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CE QUE LA PSYCHIATRIE CONTINUE DE NOUS ENSEIGNER (POUR

RENOUVELER LA THÉORIE DES PSYCHOSES)

Gérard Pommier

Érès | « Figures de la psychanalyse »

2016/1 n° 31 | pages 93 à 108


ISSN 1623-3883
ISBN 9782749251110
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2016-1-page-93.htm
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Ce que la psychiatrie
continue de nous enseigner
(pour renouveler la théorie
des psychoses)
• Gérard Pommier •

Les psychanalystes ont le plus grand intérêt à garder un œil ouvert sur la
clinique psychiatrique classique 1, qui est loin d’avoir livré tous ses secrets, et ainsi
que sur les neurosciences qui corroborent souvent les mythes de Freud 2.

Lorsque le neurologue Freud est arrivé sur la scène de la nosographie, les alié-
nistes avaient déjà établi des classifications appuyées sur des faits d’observations
réguliers. Cette clinique constante dans les asiles, les hôpitaux, etc. avait une
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valeur scientifique mais elle ne concernait que la pathologie, et l’inadaptation à
la vie en société. De sorte que les psychoses furent longtemps considérées comme
un fait asilaire et les névroses comme la normalité, ou du moins la souffrance
névrotique était compatible avec une vie « normale ». Nous savons aujourd’hui
que les psychoses comme les névroses ne sont pathologiques que dans certaines
circonstances, et que, par exemple, l’hystérie ou la paranoïa sont souvent bien
adaptées à la vie ordinaire. On retrouve la « psychose » à tous les niveaux de la
société, chez un nombre de scientifiques, de peintres, de poètes, de chercheurs si
important, qu’il faudrait s’habituer à l’idée que le fait pathologique ne passe pas

Gérard Pommier, psychanalyste ; gerardpommier@free.fr


1. La connaissance écrite du passé nous est utile car nous ne reverrons plus jamais de
tableaux cliniques nets et tranchés comme lorsqu’il n’y avait pas de psychotropes et
nous avons toujours beaucoup à apprendre des classiques.
2. Par exemple celui de la pulsion ou du phallus, membre fantôme.
94 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 31 •

par son étiquette 3. Stefan Zweig écrivit dans Le combat avec l’ange que seul l’im-
productif est pathologique. La dépathologisation du diagnostic ne passe pas par
sa suppression.

La force de la psychiatrie classique tient à l’exactitude de son observation,


faite sur plusieurs dizaines de cas identiques, qui démontrent jusqu’à aujourd’hui
la validité du structuralisme. Cette observation clinique a atteint une sorte de
perfection et elle a été une référence unique pour tous les cliniciens jusqu’aux
environs de 1980 4. Sa description du début de la psychose et de ses différentes
formes varie sans doute selon les auteurs qui n’emploient pas toujours les mêmes
termes, mais ces différences recouvrent les mêmes réalités psychiques 5.

Regardons maintenant comment Freud s’est laissé enseigner par la psychia-


trie, alors qu’il n’avait pas d’expérience de la psychose, et qu’il en tira pourtant
des enseignements importants. La concordance des observations dans différents
pays d’Europe l’amena à emboîter le pas aux aliénistes, et c’est sur la base du
crédit qu’il leur accorda, qu’il considéra pendant longtemps que la psychose résis-
tait au traitement psychanalytique – alors que certains de ses élèves se trouvaient
dans ce champ. Les observations cliniques montrent qu’il existe une grande diffé-
rence, toujours difficile à faire, entre les hallucinations et les délires dans les
psychoses et les mêmes phénomènes dans les névroses. Le processus diffère 6.
Dans les névroses, il s’agit de la surimposition d’une scène du passé dans le
présent : cela fonctionne par « crises » à l’occasion de réminiscences. Par exemple
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3. Beaucoup de cliniciens ont par exemple des difficultés à reconnaître que l’écrivain
Joyce était psychotique, alors qu’il en a tant de caractéristiques. Dans son séminaire sur
le symptôme, Lacan n’écrivit pas que Joyce était psychotique. Depuis, certains de ses
élèves n’osent plus porter un diagnostic, comme si la psychose était une honte. Or le
pronostic et le traitement dépendent d’un bon diagnostic qui est aujourd’hui laissé au
hasard à partir d’un snobisme littéraire.
4. Au fur et à mesure que l’investigation clinique s’est faite plus fine et surtout, au fur
et à mesure que les médicaments psychotropes rendirent à la vie publique nombre de
psychoses de basse intensité, de nouvelles étiquettes apparurent : « borderlines »,
« états limites », « psychoses blanches », etc. C’était ajouter aux descriptions classiques
une distinction entre des états de crise et des formes latentes, peu visibles jusque-là.
5. Par exemple une étiquette comme celle de schizophrénie ou celle de division du moi
et de Spaltung, parle bien d’une sorte de division du moi, lorsque le sujet tombe dans
la perplexité suite à un événement inattendu, et généralement d’ordre sexuel.
6. Ceux qui ne savent plus faire ce diagnostic différentiel font une erreur de diagnostic
et de traitement très dommageable.
CE QUE LA PSYCHIATRIE CONTINUE DE NOUS ENSEIGNER… 95

dans les Études sur l’hystérie de Freud, c’est la fameuse scène de la « crème
brûlée ». Alors que dans les psychoses, le délire qui amène le président Schreber
à se prendre pour une femme en train de subir l’accouplement correspond à une
projection. Plus généralement, la clinique montre que, dans la schizophrénie,
l’hallucination est une projection d’une moitié du moi. Les pulsions constituent
le corps du moi ; et lors d’un certain événement, une scission des pulsions
provoque une Spaltung, une schize pour reprendre le vocabulaire des grands
psychiatres qui en firent la description. Tout se passe comme si un premier moi
était divisé entre intérieur et extérieur, selon les deux extrémités de la boucle de
la pulsion. Dans l’hallucination verbale, c’est comme si c’était la voix d’une moitié
du sujet qui lui revenait de l’extérieur, chargée du message de l’Autre, et donnait
des ordres persécutants 7. Ce fait pose deux problèmes : quels sont les causes de
la division du moi et comment se produit leur projection à l’extérieur ? Ensuite
on peut se demander quels sont le contenu et la grammaire de la projection.

