identité grâce au concept de panasiatisme.
Miyazaki en ressort complètement bouleversé !
“Nakao montre que le Japon fait partie de ce qu'il appelle la zone de
culture de la forêt à feuilles persistantes (shōyō jurin 照葉樹林) qui
couvre une vaste zone de montagnes en Asie depuis la préhistoire, et qui
s'étend du Népal à l'Himalaya jusqu’à la moitié sud du Japon. C’est un
choc pour Miyazaki, le livre lui fournit une perspective
complètement nouvelle sur le Japon en Asie.” - S. Yoneyama - Animism
in Contemporary Japan (2020)

"Je me suis senti grandement soulagé quand j'ai réalisé que le pays que je
pensais être confiné à l'archipel japonais était en fait connecté au monde
au-delà des frontières et des groupes ethniques (...) Ma culture allait
bien au-delà des idiots japonais qui ont commencé la guerre (...) Ce livre
est le point de départ de ma façon de regarder les choses. Il m'a donné
tellement de pouvoir, il est presque impossible de décrire à quel point le livre de Nakao m'a apporté du
bonheur.” - H. Miyazaki - Totoro Was Not Made as a Nostalgia Piece, interview par Hiroaki Ikeda, roman
Mon Voisin Totoro, 03/06/1988

“Ce livre lui a permis de développer son propre récit de lui-même, comment il se voit et voit les
Japonais, ça l'a réconcilié avec une identité culturelle japonaise. Sans ce livre, il n'y aurait eu
aucun film de Miyazaki se déroulant au Japon.” - S. Yoshioka

Par la suite, il travaille encore avec Takahata sur


la série Anne, la maison aux pignons verts (sortie
en 1979) même si leur relation s’est dégradée
mais surtout, surtout : on propose à Miyazaki
de passer dans la lumière en devenant lui
aussi réalisateur, sur deux projets ! Suite à la
lecture du livre de Nakao, il a désormais un
point de vue à défendre, qui implique
l’importance de la nature.

8
Chapitre 5 : Voler enfin de ses propres ailes

Conan, le fils du futur (1978)

Miyazaki réalise sa première série TV : Conan, le fils du futur (1978). Toutes les thématiques
chères à son cœur sont déjà là, c’est un pur récit écolo-marxiste !

Puis on lui propose d’adapter la série TV Lupin III en long-métrage (les aventures d’un
gentleman-cambrioleur lointainement inspiré du français Arsène Lupin) qui deviendra son premier
film : Le Château de Cagliostro (1979). C’est une commande, sur une œuvre préexistante, pourtant
Miyazaki réussit à apposer sa marque d’auteur et ses thématiques, dans le cadre d’une Europe
fantasmée, inspirée par ses voyages et les nombreux récits européens qu’il a aimé dans sa jeunesse.
Il écrit et réalise ensuite les six premiers épisodes de la série Sherlock Holmes avant que la
production ne soit stoppée nette en raison de problèmes de droits entre la Rai (coproduction italienne)
et les ayants droits de l’auteur de Sherlock Holmes, Sir Arthur Conan Doyle. Qu’importe puisqu’un
autre projet, personnel et ambitieux, l’accapare désormais…

Le Château de Cagliostro (1979) dessins du film ci-dessus, storyboard ci-dessous

9
Chapitre 6 : Nausicaä, un premier coup d’éclat !

Commence alors le chantier de sa vie : Nausicaä de la vallée du vent. D’abord sous la forme d’un
manga dès 1982 ; qu’il ne terminera que 12 ans plus tard ; puis en film d’animation : c’est son
premier film original, et quel film ! Un véritable jalon dans sa carrière et son premier grand succès
au Japon. Le discours animiste et écologiste est présent partout, dans un récit qui rejette, déjà,
toute forme de manichéisme. Avec le temps, cette histoire visionnaire résonne de plus en plus
profondément : “J'ai toujours pensé qu’on s'aveuglait en regardant le monde simplement en
termes de « pureté » et de « corruption ».” - manga Nausicaä, H. Miyazaki
"Le film est sorti deux ans avant l'accident nucléaire de Tchernobyl en 1986. Alors que les nuages
​de poison évoquent les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki, l'image d'une friche stérile nous
a rappelé à l'époque Tchernobyl, et aujourd’hui Fukushima. Le monde sombre et suffocant de
Nausicaä est rendu encore plus inquiétant par des guerres sans fin entre royaumes concurrents, dans
lesquelles les humains envahissent, tuent et asservissent les autres pour le pouvoir et des ressources
limitées, causant encore plus de destruction écologique." - S. Yoneyama - Animism in Contemporary
Japan (2020)

D’où est venue l’inspiration ? L’incident de la baie de Minamata déjà, a marqué Miyazaki et la
conscience écologique des Japonais dans les années 1950. Ensuite, le personnage de Nausicaä est un
hybride entre la Nausicaä de l’Odyssée d’Homère (influence européenne) et La Princesse qui
aimait les insectes tirée des Contes du Conseiller de la Digue, légende folklorique japonaise datant
du 12ème siècle (influence asiatique).
“La vision éthique de Miyazaki a été inspirée en partie par les catastrophes environnementales qui
ont ravagé le Japon lors de la gigantesque poussée d'industrialisation du pays après la guerre et aussi
par une philosophie de gauche, largement humaniste, qu'il partageait avec Takahata et qui s'est
approfondie avec le temps pour embrasser ce qu'il appelle une perspective animiste.” - S. Napier -
Article universitaire en cours d’écriture

Dans ce film et ce manga, Miyazaki défend en effet sa vision de l’animisme et la notion d’unicité
avec la nature : il n’y a pas de frontière entre humains et êtres vivants non-humains : “Il nie
complètement les concepts de dualisme homme-nature et d'anthropocentrisme.” - S. Yoneyama
dans Animism in Contemporary Japan, citant Lenora Ledwon - ‘Green visual rhetoric: The human/nonhuman
connection in Nausicaa of the Valley of the Wind’, Journal of Animal & Environmental Law (2015)

