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L'Homme

Mythes d'origine, mythes d'identification


Jacques Lemoine

Citer ce document / Cite this document :

Lemoine Jacques. Mythes d'origine, mythes d'identification. In: L'Homme, 1987, tome 27 n°101. Du bon usage des dieux en
Chine. pp. 58-85;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1987.368766

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1987_num_27_101_368766

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Jacques Lemoine

Mythes d'origine, mythes d'identification

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Tout mythe est plus ou moins un mythe d'origine, puisqu'il se justifie


toujours par l'explication qu'il prétend donner d'un élément quelconque de la vie
de l'homme dans la nature ou dans sa société. Mais il est une classe de mythes
qui se rapportent plus spécifiquement à l'origine de l'homme en société, soit
qu'il s'agisse d'expliquer la formation de tel ou tel groupe, soit qu'on veuille
apporter une raison pseudo-historique au choix de tel ou tel contrat social.
Dans l'un et l'autre cas, le mythe se pose en concurrent du récit historique
(pour lequel il tente parfois de se faire prendre). Cette démarche, sans
conséquence dans les sociétés sans écriture, vivant dans un perpétuel présent
historique, a par contre un effet perturbateur certain dans les sociétés hautement
soumises aux manipulations de l'histoire, comme celles qui gravitent autour de
la civilisation chinoise.

L'Homme 101, janv.-mars 1987, XXVII (1), pp. 58-85.


Mythes d'origine, mythes d'identification 59

L'opposition irréductible du mythe et de l'histoire — celle-ci ne traitant que


du passé (récent ou lointain) alors que celui-là ne témoigne que pour le présent
(celui du narrateur) — n'entraîne pas pour autant une incompatibilité totale.
Le mythe, en tant que marque d'identification d'une société, devient en fait un
élément précieux pour l'historien, en particulier lorsque le présent du narrateur
a été consigné dans une chronique historique. C'est ce que nous allons
démontrer en nous appuyant sur deux types de mythes : l'un établissant le contrat
social, l'autre déterminant l'identité ethnique.

I. LE MYTHE DU DELUGE DANS LE MONDE CHINOIS

Contrairement à d'autres1, le déluge est un thème récurrent dans presque


toutes les sociétés de cette vaste région qui englobe la majorité de l'Asie
orientale et une partie de l'Asie du Sud-Est. La façon de le traiter contraste ces
sociétés entre elles aussi sûrement que le costume ou l'habitation. De même
qu'elles ont toutes le choix entre la robe ou le pantalon, la maison au sol ou sur
pilotis, tous leurs mythes du déluge se répartissent en deux trames narratives :
la première ramène l'humanité détruite par le déluge à un nouveau couple
originel ; la seconde, rétablissant l'harmonie entre le monde des hommes et
celui des dieux célestes, symboles d'un ordre naturel transcendental, se
concentre sur l'image du héros civilisateur, fondateur de lignée dynastique.
Si on se réfère à la tradition la plus ancienne dans ce même monde chinois,
celle du berceau de la civilisation han, la première série de mythes peut être
distinguée comme le cycle de Fu Xi (Fou Hsi) et Nü Gua (Niu Koua), la seconde,
comme le cycle de Yu le Grand. Ceci ne préjuge en rien de l'antériorité de ces
versions sur les autres, mais rend compte simplement de leur notation ancienne
sous cette forme et avec ces noms. Leur distribution actuelle, englobant aussi
les traditions orales et folkloriques des sociétés de cette aire recueillies à
l'époque contemporaine, se présente ainsi :

— Cycle de Fu Xi et Nü Gua (ou du second couple originel) : il se retrouve


chez les groupes ethnolinguistiques Miao-Yao, tibéto-birman, austro-asiatique,
et une partie importante du groupe tai-kadai. Sa présence chez les Austroné-
siens de Taiwan établit un pont à travers le Pacifique avec les populations non
islamisées du monde insulindien.
— Cycle de Yu le Grand (ou des démiurges fondateurs de dynastie) : son
extension est beaucoup moins grande et paraît coller étroitement aux sociétés
qui ont pu établir une formation étatique, c'est-à-dire, hormis les Chinois2,
principalement les Tai et les Lao.

Le premier cycle, de plus, s'articule autour de la prohibition de l'inceste. Le


nom des héros et les circonstances précises qu'ils traversent peuvent varier,
mais l'ensemble de l'histoire constitue, de société à société, un groupe de trans-
60 JACQUES LEMOINE

formation homogène dont le message parfaitement cohérent s'énonce en trois


points :
Avant le déluge — L'humanité originelle (représentée par un individu ou un
groupe), sous l'empire d'un sentiment excessif à l'égard d'un parent proche
(père, mère surtout), se rend coupable d'un acte salissant et/ou très offensant à
l'égard d'un représentant divinisé de la nature.
Pendant le déluge — La colère de la divinité offensée provoque un déluge dans
le but d'exterminer le coupable et par extension l'humanité tout entière dont il
est l'expression. Selon les versions, il survit ou périt dans l'épreuve qui a détruit
le reste de l'humanité. Quoi qu'il en soit, son rôle dans le mythe est terminé.
Mais un couple méritant (il s'agit toutefois d'un frère et d'une sœur), sauvé par
décision surnaturelle, trouve refuge tantôt dans une gourde, tantôt dans un
coffre, tantôt dans un tambour.
Après le déluge — L'humanité a péri dans les eaux à l'exception de ce seul
couple (sauvé en raison de sa bonté), sur lequel repose maintenant la charge de
refaire une humanité nouvelle. Or ils sont frère et sœur. Tout les pousse à
s'unir mais, naturellement moraux, ils s'y refusent en invoquant la prohibition
de l'inceste. Quand ils s'y résolvent enfin, le fruit qui naît de leur union n'est
pas un enfant ordinaire, mais une citrouille ou une masse pleine de sang, sans
anus ni bouche, sans yeux ni membres. Ils en dispersent les morceaux dans la
campagne, qui produisent par génération spontanée une humanité nouvelle
déjà répartie en clans exogamiques.
Deux sortes de bifurcation peuvent se produire :
(1) il n'y a qu'un seul survivant qui recréera l'humanité en épousant une
fille du ciel (ange, déesse), comme chez les Yi des Petites et Grandes Montagnes
Fraîches, chez les Nahsi et les Poumi du nord-ouest du Yunnan ;
(2) l'humanité nouvelle est répartie non pas en clans mais en entités
ethniques, correspondant aux divers groupes connus du narrateur3.
La bifurcation du premier type s'assortit d'une inversion importante de la
séquence mythique : l'inceste n'est pas placé après le déluge mais avant, et c'est
même la raison avancée pour le justifier. Par exemple, dans la légende nahsi
recueillie et traduite par Li Lin Ts'an)4, le génie Lo, divinité solaire, l'exprime
sans ambage au héros qui sera sauvé : « Je vais te dire la vérité : les frères
n'ont pas le droit de se haïr, les sœurs n'ont pas le droit de se disputer, frères et
sœurs n'ont pas le droit de se marier entre eux. Et maintenant voilà que tout
cela existe. Vous autres, frères et sœurs, vous vous êtes unis les uns aux autres,
salissant le ciel et la terre, la lune, le soleil et les étoiles... »
Sommes-nous en présence d'une autre version, voire d'un autre message ?
Bien au contraire. Cet inceste qui survient après le déluge et comme commandé
par la nécessité, avec l'approbation de la nature et des dieux qui la
représentent, n'est en fait que le rappel de la préoccupation principale du mythe :
Mythes d'origine, mythes d'identification 61

comment passer du couple originel et de sa descendance, forcément


incestueuse, aux sociétés actuelles où les pratiques matrimoniales sont dominées par
la prohibition de l'inceste ? Dans cette sorte d'isolat socio-sémantique constitué
en fonction de ce mythe par les sociétés Nossou, Nahsi et Poumi aux
confins du Yunnan et du Sichuan, le message est pour ainsi dire délivré en
clair : l'humanité originelle issue de l'inceste doit périr, mais alors par quoi la
remplacer ? En quoi un nouveau couple originel pourrait-il garantir une
descendance non incestueuse ? La complexité du problème est même prise en
compte dans un épisode du récit nahsi qui montre le génie Lo tentant, après le
déluge, de sculpter des hommes dans les neuf essences d'arbre, sans parvenir à
les animer. Il faut donc que le survivant se marie, mais pour sauver la logique
du message, ce sera avec une fille du ciel, ce qui lui permet d'expérimenter les
bonnes règles, celles notamment concernant les prestations matrimoniales sous
les deux formes les plus courantes : mariage par achat ou service du gendre
auprès de son beau-père pour compenser le non-paiement du prix de la fiancée.
Ce couple, qui approche l'exogamie maximale, met au monde trois fils
pratiquement normaux, à cela près qu'ils ne parlent pas. En effet, seule l'absence de
fille permet d'induire que la deuxième génération ne se multipliera pas par voie
d'inceste. Et le doute qui pèse sur ces enfants muets est bien le signe que le
problème fondamental du passage à l'humanité d'aujourd'hui n'a pas été jusque-là
résolu. La solution est apportée, en fin de récit, par l'intrusion d'un cheval
dans le champ de navets familial. Les enfants, déjà grands, qui l'ont vu,
veulent prévenir leurs parents. Leur langue alors se délie mais ils s'expriment
chacun en un idiome différent : le premier en tibétain, le deuxième en pai5, le
troisième en nahsi.
Cette note finale est bien la preuve que le mythe nahsi appartient au même
groupe de transformation que l'ensemble du cycle de Fu Xi et Nu Gua. C'est la
deuxième bifurcation signalée plus haut, qui insiste sur l'environnement
polyethnique, la multiplicité des peuples et des langues remplaçant ici celle des
clans. L'une et l'autre sont bien sûr deux aspects essentiels des sociétés
contemporaines du narrateur. Mais il est libre de choisir ce qui lui paraît le plus
marquant. Ainsi, dans l'ancienne Indochine française, les colonisateurs français
étaient-ils inclus par les Miao du groupe hmong parmi les diverses races locales
et placés avec elles aux origines de l'humanité nouvelle issue du déluge.
Pour résumer, l'ensemble des messages du cycle de Fu Xi et Nu Gua se
présente selon deux séquences possibles :

souillure offensante -> déluge -♦ inceste -*■ humanité nouvelle


inceste ~* déluge -► humanité nouvelle

La deuxième est certainement la plus simple, et la formulation la plus claire


du message mythique. Par contre, l'apparente incohérence de la première a
conduit certains de ses formulateurs à construire un épisode de remplacement
62 JACQUES LEMOINE

qui puisse justifier le déluge. Mais alors l'inceste déplacé transparaît presque à
chaque détail. Prenons par exemple les versions de l'ensemble miao-yao, de
loin le plus riche à cet égard6.

