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Oui à la vie

À mon défunt père


Introduction de Daniel Goleman

’existence de ce livre relève d’un petit miracle. Les conférences


qui en forment la base ont été données en 1946 par le psychiatre

L Viktor Frankl, à peine neuf mois après sa libération d’un camp de


concentration où, peu auparavant, il avait frôlé la mort. Les
conférences, colligées en un livre par Frankl, ont d’abord été
publiées en allemand par un petit éditeur. Cet ouvrage, épuisé, fut
quasi oublié jusqu’à ce que ce même éditeur le récupère
récemment dans ses archives. Oui à la vie… malgré tout n’avait encore
jamais été publié en français.
Au cours des longues années d’occupation nazie, l’auditoire des
conférences de Viktor Frankl publiées dans ce livre avait été privé de la
stimulation morale et intellectuelle qu’il lui offrait et avait grand besoin de
nouveaux paramètres en matière d’éthique. L’Holocauste, c’est-à-dire le
génocide de millions de personnes dans des camps de concentration,
compta parmi ses victimes les parents de Frankl et sa femme, qui était
enceinte. Et, malgré ces tragédies personnelles et l’inévitable chagrin que
lui causèrent ces pertes, Frankl a pu mettre ces souffrances dans une
perspective qui a inspiré les millions de lecteurs de son livre le plus connu,
Découvrir un sens à sa vie, ainsi que dans ces conférences.
Il ne fut pas le seul à subir ces pertes accablantes et à frôler la mort, mais
aussi à trouver une lueur d’espoir, malgré tout. Ainsi, une fille de survivants
de l’Holocauste m’a raconté que ses parents avaient un réseau d’amis qui,
tout comme eux, avaient survécu aux mêmes terribles camps de la mort que
Frankl. Je m’attendais à ce qu’elle dise qu’ils avaient une vue pessimiste,
voire entièrement déprimée, de la vie.
Mais elle m’a plutôt expliqué que lorsqu’elle grandissait, en banlieue de
Boston, ses parents se réunissaient avec ces amis, survivants des camps de
la mort, pour faire la fête. Les femmes, comme ma grand-mère d’origine
russe avait l’habitude de dire, «s’arrangeaient»: elles enfilaient leurs plus
beaux vêtements et se paraient comme pour un grand bal. Ils se réunissaient
pour de somptueux banquets et s’en donnaient à cœur joie, «profitant de la
vie autant qu’ils le pouvaient», précise leur fille. Elle se rappelle que son
père s’exclamait: «Ça, c’est la vie», au moindre petit plaisir.
Comme elle l’explique: «Ils n’oubliaient jamais que la vie est un cadeau
que la machine nazie n’a jamais réussi à leur enlever.» Ils étaient résolus,
après l’enfer qu’ils avaient vécu, à dire «Oui» à la vie, malgré tout.
L’expression «Oui à la vie», rappelle Viktor Frankl, est tirée des paroles
d’une chanson entonnée sotto voce (pour ne pas irriter les gardes) par les
prisonniers de certains des quatre camps où il a été détenu, dont le
tristement célèbre camp de Buchenwald. Cette chanson avait d’étranges
origines. L’un des premiers commandants du camp de Buchenwald
(construit en 1937 dans le but de recevoir des prisonniers politiques)
ordonna qu’une chanson sur le thème du camp soit composée. Les
prisonniers, déjà exténués par une journée de durs travaux et par la faim,
étaient forcés de chanter cette chanson, encore et encore. L’un des
survivants du camp a dit qu’ils «mettaient toute leur haine» dans l’effort de
la chanter.
Mais pour d’autres, les paroles exprimaient l’espoir, particulièrement
celles-ci:

«… quoi que nous réserve l’avenir, nous voulons dire


“oui” à la vie, parce qu’un jour viendra où nous serons
libres!»

Si les prisonniers de Buchenwald, torturés, exténués par le travail et


tombant d’inanition pouvaient trouver de l’espoir dans ces paroles malgré
leurs souffrances incessantes, Frankl nous demande si nous, qui vivons dans
un bien plus grand confort, ne devrions pas pouvoir dire «oui» à la vie,
malgré les difficultés qu’elle peut nous apporter.
Cet acte de foi envers la vie est devenu le titre de ce livre, puisqu’il
s’agit du message que Frankl faisait résonner dans ses conférences. Les
thèmes principaux de son livre largement diffusé, Découvrir un sens à sa
vie, ont d’ailleurs été d’abord évoqués dans les conférences qu’il a données
en mars et en avril 1946, c’est-à-dire entre le moment où il a rédigé cet
ouvrage et sa publication.
Mais, pour moi, Oui à la vie a des échos plus personnels. Mes grands-
parents ont immigré aux États-Unis vers 1900, fuyant les premières
manifestations de haine et de brutalité qu’ont endurées par la suite Frankl et
d’autres survivants de l’Holocauste. Frankl a commencé à donner ces
conférences en mars 1946, vers l’époque où je suis né. Or, mon existence
constitue l’expression de défi que lançaient mes parents aux sombres
tableaux dont ils venaient d’être témoins, une affirmation de la vie après ces
horreurs. Si on la regarde avec le recul que procurent plus de sept
décennies, on constate que la réalité dont Frankl parlait dans ces
conférences s’est dissipée depuis longtemps, car des traumatismes et des
espoirs générationnels se sont succédé depuis. Nous, les enfants de l’après-
guerre, étions très conscients des horreurs des camps de la mort, alors que
relativement peu de jeunes d’aujourd’hui savent que l’Holocauste a eu lieu.
Et pourtant, les mots de Frankl, façonnés par les épreuves qu’il avait
subies, semblent encore à propos aujourd’hui.

