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352 Bertrand Vibert

6. Pour être e_l[acr il y a bien chez Mallarmé un p iano droit, don de Banville à Geneviève, maisil
n'est pas dans la fam�usesalle à m�ge.: o� ont lieu �
�ardis. Il est a��aocc,
dans la p�ce cham?rc André Petitat, Raphaël Baroni
de Geneviève et de Mme Mallarme, ams1 qu,eaa tem01gné Léopold Dauphin (me par P. Eesruer,
0
M.dlarmé le théâtre de la YU!! de Rome, Paris, Editions du Limon, 199&, ?· 90).
7. Tou�es les réUrences renvoiem à 'édit on des Œu= complètes otée no e 3.
l i t Dynamique du récit
8. Voir les réserves de Mallarmé dans qu'il adresse àR. Ghil, Correspondanœ, éd. citée,
la lettre
n° 259, 7 mars 1885, p. 577. , . .
rien, e� �epit de l'i:ns1p1de ten­
et théorie de l'action
9. Voir aussi • De même », p. 396-397: •Considérons aussi qu�

dance, ne se montrera exclusivement laïque, parc� �i;e ce mot n'�lit �as. preoseme;it de se�s. • Une approche interactionniste des contes d'animaux
tO. • De,mêmc •, .P· 396: • Telle , enJ'au�henoc�e de fragments di�cts! la.rru�e en.s œn e d� la
religion d'Etat, par nul cadre encore dé �ee etqu1, �elon une œuvn; tnple, toVlt3:non dire�c à! es:,.
:;ence.du1�l: ci1c Christ), puis iovisibiliré de cclw-li, � élar�eme �t du li:� par. i.:1bran oos
jusqu'à]' ' Y
·, satisfair écraogeme)1t un souhaitmoderne
philosopbiqueec d art. Et J oubliais la route
:ùmable gratuité de !'entré"-• . al .
Il. Voir la note del'édirion March:ù, et 13 refereoce a «De meme• pour l evocanon du p ais du
, , , • , ,

Trocadéro,«un édifice voué aux fêtes, [qui] implique une vision d'avenir» (p. 396-397 dans l'édition Dans cet article, nous défendons l'idée que les contes mettent en scène, en les
�•4 . . ' articulant de façon plus ou moins complexe, des possibles interactifs que nous pou­
12. Platon, au livre fil de L.i Rép11blique, oppose ce que nous appellenons«musique• a« cette par- vons caractériser à partir d'une théorie génétique de l'action er de l'interaccion. En
tie de la musii".� qui conc�eles dj,s<:
ours et les �b
les •. .
13. Cet hégëiiao1sme ne doJt peut-etrepas être pns trop au séril!llX. D. Combe SU;ggè.re u;ie influence
.
nous appuyant sur le corpus des contes d'animaux d'Aarne et Thompson(1973),
- éclectique - de Schopenhauer p ur la fameuse •
o de ·tous bouquetS• qui "' mUSJcalemcnt se
absence nous suggérons que les postures décisives qui sont à l'œuvre dans la dynamique de
comme aussi_pour la dittinction des •delllC états de'la parole» (•L'Œuvre pure.,.,
lève> inl.esPoé­
l'intrigue sont dérivables de trois espaces de jeu dont les virtualités interactives
:S�es th Scéphtme Mallarmé, SEDES, 1998,. P,· 187). Mais la musique co�e notlon - _expressior.; non
des phénomènes mais de l'essence des phenomtncs, de •la volon:é mern�» -, co.mme valc� égale­ entrent dans des combinaisons d'une grande variété : jeux autour des forces et des
ment, occupe dans la pensée de Schopenhmier un·starutphilosoph1quc qw est radicalement etraoger àptitudes motrices, jeux autour des perceptions et des attentes comportementales,
�· la réflexion de Mallarmé. , jeux enfin autour des échanges symboliques, les plus complexes et les plus impor­
tJ,. La Po/sÎ$ n'estpasreule. Co:1r_i ��té depoétiqsœ,.P�s, _Ed.iti;ms du Se�il, 1987, p. 142-152.
15. Et de citer mainte image de Jaillissem=t et de J 11bil�on, r� Av�t-<lirc •pour un :-0ncert de tants.
Reynaldo Hahn (1889, p. 860) et le témoignage de B. Mon.Sot qw confirme cette appréc1at.10n sen­ La théorie des interactions à partir de laquelle nous tentons d'appréhender le
suelle et érotique de la musique p our .Ma:1la;mé.: •Ai.: concez:i: �oureux, Mall arm � �e dit que la
musique lui fair l'effet d'une dame qw lw. tcmmgner.ut de sa 101e par sa chevelure, une eno.rme che­ conte accorde une place centrale à la réversibilité virtuelle, c'est-à-dire aux jeux per­
velure anc des ondulations.• manents de bascule avec la nature cachée des représentations mentales ou la nature
sensible des objets matériels(dit et non-dit, caché et montré), avec le référent(vérité,
mensonge et apparences sensibles) et avec la norme {respect et transgression).
Dans ce contexte communicationnel, l'état de nos relations avec autrui est émi­
nemment fragile et vulnérable, sujet aux transformations. L'adoption d'une pos­
ture de pleine vérité ne prend sens que rapportée aux multiples autres postures pos­
sibles, de celle du non-dit à toutes les gradations de la déformation. Sous cet angle,
le virtuel est au principe aussi bien de l'action réelle que de l'action décrite dans la
fiction; il constitue leur sol commun.
En suivant cette logique du virtuel relationnel, il devient difficile de penser les
récits de fiction c6mme «imitation d'action». Ces récits explorent de multiples
virtualités en faisant appel aux mêmes facultés communicationnelles, cognitives et
affectives que nous mettons en œuvre pour emprunter un chemin d'action parmi
d'autres possibles.
Il faut prendre au sérieux l'enracinement du réel dans le virtuel(Petitat, 1998 et
•1999b). Les travaux sur la «théorie de l'esprit» appuient cette option méthodolo­
gique. L'intelligibilité de l'action singulière émerge sur un fond phylo- et ontogé­
nétiquement croissant de cheminements virtuels. La richesse du virtuel est un cri­
tère incontournable pour distinguer l'action de l'adulte de celle de l'enfant(ou pour
354 André Petitat, Raphaël Baroni Dynm;nïque du récit et théorie de l'action 355

discriminer l'action des diverses espèces). Le vrai, par exemple, ne prend tout son 1) l'association, le plus souvent arbitraire, d'un aspect sensible et d'une signifi­
sens que par rapport à une multiplicité exponentielle du faux. L'un et l'autre se cation invisible : l'acteur peut maintenir invisibles ou au contraire exprimer ses
disent d'ailleurs avec Je même langage, ce langage qui n'aurait probablement pas représentations mentales;
vu le jour sans des capacités cognitives qui nous autorisent à jouer avec les règles 2) la dissociation virtuelle du signe et du référent (par opposition à l'association
et les référents, et donc à fabriquer e,n permanence du virtuel. sociobiologique entre signal et référent) : en s'appuyant sur le langage, 1'acteur peut
Tout au moins en ce qui regarde l'action, il faut donc prioritairement rapporter opérer et exprimer des métamorphoses imaginaires sur ses perceptions et ses repré­
le réel au virtuel et non pas l'inverse1• Des jeux de force aux jeux de langage, nous sentations;
assistons à une véritable explosion des possibles, à la multiplication des carrefours 3) les conventions sociocdturelles d'usage, qui rendent possible la communica­
de l'action et de l'interaction. Or, cette luxuriance procède d'un nombre restreint tion symbolique: l'acteur peut jouer avec ces conventions et les transgresser.
de dimensions universelles, caractéristiques de nos espaces de jeu, ce qui permet En combinant ces trois axes, nous obtenons un espace de jeu symbolique ou
d'appréhender la dynamique du récit avec plus de finesse et une cohérence théo­ espace de réversibilité symbolique virtuelle. Cet espace de jeu se subdivise en huit
rique accrue2• catégories de postures interactives de base, huit formes fondamentales de voile­
ment et de dévoilement: 1) le mensonge illicite {tromperie, imposture... ), 2) le men­
songe licite (pieux mensonge, farcè, fiction...), 3) le non-dit illicite {non-dit men-
songer ou trompeur ... ), 4) le non-dit licite {intimité, discrétion, pudeur ...),
Principes d'une approche en termes de virtualité interactive 5) l'expression déformante illicite (exagération, vantardise, parodie, ironie acerbe...),
6) l'expression déformante licite (parabole, ironie ludique, litote, euphémisme...),
Prenons pour introduire à notre démarche la figure du mensonge, une des pos; 7) l'expression non déformante illicite (ostentation, indécence, indiscrétion, dévoi­
tures centrales de nos interactions. Le mensonge invente pour autrui - laissons ici lement brutal ...) et 8) l'expression non déformante licite (aveu, confession, sincé­
de côté le mensonge à soi-même - une réalité inexistante. Dès que cette posture: rité, authenticité...)
.

