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photographies et texte de
Chris Marker
HERSCHER
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Les tirages photographiques ont été réalisés
par Catherine Deudon.
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les prendre dans le désor- cue hors du temps, dans une zone de
© 1982 : Éditions Herscher, Paris silence au milieu du son, d’immobilité
dre, la simplicité et le
au centre du manège, dans un goût
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dédoublement, comme il
fois dépassées les idées reçues, une n’était pas si sûr que leur humain repré-
fois contournée l’idée reçue de prendre sente une personne unique plutôt une :
le contrepied des idées reçues, mathé- espèce de troupeau, dont ils venaient
matiquement les chances sont les mê- vérifier avec curiosité s’il se présentait
mes pour tous, et que de temps gagné. toujours dans le même ordre, vertical ou
Se fier aux apparences, confondre horizontal, ici la tête, ici les pieds. Pour la
sions de l’espace-temps que les chats merçants avisés et des prostituées at-
sont seuls à connaître, avec quelques tentives, veille à la porte du sanctuaire.
ascètes thibétains. Le chat Whisky est Le bonze dévoile pour quelque obole
mort écrasé par un camion et tu lèves les statues de chats offertes - au xvi e
ton verre à sa mémoire, à la mémoire de siècle par un chef de guerre dont la
ton autre ami-chat bleu russe, bleu To- route avait été coupée par un chat noir
zai, à la mémoire de la choüette effraie (et qui, au lieu d’y voir un mauvais pré-
qui est morte un jour sur ta main, étouf- sage comme n’importe quel Européen
fée par la boule qu’elle avalait avec une borné, suivit le chat et fut guidé vers une
hâte de chasseresse. Tu te demandais position stratégique qui lui fit remporter
la victoire) - au xvn° siècle par un mar- les mains dans le geste de l'oraison
chand dont le chat, du seul éclat de sa bouddhiste ils: comprenaient tous,
présence qui attirait les clients, fit la for- mais tous ne savaient pas, t’a fallu une il
tune - et au xviii" siècle par une Belle heure et plusieurs versions, toujours
Dame dont, jusqu’à ce jour, tu n’as pas comme dans Rashomon, pour te trouver
compris si elle avait un chat, si elle était enfin devant des rangées de chats qui te
un chat, ni ce qu’elle venait faire dans saluaient, te remerciaient d’avoir fait
l’histoire. Mais tu as appris à ne pas pour eux tout ce chemin, sous cette
poser de questions. Ce que dit le conte pluie... Tu t’en es inquiété plus tard :
est vrai de ce que le conte dit que ce que enfin, dans toute l’Asie, le chat traîne
dit le conte est vrai, comme conterait la une sale réputation. N’est-il pas le seul
Demoiselle du carrefour de tes voyages. animal à être arrivé en retard à la mort du
Bouddha? Justement, a-t-on répondu.
Quand tu es revenu pour la première On doit être d’autant plus compatissant
fois en Europe avec tes histoires de envers lui qu’il porte cette faute. Et cette
chats japonais, tes amis y ont vu la façon de soutenir le plus faible, to side
preuve qu’un maniaque trouve toujours with the undercat, miseen regard de la
de quoi alimenter sa manie. a fallu leur
Il réputation établie - et justifiée - de
montrer les images de Ji Cho In, du cruauté des Japonais, t’a ouvert une
cimetière des chats à Go To Ku Ji, avec nouvelle fenêtre). À Shinjuku encore
ses douzaines de maniki neko étagés, (décidément, tu y passes ta vie), sur le
leur prouver que, dans le bloc 1-16-1 de toit des petites boutiques qui bordent la
Ginza Chuo-ku, les enfants ont dessiné sortie sud du tunnel pour piétons, un
une marelle à chats, et qu’un vrai chaton chat t’a salué des deux oreilles. Depuis,
est venu y faire sa sieste, leur jurer tu n’as jamais pu emprunter ce passage
qu’une chatte avait laissé ses initiales sans revoir ce chat. Le matin, tu avais
dans le béton de Shimbashi. C’est tout photographié l’un des vice-présidents
de même en ouvrant devant eux le livre de la riche et puissante secte du Reiyu-
publié en 1980 par Keibunsha, et qui fait kai Shakaden à l’instant où vitrifiait un il
dîner parmi des chats en liberté, ça im- toutes les images et même de la nourri-
pressionne. Alors tu as pu leur raconter ture pour chats, première pierre d’une
mieux tes autres rencontres, celle des Internationale qui s’est déployée à San
jumelles dans le train qui te menait à Go Francisco avec Wholly Cats et à Paris
To Ku Ji, justement (il pleuvait comme avec Au Chat Dormant, rue du Cherche-
dans Rashomon, tu ne savais pas en- Midi, sur le même trottoir que le fleu-
core où était le temple, tu arrêtais les riste. Entre-temps tu avais appris, non
l’autre. Pendant une heure tu as guetté trompe, parce que les filles de son
ses métamorphoses avec (presque) au- groupe se mettent à rire, la bouche à
tant d'attention exigeante que la montée demi-cachée par la main en coupe,
du plaisir sur un visage aimé. Ne cher- comme rient les Japonaises (le plus sûr
chez pas, elle n’est pas entre ces pages. moyen de dépister les travelos, c’est de
Ilexiste une centaine de photos d’elle, les faire rire). Un autre s’y met, s’em-
mais les publier, c’était la trahir. wagon se marre.