Pour l’anthropologue Philippe Descola, qui parle de nos façons de voir le monde en terme
d’ontologies, l’ontologie animiste se définit ainsi : “L’animisme est un moyen de composer des
mondes qui rend normal et légitime de prêter une intériorité à la plupart des non-humains.
L’animisme peut-être vu comme une façon de systématiser l’expérience de l’inopiné. Un bruit
inattendu dont on ne distingue pas la source, un animal au contraire silencieux et d’habitude farouche
qui m'observe, un coup de vent imprévu, un tourbillon soudain dans la rivière, tous ces événements

10
qui tranchent sur l’ordinaire de façon minuscule invitent notre imagination à exercer un “droit de
suite” en inférant une présence là où l’on devrait être seul, en détectant une intention qui nous semble
adressée dans le mouvement d’une ramure ou l’attitude d’un oiseau, en attribuant à des objets
inanimés une résistance délibérée à nos actions, bref, en imputant, lorsque les circonstances s’y
prêtent, à des non-humains visibles ou invisibles des comportements, des états intérieurs et des
desseins analogues aux nôtres. Le défi de la mise en image animiste, est alors de rendre
perceptible et active la subjectivité des non-humains” - P. Descola, Les Formes du Visible (2021)

Un défi que relèvera Miyazaki durant toute sa carrière. Cette vision du monde est l’opposée de
l’ontologie “naturaliste” dans laquelle nous autres occidentaux avons été éduqués : “Un point de
vue naturaliste commence à poindre en Europe à partir du XVIIe siècle, dans les textes des
philosophes et des savants, comme dans les références dont les élites agrémentent leur correspondance
et leur conversation, point de vue qui ne prendra une forme achevée que deux siècles plus tard avec
l’invention de la notion de culture et l’apparition des sciences qui en traitent. Les humains se
dissocient nettement du reste des existants du fait des capacités cognitives que leur intériorité
singulière leur confère, tout en étant semblables à eux par leurs déterminations physiques. La formule
du naturalisme est donc inverse de celle de l’animisme : c’est par leur esprit, non par leur corps,
que les humains se distinguent des non-humains, notamment par cette intelligence réflexive de soi que
l’on nomme cogito depuis Descartes.” - P. Descola, Les Formes du Visible (2021)

Nausicaä de la Vallée du Vent (1984) / Manga (1982-1994)

Comprendre les mécanismes qui se cachent à la racine de nos civilisations est un pas extrêmement
important à faire pour imaginer des futurs désirables et appréhender notre problématique écologique.
Et dans ce combat, Hayao Miyazaki est un précieux allié.

C’est aussi à l’occasion de ce film que Miyazaki fait une autre


rencontre fondamentale : Toshio Suzuki, rédacteur au magazine
Animage ; qui publie le manga Nausicaä dans ses pages chaque
mois ; et qui deviendra son producteur et plus proche
collaborateur au sein du Studio Ghibli, dont l’idée est
actuellement en gestation dans les esprits de Miyazaki, Takahata et
Suzuki, suite au succès incroyable de Nausicaä.

Si c’est un grand moment de sa vie professionnelle, sur le plan


personnel Miyazaki est frappé par une terrible nouvelle durant la
production de Nausicaä, le décès de sa mère adorée en 1983.

11
Chapitre 7 : Trouver sa liberté, la création du Studio Ghibli

Le mythique studio est fondé en 1985 pour permettre à Takahata et Miyazaki de continuer à réaliser
des longs-métrages d’animation avec l’envergure et l’ambition qu’on leur connaît : mission
impossible sans ce studio dans l’industrie de l’anime d’alors, qui se concentre surtout sur les séries
TV. Seulement, pour avoir plus de liberté artistique, ils doivent accepter, avec leur producteur
Suzuki, de prendre beaucoup plus de risques financiers. Leurs films sont très chers à produire et
doivent forcément rencontrer le succès financier, sous peine de faire couler le tout jeune Studio
Ghibli… Une pression énorme s’installe sur les épaules de Miyazaki, autant artistique
qu’économique, qui ne le lâchera plus.

Heureusement, certainement poussé par la nécessité de réussir, Miyazaki réalise un premier


long-métrage qui deviendra un classique de l’animation : Le Château dans le ciel (1986). Une œuvre
qui rend hommage, encore une fois, à ses influences européennes : Les Voyages de Gulliver de Swift,
Le Roi et l’Oiseau de Paul Grimault, l’esthétique steampunk de la science-fiction franco-britannique
du XIXe siècle. Mais il rend également hommage aux mineurs en grève contre le gouvernement
Thatcher, dont la lutte l’a touché (en bon marxiste qu’il est) lors de repérages au Pays de Galles :
dans le film, les mineurs “prolétaires” et leurs valeurs sont mis en avant. Miyazaki est toujours en
résonance avec son époque, ce qu’on
appelle en japonais le Jidaisei, l’esprit
du temps.

Dans ce film, il est fait mention au


début, comme dans Conan et Nausicaä,
d’une ancienne civilisation effondrée
sur elle-même à cause de son expansion
industrielle et de son progrès
technologique sans limite : l’humanité
s’est brûlée les ailes, tel Icare.

Illustration du film Le Château dans le Ciel (1986)

“C’est une histoire d’aventure à l’ancienne, probablement son film le plus divertissant, et en même
temps il offre une vision acide d’une utopie anéantie, une utopie fondée sur une arme terrible, ce
qui est d’une ironie particulièrement sophistiquée pour un film à destination des enfants” - S. Napier -
Le Monde de Miyazaki (2020)

12
On voit en effet dans le film son désir d’adresser ses récits initiatiques à un jeune public, les
enfants, auquel il prête un grand pouvoir : le pouvoir de l’imaginaire, qui permet à ces derniers
d’imaginer leurs propres récits émancipateurs pour leur futur. Avec ce pouvoir vient l’espoir de créer
une nouvelle société ? Selon Miyazaki, le message de son œuvre entière est le suivant : « Les
enfants, ne vous laissez pas étouffer par vos parents » et « Devenez indépendant de vos parents ».

