Vous êtes sur la page 1sur 10

DE FLIEß À JUNG, LE TRANSFERT

Pierrick Brient

Érès | « Essaim »

2008/1 n° 20 | pages 129 à 137


ISSN 1287-258X
ISBN 9782749208961
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-essaim-2008-1-page-129.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Érès.


© Érès. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 129

De Fließ à Jung, le transfert

Pierrick Brient

Le 17 février 1908, pour soutenir sa théorie de la paranoïa auprès de


Carl Gustav Jung, Freud évoque un cas : « Mon ami d’alors, Fließ, a déve-
loppé une belle paranoïa après s’être débarrassé de son penchant pour moi,
qui n’était certes pas mince 1. » Et il précise que c’est par Fließ qu’il a appris
à comprendre la paranoïa comme conséquence d’une projection de la
libido homosexuelle refusée.
Cette illustration participe d’un contexte, celui d’une approche de la
psychose en train d’être ré-élaborée dans la confrontation et les échanges
avec Jung et où prédomine la question de la différence entre névrose et
psychose. Nous proposons de reprendre cette avancée en montrant com-
ment elle s’articule à une conception du transfert qui est l’écho même
d’une répétition qui guettait Freud dans sa relation à Jung, répétition de sa
relation à Fließ, répétition qu’il a pu enrayer grâce à ce que le transfert de
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)


Fließ lui avait enseigné.

Le trait différentiel introuvable

La rencontre de Jung en 1906 relance pour Freud la question de la psy-


chose. De la richesse de ce débat, aboutissant à la rupture de 1913, il en sor-
tira notamment : le Schreber, en 1911 2, où Freud confirme ses avancées
précédentes quant au mécanisme psychotique ; et l’introduction au narcis-
sisme en 1914 3.
Au début de leur correspondance, Freud est en position de conseiller
pour un Jung alors récemment installé à la clinique du Burghölzli. Le vien-

1. S. Freud, C.G. Jung, Correspondance [1906-1914], Paris, Gallimard, « Connaissance de l’incons-


cient », 1992, p. 182-183.
2. S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président
Schreber) », dans Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1990.
3. S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1985.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 130

130 • Essaim n° 20

nois voit dans l’engouement de ce jeune premier une occasion de propager


la psychanalyse hors du cercle où elle risque de se confiner. Au fil de leurs
échanges, on les voit tenter de convaincre le père Bleuler, écarter les résis-
tants trop zélés, organiser les premiers congrès et nourrir des expectatives
sur leur « victoire » en Amérique. Nous pouvons aussi suivre les débats qui
conduisent Freud à asseoir sa théorie des psychoses. Une question centrale
anime ceux-ci : la distinction entre névrose et psychose, question éparpillée
dans les courriers, mais qui revient toujours.
La clinique du Burghölzli confronte Jung à la démence précoce, notion
alors très récemment isolée par Kraëpelin et que Bleuler est en train de for-
maliser sous le terme de schizophrénie. Jung est « emballé » par cette
notion et son enthousiasme est tel qu’il tend à voir la démence précoce par-
tout. Freud ne se trouve pas là dans un champ qui lui est familier : sa cli-
nique est principalement celle des psychonévroses de défense, qui fût
inaugurée avec l’hystérie. Il a posé une certaine contre-indication de la cure
des psychoses du fait du danger ou de l’absence du transfert. Rien d’éton-
nant donc à ce qu’il reste dubitatif face à une représentation jungienne de
la psychose dont le diagnostic lui apparaît fréquemment recouvrir des cas
d’hystérie grave. Une première fois, pour mettre les choses au clair sur sa
conception et trouver un terrain commun, Freud envoie à Jung ses « opi-
nions théoriques sur la paranoïa 4 », sorte d’état des lieux. La partie sur la
psychose dans « Pour introduire le narcissisme » est un résumé de cette
célèbre lettre 22F. Freud y soutient principalement deux idées : il rappelle
tout d’abord que la paranoïa procède d’une « sorte de refoulement », la
projection ; d’autre part, dans la paranoïa, « la libido est retirée à l’objet ».
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)