est maîtrisée par l'enfant, le monde n'est plus le même, puisque le vrai se com­ La combinaison de ces postures de base permet de retracer un grand nombre
plique alors des fascinarues virtualités d'un éventail étendu de demi-vérités et de de figures interactives complexes, dyadiques ou triangulaires. On peut complexi­
faussetés. fier ces figures en distinguant entre langage verbal et langage non verbal (pas tou­
Comment un mensonge est-:il possible? Comment s'enracine-t-il dans les carac­ jours congruents), en passant également des métareprésentations du premier degré
téristiques de la langue? Quels aspects du signe mobilise-t-il? Quelles capacités à celles du second et du troisième degré'. On aperçoit ainsi beaucoup mieux la
cognitives exige-t-il? Pourquoi l'enfant de trois ans est-il capable d'induire en erreur profondeur avec laquelle nos interactions sont marquées par le secret et la révé­
par des gestes, par des traces, mais pas avec des mots? Comment se présentent les lation virtuels. Ce marquage morphogénétique, parce qu'il repose sur la nature
ancêtres du mensonge dans la communication animale? Voilà quelques-unes des de nos médiations symboliques et sur nos capacités métacognitives, est omnipré­
questions que nous avons adressées aux sciences humaines; en particulier à la psy­ sent et universel.
chologie et à l'éthologie, qui ont ouvert depuis une vingtaine d'années uo chantier Selon cette perspective, la confusion virtuelle du vrai et dufaux, du sincère et de
pertinent et passionnant sur cette question. l'insincère, est au cœurde /,a communication. Définir cette dernière par le vrai, de la
L.e meosonge mobilise plusieurs compétences fondamentales, et en premier lieu même manière que la définir comme mensonge (Nietzsche) ou simulacre (Bau­
le dépassement imaginaire du rée� faculté qui semble inhérente à l'univers sym­ drillard), c'est s'interdire de saisir cette bascule virtuelle d'un p&le à l'autre où elle
bolique. Il suppose aussi que le menteur puisse se représenter ses représentations trouve sa définition dynamique.
(dès crois ans chez l'enfant). Cette capa cit é métacognitive met bient&t l'acteur en Selon cette perspective encore, on comprend qu' il ne saurait y avoir deux /,an.
mesure de comprendre le r&le des représentations dans l'action; à partir de quatre gages, l'un pour l'expression authentique et l'autrepour l'expression déformée d'un évé­
ans, l'enfant devient capable d'induire verbalement de fausses croyances
pour orien­ nement. Si cela était, notre liberté de jeu à la frontière du vrai et du faux s'effon­
ter le comportement d'autrui. Vers la même période, il apprend à cacher ses inceri­ drerait; nous serions des Pinocchio symboliques, privés de cette zone intermédiaire
tions et autres représentations, à maîtriser le non,.dit. indécidable laissée habituellement à notre pouvoir imaginaire de construction du
En résumé, le mensonge combine des facultés métacognicives et des médiations réel•.
symboliques. Cette invention du réel suppose la capacité d'exploiter stratégique­ En suivant le fil du mensonge, nous parvenons ainsi à identifier quelques carac­
ment les trois dimensions fondatrices du signe : téristiques élémentaires de la communication symbolique. Mais cet espace de jeu
356 André Peütat. Raphaël Baroui Dynamique du récit et théorie de l'action 357

symbolique n'est pas notre unique �ni:vers i�tera�tif. Sur ce point, les tr�va�x des
deux dernières décennies sur la « theone de 1 espnt » nous apportent des eclarrages Le récit : procès de transformation et contes d'animaux
décisifs. Tant la phylogenèse que l'ontogenèse confirment �e o�verture réflexive
antérieure des possibles interactifs (Petitat, 2000). En nous msp�a�t des travaux Des formalistes russes aux strucruralistes français, le souci premier a été la réduc­
de Henry Wellman {1990) et de David Premack (1978), nous distinguerons, en tion de la diversité narrative et le repérage des invariants du récit. Propp (1970)
amont, deux niveaux supplémen�es. . .
. ,
.
.
. rejette les contenus manifestes et accidentels au profit d'une analyse des cfonc­
_ re, l acteur saisit le lien entre desir et act 10':1, m3.1S
Au niveau le plus élémentai .
il ne parcourt le chemin qui conduit de l'un à l'autre que grke à la m � �anon �es tions,. et des «séquences ... Ses successeurs ont schématisé davantage, de manière
à pouvoir décrire un corpus de textes de plus en plus important.
seules aptitudes motrices . Par exempl�, l'en:fam d:un an �omprend de1a que 1 ac­ Dundes (1964), en réartiC'.Ùant la séquence proppienne autour d'un nombre plus
.
cès à un objet désirable suppose certaines capaCJtes momces . réduit de fonctions et en groupant celles-ci par paires, a souligné le rôle fonda­
Au second niveau l'intelligibilité de l'action s'étend au rôle joué par les per­ mental joué par le couple Manque/Manque supprimé. C'est ce couple notamment
ceptions· l'acteur co�prend aussi qu'un co.m�.ortement puisse êO:e . ré�èreme� qui définit l'extension d'une séquence; le passage entre ces deux moments est assuré
associé à un autre· s'ouvre alors devant lm d mnombrables modi:ficanon� strate­ par trois autres paires de fonctions (moti:fèmes):
giques des perceptions et des com�orteme,ots. Les trav�1?' �es é�olog�es sur les
singes supérieurs ont largement dem.ontre la comple�ca?-on mte;aCtlve entraî­ 1) Assignation de tkhe et Tâche accomplie (fonctions 25 et 26 chez Propp);
née par la représentation des perceptions et la comprehens1on du role des percep­ 2) Interdiction et Violation (fonctions 2 et 3 chez Propp);
tions dans l'action. 3) Manœuvre de troinperie et Victime dupée (fonctions 6 et 7 chez Propp).
Au total, nous retiendrons trois niveaux de réflexivité de l'action corr�spoi:idant
à trois espaces de jeu caracc6risés chacun par un cert� nombre de po�s1bles mter­ Bremond (1973) fait un pas important en direction d'un modèle plus rationnel
actifs. A chaque étape, les possibilités antérieures subsistent et se.combme�t à celles et déductif, centré sur la logique des rôles et de l'action . Il décrit notamment la
du niveau supérieur. C'est ce qui confère une allure exponentielle au developpe­ transformation des prédicats par les processus d'amélioration et de dégradation, ce
.
ment de nos virtualités inœractives La plupart des contes d'animaux n:enent e� qui lui permet de rendre compte du processus inverse de la séquence Manque/
scène non pas de simples rapporcs de force ou de simples ruses p�cep?-ves, mais Manque supprimé dont ne tenait pas compte Dundes. Par ailleurs, il distingue mieux
des combinaisons à trois niveaux, c'est-à-dire des jeux complex� 1mpl1quant à la que Dundes ce qui est de l'ordre du procès - l'action ou l'événement proprement
fois des jeux autour des forces, de.s perceptions, et d;s représent�ons5• . dit - et ce qui relève des états transformés (ou non) par ce procès•.
Soulignons que l'acteur symbolique peu: acceder a ui;ie compréhension de :outes Jean-Michel Adam {1984, p. 15) propose pour sa part un modèle formel de base
les postures de base associées à nos trois mveaux d'action. ;..vec pl� ou.mo� de de la transformation narrative qui recoupe, en les généralisant, les notions d'ac­
compétence, il parviendra à les u�ser dans de� co��es reels . Mais ces msemo� tion, de fonction ou de motifème :
singulières dans des réalités singulieres ne sont wt�lligibl� que par �ppon aux vtr­
tualités relationnelles oHertes par nos espaces de 1eu, qm sont. ausSl des espac;s ?e, Constantes
compréhension de l'action. �·C:SC pourquoi �10us p�uvoru: dire que notre, realite
interactive la plus profonde res1de dans nos mteracnons vr r: uelles. Seule 1 explo­ Succession Acteurs Prédicats Temps
ration des mondes possibles nous donne la clef de nos relauons réelles. Et � ce
I État initial Al,A2... X tl
sens le récit est à la fois inventaire du possible et fondation par le haut de l'inser­
, II Procès Al, A2... y t2
tion singulière.. Avec méticulosité et ob�on, de m�ère obligatoirement réflé­ fil État final Al,A2... X' t3
chie, il explore, formule et exprime les possibles de nos ieux autour des forces, des
sens et du sens. ·

Temps = cours chronologiquement orienté des événements.