Dans son texte sur le président Schreber, Freud n’a mis qu’à moitié le doigt sur
la causalité de la paranoïa en parlant à son propos d’une « homosexualité refou-
lée » au moment du déclenchement. Il a bien rapporté le mécanisme projectif
aux réversions du verbe « Je l’aime » dans les différentes formes de paranoïa,
mais alors qu’il avait en mains les éléments nécessaires pour désigner l’objet de
cet amour homosexuel, il proposa une formule unique comme modèle des réver-
sions : « Je ne l’aime pas, lui, un homme. » Il disposait pourtant de tous les
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éléments pour écrire avec plus de précisions : « Je ne l’aime pas, lui, mon père. »
En effet, en elle-même, l’homosexualité n’a rien qui puisse provoquer un délire.
C’est au contraire le cas, lorsqu’il s’agit d’une sodomie par un père incestueux. Le
mécanisme était parfaitement décrit, mais la causalité structurale était laissée
dans l’ombre, dans sa moitié paternelle.

Sur ce terrain, Lacan a découvert le principe de ce qui différencie psychose et


névrose, en introduisant le concept nouveau de forclusion. Mais, aujourd’hui, ne
pouvons-nous prolonger cette découverte par une question : forclusion de quoi ?
Seulement celle du nom ? De nombreuses autres causes de la psychose sont citées
dans différents champs de la psychanalyse : plusieurs sortes de mécanismes
psychiques de défense sont invoquées : la position schizoparanoïde de Klein,

7. C’est la célèbre expérience du stéthoscope de Baillarger : quand un psychotique


« entend des voix », un stéthoscope posé sur sa gorge montre que c’est lui qui les
prononce.
96 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 31 •

l’attaque des liaisons de la pensée de Bion, l’externalisation de Racamier (par


exemple). Ces hypothèses ont un point en commun, c’est d’incriminer un appétit
maternel dévorant 8.

Il faut dire maintenant un mot de la genèse de l’invention de la « forclu-


sion » : deux ans après le séminaire sur les psychoses où il n’en fut pas question,
la forclusion semble une découverte faite presque par hasard. Lacan a déclaré
qu’il devait cette découverte à Claude Lévi-Strauss, dans sa lecture des Structures
élémentaires de la parenté 9. Ce dernier mit à jour, dès 1950, la fonction séman-
tique du « signifiant flottant » ou d’un « signifiant d’exception », « dont le rôle
est de permettre à la pensée symbolique de s’exercer 10 ». C’est le précurseur
direct du « point de capiton », ou encore du Nom du père. Sur ce point si central,
Lacan reprit à son compte ce que Lévi-Strauss emprunta à Saussure et à Jakobson.
Il est vrai que « la valeur symbolique zéro » de Lévi-Strauss n’était pas encore le
« point de capiton », puisque, pour Lévi-Strauss, ce signifiant qu’il déchiffre dans
le mana, le hau, le nahual, ou l’aurenda est ce qui permettait – selon lui – de
combler l’écart entre le signifiant et le signifié. Au contraire ! Si ce mana repré-
sente l’esprit du père parricidé, il engendre la culpabilité et le refoulement et,
par conséquent, il crée un écart entre le signifiant et le signifié. Ce n’est pas de
la magie ! C’est que si un sujet parle, recrée ou invente des signifiants, cet acte
royal de nommer le fait semblable à un Dieu : à un père dont il prend la place 11.
La culpabilité de s’arroger ce pouvoir royal de nomination l’amène à expliquer ce
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mot, à faire une phrase, à parler. La chose perçue est ce qu’elle est (c’est le signi-
fié). Sa représentation nommée demande à être expliquée par d’autres signi-
fiants. On en déduira donc que si « l’institution zéro » est bien en effet le
tombeau du père, elle est le moteur de la parole du sujet qui cherche à se discul-
per en chacune de ses phrases. La respiration du mana rythme le symbolique qui
court le long de chaque énoncé, de la mort à la résurrection du père. Un écart est
ainsi creusé entre les représentations de mots – qui deviennent seulement ainsi

8. D’ailleurs, dans une certaine mesure, Lacan a – lui aussi – glissé sur cette pente, mais
en invoquant un défaut paternel corrélatif. Pour anticiper sur la suite, il s’agit sans
doute des conclusions que l’on peut tirer de la schizophrénie asilaire, mais ce n’est plus
vrai pour les paranoïas où il s’agit bien plutôt d’une angoisse de l’inceste paternel.
9. Le virage de Lacan fut complet en 1953 dans le « Rapport de Rome », et cela en effet
sous l’influence avouée de Lévi-Strauss.
10. Cf. C. Lévi-Strauss, Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Paris, Puf, 1950.
11. C’est une source majeure de l’inhibition à la parole.
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« symboliques » – et la pulsionnalité des représentations de choses freu-


diennes 12. Il fallait à Lacan un signifiant zéro, qui est à la charge de l’ancêtre de
la tribu, au père donc, pour qu’il y ait une lignée et des échanges matrimoniaux,
ce symbole qui peut être amalgamé au totem est une nécessité.