C’est en effet avec Jung qu’est précisée l’introversion de la libido propre à
la psychose, idée qui a rapidement constitué un point d’accord entre eux :
« L’auto-érotisme comme essence de la dementia praecox, voilà qui m’apparaît
de plus en plus comme un approfondissement important de notre connais-
sance 5. » Puis, lettre 23F, Freud essaie sur sa lancée de cerner les différences
entre hystérie et paranoïa. Il est ainsi concevable pour lui que l’hystérie
puisse être « remplacée » par la démence précoce, point de vue déjà avancé
quelques jours auparavant à propos d’un patient envoyé par Freud au
Burghölzli et pour répondre aux questionnements de Jung : « Il serait
d’ailleurs tout à fait possible qu’un véritable cas d’hystérie ou de névrose
obsessionnelle tourne au bout d’un temps en dementia, c’est-à-dire para-
noïa, sans que l’on se soit trompé dans le diagnostic 6. » Par la suite, Freud
ne reviendra plus sur cette idée d’un passage de la névrose à la démence

4. S. Freud, C.G. Jung, Correspondance [1906-1914], op. cit., p. 86.


5. Ibid., p. 70.
6. Ibid., p. 82.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 131

De Fließ à Jung, le transfert • 131

précoce. C’est qu’à cette époque la conception qu’il a de cette dernière reste
confuse.
Étant tous deux tombés d’accord quant au destin de la libido chez le
sujet psychotique, ils font du « diagnostic d’auto-érotisme » le trait diffé-
rentiel entre névrose et psychose. Commence alors entre eux un certain dia-
logue de sourds. Jung prétend avoir « réussi une analyse chez une
catatonique cultivée et très intelligente, et qui possède une très bonne
introspection 7 ». Pourtant, rien n’indique, dans la symptomatologie, qu’il
s’agisse d’un cas de psychose. Et Freud, en effet, à la lettre suivante, ne
répond pas. Il se préoccupe en contrepoint de deux problèmes théoriques :
« a) ce que doit signifier la rétraction de la libido loin de l’objet, b) quelles
sont les différences entre la projection paranoïaque à l’extérieur et d’autres
projections 8. » Puis tous deux changent de sujet, avec la publication du tra-
vail de Freud sur la Gradiva de Jensen. Mais Jung remet ça quinze jours plus
tard en exposant « un joli cas de dépression chez une démente précoce 9 » ;
son diagnostic est « paranoïa (démence précoce paranoïde) ». Là encore,
rien ne permet, dans les éléments livrés, d’affirmer un tel diagnostic. Dans
cette même lettre, Jung avoue sa difficulté à distinguer hystérie et démence
précoce : les différences entres elles deux s’effacent « de façon tout à fait
inquiétante 10 », dit-il, depuis qu’il analyse. Freud lui répond alors indirec-
tement, en pointant la difficulté à « embrasser du regard l’architectonique
des cas » : « J’ai essayé quelque chose de semblable à plusieurs reprises,
mais je voulais toujours trop, je voulais la garantie de la vision parfaite-
ment transparente du tout, je voulais représenter toutes les complications
et je suis ainsi chaque fois resté bloqué 11. » Il indiquait ainsi que la
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)


recherche éperdue d’un trait différentiel peut conduire à une impasse 12.
Dès juin 1907, ces interrogations sur la clinique différentielle induisent
une tension entre eux. Freud préfère en revenir à ce qui les rassemble et
consolider ce lien. La fondation d’une revue en est l’occasion. Leur échange
sur névrose et psychose, incluant trop la part subjective de chacun, en reste
pour ainsi dire là. Chacun travaillera de son côté par la suite. Freud, tout
occupé par son Schreber et ses travaux sur la paranoïa, n’aura de cesse de
contredire Jung quand celui-ci brandira triomphalement le trait différentiel
qu’il a nouvellement découvert. Son souci est en effet de montrer combien
la distinction névrose-psychose ne peut être formalisée de façon univoque :

7. Ibid., p. 92.
8. Ibid., p. 95.
9. Ibid., p. 106.
10. Nous soulignons.
11. Ibid., p. 109.
12. Il indique aussi par là que le diagnostic en psychanalyse, diagnostic de structure, est à différen-
cier du diagnostic au sens médical, psychiatrique.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 132

132 • Essaim n° 20

la recherche d’un trait spécifique, comme le fait Jung avec l’idée d’un agent
pathogène toxique 13, puis la notion d’une « tentative de compensation »
par l’autoérotisme 14, aboutissent le plus souvent à un recouvrement : la
notion vaut aussi dans l’autre cas, celui de la névrose ; ou bien elle n’est que
la reformulation d’un point de vue ancien. Freud avait poussé l’ironie 15
jusqu’à dire que l’on pourrait peut-être établir la différence entre névrose
et psychose à partir de leur bacille !

