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L’« anomalité » à l’œuvre dans Ma mère, musicienne… de

Louis Wolfson
Pascale Antolin
Dans Revue française d’études américaines 2015/2 (N° 143),
pages 57 à 71

Article
Plutôt la mort que la santé qu’on nous propose

— Gilles Deleuze, Logique du sens, 188

D
e Louis Wolfson, on connaît surtout Le schizo et les langues, publié en 1970 1
et préfacé par Gilles Deleuze, lequel a largement contribué à la notoriété
de l’auteur. Ce récit insolite est écrit par un jeune schizophrène new
yorkais né en 1931, qui raconte, à la troisième personne, sa vie
quotidienne et le procédé linguistique qu’il a conçu pour convertir le plus
vite possible les mots anglais qui, dit-il, le persécutent, en mots français,
allemands, hébreux et russes, équivalents du point de vue du sens et de la
sonorité. Le livre connut immédiatement un immense succès critique au-delà des
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frontières géographiques ou disciplinaires traditionnelles. En témoigne en particulier un
ouvrage collectif, Dossier Wolfson ou l’affaire du schizo et les langues, qui réunit un certain
nombre d’articles publiés entre 1970 et 2009 par des psychanalystes tels Jean-Bertrand
Pontalis ou Piera Aulagnier, des écrivains comme Jean-Marie Le Clézio et Paul Auster, ou
encore par le philosophe Michel Foucault, pour ne citer que les plus célèbres.

Cependant, ce n’est pas ce texte qui est l’objet du présent article mais le second livre de 2
Louis Wolfson, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au
milieu du mois de mai Mille977 au mouroir Memorial à Manhattan, qui fut écrit après la mort de
[1]
la mèrepremière
[1]Une de l’auteur, RosedeMinarsky,
version décédée
l’ouvrage fut publiéeenen1977
1984d’une tumeur à l’abdomen . Ce récit,
par les…
en effet, a suscité beaucoup
moins d’intérêt que le premier et surtout, si Wolfson dans son titre semble annoncer son
sujet, l’agonie de sa mère, c’est un autre thème qui s’impose de plus en plus au fil des pages,
sa propre
[2]Une schizophrénie,
autre au pointaussi
tension se manifeste qu’une
entretension croissante
la maladie de la… se développe entre les deux
[2]
pathologies . En outre, bien
qu’Américain d’origine juive, Wolfson a rédigé cet ouvrage comme le premier en français,
par haine de l’anglais, sa langue maternelle, mais l’anglais vient étrangement hanter ou
infecter sans cesse le français tel un parasite pathogène, de même que la schizophrénie le
dispute au cancer. Comme l’écrit le psychanalyste Jean Oury dans Création et schizophrénie,
se dessine d’emblée « une sorte d’homéomorphie entre ce qui est créé et la personnalité de
celui qui crée » (Oury 18). Ainsi, le clivage schizophrénique se manifeste dans le style même
du livre (Ibid.), qui, à l’instar de Le schizo et les langues, fait voler en éclats les catégories
traditionnelles à la fois de la pathographie et du récit psycho-pathologique classique. Les
propos de Pontalis concernant la première œuvre de Wolfson peuvent dès lors s’appliquer
également à la seconde :

le lecteur se trouve comme capté par une langue qu’il connaît – le français – mais qui n’est plus tout à 3
fait la sienne, il pressent qu’il va être entraîné, non dans un monde imaginaire […] mais dans un
monde réel, décalé par rapport au sien, un monde soumis à une autre logique qui le déplace de la
sienne et à laquelle il craint d’être soumis au risque de se perdre.

— (Pontalis 15)

C’est donc non seulement la nature de ce livre, aussi insolite et fascinant que le premier, 4
mais encore la motivation et la langue de l’auteur que la présente étude tentera de cerner.

Dérives pathographiques

Si l’on se réfère à la définition que donne Anne Hunsaker Hawkins de la pathographie, il 5


s’agit d’une forme de biographie ou d’autobiographie qui met en mots la maladie, et parfois
même la mort – « [it] describes personal experiences of illness, treatment, and sometimes
death » (Hawkins 1) –, que celle-ci soit rédigée par le patient lui-même ou par l’un de ses
proches, en suivant, le plus souvent, la chronologie des épisodes pathologiques. Wolfson,
[3]
quant à lui, part des notes laissées par sa mère , sorte de journal de bord présenté en
[3]En fait Wolfson écrit : « D’autant plus, je m’imaginais,…italiques dans le récit, entre le
« 11 novembre 1975 » (Wolfson 23), où est diagnostiquée la tumeur, et le « jeudi 5 mai 1977 »
(222), ultime entrée dans le journal de Rose. Au-delà de cette date, Wolfson prend le relais et
poursuit seul l’évocation chronologique jusqu’à la mort de la malade, le 18 mai de la même
année. Et s’il entreprend un tel ouvrage, ce n’est pas pour rendre hommage à sa mère ou
témoigner de la souffrance qu’elle a subie, mais, explique-t-il, « beaucoup sa propre faute
[celle de sa mère] en ayant tenu un Dossier d’hôpital et en ayant, deuxièmement, “choisi” de
mourir de manière tellement allitérative » (260). Autrement dit, comme l’écrit la
psychanalyste Josée Mattei dans un article intitulé « La langue de Wolfson », « il souhaite
témoigner de ces mois de maladie […] parce que ce qui entoure cette mort lui fait signe »
(Mattei 49), qu’il s’agisse de la coïncidence allitérative du nom, de la date et du lieu, ou
encore des brèves notes maternelles, lesquelles servent, en vérité, de prétexte à Wolfson : il
écrit dans les blancs, les espaces entre les dates, comme s’il cherchait à combler les vides
laissés par sa mère.

