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Vita Latina

Signification théâtrale du double dans l'Amphitryon de Plaute


Florence Dupont

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Dupont Florence. Signification théâtrale du double dans l'Amphitryon de Plaute. In: Vita Latina, N°150, 1998. pp. 2-12;

doi : https://doi.org/10.3406/vita.1998.1009

https://www.persee.fr/doc/vita_0042-7306_1998_num_150_1_1009

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Cette référence faite à Circé, magicienne des métamorphoses, de l'intérieur même de


la postérité plautinienne par un auteur élisabéthain, nous rappellera, mise en exergue à
cette étude, qu'une certaine théâtralité de l'âge baroque, que j'appellerais volontiers une
théâtralité du double, s'inscrit dans l'archéologie de la culture occidentale. L'antiquité
romaine a fourni à l'Europe baroque son langage et ses images. Parmi ces images, la
fable (l'Amphitryon et la figure de Sosie. C'est ainsi que Rotrou utilise la comédie de
Plaute pour écrire les Sosies, comme Shakespeare le fait avec les Ménéchmes et intègre
le jeu spéculaire à l'exploration de ce concept cardinal de notre culture occidentale : la
représentation. Certes la postérité de Plaute est insuffisante, en elle-même, à donner la
signification de son théâtre. Mais elle suggère une recherche qui consiste à suivre
transhistoriquement dans les textes de notre culture, ce qu'on pourrait appeler les
discours sur la représentation.

La comédie romaine n'utilise pas l'illusion théâtrale, au sens où la scène comique ne


prétend pas représenter la réalité sociale, en donnant aux spectateurs l'impression que
les personnages soient des images d'eux-mêmes. En revanche, bien souvent, le
spectacle se construit à partir du jeu avec le code, ainsi Mercure lorsqu'il danse dans
une entrée de seruus currens, s'adresse aux spectateurs en ces termes (986-987) :
nam mihi quidem hercle qui minus liceat deo minitarier
populo, ni decedat mihi quam seruolo in comoediis
Plaute use sans cesse de cette référence au code, sans cesse les personnages se
rappellent la convention qui les constitue dans leur rôle de senex, de seruus ou de
parasite. Par exemple Sosie qui s'apprête à mentir à Alcmène, sa patronne, afin de lui
faire le récit d'une bataille à laquelle il n'a pas participé, justifie ainsi son mensonge
(198) :
Si dixero mendacium, solens meo morefecero
En mentant, il sera dans son rôle d'esclave principal de comédie, meo more.
Mais ce goût pour les répliques métathéâtrales peut s'enraciner aussi dans la vie
personnelle de Plaute. Vairon par l'intermédiaire d'Aulu-Gelle (3), nous a conservé le
souvenir d'un homme qui, avant d'écrire des comédies, avait fait une première fois fortune
« in operis artificium scenicorum », c'est-à-dire comme décorateur et machiniste. Il
avait fréquenté et construit l'envers du décor. Il avait été comme Jupiter se désigne lui-
même dans Amphitryon, architectus, architecte de l'illusion, conjuguant pouvoir et
dérision, et la tragi-comédie d'Amphitryon pourrait bien être la mise en œuvre réflexive
et la mise en scène d'un point de vue démiurgique sur le spectacle théâtral, une
comédie sur la comédie, forme d'expression dont on sait l'importance dans l'esthétique
baroque.
Voici donc notre propos : la fable grecque d'Amphitryon, exploitée et développée
par Plaute, est devenue une comédie des doubles, comme une comédie sur la théâtralité
romaine, parce que la métamorphose des dieux en hommes, de Jupiter en Amphitryon,
de Mercure en Sosie, est dite et réalisée tout au long de la pièce, en termes de
théâtral.
Cette pièce produit ainsi une figure nouvelle passée dans la langue qui est en même
temps un mythe théâtral : le mythe de Sosie. Le couple Sosie-Mercure servira par la
suite pour figurer une théâtralité particulière, refusée et même déniée par les idéologies
classiques. Théâtralité qui a été illustrée essentiellement à l'époque baroque, mais
qu'on ne peut limiter ainsi historiquement car elle constitue un des fils de trame de la
culture occidentale. Théâtralité qui fait de la scène le lieu de la mise en cause de
l'identité et de l'unité du sujet. De cette théâtralité indissociable de l'opéra et de la
scène italienne issue des plans de Vitruve, Y Amphitryon de Plaute pourrait bien être la
trace première, ce qui ne veut pas dire l'origine.