Le nom du héros prométhéen qui affronte la colère du tonnerre varie de


Zhang Yang (Tchang Yang) ou Zhang Liang, Zhang Gulao (Tchang Kou-lao)
ou Zhang Gelou (Tchang Ko-leou, Ko-lo), à Abei Guoben (A-pei Kouo-pen, en
fait A-pei Ko-pei ou Ko peng si l'on en croit Ruey Yih-fu7) chez les Koxiong et
les Mu du Hunan et du Guizhou ; enfin, dans une version hmong d'Indochine
que j'ai recueillie moi-même, ce sont quatre héros, appelés à devenir les génies
gardiens des quatre orients, qui se nomment curieusement Tonnerre l'Aîné,
Tonnerre le Cadet, Chien qui Jappe et Chien Lâché. Ils s'en prennent eux aussi
au tonnerre, et ce rapprochement entre leurs noms et leur victime n'a rien de
fortuit, puisque certaines versions précisent que Tchang Yang ou Tchang Ko-lo
était le frère cadet du tonnerre lui-même. Une version mu justifie
l'affrontement fratricide en précisant que l'aîné, le tonnerre, s'était arrogé une part
royale du patrimoine familial, en ne laissant qu'un chien à son cadet. La
dispute éclate lorsque le cadet, après avoir emprunté un buffle à son aîné sous le
prétexte de labourer sa rizière, le met à mort pour s'en nourrir. On a là déjà les
deux points essentiels qui caractérisent l'offense :
— le cadet a trompé la confiance d'un parent très proche (son aîné), ce qui est
pour le moins une relation familiale abusive ;
— il a simultanément consommé une nourriture impropre : un buffle qui
devait l'aider à labourer sa rizière.
Cette atteinte relativement minime au bon goût et aux sentiments
appropriés peut prendre des proportions plus dévastatrices. Dans les versions
koxiong et hmong mentionnées plus haut, le tonnerre n'est plus un parent mais
se voit transformé en gibier. Dans la première, A-pei Ko-pei a perdu son père
depuis longtemps, il ne lui reste plus qu'une vieille mère très malade que les
plantes n'ont pu guérir. Un jour, elle lui demande de lui apporter à manger du
cœur de tonnerre, seule nourriture, pense-t-elle, susceptible de lui rendre ses
forces. Dans la seconde, c'est le vieux père qui fait cette demande exorbitante à
ses quatre fils : « J'ai mangé toutes les variétés de gibier sur cette terre.
Dorénavant je ne veux manger que du tonnerre. » Et comme les fils font ressortir la
difficulté de l'entreprise, le père ajoute avec humeur : « Je suis votre père qui
vous a donné le jour et vous ne voudriez pas aller me chercher à manger !
Allez, il faut m'en trouver absolument, car, quels que soient mes désirs, vous
devez les satisfaire ! » Voilà donc la piété filiale des fils confrontée à la
démesure des caprices paternels. Ils n'hésitent plus. Dans un cas comme dans
l'autre, cet excès de piété filiale confine au désordre dans les rapports
familiaux, faisant passer le sentiment par-dessus toute limite des bons usages. Et
pour réaliser le caprice de leur géniteur, ils vont une nouvelle fois briser les
règles afin d'attirer dans leur piège le tonnerre venu les punir. A-pei Ko-pei
Mythes d'origine, mythes d'identification 63

répand du riz cuit sur un endroit malpropre (fosse d'aisance ?) ; Tonnerre


l'Aîné souffle vers le ciel de l'eau de riz (« qui ressemble à s'y méprendre à du
lait de femme »). Les deux ruses se caractérisent par un usage impropre de la
nourriture, qu'on souille du riz, nourriture noble par excellence, ou qu'un
adulte joue avec du lait de femme, nourriture exclusivement réservée aux
nourrissons. Dans l'un et l'autre cas la riposte de l'ordre naturel bafoué est l'arrivée
du tonnerre qui foudroie le coupable. Et c'est là que transparaît sans doute la
raison d'être du tonnerre dans tous ces épisodes préliminaires chargés de
justifier le déluge. Dans une version koxiong de l'ouest du Hunan8, la fonction
sémantique du tonnerre se révèle soudain dans la deuxième partie du mythe :
après le déluge, lorsque les deux rescapés (qui sont ici les propres enfants
d'A-pei Ko-pei) se refusent à commettre l'inceste, le garçon acculé par toutes
les preuves accumulées s'écrie : « Mais le mariage entre frère et sœur ne peut
pas échapper aux foudres du tonnerre ! » II ne faudra pas moins qu'une
intervention de son père, qui a déjà atteint le ciel à la faveur de la crue diluviale,
pour le décider à s'y risquer.
En bref, le tonnerre punit l'inceste, mais aussi d'autres usages abusifs et
impropres des biens sociaux et culturels. C'est ce qui permet de substituer des
débordements alimentaires aux débordements sexuels visés par le mythe. Le
tonnerre est au centre du champ sémantique, ce qui permet également au
conteur de substituer à l'offense contre nature punie par le tonnerre une
offense contre le tonnerre lui-même. Mais là encore, la plupart des versions qui
s'engagent sur cette voie ne peuvent s'empêcher de lui associer une idée de
souillure et d'usage impropre et abusif d'aliments. Ainsi voit-on le tonnerre
convié à un banquet amical par le héros et induit à manger d'une nourriture
qu'il exècre : le poulet, ou pire, une variété de légume qui pousse sur les
excréments de poules. Le héros se rend ainsi coupable d'une trahison à plusieurs
degrés entraînant la rupture des interdits alimentaires de son hôte.
Finalement, si la capture du tonnerre réussit, c'est pour mieux rappeler
qu'en matière de cuisine comme de sexe il existe des règles. Toutes les versions
qui la relatent s'accordent pour interrompre les desseins meurtriers du héros en
le faisant aller au marché se procurer du sel (aliment socialisé par excellence)9
avant de tuer son captif. Ce retour aux normes alimentaires introduit dans
l'enchaînement de l'action un délai dont le tonnerre profite pour s'échapper.
On touche ici à l'aspect répétitif (« feuilleté », dirait Lévi-Strauss) du
mythe. La fonction sémantique du tonnerre peut se schématiser ainsi :
REPRÉSENTANT DE L'ORDRE « NATUREL » PLAN ALIMENTAIRE PLAN SOCIAL
Le tonnerre punit la souillure du riz l'inceste
l'usage impropre
du lait de femme
Le tonnerre ne mange pas du poulet
du légume qui croît
sur les excréments
de gallinacées
64 JACQUES LEMOINE

Ce tableau montre un éventail de substitutions permettant d'éviter au


besoin de placer l'inceste au début de l'histoire comme motif du déluge. Les
divers types d'offense sont bien évidemment permutables. Et l'histoire n'est
qu'une variation sur le thème : « toute atteinte aux bons usages et aux bonnes
mœurs doit être punie ».
L'audace de l'humanité ancienne bravant les bonnes mœurs contraste
également le (ou les) héros révolté(s) et le couple d'enfants ou d'adolescents qui sera
sauvé du déluge. Hormis leur désobéissance aux consignes des grands qui
permet au tonnerre de s'enfuir, les deux enfants ne sont que faiblesse,
compassion et respect des bonnes mœurs, même si certaines versions montrent
l'un ou l'autre plus rusé, s 'orientant volontairement vers la solution incestueuse
une fois qu'elle s'est imposée comme une évidence. En revanche, s'il n'est pas
toujours un frère cadet du tonnerre, le héros prométhéen se signale par sa force
surnaturelle et une capacité peu commune à déjouer, voire à piéger celui-ci.
Enfin, il faut remarquer que le tonnerre, maître de la pluie et donc gage de
fécondité pour les récoltes, est, dans la plupart des versions, celui qui sauve le
frère et la sœur qui formeront le nouveau couple originel. Quand il ne les
emmène pas avec lui dans le ciel pour les soustraire au déluge, il donne au jeune
couple des graines de courge géante à semer, voire une de ses dents qui,
plantée, produit une énorme citrouille (version des Yao de langue kim mun).
Mais il arrive qu'un tambour de bois se substitue à la courge. Dans la tradition
chinoise le tambour est un attribut du tonnerre, et au moins une version hmong
n'hésite pas à faire l'amalgame entre tambour et cucurbitacée en montrant les
quatre frères mentionnés ci-dessus prendre place dans un grand « tambour
jaune » ! Une telle extension du champ sémantique du tonnerre est sans doute
l'aveu involontaire par le narrateur des efforts qu'il a dû faire pour intégrer à
l'action son épisode de substitution, sans hésiter à multiplier exagérément les
raccords avec la trame principale.

Fu Xi et Nu Gua

L'honneur d'avoir rapproché les noms de Fu Xi et Nu Gua, potiches sacrées


de la tradition écrite du mythe, de l'inceste qu'ils avaient trouvé partout chez
les Miao, revient aux ethnologues chinois des années 30, et en particulier au
grand érudit Ruey Yih-fu, spécialiste de divers groupes miao du Hunan et du
Sichuan. Il ne pouvait éviter d'aborder la question lorsqu'après avoir étudié
trois versions recueillies chez les Koxiong du Hunan, il en reçut une (envoyée
par l'étudiant miao Wu Liangzhuan) qui donnait au frère, dans le couple
incestueux, le nom de Fu Xi. La comparaison avec les diverses mentions de Fu Xi et
Nu Gua qu'on rencontre dans les textes plus ou moins datables de l'antiquité
l'amena à plusieurs conclusions très intéressantes qui eurent un grand
retentissement dans la nouvelle école d'historiens chinois. Pour résumer en quelques
lignes un débat fort savant, dans la tradition lettrée représentée, entre autres,
par Les Annales principales des Trois Souverains de Sima Zheng, Fu Xi — l'un
Mythes d'origine, mythes d'identification 65

des Trois Souverains, avec Nu Gua et Shen Nong — est présenté comme
l'inventeur des trigrammes divinatoires, de l'écriture, des règles du mariage, de
la chasse, de la pêche, de l'élevage, de la cuisine, et de la musique. Nu Gua lui
succède. Elle n'invente, elle, que l'orgue à bouche (très répandu chez les Miao,
les Tai et les Tibéto-Birmans). Mais deux ouvrages taoïstes, le Liezi et le Huai-
nanzi, associent Nii Gua au déluge et à la création de l'humanité. Selon le
Liezi, le déluge est provoqué par Gong Gong, monstre aquatique qui, en se
précipitant tête la première contre le mont Buzhou, la colonne qui soutient le ciel,
la brise et fait pencher le ciel. « Nii Gua répara alors le Ciel azuré avec des
pierres de cinq couleurs, coupa les pattes de la Grande Tortue pour dresser
quatre piliers (aux quatre pôles), tua le Dragon Noir pour sauver le pays de Ji,
entassa les cendres de roseaux pour arrêter les eaux débordées...10 » D'autres
textes11 montrent Nii Gua, à l'aube du Monde, façonnant des hommes dans de
la terre glaise. Enfin, quelques textes12 mentionnent laconiquement que Fu Xi
et Nii Gua sont frère et sœur, ou encore mari et femme. Bien sûr tout ceci
n'est, pour reprendre le mot de Granet, qu' « une poussière de centons » dont
il faut recueillir les fragments épars dans une littérature disparate. Il n'en reste
pas moins qu'un couple incestueux après le déluge est attesté aussi dans la
littérature orale chinoise et que Ruey Yih-fu se sent alors fondé (et nous avec lui) à
considérer qu'il s'agit bien du même mythe.
Plus probants que la littérature, les bas-reliefs des tombes han ont préservé
en plusieurs endroits aussi éloignés que le Shandong, le Sichuan, le Jiangsu ou
l'Asie centrale l'image d'un couple que Chavannes, dans sa description du
temple Wuliang, au Shandong, présente ainsi : « Fou-hi avec l'équerre et Niu-
koua avec le compas se tournent le dos mais restent liés l'un à l'autre par leurs
queues de serpent entrelacées. En face de Fou-hi est un petit génie aîlé
masculin ; en face de Niu-koua, le génie est féminin. Entre Fou-hi et Niu-koua,
deux petits génies aîlés masculins enlacent leurs queues et se tiennent par la
main13. » Ailleurs, l'image est encore plus simple, les deux héros tenant entre
eux leur progéniture, d'où ce commentaire de Granet : « Fou-hi est le mari ou le
frère de Niu-koua, dont le compas est l'insigne. Ce couple primordial a inventé
le mariage ; aussi, pour dire ' bonnes mœurs ' dit-on ' compas et équerre '. »14
L'identification de ces images des Han n'est pas contestable ; d'ailleurs
plusieurs textes spécifient que Fu Xi et Nü Gua ont un visage humain mais un
corps de serpent. L'argumentation de Ruey présente un seul point faible : il est
possible que les noms de Fu Xi (Bao Xi, Bu-i, etc.) relevés chez les Miao du
Hunan ou du Guizhou n'aient été qu'un emprunt tardif consécutif à une sinisa-
tion avancée et non, comme il paraît le croire, des noms vernaculaires. Ruey
pense que ce mythe du déluge, où il voit un trait culturel spécifique des Nan
Man (Barbares du Sud), n'a été emprunté que tardivement par la tradition
lettrée des Han. Il est suivi en cela par Le Blanc qui voudrait que le cycle de Fu Xi
et Nü Gua soit une tradition spécifique du pays de Chu (au temps des
Royaumes Combattants), incorporée par les chroniqueurs dynastiques non sans
embarras ni incohérence. Cela va naturellement dans le sens des revendications
66 JACQUES LEMOINE