Reconnaître un «Grand Mensonge» était un devoir qui nous était donné à


l’école secondaire californienne que je fréquentais. Le Grand Mensonge
était une technique courante de propagande. Dans le cas des nazis, l’un des
Grands Mensonges était que les soi-disant Aryens étaient censés être la
«race supérieure», destinée à diriger le monde. Mais la défaite des nazis a
mis fin à ce mythe.
Tandis que la Seconde Guerre mondiale prenait fin, se profilait à
l’horizon le spectre de la Guerre froide: la menace que les Russes, eux
aussi, fassent de la propagande une arme de leur arsenal. Les élèves du
secondaire de mon époque apprirent donc à repérer et à réfuter les demi-
vérités malveillantes.
Comme vaccin contre les mensonges provenant de la Russie à l’époque,
on nous a enseigné à déceler les rudiments de cette désinformation, le
Grand Mensonge en faisant partie. La propagande, comme nous l’avons
appris dans mes cours d’éducation civique, repose non seulement sur les
mensonges et la désinformation, mais aussi sur les stéréotypes négatifs
tordus, les termes incendiaires et autres trucs analogues pour manipuler les
opinions et les croyances des gens, dans l’intérêt de quelque programme
idéologique.
La propagande avait joué un rôle majeur dans le façonnement des
perspectives des gens régis par les puissances de l’Axe. Hitler avait soutenu
que les gens croiraient n’importe quoi, si c’était répété assez souvent et si
l’information infirmative était régulièrement niée, tue ou contestée avec
encore plus de mensonges. Frankl connaissait très bien la toxicité de la
propagande déployée par les nazis dans leur montée au pouvoir, et au-delà.
Elle visait, constatait-il, la valeur de l’existence en elle-même, c’est-à-dire
l’inutilité de la vie, du moins pour toute personne qui, comme lui,
s’inscrivait dans une catégorie décriée, tels les Tsiganes, les gais, les Juifs et
les dissidents politiques, entre autres.
Une fois interné dans des camps de concentration nazis, Frankl lui-
même devint victime de ces mensonges systématiques, brutalisé par des
gardes qui les considéraient, lui et les autres prisonniers, comme moins que
des êtres humains. Lorsqu’il donna les conférences qui font partie de ce
livre, à peine neuf mois après sa libération du camp de Turkheim, Frankl
amorça son discours en décriant la propagande négative qui avait détruit la
notion de sens, l’éthique humaine et la valeur de la vie. Les membres de son
auditoire viennois et lui savaient très bien que les nazis avaient porté leurs
compétences en matière de propagande à un niveau très élevé. Mais
aujourd’hui, les cours d’éducation civique enseignant à repérer ces
distorsions de la vérité sont tombés dans l’oubli depuis longtemps.
Au fil des siècles, tout comme aujourd’hui, le manuel de la
désinformation a été appliqué par des dirigeants autoritaires à l’échelle
mondiale. Les signes sont bien clairs: étouffer les médias de l’opposition,
réprimer les voix dissidentes et emprisonner les journalistes qui osent faire
état d’autre chose que la ligne du parti dominant. Le danger de remplacer
les nouvelles vraies et objectives par des ramassis de mensonges, de fragiles
théories de la conspiration et la haine du «nous contre eux» a été amplifié
par les médias numériques; ceux qui croient à des perspectives faussées
peuvent trouver refuge en ligne, auprès d’esprits semblables, dans une
vision du monde partagée, sans faire face à des preuves contraires. C’est la
propagande de créneau qui domine.
Je ne me rappelle pas le Grand Mensonge précis qui figurait dans mon
devoir. Mais je peux me souvenir de plusieurs mensonges qui ont été
révélés au cours des décennies suivantes. L’un d’eux concernait l’usage du
tabac. Le gouvernement des États-Unis s’était fait un point d’honneur de
donner des cigarettes aux troupes alliées en Europe et en Asie, et a donc
créé pour toute une génération une dépendance qui a fini par raccourcir la
vie de ses représentants. Quand j’étais jeune, fumer était élégant (la
publicité aussi peut assumer sa part du Grand Mensonge). Aujourd’hui,
nous savons que cette habitude augmente les risques de cancer, de maladie
cardiaque et de mort prématurée.
Un autre Grand Mensonge concernait notre entreprise d’électricité
locale, PG&E. Quand j’étais jeune, ce service public projetait l’image d’une
entreprise digne de confiance. Aujourd’hui, nous savons que depuis que ce
service a été privatisé, c’est la cupidité et les profits qui ont pris le dessus
sur la réparation et l’entretien des infrastructures du réseau. Cette
organisation qui a déjà été fiable a, depuis, été la cause d’innombrables feux
incontrôlés et a fait faillite.
Le genre de cours que j’ai suivi en repérage de propagande a été retiré
depuis longtemps des programmes scolaires. Cependant, on dirait que le
moment est revenu de défendre la simple vérité et les valeurs humaines
fondamentales contre les dangereuses vagues de propagande haineuse. Le
moment est-il propice pour ramener le civisme, faire entendre sa voix et
repérer les Grands Mensonges d’aujourd’hui?
C’est déjà commencé: de nouvelles initiatives voient le jour à la
grandeur du pays, voire du monde, afin d’assurer que les élèves des niveaux
intermédiaire et secondaire suivent des cours dans ces domaines cruciaux.
À une époque où les médias de toutes sortes sont devenus des outils de
persuasion et de propagande, ce sont là le genre de questions que nous
ferions bien de poser.

Cela pourrait sembler étrange aux lecteurs d’aujourd’hui de constater que


Frankl passait beaucoup de temps à réfuter l’hypothèse sous-jacente à
l’euthanasie – non dans le sens littéral de l’euthanasie (une mort «douce» et
sans douleur), mais plutôt dans son sens pervers, soit que certaines vies
n’ont aucune valeur, y compris celles des personnes ayant des troubles
mentaux et de développement, ce qui justifierait leur mort.
Les nazis avaient exterminé ce type de personnes, et ce fait devait
occuper l’esprit de Frankl, quelques mois à peine après la fin de la guerre.
En tant que psychiatre, Frankl devait être parfaitement au courant de la
politique en matière d’«euthanasie», qui visait à éliminer des gens comme
ses anciens patients à l’institution où il avait travaillé avant la guerre.
Frankl soutient que souffrir, même d’une maladie incurable, et mourir de
sa «belle mort» avec toute la dignité que cela comporte, a beaucoup
d’importance. Face à la mort, par exemple, on peut éprouver une certaine
sensation de réussite intérieure, qu’il s’agisse de conserver une certaine
attitude ou d’éprouver un sentiment d’accomplissement par rapport à sa
propre vie. Alors, soutient-il, personne n’a le droit de décréter que la vie
d’un autre est dépourvue de sens, ou de juger qu’un autre ne mérite pas de
vivre. Frankl lui-même venait d’être libéré de camps où la vie de ses
compagnons d’infortune «ne valait rien».
L’Holocauste est considéré à juste titre comme une atrocité perpétrée à
l’encontre de groupes ethniques, politiques ou religieux jugés par les nazis
comme étant sans valeur, mais la politique d’extermination était également
appliquée à un grand nombre de personnes ayant un handicap mental,
plusieurs centaines de milliers, d’après certains calculs. Étrangement, cette
approche tirait son origine du mouvement «eugénique» américain, forme de
darwinisme social qui justifiait que la société se débarrasse de ceux qui
étaient déclarés inaptes, souvent par la stérilisation forcée. Cet argument fut
porté jusqu’à sa réalisation logique et horrible par les nazis.
Heureusement, le massacre de ces catégories de personnes a grandement
diminué à l’échelle planétaire, en tant que tactique pour traiter ces
personnes déjà jugées «indésirables». Aujourd’hui, les débats à propos de
l’euthanasie portent sur une mort plus altruiste: il s’agit de personnes en
phase terminale d’une maladie, qui souffrent généralement beaucoup, et qui
optent pour le suicide en vue de mettre fin à ces souffrances.