Freud n’a donc pas trouvé un concept aussi pratique et percutant que celui de
« forclusion ». Mais, bizarrement et sans tenir le concept clef en main, il fit la
description de l’écart creusé par la culpabilité entre signifiant et signifié, et cela
lorsqu’il détaille le langage schizophrénique 13. C’est à ce propos qu’il a fait une
démonstration magistrale concernant le « langage d’organe ». Freud remarque
que dans la parole du schizophrène les représentations de mots s’effondrent
dans les phrases sur les représentations de choses. Si on traduit cette observation
en langage saussurien, cela veut dire que les signifiants valent comme des
choses : comme des signifiés. Le terme de représentations de choses est beaucoup
plus riche que celui de « signifié », puisque les choses (leurs sensations) sont
connectées entre elles par la pulsionnalité.

Et maintenant pourquoi les représentations de mots s’effondrent-elles sur les


représentations de choses ? C’est que les mots ne sont plus reliés entre eux par la
grammaticalité des phrases, qui a comme fonction principale d’expliquer une chose
par une autre, de rechercher la causalité, c’est-à-dire de disculper celui qui parle.
C’est dans la mesure où le fantasme parricide ne fonctionne pas comme grammaire
de la phrase que les mots s’effondrent sur les choses, et avortent d’un langage d’or-
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gane : les mots ne sont alors plus que des sensations, qui fonctionnent en boucle
avec leur organe d’origine, ou son équivalent métonymique. C’est un système en
miroir entre dehors et dedans, qui suit le trajet pulsionnel en boucle, une fois que
la forclusion a écroulé le signifiant sur le signifié : verticalement – le chemin « hori-
zontal » de l’enchaînement des signifiants a comme cause la fonction disculpante
de la parole, qui court à la recherche de la cause – c’est-à-dire de sa rédemption.

La conception de Freud économise l’invention d’un concept aussi peu


pratique que celui d’holophrase, car comment trouver la colle ? Lacan s’est peu
servi du signifié : il a horizontalisé le processus. Au lieu de voir que l’étage supé-
rieur de la phrase tombe sur l’inférieur par défection du point de capiton, il
regarde seulement un résultat identique : en réalité, au moment holophrastique,

12. Le terme saussurien de « signifié » leur donne un statut de beaucoup rétréci, mais
il a ouvert une autoroute aux immenses extensions de la linguistique.
13. Dans le chapitre sur l’inconscient de la Métapsychologie.
98 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 31 •

le signifiant tombe sur son image (ça colle). Par défection du point de capiton, le
signifiant s’effondre sur le signifié, accouchant en effet du « langage d’organe »
puisque le signifié lui-même est articulé aux sensations du corps 14.

La découverte de Freud concernant le langage a été d’abord assez approxi-


mative, comme d’ailleurs beaucoup de ses trouvailles qu’il a ensuite remaniées
pour les améliorer. Les concepts freudiens se sont produits et modifiés à l’épreuve
du temps et de la clinique. Quant à cette découverte extraordinaire de Lacan, la
forclusion, c’est le contraire : elle ne s’est pas améliorée. Elle est restée comme
une sorte de diamant solitaire, et on parle encore aujourd’hui comme il y a
quarante ans de la métaphore paternelle, ou du « signifiant du nom du père »,
alors que Lacan a depuis cherché à résoudre ces mêmes questions par d’autres
abords, par exemple en pluralisant les noms du père. Il aurait pu se servir, pour
ce faire, des deux pères du mythe d’Œdipe. Il a d’abord préféré employer ses
compagnons préférés : le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire… ce qui ne résout
aucun des problèmes posés 15. En introduisant plus tard des figures topologiques
comme les nœuds borroméens, on a sous les yeux des illustrations explicatives,
mais ces figures ne résolvent aucun problème 16.

Oui, cet algorithme est encore ce que nous avons de mieux, mais il reste insuf-
fisant si on le compare aux faits cliniques collationnés par la psychiatrie classique.
Par exemple, il existe plusieurs formes bien différenciées de psychoses, relative-
ment nombreuses et régulières, et l’algorithme de Lacan ne correspond qu’à une
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seule d’entre elles, sans doute la schizophrénie. Pour les paranoïaques, ils ont un
père d’acier on ne peut plus présent, comme ce fut le cas de celui du président
Schreber, et ils ne souffrent pas non plus de forclusion de leurs patronymes.
Schreber ou Jean-Jacques Rousseau ont très bien porté leur nom. De plus, dans
les paranoïas, c’est au contraire la surprésence du père qui pourrait être incrimi-
née comme déclencheur du délire, et non l’étouffement par la mère, comme le
sous-entend notre algorithme.

14. Cet effondrement se produit verticalement : le mot vaut comme la chose qu’il
désigne.
15. Posez la question autour de vous : demandez par exemple à un auditeur : « Qu’est-
ce que le père réel ? » Vous aurez de multiples réponses. Il n’en va pas de même pour
les deux pères de l’Œdipe freudien.
16. Il est impossible de résoudre des questions concernant le langage avec des figures
mathématiques, car ces dernières procèdent des premières, et ne peuvent au mieux que
les illustrer. Les nombres sont les petits-fils de la poésie des premiers mots, et ils ne
solutionnent pas les questions dont ils sont eux-mêmes l’illustration.
CE QUE LA PSYCHIATRIE CONTINUE DE NOUS ENSEIGNER… 99

Où en est notre savoir, si on le compare aux leçons sémiologiques de la


psychiatrie ? Avec cet algorithme, la psychanalyse peut rendre compte de la schi-
zophrénie. Grâce au texte de Freud sur Schreber, elle peut aussi rendre compte
des paranoïas. Elle explique assez bien la manie et la mélancolie, avec le texte de
Freud Deuil et mélancolie et les notes complémentaires sur la manie qui se trou-
vent dans la Psychologie des foules (la folie de carnaval). Mais la psychiatrie clas-
sique décrit de plus un certain nombre de formes cliniques des psychoses, stables
et bien répertoriées, qui restent toujours des énigmes du point de vue de la
psychanalyse. Ces faits cliniques sont des champs de recherche intéressants, qui
devraient nous amener à renouveler la théorie des psychoses et cela sur la base
d’observations psychiatriques.