actuelles des Miao du Hunan, du Guizhou et du Sichuan qui considèrent leurs


traditions comme de vivants vestiges de la « culture de Chu »15. Pour l'analyse
structurale, par contre, un tel mythe est si universel qu'il serait plus intéressant
de savoir si le message qu'il véhicule est le même pour toutes les sociétés. En ce
qui concerne l'aire considérée, nous savons qu'il peut être porteur de messages
différents selon le caractère dominant (avec ou sans État) des sociétés en cause.
Mais si on accepte la thèse émise par Ruey et par Le Blanc d'un collage
tardif, les fragments recensés dans la littérature devraient trahir leur origine par
des détails incongrus. Par exemple, la citation ci-dessus tirée du Huainanzi
contient un détail pour le moins troublant : « Nu Gua [...] entassa les cendres
de roseaux pour arrêter les eaux débordées. » Voilà une méthode bien originale
d'endiguer, à moins que ces cendres de roseaux ne soient une interpolation. Le
roseau (lu) sert en effet à fabriquer les chalumeaux de l'orgue à bouche (lu
sheng) dont l'invention est attribuée à Nu Gua. Quant aux cendres, certaines
versions yao qui aiment à multiplier les épreuves que s'imposent les deux héros
pour parvenir à triompher de leurs doutes à l'égard du bien-fondé de leur
union, les montrent plantant des bambous de part et d'autre d'une rivière, mais
les cimes se rejoignent et s'entrecroisent inextricablement. Fâchés, ils y mettent
le feu, mais les deux panaches de fumée qui s'en dégagent se rejoignent
pardessus la rivière. L'orgue à bouche, dont la caisse de résonance est parfois une
gourde (comme chez les Lahou du groupe tibéto-birman) est peut-être aussi,
comme le pense Yuan Ke16, une réminiscence de la cucurbitacée (souvent une
gourde) dans laquelle prennent place le frère et la sœur pour échapper au
déluge. Il rapproche justement cet instrument — qui est encore chez les Miao,
les Dong, etc., un instrument de cour d'amour au son duquel dansent les
jeunes gens au nouvel an, lorsque les couples s'apparient — du rôle ancien de
Nu Gua comme Grande Entremetteuse (et donneuse d'enfants) devant le
temple de laquelle se déroulaient chants alternés et danses entre jeunes gens
nubiles aux fêtes de printemps17. Ce rôle n'est pas étranger au cycle puisque les
Yao du groupe mien incorporent la récitation, par l'entremetteur principal, de
l'histoire du déluge et de l'inceste de Fu Xi et de sa sœur cadette à la
« déclaration d'intention » qui précède le cérémonial de noce.

Yu le Grand

On pourrait multiplier les exemples, car si les chroniques dynastiques ont


quelque peine à placer dans le temps et dans un rôle historique le couple
primordial formé par Fu Xi et Nu Gua, c'est que le mythe du déluge qu'elles ont
retenu ne lui est plus associé. Ce mythe est désormais incorporé à une trame
historique. Daté très précisément de 4100 ans avant notre ère, le déluge se
transforme en une inondation générale qui dure vingt-trois ans. L'action est
située au temps des souverains exemplaires Yao et Shun. Les causes du déluge
sont obscures. Le Shujing le décrit ainsi : « Les vastes eaux assaillaient le ciel ;
immenses, elles embrassaient les montagnes, dépassaient les collines. Les
Mythes d'origine, mythes d'identification 67

hommes étaient consternés et périssaient dans cet océan. » Pour « régulariser »


les eaux débordées, Yao, sur les conseils des (chefs des) Quatre Pics, ses feuda-
taires, fit appel au Comte Gun. Mais celui-ci en neuf ans d'efforts n'y parvint
pas, car il essayait d'endiguer la crue (avec des « terres vivantes » dérobées au
Seigneur d'en Haut).
Entre-temps, Yao a trouvé Shun à qui il confie le pouvoir. Shun, jugeant
que Gun a échoué, l'exile sur le mont de la Plume (yu) pour qu'il y meure18.
Puis, après la mort de Yao, à nouveau sur les conseils des chefs des Quatre
Pics, il confie le soin d'accomplir la tâche au propre fils de Gun, Yu, Celui-ci y
parvient en aménageant des canaux pour permettre aux eaux de s'écouler. Et le
Shiji (dans la traduction de Chavannes) de préciser : « Alors Yu, avec I et le
prince Tsi, s'acquitta du mandat de l'empereur ; il donna des ordres aux
seigneurs et aux cent familles ; il mit sur pied des multitudes d'hommes à qui
il confia les terres ; il parcourut les montagnes et fit des marques sur les arbres
[...] Alors Yu fit une tournée pour examiner ce qu'il était convenable que la
terre produisît, afin d'en déterminer le tribut... » Shun veut faire de lui son
héritier, et effectivement après sa mort les seigneurs de la cour se rallient à Yu
et non au fils de Shun. Toutefois, à la mort de Yu, c'est à son fils qu'ils se
rallieront, fondant ainsi la première dynastie chinoise, les Xia.
Manifestement, deux séquences ont été embrouillées par l'historien : Shun
succédant à Yao et Yu succédant à Gun. La première est un poncif de la morale
confucéenne, seule la seconde nous intéresse ici. En effet, le père et le fils sont
bien les héros de la remise en ordre du monde après le déluge19. Qui est Gun en
réalité ? Selon le Shan hai jing (« Livre des monts et des mers »), Gun,
également connu sous le nom de Bai Ma (« Cheval Blanc »), n'est autre que le petit-
fils de Huang Di (« l'Empereur Jaune »). Dans la mythologie chinoise, Huang
Di est un empereur du Ciel (« II est l'esprit de la Grande Ourse et a pu être
identifié, plus que les autres di, à l'Empereur d'en Haut »20). En quelque sorte,
son petit-fils est donc aussi un dieu. Après la mort de Gun sur le mont de la
Plume, son corps ne se corrompt pas. Au bout de trois ans, de son ventre,
ouvert au couteau, sort son fils : Yu. Gun, alors, se jette à l'eau et se
transforme en un dragon jaune. Au reste, gun est le nom d'une espèce de grand
poisson. Plusieurs variantes le montrent également en « tortue à trois pattes »
ou en « ours jaune », disparaissant dans le gouffre de la Plume.
De son côté, Yu paraît être sous le signe du dragon. Un dragon ailé (ying
long) vint lui montrer, en traçant des dessins sur le sable avec sa queue,
comment drainer les eaux21, et des dragons grands et petits participèrent au
travail. Yu put ainsi faire s'écouler les « Neuf Fleuves ». Pour y parvenir, il avait
dû percer la Passe de Dragon (Longmen, sur le cours moyen du Fleuve Jaune).
Il arpenta et délimita les « Neuf Territoires » (jiu zhou) qui constituent
désormais l'espace civilisé. Son rôle va jusqu'à répartir la production agricole et
fixer le tribut. Une autre légende veut qu'en récompense le « tableau du Fleuve
[Hetu] » lui ait été remis par un dragon-cheval sorti du Huang He, et que le
Luoshu, diagramme de cet espace civilisé, lui soit apparu sur le dos d'une
68 JACQUES LEMOINE

tortue sortie également du Fleuve. Lorsqu'il parcourait encore ces territoires,


un jour qu'il traversait le Yangzi Jiang, un dragon jaune, de son dos, souleva
l'embarcation. Yu, réjoui, expliqua à ses compagnons effrayés : « Ceci
montre que le Ciel entend se servir de moi. » Le dragon se laissa alors couler et
le bateau put reprendre sa traversée du fleuve22.
Devant tant de récurrences du motif du dragon dans l'histoire de Yu, le
célèbre poète et essayiste Wen Yiduo23 n'avait aucun mal à montrer que, dans
ces textes qui datent des premières dynasties historiques, tout se passe comme
si le dragon avait été le « totem » d'un peuple dont l'ancêtre fondateur aurait
été justement Yu. Son argumentation est intéressante et mérite d'être rappelée
ici. S'il existe, dans la mythologie ancienne, plusieurs formes de dragon,
apparenté tantôt au cheval, tantôt au chien, au poisson, à l'oiseau ou au cerf, c'est
avec le serpent qu'il a le plus de points communs, si bien qu'on peut le
considérer comme une sorte de grand serpent dont le nom aurait été long (traduit
aujourd'hui par « dragon »). L'empiétement du « dragon » sur d'autres
formes animales serait (en bonne logique totémique) le résultat de
l'accaparement et de l'assimilation de groupes plus faibles se réclamant initialement de
ces animaux24. Que l'on admette ou non l'hypothèse de cette phase totémique
dont l'évolution aurait abouti au triomphe des ressortissants du dragon, on ne
peut que constater avec Wen Yiduo, premièrement, qu'à partir de la dynastie
des Xia (dont Yu est reconnu le fondateur), le dragon est devenu l'emblème de
la dignité impériale et royale dans le monde chinois : « La culture des Xia, du
clan du dragon, est véritablement notre culture étalon. Depuis plusieurs
millénaires nous nous appelons nous-mêmes hua xia [' (la nation) policée des Xia '
= ' la Chine '] et les empereurs de toutes les époques historiques se sont
toujours présentés comme des métamorphoses de dragon. Ils ont fait du dragon
leur emblème. Leurs drapeaux, leurs palais, leurs chars, leurs vêtements, leurs
objets usuels étaient tous marqués du motif du dragon. Somme toute, le
dragon a été pour nous le symbole de la fondation de l'État. A l'établissement
de la République, avec la disparition du système impérial, cette notion a été
abandonnée. On peut la dire ' abandonnée ', mais en réalité elle ne l'est pas du
tout. De même qu'on est passé du régime autocratique à la démocratie, le
dragon qui était autrefois l'emblème de la dignité impériale est devenu
aujourd'hui l'emblème de tous les Chinois. Peut-être n'en avons-nous pas
conscience nous-mêmes, mais une fois quitté le territoire national, supposez
que vous vouliez souligner l'aspect chinois de votre existence, pour la plupart
vous emploierez des motifs de dragon pour orner vos vêtements ou arranger
votre intérieur. Et à ce moment-là, vous vous prendrez pour rien moins qu'un
roi du temps jadis. »
La deuxième et très importante remarque de Wen Yiduo est que nombre de
représentations de divinités majeures et de dieux locaux de la mythologie
ancienne à l'époque Han, comme Huang Di (trisaïeul de Yu), Gong Gong,
Zhulong, etc., sont considérés comme des serpents (ou dragons) à tête
humaine. Cela explique sans doute que le couple de démiurges formé par Fu Xi
Mythes d'origine, mythes d'identification 69