Préd. Y = événement qui transforme X.
Préd. X' = état en opposition avec X.
Procès = moteur de la transformation des prédicats X et X'.
358 André Petitat, Raphaël Baroni Dynamique du récit et théorie de l'action 359

Nous reprenons à propos des contes d'animaux le noyau central de ces déve­ revient à dire que le conte indien nord-américain, comme le folklore en général,
loppements, à savoir l'idée d'un changement d'état lié à un procès, ce dernier étant valorise fortement la ruse comme moyen de sortir de l'embarras,. (p. 71). En effet,
étroitement connecté à un certain nombre de postures interactives de complexité on saisit intuitivement que l'un des premiers enseignements des contes, et des contes
variable, des grossiers rapports de puissance physique jusqu'aux subtils jeux des d'animaux en particulier, c'est d'illustrer ce potentiel de réversibilité des statuts
échanges symboliques'. conventionnels des acteurs que renferme la réversibilité virtuelle des échanges, sur­
En concentrant notre analyse sur le corpus des contes d'animaux que délimitent tout quand ils se font au niveau symbolique. En l'occurrence, et surtout pour celui
les trois cents premiers numéros du répertoire de Aarne et Thompson, nous avons qui sait jouer de toutes les nuances de l'espace de la réversibilité symbolique, le
l'avantage d'analyser des récits qui se bornent en général à un nombre très restreint faible peut devenir le fort, la puissance physique devenant contr&lable grke à l'in­
de transformations. Nous sommes ainsi en bonne position pour identifier les inter­ telligence; ailleurs, dans les contes merveilleux notamment, ce sera la hiérarchie
actions élémentaires dynamisantes du récit. sociale qui pourra être menacée, voire renversée. Le personnage intelligent - le
C'est peut-être la célébrité des contes où intervient le rusé renard qui a fait croire renard face au loup par exemple, mais aussi le petit tailleur aux prises avec les géants
à une hégémonie quasi absolue de la tromperie et du mensonge dans les contes ou les conspirations du roi - domine le stupide en le manipulant, en dissimulant
d'animaux. Cela revient à sélectionner dans le modèle de Dundes une seule paire ses intentions, en inventan: des pièges, en transgressant des normes. A un niveau
de fonctions jouant le r&le de procès essentiel dans les contes d'animaux� C'est du métaphorique et pédagogique, c'est probablement le message profond de nom­
moins ce que suggère Marie-Louise Tenèze dans son introduction au troisième breux récits folkloriques.
volume du Conte populaire français: Il serait dangereux cependant de s'imaginer que les contes d'animaux, et a for­
tiori les autres, n'explorent que cette forme particulière de nos interactions qu'est
Aussi bien la majorité des contes d'animaux sont-ils des duperies, et comme tels
la ruse. De nombreux contre-exemples nous en donnent la preuve. Parmi eux, nous
constitués fondamentalement, mais aussi souvent uniquement du couple de fonc­
tions Deceit/Deception (Delarue et Ténèze, 1997, vol. 3, p. 54).
rencontrons ceux qui font intervenir dans le procès narratif des actions purement
motrices. Denise Paulme {1975), dressant une typologie des contes africains basée
sur la ruse, le constate elle-même, ce qui la conduit à ajouter deux termes neutres
Pour cette grande dame du conte français, la ruse ou la tromperie sont des éléments
de supériorité intellectuelle qui viennent généralement compenser une infériorité dans son inventaire: réussite sans ruse (Ao), échec sans ruse {Do), qui ont pour
effet de nuire à la cohérence théorique de sa recherche :
physique et permettre au faible de dominer le fort.
Ce qui correspond, dans une analyse narratologique de l'action, à un renverse­ Si les contes du Décepteur, dans leur grande majorité, décrivent la nùse en action
ment hiérarchique du statut• des deux protagonistes au terme d'un processus d'amé­ d'un piège, nous devons tenir compte de mouvements d'où toute ruse est absente :
lioration pour l'animal faible et intelligent et de dégradation pour son partenaire sur le point d'être capturé, Lièvre bondit et s'enfuit, Tortue s'enfonce sous terre,
opposé: Araignée se réfugie dans la charpente du toit {p. 573)'.
tl: Supériorité basée sur la force physique Al faible I A2 fort [Statut initial]
L'exploration des possibles est si riche dans cette catégorie de contes que le mou­
t2 : Manœuwe de tromperie et Victime dupée Al dupe A2 [Procès]
t3 : Supériorité basée sur les capacités intellectuelles Al fort I A2 faible [Statut final]
vement inverse de celui décrit par Tenèze, celui qui voit l'animal intellectuelle­
ment médiocre triompher de plus intelligent que lui, existe aussi dans une version
Les récits de ce geme se rencontrent en effet fréquemment dans le répertoire des célèbre:
contes d'animaux. En voici quelques exemples: l'histoire du renard apprenant au 105 : L'unique ruse di. chat. Alors que le chat (écureuil) modestement avoue ne pos­
loup à pêcher avec sa queue et le poussant ainsi à se mutiler {type 2); celle de l'oi­ séder qu'une ruse, l'orgueilleux renard dit en posséder un plein sac. Lorsque des
seau attrapé par un renard et qui, en se vantant de la qualité de sa chair, incite ce chiens les prennent en chasse, le chat, mettant en pratique son unique ruse, se
dernier à ouvrir sa gueule pour lui répondre {type 6); celle des moutons persua­ sauve en haut d'un arbre alors que le renard est nùs à mal, pendant que le chat
dant le loup de chanter afin d'avertir les chiens (122C) ; ou celle de la femme échap­ l'exhorte en se moquant à c délier son sac•".
pant aux ours en laissant son couvre-chef sur une souche d'arbre en guise de sub­
stitution (160*). Il s'agit donc de mettre en évidence un champ des actions possibles beaucoup
Bremond (1973), citant Dundes, constate lui aussi que" cette paire[Deceit/Decep­ plus étendu que ce que le couple de fonctions Deceit/Deception laissait entrevoir
tion} intervient fréquemment dans les processus de suppression de manque, ce qui auparavant. C'est la description des postures interactives constituant le procès
360 André Petitat. Raphaël Baroni Dynamique du récit et théorie de l'action 361

de narration qui nous intéresse en premier lieu, la ruse n'étant qu'une moda­ 66A* : Le renard s'achèœ une pipe. Il va dans la grange pour fumer. La paille com­
lité parmi d'autres, modalité susceptible elle-même d'être subdivisée en unités mence à brûler. Le renard éteint le feu avec sa queue et se brûle.
71 * : Quand ilpleut, le lièvre rampe sous le chiendent et est heureux de ne pas être
distinctes.
mouillé par la pluie.

En règle générale, dans les contes, les rapports à la nature sont subordonnés aux inter­
Les contes comme exploration et mise en scène des virtualités actions avec autrui. Lorsque l'écureuil grimpe sur un arbre pour échapper au loup,
interactives : les opérateurs élémentaires il transforme sa position clans l'espace grke à des griffes adéquates; il mobilise un
opérateur incorporé de déplacement, clone un opérateur de transformation de la
nature, dans son interaction avec le loup. Nous avons là un encMssement typique
Avant de nous intéresser au récit, notre première préoccupation a été d'établir d'une «interaction» avec la nature clans une interaction avec autrui. Ce qui dis­
les liens existant entre la dynamique d'ouverture/fermeture à autrui et les formes tingue les opérateurs de transformation de la nature des opérateurs interactifs en
sociales. Notre attention n'a été attirée par les contes qu'après coup, en réalisant, termes de force et d'aptitude motrice, c'est précisément l'existence ou la non-exis­
à la lecture des Contes peuls d'Hampâté Bâ., de Tristan et Iseult et du Décaméron, tence d'un tel enchâssement11•
que les moteurs de l'intrigue puisaie nt à plein dans les postures de l'espace de jeu La situation inverse existe aussi, qui subordonne l'interaction avec autrui aux
symbolique. Nous avons pris par la suite conscience que les travaux littéraires rapports vitaux avec la nature. La coopération en vue de vaincre en commun un
avaient depuis longtemps été sensibles à l'une ou l'autre des postures du secret. obstacle naturel est typique de ce retournement.
L'interdisciplinmté est un chemin passionnant, mais où Ü faut accepter chaque La même remarque peut être faite en ce qui regarde les événements contingents,
jour le vertige de son ignorance. Malgré-tout, malgré la finesse et l'érudition pour extrêmement fréquents dans notre corpus, mais présents comme accélérateurs des
nous inaccessibles des analyses d'un Louis Marin ou d'une Marie-Louise Tenèze, interactions à autrui, catalyseurs de situations brusquement nouvelles pour les pro­
nous disposions d'un atour spécifique, d'une matrice générative autorisant une tagonistes. Contentons-nous d'un exemple :
intelligibilité supérieure d'un ensemble de pos�ur� rdation:nelles. . . ,
.
Une subvention de recherche nous a penms d explorer notre mtwnoo. Tres 285B : Une noisette qui tombe sauve un homme d'un serpent. Un fermier don sous
rapidement, l'idée s'est imposée à nous de commencer par l'étude de récits un arbre. Un serpent est sur le point de se glisser dans sa bouche. Une noisette
élémentaires. Il était nécessaire cependant que notre corpus mobilise une grande tombe de l'arbre, réveille le fermier qui tue le serpent et mange la noisette.
diversité de postures interactives. C'est la raison principale qui a finalement pré­
sidé au choix de l'intégralité des contes types d'animaux de la classification Aame: Les événements contingents ne sont pas les produits d'acteurs conscients; aucune
Thompson. intention, aucun motif ne les anime. Entre ce pur hasard événementiel et l'action
Ci-après, nous exposons les résultats provisoires de nos.recherches. Nous avons délibérée viennent se placer les interactions contingentes avec autrui (rencontre
centré notre attention sur les opérateurs de rransformation. Or, il faut d'emblée imprévisible) et les interactions involontaires (frapper autrui par inadvertance).
admettre, à côté des opérateurs interactifs, deux autres classes d'opérateurs, reliés La place généralement subordonnée de la contingence et des rapports à la nature
à la contingence et aux rapports à la nature. dans les contes d'animaux légitime notre projet d'analyse interactionniste. Une
étude systématique des modalités narratives de cette subordination doit cependant
encore être conduite, car l'enchâssement n'est pas le seul moyen utilisé par le
conteur populaire pour la manifester12•
Rapports à la nature et contingence