Les propos de Wolfson, toujours violents voire virulents contre le système médical et les 6
praticiens de son pays, semblent inscrire son texte dans le type de pathographie
caractéristique de son époque, les « angry pathographies », comme les appelle encore
Hawkins, lesquelles dominent à partir de la fin des années 1970. Elles ont pour vocation
essentielle une dénonciation de la médecine et de la manière dont les médecins ont
tendance à traiter la maladie, en oubliant le patient et sa souffrance, qu’elle soit physique ou
morale :

These books testify to a medical system seen as out of control, dehumanized, and sometimes 7
brutalizing ; and they are written from a sense of outrage over particular and concrete instances of
what is perceived to be the failure of medicine to care adequately for the ill.

— (Hawkins 6)

À maintes reprises, par le biais de l’ironie voire de la diatribe, Wolfson dit ainsi sa haine du 8
[4]« Je haïssais les hôpitaux et les médecins et surtout les…corps médical [4]. Dès la découverte
de la tumeur cancéreuse, par exemple, lorsque sa mère est hospitalisée pour des examens
complémentaires, il se lance dans une de ses premières attaques : « Sans doute des examens
redondants, ne servant qu’à l’utilisation de la patiente comme pièce pratique
d’enseignement, qu’à des excuses de hausser les honoraires […] et qu’à la diminution de la
patiente » (Wolfson 25). Il va même jusqu’à qualifier de « viol » (25, 26, 27) chacun de ces
examens, tandis que les médecins sont appelés « coupeur de chair vive » (40) ou « poisson
visqueux » (286).

Pourtant, si le texte de Wolfson semble relever de la pathographie, comme le suggère son 9


titre, et présente des caractéristiques de ce type de récit, il s’en écarte aussi de manière
significative. En témoigne d’emblée la double motivation invoquée par l’auteur. En outre, la
maladie de la mère n’est pas le sujet unique du livre alors que Hawkins décrit la
pathographie comme « monothématique » (Hawkins 32). Au contraire, l’ouvrage de
Wolfson est émaillé de digressions, le plus souvent « de contiguïté temporelle », selon la
terminologie de Pierre Bayard (Bayard 47-58), lesquelles introduisent toutes sortes de hors
sujets. Chaque date dans le carnet maternel est l’occasion d’évoquer les événements
marquants qui se sont déroulés ce jour-là, qu’ils soient de nature historique ou plus
anecdotique. Ainsi, à propos du 22 novembre 1975, Wolfson écrit : « c’était le douzième
anniversaire de l’assassinat de John F. Kennedy » (Wolfson 28) ; concernant le jeudi
27 novembre de la même année, alors que sa mère mentionne « Jour d’actions de grâce »
(35), il ajoute :

Il se fête toujours le troisième ou le quatrième jeudi de novembre ; et au cours du long week-end de 10


quatre jours, il y a sur les routes cinq cents victimes (propitiatoires pour le plein emploi dans
l’industrie de l’auto) – des non-cancéreux pour la plupart et sans guère s’être attendus à leur mort
accidentelle, tout ce qui va de soi. C’est beaucoup de cadavres (de plus), mais guère qu’une autre
bouchée pour la gigantesque industrie funéraire de par le monde quand on considère que cent vingt
humains […] meurent par minute (1 200 000 par semaine) sur la « Planète bleue ».

— (35)

Wolfson disserte bien sur la mort mais pas celle de sa mère, même si elle reste présente en 11
filigrane (« des non-cancéreux »). À l’annonce de la « tumeur (“Tu meurs”) », comme il écrit
(16), il a bien compris la menace pesant sur Rose, mais c’est une vision apocalyptique de
l’Amérique et de la planète tout entière qu’il propose à la place, prenant non sans ironie le
contre-pied de la fête religieuse, et combinant étrangement démesure et données chiffrées.
Et il poursuit ainsi son discours sur toute une page avant de conclure : « Ce soir-là de Jour
d’actions de grâce, le premier tiercé, à Yonkers, fut gagné, quelque peu ironiquement, pour
ne pas dire assez cyniquement, par Atheist (“Athée”) ! Je n’y eus pas assisté » (36).

À l’instar des médecins qu’il fustige, Wolfson néglige la patiente, comme s’il était incapable 12
de se concentrer sur son sujet. Pendant les trois premiers chapitres (sur les sept que compte
le livre), la maladie de la mère est souvent évincée, en vérité, par la passion que voue l’auteur
aux paris hippiques. Il décrit avec force détails tant ses trajets en autobus ou en métro vers
les champs de courses plus ou moins lointains de la banlieue new yorkaise, que ses
mésaventures avec les chauffeurs de bus (de couleur notamment) ou, plus encore, les
martingales qu’il met au point pour sélectionner les chevaux sur lesquels il parie : « Le
samedi 14 février, c’était comme toujours la Saint-Valentin et j’avais l’idée pour une raison
quelconque, sans doute à cause des résultats de l’année précédente et de l’histoire des
amants de Vérone, que les chevaux ayant nom Romeo gagneraient presque à coup sûr. Il y en
avait trois cette nuit » (72). Wolfson est pris « dans la dérive des mots », comme l’écrit
encore Mattei (Mattei 50), et glisse ainsi de l’un à l’autre par association sémantique – de la
fête des amoureux à Roméo et Juliette – ou ressemblance sonore lorsque, plus loin, par
exemple, il passe de Poutine à « putain, putain, Poutine, putain de Poutine, président
“pérenne” » (Wolfson 59). Surtout, il utilise la même méthode – glissement, dérive ou
délire ? – à la fois pour les paris hippiques et pour l’écriture pathographique.