Le pouvoir de l’imaginaire et l’enfance seront encore plus présents dans son film suivant…

Chapitre 8 : Mon voisin Totoro, un succès à rebours

La jeune Mei décide de suivre un esprit de la forêt - Mon voisin Totoro (1988)

La sociologue Shoko Yoneyama dit de Miyazaki qu’il aurait "baptisé toute une génération" avec
son imaginaire animiste. Cela est vrai de tous ses films, mais encore plus de Mon voisin Totoro,
réinvention Miyazakienne d’Alice au pays des merveilles, où humains et non-humains vivent en
harmonie dans une campagne verdoyante : l’équilibre entre l’homme et la nature, le respect du
vivant, du visible et de l’invisible sont effectivement très présents dans Totoro avec l’existence des
yokai (esprits) que seuls les enfants peuvent voir. De nombreux autres exemples jalonnent ses œuvres
(Princesse Mononoké, Nausicaä).

Étrangement, le film n’a pas été un succès lors de sa sortie en salle en 1988. Il faut attendre une
diffusion TV en 1990 pour que démarre une véritable Totoromania au Japon : les ventes de
merchandising, des peluches à l’effigie du gros monstre mignon du film, auraient même sauvées le
Studio Ghibli dont les caisses étaient vides à cette époque. La chanson du film est devenue l’hymne
des maternelles au Japon, bref, Totoro est un immense succès et un phénomène culturel : c’est le
film qui fait entrer Miyazaki dans le cœur des Japonais.
"Totoro vit dans le cœur de tous les enfants à travers le Japon, et quand ils voient des
arbres maintenant, ils sentent Totoro caché à l’intérieur. C'est une chose vraiment
merveilleuse et rare” - Isao Takahata, “The Fireworks of Eros”, postface du livre de H.
Miyazaki - Starting Point (1996)

Miyazaki renvoie ses concitoyens à leur identité profonde, historique, à leurs traditions, à leur
rapport à la nature et aux croyances shinto. Mais attention, pas n’importe quel shinto, le Shinto
folklorique qui se pratique encore dans les villages ruraux, pas le Shinto d’État qui servit à justifier la
supériorité du peuple japonais durant la Seconde Guerre mondiale (et donc les atrocités de l’Empire).

13
"Je ne vais pas adorer les dieux dans un sanctuaire au Nouvel An. C'est parce que je ne peux pas
croire que les dieux soient à l'intérieur de ces sanctuaires voyants. Il me semble beaucoup plus
probable que les dieux des Japonais soient au fond des montagnes et des vallées lointaines.” - H.
Miyazaki - Totoro Was Not Made as a Nostalgia Piece, interview par Hiroaki Ikeda, roman Mon Voisin Totoro,
03/06/1988

Bientôt, le monde entier se posera les mêmes questions que les Japonais sur le rapport au vivant
en étant ébloui par ce chef d'œuvre de l’animation, s’adressant aux enfants autant qu’aux adultes.
"En découvrant le point de vue de personnes comme Sasuke Nakao et Eiichi Fujimori, un archéologue
indépendant, je me suis demandé comment créer un monde où la nature japonaise est incorporée d'une
manière différente de ce que l’on voit dans le folklore, la littérature de gauche ou la mauvaise
littérature pour enfants. Pour moi, c'était Totoro. Totoro est une sorte de lettre à mon enfance, à
mon “jeune moi” qui ne voulait croire que la verdure était belle, qui pensait que la verdure n'était rien
d'autre qu'un symbole de pauvreté." - H. Miyazaki - Kaze no kaeru, interview Yoichi Shibuya (2002)

Une nouvelle séquence animée nous montre le lien entre Miyazaki et le reste du vivant non-humain
(pour ne pas dire “la nature”).

Chapitre 9 : Irrésistible ascension, les succès de Kiki et Porco Rosso

Kiki la petite sorcière (1989) et Porco Rosso (1992)

Kiki la petite sorcière (1989) est le premier succès au box-office japonais de Miyazaki, avec 2,6
millions d’entrées. Kiki, jeune sorcière qui cherche son indépendance à travers son activité de
livraison, est une nouvelle héroïne dans la galaxie de Miyazaki qui en compte déjà et en comptera
encore beaucoup. Des femmes modernes et émancipées, qui inversent le rapport de domination
hommes-femmes : très fort lorsqu’on connaît le poids du patriarcat dans la société japonaise.
“Plusieurs de mes films comportent de forts protagonistes féminins – des filles courageuses, qui se
suffisent à elles-mêmes et qui ne réfléchissent pas à deux fois avant de se battre pour ce en quoi elles
croient de tout leur cœur. Elles auront toujours besoin d’un ami, d’un soutien, mais jamais d’un
sauveur. Les femmes sont capables d’être de vrais héros, tout autant que les hommes » - H.
Miyazaki, The Guardian (2013)

De femmes, il est encore question dans le film suivant du réalisateur, Porco Rosso (1992) où la
misogynie de certains personnages est joyeusement tournée en ridicule. Mais il est aussi et surtout
question d’avions : par excellence l’engin de l’imaginaire de Miyazaki.

C’est aussi un film qui aborde la montée du fascisme dans les années 1920 en Europe et la réplique
la plus célèbre de Porco Rosso reste bien sûr : “Je préfère être un porc qu’un fasciste !”

14
Il n’est pas innocent que l’action se déroule dans l’Adriatique : à l’époque de la production, Miyazaki
est bouleversé par la guerre qui fait rage à nouveau sur le continent européen, en Yougoslavie.
“Lorsque la guerre a éclaté en Yougoslavie, il est
devenu hanté par l'idée qu'il ne pouvait plus se
contenter de créer des divertissements légers. Il
pensait qu'il devait créer désormais un travail plus
sérieux et substantiel. C'est un vrai tournant. Il
prend aussi la décision de ne plus faire que des
films qui se déroulent au Japon.” - S. Yoshioka

Porco Rosso est le premier film Ghibli à obtenir


une sortie dans les salles en Europe, en France
notamment, après avoir obtenu le Cristal du
meilleur long métrage au Festival d’Annecy en 1993. Le début d’une longue aventure
internationale pour Ghibli !