Nous b:µgnons dans la nature: notre vie réclame air, eau, soleil, terre, aliments. Les opérateurs interactift élémentaires dans les contes d'animaux
Le plus souvent, nos petits récits ne s'intéressent à ce contexte que si une difficulté­
apparaît. Ils décrivent alors des actions relatives à la natnre: le lièvre s'enfuie, le Le récit met en scène une dynamique autour d'une intrigue interactionnelle.
coq s'envole, le loup souffle sur la maison, l'écureuil grimpe à l'arbre, etc. Ces D'après notre hypothèse, les postures dérivables de nos espaces de jeu devraient
actions ne forment toutefois la matière principale du récit qu'en d'exceptionnelles jouer le rôle cl'opérateurs élémentaires de transformation (que la transformation
occasions, dont voici deux exemples : soit ou non réussie).
362 André Petitat. Raphaël BaroDi Dynamique du récit et théorie de l'action 363

- Les opérateurs de transformation en termes de force et d'aptitude motrice mité, discrétion) tandis que d'autres sont illicites {notamment les non-dits qui
Leur nombre est très limité, ce qui n'est pas étonnant car nous sommes ici à un induisent en erreur). Il en va de même pour les mensonges, selon leur insertion dans
niveau très primitif de l'action, avec un nombre réduit de formes relationnelles. des intentions prédatrices, égoïstes, ludiques ou courtoises. Viennent ensuite les
L'opérateur interactif le plus fréquenr est l'affrontement pbysique entre deux acteurs, catégories de l' exagération et de l'euphémisation, et enfin celles de la vérité et de l'au­
individuels ou collectifs. Il arrive fréquemment que la force soit tenue en échec ou thenticité.
vaincue par une aptitude particulière (courir, nager, grimper, voler, sauter, piquer,
mordre...) dont elle ne dispose pas, ce quj peonet au narrateur de nombreuses mises
Les opérateurs appartenant à ces trois niveaux d'interaction se combinent entre
en contexte de l'interaction (dans l'eau, dans l'air, en plaine, en terrain escarpé,
eux de multiples manières. Nous sommes conscients de n'avoir pas encore repéré
etc.).
la totalité des configurations d'opérateurs à l' œuvre dans les contes d'animaux.
L'association -spontanee et non pas negoctee - de p1us1eurs

I ' " I
acœurs en vue d'amé- D'autres apparaîtront au détour d'analyses plus fouillées. Cela dit, nous pensons
liorer les aptitudes, ainsi que l'utilisation judicieuse de l'environnement per­
avoir identifié les ressorts principaux de la dynamique narrative de ces petits récits.
mettent de définir une première complexification de ce niveau par une capacité
Nous sommes maintenant outillés pour catégoriser les contes en fonction des pro­
cognitive d'anticipation. Deux opérateurs physiques peuvent alors s'enchâsser sur
cès interactifs de transformation.
le mode : «j'agis ainsi afin. de pouvoir ultérieurement agir ainsi (ou me mettre à
l'abri de l'action d'autrui).,. A ce niveau, l'autre étant perçu seulement en fonc­
tion de ses aptitudes motrices et de ses désirs, on peut se mettre hors de portée de
Jeux autour des forces et des aptitudes motrices
son appétit et de ses moyens pb.ysiques, mais on ne peut pas agir sur les représen­
tations et les perceptions qui sont à la base de son action.
A ce niveau le plus élémentaire, chaque acteur appréhende l'autre comme désir,
- Les opérateurs de transformation en termes dejeu autour desperceptions et des attentes force et aptitude. Nul besoin de savoir que les perceptions ou les croyances influ­
_ encent l'action d'autrui. Environ 10 % des contes de notre corpus se focalisent sur
comportement.ales
Ces opérateurs relèvent d'une théorie de l'action plus complexe que celle dont ce premier espace de jeu 13•
sont capables les brutes du niveau précédent. L'acteur comprend ici que son action
et celle d'autrui dépendent de ses perceptions. En jouant autour de celles-ci, le faible - Rapports deforce bruts
peut venir à bout du fon., ce qui représente un pas énorme dans les procédures de Dans ce cas, chaque acteur déploie ses armes incorporées et sa force, sans calcul
régulation. stratégique, pour venir à bout de l'adversaire:
Le caché simple et le montré simple, associés à un comportement ou à un objet,
sont les opérateurs les plus élémentaires de c� s'7ondniveau �arexemple : se �chei:
47* : Le chevalfrappe k loup et le renard. Le loup mord le museau du cheval et le
pour voler). Le faire semblant (simuler, se degwser) est un operateur compome qui
-
re_nard attrape sa queue. Ils tuent finalement le cheval. Un chasseur passe et abat
montre et cache en même temps. Il a généralement pour but de déclencher une le loup et le renard.
action inadéquate ou de prévenir l'émergence d'une action redoutée.
Les pièges imperceptibles (caché simple associé à un artefact) favorisent l'impru­
- Coordination desforces iruüviduelles (anticipation)
dence; ceux pourvus d'appats (montré simple et caché simple associés à un arte­
L'idée d'une force collective composée de forces individuelles coordonnées est
fact) doivent conduire à une avidité fatale.
déjà manifeste à ce niveau, même en l'absence de l'idée de contrat:
Connaître les réactions comportementales d'autrui (attentes conscientes) confère
une puissance anticipatrice. Il suffit de montrer un objet ou un comportement
déclencheur pour obtenir un comportement souhaité (par exemple lkher une sou­ 119B* : La défense du chevalcontre les loups. Les chevaux se protègent des loups en
ris pour que le chat en oublie de servir son maître). mettant leurs petits au milieu et en tournant leur arrière-train vers leurs ennemis.

- Les opérateurs de transformation en termes de je1' symbolique - Force et exploitation optimale de l'environnement (anticipation)
A ce niveau, l'équivalent du caché simple s'appelle non-dit et celui du faire-se�­ A part l'affrontement physique brut et la soumission/domination, les protago­
blant se nomme mensonge. Certains non-dits sont tolérés, voire obligatoires (inti- nistes peuvent utiliser à leur avantage les configurations du terrain. Ce type d'ac-
364 André Petitat. Raphaël Baroni Dynamique du récit et théorie de l'action 365

tion, tout en n'exploitant que des moyens physiques, implique une certaine capa­ - Erreur dans l'interprétation des perceptions
cité d'anticipation : Certains contes se bornent à mettre en évidence des erreurs interprétatives de
phénomènes directement perceptibles, sans les insérer dans une stratégie :
87A* : L'ours se tient sur un tas de bois et bombarde les loups avec des troncs.
34A : Le chien lâche sa viande pour le reflet. En traversant un ruisseau avec de la
- Défaut dans les capacités anticipatrices viande dans la gueule il voit son reflet. Pensant qu'il s'agit d'un autre chien avec
En restant au niveau des actions motrices et du désir, les contes illustrent par­ de la viande, il plonge pour l'attraper et perd sa viande.
fois des situations dans lesquelles un acteur se retrouve dans une siruation catas­
trophique parce qu'il agit sans anticiper les conséquences matérielles de ses actes.
Souvent, ces contes montrent en parallèle un animal qui, lui, anticipe les événe­ Jeux symboliques : le mensonge
ments avec plus de succès 14 :
Lorsque l'enfant comprend que l'action est liée non seulement aux percep­
124 : Souffler sur la maison. L'oie consrruit une maison de plume ; le porc une de tions mais encore aux croyances, un univers insoupçonné de possibilités interac­
pierre. Le loup souffle sur la maison de l'oie ; la maison s'écroule, l'oie est man­
tives s'ouvre devant lui. Cet élargissement repose essentiellement sur la maîtrise
gée. En revanche, lu naison du porc résiste au souffle du loup.
des trois caractères réversibles du signe : la bascule du voilement/dévoilement
des représentations mentales, celle des déformations ou non-déformations ima­
ginaires et celle enfin du respect ou de la transgression des conventions du lan­
Jeux autour des perceptions et des attentes comportementales
gage.
Les jeux symboliques, qui occupent une place dominante dans les trois quarts
A ce second niveau, l'acteur comprend que l'action d'autrui et la sienne propre
environ de notre corpus, se combinent le plus souvent aux jeux en termes de force
dépen.dent des perceptions et des attentes comportementales. A ce niveau de com­
et de perception. Ces combinaisons d'opérateurs explorent deux fois sur trois des
plexité cognitive, on assiste à une multiplication des formes de l'interaction. La
postures illicites (mensonges, mais aussi vérités et déformations transgressives).
ruse devient réalisable à son niveau le plus élémentaire (essentiellement le caché
Parmi les contextes très variés auxquels ils s'appliquent, on relève deux ensembles
simple et le faire-semblant), ce qui rend possible la domination du faible sur le fort.
plus importants que les autres, les rapports oblatifs et les rapports contractuels.
Approximativement 15 % de nos contes d'animaux accordent une place centrale
Dans un précédent article, nous avons déjà illustré les diverses postures des jeux
à ce second espace de jeu.
symboliques au moyen de contes typiques divers (Petitat, 1999b). Le mensonge, le
mensonge à soi-même, la calomnie, la flatterie, le non-dit, la vantardise déformante,
- Dissimulation perceptive simple
la dénonciation, l'incapacité de tenir sa langue, l'indiscrétion, la curiosité, la mise
Dans cette première catégorie, la dissimulation perceptive rend possible une
en évidence des mérites réciproques, la révélation d'une qualité cachée et enfin la
action physique de l'acteur :
vérité et l'authenticité sont également présents dans les contes d'animaux. Pour
166B2* : Le loup et les chevaux. La nuit, le loup s'approche des chevaux, plonge des raisons d'espace, il n'est pas possible d'illustrer ici toutes ces interactions trans­
dans la rivière et se secoue près du feu pour l'éteindre. formatrices 15• Arrêtons-nous à la posture fascinante du mensonge.