Le chapitre IV, cependant, représente une sorte de transition dans l’ouvrage puisque les 13
deux thèmes, les courses et le cancer, sont également présents mais, comme l’explique
Wolfson à la date du 17 décembre 1976 : « cet après-midi là, je lisais sur le cancer – matière
m’intéressant de plus en plus tandis que les courses de moins en moins, vu, entre autres,
toutes mes déceptions » (151). C’est ainsi que le chapitre V voit s’effacer les allusions aux
paris hippiques et, jusqu’à la fin du livre, il n’en est quasiment plus question. Ce sujet
disparaît donc du devant de la scène à mesure que se détériore l’état de santé maternel. Plus
précisément, à mesure que le cancer de la mère se fait plus menaçant, s’affiche et s’affirme
un autre thème, la schizophrénie de l’auteur. Ainsi s’instaure un nouveau clivage
thématique, qui remplace le premier. Mais même quand Wolfson se met à décrire la vie de
sa famille au quotidien, il ne se défait pas de l’ambivalence. Au début du chapitre V, par
exemple, il consacre trois pages (170-173) à un déplacement en taxi qui le conduit, en
compagnie de Rose, à l’hôpital et quelques lignes seulement à la consultation médicale,
comme s’il voulait parler de sa mère sans y parvenir tout à fait. Ou seulement de loin, sur le
mode distancié du discours médical :

Quand Rose disait qu’elle commence de perdre énormément de sang, O* rétorqua que ça avait 14
l’apparence de beaucoup plus qu’il n’en était en réalité. Le Dr Cl*, qu’il disait savoir être encore à
l’hôpital, passerait sous peu et déciderait, en tant que le chirurgien, comment mettre un terme aux
saignements ombilicaux, soit par cautérisation, soit par irradiation.

— (176)

Le ton de Wolfson est donc loin de ressembler à celui des pathographies classiques : « [they] 15
do tend to dramatize the events of illness » (Hawkins 13). Nul effet dramatique pour
montrer la maladie dans son récit, nulle émotion non plus. Wolfson ne dit jamais ce qu’il
ressent ; il décrit ce qu’il fait ou ce qui est, dans les moindres détails. Lorsqu’il mentionne sa
mère dans les premières pages, il l’appelle « ma vieille », « ma génitrice » puis, le plus
souvent, « Rose » ou simplement « ma mère ». Il garde une telle distance vis à vis des
événements qu’il relate – qualifiant d’ailleurs son appréciation de la maladie maternelle de
« point de vue d’un tiers » (121) – que son texte peut se faire froidement proleptique ou
purement clinique : « De toute façon, son nombril s’accroîtrait (tuméfaction ?), suinterait et
saignerait de plus en plus jusqu’à la crise (ruisseau de sang) du 25 janvier (d’ailleurs fête
nationale d’Australie, car un certain nombre de canassons des antipodes couraient à New
York) » (153), écrit-il par exemple à la date du jeudi 30 décembre 1976, en recourant à un
conditionnel qui a des accents de condamnation. Les passages où Wolfson évoque le cancer
[5]
de sa mère s’apparentent toujours à des « rapports médicaux », d’autant qu’ils sont truffés
[5]La différence qu’établit Hawkins entre la « pathographie » et…de termes scientifiques, tandis
que la patiente, auscultée, déshumanisée, est réduite à un corps-objet malade.

Plus étrange encore, cette distance et cette absence d’émotions se retrouvent dans les 16
carnets maternels qui n’ont rien d’un journal intime. En style télégraphique, souvent
asyntaxiques, eux aussi ne relatent que des faits, des détails matériels (coût de la course en
taxi, par exemple) ou strictement médicaux. Ainsi, le vendredi 21 janvier 1977, Rose aurait
écrit :
Rendez-vous, le Dr O*. Hématologie et biochimie. Phénolphtaléine du bassin. Radiologie 17
diagnostique de la poitrine (postério-antérieure et latérale). Pharmacie : ai commandé trois cents
cachets de Provéra. Et prescription pour pilules analgésiques : Darvin composé 65. J’ai demandé au
Dr O* si un onguent à 5-FU aiderait, appliqué sur la métastase.

— (169)

Là encore, pas la moindre plainte, pas le moindre soupçon de désespoir – ni d’espoir non 18
plus, du reste. Le corps est découpé au scalpel, et l’écriture de la mère ressemble tellement à
celle du fils que le lecteur peut à juste titre se demander si c’est bien Rose qui est l’auteur de
ces notes, ou si ce n’est pas plutôt Wolfson lui-même, d’autant qu’elles sont elles aussi en
français. Jusqu’au moment du décès, alors que Rose agonise, Wolfson conserve la même
singulière distance : ainsi, au lieu de profiter des derniers moments de sa mère, il poursuit
ses attaques contre le corps médical, incapable de renoncer à ses obsessions. De même, à
peine lui a-t-on annoncé le trépas de celle-ci qu’il interroge le médecin à ses côtés sur « les
critères de la mort » (291), comme si, pour fuir l’emprise de l’émotion ou juste la présence de
l’autre, même sous la forme tragique de la perte, il se réfugiait dans les bras de la science.

Ce que dévoile l’ouvrage de Louis Wolfson, en vérité, c’est autant le cancer maternel que la 19
pathologie de l’auteur, cette schizophrénie paranoïde qui s’impose de plus en plus au fil des
pages. Le journal de la mère, chronique d’une maladie mortelle et même d’une agonie,
recèle, en vérité, l’autoportrait en creux d’un schizophrène. Et ce qui apparaît au départ
comme un livre voyeuriste sur la maladie d’une femme devient progressivement la mise à
nu d’un homme, l’approche quasi microscopique de sa psychose.