Chapitre 10 : Fin de Nausicaä, le manga du désespoir

En 1994, Miyazaki termine enfin son manga


Nausicaä et d’une manière très sombre et
pessimiste, bien différente de la fin
“messianique” du film de 1984. Autant, il y
avait encore une mélancolie latente dans Porco
Rosso, c’est du désespoir pur dans Nausicaä.

Mais c’est peut-être aussi l'œuvre la moins


connue du maître, qui cristallise pourtant le
mieux sa philosophie, celle qu’il a mis près de
12 ans à développer, depuis les premières
planches du manga. Les rapports entre
humains et non-humains sont traités sous
tous les angles dans cette histoire très violente
(sans laquelle il n’y aurait jamais eu Princesse
Mononoké).

Il y est question d’animisme et Miyazaki tente d’annihiler toute forme de dualisme, entre
l’homme et la nature bien sûr, mais aussi tout manichéisme “cartésien”, pilier de nos sociétés
“naturalistes” (au sens de P. Descola) influencées par la pensée européenne moderne : bien et mal, pur
et impur, empoisonné et venimeux, bien naturel et bien humain, proie et prédateur, visible et invisible,
vie et mort, lumière et obscurité… tout cela explose avec Miyazaki.

C’est une œuvre complexe, l’essence même de sa pensée animiste qui pourrait se résumer par les
mots de son héroïne à la fin de l’aventure :
“Une vie reste une vie, quelle que soit la manière dont elle a été créée (…) Chaque forme de vie,
même la plus infime, contient l'univers extérieur dans son univers intérieur” - Nausicaä

15
Malgré ses succès fulgurants, Miyazaki a des raisons d’être aussi sombre et déprimé à cette période de
sa vie : le retour de la guerre en Europe, l’effondrement du bloc soviétique, une disparition des
alternatives au capitalisme et l’échec du marxisme qu’il a progressivement abandonnées :
“On peut dire que j'ai dû l'abandonner mais ce n'était pas facile de décider que le marxisme était
une erreur, que le matérialisme marxiste avait tout faux, que je devais regarder le monde d'une
manière différente. Je pense encore parfois qu'il aurait été plus facile pour moi de continuer à
penser comme avant” - H. Miyazaki, Starting Point (1994)
"La seule façon d'envisager des alternatives à la dévastation que le capitalisme industriel a
déversé sur le monde est d'abord d'identifier correctement ce qu'il faut combattre. Malgré tout ce que
nous devons en matière d'outils analytiques aux grands penseurs du socialisme du XIXe siècle, de
Fourier et Proudhon à Marx et Engels, on doit reconnaître qu'ils n'ont pas perçu que lier
l'émancipation des travailleurs à l'augmentation du bien-être (la "croissance des forces
productives") impliquait de soumettre la Terre à une exploitation implacable de ses ressources
qu'elle serait à terme incapable de supporter. Nous sommes arrivés à ce terme. Cet aveuglement a été
partagé jusque très récemment tant par les penseurs libéraux que par ceux qui se réclament du
socialisme. Si l'analyse des mécanismes de l'exploitation capitaliste proposée par Marx reste
pertinente, il nous a cependant fallu apprendre au cours des dernières décennies que traiter la nature
comme une réalité extérieure aux humains, une ressource corvéable à merci, engendre des
conséquences dramatiques qu'il était impossible d'envisager auparavant." - P. Descola - Ethnographie
des mondes à venir (2022)

Dans le manga, Nausicaä considère l'humanité comme "les créatures les plus laides qui ne font que
blesser, voler, polluer et brûler la terre". Le grand biologiste japonais Shin-Ichi Fukuoka abonde
dans ce sens : “Il n'est pas exagéré de dire que les humains sont des 'cellules cancéreuses' pour la
planète. Pourquoi sommes-nous devenus de telles créatures? Je crois que c'est parce que l'homme est
un être contradictoire avec deux faces : le 'logos' (logique) et le 'physis' (nature)". “Logos" fait
référence à la logique et au langage, nous vivons dans une société civilisée et nos cerveaux croient
que nous pouvons réaliser beaucoup de choses par notre propre volonté, selon un plan, de manière
régulière et efficace. Ces croyances sont soutenues par le "Logos" qui produit la science et la
technologie (les algorithmes, principes de fonctionnement des ordinateurs et de l'intelligence
artificielle, sont un excellent exemple de "logos"). D'autre part, "physis" est "la nature telle qu'elle
est, incontrôlable". Par exemple, nous avons l'impression que le corps est notre propre propriété, mais
nous ne pouvons pas contrôler l'appétit, l'envie de dormir ou la douleur qui vient du corps avec notre
propre conscience, et nous ne savons pas non plus quand et comment le corps va se détériorer et
mourir. Le corps est un "physis". Toute vie autre que la vie humaine est également une "physis", qui
est libre de jouir de la vie comme elle l'entend et, le moment venu, elle disparaîtra. L'homme en tant
que Logos tente de contrôler la nature et la vie par la civilisation, mais la vie en tant que Physis
échappe à tout contrôle de Logos et se rebelle contre Logos sous diverses formes. Les problèmes
environnementaux et la nouvelle catastrophe du coronavirus en sont des exemples. (...) La coexistence
de la lumière et de l'obscurité, de la pureté et de la pollution, est l'essence de la vie, et la tentative de
contrôler la vie par la technologie est elle-même le plus grand sacrilège contre la vie.”

Miyazaki reçoit une pression toujours plus grande sur les épaules, suite à ses succès commerciaux.
Et ce n’est pas fini puisqu’en 1996, Ghibli signe un accord avec Disney/Buena Vista pour une
distribution des films du Studio japonais à l’international. L’artiste n’a jamais été aussi sinistre.
Peut-être sent-il qu'il “vend” son âme au diable en s’alliant avec Disney, dans un pacte faustien ?