Si l’algorithme présenté par Lacan paraît irremplaçable, il pose question.


D’abord le « nom du père » n’est même pas un signifiant : nul ne trouvera jamais
un nom propre dans un dictionnaire. C’est un symbole, un « ex-signifiant »
déconnecté de la chaîne, il ne renvoie à aucun autre signifiant. On pourrait
répondre à cet argument que le nom du père n’est pas simplement un nom
propre et c’est vrai. Mais il est pourtant flagrant qu’en tout cas, dans les schizo-
phrénies, cette question du nom propre est au premier plan. Elle est aussi au
premier plan, mais d’une manière totalement inversée, dans les paranoïas où, au
contraire, il y a non pas une forclusion du nom propre mais sa sur-affirmation, ce
qui revient au même à titre défensif, mais encore est-ce à discuter !
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Ceci n’est encore rien, car si l’on y réfléchit mieux – si le nom du père n’était
qu’une métaphore du désir de la mère –, ce serait la définition même de la forclu-
sion ! Quand le père n’est justement plus qu’une métaphore, quand il n’est plus
qu’un pur objet du désir de la mère, qui serait donc ce père ? Serait-il seulement
le phallophore que convoite la mère ? Un brave garçon travailleur ? Ou juste un
porteur de phallus qui traîne dans les cafés, va à la guerre, rapporte un peu d’ar-
gent à la maison ? Sa seule qualité serait donc que la mère en ferait grand cas ?
Il ne serait même pas nécessaire qu’il ait voulu avoir des enfants ? Oui, il suffirait
en somme que la mère le désire ! Cela ne dit rien du « désir du père », quand
dans une famille le père n’affirme pas son désir de père et n’est qu’une méta-
phore, il y a de bonnes chances pour que la forclusion ne soit pas loin 17.

17. D’ailleurs Lacan l’affirme en toutes lettres à la fin de la Question préliminaire,


lorsqu’il définit le père seulement comme celui qui est présent dans le désir de la mère.
100 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 31 •

C’est presque incroyable lorsqu’on y réfléchit mieux, car c’est passer sous
silence ce qu’est le désir du père. Comment définir le père, sinon par son désir ?
Voilà le plan de recherche qui nous est imposé ! Comment répondre à la ques-
tion : « Qu’est-ce qu’un père ? » Il semble bien que c’est la question qui reste
pendante à travers toutes les formes de psychoses dont la psychiatrie a fait le
répertoire ! Et la névrose, pain quotidien du psychanalyste, ne donne la réponse
qu’en ordre dispersé (la religion a été plus claire). Qu’est-ce qu’un père ? J’oserais
dire pour le moment que ce n’est qu’un fils qui en a assez d’être un fils, et veut
parricider son père en ayant un enfant. C’est parce qu’un fils a longuement
supporté le désir de son propre père, ses commandements éducatifs, son amour
plus ou moins ouvertement incestueux, sa violence plus ou moins affirmée et sa
haine plus ou moins affichée de la sexualité de ses enfants, qu’un fils accumule
les transgressions qui sont meilleures pour la santé que les symptômes. Il en a un
jour assez et veut cesser d’être un fils pour être père à son tour. Le « désir du
père » est porté par le parricide : ce n’est pas une métaphore, mais le Spiritu
Sancti d’un fils tueur. Un tueur qui sera ensuite tué par son propre fils, car tel est
justement le mystère du « désir du père ». Les pères sont des fils qui veulent
prendre la place du leur, de manière plus ou moins terrorisée ou claironnante, et
cela sans trop s’occuper ou au mépris du « désir de la mère 18 ».

N’est-il pas temps d’en finir avec cette idée des mères déguisées en crocodiles,
pourvoyeuses de la psychose 19 ? Il existe toutes sortes de mères : autant que d’es-
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pèces de la féminité, c’est-à-dire aussi bien des femmes masculines que des
femmes masculines et féminines : soit la moyenne de l’hystérie. Ou bien des
femmes qui essayent d’être des femmes – des femmes à la Médée, qui peuvent
être en effet des tueuses d’enfants. Et il y a aussi des femmes qui veulent jouer

18. Certains cherchent une femme uniquement pour avoir des enfants, et dans la
paranoïa il arrive que des hommes se séparent de leur épouse dès que cet enfant leur
est né. On peut d’ailleurs remarquer que la mère du président Schreber qui aimait
beaucoup son mari est inexistante dans l’ensemble de ses Mémoires, et qu’on y
chercherait en vain un « désir de l’Autre maternel » transformé en crocodile.
19. Le mythe de la « mère crocodile » couplé à un père qui ne serait qu’une métaphore
de son désir permet de définir l’idéologie même du patriarcat, dont le père se veut bien
cette exception, cet « au-moins-un », qui dit non à la castration, c’est-à-dire de la même
façon que cherchent à le faire tous les hommes ou à peu près. Cela ne fonctionne pas,
sauf grâce à un rapport de domination des femmes et des enfants qui laissent encore
beaucoup de chance au patriarcat.
CE QUE LA PSYCHIATRIE CONTINUE DE NOUS ENSEIGNER… 101

directement le rôle du père, qui se déguisent en père primitif, en diable andro-


gyne. Ce sont les enfants qui inventent dans leurs cauchemars la figure d’un père
primitif : d’un loup, d’un ogre, qui les punit de leurs désirs incestueux en faisant
naître le fantasme de l’enfant battu. Il arrive ainsi que certaines mères font tout
pour éliminer le père de la scène et être elle-même le père qui bat.