Délires psycho-pathologiques

Car Wolfson, comme il l’écrit lui-même à plusieurs reprises, n’est pas un écrivain ordinaire : 20
« Dans mon état psychotique schizophrénique » (27), indique-t-il dès les premières pages, et
il possède une singulière conscience de son état. Cependant, son système de filtration des
stimuli extérieurs est défaillant et il se trouve comme noyé dans les informations qu’il
capte : d’où le caractère fragmentaire, chaotique de son récit, constellé de répétitions ou de
digressions. Les premières trahissent son enfermement psychotique tandis que les
secondes, autant de hors sujets, témoignent d’un « émiettement subjectif » (Bayard 175). En
d’autres termes, ce mode d’écriture illustre les difficultés de l’auteur à s’appréhender
comme sujet. Bayard parle même d’une « non-reconnaissance de soi par soi », d’un
« clivage » (177), mot essentiel (d’ailleurs en italiques dans son texte), théorisé par Freud en
[6]
1927 dans son essai sur le fétichisme . La digression, dès lors, manifeste le narrateur
[6]Cet essai (traduit par Denise Berger) est publié dans le…comme sujet – mais comme sujet
clivé, voire morcelé.
En outre, elle constitue la « figure même de la distance » (Bayard 137), laquelle caractérise 21
[7]
aussi la relation qu’entretient le schizophrène avec le monde qui l’entoure . Sans amis le
[7]Selon Freud, en effet, la psychose témoigne d’une rupture entre…plus souvent, il fuit les
contacts sociaux : ainsi Wolfson passe le plus clair de son temps seul dans sa chambre ou
[8]
porte sur les oreilles un « écouteur stéthoscopique » (Wolfson 21, 292), précurseur du
[8]« J’entrai dans le living-room pour être, moi aussi, au…walkman et meilleur moyen qu’il ait
trouvé pour ne pas entendre parler anglais autour de lui, mais qui a pour effet de le couper
encore davantage des autres. Surtout, le schizophrène est incapable d’exprimer ses affects,
d’où cette étrange distance, cette forme d’indifférence, qui prévaut tout du long. Partant, le
livre de Wolfson constitue une pathographie d’un genre particulier : aucun sentiment,
aucune émotion ne s’y manifestent. Le clivage du sujet, au sens de thème du récit, renvoie à
la structure binaire du livre, à l’alternance typographique, au partage des voix (voix de
Wolfson/voix de sa mère), lesquels reflètent eux aussi comme en miroir le clivage du sujet,
du moi de l’auteur, et la distance qui le sépare des autres.

On comprend mieux, dès lors, pourquoi Wolfson a introduit les mots de Rose, qu’ils soient 22
réels ou plus vraisemblablement fictifs : car ce sont bien deux narrateurs qui prennent tour
à tour la parole dans la majeure partie de son ouvrage. On comprend aussi pourquoi
Wolfson ne saurait renoncer au clivage thématique : c’est sans doute là son seul moyen
d’expression. À partir du chapitre V, l’auteur se concentre à la fois sur la maladie maternelle
et aussi, de plus en plus, sur lui-même, sur son obsession phobique de la nourriture ou des
microbes, par exemple. Souvent, du reste, les deux thèmes sont associés :

Je me suis permis, peu ou prou « accidentellement » de gober trois yogourts, tout en pensant que je 23
n’avais guère besoin de nourriture au moment et en pensant à la douche que je devrais prendre
ensuite. La raison pour la douche était bien moins de me débarrasser des quelques brins de cheveux
laissés par le coiffeur que la phobie obsessionnelle de contracter la rage, maladie dont le stade clinique
est martyrisant et toujours mortel, à une couple de cas discutables près. Toujours cette idée farfelue
que le « figaro » aurait pu m’érafler avec ses foutus ciseaux sans même que je le sentisse et que d’une
façon quelconque ces ciseaux auraient été contaminés de virus rabique !

— (242)

Ce passage illustre aussi le souci de précision de l’auteur, sa prédilection pour les 24


allitérations, laquelle guide ses choix lexicaux : il affectionne « peu ou prou », par exemple,
qu’il associe ici à « permis », « pensant » et « prendre », de même que « mortel » fait ensuite
écho à « maladie » et « martyrisant », etc. Et ce mode d’écriture confère à ses propos
une étrange familiarité : si le « figaro » fait sens pour le lecteur francophone, aucun locuteur
ne l’utiliserait spontanément pour parler d’un coiffeur. Pour Wolfson, toutefois, le mot est
essentiel aux côtés de « farfelu », « érafler » et « foutus », car la phrase frissonne de
l’allitération en « f », et le littéraire côtoie sans vergogne le vulgaire. La langue fait sens mais
dans une espèce de dérapage permanent. C’est que la pathologie de Wolfson s’impose de
plus en plus. Il le reconnaît dans le dernier chapitre qui débute ainsi : « Le soleil baissait de
plus en plus derrière quelque construction et, au fur et à mesure, ma paranoïa (plus ou
moins iatrogène) se ravivait et gagnait de plus en plus d’emprise sur moi » (271). Le thème
de la persécution va souvent de pair avec la schizophrénie, comme l’indique Freud dans
l’essai qu’il a consacré au Président Schreber, où il explique : « Le refoulement proprement
dit présente dans les deux cas un même caractère essentiel et spécial : le détachement de la
libido du monde extérieur et sa régression vers le moi » (Freud 1954, 319). Et il ajoute plus
loin : « La régression ne se contente pas d’atteindre le stade du narcissisme […], elle va
jusqu’à l’abandon complet de l’amour objectal et au retour à l’autoérotisme infantile » (320).
Ce phénomène se traduit chez le schizophrène par une « difficulté à appréhender autrui »,
écrit Jean Oury, avant de poursuivre : « le schizophrène manque la dialectique du même et
de l’autre, et, bien souvent, quand il vous parle de l’autre, c’est le même » (Oury 34). Rien
d’étonnant, dès lors, à ce que la pathographie de Wolfson recèle, et révèle, un récit psycho-
pathologique : il est « tissé de même et d’autre non distincts », écrit encore Oury (42). Rien
d’étonnant non plus à ce que l’auteur accumule des digressions infinies, autant de délires
irrésistibles : « c’est une des caractéristiques de la création schizophrénique : ne pas
supporter le vide » (35). Ou qu’il ait écrit dans les blancs laissés par sa mère. Car le vide
justement, c’est l’autre (Oury 37). Vers la fin du récit, les digressions de Wolfson lui
permettent aussi de retarder le moment où il va arriver à l’hôpital, dans une parfaite
isochronie entre temps du récit et temps du discours, qui accentue le caractère dramatique
de son texte. Ainsi, le matin de la mort de Rose, alors que son beau-père lui conseille de
venir au plus vite, Wolfson écrit : « Deux-trois minutes de yoga et un peu de nourriture »
(Wolfson 273). Et d’ajouter quelques lignes plus bas :