16
Chapitre 11 : Succès immense, noirceure extrême, Princesse Mononoke

“Ce serait merveilleux de voir la fin de la civilisation de mon vivant. Mais cela semble peu
probable. C’est pourquoi j’utilise mon imagination pour voir ce que ça donnerait.” - H. Miyazaki
- interview à la Berkeley University (2009)

Peut-on vraiment renouer avec le vivant ? À ce moment de sa carrière, alors qu’il est au pic de sa
gloire, Miyazaki semble perdre tout espoir. Dans Princesse Mononoke (1997), il raconte une lutte
sans merci entre l’homme et la nature (et les esprits) creusant le sillon tracé avec le manga
Nausicaä.
Plus que jamais, le manichéisme disparaît au profit de la fameuse maxime de Jean Renoir : “Ce qui
est terrible sur cette Terre, c’est que tout le monde a ses raisons” et il nous donne à voir un échiquier
politique complexe où humains et non-humains se jettent dans l’abîme, alors que toute la morale du
film est donnée dès les premières minutes par la vieille sage du village d’Ashitaka (le protagoniste) :
“Il faut porter sur le monde un regard sans haine”
“Ce qui peut être considéré comme une vision du monde non-occidentale dans laquelle le bien ne
triomphe pas toujours du mal ; la seule réponse appropriée étant de continuer à voir le monde "avec
les yeux clairs" ; est ressenti par de nombreux fans internationaux comme étant un des principaux
cadeaux de Miyazaki à la société. Sa vision du monde subtile et complexe, qui inclut son esquive
des "happy end” hollywoodiens, est attrayante pour ses fans car elle leur permet de "briser les
règles" de la culture occidentale, tout en touchant leur cœur à travers une narration
universelle.”- S. Napier - Le Monde de Miyazaki (2020)

En coulisse, la production fut épuisante, 3 dures années, pour un réalisateur vieillissant qui se pose
désormais la question de raccrocher les gants. Mais le film est un succès phénoménal! Au Japon
d’abord où il bat tous les records au box office, et grâce à la distribution internationale de Disney,
c’est une reconnaissance internationale qui attend Miyazaki. Ses visions de l’animisme, ses
questionnements sur la place de l’homme au cœur du vivant atteignent définitivement l’Occident
et créent un raz de marée. C’est un appel désespéré à l’harmonie entre l’homme et son environnement,
à l’ère de l'anthropocène.
"L'animisme sera une philosophie importante pour l'humanité après le XXIe siècle... Je le crois
sérieusement." - H. Miyazaki - Kaze no kaeru, interview Yoichi Shibuya (2002)
“Pour Miyazaki, l'animisme est une ontologie : il s'agit de l'existence réelle des choses et des êtres
dans le monde. Il a illustré ce "quelque chose" déjà avec Totoro et ses petits "associés". Le slogan de
Totoro était : "Cet être étrange existe toujours au Japon, peut-être". Et l'esprit de la forêt
(Shishi-gami) qui ressemble à un cerf dans Princesse Mononoke est une autre incarnation de ce

17
"quelque chose" que Miyazaki a créé sur la base d'une ancienne danse folklorique appelée la danse du
cerf. Le Didarabocchi, transformation nocturne du Shishi-gami, est une autre expression de ce
"quelque chose", également basé sur des légendes de géants mythiques que l'on trouve dans divers
endroits du Japon.” - S. Yoneyama - Animism in Contemporary Japan (2020)

La figuration du Shishi-gami - être complètement


“autre”, cerf mystérieux à visage humain - relève d’une
technique couramment observée dans l’archipel animiste :
“Ce qui définit l’animisme comme ontologie, est moins
l’idée que le règne des âmes se prolonge au-delà des
humains que l’intuition plus élémentaire, et plus
vigoureuse, que la distinction entre le corps et l’esprit
traverse la plupart
des existants.
Les moyens de figurer
une telle propriété et les conséquences qu’elle entraîne se
développent dans une gamme de procédés iconiques : Insérer
dans un corps animal un visage humain servant d’indice
d’intériorité, ainsi que le font les Yupiit (peuple indigène
d’Alaska) avec leurs masques, est une manière littérale de
représenter la dualité des existants.”
- P. Descola - Les Formes du Visible (2021)

Sans oublier les fameux kodama : "Je me suis demandé comment donner forme à l'image de la forêt,
à partir du moment où elle n'était pas qu’une collection de plantes mais avait aussi une signification
spirituelle. Je voulais exprimer le sentiment de mystère que l'on ressent lorsqu'on entre dans une
forêt - le sentiment que quelqu'un regarde de
quelque part ou le son étrange que l'on peut
entendre de quelque part. Quand j'ai réfléchi à la
façon dont je pourrais donner forme à ce
sentiment, j'ai pensé aux kodama. Ceux qui
peuvent les voir le font et ceux qui ne peuvent
pas ne les voient pas. Ils apparaissent et
disparaissent comme une présence au-delà du
bien et du mal.” - H. Miyazaki, Turning Point
(2008)

Il y aurait aussi un rapprochement à faire entre la pandémie de coronavirus et la malédiction


d’Ashitaka dans le film : c’est une sorte de zoonose qui fait irruption car l’Homme empiète sur les
territoires défendus de la forêt, provoquant un sévère retour de bâton, une “guerre”.

18
Chapitre 12 : Le Voyage de Chihiro et celui de Miyazaki

Pour son film suivant, Miyazaki choisit de critiquer le capitalisme et la société de consommation.
Le Voyage de Chihiro (2001) est une virée dans le monde des kami (dieux) et des yokai (esprits), un
film qui interroge notre rapport au travail et à la surconsommation à travers le parcours initiatique
d’une fille de 10 ans, forcée de travailler dans un hotel des bains pour divinités.