La fable mythologique est bien connue. Elle raconte la naissance d'Héraclès issu des
amours de Zeus pour Alcmène, mariée à un général thébain, Amphitryon. Dans
certaines versions de la légende (4), Zeus fécondait la jeune femme sous la forme d'une
pluie, selon d'autres (5), Zeus pour arriver à ses fins revêtait la forme humaine
d'Amphitryon.
Avant de monter sur une scène romaine, dans une version comique avec Plaute, puis
tragique avec Accius (6), l'histoire avait connu en Grèce même, quelques succès
tragiques. Sous les titres & Alcmène ou d'Amphitryon, la fable avait été le sujet d'un
certain nombre de tragédies.
Malgré le témoignage d'Hésychius, le fait est douteux en ce qui concerne Eschyle. Il
est certain pour Sophocle, Euripide, Ion et quelques auteurs hellénistiques. La tragédie
d'Euripide, dont on a conservé quinze fragments, a été reconstituée de la manière
suivante (avec l'aide de quelques représentations figurées) : Amphitryon y accusait sa
femme d'adultère et voulait la faire mourir. Elle se réfugie sur un autel. Il accumule du
bois tout autour, auquel il met le feu. Zeus intervient en déchaînant un orage qui éteint
le bûcher (7). Il révèle la vérité et fait se réconcilier les époux. Il est impossible de dire
si dans les tragédies Jupiter prenait l'apparence d'Amphitryon. En tout cas l'appareil du
bûcher, de la pluie, du tonnerre suffisent à prouver que la version tragique devait être
différente de la version comique que nous connaissons. Ce devait être une machine
mythologique à grand spectacle comme les aimait Accius qui l'a reprise.
De fait, le texte même d'Amphitryon montre comment le spectacle comique a pu se
construire à la fois à partir de la légende et de la tragédie, par un jeu successif de miroir
et de travestissement. Les personnages et les situations se dédoublent, l'action se
confond avec l'écriture scénique, dans une pièce qui est le tissu serré de scènes
parallèles (Jupiter- Alcmène et Amphitryon- Alcmène ; Mercure-Sosie et Jupiter-
Amphitryon), de quiproquo (Mercure-Amphitryon ; Jupiter-Alcmène), de face à face
spéculaire où l'enjeu est l'identité de chacun (Mercure-Sosie et Mercure et
Amphitryon). Tout ce jeu théâtral exploitant l'hypothèse de départ est présenté au
public par les dieux comme leur façon à eux de jouer avec les hommes : deludere
(.980.).
Un premier jeu de travestissement donne naissance à Sosie, effet du travestissement
de la tragédie en comédie. Mercure l'annonce ainsi dans le prologue (51) :
Argumentum huius eloquor tragoediae
Le point de départ est bien une tragédie, mais (52-53) :
Quid contraxistis frontem ? Quia tragoediam
Dixijuturam hanc ? Deus sum commutauero
la pièce est une tragédie travestie.
Comment peut-on passer de la tragédie à la comédie ? Il y aurait le burlesque qui
consisterait à conserver les personnages tragiques avec leur costume et leurs masques et
à leur prêter un texte comique, ou encore, autre moyen, la parodie. Plaute refuse ces
moyens-là (61-62).
Nam me perpetuo facere ut sit comoedia
Reges quo ueniant et di, non par arbitror
Ces procédés, qui appartiennent totalement à l'esthétique comique, rendraient
impossible un jeu avec les doubles. Plaute conservera donc, dit le prologue, les deux
mondes théâtraux : celui des dieux sera tragique, celui des hommes sera comique, c'est-
à-dire utilisera les costumes, la gestuelle, le texte des rôles de la comédie (63-64).
Quid igitur ? Quoniam hic seruus quoque partes habet
Faciam sitproinde ut dixi tradicocomedia
Mais les dieux lorsqu'ils rencontreront les hommes, quitteront la tragédie pour
emprunter des rôles comiques. En revanche, Amphitryon et Alcmène, dans certaines
positions, seront des reges, des personnages royaux de tragédie. Ainsi quand
Amphitryon est le général vainqueur, il appartient au monde de la tragédie, du moins
dans les mots : quand Sosie fait le récit de ses exploits, le texte est celui d'une tragédie
(203-261). Mais lorsqu'il revient chez lui et entre sur la scène du théâtre, il n'est plus
qu'un senex jaloux (1072) :
Sed quid hoc ? quid hic senex qui ante
aedis nostras iacet ?
dira la vieille Bromie en apercevant le corps gisant d'Amphitryon qu'elle ne reconnaît pas.
La tragi-comédie ne se réduit donc pas à une parodie ; elle donne à voir
le modèle héroïque et son travestissement comique. Amphitryon est à la fois
l'histoire d'un mari trompé et de la naissance d'Hercule. Dans une version de la
légende héroïque, Jupiter prenait déjà la forme d'Amphitryon pour descendre sur terre.