Maintenant que j’étais pressé – ma mère peut-être à l’agonie –, ne serait-ce pas un bon temps de 25
prendre un petit détour à la poste (question d’une quinzaine de minutes) et possiblement de pouvoir
prendre enfin possession d’un autre livre allemand, attendu depuis un certain temps et peut-être très
important, et cela sans guère être tenté de perdre encore plus de temps en leur manifestant mon
mécontentement, d’une manière ou d’une autre, au sujet de leurs stupidités.

— (273)

Deux digressions encore au cœur de ce hors sujet de six lignes, qui ne semble pas pouvoir 26
s’arrêter, et pour cause : non seulement il glisse comme toujours de son en son ou de
signifiant en signifiant (« temps », « important », « tenté », « temps », « mécontentement »)
sans guère se soucier du signifié, mais il représente très littéralement la mise en œuvre du
« détour » et du délai. L’essentiel, « ma mère peut-être à l’agonie », est devenu secondaire,
dans une incise entre tirets.

C’est sans doute que se concentrer sur Rose, et sur Rose aux portes de la mort, est 27
insupportable pour le schizophrène car cette pathologie va souvent de pair avec un rapport
problématique à la mère, en raison notamment de l’attitude fusionnelle de celle-ci. À la fois
très protectrice et très culpabilisante, elle induit chez son enfant un mélange d’amour et de
haine. Partant, une tension est toujours perceptible chez Wolfson entre le désir d’être
auprès de Rose et la tendance inverse à retarder le moment de la retrouver – tension que
traduit précisément, sur le plan de l’écriture, la digression. Dans le dernier chapitre,
pourtant, l’amour semble subrepticement prendre le dessus sur la haine : lorsque Wolfson
rapporte, au style direct, les derniers mots que lui adresse sa mère, il cite aussi sa propre
réponse et, pour la première fois, c’est le mot « maman » (271) qu’il emploie. En outre, alors
qu’il est coutumier des longues phrases à rebondissements, le début du passage où il
indique les raisons de son refus d’embrasser la morte présente au contraire un rythme
singulièrement haché, une syntaxe morcelée, qui trahit peut-être son émotion : « Peine
perdue. Je restai immobile. […] Encore des problèmes. Machine cœur-poumons,
transfusion sanguine complète, pyrétothérapie et je ne sais quoi de plus » (293). Ce moment
crucial montre l’auteur dans une attitude encore ambivalente de rejet et d’acceptation de la
perte.

La même ambivalence se retrouve dans la langue qu’emploie Wolfson : il a choisi d’écrire 28


cet ouvrage en français par haine de la « langue de sa mère », comme il le dit, mais son
français donne à voir une forme de tension, de clivage encore, entre perfection (en
témoignent l’usage de termes châtiés, du jargon médical, du subjonctif imparfait par
moments) et approximation : non seulement il abuse de vulgarités, mais à maintes reprises
tant le lexique, les temps que les structures syntaxiques dont il se sert en français sont ceux
de l’anglais. Sans cesse cet idiome honni affleure à la surface de son récit qui semble infecté
par un parasite implacable : le « ruisseau de sang » (153), par exemple, suggère l’anglais
stream of blood, tandis que « une couple de cas » (242) calque a couple of cases et conserve
l’allitération initiale, mais introduit une confusion significative des genres grammaticaux :
c’est que Wolfson ne les distingue pas. « La langue parle », explique ainsi Jean-Jacques
Lecercle à propos de Wolfson, et les fautes de français qu’il commet confirment bien ce
[9]
qu’écrit encore Lecercle : « on n’échappe pas à sa langue maternelle ».
[9]http://ecrits-vains.com/doxa/lecercle_c.html
L’ouvrage de Wolfson, écrit Paul Auster à 29
propos de Le schizo et les langues (mais ses remarques, elles aussi, s’appliquent parfaitement
au présent récit)

se trouve dans les marges du langage même. Écrit en français par un Américain, il n’a guère de sens 30
si on le considère comme un livre américain ; et pourtant, pour des raisons qui paraîtront évidentes,
c’est aussi une œuvre qui exclut toute possibilité de traduction. Elle balance quelque part dans les
limbes entre deux langues, et rien ne pourra jamais la sauver de cette existence précaire.