Après avoir vu le profil de toutes ces mères, et en tenant compte de leurs


grandes différences, n’est-il pas temps de mesurer que, pour la moyenne des
femmes, les mères ne sont pas des crocodiles, car elles s’identifient par transiti-
visme à leur enfant et ce dernier devient leur crocodile 20 ?

Un ravage plutôt maternel est sans doute un cas fréquent dans certaines schi-
zophrénies ou même dans toutes, mais pour ce qui concerne la paranoïa et pour
les psychoses maniaco-dépressives, les pères sont généralement présents et ont
même un désir excessif à l’égard de leurs enfants : un désir dont il faut préciser
la nature. Il n’a pas été abordé directement par Freud, sinon comme une énigme,
et il a été mis par Lacan sous la feuille de vigne d’une pudique métaphore 21.

À ce niveau de déconstruction, il faut se demander si l’absence de réponse à


la question « Qu’est-ce qu’un père ? » ou à la question plus féconde « Qu’est-ce
que le désir du père ? », n’aurait pas comme contrepartie écrasante le rôle impé-
rial accordé au « désir de l’Autre », toujours interprété comme « désir de la
mère » : les mères sont-elles donc les éternelles fautives, ou bien le concept
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d’Autre ne devrait-il pas être remis à sa juste place ? Si l’Autre est l’ensemble des
déterminations parentales ou sociologiques auxquelles un enfant s’affronte et
qu’il contredit, le père ne ferait-il donc pas partie de cette constellation ?

Ne faut-il pas donner son nom au responsable de la persécution subie par les
paranoïaques, comme le montre le tableau clinique de la psychiatrie ? D’où vient
cette figure du père sodomite, du père primitif mythique ? C’est une invention

20. Il vaut mieux tempérer ce mythe de la mère crocodile, et mesurer qu’il existe des
désirs du père qui sont des désirs incestueux, des désirs sodomites, qui sont en fait les
responsables d’au moins la moyenne des paranoïas.
21. Peut-être l’euphémisme de Freud lorsqu’il résume le processus de la paranoïa aux
différentes formes de réversion de « Je l’aime, lui, un homme », alors qu’il aurait fallu
écrire « Je l’aime, lui, un père », rejoint le silence de Lacan sur le « désir du père ». Peut-
être faut-il attribuer ces deux silences théoriques au patriarcat de leur temps, qui leur
a fait survaloriser le personnage du père en minimisant sa complexité. Lacan n’a-t-il pas
évoqué le père comme un « au-moins-un » qui dirait non à la castration – alors que
personne ne saurait s’y risquer (d’autant moins qu’il le fait sans le savoir) ?
102 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 31 •

de chaque enfant qui n’a nullement besoin des élucubrations de Darwin : inutile
de rechercher ce père mythique, celui de la horde primitive de Totem et tabou
dans les forêts amazoniennes. Il se promène dans les cauchemars des enfants sous
le masque du loup. Chacun s’invente son ogre : c’est le symbole de la persécution
et de la punition de son propre désir incestueux. Car le désir incestueux vient
d’abord des enfants qui désirent leurs parents. Ce désir vient rarement des
adultes qui le refoulent. Les enfants inventent un père qui les bat, qui est le
responsable du traumatisme sexuel fondateur de la structure. La hantise de
chaque enfant sera donc d’en finir avec ce père de cauchemar, qui le fait hurler
la nuit, qu’il soit du côté de la psychose, de la névrose, ou de la perversion. Il
devient le symbole de l’interdit de l’inceste.

Ce père des origines ne s’élimine jamais spontanément. De là vient l’importance


d’un « deuxième » père, un père de la réalité qui incarne secondairement le père
et avec lequel se jouera postérieurement la scénographie du parricide. Ainsi se
constitue le complexe d’Œdipe classique, dont le « deuxième » père s’élimine tardi-
vement sur le fond du premier père de cauchemar de la horde primitive.

Je viens de rappeler le mythe grec d’Œdipe dont le premier père chercha à


assassiner son fils et qu’un deuxième père éleva : le père n’est pas une méta-
phore, mais il s’entrevoit dans un processus où deux pères vif et mort se dédou-
blent l’un de l’autre. Dans ce complexe, le deuxième père est celui qui est tué :
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c’est lui qui est absent ou trop présent dans les psychoses. Le père en général
n’est pas forclos, mais la scénographie du parricide n’arrive pas à se jouer grâce
à un dédoublement mythique du complexe paternel. On voit pourquoi la plura-
lisation des noms du père ou bien la notion de père réel, symbolique, imaginaire
sont de peu de secours, comparées au complexe paternel freudien. Le processus
paternel freudien va d’un père à l’autre en franchissant un Rubicon de sang.
N’est-ce pas pour cette raison que ni Freud ni Lacan n’ont répondu à la question
« Qu’est-ce qu’un père ? » ? Ils ont bien fait ! C’est impossible, car le père se
dédouble : d’abord en passant du fils au père, puis ce père se spiritualise par la
grâce de l’acte meurtrier du fils qui devient père : pater filioque et spiritu sancti.
La forclusion concerne cet acte de « spiritualisation », que toutes les religions
formalisent.