Comme toujours en résonance avec son époque, l’action de Miyazaki se situe dans une période
contemporaine, juste après l’éclatement de la bulle des actifs japonais qui mit fin à 40 ans de
croissance, plongeant l’archipel dans la “décennie perdue”. Ce n’est évidemment pas anodin :
nombreux sont les personnages du film qui se “gavent” littéralement, avant de le regretter, tels les
parents de Chihiro, dans cette scène traumatisante où ils sont transformés en cochons, mais aussi
l’esprit Sans-visage.
“Il serait sans doute simplificateur d’affirmer que le naturalisme est seul responsable de la
dévastation de la planète, de l’exploitation capitaliste et du réchauffement global. Mais il est en
effet intimement lié à ces événements. Il en est l’une des conditions. À partir du moment où, au
XVIIe siècle en Europe, on a commencé à théoriser la séparation de droit entre humains et
non-humains, il devenait inévitable que ces derniers se transforment en ce conglomérat muet que nous
appelons la nature : tout à la fois objet d’enquête scientifique et ressource pour l’approvisionnement
des humains en bien matériels.

Une fois cette dissociation opérée, la grande illusion moderne pouvait se déployer : la croissance
infinie des richesses grâce à la “mise en valeur” de la Terre au moyen du progrès infini des
techniques. Le naturalisme a été le terreau sur lequel s’est épanoui le pillage des ressources de la

19
planète, en premier lieu dans l’expansion coloniale européenne. Grâce à la combinaison de spoliation
territoriale et de mise au travail forcée de populations locales ou importées, des pays européens de
taille réduite ont pu poursuivre outre-mer la politique de mercantilisation des communs déjà engagée
en Europe. L’accumulation du capital s’est faite non seulement au prix de l’exploitation du prolétariat
ouvrier, mais aussi de la dépossession et de la chosification d’une grande partie du reste du monde.
Mettre en cause l’universalité de la distinction entre nature et société, c’est montrer combien ce couple
conceptuel typiquement naturaliste exprime et cherche à faire passer pour évidente une hiérarchie
dans laquelle certains humains exercent leur pouvoir sur d’autres humains en même temps que sur les
non-humains” - P. Descola, Ethnographies des mondes à venir (2022)

Mais, contrairement à ses premiers récits où l’inversion du rapport de force était très importante
(Conan, le Château dans le ciel…) ici, Chihiro n’est pas une révolutionnaire. Elle doit apprendre à
vivre avec un système dont elle ne saurait changer les règles. Elle apprend à trouver son bonheur dans
les liens qu’elle tisse avec les autres plutôt que dans l'appât du gain ou la consommation excessive.
Une rupture, liée à l’évolution idéologique de Miyazaki ?

En une décennie, ses films sont passés d'œuvres de niche touchant un public spécifiquement japonais
à des monuments de la pop-culture internationale. pour Le Voyage de Chihiro, le succès dépasse
encore les records de Mononoke : entre 2001 et 2003 le film est diffusé dans une vingtaine de pays et
rapporte près de 400 millions de dollars au box-office international !

Hayao Miyazaki atteint un stade inégalé pour un animateur japonais de notoriété, de reconnaissance et
d’honneurs internationaux (Oscar, Ours d’or pour Chihiro), tout en dépeignant une société
humaine aux travers dramatiques, dans des films extrêmement critiques.
“Je pense que sa carrière est tragique parce qu'il a commencé en voulant faire de bons films pour
enfants, très divertissants, et était contre l'idée « d'éclairer » les gens, c'était un sujet de débat entre lui
et son ami/rival Takahata. Mais ensuite il s'est laissé emporter par l'idée qu'il devait faire des films
sérieux et a été poussé dans sa position d'intellectuel public depuis le début des années 1990. Cela a
culminé avec Le Voyage de Chihiro. Après cela, il a essayé de s'éloigner de cette idée et de la pression
sociale, en essayant de revenir aux bons films pour enfants.” - S. Yoshioka

Chapitre 13 : Plus rien à prouver, Le Château Ambulant

Miyazaki n’a plus rien à prouver à personne. Et il se sent vieillir. Il cherche des successeurs mais
revient finalement chaque fois sur sa table d’animation, incapable de lâcher ses crayons. Il y a
plusieurs raisons à cette boulimie. Concernant les successeurs potentiels, nous connaissons son niveau

20
d’exigence et de perfectionnisme, il sera difficile d’être adoubé par le maître et ce n’est pas son fils
Goro qui dira le contraire. Mais l’artiste est également de plus en plus angoissé par sa propre fin. En
2013 il déclare : “Je suis terrifié par la mort lorsque je suis dans un état d'esprit négatif. Mais la
pensée de la mort cesse de me déranger une fois que je suis devenu productif.” - H. Miyazaki,
interview pour l’Asahi Shimbun (2013)

Sur le film suivant, il ne devait que superviser, mais après le départ du réalisateur Mamoru Hosoda
pour désaccords artistiques (encore un successeur éconduit) il récupère la charge du Château
Ambulant (2004), un film en réaction à la guerre en Irak et à l’impérialisme américain. Miyazaki
avait déjà fait preuve de son engagement contre l’intervention en Irak en n'allant pas récupérer son
Oscar pour Chihiro en 2003. Il aborde évidemment le thème de la guerre, mais vue de loin cette
fois, comme désincarnée et vaine entre les mains de régents et de magiciens qui se battent pour le
pouvoir.

La fin présente un happy end amoureux, très rare dans l'œuvre du maître. Le film a beaucoup de
succès, mais la critique n’est pas dithyrambique pour autant, il a souvent été mal compris. Peut-être
souffre-t-il aussi la comparaison avec ses deux prédécesseurs qui furent accueillis comme des chefs
d'œuvre, tant par le public que la critique ?