— (Pontalis 54)

De la même façon, elle « balance » entre deux langues, deux sujets (aux deux sens de ce 31
terme) et deux genres de narration, la pathographie et le récit psycho-pathologique, sans
doute parce qu’une telle tension, une telle ambivalence, est tellement fondamentale pour
cet auteur schizophrène qu’est Louis Wolfson qu’on la retrouve à tous les niveaux de son
ouvrage.

Une œuvre « anomale »

L’écriture de Wolfson prend, dès lors, tout son sens. Comme l’écrit encore Paul Auster, il 32
« se sert d’un style narratif qui participe à la fois de la sécheresse d’un rapport clinique et de
l’inventivité de la fiction » (Pontalis 55). On peut parler de fiction, en effet, si l’on considère,
comme c’est fort probable, que les soi-disant notes maternelles sur le déroulement de la
maladie ont été écrites, en vérité, par Wolfson lui-même. En outre, il ne s’exprime plus à la
troisième personne, comme dans Le schizo et les langues, mais à la première, signe d’un « je »
qui s’assume (ou commence à le faire), et se présente d’emblée, dès l’incipit, comme un
auteur « essay[ant] d[e] faire un livre » (Wolfson 13). Non seulement il rappelle l’existence de
sa première publication – « mon bouquin Le schizo et les langues » (27) – mais il intervient
dans son récit à plusieurs reprises en tant qu’écrivain, commentant son texte dans une
sorte de métadiscours à l’intention du lecteur. Lorsqu’il va citer les carnets maternels pour
la première fois, il précise par exemple : « Quoi qu’il en fût, selon ses propres Dossiers
d’hôpital (dont chaque extrait sera toujours entre guillemets et toujours en italique)… » (23).
Et, juste après, il ajoute : « ce premier passage (où le crochet en caractères romains est
évidemment de moi) » (Ibid.). Enfin, le titre allitératif qu’il a choisi trahit son souci quasi
maniaque de la musicalité de la langue et des effets de sonorités, que l’on retrouve tout le
long du récit. Sans parler de la division en chapitres, des procédés narratifs, dialogues,
personnages, effets de style et surtout de comique qu’il utilise (ainsi du passage sur le
coiffeur qualifié de « figaro » ou des qualificatifs dont il affuble médecins et infirmières) –
autant de signes d’une véritable conscience de l’écriture et de ses potentialités, d’un travail
sur le medium et d’une maîtrise de celui-ci.

Si l’allitération titulaire est présentée comme l’une des deux raisons qui ont poussé Wolfson 33
à écrire (14, 260), il s’agit d’une raison stylistique, et à l’évidence ludique. Quant à la
seconde, elle renvoie à un prétendu texte fondateur, stratégie souvent usitée par les
[10]
écrivains pour masquer le caractère fictif de leur récit . Cependant, la véritable
[10]En témoigne, par exemple, The Scarlet Letter de Hawthorne.motivation de Wolfson est
sans doute plus complexe. Dans son essai consacré au Président Schreber encore, Freud
souligne (le passage est en italique dans son texte) : « ce que nous prenons pour une production
morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison » (Freud 1954, 315). De son
côté, Oury explique à propos des œuvres des schizophrènes : « ce qui est en question, c’est
un processus de créativité qui est en même temps est un processus de “reconstruction de
soi-même” » (Oury 65). Le second récit de Wolfson viendrait donc compléter la recréation
ou réédification de soi déjà entamée par l’auteur dans le premier, d’autant que cette posture
d’« auteur » lui confère une autorité, comme l’indique l’étymologie, à la fois sur les
événements qu’il relate et sur sa propre pathologie. Ainsi, en écrivant, Wolfson se soigne.
« La littérature apparaît […] comme une entreprise de santé », écrit ainsi Gilles Deleuze
dans Critique et Clinique (Deleuze 1993, 14).

On pourrait se demander, dans ces conditions, si l’œuvre de Wolfson appartient bien à la 34


littérature. J.-M. G. Le Clézio a déjà posé cette question à propos de Le schizo et les langues et
sa réponse est sans appel : « la question de savoir si de tels livres sont ou ne sont pas de l’art
était futile, elle ne pouvait pas se poser » (Pontalis 50). Certes, ce n’est pas de la littérature
telle que nous la connaissons : sans doute, comme le dit Auster, parce que ces textes se
trouvent « dans les marges du langage » (54). Le second, à l’instar du premier, se situe sans
conteste dans les « marges » de la littérature tel un objet textuel non identifié, ou mal
identifiable – entre deux auteurs, deux pathologies, deux langues, deux sujets, deux genres,
deux voix… tout entier dans le clivage et la tension. Entre le même et l’autre, le normal et le
pathologique. Dans une série d’entretiens avec Claire Parnet intitulée Dialogues, Gilles
Deleuze indique qu’« il faudrait définir une fonction spéciale, qui ne se confond ni avec la
santé ni avec la maladie : la fonction de l’Anomal » (Deleuze 1996, 54).