Le principal apport de Frankl au monde de la psychothérapie est ce qu’il


appelait la «logothérapie», qui traite les troubles psychologiques en aidant
les gens à trouver un sens à leur vie. Plutôt que de chercher uniquement le
bonheur, disait-il, nous pouvons chercher un but à ce que la vie nous offre.
Le bonheur en lui-même ne constitue pas un but; les plaisirs ne donnent
pas de sens à notre vie. Par contre, Frankl souligne que même dans les
épisodes sombres et sans joie de nos vies, nous pouvons acquérir de la
maturité et y trouver du sens. Il laisse même entendre que, plus les
problèmes et les défis sont difficiles, plus ils peuvent avoir de sens. La
façon dont nous gérons les moments difficiles de notre vie, observe-t-il,
«montre qui nous sommes».
Si nous ne pouvons pas changer notre destin, du moins pouvons-nous
l’accepter, l’adapter, et peut-être entreprendre une croissance intérieure,
même au milieu de la tempête. Cette approche relève d’une école appelée
«thérapie existentielle», qui se penche sur les plus grandes questions de la
vie, comme la façon de faire face à la souffrance et à la mort – ce qui, selon
Frankl, se gère mieux lorsqu’une personne trouve un sens clair à sa vie. Les
thérapies existentielles, y compris la version de Frankl, se sont développées
particulièrement dans le cadre de la psychologie humaniste, qui a atteint son
point culminant dans les années 1970, et qui s’est poursuivie au cours des
décennies subséquentes. En fait, la logothérapie et l’analyse existentielle
sont encore solidement ancrées dans les mœurs.
Il existe trois principales façons dont les gens trouvent un sens à leur vie,
d’après Frankl. Premièrement, il y a l’action, comme créer une œuvre, qu’il
s’agisse d’une œuvre d’art ou d’amour, quelque chose qui nous survivra et
continuera à avoir des répercussions. Deuxièmement, il y a l’appréciation
de la nature, d’œuvres d’art, ou simplement l’amour des gens, qui peuvent
apporter un sens; Frankl cite Kierkegaard, selon lequel la porte du bonheur
ne s’ouvre pas vers l’intérieur. Troisièmement, il y a la façon dont une
personne s’adapte et réagit aux limites inévitables des possibilités de sa vie,
comme faire face à sa propre mort ou subir un destin terrible, telle la
détention dans un camp de concentration. Bref, nos vies acquièrent un sens
dans l’action, l’amour et la souffrance.
Ici, je me rappelle les conseils de vie donnés par le dalaï-lama à
l’occasion de son 80e anniversaire, lorsque j’ai écrit Surmonter les émotions
destructrices – Un dialogue avec le Dalaï-lama. D’abord, il recommandait
d’acquérir un certain contrôle interne sur son propre esprit, et sur ses
réactions face aux difficultés de la vie. Puis, il s’agissait d’adopter une
éthique de compassion et d’altruisme, le désir ardent d’aider les autres.
Enfin, il suggérait d’agir dans ce but, de toutes les façons qu’offre notre vie.
Frankl cite une formulation convergente de Hillel le Sage, qui date de
près de 2000 ans: «Si je ne suis pas pour moi, qui le sera? Si je ne suis que
pour moi, que suis-je? Et si pas maintenant, quand?» Pour Frankl, cela
laisse entendre que chacun de nous a un but dans la vie qui lui est propre, et
que de servir les autres l’ennoblit. La portée et l’étendue de nos actes ont
moins d’importance que notre réaction aux exigences particulières de notre
cercle de vie.
Le fil conducteur dans ces sages paroles disparates, ce sont les manières
dont nous réagissons aux réalités de la vie, instant après instant, ici et
maintenant, ce qui révèle nos buts dans l’éthique du quotidien. Nos vies
posent continuellement la question relative au sens de notre vie, à laquelle
nous répondons par nos réactions face à la vie.
Par ailleurs, Frankl a également constaté la fragilité humaine. Chacun de
nous, notait-il, est imparfait, mais imparfait à sa façon. Cependant, il y voit
également une incidence positive et conclut que les forces et les faiblesses
qui nous sont propres nous rendent irremplaçables.

La grande majorité de ceux qui, comme Frankl, ont été libérés des camps de
concentration nazis ont décidé d’émigrer, plutôt que de rentrer dans leur
pays d’origine, où trop de leurs voisins s’étaient transformés en assassins.
Mais Viktor Frankl a décidé de rester dans sa Vienne natale après sa
libération, et il est devenu le chef du département de neurologie du plus
grand hôpital de Vienne.
Les Autrichiens parmi lesquels il vivait le laissaient souvent perplexe,
lorsqu’ils disaient tout ignorer des horreurs des camps auxquels il avait
réussi à survivre. Pour Frankl, cela semblait une piètre excuse. Ces gens,
pensait-il, avaient décidé de ne pas savoir.
Autre survivant des camps nazis, le psychologue social Ervin Staub a été
sauvé d’une mort certaine par Raoul Wallenberg, le diplomate qui a
fabriqué des passeports pour des milliers de Hongrois désespérés, afin de
les mettre à l’abri des nazis. Staub a étudié la cruauté et la haine, et il a
découvert que l’une des racines de ces maux était la décision de fermer les
yeux prise par les témoins. Cette politique de l’autruche était ainsi
interprétée par les auteurs des atrocités comme une approbation tacite. Mais
si, au contraire, les témoins élevaient la voix pour protester contre ces
crimes, a constaté Staub, cela rendait la tâche plus difficile pour ceux
voulant perpétrer le mal.
Frankl a constaté que cette politique de l’autruche, dans la Vienne
d’après-guerre, concernait les camps de la mort nazis dispersés dans cet
empire éphémère, et l’oubli, par les Viennois, du fait que leurs propres
voisins avaient été détenus et avaient perdu la vie dans ces camps. Le motif
sous-jacent à ce désir de ne pas savoir, souligne-t-il, est d’éluder toute
responsabilité ou culpabilité à l’égard de ces crimes. Il a constaté qu’en
général, les gens avaient été encouragés par leurs dirigeants autoritaires à
«ne pas savoir», ce qui se pratique encore aujourd’hui.
Ce même plaidoyer d’innocence («je n’en avais pas la moindre idée») se
répercute à notre époque dans l’émergence d’une tension
intergénérationnelle. Des jeunes du monde entier en veulent aux générations
qui les précèdent de leur laisser une planète en ruine, où la destruction de
l’environnement se poursuivra pendant des décennies, sinon des siècles.
Cet «oubli» de l’environnement se poursuit depuis des siècles, depuis la
révolution industrielle. Depuis, nous avons assisté à l’invention
d’innombrables plateformes et processus de fabrication, dont la plupart ont
été créés à une époque où nous ignorions tout de leur incidence écologique.
Cependant, les progrès de la science et de la technologie apportent
aujourd’hui du changement et créent des solutions à l’égard de la crise
climatique, solutions qui se poursuivent à l’échelle planétaire et d’une
génération à l’autre.
Ces solutions perturbatrices vraiment «écologiques» représentent une
façon d’adoucir l’avenir sombre de «Terre 2.0» (la planète des décennies
futures), réalité à laquelle doivent faire face les jeunes aujourd’hui. Si
Frankl était encore parmi nous (il est décédé en 1997), il serait sans nul
doute ravi de voir qu’autant de jeunes décident de «savoir», trouvent un but
ainsi qu’une signification à la mise au jour de faits concernant
l’environnement, et passent à l’action.
Étant donné la folie qui a affligé une trop grande partie du monde «civilisé»
au cours de la dernière grande guerre, Frankl croyait que la jeune génération
ne disposait plus des modèles qui lui procureraient un idéalisme
enthousiaste, l’énergie qui alimente le progrès. Les jeunes qui avaient été
témoins de la guerre, croyait-il, avaient vu trop de cruauté, de souffrance
inutile et de pertes dévastatrices pour avoir un point de vue positif et,
encore moins, de l’enthousiasme.
Pendant la guerre et les années qui l’ont précédée, précise-t-il, on avait
«totalement discrédité» toute morale, ce qui laissait la perception nihiliste
que le monde lui-même manquait de substance. Frankl se demandait
comment il pourrait être possible de ramener et de soutenir des concepts
comme celui du sens noble de la vie, qui avaient été anéantis sans raison par
un torrent de mensonges. Frankl avait également fait la juste observation,
déjà à l’époque, qu’une vision consumériste du monde, dans laquelle les
gens finissaient par acquérir bêtement des biens et fixer leur esprit sur ce
qu’ils pourraient acheter ensuite, illustrait une vie dépourvue de sens, dans
laquelle nous consommons sans souci de la moralité. Ce désir effréné de
consommation est devenu la perspective mondiale dominante, dépourvue de
signification ou de finalité intérieure.
Ajoutons à cela la dégradation de la dignité humaine issue du système
économique qui, au cours des dernières décennies avant que Frankl ne
donne ses conférences, reléguait les hommes et les femmes qui travaillaient
au rang de simples moyens, faisant d’eux des «outils» pour faire de l’argent
destiné à quelqu’un d’autre. Frankl voyait cela comme une insulte à la
dignité humaine; il soutenait qu’une personne ne devait jamais devenir un
moyen de parvenir à une fin.
Et puis, il y eut les camps de concentration, où les vies que l’on
considérait ne mériter que la mort étaient tout de même exploitées
jusqu’aux limites biologiques de l’esclavage. À cause de tout cela, et du
simple fait de la collusion avec des dirigeants malintentionnés, les pays
européens étaient envahis par un sentiment de culpabilité collective. Et,
pour couronner le tout, Frankl savait très bien, en tant que survivant de ces
camps, que «les meilleurs d’entre eux» n’étaient pas revenus. La
connaissance de ce seul fait pouvait facilement tourner en une culpabilité
écrasante d’avoir survécu. Il n’est donc pas étonnant que les survivants de
ces camps aient dû réapprendre à éprouver du bonheur.
D’après ce que ressentit Frankl, l’ensemble de ces affronts à la quête
d’un sens mena à une crise intérieure pour de nombreux individus, crise qui
fut à l’origine d’une triste vision mondiale d’un existentialisme nihiliste (il
suffit de songer à la sombre pièce de théâtre de l’après-guerre de Beckett,
En attendant Godot, expression du cynisme et du désespoir de ces années-
là). Comme le disait Frankl: «Il ne serait pas étonnant que la philosophie
contemporaine perçoive le monde comme dépourvu de substance.»
Au moins sept décennies plus tard, divers éléments de preuve laissent
entendre que bien des jeunes, aujourd’hui, font passer au premier plan le
sens et le but de leur vie; cette évolution, Frankl ne pouvait l’avoir prévue,
étant donné les lunettes noires que les horreurs qu’il venait de vivre lui
faisaient chausser. Mais, de nos jours, ceux qui recrutent et embauchent des
candidats pour le compte d’entreprises, par exemple, signalent que, plus que
jamais, la nouvelle génération d’employés potentiels évite de travailler dans
des lieux où les activités entrent en conflit avec leurs valeurs personnelles.
L’intuition de Frankl, selon laquelle le but a son importance, est appuyée
par de nombreuses recherches. Par exemple, le fait d’avoir un but dans la
vie assure une certaine protection contre les ennuis de santé. D’après les
données recueillies, les gens qui ont un but dans la vie ont tendance à vivre
plus longtemps. Et les chercheurs concluent que le fait d’avoir un but est un
élément fondamental du bien-être.