La forclusion porte en réalité sur le parricide plutôt que sur le « Nom du


père », dont l’absence n’est une occurrence vérifiable que dans la schizophrénie.
Voilà aussi pourquoi le nom du père n’est pas réductible pleinement au nom
propre. La forclusion porte en réalité sur les possibilités mêmes du fantasme
CE QUE LA PSYCHIATRIE CONTINUE DE NOUS ENSEIGNER… 103

parricide. Elle est au premier plan quand il n’y a aucun papa présent dans la
réalité. En ce cas, « le père » reste sous la forme de l’ogre ou du loup des cauche-
mars, que rien ne peut tuer, lorsqu’« il » n’est qu’une métaphore, qu’il est tota-
lement absent en chair et en os, nullement incarné par une présence qui exprime
de quelque façon un « désir du père ». De toute façon, le désir du père est
toujours tu, diabolique, car c’est un désir mauvais : on ne peut oublier que
lorsque les fils veulent devenir pères, et lorsqu’ils y arrivent, cela les rend craintifs
et méchants. Car s’ils incarnent un père, le destin qui leur est promis est celui de
la castration et de la mort (comme ils l’ont fait avec leur père).

Le premier père mythique est toujours présent, mais si le deuxième père est
en défaut, comment le fantasme parricide va-t-il s’actualiser psychiquement ? Et
si c’est impossible, il ne peut ensuite se culpabiliser et, par conséquent, il ne sera
pas non plus refoulé. Car le fantasme parricide est le seul qui entraîne une lourde
culpabilité, et c’est donc lui qui centre le refoulement secondaire. Pourquoi un si
grand poids de péché est-il occasionné par ce fantasme ? C’est que le père est
fantasmatiquement tué à cause du désir incestueux qu’il provoque… L’enfant
veut en finir avec son propre désir incestueux qui le met en danger (tel est le
vertige de l’inceste). Ne faut-il pas en conclure que c’est le fantasme parricide qui
est forclos dans les psychoses ? Par la suite, tous les autres fantasmes originaires
qui le précèdent ne pourront plus être refoulés non plus : c’est-à-dire le fantasme
« un enfant est battu », « le fantasme de séduction » et les fantasmes collatéraux
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qui les accompagnent.

Le fantasme de l’enfant battu entre en scène le premier : l’enfant est


coupable de son désir incestueux, il s’invente un père qui le punit pendant qu’il
se masturbe. Ensuite apparaît un fantasme de séduction d’un père, qui, parce
qu’il donne des coups, fait jouir celui qu’il punit en même temps (c’est un
fantasme masturbatoire). Enfin, comme cette séduction paternelle est un viol
potentiel par le père, il est traumatisant et surtout incestueux : il a donc comme
conclusion un fantasme parricide.

Le refoulement du fantasme parricide ne se produit pas lorsque l’absence du


père est complète, par exemple dans les schizophrénies. Le fantasme parricide
perd son efficacité dans une deuxième occurrence : lorsqu’un père est bien
présent en chair et en os, mais sa puissance est si écrasante que son désir de père
devient meurtrier. Ce fut le cas de pères comme celui de Schreber, d’Hitler ou de
bien d’autres paranoïaques. En revanche, les pères présents de la névrose sont
des pères qui restent à moitié des fils (par exemple le père du petit Hans) : ils
104 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 31 •

doutent de leur paternité et sont les premiers à se mettre en retrait, à se « parri-


cider 22 » : ils ont peur d’être pères. Grâce à leur doute intime, ils se laissent
« tuer » et, avec eux, le parricide évolue de la phobie de l’inceste jusqu’à sa réso-
lution totémique 23.

Quand s’impose une forclusion du parricide parce que le père est trop puis-
sant, ou impossible à tuer, le fantasme non refoulé est projeté sous forme hallu-
cinatoire, puis délirante dans le réel. Par exemple, le défaut de refoulement du
fantasme parricide laisse resurgir le fantasme de l’enfant battu sous forme de
délires de persécution. De même, le fantasme de séduction s’hallucine au dehors
et se retourne en délires de jalousie ou en érotomanie. Il en va de même pour le
retournement du parricide en suicide dans la mélancolie ou l’incarnation du père
primitif dans le carnaval maniaque.

S’agit-il seulement d’une réapparition « dans le réel » de ce qui fut forclos


« au champ symbolique » ? Ce système de vases communicants est séduisant et a
une très grande extension. Car qu’est-ce que le fantasme, sinon l’anticipation
même du désir ? Il oriente le désir dans les phrases auxquelles il donne son ordre
et plie la parole indépendamment du contenu de ce qu’elle dit. Le fantasme est
le maître de la grammaire, non pas à l’occasion, mais de manière systéma-
tique 24 : la structure des fantasmes fondamentaux grammaticalise n’importe
quelle pensée. De sorte que lorsqu’il y a forclusion du nom dans un moment où
la situation exigerait que le sujet le porte, c’est-à-dire assume son désir parricide,
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le fantasme se retourne à l’extérieur où il cherche à prendre appui : la grammaire
des phrases s’abolit un instant. En effet l’énonciation du « je » de n’importe quel
énoncé est un acte parricide symbolique qui nous rend maître de notre énoncé 25.
À cause de ce défaut d’intériorisation, de l’absence de culpabilité, les fantasmes