- Comportement pour susciter un c-omportement - La forme canonique du mensonge stratégique


L'acteur anticipe ici la réaction de la dupe : L'enfant est capable de jouer avec ses représentations et avec le référent d'un
énoncé bien avant de pouvoir insérer cette compétence dans un objectif straté­
80 : Le hérisson dam le terrier du blaireau. Il le souille de manière à ce que le blai­ gique. Ce n'est que vers quatre ans qu'il découvre les vertus du mensonge comme
reau l'abandonne.
outil d'infléchissement des actions et du statut d'autrui. Notre corpus de contes
d'animaux explore avec beaucoup de raffinement, en faisant varier subtilement
- Simulerpour susciter un comportement
les contextes, les innombrables possibilités offertes par cette découverte. Voici
1 : Le vol de poisson. Le renard fait le mort ; un homme le jette sur sa charrette de la forme la plus usuelle du mensonge stratégique, ou mensonge enchassé dans
poisson. Le renard jette les poissons sur le chemin et les emporte. un but16• On remarquera ici que l'enchhsement narratif correspond, au plan
366 André Petitat, Raphaël Baroni Dynamique du récit et théorie de raction 367

cognitif, à un encha.ssement d'une mutation imaginaire dans un objectif compor­ matique du symbolique sur les sens, victoire elle-même ench5.ssée dans un but stra­
temental réel 17 : tégique :
1. A désire modifier le comportement de B ; 5 : La racine « mordz.e ». Le renard affirme que ce que mord le loup (ours) ne serait
2. A sait que le comportement de B dépend de ses représentations ; qu'une racine. Le loup lkhe la patte (queue) du renard.
3. A transforme ou invente une réalité en dissimulant cette opération à B et en
dissimulant son objectif;
- Mensonge et rapport deforce avec anticipation
3'. A rend plausible son mensonge grâce à un indice ou une mise en scène (facul­
tatif) ;
Le couplage d'un mensonge symbolique avec un rapport de force est un cas de
4. B accepte ou refuse cette représentation de la réalité ; figure bien en vue. Tromper l'adversaire au moyen de la parole rend possible un
5. B transforme ou ne transforme pas son comportement dans le sens souhaité par. déploiement optimal de la puissance physique :
A;
6 . Cette transformation ou non-transformation modifie le statut ou les possibili­ 122J : L'âne, avant d'être mangé, <kmande au loup de lui arracher une épine dupied :
tés d'action de A, soit dans le sens souhaité, soit dans l'autre sens. il donne une ruade dans la gueule du loup.

Cette décomposition du mensonge stratégique met clairement en évidence la - Mensonge et ruse sensori-motrice
nature composite de cet opérateur qui suppose, au point 3, un non-dit sur la défor­ En ce cas, nous avons rme combinaison d'un opérateur du niveau symbolique
mation des représentations et un non-dit portant sur l'objectif. Cette nature com­ avec un opérateur du niveau sensori-moteur :
posite se trouve encore renforcée lorsque le menteur exhibe un indice ou déploie
une mise en scène (niveau perceptif) pour rendre davantage plausible sa tromperie 92 : Le lion plonge pour son propre reflet. Le lièvre, envoyé pour être le dîner du
lion, dit qu'il a été détenu par un ennemi plus puissant que lui et montre au lion
symbolique. Voici un exemple de mensonge stratégique sans appoint perceptif et
son propre reflet dans un puits. Le lion saute dedans et se noie.
un autre avec appoint perceptif :

61A : Le renard confesseur. Il persuade le coq de descendre de son arbre pour lui - Inégalité desforces et inégalité du partage
confesser ses péchés. Le coq descend, le renard l'attrape. Nous plaçons à ce niveau ce type d'interactions où la force bafoue le droit, en
123 : Le loup et les chevreaux. Le loup prétend être la mère des chevreaux, déguise l'occurrence un accord préalable de partage, implicite ou explicite (équivalent d'une
sa voix et montre patte blanche pour entrer dans la maison et dévorer les petits. promesse ou d'un droit usuel non respecté). En l'absence de toute référence au
droit, ces contes devraient être classés dans les jeux de force.

51 : Le partage du lion. L'5.ne divise le butin également entre le lion, le renard et


Les combinaisons d'opérateurs ou opérateurs composites lui-même. Le lion mange l'ane. Le renard fait alors le partage : il donne la viande
au lion et garde les os pour lui.

L'analyse du mensonge stratégique indique que nous sommes déjà en présence - Force et vérité
d'une combinaison d'opérateurs. Dans la plupart des cas, les contes recourent à Le conte 5 lA illustre une asymétrie de pouvoir où tant la sincérité que le men­
plusieurs opérateurs pour une seule transformation. Ils explorent donc avant tout songe courtois produisent des conséquences négatives ; la seule posture viable est
l'univers diversifié des combinaisons d'opérateurs ou opérateurs composites, dont celle de l'abstention (non-dit), enrobée dans une excuse mensongère.
voici quelques représentants particulièrement fréquents.
51A : Le renard refuse d'être médiateur. Le lion décide de quitter la lionne à cause
- Mensonge relatifà une réalitéperceptible de sa mauvaise odeur. L'5.ne, le porc et le renard sont désignés juges. L'âne dit
Le mensonge porte le plus souvent sur des objets ou des événements futurs (fausse qu'elle a une mauvaise odeur : la lionne le gifle. Le porc dit que non : le lion le
promesse, fausse attente) ou passés. Mais il arrive aussi que l'induction de fausses gifle. Le renard dit qu'il a pris froid et ne peut pas sentir.
croyances, à la faveur d'une stupidité relative du récepteur, concerne des éléments
directement offerts aux sens. Nous sommes en présence d'une « victoire » emblé-
368 André Petitat. Raphaël Baroni Dynamique du récit et théorie de l'action 369

Casser la relation de don réciproque apporte la malchance voire la mort :


Opérateurs et contextes typiques de l'échange
285A : L'enfant et le serpent. Un serpent blanc apporte la bonne fortune dans une
maison. Il est nourri avec du lait. Quelqu'un tue le serpent ; depuis ce jour, ils
Nos opérateurs simples ou composites, en s'insérant dans des contextes divers,
n'ont plus de chance.
définissent une diversité extrême d'opérations pouvant servir à leur tour d'opéra­
teurs.Parmi ces contextes d'application, une place de choix revient à la circulation - Le contre-don nul ou décevant
des objets '"'· Dans la vie quotidienne, on peut distinguer trois modalités de cir­
"
Évidemment, loin d'être toujours confirmée, la réciprocité que l'on attend sans
culation, le don, l'échange négocié et le vol, applicables à quatre grandes catégories
la réclamer peut finalemen: faire défaut, ce qui crée une déception :
d'objets, les biens et services, /'influence, les savoirs et les sentiments (Petitat, 1995).
Considérons ici les relations oblatives d'abord, puis les Liens contractuels. 278C* : Le conseil de la grenouille. Un homme prend soin d'une grenouille pen­
dant l'hiver. Au printemps, la grenouille lui donne un conseil. Ce n'est pas
assez pour le sauveteur. Il bat la grenouille. C'est pourquoi la grenouille est
De la réciprocité positive à la réciprocité négative bossue.

Plus d'une centaine de nos contes-types d'animaux (environ 15 %) explorent les - Pseudo-don suivi d'un pseudo-contre-don
relations de don et de contre-don, relations intimement reliées à une des postures En ce cas, chacun des partenaires s'arrange pour raboter voire annuler des pres­
de notre espace de jeu symbolique, le non-dit. Impossible eo effet de donner en fai­ tations en apparence très généreuses :
sant allusion à un quelconque retour, car cela signifierait passer dans la catégorie

de l'échange négocié. Cette modalité typique de nos échanges doit donc beaucoup 60 : Le renard et l'échassier. Le renard invite l'échassier (bécasse, courlieu) à un
à l'un de nos opérateurs symboliques élémentaires. Mais ce non-dit lui-mhne peut repas. L'échassier accepte, mais ne peut guère manger, le renard servant le repas
abriter des usages illicite s du don réciproque : la définition même du don est une dans un plat. L'échassier invite le renard à un repas. Le renard accepte, mais ne
invitation à sa transgression. peut guère manger, l'échassier servant le repas dans une bouteille.

