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Pierrick Brient
Érès | « Essaim »
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précoce. C’est qu’à cette époque la conception qu’il a de cette dernière reste
confuse.
Étant tous deux tombés d’accord quant au destin de la libido chez le
sujet psychotique, ils font du « diagnostic d’auto-érotisme » le trait diffé-
rentiel entre névrose et psychose. Commence alors entre eux un certain dia-
logue de sourds. Jung prétend avoir « réussi une analyse chez une
catatonique cultivée et très intelligente, et qui possède une très bonne
introspection 7 ». Pourtant, rien n’indique, dans la symptomatologie, qu’il
s’agisse d’un cas de psychose. Et Freud, en effet, à la lettre suivante, ne
répond pas. Il se préoccupe en contrepoint de deux problèmes théoriques :
« a) ce que doit signifier la rétraction de la libido loin de l’objet, b) quelles
sont les différences entre la projection paranoïaque à l’extérieur et d’autres
projections 8. » Puis tous deux changent de sujet, avec la publication du tra-
vail de Freud sur la Gradiva de Jensen. Mais Jung remet ça quinze jours plus
tard en exposant « un joli cas de dépression chez une démente précoce 9 » ;
son diagnostic est « paranoïa (démence précoce paranoïde) ». Là encore,
rien ne permet, dans les éléments livrés, d’affirmer un tel diagnostic. Dans
cette même lettre, Jung avoue sa difficulté à distinguer hystérie et démence
précoce : les différences entres elles deux s’effacent « de façon tout à fait
inquiétante 10 », dit-il, depuis qu’il analyse. Freud lui répond alors indirec-
tement, en pointant la difficulté à « embrasser du regard l’architectonique
des cas » : « J’ai essayé quelque chose de semblable à plusieurs reprises,
mais je voulais toujours trop, je voulais la garantie de la vision parfaite-
ment transparente du tout, je voulais représenter toutes les complications
et je suis ainsi chaque fois resté bloqué 11. » Il indiquait ainsi que la
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7. Ibid., p. 92.
8. Ibid., p. 95.
9. Ibid., p. 106.
10. Nous soulignons.
11. Ibid., p. 109.
12. Il indique aussi par là que le diagnostic en psychanalyse, diagnostic de structure, est à différen-
cier du diagnostic au sens médical, psychiatrique.
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la recherche d’un trait spécifique, comme le fait Jung avec l’idée d’un agent
pathogène toxique 13, puis la notion d’une « tentative de compensation »
par l’autoérotisme 14, aboutissent le plus souvent à un recouvrement : la
notion vaut aussi dans l’autre cas, celui de la névrose ; ou bien elle n’est que
la reformulation d’un point de vue ancien. Freud avait poussé l’ironie 15
jusqu’à dire que l’on pourrait peut-être établir la différence entre névrose
et psychose à partir de leur bacille !
La paranoïa de transfert
nostic de démence précoce posé par Jung lors de cette hospitalisation met-
tait sous tutelle Otto Gross. Le reste de sa vie, celui-ci lutta contre ce juge-
ment à son encontre, jugement répondant à un diagnostic erroné 20.
Le repérage de la paranoïa cocaïnique de Gross conduit Freud à avan-
cer auprès de Jung la notion d’une paranoïa qu’on pourrait dire inhérente
au fonctionnement psychique 21 et qui, chez Gross, a trouvé l’occasion de
se déployer à la faveur du toxique et surtout du transfert : « Il existe donc
pour ainsi dire une paranoïa inconsciente, que l’on rend consciente au
cours de la psychanalyse 22. » Cette paranoïa n’est pas à confondre avec la
« véritable 23 ». C’est par exemple le cas de la « paranoïa hystérique » qui
apparaît « formellement identique à la vraie 24 ». Par cette indication d’une
paranoïa que l’on pourrait dire « névrotique », Freud entend désigner les
effets du transfert dans la cure, soit ce que son propre transfert à Wilhelm
Fließ lui avait appris. Le 6 octobre 1910, il en fera clairement état auprès de
Ferenczi, alors que la querelle avec Jung est déjà bien entamée : « Depuis le
cas Fließ […] ce besoin (de totale ouverture de la personnalité) s’est éteint
chez moi. Une partie de l’investissement homosexuel a été retirée et utili-
sée pour l’accroissement de mon moi propre. J’ai réussi là où le para-
noïaque échoue 25. »
La relation Freud-Jung est sous-tendue par des conflits proches de
ceux qui gâchèrent l’amitié entre Freud et Fließ. Un même relent d’accusa-
tions et de plagiat flotte et enfle au fur et à mesure de leurs échanges. Tan-
dis que Jung ne s’en rend pas compte, Freud perçoit cet écran transférentiel
et en est désormais, depuis l’affaire Fließ, au diapason. Il va en effet jusqu’à
découvrir un signifiant de son transfert à Jung : celui-ci et madame Freud
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20. Cf. Emanuel Hurwitz, Otto Gross, Paradies-Sucker zwischen Freud und Jung, Zürich, Suhrkamp,
1979 ; et Elizabeth Roudinesco et Michel Plon, « Otto Gross », dans Dictionnaire de psychanalyse,
Paris, Fayard, 2000.
21. Lacan en reprendra quelque chose avec la notion de connaissance paranoïaque, concernant le
moi.
22. S. Freud, C.G. Jung, Correspondance [1906-1914], op. cit., p. 241.
23. Ibid., p. 262.
24. Ibid., p. 499.
25. S. Freud, S. Ferenczi, Correspondance [1908-1914], t. 1, Paris, Calmann-Levy, 1992, p. 231.
26. Cf. A. Caratuno, M. Guibal, J. Nobécourt, Sabina Spielrein. Entre Freud et Jung, Paris, Aubier Mon-
taigne, 1981.
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27. Cf. E. Porge, Vol d’idées ? Wilhelm Fließ, son plagiat et Freud suivi de Pour ma propre cause de Wil-
helm Fließ, Paris, Denoël, 1991.
28. R.M. Brunswick, « En supplément à l’“histoire d’une névrose infantile” de Freud », Revue fran-
çaise de psychanalyse, 1936, vol. 9, n° 4, p. 606-655. Revue française de psychanalyse, 1971, vol. 35, n° 1,
p. 5-46.
29. S. Freud, « Analyse terminée et analyse interminable », dans Résultats, idées, problèmes, t. 2, Paris,
PUF.
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