et Nu Gua apparaisse dans la statuaire de l'époque avec un corps de serpent,


signe en quelque sorte tératologique de leur divinité. Il ne semble pas qu'on
puisse suivre cette brillante imagination au delà, quand il rapproche Fu Xi
et Nu Gua du couple de dragons accouplés Qiao long), l'un s'élevant au
ciel, l'autre descendant vers la terre, motif récurrent de l'iconographie
ancienne, et surtout lorsqu'il affirme l'identité de ce couple avec le
personnage de Yu. Si identité il y a, elle est fonctionnelle, de même nature mais
de qualité différente, puisque chaque version du déluge correspond à un choix
de société. Et d'ailleurs, même si dans les deux cas le lien au serpent est
avéré, tant au plan social que dans les formes, c'est en leur qualité de dieux du
territoire.
De quels territoires s'agit-il ? Maspero et Wen Yiduo ont cherché à localiser
le mythe de Yu. Pour Maspero c'est « avant tout, la tradition locale de
l'ouverture de la passe de Long-men et de la chute et de la perte du fleuve en amont de
l'embouchure de la Fen ». Yu et Gun étaient revendiqués comme ancêtres
fondateurs par le clan Si qui, au vie siècle de notre ère, comprenait un certain
nombre de seigneuries dont les maîtres « se répartissaient en deux groupes, l'un
dans l'Est, à la lisière du Chantong et du Kiang-sou et du Ho-nan actuels ;
l'autre dans la région occidentale, au bord du Fleuve Jaune entre Long-men et
le Houa-chan, dans le Chan-si et le Chen-si actuels [...] Le groupe occidental
avait pour centre religieux le lieu de culte à Long-men, le groupe oriental celui
de Kun à Yu-shan »25. Wen Yiduo remarque en outre que deux peuples de
l'époque han vouent un culte au dragon : au nord les Xiong Nu (ou Huns ?),
au sud-est les Yue.
Les Xiong Nu, peuple altaïque considéré comme proto-turc, sont les voisins
des steppes des premiers établissements xia. Au moment où le Premier
Empereur des Qin unifiait la Chine, les Xiong Nu se confédéraient sous l'autorité
d'un shan yu unique. Ils combattirent l'expansion de l'empire des Han et
résistèrent jusqu'à la fin de cette dynastie.
Les Yue sont un ensemble de peuples qui couvraient le sud et le sud-ouest
du territoire chinois, où ils s'interpénétraient avec les Pu, si bien que certains
textes anciens ont tendance à les confondre. Ils formaient les uns et les autres
une mosaïque de peuples et de tribus, et les chroniqueurs chinois les désignaient
du terme collectif « Cent Yue, Cent Pu ». Le peu qu'on ait noté de ces
populations correspondrait, dans le découpage ethnique d'aujourd'hui, à l'ensemble
Tai-kadai pour les Yue et aux austro-asiatiques pour les Pu. Eux aussi
pratiquaient le tatouage et étaient même particulièrement connus pour « se couper
les cheveux et se tatouer le corps »26. Certains auteurs ont pensé rapprocher le
cycle de Yu le Grand de ces peuples yue, s 'appuyant sur le fait que l'historien
han, Sima Qian, rapporte qu'au ve siècle avant notre ère, à l'apogée de la
féodalité chinoise, sous les Zhou orientaux, le roi du royaume de Yue, Goujian,
était le descendant à la vingtième génération de Wuyu, fils par une concubine
de Shaokang (2079 av. J.-C), de la dynastie des Xia. Ce Wuyu aurait reçu « en
fief [la région] de Koei-ki pour accomplir et maintenir les sacrifices en
70 JACQUES LEMOINE

l'honneur de Yu ». Et l'historien d'ajouter : « II tatoua son corps et coupa sa


chevelure ; il ouvrit la jungle et y fit une ville. »
Koei-ki (Guiji) est une montagne du Zhejiang ; c'est là que Yu, après avoir
arpenté le monde civilisé, est censé avoir rencontré la mort et que s'élevait son
tombeau. Mais une autre tradition (citée aussi par Sima Qian) fait de Guiji le
lieu d'une assemblée des dieux convoquée par Yu : « Yu fit venir la foule des
divins sur la montagne Koei-ki. Fang-fong arriva en retard ; Yu le tua et exposa
son corps [...]27. »
Depuis longtemps déjà les historiens chinois modernes, tel Gu Jiegang (Ku
Chieh-kang), ont montré que le fameux espace civilisé des « neuf
territoires » arpentés par Yu ne pouvait être celui des Xia, confiné (comme le
prouvent les fouilles archéologiques) au sud du Shanxi dans le grand coude du
Fleuve Jaune. Ce n'est tout au plus qu'une vision politique postérieure à la
constitution de l'empire sous les Qin, puis les Han, qui, en reportant à l'aube de
la civilisation représentée par les Xia la reconnaissance de ces immenses
territoires nouvellement incorporés, cherchait une légitimité à posteriori dans le
mythe de Yu. Ce mythe lui-même, dont on peut apprécier l'incongruité dans le
contexte de l'âge d'or des sages souverains, Ku Chieh-kang pense qu'il
conviendrait parfaitement à un peuple qui aurait occupé des terres marécageuses dont
la mise en valeur nécessitait des travaux d'aménagement hydraulique, et ses
regards se tournent vers la région des Hunan et Sichuan actuels, entre le Fleuve
Jaune et le Fleuve Bleu28. Maspero, lui, avait vu que le mythe de Yu et du
déluge était à replacer dans l'ensemble des mythes du déluge de l'Asie orientale
et sud-orientale. Cependant, à l'époque, il ne trouvait comme termes de
comparaison que les versions tai blanche et tai noire qu'il avait lui-même
recueillies au Tonkin. Il les analyse ainsi : « Le monde étant couvert d'eau, le
Seigneur du ciel y envoie un de ses sujets célestes pour l'aménager. Celui-ci
descend, mais se heurte à des obstacles tels qu'il échoue. Le Seigneur céleste
fait alors descendre un nouveau personnage qui réussit à mener à bien le travail
et qui, après avoir rendu la terre habitable, devient en récompense l'ancêtre des
seigneurs du pays...29 »
Ce schéma se retrouve non seulement chez les Tai Blancs et les Tai Noirs
mais aussi chez les Lao, leurs voisins occidentaux. Les similitudes avec le mythe
de Yu sont évidentes pour Maspero. De plus, dans la version des Tai Blancs le
démiurge s'appelle Pu Yu' (il est accompagné de sa femme, Nya Mu'). On
retrouve ces deux noms dans la version lao sous la forme : Pu Nyeu, Nya Nyeu
(ou Nya Ngam). L'épreuve dont les démiurges triomphent est non l'écoulement
des eaux (qu'ils assurent par ailleurs), mais l'exploit d'abattre (chez les Tai
Blancs) un banyan très grand, refuge de tous les prédateurs (rats et oiseaux) qui
ruinaient les récoltes. Chez les Lao, c'est une liane géante dont l'apparition
plonge le pays dans l'ombre. Tandis que les deux démiurges lao périssent
écrasés par la liane quand elle tombe sous leurs coups, le héros tai blanc finit
d'aménager le monde et, s'étant épris de son œuvre, décide de rester sur terre :
« ... il ne retourna pas au ciel. Il prit l'apparence d'un grand arbre afin que le
Mythes d'origine, mythes d'identification 71

peuple l'adorât. Quand arrive la fin de l'année, le peuple tai se réunit, quand
arrive le moment du sacrifice, le peuple du mu'ong lui sacrifie. » Donc, comme
Yu, Yu' est devenu dieu du sol, garant du territoire (fi mu'o'ng, en tai), en
même temps qu'il est considéré comme « l'ancêtre de la famille Lo-kam »,
seigneurs héréditaires du pays. Dans la version des Annales lao de Louang-Pra-
bang, le couple de démiurges, qui sont des vieux, ont demandé avant
d'entreprendre leur ouvrage qu'au cas où ils périraient les hommes leur fassent des
offrandes. Ils deviennent donc après leur mort des dieux protecteurs du
royaume (phi su' a mu'o'ng). Mais il existe un héros principal, Khun Bulom,
appelé, lui, à devenir l'ancêtre de la lignée princière. Une version orale
recueillie par C. Archaimbault, version liée aux rites du nouvel an au cours
desquels des danseurs masqués commémorent les démiurges faisant surgir la terre
sous leurs pas (le roi des divinités célestes, Then, les avait envoyés en leur
disant : « Partout où vous piétinerez, la terre apparaîtra »), en fait les
fondateurs de l'humanité. Comme ils s'ennuient sur terre après avoir fait surgir le
monde des eaux, ils vont demander des compagnons au roi des Then qui leur
donne trois graines de courge. Chacune produit un fruit énorme. Comme ils
entendent du bruit à l'intérieur, ils retournent demander des instructions au roi
des Then qui leur remet un foret, un ciseau et une hache. « De la première
courge sortirent les Kha (ou aborigènes), de la deuxième les Lao et de la
troisième les mandarins et les blancs30. »
Après cette première bifurcation, le mythe en introduit une seconde, car il
faut bien (en contexte lao) placer les « sept fils de Khun Bulom » qui partent
fonder des royaumes et se partagent le monde. En l'occurrence, ils deviennent
tout simplement les fils des Pu Nyeu Nya Nyeu. A leur mort les deux
démiurges deviennent des devata louang, c'est-à-dire des « dieux majeurs »
protecteurs du territoire et de sa lignée héréditaire.

Cette version orale de Louang-Prabang est un rare exemple de fusion


achevée des deux mythes du déluge propres à l'Asie orientale et sud-orientale
que nous avons distingués comme cycle de Fu Xi et Nü Gua et cycle de Yu.
Alors que les annales écrites restent fidèles au schéma directeur des fondations
de lignée dynastique (le héros venu du ciel aménage le monde et le répartit entre
ses fils), cette version orale revient à l'idée du couple primordial qui produit
l'humanité actuelle par le truchement de courges. Certes, il n'est pas fait
mention d'union incestueuse, mais les courges produisent une humanité divisée en
ethnies hiérarchisées, tout comme — pour ne pas sortir de l'environnement
géographique — dans les différentes versions des Khmu', peuple mon-khmer
du Nord Laos, subjugué par les Lao. Or chez les Khmu'31, dont on sait qu'ils
sont organisés en lignages patrilinéaires exogames32, la version du déluge
appartient au cycle de Fu Xi et de Nü Gua (avec le couple incestueux) tout en
bifurquant sur les courges contenant l'humanité (thème local fortement
représenté tant chez les Palong-Wa que chez les Miao du voisinage)33.
C'est sans doute la raison pour laquelle les Pu Nyeu Nya Nyeu éliminent
72 JACQUES LEMOINE

Khun Bulom en s'emparant de sa progéniture. Il n'est jusqu'à leurs masques


parfaitement ronds qui n'évoquent la forme des cucurbitacées, symboles du
couple incestueux sauvé des eaux. Mais alors qu'on croirait complètement
disparu le thème du héros civilisateur, voici qu'il se maintient dans cette danse
cosmogonique qu'on réactualise chaque année au nouvel an. Ce pas de danse
rapproche irrésistiblement les Pu Nyeu Nya Nyeu de Yu le Grand. Celui-ci
devait en effet léguer à l'humanité nouvelle un pas de danse cosmogonique qui
est encore exécuté par le grand prêtre dans les rites taoïstes lorsqu'il s'agit de
recréer le monde. Les commentateurs chinois, qui ne comprenaient pas la
valeur mythique de ce pas pour un personnage allégorique dont ils voulaient
faire un héros historique, ont vainement cherché à le justifier en invoquant une
sorte d'hémiplégie survenue à la suite des durs et longs travaux qu'il avait
entrepris34 ! Et comme Yu reconnaît dans ses voyages un espace civilisé, le pas
de Yu devient celui de l'arpenteur, donc, pourquoi pas, une mesure étalon. En
réalité, la géographie du pas de Yu (comme celle de l'empreinte du pied de
Bouddha dans le bouddhisme théravadin) indique la revendication à posteriori
d'un territoire par la civilisation des Xia.
Les versions des Tai Noirs et des Tai Blancs sont à cet égard caractéristiques
de ce qui fait l'essentiel du mythe de Yu : la fondation d'une lignée dynastique,
même si elles ne mentionnent pas le pas cosmogonique. A cet égard le démiurge
qui se transforme en arbre, siège du dieu du sol, pour rester sur la terre ne
parvient pas à cacher une telle forêt d'évidences. Par contre, si on rassemble les
caractéristiques des Pu Nyeu Nya Nyeu dans la version orale de Louang-Pra-
bang, on obtient les deux cycles entremêlés l'un à l'autre :

Cycle de Fu Xi et Nü Gua : couple primordial produit humanité par


Pu Nyeu Nya Nyeu courge
Cycle de Yu : fait surgir le monde des eaux ; fonde lignée dynastique

La tendance à une fusion syncrétique des deux versions du déluge n'est pas
un phénomène propre aux Lao. Dans la Chine des Han, la persistance de la
tradition du Fu Xi et Nü Gua devait poser un problème aux tenants de l'Empire
dynastique, propagateurs du mythe de Yu. Une légende notée par le Shi yi ji
rapporte qu'au moment où Yu creusait la passe de Longmen, il arriva à une
grotte profonde de plusieurs lieues chinoises, et très obscure. S 'éclairant avec
une torche, Yu vit un dieu au corps de serpent et à tête humaine. La
conversation s'engagea et Yu identifia Fu Xi. Celui-ci montra à Yu le tableau des huit
trigrammes disposés sur une tablette d'or, puis lui remit une règle de jade pour
arpenter le ciel et la terre. Yu s'en serait servi pour rétablir l'équilibre entre
terre et eaux.
Il est intéressant de constater que nos deux versions du déluge, qui
renvoient, en regard de l'histoire, l'une à des sociétés égalitaires, l'autre à des
sociétés hiérarchiques, étaient déjà représentées dans la Chine ancienne,
chacune dans des aires culturelles définies. Cette opposition devait correspondre à
Mythes d'origine, mythes d'identification 73

celle qui s'établissait entre les sociétés néolithiques tribales en voie de


disparition ou de migration et la féodalité naissante d'où sortira l'Empire. La
disparition presque totale du cycle de Fu Xi et de Nu Gua (instaurant la prohibition de
l'inceste) ne reflète pas dans la structure familiale des Han une divergence, ni
l'abandon de l'exogamie de clan. L'époque han et celle des Trois Royaumes
sont connues au contraire pour avoir vu naître et se développer la forme
moderne de l'organisation lignagère propre aux Chinois han. Cette éclipse rend
simplement compte du déplacement d'intérêt du social vers le politique, la
fondation et la légitimité des lignées dynastiques devenant pour les Chinois le souci
majeur de toute philosophie. On pourra s'étonner à cet égard que, dans leurs
rites cosmogoniques, les Taoïstes chinois n'aient pas choisi la version de Fu Xi
et Nu Gua pour actualiser la naissance de la vie ; en effet, ce jeune couple
enfermé dans une cucurbitacée et porteur de l'embryon de l'humanité nouvelle
cadrait parfaitement avec l'image du Yin et du Yang, donc avec la base de
toute la métaphysique dont les trigrammes de Fu Xi constituent en quelque
sorte une première exégèse. Si, au lieu de la danse des ancêtres Nyeu, c'est le
pas de Yu qu'ils ont choisi, c'est qu'ils se sont toujours considérés comme les
dépositaires d'une légitimité extra-dynastique.