brouille aussi, tout le
Le sketch durera jusqu’à la bonne gare,
Tu reviens de Hong Kong, huître à où naturellement tu seras conduit d'une
cent mille perles, et dès
le premier train main sûre. Tu as parcouru ainsi le Japon
(celui qui, de l’aéroport de Narita, te d'Hokkaido à Okinawa, avec comme
mènera droit à ta chère Yamanote seul bagage linguistique, outre les in-
Line, court-circuitant l’interminable trajet dispensables formules d’excuses et de
par la route) la gentillesse japonaise te remerciements, les différentes combi-
happe le cœur. Qui saura chanter com- naisons du mot neko, et de chaque
me il convient l’hospitalité des xéno- étape tu gardes le souvenir du commer-
phobes? C’est parce qu’il y a quelque çant qui a quitté sa boutique pour te
chose de réellement tragique, d'irré- conduire au pied de l’immeuble que tu
médiablement fautif dans le malheur cherchais, de la gardienne du cimetière
de n’être pas Japonais qu'on doit avoir des chats (neko dera) à Osaka qui t’a
pour l’étranger toutes les prévenances escorté pendant vingt minutes, absolu-
(comme pour le Chat). Tu montes les ment pas découragée par le caractère
marches de l’escalier de la gare, et tout limité de ton vocabulaire et te comblant
d’un coup ton sac pèse moins lourd à de confidences, pour te laisser sur une
ton bras. Une robuste campagnarde grande artère pourvue en autobus (ce
s’est emparée de l’anse droite, et t’amè- qui veut dire aussi, bien sûr, que toi,
nera ainsi jusqu’au quai, où vous échan- stupide étranger, tu n’aurais pas été ca-
gerez remerciements et courbettes. Un pable de la trouver tout seul - mais
homme tourne autour de toi tu le re- : comme la condescendance courtoise
connais, c’est celui à qui tu avais de- est plus plaisante que l’égalité har-
mandé, en volapück, le numéro du quai. gneuse...). Ce commerce prend aussi
Ce n’est pas son train, n’a rien à faire
il des formes plus étranges. Dans un de
ici, va repartir dans un instant après
il ces charmants petits trains d’Hokkaido,
nouvel échange de salutations est : il bois sombre et velours vert, qui auraient
simplement venu vérifier que tu avais plu à Larbaud, tu guignes le magazine
bien compris, que tu ne risquais pas de que ta voisine parce que
lit tu y as en-
te retrouver à Yamagata, à Aomori, le trevu un article illustré sur les takenoko,
maudissant. Dans le train, tu t’enquiers les petitsdanseurs du dimanche dans
du nombre de stations avant la corres- le parc de Yoyogi, et qu’il t’a semblé
pondance (tu pourrais regarder sur le reconnaître une des fillettes que tu avais
plan, mais c’est tellement plus amusant toi-même photographiées. Sans avoir
de jouer Passepartout). Un jeune type en rien exprimé ton intention, tu formes
dans ta tête le projet de lui emprunter tesse à l’égard des ancêtres, d’où la
poliment magazine quand elle sera au
le
politesse envers les bêtes (ces innom-
bout de sa lecture. Sur quoi, toujours brables fêtes de réconciliation - avec
lisant, elle s’assoupit. J’attendrai son ré- les oiseaux, quand les danseuses de
veil, penses-tu. Le réveil a lieu quelques \'Awa Odori dans Koenji les appellent
minutes plus tard et immédiatement elle poliment par leur nom - avec les pois-
te tend le magazine. Bien reçu. L’har- sons, quand les hommes de Morosaki
monie a encore frappé. au sud de Nagoya les prient de se lais-
ser poliment pêcher), d’où, au cœur de
Comme tu crains toujours d’avoir l’air
cette société aussi impitoyable qu'une
d’en raconter plus que tu n’en sais, tu autre,un respect d’autrui qui coexiste
t’abstiendras de hyoshi
vaticiner sur le paisiblement avec la course de rats. Fi-
(cette “intégration des cadences”
-
nalement, la civilisation matérialiste du
Kenji Tokitsu). Mais ce que ta tête n’est Japon est peut-être obsédée par l’esprit
pas sûre de savoir énoncer, ta peau l’a de la même façon que la civilisation
ressenti plus d’une fois. Quand on parle chrétienne l’était par la chair. À travers
d’harmonie à propos du Japon, tout le ses ancêtres, ses dieux, ses bêtes et
monde pense au fameux consensus ses esprits au pluriel, envers du décor si
social, la droite se pâme, la gauche se parfaitement agencé qu’on finit obliga-
convulse. Toi tu penses à autre chose, à toirement par s’interroger sur l’envers