La paranoïa de transfert

Dans ce questionnement, la place de la paranoïa est primordiale et


Freud apporte de nouveaux développements sur ce point. Il désigne la
paranoïa comme psychose par excellence, indiquant qu’il s’agit d’un « bon
type clinique », tandis que la notion de démence précoce semble un « mau-
vais terme nosographique 16 » et « n’est souvent pas un véritable diagnos-
tic 17 ». Il va alors proposer une extraction de la paranoïa du champ des
névroses où il tentait de la situer auparavant, et, du même coup, une exten-
sion de la paranoïa hors du champ des psychoses, c’est-à-dire une recon-
naissance d’une paranoïa névrotique, à côté de la forme psychotique. Ces
modifications sont amenées à partir du cas d’Otto Gross. Celui-ci était en
traitement avec Jung, qui le considère atteint de démence précoce. Ce dia-
gnostic apparaît très projectif : « Il est comme mon frère jumeau, démence
précoce en moins 18. » Freud, insistant sur la cocaïnomanie de Gross,
oppose à Jung un diagnostic de « paranoïa toxique ». Il « sait » ce qu’il en
est des effets de la cocaïne pour les avoir découvert, malgré lui, avant la
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)


naissance de la psychanalyse. Gross n’est donc pas, pour Freud, un sujet
qui présente une psychose paranoïaque. Son fonctionnement projectif, ren-
forcé par la drogue, a été exacerbé par le traitement et le facteur du trans-
fert, ce qu’il a essayé d’indiquer à Jung : « Le jugement porté sur un homme
devient, il est vrai, incertain aussi longtemps qu’il apaise toxiquement ses
résistances 19. » Mais Jung ne peut l’entendre, restant englué dans le « com-
plexe » du père. Quelque temps après, Gross fugua du Burghölzli. Le diag-

13. Ibid., p. 207.


14. Ibid., p. 260.
15. Ibid., p. 177.
16. Ibid. ; c’est dans cette même lettre, où il précise sa théorie de la paranoïa, qu’il cite Fließ.
17. Ibid., p. 224 ; Freud est ici tributaire d’une conception de la paranoïa héritée de la psychiatrie alle-
mande, notamment de Griesinger, qui se prononçait en faveur d’une psychose unique (cf. Jacques
Garrabé, Histoire de la schizophrénie, Paris, Seghers, 1992). Il fera par la suite une place à la schizo-
phrénie, notamment dans son article sur « L’inconscient » (dans Métapsychologie, Paris, Gallimard,
1986).
18. S. Freud, C.G. Jung, Correspondance [1906-1914], op. cit., p. 223.
19. Ibid., p. 220.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 133

De Fließ à Jung, le transfert • 133

nostic de démence précoce posé par Jung lors de cette hospitalisation met-
tait sous tutelle Otto Gross. Le reste de sa vie, celui-ci lutta contre ce juge-
ment à son encontre, jugement répondant à un diagnostic erroné 20.
Le repérage de la paranoïa cocaïnique de Gross conduit Freud à avan-
cer auprès de Jung la notion d’une paranoïa qu’on pourrait dire inhérente
au fonctionnement psychique 21 et qui, chez Gross, a trouvé l’occasion de
se déployer à la faveur du toxique et surtout du transfert : « Il existe donc
pour ainsi dire une paranoïa inconsciente, que l’on rend consciente au
cours de la psychanalyse 22. » Cette paranoïa n’est pas à confondre avec la
« véritable 23 ». C’est par exemple le cas de la « paranoïa hystérique » qui
apparaît « formellement identique à la vraie 24 ». Par cette indication d’une
paranoïa que l’on pourrait dire « névrotique », Freud entend désigner les
effets du transfert dans la cure, soit ce que son propre transfert à Wilhelm
Fließ lui avait appris. Le 6 octobre 1910, il en fera clairement état auprès de
Ferenczi, alors que la querelle avec Jung est déjà bien entamée : « Depuis le
cas Fließ […] ce besoin (de totale ouverture de la personnalité) s’est éteint
chez moi. Une partie de l’investissement homosexuel a été retirée et utili-
sée pour l’accroissement de mon moi propre. J’ai réussi là où le para-
noïaque échoue 25. »
La relation Freud-Jung est sous-tendue par des conflits proches de
ceux qui gâchèrent l’amitié entre Freud et Fließ. Un même relent d’accusa-
tions et de plagiat flotte et enfle au fur et à mesure de leurs échanges. Tan-
dis que Jung ne s’en rend pas compte, Freud perçoit cet écran transférentiel
et en est désormais, depuis l’affaire Fließ, au diapason. Il va en effet jusqu’à
découvrir un signifiant de son transfert à Jung : celui-ci et madame Freud
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)