- Don et contre-don positifs - Le cadeau empoisonné


Extérieurement, le don réciproque positif se présente généralement comme offre Nous sommes maintenant suffisamment habitués aux figures du réversible pour
visible d'Wl " objet » s'accomplissant à l'aide d'un opérateur physique. Il s'oppose ne pas nous étonner de cette forme de subversion du don réciproque. Dans ce cas,
en cela au vol, qui associe le plus souvent opérateur physique et soustraction à la la malveillance emprunte l'habit du don bienveillant et s'allie au mensonge sur les
perception. Au-delà de cette apparence superficielle, le don se révèle en réalité un intentions et à la fausse promesse. Dans nos contes, elle prend le plus souvent l'ap­
opérateur composite beaucoup plus complexe que le vol, car il suppose un retour parence du conseil judicieux ou du service bénévole :
non mentionné, à une date indéterminée, d'un .. objet " non précisé, d'une valeur
approximativement égale ou supérieure à l'• objet reçu-: Au plan affectif, le don
,. 2 : La pêche à la queue. L'ours (le loup) applique le conseil du renard et pêche avec
réciproque suppose l'existence d'un lien positif dura ble dans le temps. Au plan sa queue à travers un trou dans la glace. Sa queue gèle rapidement. Quand il est
cognitif, cette forme relationnelle est si compliquée qu'elle.n'esr maîtrisée que vers attaqué et tente de s'enfuir, il perd sa queue.
dix-douze ans, alors que le vol, comme le don unilatéral, est compris dès environ
quatre ans. Tout se passe comme si le don accordait à l'autre la possibilité d'une - Le contre-don négatif
rupture du lien pour mieux recevoir en cadeau la confirmation de ce lien au moyen Il arrive aussi que la plus grande générosité soit payée de retour par le comble
d'un retour indéterminé (Pecitat, 1995). Le non-dit sur le retour introduit dans les de l'ingratitude, c'est-à-dire par un acte négatif :
relations une incertitude susceptible de se transformer en gage de certitude rela­
tionnelle, en preuve d'engagement : 155 : Le serpent ingrat remis en captivité. Un homme secourt un serpent (ou un
ours) qui, en retour, tente de tuer son sauveur. Le renard, comme juge, conseille
à l'homme de remet:re le serpent en captivité.
240A : L'abeille tombe dans l'eau. La colombe la sauve. Le chasseur veut abattre la
colombe. L'abeille pique le chasseur.
370 André Petitat. Raphaël BaroDi Dynamique du récit et théorie de l'action 371

- Combinaison des différentes postures du don - Le non-respect délibéré du contrat librement consenti
Dans le conte ci-après, nous avons une fidélité sans faille du chien (don +) sui­ 58 : Le crocodile porte le chacal. Le chacal qui veut manger un fruit ou aller sur
vie d'une ingratitude du fermier (don -) ; le don de vie apparent imaginé par le loup l'autre rive, persuade un crocodile de le transporter de l'autre cêité de la rivière en
lui disant qu'il lui trouvera une fiancée. En réalité, il fabrique un mannequin et
(pseudo-don +) assure au chien la vie sauve et une retraite paisible (don +) ; mais
envoie le crocodile auprès de ce personnage factice.
ce don de vie réel (don +) n'est pas payé de retour (don -), car le projet du loup
entre en contradiction avec la fidélité du chien à son maître :
- Un semblant de service à la place d'un service vraiment utile
Nous sommes ici en présence d'un contrat où chacun attend de l'autre qu'il four­
101 : Le vieux chien sauveur dë l'enfant. Un fermier projette de tuer un vieux chien
fidèle. Le loup fait un plan pour sauver le chien. Ce dernier sauvera du loup l'en­ nisse une part équitable de travail ; mais le plus malin fait semblant d'être utile pen­
fant du fermier. Le plan réussit. Le loup veut en retour voler le mouton du fer­ dant que l'autre, crédule, accomplit toute la besogne :
mier. Le chien refuse et perd l'amitié du loup.
9A : Dans l'écurie, l'ours bat du grain. Le renard prétend soutenir le toit de manière
à ce qu'il ne s'écroule pas sur la tête de l'ours.
Le contrat : respect et non-respect
- Le respect de la lettre mais non de l'esprit
Ces quelques remarques sur la réciprocité oblative et les formes de sa réversibi­ Dans ce cas, la formulation du contrat est telle qu'elle permet une double inter­
lité nous conduisent tout naturellement à la notion de contrat (en incluant les prétation. L'astucieux comracteur sait en tirer profit :
mariages et les concours, une centaine de nos contes sont concernés, environ 15 %), 0
intimement liée à la figure de la promesse, c'est-à-dire à un engagement dans le 161 : La discrétion tenue en paroles, mais démentie par les gestes. Un animal en dan­
ger obtient d'un homme la promesse de ne pas dénoncer sa présence à ses pour­
futur directement lié à une expression langagière supposée authentique. Le contrat,
suivants. L'homme tient sa promesse en paroles, mais de ses gestes montre la
contrairement au don, n'implique aucun non-dit sur le retour. Il s'installe au
cachette, désaccord que l'animal relève en une phrase à l'allure proverbiale.
contraire dans le dévoilement explicite, un de nos opérateurs symboliques élé­
mentaires. La négociation et l'expression des intérhs, incompatibles avec le don,
occupent ici une place centrale et légitime. Les circonstances de la conclusion de
Le tiers régulateur des échanges
l'entent� sont également importantes, une asymétrie de force étant souvent de la
partie. Evidemment, le respect du contrat n'est qu'une des modalités possibles,
La théorie des espaces de virtualités interactives implique des formes de régulation
d'ailleurs peu représentée. Lorsque les prestations sont décalées dans le temps, le
variables selon les niveaux d'interaction. Nous avons vu que la pluralité des aptitudes
premier servi laisse souvent l'autre sur sa faim.
motrices et des contextes assure des niches écologiques offrant par exemple la possi­
bilité au simple moineau de se moquer de sa majesté le lion. Les ruses perceptives et
- Le contrat librement consenti et respecté symboliques viennent à bout de forces puissantes mais intellectuellement inférieures.
282A* : La puce et la mouche. La puce n'est pas heureuse à la campagne ; la mouche
A mesure que se déploient nos possibles interactifs, les occasions de contrebalancer la
n'est pas heureuse en ville ; elles échangent leur place.
force brute se diversifient, sans que jamais on ne parvienne toutefois à une structure
stable et garantie. Les contes merveilleux accordent à la figure du tiers régulateur une
- Le contrat « le couteau sous la gorge » malgré tout respecté
76A* : Le loup se blesse la patte. Le corbeau veut picorer l' œil du loup. Le loup place royale. Les contes d'animaux, en revanche, ne réservent que la portion congrue
attrape le corbeau et est sur le point de le manger. Le corbeau promet de soigner à cette modalité régulatrice, en mettant surtout en exergue ses aspects partisans et
la patte du loup s'il le libère. Il le fait. égoïstes :

- Le contrat « le couteau sous la gorge » pour échapper à l'adversaire et non respecté - Le juge équitable
150 : Les conseils du renard. Un homme relâche un renard à la condition que ce 211* : Le porc qui était si fatigué de sa nourriture quotidienne. Il va voir un juge
dernier lui donne trois conseils : « Quand tu tiens un renard, ne le laisse pas s' échap­ et obtient qu'une meilleure nourriture lui soit assignée. Mais le renard la lui
per. » escroque.
372 André Petitat, Raphaël Baroni Dynamique du récit et théorie de l'action 373