Chapitre 14 : Ponyo, un retour aux sources


Ponyo sur la falaise (2008) revient à l’enfance. C’est son film le plus
ouvertement adressé aux petits enfants et Miyazaki refuse désormais
d’imposer sa vision pessimiste du monde aux plus jeunes :
“Bien sûr, à l'intérieur de moi j’ai beaucoup de négativité et de désespoir.
Beaucoup de pessimisme. Mais je ne me sens pas de l’exprimer dans mes
films que voient les enfants. Je suis plus intéressé par ce qui me pousse à
faire un film joyeux, qui me rend heureux.” - H. Miyazaki - interview avec Jean
Giraud “Moebius” (2004)
Il traite donc ce film avec beaucoup de douceur et ce malgré des événements
cataclysmiques (un tsunami, la pollution de l’océan) qui s’abattent sur la
communauté présentée dans le film. Ces événements créent plutôt une solidarité et un lien social
entre les hommes : une vision très optimiste.

On pense évidemment à La Petite Sirène d’Andersen en voyant ce conte qui suit une petite
fille-poisson rêvant de devenir humaine. Autre référence évidente, qui revient encore une fois dans la
carrière de Miyazaki, Le Serpent Blanc ! La fin du film si cher au cœur du grand maître représentait
aussi une jeune fille mi-humaine mi-poisson et un magicien déclenchant un tsunami.

Scènes aquatiques du Serpent Blanc (1958) et de Ponyo (2008)

21
Après un moment très éprouvant et une carrière couronnée de prix et de succès comme nul autre
animateur sauf, peut-être, Walt Disney à qui on le compare désormais, Miyazaki retrouve les
thématiques qui lui sont chères, mais ne se repose-t-il pas sur ses lauriers? Dit-il quelque chose de
nouveau avec ces deux derniers films optimistes? Pas vraiment… peut-être est-ce pour cela qu’il
annonce encore une fois prendre sa retraite après la sortie de Ponyo… Est-ce la fin?

Chapitre 15 : Le Vent se lève, Miyazaki atterrit dans le réel

L’avion, ce rêve maudit qui a fasciné Miyazaki toute sa vie

Ce n’est pas la fin! Le naturel revient au galop et le bourreau de travail se remet au boulot ! Avec Le
Vent se lève (2013) Miyazaki a effectivement changé après tout ce parcours : il ose enfin parler de
lui. Il boucle la boucle : retour au réel, à l'autobiographie, retour aux avions de son père, à la maladie
de sa mère, mais avec une maturité et une désillusion très présentes… C’est l’aboutissement d’une vie
entière, de toute une œuvre artistique. La fin de l’innocence pour Miyazaki? Comme s’il avait enfin
ses yeux d’adulte pour regarder le monde, après s’être aventuré très loin dans des univers
fantasmagoriques, il se dépouille ici de tout artifice pour raconter pour la première l’histoire d’un
personnage ayant réellement existé : l’ingénieur Jirō Horikoshi.
Mais le rêve tient encore une part importante dans l’histoire, une harmonie se crée avec la réalité,
comme un équilibre trouvé par Miyazaki, bien résumé par le vers de Paul Valéry qui donne son titre
au film : le vent se lève, il faut tenter de vivre. La maxime est d’autant plus forte quand on connaît les
coulisses de la création du film. Pendant la production en 2011, alors que les équipes de Miyazaki
terminent l’intense séquence du séisme du Kanto de 1923, un véritable tremblement de terre frappe
le Japon et aboutit sur la triple catastrophe de Fukushima.
“La catastrophe de Fukushima nous ramène aux croyances indigènes japonaises, en ce sens que
tremblements de terre et tsunamis sont des caractéristiques séculaires de ce que j'ai appelé
“l'imaginaire japonais de la catastrophe”, une vision basée sur la vulnérabilité de l'archipel
japonais aux cataclysmes naturels. Ce sentiment de vulnérabilité est également lié à un autre aspect
séculaire de la culture japonaise, la sensibilité esthétique connue sous le nom de « mono no aware ».
« Mono no Aware » peut se traduire directement par « la tristesse des choses » ou simplement par
une conscience intense de l'éphémère. Mais cette conscience de l'éphémère, aux yeux de la culture
japonaise, est ce qui fait du monde un endroit beau et précieux, digne d'être aimé, célébré et
finalement pleuré dans son inévitable disparition.” - S. Napier, Article universitaire en cours d’écriture

22
Séquence du séisme dans Le Vent se lève (2013) // Images de l’accident nucléaire de Fukushima (2011)

Conclusion : Un dernier film en forme de question, Comment Vivez-vous ?

Avec Comment vivez-vous ? (prévu pour


2023-2024) Miyazaki nous lèguera son
testament avec ce dernier film qui
s’inspire librement du roman éponyme
de Genzaburo Yoshino. Paru en 1937,
l’ouvrage raconte l’histoire d’un
adolescent qui commence à penser par
lui-même après le décès de son père et un
début de cohabitation avec son oncle.
Miyazaki indique que son film montrera «
comment ce livre a été essentiel dans la
vie du personnage principal ».
L’animation a débuté en 2016. Au printemps 2021 il n’était achevé qu’à 50% d’après son producteur
Toshio Suzuki, il faudra donc attendre encore un peu avant de le découvrir sur les écrans du monde
entier.
Il est attendu comme le point final d’une œuvre prolifique et incomparable : une synthèse du
parcours d’Hayao Miyazaki ?
À travers l’animisme diffusé dans son oeuvre, notre rapport au vivant est remis à niveau sur les
enjeux de l’Anthropocène :
“J'appelle l’animisme de Miyazaki : animisme critique, né de la fusion du patrimoine culturel
immatériel du Japon et de l'expérience de la modernité. C'est une philosophie qui perçoit la nature
comme une combinaison du monde vivant et du monde spirituel tout en mettant l'accent sur
l'importance du “lieu”. L'animisme critique remet en cause 3 piliers fondamentaux de la
modernité : anthropocentrisme, eurocentrisme et sécularisme qui reposent tous sur le dualisme.
L'animation de Miyazaki fournit un cadre de référence culturel, que j’appelle "l'histoire parfaite",
pour nous aider à repenser nos relations homme-nature et à envisager un nouveau paradigme
pour la modernité.” - S. Yoneyama - Article universitaire, Miyazaki Hayao’s Animism and the
Anthropocene (2021)

Avec d’aussi belles histoires, aussi bien racontées, nous pouvons ensemble penser aux changements
profonds de nos modes de vie, afin de changer le destin écologique de notre planète.