ont la même date d’anniversaire ! Jung lui n’arrive pas à mesurer ce facteur
transférentiel, que ce soit dans ses relations personnelles ou dans ses trai-
tements, comme avec Sabina Spielrein, qu’il pensait atteinte de schizo-
phrénie. Celle-ci connût un certain rétablissement et put quitter le
Burghölzli, mais resta follement amoureuse de Jung. Elle demanda plus
tard à Freud d’intervenir 26.

20. Cf. Emanuel Hurwitz, Otto Gross, Paradies-Sucker zwischen Freud und Jung, Zürich, Suhrkamp,
1979 ; et Elizabeth Roudinesco et Michel Plon, « Otto Gross », dans Dictionnaire de psychanalyse,
Paris, Fayard, 2000.
21. Lacan en reprendra quelque chose avec la notion de connaissance paranoïaque, concernant le
moi.
22. S. Freud, C.G. Jung, Correspondance [1906-1914], op. cit., p. 241.
23. Ibid., p. 262.
24. Ibid., p. 499.
25. S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance [1908-1914], t. 1, Paris, Calmann-Levy, 1992, p. 231.
26. Cf. A. Caratuno, M. Guibal, J. Nobécourt, Sabina Spielrein. Entre Freud et Jung, Paris, Aubier Mon-
taigne, 1981.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 134

134 • Essaim n° 20

Un transfert non analysé sous-tendait la dimension rarement dialec-


tique de leurs débats, obligeant ceux-ci, sous peine de rupture, à s’éloigner
du champ clinique et théorique pour se rabattre sur des questions poli-
tiques (échanges sur les revues, les congrès, les rencontres ; remarques sur
les collègues, des ouvrages, les adversaires…). Ce refoulement mutuel fît
retour via Emma Jung et son passage à l’acte épistolaire : voulant engager
avec Freud une correspondance secrète, celle qui avait été la patiente de
Jung avant de devenir sa femme accentua la discorde et rendît dès lors la
rupture inévitable, en 1913.

Introduction d’un tiers terme : la névrose de transfert

Au fil de ses avancées dans la psychanalyse, la clinique de Freud


devient celle du transfert. Il s’aperçoit que celui-ci peut aller jusqu’à inter-
férer dans l’appréhension du diagnostic de structure. D’autre part, la cure
analytique peut entraîner une paranoïa de transfert et cette révélation doit
beaucoup, pour Freud, à ce que lui a enseigné la relation à Fließ. Mais celui-
ci était un authentique paranoïaque, c’est-à-dire de structure psychotique,
ce que confirme son délire de persécution vis-à-vis de Freud par la suite 27.
Forgée à partir du délire de Fließ, l’approche freudienne de la paranoïa se
fondera sur les moments paranoïaques du transfert et sera magistralement
illustrée par le cas du Président Schreber, en s’appuyant sur le lien de la
décompensation psychotique à la relation à Flechsig. L’échec dans la nomi-
nation du désir homosexuel exemplifie le phénomène nodal de la para-
noïa, et Freud aperçoit dans cet échec un rejet qui est de structure.
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)


L’homme aux loups butera passagèrement sur cette nomination en 1925,
sous la forme d’un raptus paranoïaque noué au transfert à Freud. Face à ce
reste transférentiel non analysé, qui n’était pas sans lien avec la fin préma-
turée du traitement mis en route par Freud, celui-ci refusera de le
reprendre en traitement et préférera le renvoyer vers Ruth Mack Bruns-
wick 28. On peut comprendre aussi comme un reste de ces questions le fait
que Ferenczi reprocha à Freud de ne pas avoir analysé son transfert néga-
tif. On sait que Freud en sera encore préoccupé en 1937, concluant son
article « Analyse terminée et analyse interminable 29 », sur ce qui fait obs-
tacle à la fin de l’analyse, à savoir le roc de la castration, s’exprimant dans