22. C’est en ce sens que le Pater semper incertus latin prend tout son sens.
23. De tels pères présents en chair et en os ne sont pas des métaphores : le fantasme
parricide s’exerce en toute liberté. Il est ensuite culpabilisé et tout aussitôt refoulé,
entraînant avec lui le refoulement des fantasmes qui le précèdent.
24. Un orateur peut chercher à séduire, à se plaindre, ou à agresser, alors qu’il parle de
Kant ou des Évangiles. Sa position de sujet par rapport à son auditoire est
grammaticalisée par son fantasme. Les phrases que nous employons sont doublées par
les fantasmes et cela s’entend très bien quand on écoute quelqu’un parler : il cherche
à séduire, il se plaint ou il agresse.
25. En parlant, nous ne prononçons presque jamais notre propre nom propre car l’acte
de parler en libère.
CE QUE LA PSYCHIATRIE CONTINUE DE NOUS ENSEIGNER… 105

sont alors projetés sur l’heure dans le réel. Et exactement au même instant les
mots valent comme des choses. Dans les phrases ordinaires, chaque mot explique
une certaine chose qui a été nommée auparavant et il fonctionne comme sujet
d’un prédicat : la phrase a un rôle explicatif causal et disculpant qui n’est plus
nécessaire si le fantasme parricide est rejeté. De sorte que lorsque les fantasmes
sont rejetés au dehors, sur la scène du réel, la structure des phrases s’effondre, la
barre résistante entre signifiant et signifié s’abolit : c’est la formation du langage
schizophrénique, de ce langage d’organe où les mots, après avoir été pris comme
des choses, sont eux-mêmes investis par la pulsionnalité du corps. En effet chaque
mot répond d’une représentation sensationnelle pulsionnelle, qui, en transitant
par la voix, fonctionne en écho d’une certaine zone corporelle.

La projection au dehors ne s’actualise donc pas en toutes circonstances, mais


à l’occasion de certains événements, où le refoulement du parricide aurait été
nécessaire. Mais lorsque cela ne s’est pas produit, la projection se traduit par une
explosion simultanée des phrases qui va s’organiser en délire, avec le risque d’un
passage à l’acte 26. Les délires ne sont pas simplement une manière de
comprendre après coup les hallucinations et de les justifier. Le délire est certes
une « tentative de guérison », au sens où la grammaticalité fantasmatique donne
des explications à celui qui vient de souffrir d’une hallucination. Il n’a pas cherché
ces explications, il les trouve comme une certitude absolue.

Deux phénomènes se produisent presque en même temps : d’abord le phéno-


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mène hallucinatoire advient au moment où le fantasme parricide aurait été
requis. Par exemple, au moment de la naissance d’un enfant : le fantasme d’un
homme est qu’il remplace son père 27 ; ou bien la difficulté est du même ordre
lors du passage d’un examen ; ou au moment d’un rapport sexuel. Mais juste-
ment, alors que l’événement se produit, s’accomplit au même instant un retour-
nement des fantasmes dans le réel et une construction simultanée d’un délire,
qui cherche à meubler, à nourrir sa grammaticalité avec les faits qu’il a sous les

26. Pour le dire encore une fois dans le langage saussurien, bien qu’il soit peu adéquat,
ce moment d’effondrement de la barre de la signification entre signifiant et signifié
déchaîne ce « langage d’organe » selon ce qui a été décrit par Lacan comme
holophrase. La psychiatrie classique nous laisse encore cet os à ronger : celui de
l’hypocondrie, ou des phénomènes psychosomatiques.
27. Et il a parfois beaucoup de mal à prendre son enfant dans ses bras.
106 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 31 •

yeux 28. Et, du même coup, le parricide qui n’aura pas fantasmatiquement eu lieu
et qui n’aura pas été refoulé se construit sur la scène de la réalité. À cette occa-
sion, c’est souvent le passage à l’acte psychotique classique qui remplace la
forclusion du parricide 29.

Il y aurait bien des leçons à en tirer concernant un certain génétisme des


psychoses, car les faits psychiatriques montrent que l’événement hallucinatoire
ne se produit pas à n’importe quel âge de la vie. En dépendent peut-être les
différentes formes de la psychose. Si nous voulons poursuivre le travail de décou-
verte de la vie psychique, il faudra bien en tenir compte : les psychoses s’enchaî-
nent les unes aux autres selon une progression, comme le montre leur
chronologie selon les âges de la vie. La schizophrénie débute généralement à
l’adolescence, la paranoïa arrive plus tard, à l’heure de la paternité ou de ses
équivalents, et la manie/mélancolie précipite plus fréquemment à l’heure où les
deuils s’accumulent. Les psychoses structurées développent des délires linéaires
très différents selon les âges de la vie 30.

La psychiatrie montre de plus comment se développe chaque délire, car aucun


n’est statique : ils progressent puisqu’ils sont tirés en avant par l’angoisse de l’in-
ceste. Cette angoisse pousserait directement jusqu’au suicide si les buts de délire
ne changeaient pas, ou bien elle amènerait à évoluer selon des formes succes-
sives, assez différentes les unes des autres. Par exemple le président Schreber
passe d’un délire « terrestre » de féminisation à un délire « céleste » d’épou-
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sailles avec Dieu : il est plus honorable pour lui d’être la femme de Dieu que
d’être l’épouse du docteur Fleischig ! Puis il passe à un délire à prétention scien-
tifique sous la forme d’une confession et d’un témoignage de ce qui lui est arrivé,
avec l’écriture de son livre de confessions. La même progression est sensible dans
la scientifisation des délires, lorsque les termes du délire sont mathématisés,