II. LE MYTHE DU CHIEN PAN HU

Si les mythes du déluge contrastent entre elles les sociétés en donnant de


précieuses indications sur la qualité soit de leur contrat social (clans patri-
linéaires ou matrilinéaires), soit de leur structure politique (hiérarchie dominée
par une chef ferie héréditaire, société polyethnique hiérarchisée), ils ne
caractérisent jamais vraiment une ethnie particulière dont chacun serait
spécifiquement le mythe de fondation. Il n'en va pas de même pour l'histoire du chien
Pan Hu qui apparaît elle aussi dans l'histoire35 (avec une première mention
dans le Livre des Han postérieurs qui date du ve siècle de notre ère) et que le
chroniqueur a manifestement voulu situer dans un temps mythique très reculé
puisqu'il la place au temps de l'empereur Gao Xin (ou Di Gu), c'est-à-dire,
selon la chronologie officielle, au xxve siècle avant notre ère. Il ne la considère
pas moins comme le mythe d'origine d'un groupe humain qui lui est
contemporain : les Man Yi, « ancêtres des Man de Wuling et de Changsha
aujourd'hui », qu'il range parmi les Nan Man (« Barbares méridionaux ») de son
époque. A partir de la dynastie des Song, qu'il s'agisse de Ma Duanlin ou de
Luoshi, etc., on parle de la « race de Pan Hu » (Pan Hu zhong)36.
Cette histoire figurait dans le Fengsu tong yi (« Compendium sur les
coutumes »), de Ying Shao, et le Weilüe37, ouvrages aujourd'hui partiellement
perdus, écrits, le premier sous les Han (221 av. J.-C. -220 ap. J.-C), le second
sous les Wei (220 à 264 de notre ère), ainsi que dans plusieurs ouvrages des Jin
(tels le Sou shen ji, le Shan hai jing, le Taiping yulan et le Xuanzhong jî).
Enfin, elle est devenue un mythe de fondation spécifique pour deux ethnies du
74 JACQUES LEMOINE

monde chinois : les Yao et les She. Chez ces dernières populations, les versions
recueillies sont également datées. Chez les Yao, les plus anciennes se réclament
de la première et de la cinquième année de la dynastie des Sui (592 et 594 de
notre ère)38. Quelques-unes sont datées de la troisème année Zhenguan (630),
sous l'empereur Taizong des Tang, mais l'écrasante majorité relèvent de la
première année Jingding (1260), sous l'empereur Lizong des Song du Sud. Chez
les She, par contre, toutes les versions connues, qui s'accompagnent parfois
d'un long rouleau de peinture illustrant l'histoire, ne remontent pas au delà de
la dynastie mandchoue des Qing. Enfin, il semble qu'une version de cette
légende ait existé parmi les Miao (Koxiong) de l'ouest du Hunan, mais elle
serait tardive, aurait pratiquement disparu aujourd'hui et en tout cas ne paraît
pas avoir joué dans la mémoire collective un rôle comparable pour identifier
l'ethnie39.
Les versions yao ont toutes un caractère remarquable : le souverain
« chinois » impliqué dans l'histoire n'est plus Gao Xin, mais le roi Ping de
l'État de Chu (528-516 av. J.-C.) et le mythe se présente sous la forme d'une
charte octroyée par ce roi aux descendants de Pan Hu. L'adversaire du roi Ping
n'est plus le chef des Quan Rong, le général Wu, mais le roi Gao (ou Zi selon
d'autres versions). Curieusement, les versions des She semblent, elles, tirer leur
source des documents chinois et non des chartes des Yao, ayant pour
protagonistes d'un côté l'empereur Gao Xin, de l'autre le roi (des) Fan.
Afin de clarifier l'argument qui va suivre, les principaux éléments de
l'histoire selon les versions chinoise, she, miao et yao sont rassemblés dans le
tableau suivant :

1. PROLOGUE
HAN Naissance Guerre Gao Xin -» Quan Rong Proclamation impériale
miraculeuse promettant une princesse en
de Pan Hu mariage à qui tuera
le général Wu, leur chef.
SHE Naissance... Guerre Gao Xin -> Fan Proclamation...
MIAO Naissance... Guerre Proclamation...
YAO Guerre roi Ping -*■ roi Gao Proclamation...
Guerre roi Ping ->■ roi Zi Proclamation...

2. ACTION COMMUNE
Pan Hu va tuer, par ruse, l'adversaire de son prince.

3. LA RÉCOMPENSE DE PAN HU
han Mariage S'installe dans la montagne Empereur attribue un domaine
avec la aux descendants du couple
princesse (6 garçons et 6 filles qui se
marient entre eux).
Mythes d'origine, mythes d'identification 75

she Mariage S'installe dans Mort de Pan Hu Empereur déifie Pan Hu et


avec la la montagne à la chasse dispense de taxes ses descendants
princesse (3 garçons et 1 fille, qui se marient
hors de la famille)
MiAO Mariage S'installe dans Ses enfants deviennent les ancêtres
avec la la montagne des Miao et des Yao.
princesse
YAO Mariage S'installe dans Mort de Pan Hu Roi Ping confère un territoire, des
avec la la montagne à la chasse noms et une dispense de taxes et
princesse corvées à ses descendants (6
garçons et 6 filles mariés hors de la
famille).

Réduite à ses traits essentiels, l'histoire de Pan Hu apparaît à l'évidence


comme un mythe du privilège fiscal. Il n'est que chez les Miao où cette
revendication est moins précise ; encore n'aurait-on sans doute guère de peine à
trouver, si on avait accès à toutes les archives les concernant, une démarche se
réclamant de Pan Hu pour demander le bénéfice d'un tel privilège. Mais on sait
aussi que chez les Miao du Hunan (s'il s'agit bien d'eux, et non des Yao du
Hunan avec lesquels ils sont souvent confondus sous la dynastie mandchoue)
le mythe est une acquisition tardive, quasiment disparue de nos jours. Au
contraire, chez les She et les Yao, les bénéficiaires sont soigneusement
identifés : les clans Pan, Lan, Lei pour les trois fils ; le clan Zhong où se maria
la fille, pour les She ; les clans Pan, Shen, Bao, Huang, Li, Deng pour les six
fils ; les clans Zhou, Zhao, Zhao (autre caractère), Tang, Lei et Feng pour les
descendants des six filles. Ces noms de clans peuvent varier d'une version à
l'autre autour d'un noyau constant : Pan, Zhao, Deng, Li, Feng, Huang,
Zhen, qui sont encore les plus populaires chez les Yao aujourd'hui, Ceci
contraste vivement avec les versions chinoises qui montrent les enfants de Pan
Hu se manant entre eux pour former un groupe de barbares méridionaux, les
Man Yi. Il semble donc bien qu'on ait là deux strates historiques du mythe,
chacune mettant à profit l'histoire de Pan Hu pour transmettre un message
propre.
Le thème lui-même s'inscrit dans un contexte mythologique très vaste, celui
de l'ancêtre chien, dont W. von Koppers a suivi la trace chez les Eskimo et les
Indiens d'Amérique du Nord, puis en Asie septentrionale, orientale et sud-
orientale40. Pour ne rester que dans cette partie du monde, l'union d'une jeune
fille (belle ou laide) avec un chien se retrouve aussi bien chez les Miao, chez les
Li (où elle devient un mythe d'origine des tatouages faciaux) et les « Miao » de
Hainan41, les Sedeq et les Ketangalan42 de Taiwan, que chez les Moken de
l'archipel de Mergui. Et il est bien possible que la première version de l'histoire
de Pan Hu y ait trouvé ses sources. Mais il convient d'ajouter tout de suite que
confondre le thème de Pan Hu avec les autres histoires d'union entre une
femme et un chien serait une erreur, comme l'avait déjà pressenti Paul Pel-
liot43. Ce qui importe ici, c'est la volonté d'historiciser le mythe. On peut la
76 JACQUES LEMOINE

constater à la fois dans les divers textes han, où le mythe acquiert une
existence propre, puis dans les versions yao et she, où il entend véhiculer un
message précis.
Dans les versions han, il s'agit d'abord d'établir l'origine d'un groupe
particulier, les Man Yi, à l'intérieur de l'ensemble plus vaste des « barbares
méridionaux ». La spécification des lieux dans la version de Fan Ye :
« barbares de Wuling et de Changsha », transformés plus tard en « race de
Pan Hu », indique d'emblée un souci d'identification ethnique. Mais dans cette
existence « chinoise » du mythe, ce n'est pas le message essentiel et on voit peu
à peu cette ancestralité canine glisser d'un groupe particulier pour s'étendre
d'abord à l'ensemble des barbares méridionaux puis, sous l'influence
néoconfucéenne patronnée par la dynastie mandchoue, devenir un prétexte pour
écrire tous les noms de peuples non han avec la clé du chien44. Ce qui préoccupe
la version han, c'est l'établissement pseudo-historique d'un rapport de parenté
entre la Cour qui dirige l'Empire et une population allogène à intégrer. Le
mariage d'une princesse chinoise avec un chien, tout en insistant sur une forme
extrême d'exogamie, n'en crée pas moins un lien de parenté direct entre une
lignée dynastique, symbole du pouvoir royal, et une population étrangère,
comme si on voulait suggérer une « présomption de paternité » de l'État
central à l'égard de toute une variété de peuples périphériques. L'ascendance
« canine » n'est là que pour rappeler l'animalité propre à qui se trouve hors de
l'Empire, c'est-à-dire hors du monde humanisé45. Elle est transcendée par
l'alliance avec une princesse chinoise, point capital de l'histoire. Elle l'est
même tellement que dans l'existence propre au cycle han, elle va être très vite
doublée par un épisode redondant, fabriqué à partir du nom de Pan Hu (litt. :
« Plateau et Gourde »)46. Qu'on en juge plutôt : « Gao Xin avait une vieille
épouse qui vivait à la demeure royale ; ayant mal à l'oreille, elle la cura et en
tira un objet de la grosseur d'un cocon ; elle le plaça dans une gourde (hu)
qu'elle recouvrit d'un plateau (pan) ; tout à coup l'objet se transforma en un
chien rayé au pelage de cinq couleurs ; aussi l'appela-t-on Pan Hu47. » Cette
naissance miraculeuse de Pan Hu (qui incorpore peut-être un autre mythe
miao48) signifie-t-elle autre chose qu'une volonté de le raccorder lui aussi à
l'ordre dynastique ?
Revenons un instant sur l'animalité barbare. Par une même tendance du
mythe à la redondance, elle se trouve également doublée par l'entrée en scène
des Quan Rong (« Rong Chiens ») comme adversaires de l'empereur Gao Xin.
C'est bien sûr un anachronisme dans lequel on peut chercher des indices
« historiques », soit pour y déceler, comme Yuan Ke, un lien avec le Royaume
du Chien (gou guo) noté par le Livre des monts et des mers (Shan haijing)49, ou
comme E. T. C. Werner, un mythe d'origine des Rong50, soit pour y trouver
(comme je l'ai fait ailleurs) le chaînon manquant avec les versions yao. Ces
dernières, en effet, remplacent Gao Xin par un roi Ping qui pourrait être le roi
Ping des Zhou de l'ouest, celui qui justement dut transférer sa capitale à l'est
« pour se soustraire aux incursions des Rong » en 770 avant notre ère.
Mythes d'origine, mythes d'identification 11