27. Cf. E. Porge, Vol d’idées ? Wilhelm Fließ, son plagiat et Freud suivi de Pour ma propre cause de Wil-
helm Fließ, Paris, Denoël, 1991.
28. R.M. Brunswick, « En supplément à l’“histoire d’une névrose infantile” de Freud », Revue fran-
çaise de psychanalyse, 1936, vol. 9, n° 4, p. 606-655. Revue française de psychanalyse, 1971, vol. 35, n° 1,
p. 5-46.
29. S. Freud, « Analyse terminée et analyse interminable », dans Résultats, idées, problèmes, t. 2, Paris,
PUF.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 135

De Fließ à Jung, le transfert • 135

un refus de la féminité : pour l’homme, la rébellion contre sa position pas-


sive envers un autre homme ; pour la femme, l’envie de pénis. Ainsi, pour
l’homme, la nomination du désir homosexuel, c’est-à-dire du transfert,
vaut comme reconnaissance de la dimension de la castration ; l’échec dans
cette nomination indiquant alors l’impossibilité de cette reconnaissance,
impossibilité dont témoigne la structure psychotique.
Les échanges avec Jung nous montrent des traces de la mesure prises
par Freud quant aux déterminants du transfert dans les névroses et les psy-
choses : si Freud soutient que la recherche éperdue d’un trait différentiel
conduit à une impasse, montrant que l’on ne peut poser un diagnostic
d’emblée, il marque le hiatus entre névrose et psychose, particulièrement
par la distinction entre une paranoïa « inconsciente », que l’on rend
consciente au cours de la cure, et une paranoïa « véritable », c’est-à-dire
psychotique. Cette indication en appelle à une référence structurale, réfé-
rence qui se construira pas à pas chez Freud et dont nous voyons les pré-
misses dans ses lettres à Jung. Et cette avancée est corollaire d’une
appréhension inédite du transfert qu’il tente de faire entendre à ce dernier.
Freud repère ainsi que la projection, qu’il situe comme le mécanisme de
défense spécifique dans la paranoïa, n’est pas à réserver à cette dernière, ce
qu’il reprendra dans son texte sur le Président Schreber : « (la projection)
n’apparaît pas seulement au cours de la paranoïa, mais dans d’autres
conditions psychologiques encore ; de fait, une participation lui est régu-
lièrement assignée dans notre attitude envers le monde extérieur 30. » Cet
aperçu sur la projection dans ses aspects trans-structurels s’articule à un
savoir sur les effets paranoïaques du transfert dans la cure, qui concernent
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)


la structure imaginaire et projective du moi. Si le champ de l’imaginaire
intéresse tant le sujet névrosé que le sujet psychotique, ce n’est pas le cas
du registre symbolique du transfert, qui, pour le psychotique, va rester
glissant. Et c’est bien en effet sur ce plan que les différences entre névrose
et psychose deviennent flagrantes : si le névrosé présente cette aptitude au
transfert, le psychotique, soit s’en montre incapable, comme le schizo-
phrène 31, qui a retiré toute sa libido sur le moi ; soit en devient persécuté,
et c’est le paranoïaque. Ce constat, qui en passe par un défrichage de la
question du moi, va se forger avec la mise en place de la notion de névrose
de transfert 32, que Freud va réserver aux psychonévroses de défense (hys-
térie, névrose obsessionnelle, phobie). S’il a posé dès 1905, avec Dora, les
bases de la notion de transfert, c’est justement Jung, en 1912 33, qui parlera

30. Op. cit., p. 311.


31. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, PUF, 1986, p. 424.
32. P. Bercherie, Genèse des concepts freudiens, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 269-270.
33. C.G. Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Genève, Georg éditeur, 1993.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 136