23
Repenser notre rapport aux non-humains qui nous accompagnent et qui sont autant en danger que
nous. Repenser le fonctionnement de notre économie et de nos consommations en prédation sur le
vivant. Repenser notre rapport spirituel au monde qui nous entoure, en comprenant les impasses de la
vision naturaliste occidentale, qui a envahi le monde entier.

Difficile de dire s’il y aura un happy end à notre histoire. Hayao Miyazaki la verrait certainement de
manière complexe et nuancée… mais aussi pleine d’espoir. La jeunesse le porte dans son cœur.

FIN

24
INTERVENANTS-EXPERTS

Toshio Suzuki, producteur au Studio Ghibli et long compagnon de route de H.


Miyazaki (depuis le manga Nausicaä au début des années 1980). Il est, encore
aujourd’hui, le plus proche collaborateur de Miyazaki et pourra nous raconter de
l’intérieur l’aventure du Studio Ghibli et des films du maître.

Philippe Descola, anthropologue français à la notoriété internationale. Il a notamment


expliqué (non sans provocation) que “La nature n’existe pas”. En effet, suite à son
long séjour chez les Achuar d’Amazonie, peuple animiste, il s’est rendu compte que
ce concept de “nature” n’avait pas lieu d’être puisque les Achuar se considéraient
comme parti prenant d’un “tout”, sans être séparés des non-humains (plantes et
animaux). Pour lui, la nature est donc un concept de l’Occident moderne, né en
Europe, qui a fait naître tout un nouveau rapport au monde, une ontologie, qu’il nomme
“naturalisme”.

Timothy Morton, philosophe anglais travaillant aux États-Unis. Il est surnommé le


“prophète de l’Anthropocène”. Il a notamment inventé les concepts de dark ecology
expliquant que la prise de conscience des enjeux écologiques pouvaient plonger la
plupart d’entre nous dans une profonde dépression / aphasie, un déni chez d’autres,
ne poussant donc pas à l’action. Il essaie de trouver des solution à cet état de fait. Il
a également inventé le concept d’hyperobjet dont la crise climatique serait un bon
exemple d’entité trop vaste et trop distribuée dans l’espace et le temps pour être complètement
accessible à la compréhension humaine. Il est également connu pour bâtir des ponts entre philosophie
et pop-culture.

Susan Napier est la grande spécialiste de l’animation japonaise (et de Miyazaki en


particulier) aux États-Unis. Elle a sorti en 2020 une biographie de Miyazaki traduite
en plusieurs langues : Le Monde de Miyazaki. Elle écrit actuellement un article
universitaire qui compare les visions du monde développées par les studios Disney et
Ghibli. Elle donne des cours sur le sujet de l’animation à l’Université Tufts de Boston.

Dr Shin-Ichi Fukuoka, respecté biologiste japonais. Son livre à succès, "Seibutsu


to Museibutsu no Aida” en Japonais, Between Organic Matters and Inorganic
Matters, s'est vendu à plus de 720.000 exemplaires et a reçu le prix Suntory pour
les sciences sociales et humaines. Il a également écrit tout un article sur Nausicaä
et le travail de H. Miyazaki.

Shoko Yoneyama, sociologue et professeure d'études asiatiques à Adelaïde en


Australie, spécialiste de l’animisme, de l’anthropocène et de la pop culture. Elle a
écrit en 2020 le livre Animism in Contemporary Japan dans lequel tout un chapitre
est consacré au travail de H. Miyazaki. Elle a également publié en 2021 un article
universitaire sur l’impact du travail de Miyazaki et de son “animisme critique” à l’ère
de l’Anthropocène.

25
Shiro Yoshioka, historien, maître de conférences en études japonaises à l’Université
de Newcastle en Angleterre. Il a écrit son mémoire d’historien sur le rapport de H.
Miyazaki à l’histoire culturelle du Japon. Il écrit actuellement une monographie sur
la carrière de H. Miyazaki et le statut d’intellectuel public qu’il a peu à peu gagné.

Vinciane Despret, philosophe belge. Elle n’a pas encore répondu à nos sollicitations
mais sa présence dans le film serait un grand atout. Elle travaille énormément sur les
questions de rapport entre humain et non-humain et est la digne héritière du travail des
philosophes Bruno Latour et Donna Haraway.

Steve Alpert fut salarié du Studio Ghibli en charge du service international de


1996 à 2011. Il a vécu de l’intérieur la mutation du studio Japonais lors de sa
signature de contrat avec Disney/Buena Vista International. Son regard sur cette
période où Miyazaki s’internationalise sera extrêmement important pour le film.

Hideaki Anno est l’un des réalisateurs d’animation les plus respecté au monde. Il est
notamment connu pour sa série Evangelion Genesis. Il se trouve qu’il a démarré sa
carrière sous la houlette d’un certain H. Miyazaki, qui le fait travailler en 1983 sur son
long-métrage Nausicaä. Le maître sera extrêmement impressionné par le talent de sa
nouvelle recrue et gardera toute sa vie un rapport très proche avec Anno. Jusqu’à lui
proposer de doubler le protagoniste du Vent se lève sorti en 2013.

Natsuki Ikezawa, grand romancier japonais dont tout le travail a consisté à faire
le pont entre la littérature asiatique et la littérature occidentale. Il a supervisé la
nouvelle traduction des œuvres majeures classiques japonaises sur 30 volumes en
confiant chaque œuvre classique à un écrivain contemporain. Il a traduit lui-même
le Kojiki (recueil de mythes racontant la création de l’archipel japonais par les
kamis). Il est régulièrement sollicité par Ghibli pour des rencontres ou des
ouvrages. Il pourra évoquer avec nous l’universalisme de Ghibli et les influences littéraires
européennes de H. Miyazaki.

26

Vous aimerez peut-être aussi