II va sans dire que les versions yao qui identifient ce roi Ping comme
Ping de Chu et non de Zhou ruinent cette tentative d'interprétation historique.
Mais le texte han, écrit par des historiens, sollicite ce type d'analyse. De là
à l'interprétation évhémériste il n'y a qu'un pas, vite franchi par le
marquis d'Hervey de Saint-Denys, traducteur du texte repris par Ma Duanlin,
pour qui le « chien domestique » devait être en réalité un domestique de
même ethnie que les ennemis de son maître. Mais le mythe s'en défend par
avance dans un nouvel épisode retenu par les versions she, qui montre Pan Hu
désireux d'abandonner son animalité primitive pour pouvoir épouser la
princesse. Il annonce qu'il va se transformer en homme pour peu qu'on le laisse
sous une cloche pendant sept jours et sept nuits. Au sixième jour la princesse,
craignant qu'il ne soit mort de faim, soulève la cloche et interrompt la
métamorphose. Pan Hu a déjà un corps d'homme mais il gardera une tête de
chien...

Le major Seidenfaden résume assez bien la tentation d'une lecture


évhémériste de notre histoire dans l'interprétation qu'il en donne : « Un roi de Chine
ou de tout autre contrée d'Extrême-Orient [...] est victorieux dans une guerre
[...] parce qu'il a été aidé par le chef d'une tribu montagnarde sauvage : ce chef
avait un chien [...] comme totem. En récompense le roi donne à ce chef sauvage
une princesse comme femme, mais on le chasse immédiatement de la cour
royale, celle-ci ayant honte d'être liée à un sauvage. Cependant la princesse peu
à peu, par suite de sa persévérance et de ses grands efforts, arrive à civiliser son
étrange mari et ses sujets, et finalement tout se termine dans la joie quand le roi
accepte son gendre qui s'est affiné51. » C'est un fait historique que le mariage
de princesses chinoises à des princes barbares a été quelquefois un recours
politique lorsque le sort des armes était incertain. Mais, en l'occurrence, le point
débattu est l'appartenance des populations allogènes, qui, pour faire partie du
monde humanisé représenté par l'Empire, devaient pouvoir s'y rattacher. Leur
double origine (animale = étrangère) et chinoise (aristocratique) était garante
de leur humanité, donc de la possibilité de les intégrer à l'Empire.
L'ascendance canine était en même temps la marque indélébile de leur altérité relative,
matérialisée sous la dynastie mandchoue par l'usage de la clé du chien pour
écrire leur nom, ce qui maintiendra encore plus vivante la tradition de leur
animalité originelle, si bien que certains Chinois resteront persuadés jusque
tout récemment de l'existence d'un appendice caudal dans l'anatomie de ces
barbares.
Parallèlement au courant « historique » de la grande tradition, voilà que les
traditions indigènes d'au moins deux ethnies d'aujourd'hui ont conservé des
documents historiques (ou pseudo-historiques) basés sur le même mythe. Que
s'est-il passé ? Les dates des différentes versions yao sont en elles-mêmes
éloquentes : sous les Sui, les Tang et les Song un Empire puissant entend
exercer une souverainté accrue sur ses sujets et sur les peuples au contact des
« frontières intérieures ». C'est alors qu'un mythe de l' ancêtre-chien historicisé
78 JACQUES LEMOINE

attribue au roi Ping de l'ancien royaume de Chu un édit dispensant de taxes et


de corvées certaines de ces populations.
Ping de Chu (528-516 avant notre ère) est surtout connu pour ses démêlés
avec le royaume de Wu. Coïncidence, la version han nomme justement Wu le
général des Quan Rong, ennemi de Gao Xin ; Pelliot remarquait déjà : « Le
texte le plus ancien de la légende, en représentant l'empereur mythique Ti-Kou
(Gao Xin) comme en lutte contre un général Wou des K'iuan Jong, semble, par
l'application indue du nom de Wou, trahir une relation avec le bas Yang-
tseu. » Est-ce un vestige d'une version antérieure qui aurait été remaniée par les
chroniqueurs han ? Trop d'éléments manquent encore pour pouvoir l'affirmer.
Ce qui est certain, c'est qu'à une époque qu'on peut dater de la fin des Six
dynasties, et particulièrement des Liang et des Sui, l'histoire de Pan Hu devient
le fondement d'une charte liant le pouvoir central et des tribus périphériques
qui reconnaissent leur rattachement à l'Empire en échange de privilèges
héréditaires. Désormais cette charte sera réactualisée chaque fois que les contacts
avec l'Empire se feront plus pressants. De nombreuses révoltes, sous les Tang,
les Song et les Ming, témoignent de la volonté tribale de la faire respecter.
Selon les lieux et l'époque, des éléments conjoncturels seront introduits dans le
texte de la charte, telles les références aux « dix précieux districts de Nankin »,
à « la grotte des mille familles » et à la « traversée de la mer », événements
marquants de l'histoire des Yao52, qu'il serait trop long d'évoquer ici.
D'ailleurs, le message essentiel de la charte est bel et bien l'établissement
d'une identité ethnique, Si, dans les versions han, l'identité ethnique des
descendants de Pan Hu se perd dans une sorte de fondu enchaîné, dans les
versions yao et she, au contraire, elle est chaque fois nettement circonscrite, ce qui
explique une certaine variance dans 1' enumeration des clans bénéficiaires. Car
c'est précisément sur le bénéfice de ce privilège que se constitue l'identité
ethnique. Le nom de Yao, pour désigner une population, apparaît sous les Sui et
les Tang sous la forme mo yao qui signifie littéralement « non corvéable ».
C'est seulement avec l'usage que le mot devint yao, provoquant les sarcasmes
de Fan Chengda, préfet de Dongjiang au Guangxi dans la deuxième moitié du
xiie siècle : « Ils se donnent le nom de Yao (" corvéables "), mais plutôt par
dérision que par humilité, car ils ne font aucune corvée et se dispensent même
de payer le tribut53 ! » On devine derrière cette remarque que les Yao en
question avaient à produire souvent la charte du roi Ping devant les autorités
chinoises pour faire valoir leurs droits (ils en feront autant avec l'administration
coloniale française en Indochine, qui l'accueillera avec le même étonnement
incrédule). Et il est vraisemblable que l'on recourait encore à elle pour sceller la
paix après une révolte. Car ce privilège rare parmi les sujets ordinaires de
l'Empire non seulement provoquait la suspicion des fonctionnaires, mais il
attirait aussi sur les Yao bien des jalousies et pouvait donner lieu à toutes sortes de
trafics.
Un rapport de 1163 reproduit par Ma Duanlin dénonce sans ambages une
nouvelle forme d'évasion fiscale qui se produit au contact des Yao dans la pro-
Mythes d'origine, mythes d'identification 79

vince du Human : « Les territoires chinois du Hunan touchent aux montagnes


et aux vallées profondes occupées par les Man-yao. Des relations s'établissent
tout naturellement entre ces étrangers et les sujets de l'Empire. Des champs
sont échangés et vendus de part et d'autre, suivant le bon plaisir de chacun et
beaucoup de riches familles chinoises confient leurs biens à des familles de Yao
par une sorte de fidéicommis, se dispensant ainsi de payer l'impôt. En même
temps que cet abus porte préjudice au trésor public, il amène de fréquentes
contestations sur la délimitation des frontières [...] Les confins de nos
territoires et de ceux des Yao ont été jadis bien déterminés. Il serait urgent
d'envoyer aujourd'hui des officiers pour les reconnaître et pour les marquer au
moyen d'une ligne de bornes très apparentes. On prohiberait désormais toute
vente et toute cession de patrimoines chinois aux barbares. Les champs situés
sur le sol chinois et réellement acquis par les Yao [...] seraient inscrits au
registre officiel [...] mais on autoriserait les mandarins de nos provinces
frontières à racheter peu à peu [...] tous les biens dont les Yao consentiraient à se
dessaisir. » Fan Chengda fait encore état d'un accord intervenu avec les Yao en
1173 qui garantissait la paix de ces frontières intérieures. Il fut sans doute de
courte durée puisque la version la plus répandue de la charte date de 1260.
Cette charte, qui fait sans doute fonction de traité de paix, non seulement
insiste sur les privilèges fiscaux des Yao (« les autorités de chaque fu, zhou et
xian ne pourront percevoir aucun tribut de quelque sorte de leur part. Ils seront
exemptés de l'impôt de la capitation et ne pourront pas être employés comme
coolies (pour les transports gouvernementaux »), mais elle spécifie encore :
« Les champs et terrasses des montagnes sont transmis et appartiennent aux
descendants du roi Yao [...] afin qu'ils y vivent en paix et les cultivent sur
brûlis. Ils sont autorisés à vendre aux commerçants les produits des montagnes
[...] Si quelqu'un des Cent Familles [= les Han] usurpait les montagnes et les
bois et privait les Yao de leurs moyens d'existence, ceux-ci pourraient en appeler
aux autorités. » Et, surtout, ce détail très important : les Yao « ne pourront
s'unir par le mariage aux Cent Familles ; ils vivent seulement dans leur
montagne [...] les filles du roi Pan ne pourront s'unir par le mariage aux sujets de
l'État [...] ». En effet, il y avait manifestement un risque sérieux de voir ainsi
l'ethnie se multiplier rapidement en raison du « paradis fiscal » qu'elle pouvait
représenter pour les aventuriers chinois des régions frontalières...
Cette lecture de l'histoire de Pan Hu comme mythe de l'évasion fiscale dont
les Yao seraient les porteurs privilégiés, et la constitution de l'ethnie autour de
ce mythe invitent à réexaminer ce que celle-ci est devenue aujourd'hui. Elle se
trouve en effet dispersée sur un territoire immense tant en Chine que hors de
Chine et souvent formée d'isolats ethnolinguistiques. Les quatre grandes
langues autour desquelles les linguistes ont regroupé une variété assez
phénoménale de dialectes et de parlers se rapprochent, l'une (le pu nu) du hmong à
l'intérieur des langues miao, l'autre (le lak kja) du groupe kam-sui parmi les
langues tai-kadai, la troisième et la quatrième (le mien et le iu ngien)
constituant l'ensemble le plus distinctement « yao ». Sans entrer dans les détails
80 JACQUES LEMOINE

d'une longue démonstration, on peut affirmer que la dispersion des Yao peut
être considérée comme un phénomène centripète aussi bien que centrifuge et
que l'ethnie, loin de s'être laissée dominer par ses voisins, a pu s'accroître au
contraire de groupes voisins ralliés qui avaient tout intérêt à devenir eux aussi
des « yao »54. D'ailleurs, la plupart de ces groupes ont tant prisé ce nom de yao
que, contrairement à ce qui se passe habituellement (où la désignation chinoise
est ressentie comme dépréciative), ils ont voulu incorporer ce nom allogène à
l'appellation qu'ils se donnaient eux-mêmes, que ce soit : iu ngien, iu mien, ku
gong iu, torn pen iu, dzut ton yao mien, iu nuo, etc.55
Si l'identité des « Miao » de Hainan, qui sont en réalité des Yao de langue
kim mun, à l'intérieur du groupe mien, envoyés sur cette île en garnison sous la
dynastie mandchoue56 ne fait guère problème, celui qui est posé par les She est
encore sujet à controverses57. Entre les deux hypothèses : (1) ce sont des
aborigènes Nan Yue des provinces du Guangdong, du Fujian et du Zhejiang, ou
(2) ce sont des Yao égarés désignés localement, comme les she, « agriculteurs
sur brûlis » qu'ils étaient, on voit bien qu'il n'est plus nécessaire de choisir et
qu'un amalgame aurait pu se faire entre certains petits groupes résiduels et une
poignée d'immigrants porteurs du mythe yao. Les versions she, plus proches
des textes han, n'en revendiquent pas moins le privilège fiscal. C'est pourquoi,
du point de vue de la logique du mythe, ils sont fondés non seulement à se
réclamer de Pan Hu, mais aussi à considérer l'ensemble yao comme la famille
humaine dont ils relèvent dans la grande aventure de l'histoire des peuples.