Georges Canguilhem, à la fois médecin et philosophe, établit justement une distinction 35


étymologique précieuse, dans Le Normal et le pathologique, entre « anormal » et « anomal »,
qu’il définit comme ce qui est « insolite », « inaccoutumé » et « s’éloigne par son
organisation de la grande majorité des êtres auxquels on doit être comparé » (Canguilhem
82). À la suite de Canguilhem, Deleuze et Guattari reprennent cette notion d’anomalité
dans Mille Plateaux et la définissent comme « l’inégal, le rugueux, l’aspérité, la pointe de
déterritorialisation. […] l’anomal est une position ou un ensemble de positions par rapport à
une multiplicité » (Deleuze et Guattari 298). Et d’ajouter plus loin : « c’est un phénomène,
mais un phénomène de bordure » (299). Ainsi, Wolfson ne s’exclut pas du régime dominant
de la santé, pas plus qu’il ne transgresse les règles sociales ou scripturales : il n’est donc
jamais dans la déviance ou l’anormalité. Il est intégré au régime dominant mais il en
déplace les normes, en « déterritorialise » les limites et les seuils. Non de propos délibéré
mais parce qu’il ne peut faire autrement, parce qu’il est, écrit-il, « détraqué dans la tête »
(Wolfson 67), c’est-à-dire, comme le suggère l’étymologie, hors de la piste ou du chemin,
dans le décalage ou le dérapage.

Partant, Piera Aulagnier parle de « la fascination inquiétante, du sentiment d’unheimlich 36


que donne l’œuvre de Wolfson » (Pontalis 78). En effet, l’unheimlich freudien est associé au
motif du double, du « dédoublement du moi » (Freud 1985, 236). Et c’est cette division, ce
clivage, en effet, qui permet d’approcher, sinon de cerner, la personnalité, la langue aussi
bien que l’œuvre de Louis Wolfson – car elles sont inséparables ou, mieux encore,
indistinctes. La schizophrénie dont il souffre affecte aussi bien son récit que la langue dont
il se sert. Et pour cause : « Un schizophrène, quand il fait quelque chose, quand il construit
quelque chose, c’est lui même qu’il construit. Ce n’est pas seulement une “projection”, c’est
une indistinction […] il est lui-même dans son œuvre » (Oury 19, 67). Écrire sur la maladie de
sa mère ne pouvait donc conduire Wolfson qu’à un « hors sujet » : écrire sa propre maladie,
s’écrire lui-même et ainsi se (re)construire, dans un espace liminaire et mouvant.

Si le cancer est prétexte à l’écriture du livre de la mère, celui-ci expose bientôt une autre 37
pathologie, la schizophrénie de l’auteur. Toutefois, loin de saboter le projet, cette « folie » le
nourrit : elle fournit à Wolfson un exceptionnel moyen de résistance à la fois à sa propre
pathologie et à tout modèle littéraire, notamment aux pathographies classiques, où les bons
sentiments sont souvent en proportion inverse des qualités littéraires. « Pour écrire,
indique Deleuze, peut-être faut-il que la langue maternelle soit odieuse, mais de telle façon
qu’une création syntaxique y trace une sorte de langue étrangère » (Deleuze 1993, 16).
Wolfson a pris comme à la lettre cette formule, lui qui est allé chercher très littéralement
une autre langue que celle de sa mère. Il prouve ainsi, comme l’explique le philosophe
Philippe Godin, que « l’art ne guérit pas de la maladie mentale, mais au contraire l’art se
“nourrit” souvent des troubles psychotiques » (Godin 18). Cet espace liminaire que constitue
l’œuvre de Wolfson contribue même à un renouveau de la littérature, comme le fou du fond
de son délire « continue d’explorer […] des potentialités de l’homme inexploitées par le
régime de santé » (149). En effet, Wolfson impose au langage et au sens une salutaire
« défiguration », selon l’expression d’Evelyne Grossman. Car défigurer, écrit-elle, c’est

rendre un visage méconnaissable, effacer ses traits distinctifs, ses marques de reconnaissance, altérer 38
un modèle. Ce que suggèrent au contraire nombre d’écritures modernes, c’est que la défiguration est
aussi une force de création qui bouleverse les formes stratifiées du sens et les réanime.

— (Grossman 7)

Et d’ajouter cette formule qui sied à merveille à l’œuvre admirablement délirante de Louis 39
Wolfson : « la défiguration est tout à la fois dé-création et re-création permanente » (9). Et
de fait, c’est non seulement la littérature mais encore lui-même que (re)crée Wolfson dans
son livre.

Notes

[1] Une première version de l’ouvrage fut publiée en 1984 par les éditions Navarin avec pour
titre : Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du
mois de mai Mille977 au mouroir Memorial à Manhattan. Au moment de cette publication,
cependant, Louis Wolfson signala à son éditeur que le livre avait en fait « un double titre
et deux auteurs : Ma mère musicienne, est morte…. ou Exterminez l’Amérique, par Rose
Minarsky & Louis Wolson » (citation tirée de la préface [p. 9], rédigée par Louis Martin, à
la réédition de 2012). Au cours de l’hiver 2011-2012, Louis Wolfson établit une nouvelle
version, notablement augmentée, de son ouvrage en revenant au titre initial. C’est cette
dernière version, publiée par les éditions Attila en 2012, à laquelle il est fait référence dans
le présent article.

Une autre tension se manifeste aussi entre la maladie de la mère et celle de la terre,
[2] laquelle souffrirait, selon l’auteur, de toutes sortes de maux que lui infligent les hommes.
Ce type de vision ou de prévision apocalyptique est fréquente chez les paranoïaques,
comme le souligne Freud : « Schreber acquit la conviction qu’une grande catastrophe, que
la fin du monde était imminente. […] On voit assez souvent surgir au stade aigu de la
paranoïa, de pareilles idées de catastrophe universelle. […] Le malade a retiré aux
personnes de son entourage et au monde extérieur en général tout l’investissement
libidinal orienté vers eux jusque-là ; aussi tout lui est-il devenu indifférent et comme sans
relation avec lui-même ; c’est pourquoi il lui faut expliquer l’univers au moyen d’une
rationalisation secondaire […]. La fin u monde est la projection de cette catastrophe
interne, car l’univers subjectif du malade a pris fin depuis qu’il lui a retiré son amour »
(Freud 1954, 313-314).