28. Par exemple, le délire de jalousie paranoïaque se construit au moment où la femme


aimée aurait fait un certain signe à un homme de passage ou bien lorsqu’elle a un
orgasme : vient la pensée qu’elle jouit avec un autre. Etc. La preuve est tout aussitôt
certaine.
29. À titre de preuve, on remarque, dans pratiquement tous les cas, que suite à un acte
meurtrier un paranoïaque cesse de délirer. Ce passage à l’acte est un processus bien
répertorié, qui correspond peut-être ce que Lacan a appelé « sinthome », et c’est en
tout cas ce qu’il décrit dans sa thèse sur le cas Aimée. Lorsqu’il y a forclusion du
parricide, le passage à l’acte en tient lieu, initié par un événement hallucinatoire.
30. Bien qu’il existe quelques exemples de changement entre elles.
CE QUE LA PSYCHIATRIE CONTINUE DE NOUS ENSEIGNER… 107

présentés sous forme algébrique, topologique, ou autre 31. On ne compte plus le


nombre de mathématiciens psychotiques. La psychose se divise souvent entre une
part délirante et une part mathématisée, comme c’est le cas de Penrose ou de
Cantor. Le motif de cette répartition demanderait à être élucidé. C’est un vaste
champ de recherche 32.

Les observations de la psychiatrie classique continuent de nous questionner,


et elles remettent en questions nos concepts et notre vocabulaire. Ainsi du Réel
de l’observation clinique « athéorique » : dans ces quelques pages, j’ai employé
plusieurs fois le mot « réel », comme s’il s’agissait d’un dehors impossible à
nommer. Je me rends bien compte que c’est un aveu d’ignorance. « Réel » est un
terme suremployé lorsqu’on ne trouve pas la solution d’un problème. Il corres-
pond à l’emploi d’une notion philosophique très platonicienne, ou cartésienne,
qui revient à dire que les mots n’arrivent pas à décrire le tout de la chose et que
donc un « réel » serait au-delà du symbolique. En fait un « réel » au-delà des
mots ne sert à rien. En revanche, nous sommes concernés par un réel vivant,
pulsionnel, qui est l’écho d’une part de nous-mêmes, tels que nous investissons le
dehors grâce à nos sensations qui sont doublées par les pulsions. Il n’y a pas d’au-
delà de ce réel animiste projeté : une réalité fantasmatique animiste se forge à
partir de lui. Elle est fabriquée avec la sensation pulsionnelle, y compris la pulsion
sonore telle qu’elle forge les mots, car les mots sont usinés à partir de cette maté-
rialité vivante qu’est la voix qui est une représentation de chose pulsionnelle.
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Dans son emploi aussi ordinaire que faux, « le réel » serait en dessous des mots
et il resterait presque toujours inaccessible. Dans l’emploi psychanalytique, me
semble-t-il, le réel est l’investissement pulsionnel premier des sensations par les
pulsions : ce n’est pas un au-delà des mots car les mots le recouvrent de leur
propre musique. Ne faut-il pas avoir lu le Traité des hallucinations d’Henri Ey
pour le mesurer ? Ou bien La science des rêves, qui montre que l’hallucination est
le premier mouvement du désir.

31. Il est clair que cette scientifisation désexualise les termes du délire : tous les
signifiants ont un genre, ce n’est plus le cas s’ils sont chiffrés, et on a ainsi affaire à des
délires d’inventeurs, le plus étonnant étant que les auteurs de certains de ces délires ont
effectivement fait des trouvailles extraordinairement utiles à l’humanité.
32. Car quel rapport peut-il y avoir entre les hallucinations pulsionnelles et les
chiffrages scientifiques qui servent de contre-délire ? Il faudrait parler ici d’une sorte de
division du fantasme (des âges psychiques du fantasme) qui permettrait de faire un
pronostic, ou même pour jouer la carte de la guérison… il vaut mieux décerner le prix
Nobel de l’halopéridol !
108 • FIGURES DE LA PSYCHANALYSE 31 •

RÉSUMÉ
La clinique observée par les psychiatres classiques continue de nous être utile jusqu’à
aujourd’hui. On ne la reverra plus du fait de l’emploi des neuroleptiques. Elle nous sert
pour distinguer normal et pathologique, de même que les hallucinations et les délires dans
les psychoses et les névroses. Elle continue de poser le problème de la causalité des para-
noïas et elle oblige à repenser tous les aspects de la forclusion, de même que la structure
du langage. Elle interroge le concept d’holophrase et l’hypocondrie. Par rapport aux varia-
bilités des formules cliniques des psychoses, il reste beaucoup de ces formes que la psycha-
nalyse ne sait pas théoriser, de même que le « désir du père », pourtant bien présent, n’est
pas pris en compte. La psychiatrie classique nous oblige à faire ce travail de réactualisation
qui ouvre de grandes perspectives.

MOTS-CLÉS
Psychiatrie, psychanalyse, délire, forclusion, hallucination, renouvellement de la théorie.

SUMMARY
What psychiatry continues to teach us (to renew the theory of the psychosis)
The classical psychiatry is still very useful until now. It’s no more possible to check it now,
because of the early use of psychotropics and nevrosis. This clinic is underlining the problem
of paranoias causality, and is obliging to take in count all the aspects of forclusion, as well
as the language structure. It’s obliging to look anew the “holophrase” concept as well as
the hypochondriac or psychosomatic concept. In relation to the numerous forms of psycho-
sis, a great number of this forms are escaping the actual abilities of psychoanalytic theory,
as well as the “desire of the father” which is very present in the clinical facts. Classical
psychiatry obliges us to do this work which is opening great perspectives.

KEYWORDS
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Psychiatry, psychoanalysis, delusion, hallucination, forclusion, renewal of the theory.

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