Mais en plus, dans la pièce de Plaute, l'univers humain est double : il est tragique et
comique. Et comme dans son aspect comique Amphitryon est accompagné d'un
esclave, en tant que senex de comédie, Jupiter doit l'être aussi. Puisqu'il n'y a pas de
dieu esclave, il va s'agir d'un dieu susceptible d'être au service de Jupiter, son fils
Mercure.
Donc l'association de Jupiter et Mercure est motivée et construite par le fait que leur
transformation en hommes a pour modèle un couple caractéristique du théâtre comique :
le maître et son esclave. C'est exactement ainsi que Jupiter définit le rôle de Mercure
(861-862) :
Ego sum Amphitruo cui est seruus Sosia
Idem Mercurius qui fit quando commodum est.
Ce personnage de Mercure qui a la charge du prologue figure assez bien par sa
nature le caractère complexe de cette tragi-comédie. Il le dit lui-même en associant son
travestissement, au travestissement de la tragédie en comédie (116-119) :
Nunc me hune ornatum uos meum admiremini
Quod ego hueprocessi sic cum seruili schéma
Veterem atque antiquam rem nouam ad uos proferam
Propterea ornatus in nouum incessi modum
Son changement de costume, ornatus, c'est-à-dire sa propre métamorphose en
esclave, résume le passage de la vieille histoire, ueterem atque antiquam rem, à la
nouvelle, ad nouuam, puisqu'il figure à la fois le dédoublement de Sosie et
l'association du monde comique au monde tragique.
Les dieux lorsqu'ils sont seuls, c'est-à-dire parlent au public, retrouvent leur statut
divin et cessent de jouer le personnage humain dont ils portent le costume. Ces scènes
parlées, et non chantées et dansées, sont pour eux l'occasion d'affirmer leur toute-
puissance, car ils y informent les spectateurs de la suite des événements et leur
annoncent les comédies qu'ils vont jouer à leurs doubles humains (470-471) :
Mercure :
Erroris ambo ego illos et dementiae
Complebo aique omnem Amphitruonis familiaux
ou encore (980-981) :
Jupiter :
Volo deludi illum, dum cum hac usuraria
Vxore nunc mihi morigero.
On voit dans ces deux passages que l'exercice de la puissance divine consiste à
deludere, « se jouer de » dans les différents sens du terme latin : « imiter, se moquer »
et à faire des ludi, du spectacle. Cela est le point de vue métathéâtral. Mais la puissance
divine réussit aussi à rendre fous les hommes erorris et dementiae, en leur faisant
confondre vérité et mensonge, réalité et image. Les dieux sont donc en position de
meneurs de jeu, position classique dans la comédie romaine et assumée par le parasite
ou l'esclave principal, mais ce sont des meneurs de jeu aux pouvoirs infiniment
supérieurs à ceux d'un personnage ordinaire de comédie dans la même position, un
esclave ou un parasite, et cette toute puissance est ce qu'ajoute à la comédie sa
dimension tragique, en en faisant si l'on peut dire une « super-comédie ».
Tout puissants pour rendre fous les hommes, les dieux le sont aussi pour les ramener
à la paix et leur restituer un honneur perdu. Mais alors ils quittent définitivement la
comédie, y compris leur travestissement humain et peuvent enfin s'adresser aux
hommes comme des dieux de tragédie. À la fin d'Amphitryon Jupiter apparaît ainsi
dans le theologeion, en haut de la frons scaenae, peut-être avec un masque tragique
mais sans qu'on lui voie le corps. Il s'exprime en sénaires iambiques, mètre commun à
la tragédie et à la comédie (1131-1143) avec une gravité conforme à un rôle tragique.
Opposé à lui, tout en bas, un pauvre senex de comédie, renonce à entrer à sa suite dans
la tragédie en consultant un devin directement sorti d'Œdipe, des Troyennes ou
d'Iphigénie. Il renvoie Tirésias et redevient Amphitryon, vieillard comique, qui conclut
la pièce en chantant des septénaires trochaïques attendus à la fin de toute comédie et
souvent exécutés par le cantor (1 145-1 146) :
Ibo ad uxorem intro ; missumfacio Teresiam senem.
Nunc spectatores, louis summi causa clare plaudite.
Cette fonction finale attribuée à Amphitryon fait contrepoint au diverbium du
prologue attribué à Mercure. Le canticum du nunc plaudite caractérise la comédie en
l'opposant à la tragédie, car non seulement les septénaires trochaïques sont le vers
spécifique de la tragédie mais encore en assumant la fonction du cantor Amphitryon
n'est plus qu'une partie des techniques constituantes de la comédie, celle qui fait le
spectacle musical comme le diverbium fait l'intrigue narrative.