[3] En fait Wolfson écrit : « D’autant plus, je m’imaginais, qu’elle avait laissé des notes sur le
déroulement de sa maladie dans un cahier d’écolier et dans un carnet (pour la plupart la
même chose, ou quasiment, dans l’un et l’autre) » (13-14). D’emblée, même s’agissant des
notes maternelles, un clivage apparaît.

[4] « Je haïssais les hôpitaux et les médecins et surtout les infirmières car celles-ci vous
violaient analement, rectalement et ça impunément (ou plutôt avec rémunération) »
(Wolfson 27). Cette haine, comme il l’écrit lui-même, tiendrait au fait qu’il a côtoyé
médecins et infirmières à l’occasion des divers séjours qu’il a effectués pendant sa
jeunesse dans des hôpitaux psychiatriques, où il a subi des traitements violents,
notamment par électrochocs. Toutefois, si l’on s’en réfère à l’interprétation proposée par
Freud dans l’essai qu’il a consacré au cas du Président Schreber, cette haine pourrait se
révéler en vérité une forme d’amour inversée : « Le persécuteur n’est jamais qu’un homme
auparavant aimé » (Freud 1954, 308).

[5] La différence qu’établit Hawkins entre la « pathographie » et le « case report » est très
significative : « The subject of the case report is a particular biomedical condition, the
individual reduced to a body and the body reduced to its biophysical components, while
the true subject of pathography is illness and treatment as experienced and understood by
the ill person who is its author » (Hawkins 12).

[6] Cet essai (traduit par Denise Berger) est publié dans le recueil La Vie sexuelle, Paris, PUF,
1999, 133-138.

[7] Selon Freud, en effet, la psychose témoigne d’une rupture entre le moi et le monde
extérieur, à la différence de la névrose qui résulte d’un conflit entre le moi et le ça (Freud
2003, 20-21).

[8] « J’entrai dans le living-room pour être, moi aussi, au courant, et en portant, comme
toujours à l’époque, un écouteur stéthoscopique me bouchant les oreilles et branché à un
soi disant “cahier électronique” (de la Cie Craig) – le plus petit magnétoscope à cassettes
ordinaires sur le marché – placé dans une poche suspendue à ma ceinture et le tout pour
éviter d’entendre la langue anglaise quand une telle négativité me chantait, s’emparait de
moi (c’est-à-dire presque toujours) et cet “évitement” sans devoir me mettre
grossièrement les doigts dans les oreilles (je devançais donc en quelque sorte, durant des
années, les walkman !) » (Wolfson 21).

[9] http://ecrits-vains.com/doxa/lecercle_c.html

[10] En témoigne, par exemple, The Scarlet Letter de Hawthorne.


Résumé

EnglishEnglish abstract on Cairn International Edition

Plan
Dérives pathographiques

Délires psycho-pathologiques

Une œuvre « anomale »

Bibliographie

Ouvrages cités

BAYARD, Pierre. Le hors sujet. Proust et la digression. Paris : Minuit, 1996.

CANGUILHEM, Georges. Le normal et le pathologique. Paris : PUF Quadrige, 1966.

DELEUZE, Gilles. Critique et clinique. Paris : Minuit, 1993.

DELEUZE, Gilles.. Logique du sens. Paris : Minuit, 1969.


DELEUZE, Gilles & Claire PARNET. Dialogues. Paris : Champs essais, 1996.

DELEUZE, Gilles & Félix GUATTARI. Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2. Paris :
Minuit, 1980.

FREUD, Sigmund. Cinq psychanalyses. Trad. Marie Bonaparte et Rudolph M. Lœwenstein.


Paris : PUF, 1954.

FREUD, Sigmund. « L’inquiétante étrangeté ». L’Inquiétante étrangeté et autres essais. Trad.


Bertrand Féron. Paris : Gallimard Folio Essais, 1985. 213-263.

FREUD, Sigmund. Névrose et psychose. 1924. Trad. Nicole Casanova. Paris : Petite Bibliothèque
Payot, 2003.

GODIN, Philippe. Asphyxiante santé. Réévaluations esthétiques de la maladie. Paris :


L’Harmattan, 2008.

GROSSMAN, Evelyne. La défiguration : Artaud, Beckett, Michaux. Paris : Minuit, 2004.

HAWKINS, Anne Hunsaker. Reconstructing Illness. Studies in Pathography. West Lafayette,


Ind. : Purdue UP, 1993.

LECERCLE, Jean-Jacques. « Fous littéraires ». http://ecrits-vains.com/doxa/lecercle_c.html.


Consulté le 3 août 2015.

MATTEI, Josée. « La langue de Wolfson ».


http://www.champlacanienfrance.net/IMG/pdf/Mensuel27_JMattei.pdf. Consulté le 3 août
2015.

OURY, Jean. Création et schizophrénie. Paris : Galilée, 1989.

PONTALIS, Jean-Bertrand, dir. Dossier Wolfson ou l’affaire du schizo et les langues. Paris :
L’Arbalète Gallimard, 2009.

WOLFSON, Louis. Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi,
au milieu du mois de mai Mille977 au mouroir Memorial à Manhattan. Paris : Attila, 2012.

Auteur
Pascale Antolin

PASCALE Antolin est professeur de littérature américaine à l’université Bordeaux Montaigne et


membre de l’équipe d’accueil CLIMAS. Spécialiste du modernisme et du naturalisme, elle a
orienté ses recherches depuis quelques années vers l’étude de la maladie et du deuil dans la
littérature américaine (autobiographie et fiction).

Mis en ligne sur Cairn.info le 08/01/2016


https://doi.org/10.3917/rfea.143.0057

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