ce réseau vaporeux de rites, de signes, de cet envers, c’est peut-être bien l’es-
de cultes auxquels chacun affecte de prit lui-même, cette abomination spiri-
ne pas croire, ou si peu, mais qui vient tualiste si justement dénoncée par toute
si souvent démentir l’arrogance du la pensée moderne, qui est présent et
pragmatisme et de l’efficacité, si gra- qui enracine tout. Un Japon peut en ca-
cieusement meubler le vide qui de- cher un autre. Aux temps légendaires
meure entre l’entreprise humaine et le
de la pensée-maozedong, certaine dé-
grand gouffre de la nature. Comme s’il y vote avait énoncé une proposition dont
à l’horizon de tout événe-
avait toujours, la profondeur pataphysique n’a jamais
ment, de toute action, ne disons pas un cessé de t’émerveiller s'agissait de la
: il
au-delà, ce serait trop métaphysique, fameuse lutte entre les deux lignes, et
plutôt un entre-deux, qui ne doit pas l’une “avait pour caractéristique de se
être loin du je-ne-sais-quoi de Jankélé- faire passer pour l’autre”. (Relisez si
vitch. Comme si, l’hymne à la machine vous n’êtes pas sûr de n’avoir pas com-
bien clamé, les verrous sociaux bien pris.) Faut-il se demander quel Japon se
vissés (et Dieu sait s’ils le sont), il restait
fait passer pour l’autre? Ne le deman-
encore une place à remplir, une plus- dez surtout pas à un Japonais. Rien ne
value de l’esprit. Alors cet entre-deux, l’agace et ne horrifie autant que ces
l'
parti entre les huit cent huit dieux qui ont non, l’un, l’autre, le tiers exclu, Aristote
la garde du troupeau des rêves, on ne et le père Ubu. Ne
tendez pas le
lui
sait pas trop quoi en faire, on ne sait pas reptile de la Certitude son être se
: tout
bien comment s'adresser à lui, mais du révulse à l’idée d’y toucher. Laissez-le à
moins on peut être poli. D’où la poli- sa tranquille schizophrénie, à sa façon
de en toute chose son contraire, et
voir
plus vivement ressentie la chose, plus
impérativement convoqué le contraire
qui court à sa rencontre comme l’ombre
de King Kong sur de Manhat-
l’asphalte
tan. Regardez-le plutôt quand se dé- il
l
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3
tous ignorés en Europe en dit long sur la chose) et qu’on a également reçu le don
culture de cette petite péninsule carac- d’apprivoiser toute chose avec son
térielle. (En Amérique, on peut les voir contraire, n’est pas impensable que
il
sur la côte Ouest, grâce aux stations de s’établisse un très étrange et peut-être
TV japonaises.) Le déroulement est tou- précaire équilibre entre une réalité poli-
jours le même un homme est assas-
:
cée un imaginaire sanguinolent. Cela
et
siné. Le chat, témoin du meurtre, fait s’est vu ailleurs, et après tout la cathar-
entrer son esprit dans le corps d’une sis n’est pas brevetée chez Sony. Ce
femme - et là, quelle que soit la version, qui est plus troublant au Japon, c’est
il
y a toujours une scène prodigieuse, qu'on a l’impression que l’imaginaire rè-
celle où la femme commence à mêler, gle ses comptes avec lui-même, que lui
dans ses gestes, le comportement du aussi est double et que finalement ne il
chat au sien, quand elle se met à griffer s’agit pas d’exorciser la violence du
lentement l’air avec sa... patte, quand monde par le spectacle du rêve, mais de
elle se met à lapper au lieu de boire. livrer dans l’espace du rêve un combat,
Cette femme va devenir l’instrument de le spectacle d’un combat dont l'enjeu
la vengeance, et les meurtriers, elle va est précisément le monde. Quand je
leur faire passer le goût du saké. Mais ce vois à la télévision les héros des
qui est très caractéristique, c’est que ce chambaras, les feuilletons de samou-
personnage de vengeresse somme rais, je les vois “navrés" à la fois dans le
mêmes un jour. La certitude du Big humain. Les tombes de chats sont iden-
Quake est totale, chez les Tokyoites. tiques aux tombes d'hommes, elles ont
Cela leur donne une forme d’humour des tailles de chats, c’est tout. Chats et
assez berlinois. Cela s’accorde aussi humains sont séparés par un petit mu-
pas mal avec ce sentiment de la préca- ret, j’imagine les ombres de chats assez
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Trois livres indispensables sur le
Japon :