136 • Essaim n° 20

la première fois de « névrose de transfert », suivi bientôt par Freud en


1913 34. L’élaboration de ce terme s’inscrit dans des débats sur le diagnos-
tic différentiel. Jung considérait que la théorie psychanalytique devait être
remaniée pour être applicable à la démence précoce. En opposant les
névroses de transfert et la schizophrénie, Freud fait de la possibilité du
transfert un critère de distinction entre névrose et psychose, « alors qu’au
départ il s’agissait surtout d’un débat (entre lui, Jung, Ferenczi et Abra-
ham) qui visait à intégrer la schizophrénie dans la thérapeutique analy-
tique 35 ». Freud ramène ainsi le traitement analytique aux névroses, bien
qu’il laisse ouvertes les modifications possibles du cadre avec les sujets
psychotiques. C’est qu’il tient auparavant à maintenir la dimension libidi-
nalisée du transfert, contre Jung, qui voulait désexualiser la psychanalyse
en modifiant la définition de la libido : cette dimension sexuelle du trans-
fert rappelle que la schizophrénie, où s’observe un retour à l’auto-érotisme
(et non à l’« autisme » de Bleuler, terme forgé en réduisant le premier),
relève elle aussi d’une causalité sexuelle.
Le transfert à Jung, dès son début, aura donc permis à Freud de creu-
ser une approche structurale. Jung s’enfermera dans l’interprétation du
symbolisme des productions délirantes, en quête d’une activité psychique
archaïque d’origine autre que sexuelle et cette interprétation ne trouvera
plus de limites, glissant vers l’infini des significations, en une pente qui
soulève la question de sa position subjective 36, ce dont Freud s’est sans
doute rendu compte. Freud laisse tomber la voie de l’interprétation du
délire et montre que c’est au niveau de la défense que les différences
névrose-psychose sont à établir. Il s’attache au processus, c’est-à-dire « aux
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)


circonstances qui occasionnèrent la maladie 37 » et démontre que la psy-
chose du Président Schreber s’explique par une répression, puis une pro-
jection, du désir homosexuel éveillé par le transfert à Flechsig. S’il tente
encore d’expliquer la psychose par le modèle du refoulement et, du coup,
« laisse sur le même plan le champ des psychoses et celui des névroses 38 »,
une recherche sur le mécanisme de défense propre à la psychose, distinct
du refoulement, est en marche. Elle restera inachevée et il faudra attendre
Lacan pour qu’elle soit véritablement reprise, avec la notion de forclusion
(Verwerfung) du Nom-du-Père. Mais, chez Freud, dès la seconde topique,
une clinique structurale est accentuée, s’appuyant sur des mécanismes de

34. S. Freud, La technique psychanalytique (1904-1919), Paris, PUF, 1992.


35. E. Porge, « Au delà de la névrose de transfert ». États généraux de la psychanalyse, 2001. Disponible
en ligne sur : URL : http ://www. etatsgeneraux-psychanalyse. net/archives/texte18. html
36. Cf. M. Kanitzer, « C.G. Jung : au nom du père », dans Psychanalyse à l’université, Paris, PUF, juillet
1994, t. 19.
37. S. Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président
Schreber) », op. cit., p. 284.
38. J. Lacan, Le séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 19.
Essaim 20 7/04/08 10:12 Page 137

De Fließ à Jung, le transfert • 137

défense différents face à la castration, la forme perverse venant constituer


une autre voie par rapport aux formes névrotiques et psychotiques.
Si la conception de la notion de « névrose de transfert » est corollaire
des discussions avec Jung sur la différence névrose-psychose, elle s’articule
aussi, pour Freud, à une compréhension du niveau de l’énonciation dans
les échanges. En effet, la précision freudienne concernant une paranoïa
inconsciente vise à faire sentir à Jung que la projection peut concerner aussi
l’analyste s’il n’évalue pas son désir en jeu. Le fait de citer auprès de Jung
sa relation à Fließ et ce que ce dernier lui a appris est ainsi à entendre sur
deux plans : au niveau de l’énoncé, citer Fließ se présente pour Freud
comme un exemple clinique lors d’un exposé sur sa théorie de la paranoïa.
Au niveau de l’énonciation, il s’agit d’une indication concernant le trans-
fert et donc par là aussi sur ce qui peut se jouer dans le lien entre deux per-
sonnes, par exemple deux médecins qui engagent une correspondance. Ce
registre de l’énonciation, c’est grâce à Fließ et aux spécificités du transfert
paranoïaque de celui-ci qu’il a pu l’apercevoir, ce qui lui a permis de se
positionner face à Jung avec un désir averti qui a empêché le risque d’une
répétition de ce qui s’était produit avec Fließ. Freud, en effet, réussit là où
le paranoïaque échoue, et si on peut dire qu’il manque le transfert de Jung,
il apprécie et règle son désir de telle sorte qu’il n’y ait pas répétition pour
lui, mais avancée, avancée qui se traduit dans la théorie et la méthode par
une compréhension nouvelle du transfert.
© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

© Érès | Téléchargé le 27/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 157.100.174.169)

Vous aimerez peut-être aussi