Le mythe du chien Pan Hu qui servit à créer, autour d'un paradis fiscal, un
peuple de privilégiés encore très vivace aujourd'hui, est un exemple extrême et
assez rare des mythes d'identification dans cette partie du monde, et le résultat
d'un processus historique particulier. Un thème quasi universel, celui de
F ancêtre-chien, est un jour retenu, et spécialisé pour circonscrire un groupe
catégoriel. Comme il s'agit d'une création historique dans un contexte
hautement historicisé, le mythe est de même habillé d'histoire58. Et à mesure que le
groupe se consolide pour former une ethnie, le mythe sur lequel il se base
s'institutionnalise en tant que mythe d'origine de cette ethnie. Historicisé, F ancêtre-
chien est désormais Pan Hu, futur gendre impérial et roi à titre posthume, dont
le mérite et la dignité à venir sont annoncés par sa naissance miraculeuse de
l'oreille d'une concubine impériale, ou par son anatomie même de « chien-
dragon au pelage de cinq couleurs ». Cet ancêtre-chien royal est désormais un
label aristocratique apposé sur une société tribale en marge de l'État pour la
distinguer de la multitude étrangère et définir sa relation à cet État. Plus que le
nom ethnique Yao, dérivé du classement administratif m o yao « non
corvéables » qui ne recouvre pas la totalité du groupe, la présence de ce mythe
d'origine est une véritable preuve d'appartenance à ce groupe.
Inversement, le mythe du déluge n'identifie aucune société particulière mais
définit la nature de chaque société qui l'invoque. Par exemple, tenants de Fu
Xi et Nu Gua, les Yao, en dépit de leur prétendue origine aristocratique, perpé-
Mythes d'origine, mythes d'identification 81

tuent une société tribale organisée en groupes de descendance commune exo-


games. Le type de mythe du déluge véhiculé par chaque société constitue un
enseignement précieux sur sa structure présente, et permet une classification
rapide des sociétés qui s'y réfèrent. Il serait intéressant de savoir si cette
corrélation établie en Asie orientale et sud-orientale se confirme dans les sociétés des
autres parties du monde.

CNRS, Paris

NOTES

1. En effet, chaque groupe ethnolinguistique a un folklore propre, mais il n'est guère de thème aussi
répandu que celui du déluge sur un ensemble aussi vaste de peuples et de sociétés. Son absence
devrait être également significative, comme par exemple au Japon, encore qu'il me soit difficile, en
l'état actuel, de l'expliquer. En Asie septentrionale, l'influence de la version biblique ou coranique
a recouvert la plupart des traditions indigènes ; il faut aller jusque chez les Samoyèdes et les Toun-
gouses transbaïkaliens pour retrouver un couple rescapé du déluge.
2. Là encore, certaines absences doivent être expliquées, en particulier par la disparition précoce de
nombreuses formations étatiques non han. Ne subsistent chez les Tai et les Lao que des formations
relativement tardives. Or, même là, le mythe n'est pas également répandu, car il a parfois été
supplanté (chez les Shan, les Lü, comme chez les Siamois) par la tradition du déluge véhiculée par le
bouddhisme théravadin qui a recouvert la tradition indigène. Je suis ici Li Zixian, « Essai sur la
légende du déluge chez les minorités du Yunnan » (Shilun Yunnan shaoshuminzu de hongshui
shenhua), in Recueil sur les littératures des minorités du Yunnan (Yunnan shaoshuminzu wenxue
lunji), I, Kunming, 1982 : 121.
3. Voir, par exemple, le mythe hmong que j'ai présenté in extenso en trois versions dans « L'Initiation
du mort chez les Hmong (L'Homme, 1972, XII (2) : 85-125 ; rééd. Bangkok, Pandora, 1983 : 73).
L'exemple
Khmu' du Laos
que je(M.
donne
Ferlus,
n'est «pasLaun
Cosmogonie
cas isolé. M.
selon
Ferlus
la tradition
a remarqué
khmou
le même
», in J.phénomène
M. C. Thomas
chez les
&
L. Bernot, eds., Langues et techniques, nature et société. I : Approche linguistique, Paris, Klinck-
sieck, 1972 : 277-282.
4. Li Lin Ts'an, « Histoire du déluge chez les Mo-So » (Mo-So zu de hongshuigushi), Bulletin
d'Ethnologie de I Academia Sínica, 1957, 3, Nankang.
5 . Ce sont les deux ethnies les plus voisines des Nahsi : les Bai ou Minjia habitent les pourtours du lac
de l'Oreille (Er Hai) et la ville de Dali.
6. Le corpus actuel comprend, outre les trois versions publiées dans L'Homme en 1972, quatre
versions relevées chez les Koxiong de l'Ouest du Hunan par Ruey Yih-fu dans « L'Histoire du déluge
chez les Miao et la tradition de Fu Xi et Nu Gua », Bulletin d'Anthropologie de l'Institut
d'Histoire et de Philologie de V Academia Sínica, dec. 1938 ; les trois premiers contes dans Yan Bao, ed. ,
Choix de contes miao (Miaozu minjian gushixuan), Shanghai, 1981 ; la partie concernant le déluge
dans Dian Bing, ed., Miaozu guge, Guiyang, 1979, etc.
7. Ruey Yih-fu, « L'Histoire du déluge... », art. cit.
8. « A-pei Ko-pen », in Yan Bao, ed., Choix de contes miao, op. cit. : 14.
9. Le sel est à la fois un objet d'échanges commerciaux entre groupes différents et un ingrédient
essentiel de la cuisine humaine.
10. Huainanzi, trad. Ch. Le Blanc, Huai nan tzu. Philosophical Synthesis in Early Han Thought,
Hong Kong University Press, 1985 : 159.
11. Par ex. le Taiping yulan, chap. 18.
12. Lu Shi houji 2 et le poète Lu Tong des Tang.
13. Chavannes, Mission archéologique dans la Chine septentrionale, I, vol. 1, Paris, Ernest Leroux,
1913 : 129.
14. Marcel Granet, La Pensée chinoise, Paris, Albin Michel, rééd. 1950 : 363.
82 JACQUES LEMOINE

15. En particulier les « rappels de l'âme ». Ces rapports étroits entre la culture de Chu et les Miao
s'étendraient à divers traits de la culture, de la langue, du mode de vie, de l'habitat, etc., si l'on en
croit les discussions du Premier colloque de la Société pour l'étude de l'histoire de Chu, tenu en
décembre 1981 dans la ville de Jingzhou au Hubei. Sur la culture de Chu, voir Wen Chongyi, Chu
wenhua yanjiu (« Études sur la culture de Chu »), Institute of Ethnology, Academia Sínica,
Taiwan, 1967 (« Monograph » 12).
16. Yuan Ke, Mythes de l'antiquité chinoise (Zhongguo gudai shenhua), Pékin, 1960 : 65-66.
17. Ces remarques de Yuan Ke sont à mettre en parallèle avec celles de Granet : «... dans tout
l'Extrême-Orient est répandu un instrument, le cheng, dont les Chinois attribuent l'invention à
Niu-koua (sœur ou femme de Fou-hi), qui inventa aussi le mariage. Le cheng, qui sert de nos jours
encore à accompagner des danses sexuelles [etc.] » (Granet, La Pensée chinoise, op. cit. : 211).
18. Je suis la lecture de Chavannes {Les Mémoires historiques de Se-Ma Ts'ien, I, Paris, Maisonneuve
1967 : 99) plutôt que celle de Granet {Danses et légendes de la Chine ancienne, I, Paris, PUF,
1959 : 245) qui le voit banni, mis à mort, « dépecé » sur le mont de la Plume.
19. Il s'agit bien du déluge et non d'une inondation. Maspero, qui démontre superbement le caractère
mythique de l'histoire de Yu, se trompe quand il pense « qu'elle n'a rien à faire [...] ni avec
l'histoire d'une part, ni avec les traditions méditerranéennes du déluge de l'autre : ce n'est pas une
légende du déluge, c'est une légende de l'origine des hommes et de la civilisation, dans laquelle on
admet qu'au commencement le monde terrestre était couvert d'eau » (Henri Maspero, « Légendes
mythologiques dans le Chou King », Journal asiatique, janv.-mars 1924, CCIV (1) : 70.)
20. M. Kaltenmark, » Mythologie classique », in A. Akoun, ed., Mythes et croyances du monde
entier, IV, Paris, Lidis, 1985 : 274-284. Les di ou « souverains suprêmes » dont il est question ici
sont les Cinq Souverains — Tai Hao (ou Fu Xi), 2852 av. J.-C. ; Yan Di (ou Shen Nong), 2737 av.
J.-C. ; Huang Di (ou You Xiong), 2697 av. J.-C. ; Shao Hao (ou Jin Tian), 2597 av. J.-C. ; Zhuan
Xu (ou Gao Yang), 2513 av. J.-C. — et les Quatre Empereurs — Di Gu (ou Gao Xin), 2435 av.
J.-C. ; Di Zhi, 2365 av. J.-C. ; Di Yao (ou Tao Tang), 2356 av. J.-C. ; Di Shun (ou You Yu), 2255
av. J.-C. — placés au début de la chronologie officielle.
21. She yiji, chap. 2, et « Tian Wen » dans les « Élégies de Chu », Chu ci.
22. Rapporté par les Annales de Wu et de Yue, rédigées sous les Han.
23. Wen Yiduo, « Études sur Fu Xi », in Mythes et poésie (Shenhua yu Shi), Pékin, 1959 : 33.
24. Ibid. : 18.
25. Maspero, « Légendes mythologiques... », art. cit. : 73.
26. Sur la question des Yue et des Pu, voir, entre autres, le Pai Yue minzushi lunji (« Essais sur
l'histoire des peuples Pai Yue »), Pékin, 1982 ; Xu Heng-bin, « Cheveux courts et tatouages
corporels » (Duanfa wenshen), Minzu yanjiu, 1982, 4 ; ainsi qu'un résumé de la question in Hua
Feng, « Discussions autour des migrations des Pai Yue, à la Troisième Conférence sur l'histoire des
Pai Yue », Minzu yanjiu, 1983,1.
27. Chavannes, Les Mémoires..., op. cit. I : 162, n. 4, et surtout, comme le remarque Granet, V :
313.
28. Ku Chieh Kang, Gu shi Man, I : 122-123.
29. Maspero, « Légendes mythologiques... », art. cit. : 65.
30. C. Archaimbault, « La Naissance du monde selon les traditions lao. Le mythe de Khun Bulom »,
in La Naissance du monde, Paris, 1959 (rééd. in Structures religieuses lao (rites et mythes),
Vientiane, Vithagna, 1973 : 115-117).
31. Pour les versions khmu' du déluge, voir H. Roux, « Quelques minorités ethniques du Nord-
Indochine », France-Asie, 1954, X : 92-93, Saigon et Ferlus, « La Cosmogonie... » art. cit.
32. F. Lebar, G. Hickey & J. Musgrave, Ethnie Groups of Mainland Southeast Asia, New Haven
HRAF, 1864 : 116.
33. Pour les Wa, voir Hulu de chuanshuo (« La Tradition de la gourde, épopée mythique des Wan »,
Kunming, 1980 ; J. G. Scott, « Indochinese », in The Mythology of All Races XII, Boston,
1918 ; Obayashi Taryo, « Anthropogonic Myths of the Wa in Northern Indo-China », Hitotsu
bashi Journal of Social Studies, 1966, 3 (1). Pour les Miao, voir les versions 2 et 3 données dans
Lemoine, L'Initiation du mort..., art. cit.
34. Shizi, chap. 2.
35. Il s'agit bien sûr des ouvrages d'histoire ayant survécu. Il est presque impossible aujourd'hui
d'identifier les premières sources de cette histoire.
Mythes d'origine, mythes d'identification 83