Revenons à ces monologues des dieux adressés au public où ceux-ci exercent leurs
pouvoirs de meneurs de jeu. Ces monologues servent aussi à exhiber les procédés qui
sont ceux du théâtre. Plaute fait parler simultanément le personnage et le comédien : le
dieu travesti devient alors un acteur qui a changé de costume.
Relisons les quatre vers de Mercure cités plus haut (116-119). Nous les avions
interprétés comme dits par le personnage de Mercure. Mais ils peuvent aussi être
entendus comme venant d'un acteur qui a échangé la tenue traditionnelle du Mercure
tragique, le casque ailé, les sandales et le caducée, pour la perruque rousse de l'esclave
et sa tunique courte avec les gros mollets. Le changement de costume de l'acteur et la
métamorphose du dieu se disent dans les mêmes termes. Le dieu utilise le langage du
travestissement pour parler de sa métamorphose, ainsi la venue de Jupiter sur terre
devient-elle l'irruption d'images dans un monde « réel ». La pièce donne à voir des
scènes où se rencontrent des hommes et des images d'hommes, et chose étonnante,
dans les duels qui les opposent ce sont toujours les images qui l'emportent.
Dans la même perspective regardons quelques vers de Jupiter seul se présentant au
public ainsi (863-866) :
In superiore qui habiîo cenaculo
Qui interdumfw Iuppiter, quando lubet
Hue autem cum extemplo aduentum adporto, ilico
Amphitruo et uestitum immuto meum
On peut entendre ces mots de trois façons différentes, prononcés par trois sujets
différents. D'abord un Jupiter comique. Il raconte son aventure sur le ton de la parodie
et désigne l'Olympe comme « une petite chambre dans les hauteurs ». Hue désigne
alors la terre, le monde des hommes. On peut entendre aussi l'acteur qui évoque son
misérable galetas au dernier étage d'une insula qu'il quitte pour venir jouer Jupiter et
Amphitryon. Hue désigne alors la scène théâtrale. Un troisième sujet est possible : c'est
un Jupiter tragique, ce dieu coincé dans la petite loge aux apparitions, en haut du mur
de scène, le theologeion, dénommé ici, cenaculo superiore. La métamorphose du dieu
consiste seulement à passer de la tragédie à la comédie.
De la même façon quand il intervient en meneur de jeu, Jupiter fait office de poète
dramatique : « Je viens pour ne pas laisser cette comédie inachevée, hanc inchoatam...
comoediam », dit-il (867). Une fois encore en descendant sur terre Jupiter affirme qu'il
fait du théâtre, écrit une comédie.
Enfin le retour à l'ordre, les révélations de Jupiter et l'accouchement d'Alcmène, se
font par des procédés spectaculaires : le tonnerre et le dieu qui apparaît dans le
theologeion.

L'effet le plus clair de cette comédie divine, de fait, avait été le désordre, mais un
désordre qui ne tient pas seulement à la fiction conventionnelle de la toute puissance
divine, il est l'exploitation divine des pouvoirs bien humains du théâtre. Pour exemple
prenons la scène fameuse où Mercure vole son identité à Sosie. L'événement
spectaculaire a vraiment lieu. La ressemblance est si parfaite que si le public n'avait été
prévenu au prologue que le chapeau de mercure portait un signe de reconnaissance
invisible pour Sosie, il serait lui-même pris au piège. D'abord les personnages
comiques ont tous la tête de leur rôle, persona, et non des traits singularisés. Deux
acteurs jouant le rôle de l'esclave principal sont donc parfaitement identiques. En outre

7
les jeux de mime fascinaient les Romains, en dehors du théâtre et certains artistes y
excellaient. On connaît l'épitaphe du mime Vitalis (Anthologie latine, IV, 20) :
Ipse etiam quem nostra oculis geminebat imago
Horruit, in uultu se magis esse meo.
Le désordre qui règne chez les hommes dans la comédie d'Amphitryon n'a rien de
divin en soi, c'est celui qu'entraîne toute gémellité dans un monde où chacun est
singulier. Qu'on songe aux conséquences terrifiantes de ces jeux s'ils cessaient d'être
des jeux dans un monde où le témoignage est la preuve par excellence de la vérité. Les
amis d'Amphitryon ne peuvent plus témoigner de son identité, Amphitryon ne sait plus
qui est le vrai Sosie.
Le désordre est poussé à l'extrême lors de la rencontre de Mercure et Amphitryon.
Le faux Sosie nargue son pseudo-maître du haut du toit de la maison et la scène joue
sur le caractère double de Mercure, figuré par sa position élevée et son costume ;
supérieur comme dieu, inférieur comme esclave. L'esclave refuse de laisser entrer son
maître dans sa propre maison en feignant de ne pas le reconnaître, il se moque de lui, le
traite de fou. Le dieu ne tolère pas d'être puni par un homme.
Donc les dieux sont là pour proposer aux spectateurs un code spectaculaire un peu
différent de celui de la comédie, même s'il en est dérivé. C'est la fonction du prologue
dit par Mercure, avant de montrer à l'œuvre une théâtralité comique déchaînée, la tragi-
comédie étant pour une part une comédie hypertrophiée.
Dans le prologue, en effet, Mercure construit l'espace théâtral à partir d'un renversement
de la hiérarchie hommes/dieux, en lui substituant la hiérarchie inverse histrions/
hommes. Il s'adresse en costume d'esclave au public mais se présente comme Mercure ;
dieu du commerce et messager de son père, Jupiter. Il interpelle les spectateurs comme
commerçants, il affirme son pouvoir sur eux par ses promesses : il leur fera faire de
bonnes affaires (1-16). Ni lui ni eux ne sont encore dans le spectacle proprement dit.
Puis tout s'inverse, le dieu et son père, implorent la bienveillance du public (26-27) :
Et enim ille cuius hue iussu uenio Iuppiter
Non minus quam uostrum qui uisformidat malum
semblables à quiconque et craignant le malheur. Ils sont venus pour jouer « facere
histrionam » (89-94), ce sont des dieux histrions, voilà pourquoi Mercure est habillé en
esclave.
Donc à l'intérieur de ce premier espace théâtral constitué par des histrions divins,
une seconde théâtralité s'installe, mais connue seulement des spectateurs : Jupiter et
Mercure ont emprunté des rôles déjà distribués, ceux du senex et du primus seruus.
À quoi sert pour Plaute cette transformation du code comique consistant à
hypertrophier ses moyens habituels - mensonges et travestissements - en confiant à des
dieux la maîtrise de l'action comique ? Nous proposerons l'hypothèse suivante : outre
qu'il ferait voir ainsi les limites tragiques du jeu comique, Plaute ici introduirait sur la
scène la licentia ludique, cette indistinction sociale qui caractérise la société des
spectateurs dans la cauea.
Le texte semble y faire référence de la façon suivante. À la fin du duel qui l'oppose à
Mercure, Sosie se retrouve privé de son identité, imago, et renonce à accomplir sa
mission, rendre compte à Alcmène du retour d'Amphitryon victorieux, puisqu'un autre
lui-même lui interdit l'accès de la maison. Avant de tourner les talons, l'esclave de
comédie sauve la face grâce à deux plaisanteries.
La première est une allusion à une pratique propre à la nobilitas consistant à
fabriquer à la mort de ses membres, une imago, c'est-à-dire un masque funèbre en cire
moulé sur le visage du défunt, reproduisant ses traits à l'identique. Cette imago est
portée par un figurant lors des funérailles des descendants de l'illustre mort qui, après
avoir parcouru l' Vrbs en procession, en compagnie de toutes les imagines du clan, va
écouter son éloge funèbre, sur le forum (458-459) :
Nam hicquidem omnem imaginem meam quam antehac fuerat possidet
Viuofit quod numquam quisquam mortuofaciet mihi
Voilà que Mercure fait à Sosie vivant, ce que personne ne lui fera mort, c'est-à-dire
exhiber son masque comme s'il appartenait à une noble famille. Mais comme le précise
le texte, le jeu de Mercure va plus loin, puisqu'il donne à voir Y imago de Sosie de son
vivant.
Il en sera de même de Jupiter qui dans une scène suivante analogue,
perdue, fait aussi de son vivant, ce qu'en revanche on fera à Amphitryon mort.
Mais si l'on y réfléchit, V imago d'un noble romain, qui est le seul privilège social
attestant de son appartenance à la nobilitas, privilège qui s'intitule ius imaginum,
associe à la commémoration de sa gloire au moment des funérailles de ses descendants,
l'inscription de sa singularité dans la mémoire des hommes. Car une imago ne conserve
que la pure identité du mort, indépendante de tous ses traits de caractère ; ceux-ci se
voyaient sur son uultus, visage vivant, « miroir de l'âme » à la différence de Vimago
dont Yanimus s'est retiré en même temps que la vie. Ainsi Jupiter vole à Amphitryon
l'emblème de sa singularité aristocratique, le prive de toute prétention à la nobilitas.
Si maintenant on associe à cette première plaisanterie, la seconde, on va constater
que les dieux en devenant les doubles des hommes, ruinent la hiérarchie sociale. En
effet Sosie ajoute (460^62) :
Ibo adportum atque haec ut<i> suntfacta, ero dicam meo
Nisi etiam is quoque me ignorabit. Quod illefaxit luppiter
Vt ego hodie raso capite caluus capiam pilleum
Si son maître ne le reconnaît pas, Sosie va donc se retrouver affranchi de fait,
puisqu'il n'aura plus de maître. Mais le texte latin a plus de force : car il fait allusion à
la procédure de l'action de la loi, par laquelle un maître affranchissait un esclave devant
le préteur. Au cours de cette procédure le maître ne faisait rien d'autre que de ne pas
reconnaître son esclave comme sien, de rester muet au moment de le revendiquer.
On voit donc que d'une part la venue de Jupiter parmi les hommes comme dieu du
théâtre a bien pour effet de créer la licencia, c'est-à-dire d'abolir cette uerecundia, ce
respect des distinctions par laquelle se maintien la hiérarchie sociale. JJ n'y a plus ni
esclave ni noble. Les désordres d'Amphitryon reproduisent donc en la dramatisant la
licencia rituelle du public des jeux. Mais ce qui est une parenthèse maîtrisée dans la vie
sociale, au sein du rituel des jeux, devient un désordre confinant au tragique au sein de
la fiction scénique. D'autre part les plaisanteries de Sosie se fondent sur une
interférence entre le théâtre et deux autres pratiques romaines qui relèvent de la
théâtralité, c'est-à-dire de l'efficacité de l'image. V imago du mort participe à la vie des
vivants, puisqu'elle est le destinataire, entre autres, d'une laudatio qui en son absence
ne peut se prononcer. La fiction juridique de l'affranchissement permet que le lien de
propriété entre le maître et son esclave s'évapore, en quelque sorte, parce que le maître
a joué à n'être plus le maître.
S'il y a donc une signification à trouver dans cette tragi-comédie $ Amphitryon, c'est
la réflexion qu'elle produit sur la théâtralité ludique et la théâtralité sociale à Rome.
L'efficacité de l'image dont cette pièce célèbre la toute puissance divine, n'est pas
qu'un jeu gratuit, elle est aussi à l'œuvre dans la société romaine, ses rituels juridiques
et ses rituels de mémoire.

Bien sûr, cette interprétation de la théâtralité d'Amphitryon coupe la pièce de la


tradition théâtrale athénienne, et en particulier de la comédie moyenne. Quand nous
avons évoqué en commençant les précédents de la pièce de Plaute nous avons
seulement mentionné les tragédies, mais il faut aussi parler des précédents comiques.
Plaute a-t-il repris une comédie moyenne ? Ou a-t-il suivi un auteur de phlyaque,
originaire d'Italie du sud ? Ce point est important car il permet de prolonger la
réflexion commencée sur la théâtralité romaine.
La dénomination à elle seule de ludi graeci pour désigner les représentations
tragiques ou comiques à Rome, suffit à nous rappeler que toute pièce romaine dans le
cadre de ces jeux est la réécriture d'une comédie ou d'une tragédie grecque. Ce qui ne
signifie pas automatiquement d'une pièce athénienne. Si l'on a pu avancer qu'il
s'agissait de la Nux Makra de Platon le comique, rien ne nous interdit d'imaginer une
hilarotragédie comme modèle de cette tragi-comédie puisque le prologue reste muet sur
le modèle grec.
Voici quels sont les documents sur ce point. Athénée attribue à Rhinton (8), auteur
qui vécut à Tarente de 328 à 285 entre autres parodies tragiques d'Euripide et de
Sophocle, un Amphitryon. La Souda fait de Rhinton (9) l'inventeur de Fhilarotragédie,
genre dramatique que les grammairiens définissent comme un genre « qui plaisante de
choses qui ne sont pas en elles-mêmes plaisantes » et « qui travestit en ridicule les
légendes tragiques ».
La question nouvelle qui se pose maintenant est celle-ci : l' hilarotragédie de Rhinton
était-elle une simple parodie, celle que Mercure refuse dans le prologue, ou bien
contenait-elle ce dédoublement qui fonde la tragi-comédie ?
Le débat érudit bat son plein depuis des années : les dernières positions en date sont
les suivantes. Oliver Taplin (10) reprend l'interprétation des vases phlyaques, objets en
céramique peints allant de 400 à 330 et décorés avec des scènes de théâtre comiques.
Traditionnellement ces vases dont l'un montre Amphitryon et Mercure travestis en

10
hommes sous les fenêtres d'Alcmène, sont interprétés comme représentant des
éléments de la comédie phlyaque ou hilarotragédie. Lui propose de mettre en rapport
ces vases avec la comédie athénienne du temps d'Aristophane et fait remonter dans le
temps l'apparition de l' hilarotragédie comme genre écrit. Une telle position rend plus
probable la filiation d'Amphitryon avec la comédie attique.
En face, la position de Renato Oniga, auteur de l'excellente édition italienne de 1992
affirme la filiation rhintonienne. Nos préférences iraient dans ce sens, sans pour autant
mettre en doute la démonstration de O. Taplin. Car il ne suffit pas d'introduire des dieux
dans une comédie , comme le faisait Aristophane pour créer cette forme mixte qu'est la
tragi-comédie, encore faut-il par l'écriture même articuler ensemble des éléments
tragiques, relevant de la poésie dramatique tragique, et des éléments de comédie,
de la poésie dramatique comique. Or l'ignorance où nous sommes et de la poétique
de Platon le comique et de la poétique de Rbinton, ne nous permet pas de trancher.

Ainsi Plaute a-t-il fait de la fable d'Amphitryon un « mythe » théâtral, comme


Euripide l'avait fait de la légende de Penthée dans Les Bacchantes. Dionysos est le dieu
du masque, Jupiter le dieu de la delusio, du jeu : les deux dieux apparaissent comme
des maîtres de l'illusion, qui trompent les hommes en leur faisant confondre images et
réalités. Penthée victime tragique, Amphitryon victime comique, les deux héros
attestent de la toute puissance de l'image théâtrale, car ce sont des dieux qui sont ici les
poètes dramatiques et les metteurs en scène, que leur divinité rend, par convention, tout
puissants. La fiction mythologique sert à extrapoler à partir de l'usage normal de
l'illusion théâtrale, afin d'en montrer les effets déchaînés au sein d'un spectacle dans le
spectacle. Les spectateurs sont protégés de l'illusion, puisqu'ils ont les moyens de ne
pas confondre Jupiter et Amphitryon, Sosie et Mercure, alors que les personnages
humains, eux, sont « joués » par les dieux, deluduntur - des dieux qui « jouent » la
comédie, faciunt histrionam -jusqu'à en devenir fous.
On ne s'étonnera pas que dans une pièce romaine, Jupiter soit le dieu du théâtre et
non Dionysos comme en Grèce, car c'est à Jupiter que sont offerts ces plus anciens jeux
scéniques qu'ait connu Rome, depuis qu'en 364 av. J.-C. les premiers spectacles
théâtraux ont été introduits dans le cadre des Jeux Romains qui, jusque-là, ne
comportaient que des spectacles dans l'hippodrome, c'est-à-dire le Circus Maximus.
Jupiter est présent et assiste avec d'autres dieux au spectacle scénique, il est figuré par
l'éditeur des jeux, le magistrat qui, dans le costume de Jupiter Capitolin, a conduit la
procession des jeux sur le char du dieu et maintenant les préside.
Ainsi l'effet de travestissement dépasse le cadre de la scène et touche l'espace du
public. Car ce qui se passe sur scène, un dieu se travestit en général, inverse ce qui se
passe dans le rituel des jeux, un général se travestit en Jupiter. L'un et l'autre ne sont
qu'une image illusoire. Mais le travestissement rituel n'a pas les effets périlleux du
travestissement théâtral, car la fiction de la fabula met en mouvement ce
en fait voir les effets grâce aux pouvoirs du poète qui sont ceux d'un dieu dans
les limites, bien sûr, de la scène où il est le maître du jeu.

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La tragi-comédie d'Amphitryon nous permet de comprendre qu'au cœur du théâtre
romain, comédie et tragédie, il y a ce principe de la delusio -jouer c'est se jouer de -
directement issu du noyau rituel des jeux le ludisme que signifient d'une façon ou
d'une autre tous les dérivés de la racine *lud-.
Florence DUPONT
Université de Nancy 2

BIBLIOGRAPHIE

Nous avons utilisé le texte édité par Renato Oniga : Tito Maccio Plauto Anfitrione,
Venezia, Marsilio, 1992.
Pour une bibliographie récente et un état de la question, voir Materai, E discussion
per l'analysa dei testi classici, 14, 1985, « Nuovi studi su Plauto », Pisa, Giardini
editori.
Bettini, Maurizio (éd.), 1991. La maschera, il doppio e il ritratto. Stratégie
dell'identità, Roma-Bari, Laterzia.
Bettini, Maurizio, 1992. Introduction Tito Maccio Plauto Anfitrione, Venezia,
Marsilio, p. 9-52, « Sosia e il suo sosia : pensare il "doppio" a Roma ».
Mencacci, Francesca, 1996. I fratelli amici. La rappresentazione dei gemelli nella
cultura romana, Venezia, Marsilio.

ADNOTATIONES

1. Cet article reprend les éléments d'un article paru sous le même titre dans la REL, 54, 1976,
p. 130-141.
2. V, 1.
3. ffl, 3-14.
4. Pindare, Isthmiques, VII, 5-7, « neige d'or ».
5. Pindare, Néméennes, X, 15, 7 et Hygin, Fable, 30.
6. O.Ribbeck, r./?.F., p. 169-171.
7. Mentionné par Plaute, Rudens, 86-87.
8. m, 111 et XIV, 620.
9. s.v. « Rhin ton ».
10. « The new choregos vase », Pallas, XXXVHI, 1992, p. 140-151.

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