- Le juge égoïste 1) des opérateurs naturels sont activés pour obtenir une transformation de la
51 *** : Le renard comme arbitre pour diviser lefromage entre les enfants de l'ours nature (plus précisément d'un artefact découlant lui-même d'une transformation
qui se querellent. Il mange tout le fromage. de la nature) ;
2) cette transformation est enchâssée dans une autre, qui relève de l'interaction
- Lejuge partisan à autrui : agir sans être perp afin d'inhiber toute réaction du propriétaire ;
222B* : Le moineau et la souris. Le moineau se dispute avec la souris au sujet d'un 3) ces deux premières opérations deviennent à leur tour un opérateur pertinent
grain ou d'un épi de blé. L'aigle, en arbitre, décide en faveur du moineau, et est
en vue d'un vol.
rossé par les amis de la souris.
Cette logique en poupée russe des opérateurs et des opérations peut se pour­
suivre sur un nombre d'étages indéfinis. Ajoutons-en trois pour faire bonne mesure.
Il existe une expression dans la langue française qui résume l'action illicite du
A rticulation complexe de postures
lapin : le vol avec effraction. Muni d'un tel condensé, on peut prolonger le récit sans
l'encombrer de fastidieuses spécifications en disant :
Des récits plus élaborés, proches des " contes ordinaires "• présentent parfois une
4) « Il a commis un vol avec effraction pour venir en aide aux déshérités >>, où
succession d'épisodes liés entre eux et recourant à des formes relationnelles com­
l'on comprend que la combinaison des trois premières poupées russes a acquis le
plexes. L'exemple qui suit met en scène successivement un don (service consistant
statut d'opérateur dans un projet altruiste qui transgresse la norme de propriété au
à aider l'homme à sonir de la forêt) assorti d'une condition (promesse de garde r
nom d'une norme supérieure.
le secret sur ce don), suivi d'une indiscrétion (montré/non déformé/illicite) entraî­
Un pas de plus et le récit pourra prendre la tournure suivante, en utilisant une
nant une sanction (action physique de punition) repoussée par une argumentation
figure emblématique subsumant les quatre opérations précédentes, celle de Robin
assonie d'une expérience physique rétablissant la confiance :
des bois :
5) « Il joue au Robin des bois pour discréditer le pouvoir et gagner en popula­
161B* : Le lion enivré. Le lion conduit hors de la forêt l'homme qui a perdu son
chemin et insiste pour qu'il n'en parle à personne. L'homme se saoule et parle.
rité » ; ici, la négation de l'tltruisme précédent est obtenue en transformant l'ac­
Le lion l'attaque. L'homme dit que c'est la faute de l'avoine et de l'orge. Il fait tion antérieure en opérateur d'un désir égoïste de réputation.
boire le lion et le tond. Maintenant le lion sait que l'homme avait raison. Enfin, pour couronner cette série d'emboîtements des opérateurs et des trans­
formations, ajoutons une nouvelle action, dépendante des opérations antérieures :
6) « Le pseudo-Robin des bois, ambitieux et opportuniste, réalise son rêve en
s'installant au pouvoir » ; avec cette dernière phrase, le lecteur est invité à réinter­
L'opérateur et son contexte
préter les transformations antérieures comme autant d'opérateurs du dernier cercle
intentionnel.
L'acteur insère l'opérateur de transformation dans un contexte avec l'idée d'ob­ Ces emboîtements successifs inspirent trois remarques.
tenir un certain résultat. L'insertion d'un opérateur dans un contexte est une opé­ La première concerne la relation évidente entre nos niveaux d'action et la logique
ration. Un même opérateur, allié à de multiples contextes, donne lieu à autant d'enchâssement à l'œuvre dans le récit. La brute n'a que sa force à insérer dans un
d'opérations spécifiques. Avec ses griffes, l'écureuil peut grimper à l'arbre, creu­ contexte pour obtenir la satisfaction d'un désir, alors que le rusé a non seulement
ser un trou dans la terre ou dans un panier, tenir une noisette, etc. A leur tour, ces compris que la modulation des perceptions et des croyances avait des répercussions
opérations deviennent des opérateurs spécifiques insérés dans d'autres contextes, sur les comportements, mais encore qu'un avantage initial, par enchaînement anti­
en vertu des anticipations - et parfois du hasard - rendues possibles par nos trois cipé de conséquences en cascade, pouvait aboutir finalement à la réalisation d'un
niveaux de théorie de l'action. désir.
Pour éclairer les potentialités de cette logique narrative qui combine les opéra­ La deuxième, complémentaire, concerne le temps et l'espace. L'ouverture des
teurs de nos espaces de jeu et la logique d'enchâssement, prenons le conte intitulé possibles qui accompagne le raffinement de nos niveaux d'action signifie augmen­
Le lièvrefait un trou dans le panier (1 **), un des plus simples de notre corpus. Un tation de nos capacités anticipatrices et interprétatives, c'est-à-dire voyage virtuel
lapin, avec dents et griffes, fait en cachette un trou dans un panier et vole un fro­ et dramatique dans un espace-temps imaginairement réversible et contractable dans
mage. le présent de la représentation (Weinrich; 1973). L'éclosion des possibles et de notre
Le récit de ce vol simple possède déjà une structure complexe : liberté concomitante suit les étapes de nos théories ordinaires de l'action. Le récit
374 André Petitat. Raphaël Baroni Dynamique du récit et théorie de raction 375

loi-même dépend de cette alternance du déroulement et de la contraction spatio­ la comprendre. La réalité foisonnante est toujours plus riche que ce que nos maigres
temporelle. Car l'élaboration et l'interprétation d'une histoire exigent la saisie filets théoriques peuvent saisir. La plus grave critique que nous pourrions adresser
simultanée d'événements ordonnés dans le temps et l'espace. Sans la capacité d'ins­ aux classifications des co:ites types (Aarne et Thompson, 1973) et des motifs
tantanéiser !'écoulement temporel et de mettre en regard les déplacements, le récep­ (Thompson, 1955) serait è.e négliger des différences importantes, interculturelles
teur serait inca_pable de réévaluer les personnages et leurs rapports comme l'y invite par exemple. Or, les perspectives théoriques ont précisément tendance à écraser
chaque détour du récit. Il serait incapable aussi de comprendre a.a enchâssement, les différences pour souligner des constances (Uther, 1975, 1997).
qui suppose précisément qu'un désir puisse persister à travers les nombrel,IX ava­ De nombreuses classifications rationnelles sont possibles et aucune d'entre elles
tars présidant à sa réalisation. ne peut prétendre à une quelconque préséance. Car la vie sociale et culturelle ne
La troisième est relative à nos opérateurs-opérations. L'opérateur mensonge est saurait être rapportée à un principe unique auquel se subordonnerait tous les autres.
toujours contextualisé et ce n'est que par simplification et abstraction que nous Si l'approche interactionniste semble provisoirement plus efficace que d'autres, si
l'extrayons de son contexte. Ce travail d'abstraction peut être plus ou moins sim­ elle permet de rendre compte d'un grand nombre de contes types, si elle opère
plificateur. Il n'est pas impossible de produire une typologie élaborée du mensonge aussi sur la base de critères qui intéressent directement la construction et la dyna­
en prenant précisément en compte certaines dimensions du contexte. Un tel tra­ mique de l'intrigue, nous restons néanmoins persuadés que la recherche a tout à
vail pourrait se révéler intéressant si l'on voulait comparer la place et la significa­ gagner de la multiplication et du croisement des perspectives.
tion du men.songe dans le folklore de deux aires culturelles distinctes. Rien n'as­ Aussi la recherche théorique ne doit-elle pas viser le remplacement d'un outil
sure toutefois qu'une telle démarche parviendrait à saisir les différences en jeu avec empirique de classification qui a rendu jusqu'ici de grands services aux folkloristes
suffisamment de finesse. Aucune classification des opérateurs-opérations ne rem­ du monde entier ; elle doit plutôt envisager l'élaboration parallèle de plusieurs pers­
placera donc jamais l'analyse monographique approfondie et contextualisée des pectives classificatoires théoriquement fondées, susceptibles d'encourager la
récits. recherche dans des voies plurielles et de faire ainsi progresser notre compréhen­
sion des contes et des récits en général.

Conclusions
Si les contes d'animaux nous donnent des leçons de morale, tout aussi souvent
ils nous apprennent à nous débrouiller aux dépens des normes. Tantôt leurs héros
Nos médiations communicationnelles (force, perception et signe) et nos apti­ trichent et trompent, tantôt ils se révèlent de fidèles amis, des donateurs réguliers
tudes cognitives sont propres à l'ensemble de l'humanité. On peut donc espérer ou des contracteurs respec:ueux de leurs engagements. Nous avons effectué un pre­
que les virtualités interactives qu'elles rendent possibles soient universellement pré­ mier recensement des postures de ce cirque du monde relationnel qui est au cœur
sentes. de nos mutations de position : de fort en faible, d'affamé à repu, de captif à libre,
Comme nous y invitent les narratologues, Propp en tête, il faut dépouiller les de menacé à sauvé et inversement.
contes de leurs éléments particularistes pour atteindre à cette base commune qui En nous fondant sur une théorie des virtualités interactives qui s'inspire de la
correspond à l'invention des possibles. C'est ce que nous avons esquissé ici. Mais sociologie interactionniste, de la théorie de l'esprit et de la linguistique pragma­
en même temps, et en cela nous rejoignons ethnographie et analyses contextuali­ tique 19, nous pensons pouvoir rendre compte, en première approximation, de la
sées, ce fond commun de virtualités pragmatiques - par son insertion dans des dynamique narrative d'environ 90 % de notre corpus.
contextes typiques, par l'accent mis sur certaines virtualités au détriment d'autres, Des simples rapports de force aux jeux subtils de la réversibilité symbolique, nos
par la variété des significations accordées aux postures, par les traductions sym­ trois espaces de jeu dessinent une progression des possibles qui renvoie aux pro­
boliques particulières des jeux interactifs - ouvre sur des aires culturelles spéci­ grès de notre liberté, à notre capacité de faire surgir des options et des carrefours
fiques. La contribution des récits à la définition de régions symboliques dotée d'une d'options. C'est précisément dans cette ouverture du virtuel, dans cet espace de
identité propre est en continuité et .non pas en rupture avec la progressive ouver­ liberté que s'enracine la complexité de notre vie relationnelle, qu'elle soit réelle ou
ture des possibles qui fonde notre commune liberté humaine. fictive.
Dans ce sens, heureusement que Aarne et Thompson ont procédé par intuition La définition du récit comme imitation d'action, qui perdure depuis Aristote,
et différenciation empirique dans leur effort de classification des contes 1•. Ils ont prévient fkheusement une centration sur les actions virtuelles et sur leur enraci­
ainsi, d'une certaine manière, préservé la diversité et mis les interprètes au défi de nement dans notre espace communicationnel. Lorsque Ricœur (1983) construit
376 André Petitat. Raphaël Baroni Dynamique du récit et théorie de l'action 377

son cercle herméneutique dans le prolongement du Stagirite, il doit d'abord pré­ - (1996), « Un Prométhée africain. Le personnage clu tricheur clans les contes, les mythes et les rites
d'Afrique noire ., Gr4'ihif1a, 20, p. 3-22.
figurer le récit dans l'action (mimesis I) afin de pouvoir ensuite le configurer en
J'ETITAT, André ( 1995), • Le don : "'Pace imaginaire normatif et secret des acteurs •, Anthropologie et
totalité i:ntégrative (mimèsis Il) et le refigurer enfin dans la lecture (mimèsis III) . En sociétés, 19, 1-2, p. 17-44.
procédant ainsi. il ne rend pas justice à la commune dépendance de nos actions - 11998), s� et Fonnes SDM1!$ , Paris, PUF.
- 1999a), • Echange symbolique et historicit<! •, Sociologi; et sociités, XXXI, 1, p. 93-101 .
réelles, de nos fierions imaginaires et de nos activités interprétatives envers le monde
- 1999b , • Cornes, secret et réversibilité symbolique .., Uucarion et sociétls, 3, p. 55-71 .
du virtuel autorisé par notre espace communicationnel. l
- 2000, paraître), • La clef de la porte interdire : sociologie et liberté•, A ctes du colloque Construc-
Le conte - et nous pouvons étendre l'hypothèse à tous les récits de fiction -, en t:icn de lis modernité et pratiquesS'Xiolc�U'S, Hammamet., mai 1999.
explorant des possibles transformationnels, en illustrant les multiples formes des !'REMACK, David & WOODRDFF, Guy (1978), • Does che c:himpanzee bave a Thcory ofMind? •, The
&ha'Uioral and BriÙn Scienœs, 4, p. 515-526. ,

échanges et leur régulation, remplit un rôle socialisateur au sens fort du terme. PROPP, Vladimir (1970), Morpholcgie du conu, Paris, Editions du Seuil
Non pas seulement un rôle d'initiation à quelques postures usuelles de nos inter­ REVAZ, Françoise {1997), ùs Tatesd'acrion,.J'ar2;, Librairie Klinckm<:k.
actions quotidiennes, mais une initiation au mrgissement réflexifdes possibles rela­ RlCŒ.tJR, Paul (1983), Ttmps et Réot, Paris, Edicioru du Seuil.
S!MMEL, Georg (1991). Secret et Soaétés secrètes, Pa.ris, Circé.
tionnels. La virtualité du récit en ce sens est au cœur de notre réel quotidien et de TENÈZE, Marie-Louise {1970), • Du conte merveillcux comme gcore •, in Approches de nos traditions
notre liberté. C'est pourquoi la fiction résonne si profondément en nous. orales, Paris, Maisonneuve et L:i..rose, p. 12-65.
THOMPSON, Stith (1955), Motif-Inde: ofFolk-Literatu�. Copt:nhague, Rosenkilde and Ba�er.
Le sol commun du récit et de la vie réelle est un espace de jeu universel, un des
U1HER, füm..Jo�g (1975), EnzJklopâdie des M4rchens : lfuu/.w<merb:1ch ZJrr hiszorischen und wrg/f"i.
moteurs de l'histoire et des histoires, à côté notamment des rapports à la nature et chenden En4hl jolmchung, hrsg. Knn Ranke, �cdin; New York, W. de Gruyter.
de la contingence, que nous avons peu explorés {Petitat, 1999a). Les récits nous ins­ - { 1997), Indexing Folk.tales : A Critical Su,rvey •, Jot1Tn4/ ofFolklo� Rt:artarrh, 34, 3, p. 209-220.
c

crivent dans le monde : au-delà d'une socialisation à nos virtualités relationnelles, WE1NRICH, H:irald {1973), u Temps, Paris, .Editions du SeuiL
WEL!..MAN, Henry M. (éd.) {1990), T'ne Child's Theory ofMiml, Cambridge Mass., MIT Pt=.
ils nous proposent une co-naissance en nous introduisant au récit de notre propre
vie par la connaissance de nos virtualités primordiales20•

Université de Lausanne,
Fonds national suisse de la recherche scientifique
NOTES

1. Cette affirmation ne doit pas ètre eonfondue avec l'hypothèse d'une absorption du rl!el par son
simulacre. La pomme cxisre en del:ors de nos re�résentations ; en revanche, soustraire une pomme ?.
la pt:rception ou mentit sur son emplacement depend à la fois de nos médiations communicatives et
de nos capacités cognitives, cette double dimension renvoyant à des ensembles de postures relatioo­
RÉFÉRENCES BIBUOGRAPHIQUES mtlles virtuelles, La bascule du cacÎler et du montrer, du dire ec du non-dire, du dire vrai et: du dire
faux ouvre alors à l'action r.;elle une pluralité de chemins virtuels qui la définissent.
2. C'est du côté des théories naaarives que nous trouvons les analyses les plus pertinentes pour
AARNE, Antci, & THOMPSON, Scith (1973), The Types of the Folktales, Helsinki, Academia Sciencia­ notre propos. C'est leur intérêt pour la dynamique des récits et celle des rapports narrateur-récep­
rum Fennica (FF C n° 1 84). teur q ui rend possibles et souhait;ables des métissages :frucrueux. La jon�on entre notre penp�cive
ADAM, Jean-Micbd (1984), Le Récit, Paris, PUF. et celles des approches srructuralise,t symboli.ru: et psychanalyri. que· - qui rapportent .les textes a des
AzWUNA, David (1987), Tale Type and MotifIndexes: An Annotated Bibliograpby, New York, Gar- opJ><>sitions binaires � des archétypes universels et à des conflits intr.ipsychiqnes - se révèle plus pro­
land. blema tique, du moins sur notre œrr.lln des contes d'animaux.
BREMOND, Claude ( 1 973), Logique du rkit, Paris, Éditions du Seuil. 3. Degré 1: Jean faû croire à Marie que le clw est :rn salon ;
- (1975), • Principes d'un index �es rus�•, Cahiers d'études � · 60,
J0'-4• J?· 601�18. Degré 2: Marie fait croire à Jean qu'elle croit que le cbat est a.u salon ;
DELARUE, Paul, &: TENÈZE, Mam·Lomse (1997), ù Come_popitla:refrançau, J>ans, Maisonneuve et Degré 3 : Jean fait croire à Marie qu'il croit qu'elle croit que le chat est au salon.
Larose (qwirre mmes �unis en un volume). 4. L'enfant apprend très vite à afficher un air de vérité lorsqu'il énonce un mensonge. L'explica­
DUNDES,Allan (1964), IheMurphology ofNonhAmt:rican [ndj,,n Fo!luales, Helsinki, Academia Scien- tion de ce phénomène est simple :. si, par exemple, nous détournions tous les yeux au moment de
tiarum Fcruùca (EFC n• 195). •
mentir, autrui saurait infailliblement que nous mentons et nous ne pourrions plus mentit. C'est pour­
GENITŒ, Gémrd 1 969), Fig1m ll, Paris, Editi0J1S du Seuil
( quoi nous ap�renons à mentit en regardant droit dans les yeux. Autre .incertitude : la peur de ne pas
Go!'!'MAN, Erving (1973), L;. Mis. en scène,th la vie quotidienne, Paris, Éditions cle Minuit. rue cru e?tral.D.e d_es comporœmems SUSCép�bles d'être interprétés comme des in�= de men_sozw: ;
- (1991), Les Cadres th l'expérience, Paris, Editions de Min.uit. , Ocliell� s est la1SSe �cr � cette �e conf?siml:· Sur:m �utre p� les langages umvoq_u� vérifiab�s
GRE!MAs, Algirclas Julien (1983), Du Sens. Essais sbniotique<, Pll.CÎS, Editions du Seuil de la soeru:e n 0ont i= empêche les tnchenes scienrifii ues. Mieux, le langage ordinaire n'hésite
PAUL'-lE, Denise (1975), c Typologie des CQntes africains du Déc:epteuu, Cahiers d'éudes efric.ûn11S, pas à se doODer des allures cxœmes. de scientificité pour legirimcr ses hasardeuses, fragiles ou men­
60, XV-4, p. 569-600. songèresconstruccions. La ruprure épistémologique est ainsi réabsorbée par l'espace ordinaire de la

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