Dans la pièce de Beckett, Estragon et Vladimir, les deux personnages qui


attendent Godot tout en étant piégés dans une éternité sans espoir, font de
gauches tentatives de suicide pour essayer d’échapper à leur situation
insensée. Frankl, par contre, avait instauré un programme de prévention du
suicide couronné de succès au cours de la décennie qui avait précédé son
envoi dans les camps de la mort par les nazis. Dans les collèges allemands,
à cette époque, on avait enregistré de nombreux suicides d’étudiants qui
avaient reçu leurs notes aux examens déterminant s’ils poursuivraient, ou
non, leurs études.
Mais le suicide, soutenait Frankl, représente le summum du manque de
sens. «Le suicide, écrivait-il, ne peut jamais résoudre un problème», ni
répondre à la question que nous pose la vie. D’après Frankl, au lieu
d’exagérer les conséquences catastrophiques de résultats médiocres, les
étudiants devraient songer à leurs grandes aspirations dans la vie. Son
programme, selon certaines sources, a ramené le taux de suicides à zéro, dès
les premières années de sa mise en œuvre.
«Celui qui a un pourquoi qui lui tient lieu de but, de finalité, peut vivre
avec n’importe quel comment», disait le philosophe allemand Friedrich
Nietzsche. Frankl a fait de cette citation une explication à la volonté de
survivre observée chez certains de ses compagnons prisonniers. Ceux qui
trouvaient un grand sens et un but à leur vie, qui rêvaient de ce qu’ils
pouvaient apporter, avaient, d’après Frankl, plus de probabilités de survivre
que ceux qui baissaient les bras.
Un fait crucial ressort, ici. Malgré la cruauté infligée aux prisonniers par
les gardes, les coups, la torture et la constante menace de mort, une partie
de leur vie restait libre: leur esprit. Les espoirs, l’imagination et les rêves
des prisonniers ne dépendaient que d’eux, en dépit de leurs terribles
conditions de vie. Cette faculté intérieure était véritablement la liberté
humaine; les gens sont prêts à être affamés, a-t-il constaté, «si la faim a un
but ou un sens».
La leçon que Frankl a tirée de ce fait existentiel est que notre point de
vue sur les événements de la vie (ce que nous en faisons) importe tout
autant, sinon plus, que ce qui nous arrive vraiment. Si le «destin» est ce qui
nous arrive, et si nous n’avons aucun contrôle sur lui, nous sommes
cependant responsables de nos rapports avec ces événements.
Frankl avait ces pensées sur l’importance particulière d’un sens à la vie
avant même de subir les horreurs des camps de concentration, bien que ses
années de détention aient enraciné encore plus profondément ses
convictions. Lorsqu’il fut arrêté et déporté, en 1941, il avait cousu, dans la
doublure de son manteau, le manuscrit d’un livre dans lequel il étayait cette
opinion. Il avait espéré publier cet ouvrage un jour, même s’il avait dû
abandonner son manteau (et le livre inédit), le jour de son arrivée au camp.
C’est son désir de publier ce livre un jour, et l’espoir de revoir les êtres
chers à son cœur, qui lui permirent de tenir le coup.
Après la guerre, et avec cette perspective optimiste encore intacte malgré
les brutalités subies au camp, Frankl, dans ses conférences, appelait le
public à tendre vers «une nouvelle humanité», en dépit des pertes, des
chagrins et des désenchantements. «Ce qui est humain, disait-il, est encore
valable.»
Frankl raconte avoir demandé à ses étudiants ce qui, d’après eux, donne
un sens à la vie.

Un étudiant est tombé pile: aider les autres à trouver un sens à leur vie.
Frankl a terminé ses conférences (et ce livre) en disant que son unique but
avait été que chacun d’entre nous puisse dire «oui» à la vie, malgré tout.
Note de la rédaction

Les conférences présentées dans ce livre ont été données par Viktor Frankl
en mars et en avril 1946, dans un collège d’éducation aux adultes
d’Ottakring, un quartier ouvrier de Vienne. Elles ont été publiées sous
forme de livre la même année, sous le titre … trotzdem ja zum Leben sagen.
Drei Vorträge (… Dire «oui» à la vie, malgré tout. Trois conférences).
Dans le cadre de cette nouvelle édition, les termes utilisés par Frankl qui
faisaient partie du vocabulaire général et médical allemand au moment de la
publication originale des conférences ont été soigneusement actualisés, car
ils ne sont plus socialement acceptables (des termes tels que «asile de fous»,
«nègre», «malade mental», «extermination», «enfants idiots et arriérés».
Cependant, dans la traduction française, pour préserver le flux verbal
naturel de Frankl, ainsi que le ton et le langage qu’il utilise, les pronoms
«il» et «lui» n’ont pas été modifiés en un genre neutre.
À propos du sens
et de la valeur de la vie
I
arler du sens et de la valeur de la vie peut sembler plus nécessaire
aujourd’hui (en 1946) que jamais; il s’agit seulement de savoir si et

P comment c’est «possible». Sous certains aspects, c’est plus facile


aujourd’hui: nous pouvons désormais parler de nouveau librement
de tant de choses; des choses liées de manière inhérente au
problème du sens de l’existence humaine et de sa valeur, et à la
dignité humaine. Cependant, sous d’autres aspects, il est devenu
plus difficile de parler de sens, de valeur et de dignité. Nous devons nous
demander: pouvons-nous utiliser ces mots aussi facilement aujourd’hui? Le
sens même de ces mots n’est-il pas remis en question? N’avons-nous pas
vu, au cours des dernières années, trop de propagande négative à l’encontre
de tout ce qu’ils signifiaient, ou ont déjà signifié?
La propagande des dernières années était en pratique dirigée à l’encontre
de toute signification et valeur de l’existence elle-même, qui avait été
remise en question! En fait, au cours de ces années, on a cherché à
démontrer l’inutilité de la vie humaine.
Depuis Kant, la pensée européenne a réussi à énoncer clairement la vraie
dignité des êtres humains: Kant lui-même, dans la deuxième formulation de
son impératif catégorique, disait que tout a de la valeur, mais que l’être
humain a sa dignité; un être humain ne devrait jamais devenir un moyen,
mais être une fin. Cependant, déjà, dans le système économique des
dernières décennies, la plupart des travailleurs ont été réduits à de simples
moyens, dégradés au point de devenir des outils servant la vie économique.
Ce n’était plus le travail qui était un moyen de parvenir à une fin, un moyen
de gagner sa vie ou un moyen d’alimenter sa vie; c’était plutôt un homme et
sa vie, son énergie vitale, en tant que «main-d’œuvre» qui sont devenus le
moyen de parvenir à une fin.
Puis, vint la guerre, au cours de laquelle l’homme et sa vie devinrent un
moyen de tuer. Et puis, il y eut les camps de concentration. Dans les camps,
même la vie considérée comme ne méritant que la mort était entièrement
exploitée jusqu’à sa limite absolue. Quelle dévalorisation de la vie, quel
abaissement et quelle dégradation du genre humain! Essayons d’imaginer
(afin de pouvoir juger) qu’un État prévoie faire usage de tous les gens qu’il
a condamnés à mort, d’exploiter leur capacité de travail jusqu’au dernier
instant de leur vie, en considérant peut-être que ce serait plus logique que
de simplement les tuer sur-le-champ, ou que de les nourrir le reste de leur
vie. Et ne nous a-t-on pas répété assez souvent, dans les camps de
concentration, que nous «ne valions pas la soupe» qui nous était distribuée
au compte-gouttes, en tant qu’unique repas de la journée, et que nous
devions payer en creusant le sol? Nous, les misérables dénués de valeur,
devions même accepter ce gracieux don de la manière exigée: chaque
prisonnier devait, lorsqu’on lui tendait sa gamelle de soupe, soulever son
couvre-chef. Alors, comme notre vie ne valait même pas un bol de soupe,
notre mort revêtait une valeur minimale, même pas une balle de plomb, rien
qu’un peu de Zyklon B1.
Enfin, on en vint aux exterminations massives dans les institutions de
santé mentale. Là, il devint évident qu’une personne dont la vie n’était plus
«productive», même de la façon la plus modeste, était littéralement déclarée
comme «indigne de vivre».
Mais, comme vu plus tôt, le «non-sens» faisait l’objet de propagande, à
l’époque. Que voulons-nous dire par là?
Aujourd’hui, notre attitude face à la vie laisse peu de place à la croyance
au sens. Nous vivons dans une période d’après-guerre type. Même si
j’utilise une expression quelque peu journalistique ici, l’état d’esprit et la
situation spirituelle de la personne moyenne, aujourd’hui, pourraient se
décrire adéquatement comme «spirituellement anéantis». Rien que cela
serait bien suffisant, mais la situation est encore empirée par le fait que nous
sommes dominés de façon écrasante par la sensation de vivre dans un genre
de période d’avant-guerre.
L’invention de la bombe atomique alimente la crainte d’une catastrophe
à l’échelle mondiale, et un genre de climat apocalyptique de «fin du
monde» s’est installé dans la dernière partie du second millénaire.
L’Histoire nous a déjà fait connaître ce type de climats. Ils existaient au
début du premier millénaire et à sa fin. Et, fait réputé, au siècle dernier
régnait une sensation de fin de siècle, qui n’était pas la seule à être teintée
de défaitisme; à la racine de tous ces climats, on trouvait le fatalisme.
Cependant, nous ne pouvons pas progresser vers une reconstruction
spirituelle avec un tel fatalisme. Nous devons d’abord le surmonter. Mais
nous devons tenir compte du fait qu’aujourd’hui, nous ne pouvons pas, avec
un optimisme béat, reléguer au passé tout ce que ces dernières années ont
apporté avec elles. Nous sommes devenus pessimistes. Nous ne croyons
plus au progrès en lui-même, à l’évolution la plus élevée de l’humanité
comme en quelque chose qui pourrait automatiquement réussir. La croyance
aveugle au progrès automatique n’offrait de la matière qu’aux prétentieux
suffisants; de nos jours, une telle croyance serait réactionnaire.
Aujourd’hui, nous savons de quoi l’être humain est capable. Et s’il existe
une différence fondamentale entre la façon dont les gens percevaient le
monde qui les entourait par le passé et la façon dont on le perçoit
aujourd’hui, peut-être pourra-t-on l’illustrer ainsi: par le passé, l’activisme
était associé à l’optimisme, alors qu’aujourd’hui, l’activisme exige du
pessimisme. Parce qu’aujourd’hui, toute impulsion à l’action provient de la
connaissance du fait qu’il n’existe pas de forme de progrès à laquelle nous
pouvons vraiment nous fier. Si, aujourd’hui, nous ne pouvons pas rester
sans rien faire, c’est précisément parce que chacun de nous détermine
exactement les «progrès» et leur étendue. Sur ce plan, nous savons que le
progrès intérieur n’est vraiment possible qu’individuellement, alors que le
progrès collectif consiste tout au plus en progrès technique, ce qui ne nous
impressionne que parce que nous sommes à l’ère technique. Nos actes ne
peuvent maintenant qu’être issus du pessimisme; nous ne pouvons plus que
saisir les occasions que nous présente la vie d’un point de vue sceptique,
alors que le vieil optimisme ne ferait que nous induire dans la complaisance
et le fatalisme, même s’il est rose. Donnez-moi un activisme sobre,
n’importe quand, plutôt que ce fatalisme teinté de rose!
Combien inébranlable devrait être la croyance d’une personne au sens de
la vie pour qu’elle ne soit pas anéantie par un tel scepticisme? Jusqu’à quel
point devons-nous croire inconditionnellement au sens et à la valeur de
l’existence humaine, si cette croyance peut accepter et supporter ce
scepticisme et ce pessimisme? Juste au moment où l’idéalisme a été si
décevant, et où l’enthousiasme a été si étouffé; mais nous ne pouvons pas
faire autrement que de faire appel à l’idéalisme ou à l’enthousiasme.
Pourtant, la génération actuelle, la jeunesse d’aujourd’hui (et c’est chez elle
que nous trouverions probablement le plus d’idéalisme et d’enthousiasme)
n’a plus de modèles. Cette génération a été témoin de trop de
bouleversements, de trop d’effondrements externes (et de leurs
conséquences internes); cette seule génération en a vu bien trop pour que
nous puissions compter sur ses représentants en vue de maintenir
inconditionnellement son idéalisme et son enthousiasme.
Tous les programmes, tous les slogans et principes ont été entièrement
discrédités après ces dernières années. Rien n’a pu survivre; il ne serait
donc pas étonnant si la philosophie contemporaine perçoive le monde
comme s’il n’avait pas de substance. Mais, malgré ce nihilisme, ce
pessimisme et ce scepticisme, malgré la sobriété de la «nouvelle
objectivité», qui n’est plus «nouvelle», mais qui est devenue ancienne, nous
devons aspirer à une nouvelle humanité. Les dernières années nous ont
assurément désenchantés, mais elles nous ont aussi montré que l’humain est
toujours valable, qu’il s’agit d’une question d’êtres humains pris
individuellement. Après tout, au bout du compte, ce qui est resté, c’est
l’être humain! Parce que c’est lui qui a survécu dans la souillure du passé
récent. Et c’est lui qui est resté à la suite des expériences réalisées dans les
camps de concentration. (Il existe un exemple de cela: quelque part en
Bavière, le commandant d’un camp, un SS, payait de sa poche des
médicaments qu’il achetait régulièrement pour «ses» prisonniers, à la
pharmacie de la ville voisine; alors que dans le même camp, l’aîné du camp,
prisonnier luimême, maltraitait ses congénères de façon abominable; et
c’étaient là deux représentants de la race humaine!)
Ce qui est resté, c’est l’individu, l’être humain, et rien d’autre. Tout lui
avait échappé, au cours de ces années: l’argent, le pouvoir, la célébrité. Rien
n’était plus certain, pour lui: la vie, la santé, le bonheur. Il avait tout remis
en question: la vanité, l’ambition, les relations. Tout était réduit à sa simple
existence. Brûlé par la douleur, tout ce qui n’était pas essentiel avait fondu.
L’être humain était réduit à ce qu’il était en dernière analyse: un membre
des masses, donc personne de réel, donc réellement personne, l’anonyme, la
chose sans nom (!) qu’«il» était devenu, rien qu’un matricule de prisonnier;
ou bien, il avait fondu jusqu’à n’être que l’essence de lui-même. Alors, au
bout du compte, n’y avait-il pas encore quelque chose comme une décision
à prendre? Nous ne devrions pas être étonnés, car l’«existence» (à l’état nu
et brut auquel l’être humain était retourné) n’est rien d’autre qu’une
décision.
Cependant, l’aide était à portée de la main pour l’être humain qui prenait
cette décision; le facteur critique était l’existence des autres, plus
particulièrement les modèles qu’ils étaient. Cela portait davantage de fruits
que toute autre parole ou tout autre écrit. Car l’existence est toujours plus
décisive que la parole. Et il était nécessaire, et ce le sera toujours, de se
demander si ce fait n’est pas beaucoup plus important que d’écrire des
livres ou de donner des conférences: chacun de nous concrétise le contenu
dans son propre acte d’être. Et ce qui est concrétisé est aussi beaucoup plus
réel. Les mots, seuls, ne suffisent pas. On m’a déjà appelé au chevet d’une
femme qui s’était suicidée. Sur le mur au-dessus de sa couche, bien
encadrée, trônait une pensée: «Plus puissant que le destin est le courage
inébranlable qui le soutient.» Et cet être humain s’était enlevé la vie juste
sous cette pensée. Bien sûr, ces personnes exemplaires qui peuvent, et
doivent, être réelles simplement en étant, sont la minorité. Notre
pessimisme le sait; mais c’est précisément pourquoi l’activisme concurrent
compte, c’est précisément ce qui constitue l’énorme responsabilité de ces
rares personnes. D’après un ancien mythe, l’existence du monde est fondée
sur la présence en tout temps de 36 personnes vraiment justes. Seulement
36! Une minorité infinitésimale. Et cependant, elles assurent l’existence
morale continue du monde entier. Mais cette histoire se poursuit: dès
qu’une de ces personnes justes est reconnue comme telle et est, pour ainsi
dire, démasquée par son entourage, par ses frères humains, elle disparaît, se
«retire» et meurt instantanément. Qu’est-ce que cela signifie? Nous ne
serons pas loin de la réalité si nous l’exprimons comme ceci: dès que nous
remarquons une tendance pédagogique dans un modèle, nous éprouvons de
la rancune; nous, êtres humains, n’aimons pas être sermonnés comme des
enfants.
Qu’est-ce que tout cela prouve? Que nous est-il parvenu du passé? Deux
choses: tout dépend de l’être humain en particulier, peu importe le petit
nombre de personnes qui pensent de la même façon; et tout dépend de
chaque personne, au moyen de l’action et non des simples mots, de faire du
sens de la vie, de façon créative, une réalité dans son propre être. Par
conséquent, nous devons combattre la propagande négative récente, la
propagande du «non-sens», de la «non-signification», par une autre
propagande qui doit d’abord être individuelle, puis active. Seulement à ce
moment-là peut-elle être positive.
Voilà pour notre question initiale: est-ce qu’une personne, et dans quel
sens et dans quel esprit, peut encore aujourd’hui se porter à la défense de la
signification et de la valeur de la vie? Mais, dès que nous parlons du sens de
l’existence, il est remis en question. Lorsqu’on interroge explicitement à ce
sujet, il est déjà mis en doute. Le doute à propos du sens de l’existence
humaine peut facilement mener au désespoir. Nous interprétons alors ce
désespoir comme la décision de se suicider.
Lorsqu’on parle du suicide, il faut établir une distinction entre quatre
raisons essentielles, mais essentiellement différentes, qui inciteront la
volonté intérieure à commettre un suicide. Premièrement, le suicide peut
être une conséquence, pas une conséquence d’un état essentiellement
mental, mais d’un état physique. Ce groupe englobe les cas dans lesquels
quelqu’un qui subit un changement d’état mental découlant du physique
tente de s’enlever la vie presque comme s’il était forcé de le faire.
Naturellement, ces cas sont exclus d’emblée de ceux qui font l’objet de la
conférence d’aujourd’hui. Puis, il y a les gens dont la détermination à se
suicider est nourrie par l’idée des effets que ce geste aura sur l’entourage:
les gens qui veulent se venger de quelqu’un en raison de ce que cette
personne leur a fait, et qui veulent que leur suicide pèse sur la conscience de
cette personne pour le reste de ses jours. Ces cas doivent aussi être éliminés
lorsqu’on tient compte du sens de la vie. Troisièmement, il y a les gens dont
le désir de se suicider est issu du fait qu’ils se sentent tout simplement
fatigués, fatigués de vivre. Mais cette fatigue est une sensation, et nous
savons tous que les sensations ne sont pas des raisons. Le fait qu’une
personne se sente épuisée, exténuée, n’est pas une raison en elle-même pour
couper son élan. Cela dépend plutôt du fait que la poursuite de la vie ait, ou
non, un sens, que cela vaille la peine, ou non, de passer par-dessus cette
fatigue. Ce qu’il faut ici, c’est simplement de répondre à la question relative
au sens de la vie, à la poursuite de la vie, malgré la lassitude face au monde.
En tant que tel, cette lassitude n’est pas un contre-argument à la poursuite
de la vie; mais cette poursuite de la vie ne sera possible que grâce à la
connaissance du sens inconditionnel de la vie.
À vrai dire, il faudrait inscrire ici un quatrième groupe de personnes: les
gens qui ne voient pas de sens à continuer de vivre, de sens à la vie elle-
même. Un suicide faisant suite à une telle motivation est communément
appelé «suicide de bilan». Dans chacun des cas, ce suicide découle d’un
soi-disant solde de vie négatif. La personne procède à un «bilan», compare
ce qu’elle a (crédit) avec ce qu’elle croit qu’elle devrait avoir (débit); elle
soupèse ce que la vie lui doit encore par rapport au bénéfice de plus qu’elle
croit pouvoir tirer de la vie, et le solde négatif qui en résulte la pousse au
suicide. Nous allons maintenant inspecter ce bilan.
Normalement, la colonne des crédits contient toutes les souffrances et
les douleurs, et la colonne des débits comporte tous les bonheurs et la bonne
fortune que la personne n’a pas atteints. Mais ce bilan est
fondamentalement erroné car, comme le dit l’adage: «Nous ne sommes pas
sur Terre pour le plaisir.» Et c’est aussi vrai dans le double sens de ce qui
est, que de ce qui devrait être. Toute personne qui n’a pas ressenti cela pour
elle-même pourrait se référer aux écrits d’un psychologue expérimental
russe, qui a déjà prouvé que la personne moyenne éprouve beaucoup plus
de sentiments d’insatisfaction que de sensations de plaisir. Par conséquent,
dès le départ, il ne serait pas possible de ne vivre que pour le plaisir. Mais,
est-ce même nécessaire? Est-ce vraiment cela, la vie? Imaginons un homme
qui a été condamné à mort et à qui on a dit, quelques heures avant son
exécution, qu’il était libre de choisir le menu de son dernier repas. Le garde
entre dans sa cellule et lui demande ce qu’il désire manger, lui offre toutes
sortes de mets savoureux, mais le prisonnier refuse toutes ses suggestions. Il
pense qu’il n’est pas du tout pertinent de savoir s’il fournit, ou non, de la
bonne nourriture à son organisme, car dans quelques heures, il sera devenu
un cadavre. Et même le plaisir qu’il pourrait encore ressentir dans les
ganglions cérébraux de son organisme semble futile, étant donné que dans
deux heures, ils seront détruits à tout jamais.
Mais l’entièreté de la vie fait face à la mort, et si cet homme avait eu
raison, alors toutes nos vies seraient dénuées de sens; si nous ne cherchions
que le plaisir et rien d’autre, de préférence le plus grand nombre de plaisirs,
et au plus haut degré possible. Le plaisir en lui-même ne peut pas donner de
sens à notre vie; donc, l’absence de plaisir ne peut pas enlever de sens à
notre vie, ce qui nous semble déjà évident.
Un homme dont la vie avait été sauvée après une tentative de suicide
m’a raconté, un jour, qu’il voulait sortir de la ville pour aller se tirer une
balle dans la tête, et que comme il était déjà tard en soirée, et que les
tramways avaient interrompu leur service, il s’était vu forcé de prendre un
taxi; il s’en faisait donc avec le gaspillage de l’argent consacré aux frais de
taxi, puis il a souri d’avoir songé à de telles futilités peu avant sa mort. Il
avait dû paraître inutile, à cet homme qui envisageait le suicide, de lésiner
sur le coût d’un taxi. Rabindranàth Tagore a si bien exprimé, dans le poème
qui suit, la déception qu’éprouvent les êtres humains face à leur quête du
bonheur dans la vie:

«J’ai dormi et j’ai rêvé


que la vie était joie.
Je me suis éveillé et j’ai vu que la vie était devoir.
J’ai travaillé, et voilà: le devoir était joie.»

Cela indique l’orientation que nous adopterons dans nos futures


délibérations.
Ainsi, la vie est en quelque sorte un devoir, une seule grande obligation.
Et il y a certainement de la joie, aussi, dans la vie, mais on ne peut
poursuivre ce but, on ne peut pas «vouloir la concrétiser» en tant que joie;
elle doit plutôt survenir spontanément et, à vrai dire, c’est ce qu’elle fait,
comme une conséquence peut survenir: le bonheur ne devrait pas, ne doit
pas et ne peut jamais devenir un objectif, mais seulement une conséquence;
la conséquence de la concrétisation de ce qui est appelé, dans le poème de
Tagore, le «devoir», que nous tenterons de définir plus en détail
ultérieurement. Dans bien des cas, tous les humains en quête de bonheur, en
ce sens, sont voués à l’échec, car la bonne fortune ne peut que tomber du
ciel; on ne peut jamais la pourchasser. C’est Kierkegaard qui a dit, dans sa
sagesse, que la porte du bonheur s’ouvre toujours «vers l’extérieur», ce qui
signifie qu’elle se ferme précisément lorsque la personne tente de pousser la
porte menant au bonheur vers l’intérieur, pour ainsi dire.
Par hasard, j’ai déjà eu, assises en face de moi, en même temps, deux
personnes lasses du monde; un homme et une femme. Les deux avaient
déclaré, d’un parfait accord, mot pour mot, que leurs propres vies étaient
dénuées de sens, et qu’elles «n’attendaient plus rien de la vie». D’une
certaine façon, les deux semblaient avoir raison. Mais il apparut bientôt
qu’au contraire, quelque chose attendait chacune d’elles: dans le cas de
l’homme, il s’agissait d’une œuvre scientifique non terminée, et dans le cas
de la femme, d’un enfant qui vivait à l’étranger, très loin, et hors d’atteinte.
À ce moment-ci, il serait utile, comme le dirait Kant, de «procéder à une
révolution copernicienne», soit un virage conceptuel à 180 degrés; après
quoi, la question ne peut plus être: Que puis-je attendre de la vie?, mais
seulement: Qu’attend la vie de moi? Quelle tâche m’attend dans la vie?
Nous comprenons maintenant comment, en dernière analyse, la question
du sens de la vie n’est pas posée correctement, si elle est posée de la
manière dont elle est généralement posée: ce n’est pas nous qui sommes
autorisés à poser la question sur le sens de la vie; c’est la vie qui pose les
questions, qui oriente les questions vers nous: c’est nous qui sommes
questionnés! C’est nous qui devons répondre, qui devons fournir des
réponses à la question constante de la vie, aux «questions essentielles» de la
vie. Vivre, en soi, ne signifie rien d’autre que d’être questionné; l’acte
d’exister n’est rien de plus que de répondre à la vie et d’assumer sa
responsabilité à son égard. De ce point de vue mental, rien ne peut plus
nous effrayer: ni l’avenir, ni une apparente sensation de futilité. Maintenant,
le présent est tout, car il recèle l’éternelle nouvelle question de la vie pour
nous. Maintenant, tout dépend de ce qui est attendu de nous. En ce qui
concerne ce qui nous attend à l’avenir, nous n’avons pas besoin de le savoir,
pas plus que nous ne sommes en mesure de le savoir. À cet égard, je raconte
souvent l’histoire suivante, publiée dans un entrefilet d’un journal, il y a des
années. Un Noir qui avait été condamné à la prison à vie avait été déporté à
l’île du Diable. Une fois que le navire, le Léviathan, fut en haute mer, un
incendie se déclara. En raison de cette catastrophe, le prisonnier fut libéré
de ses chaînes afin qu’il puisse participer au sauvetage. Il sauva dix vies. Il
obtint donc son pardon par la suite. Si l’on avait demandé à cet homme,
avant de s’embarquer, à Marseille, si le fait de continuer à vivre avait un
sens pour lui, il aurait secoué la tête: qu’est-ce qui aurait pu l’attendre?
Mais, nul d’entre nous ne sait ce qui l’attend, ne connaît ce grand moment,
cette occasion unique d’agir de façon exceptionnelle, comme le sauvetage
de dix personnes par l’homme noir à bord du Léviathan.
La question que la vie nous pose, et en y répondant, nous pouvons saisir
le sens du moment présent, ne change pas seulement d’heure en heure, mais
aussi, de personne en personne: la question diffère totalement d’instant en
instant et de personne en personne.
Par conséquent, nous pouvons voir à quel point la question, quant au
sens de la vie, est posée trop simplement, à moins qu’elle ne soit posée avec
une totale spécificité, dans le concret de l’ici et maintenant. