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René Lew,

le 19 février 2024,
à la suite de la visite
de Lacan, l’exposition,
au Centre Pompidou- Metz
(texte 1)

L’art et la psychanalyse

L’art ne peut pas rencontrer la psychanalyse, car les concepts, et encore moins les signifiants,
et assurément la pratique elle-même ne peuvent être traduits plastiquement. La psychanalyse comme
telle est cependant un art (une techné), et d’autant plus qu’elle est imprédicative comme, selon moi, tout
art qui se respecte. Tout au plus les « présentations de cas » illustrent la pratique. De même le Freud
(Passions secrètes) de John Huston avec Montgomery Clift. Et le Scénario Freud de Jean-Paul Sartre n’a pas
été filmé. C’est bien pourquoi les organisateurs de Lacan, l’exposition au Centre Pompidou-Metz ont été
obligés d’adjoindre aux œuvres plastiques présentées des cartons d’explications. Lesquels ne sont que
le reflet d’une mauvaise tendance à tirer Lacan vers le prédicatif (qui n’est pas qu’assertif, mais il fausse
aussi le propos de Lacan ; c’est du moins mon avis). Le passage de l’un (le discours analytique) aux
autres (les images) ne va pas de soi et les explications n’y sont pas probantes. Par exemple (un exemple
parmi l’ensemble des problèmes), jamais le phallus ― comme signifiant ― ne sera accessible de manière
plastique, tangible (surtout que c’est un vide fonctionnel, opératoire de ce fait). La représentation
pénienne ne met en évidence qu’un fétiche et comble l’évidement à l’œuvre (l’œuvre plastique n’est pas
l’opération active). De même, il ne saurait y avoir de représentation du « pas de rapport sexuel » ou de
« yadl’Un ». L’orang-outan (le Père orang-outang) n’est pas une représentation de la fonction Père.
(Voir mon livre sur Temps et psychose où, par dérision et antiphrase, j’ai illustré le propos de gravures du
pérorant où tant…)
Freud a utilisé des représentations artistiques pour soutenir son usage des mythes ― sans
confusion, et de toute façon, cela reste à discuter (voir Jean-Pierre Vernant, « Œdipe sans complexe »).
Et un mythe demande aussi à se redéfinir. Là-dessus j’emboîte le pas à Jean Bollack, La naissance d’Œdipe,
et à Lambros Couloubaritsis, La pensée de Parménide.
Inversement, une œuvre plastique, tout comme une œuvre littéraire, ne s’interprètent pas en
leur appliquant des concepts psychanalytiques, non plus qu’à l’auteur (voir L’échec de Baudelaire de René
Laforgue). De tout ça, j’ai parlé dans mon Hölderlin…, bien à distance de la tentative de Jean Laplanche.
Et Lacan, je pense, se contredit à donner une psychopathologie de Joyce et de sa fille, dans quoi les
lacaniens se fourvoient, sans plus entrer dans le texte de Joyce.
À Tours en octobre 2024 je m’interrogerai sur l’intérêt de Cornelis Cornelisz van Haarlem pour
la fesse masculine, toute psychopathologie mise à part.
Ainsi je considère les films pornographiques comme anatomiques et un coït n’est pas en soi
un acte sexuel intéressant, même si l’orgasme qu’il procure est jouissif. Il se décline d’ailleurs du viol à
la sodomie, et j’en passe. Ces films ne sont souvent ― comme les revues lestes d’antan ― que support
à masturbation masculine, à juste titre qualifiée de triste sexualité, car l’échange y est réduit à zéro. Je
considère même que la libido n’a pas trait à l’objet partiel et n’est pas une affaire de tenon et mortaise,
même si un certain fétichisme favorise la « montée » vers l’orgasme (voir tel rêve de Freud). Tout un
ensemble signifiant (irreprésentable) participe au contraire de la mise en œuvre de la sexualité, si ce
n’est de l’amour. Ce ne peut donc être une simple affaire de mise en pièces du corps ― par trop

1
tronçonné dans Lacan, l’exposition. Exposer des sexes n’est pas exposer la psychanalyse, ni son discours
ni son acte propre, ni ses protagonistes.
Dans mes écrits sur les arts plastiques, je m’interroge (et de façon somme toute donnée comme
proprement fantasmatique) sur la manière de faire passer sensoriellement l’objet a difficile à saisir (voix,
regard…) en tant que transaction objectalisée ― lequel objet a ne se réduit pas à un objet partiel. Et
quel est l’objet oral ? peut-on demander : le lait, le sein, la mère ou la nourrice, le biberon et le père
aujourd’hui… ? Quel est l’objet anal ? Les fèces, les fesses, le trou du cul ? Ramener le phallus au pénis
est d’un fétichisme des plus convenus, exacerbé dans les back-rooms homosexuels. Autrement dit c’est
une erreur sur la castration, sur la fonction Père, sur la fonction Mère et sur L/a Femme qui n’existe pas
plus que sa représentation, surtout utéro-vaginale…, toutes ces représentations se voulant artistiques
ne sont qu’une transposition (Entstellung) qui rive le sujet pathique1 au lieu de le laisser libre de dériver
(selon un autre mode de l’Entstellung). L’accrochage persistant de Freud à un trouble relatif à l’Acropole
(objet venant en place du rapport au Père) a duré 32 ans… toute l’élaboration de la psychanalyse…
Dans nombre de mes écrits sur les arts plastiques, j’essaie de mettre en évidence la difficulté à
« vivre » l’incommensurabilité de l’a et de l’Un. Et je rappelle que celle-ci, pour Lacan, est établie sur la
moyenne et l’extrême raisons que je tiens pour être indicatives, ces raisons (ces ratio/s), du pas-de-
rapport sexuel, et plus au fond du lien en continu des modes du pas-de-rapport avec ceux du rapport.
La moyenne raison est la position masculine donnée comme « interne » (par incorporation de la
fonction phallique ― tout un chacun étant masculin, dans ce rapport « contenu » à la fonction Père) et
l’extrême raison, soit l’extérieur, l’hétéros, est la position féminine. Leur lien incommensurable ―
dupliquant celui entre Un et a ― fonde le non-rapport sexuel.
De toute façon ce qui compte dans tout art est de mettre en œuvre des modalités de
l’insaisissabilité fonctionnelle. Même dans les sciences cette insaisissabilité appelle à sa transformation
extensionnelle en objets repérables (le boson de Higgs) ― voir tout l’appareillage qui a été nécessaire
pour ne mettre en évidence que son inscription dans/sur ce que la « machine » permet d’en écrire, ou
pour le moins d’en marquer : Niederschrift). Pour moi mon travail actuel sur la lettre, au-delà de toute
grammatologie, est de cet ordre.
Donc, j’y reviens, j’ai écrit
− sur la coupure, à propos du travail de moulages, à l’époque, de Patrick Cottencin dans les Cahiers
de lectures freudiennes n° 20, La transparence ;
− sur le sujet, selon une visée poétique, dans La Part de l’Œil n05, Jean Dubuffet, Portrait du brut en
héros ;
− sur l’objet (du a à l’objet commun) dans la Part de l’Œil n09, Plus-value et plus-de-jouir ;
− sur le réel, dans La Part de l’Œil n° 12, Changer le relief du réel, à propos de Jacques Louis David ;
− sur la représentation (ou plutôt son esquisse) de la voix, à propos de Jakob Jordaens, dans La
Part de l’Œil n019, La représentation de la voix : l’esquisse dans le tableau ;
− sur les liens entre rapports procréatifs, devenirs politiques et raisons artistiques, à propos des
Ménines, dans La Part de l’Œil n025-26, Les Ménines : peindre le « pur » symbolique ?

À considérer ces différentes prises de position je souligne que les arts plastiques ne donnent qu’une
apparence (ou un « parêtre ») de l’insaisissable ― que sont les incorporels : le lecton, i.e « l’exprimable »,
le vide, le temps, le lieu ―, tout comme le semblant de Lacan n’est qu’un aperçu (un point de vue) de
la semblance, de Lacan toujours, (laquelle est un hors point de vue).

1Dans la Rhétorique d’Aristote, la « passion » s’oppose au « caractère » comme on traduit ηθοs. Aristote fait même des jeux de mots
avec εθος et Miller se trompe qui du coup prête cette confusion à Lacan. L’éthique n’est pas l’éthologie.

2
Et la musique ― qui n’est en rien illustrative ― n’a trait qu’à ce qui échappe dans le signifiant S2,
soit le S1 comme signifiance qui ne saurait valoir comme telle, mais comme « valeur affective » (Freud,
en français, pour Affektbetrag), « cote d’affect » comme je reprends la métonymie (Autres écrits, p. 418)
que Lacan spécifie ainsi : « La métonymie[,] opérant d’un métabolisme de la jouissance dont le potentiel
est réglé par la coupure du sujet, cote comme valeur ce qui s’en transfère. » Voilà… On ne peut aborder
l’art plastique qu’à repositionner, pour les redéfinir, ces concepts utilisés par Lacan : opérer,
métabolisme, jouissance, potentiel, réglage, coupure, sujet, cote et cotation, valeur, transfert. Et, cela
dit, cette mise ne jeu de la métonymie s’effectue non sans passage à la métaphore dont il faut maintenir
en son sein sa dépendance (c’est du moins ma position) à l’égard de cette métonymie qui échappe dans
cette inclusion. Cela se donne comme « retour » du plus-de-jouir (toujours particulier) ― un retour que
je dis déconstructif ― sur la jouissance, phallique nommément, pour la susciter toujours à neuf. C’est
là une opération proprement poétique (et ― tant pis pour l’usage de ce truisme ―poïétique) qui
permet ― sans rien conforter ― de ressourcer, réalimenter, recréer, etc.2, la signifiance unaire, l’Un de
division (Lacan), soit la coupure constituante à l’œuvre, et les autres avatars de l’intension (R.L., Le
temps de l’inconscient), dont le narcissisme primordial, soit la suscitation constante (poétique) d’un sujet
neuf (Freud, Lacan) non sans réorganisation d’un réel neuf (Lacan à propos de « La lettre volée »).
Ce que je dis là retrouve les fonctions freudiennes : pulsions, désirs, jouissances (Lust qui n’est
pas « plaisir »), toutes hypothétiques, c’est-à-dire qu’elles sont à la base des constructions langagières
depuis les avatars intensionnels de la parole, signifiance, signifiants, signifiés dont le sujet (associant les
modalités : narcissisme primordial, narcissisme secondaire = sujet idéal, idéal de sujet, objet a). L’art
ne s’occupe que du vide qu’il met en forme : vide de la signifiance et du non-rapport commuant en
rapport (contingent et éventuellement uniquement possible). Toute structure nécessite ainsi sa
transformation extensionnelle en templet qui soit sa mise en forme (formalisation, formulations, etc.).
Freud n’en dit rien de plus en identifiant représentance (pulsionnelle) et représentation, dont la
dissociation fonde les deux modes du refoulement et donc une dichotomie de l’inconscient, impliquée
comme langage et parole, mais celle-ci est uniquement accessible (même si ce n’est pas facile : ça
demande une « cure » psychanalytique – et ce n’est pas le sujet qu’on « traite », mais l’organisation
signifiante qui lui donne existence), uniquement accessible par le développement langagier du discours
et son retour inversé depuis le champ signifiant de l’Autre.
Je reprécise divers points laissé en plan dans ce propos. La coupure constituante s’implique
comme clivage du sujet (ce qui n’est pas seulement mise en œuvre du fétichisme), refente du signifiant,
division de l’objet.
Le passage de la métonymie à la métaphore se donne en termes d’identification synecdochique
(voir le groupe μ, Rhétorique générale) de l’une à l’autre, allant du vibré métonymique, via le littoral de la
lettre, à la stratification métaphorique. Ce sont les vagues (=vibré) successives de S2 mourant sur le
littoral pour en induire la stratification métaphorique de la signifiance S1.

2 R.L., « La ressource », en hommage à François Baudry, colloque à l’ENS, 1997.

3
mourant
vagues (= vibré) de S2 sur le littoral

S1

pour en induire la
stratification métaphorique
de la signifiance

Ce qui se donne aussi en attracteur étrange formalisant l’art comme chaos :

S2
S2’
S2’’
S1

Au total, pas d’art sans poétique, tout comme dans l’amour qui n’est ni jouissance orgasmique,
ni même érotologie (voir La fleur inverse de Jacques Roubaud).
Les arts sont ainsi des mises en œuvre (!) de signifiants (y compris la musique pour le S1) dans
leur lien au corps (incorporel → incorporation → corporéité → incarnation…). Tout abord discursif
de l’art se fait entre métonymie et métaphore à défaire pour faire, déconstruire pour fabriquer…, entre
représentance et représentation identifiées et disjointes pulsativement.
Et Ana-Claudia Delgado note ce qui peut sembler une inconséquence de Lacan : si
pulsionnellement le dire prend corps, i.e. fabrique ce corps (Autres écrits, p. 409), on ne peut soutenir
qu’on habite le langage ni même le corps. Cela, si on oppose la parole et le langage. Mais, si on les relie ―
comme dans mon schéma de la fibration vibrée concourant littoralement à la stratification
compactifiant la signifiance ―, alors on peut accepter qu’une bonne part de l’art (tout compris, dont
l’architecture, si elle est elle-même poétique) métaphorise ― donne consistance à ― ce qui échappe
dans cette construction, tout en faisant persister cet échappe-dans pour induire indéfiniment des
constructions signifiantes allant jusqu’à leur saisie (ou la tentative de saisie) en termes consistants de
représentation.

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