36. Voir Ma Duanlin, Wenxian tongkao (« Étude comprehensive de la civilisation ») dont les parties
sur les Barbares du Nord et du Sud ont été traduites et publiées par d'Hervey de Saint-Denys
sous le titre Ethnographie des peuples étrangers à la Chine, Paris, Ernest Leroux, 1876 (rééd.
Genève, 1883).
37. Le Weiliie subsiste sous forme d'extraits comme, par exemple, dans le chap. 30 du Sanguo zhi
(« Histoire des Trois Royaumes »).
38. Il en existe au moins deux publiées à ce jour : la première recueillie en 1900 par le capitaine de Love
dans la région de Cao Bang au Tonkin, publiée par T. Yamamoto, ed., « Manzoku non sankanbo-
tokuni kodensetsu to iju keiro ni tsuite », dans Toyo bunka kenkyujo kiyo 1 : 191-269, et datée de
la 5e année des Sui (594) ; la seconde recueillie à Jianghua au Hunan, publiée in Yaozu guoshan-
pangxuanbian, Changsha, 1984, et datée de la 2e année des Sui (592). Cette dernière publication ne
comprend pas moins de trente-six versions de la Charte, sélectionnées parmi les quelque cinq cents
recueillies en République populaire de Chine.
39. Il existerait aussi un Pan wang ge (« Chant du roi Pan ») chez les Miao, mais selon Long Haiqing,
(« Les Premiers auteurs du mythe de Pan Hu » (Pan Hu shenhua shizuozhe), Minjian wenxue
luntan, 1984,4) ce chant fait aussi de Pan Hu un héros civilisateur, inventeur de la charrue et de la
herse, initiateur de la plantation du taro et du chanvre, du filage et du tissage, etc. Mais on n'y
trouve rien de comparable à la tradition de Pan Hu chez les Yao ou les She, et il est possible :
(1) qu'il y ait aussi confusion, comme cela se produit fréquemment, entre Pan Hu et Pan Gu, le
démiurge, auquel correspondrait mieux toutes ces initiations ; (2) que la mention d'un culte de Pan
Hu par Lu Ziyun dans son Dongqi qianzhi confonde les Miao avec les Yao, ou qu'il faille y voir la
trace journalistique d'un effort de la part de certains Miao pour jouir aussi du privilège accordé
aux descendants de Pan Hu.
40. W. von Koppers, « Der Hund in der Mythologie der zirkumpazifischen Völker », Beitrage zur
kultur geschieht und Linguistic, 1930, 1 : 359-399.
41. Wang Xingrui, Hainandao zhi Miaoren (« Les Miao de l'île de Hainan »), Canton, 1948.
42. Ho Ting-jui, A Comparative Study of Myths and Legends of Formosan Aborigines, Taipei,
Orient, 1971.
43. « II suffit de mettre en parallèle le texte du Heou Han chou et celui de la charte des Man pour voir
que nous n'avons pas affaire chez les Man ou Yao actuels, très pénétrés d'influences chinoises, à
une tradition indépendante propre à leur race, mais à une reprise savante et à peu près littérale de
l'affabulation chinoise telle qu'elle a été consacrée dans le Heou Han chou » (Paul Pelliot,
Compte rendu de lecture in T'oung pao, 1931, 2e sér., 28 : 465.
44. La clé du chien avait toutefois été employée dès l'aube de l'histoire chinoise pour écrire le nom des
Di, peuple barbare de l'ouest, et l'on sait qu'on distinguait parmi les Rong, autres barbares
occidentaux, les Quan Rong ou « Rong Chiens ». Enfin, au sud, le nom des Lao (ou Liao) était aussi
précédé de la clé du chien. Mais ce n'est que tardivement, sous la dynastie mongole des Yuan au
xme siècle, qu'elle est accolée au mot yao, devenu nom de peuple, peut-être par contamination
avec celui des Lao, avec lesquels ils paraissent se mélanger dans le Guangdong, tandis que disparaît
peu à peu la mention mo yao « non corvéables » pour les désigner. Enfin, avec l'évolution chinoise
du mythe de Pan Hu, sous les Qing épris de classicisme, le clé du chien s'impose pour classer tous
les « barbares ».
45. Ce n'est pas le seul exemple, pour rester dans le monde chinois — les Mongols ne sont-ils pas issus
d'un loup gris et d'une biche fauve, et les Nahsi d'un chacal ? — , mais c'est celui qui,
apparemment, convenait au type de rapport qui s'était établi entre l'État central et les populations
périphériques. Comme l'avait bien vu d'Hervey de Saint Denys (Ethnographie des peuples..., op. cit.),
dans la définition « canine » du barbare on n'est pas loin du « domestique », voire
« domesticable » ; c'était d'ailleurs le cas des Lao (ou Liao), objets, depuis les Han, d'une
véritable traite des esclaves.
46. Mais le mot hu pour « gourde » pourrait être un doublet de hu/huo « protéger », avec lequel les
textes le confondent parfois ; à ce propos, voir Yuan Ke, Choix de traductions des mythes
antiques, Shanghai, 1982 : 221. Il est vrai que dans certaines versions il sera nommé « protecteur du
royaume » (huo guo) après son exploit.
47. Sou shenji, chap. 14 : 341.
48. Long Haiqing (« Les Premiers auteurs du mythe de Pan Hu », art. cit.) fait état d'une légende des
Miao Koxiong du Hunan occidental selon laquelle une vieille femme de plus de soixante ans aurait
eu une sorte de sarcome dans l'oreille, qu'elle aurait laissé croître jusqu'à ce qu'un jour en sortît
soudain Pan Hu, etc.
84 JACQUES LEMOINE

49. Voir Rémi Mathieu, Étude, sur la mythologie et l'ethnologie de la Chine ancienne. Traduction
annotée du Shan hai jing, Paris, Institut des Hautes Études chinoises, 1983, 2 vol. ; et pour une
première étude d'ensemble, Kiang Shao Yuan, Le Voyage dans la Chine ancienne, lre rééd.,
Vientiane, Vithagna, 1975.
50. E. T. C. Werner, Myths and Legends of China, London, 1922, 442.
51. E. Seidenfaden, «Un Ancêtre de tribu: le chien», Institut Indochinois pour l'Étude de
l'Homme, 1944, 6 : 366-367, Hanoi.
52. Pour un aperçu de cette histoire, voir J. Lemoine, Yao Ceremonial Paintings, Bangkok, 1982, et
Comité d'édition..., Yaozu jianshi (« Précis d'histoire des Yao »), Pékin, 1983.
53. Fan Chengda, Guihai yuheng zhi ; je me réfère à la citation de Ma Duanlin traduite par d'Hervey
de Saint-Denys, Ethnographie des peuples..., op. cit.
54. Dans le sens de « non corvéables ». Ces choses ne sont pas aussi extraordinaires qu'on pourrait le
penser. Il y a quelques années, je visitais de temps à autre un groupe de Lisu à la frontière thai-bir-
mane, qui étaient en fait des Chinois devenus Lisu. Plus récemment encore, j'ai rencontré un des
enquêteurs de terrain du Guangxi qui me raconta comment il lui avait fallu plus de vingt ans pour
faire rectifier une fausse déclaration de populations han qui s'étaient faites enregistrer comme Miao
au premier recensement de 1953. Là encore, il s'agissait de bénéficier du traitement spécial réservé
par les révolutionnaires aux minorités nationales.
55. « iu » est la prononciation dialectale de « yao ».
56. Les soi-disant Miao étaient des Yao de la région des Cent mille Monts au Guangxi, transplantés au
xvie siècle pour pacifier les Li (Wang Xingrui, Hainandao de Miaoren, Canton, 1948). Ce qui nous,
intéresse ici, c'est que, malgré la perte de leur ethnonyme pour des raisons administratives ou
politiques, ces Yao ont conservé la tradition du roi Pan comme carte d'identité ethnique.
57. J'ai assisté en mars 1985 au Premier symposium sur l'Histoire des She à Chaozhou, qui n'a pas pu
départager les théories en présence. Elles sont bien exposées dans le Shezu jianshi (« Précis
d'Histoire des She »), Fuzhou, 1980. Pour une présentation du rouleau de peinture relatant l'histoire de
Pan Hu, version she, voir Wang Shucun, « Le Rouleau d'images du roi ancêtre-chien du peuple
she » (Shezu shizu gouwang tujuan), Meishu yanjiu, 1984, 2 : 33-39. Ces peintures avaient été
mentionnées pour la première fois par le prof. Jao Tsung Yi (« The She Settlements in the Han River
Basin, Kwantung », in F. S. Drake, ed., Proceedings of the Symposium on Historical
Archaeological and Linguistic Studies on Southern China, Southeast Asia and the Hong Kong Region, Hong
Kong, 1967.
58. C'est ce qui explique une certaine variance de la chronologie d'une version à l'autre : Gao Xin ou
Ping de Chu, hésitation de 1' « historien » portant sur quelques millénaires !
Mythes d'origine, mythes d'identification 85

ABSTRACT

Jacques Lemoine, Myths of Origins, Myths of Identification. — Most societies have a so-
called myth of origins. These myths, upon closer look, turn out to be of two sorts : those of
the first one have less to do with a particular ethnic group than with the kind of social system
underlying that society ; those of the second one draw the outline of this particular ethnic
group, so to say its identity. In the Chinese world, these two sorts coexist : on one hand,
myths about the flood, on the other, foundation myths proper staging the story of a
founding ancestor (such as Jiulong, the Bamboo Prince or the dog Pan Hu). Because of its
wide diffusion and current pertinence, the myth of Pan Hu has been selected here to
illustrate the second sort.
Myth of the flood, the key to the social system, can be divided along two lines : either
they end in the formation of clans and of the rules of exogamy, or else they tend to
legitimate the foundation of dynastic lineages as well as the hierarchy of social classes. On
the contrary, the myth of Pan Hu is not directly concerned with the society which draws its
origins from it. Its intent is to found an interethnic relationship between a minority group
and the majority, between a central state and a peripheral tribe. Ultimately, it proves to be a
myth of tax evasion. (Traduit par l'auteur.)

ZUSAMMENFASSUNG

Jacques Lemoine, Ursprungsmythen, Identifizierungsmythen. — Die meisten Gesellschaften


haben einen Ursprungsmythus. Wenn man ihn aber näher betrachtet stellt man fest, dass er
sich aus zwei Arten ergibt : im ersten Fall bezieht sich der Mythus mehr auf eine Art sozialen
Vertrag auf dem die Gesellschaft beruht, als auf eine Ethnie. Im zweiten Fall beschreibt er
die Grundrisse einer bestimmten Ethnie, das heisst ihre Identität. Diese zwei Arten
koexistieren in der chinesischen Welt. Es sind einerseits die Mythen von der Sintflut und
andererseits die eigentlichen Gründungsmythen, die die Vorfahren-Begründer darstellen (ob
es sich nun um Jiu-long, dem Prinzen Bambou oder dem Hund Pan Hu handelt). Als
Beispiel haben wir diesen letzten gewählt, weil er weit verbreitet und zeitgemäss ist.
Die Mythen von der Sintflut, Schlüssel zum sozialen Vertrag, teilen sich in zwei
Erzählungsrichtungen. Entweder führen sie zur Bildung von Klane und Exogamieregeln,
oder sie streben nach der Rechtfertigung der Gründung von Dynastien-linien und der
Hierarchie von Klassen. Dem gegenüber befasst sich der Mythus von Pan Hu nicht gerade
mit der Gesellschaft, die sich darauf beruft. Sein Ziel ist eine Beziehung zwischen
Minder heits- und Mehrheitsethnien, zwischen dem Zentrumsstaat und der Stammesethnie
der Peripherie zu gründen. Zuletzt erscheint er eher wie ein Mythus der Steuererleichterung.

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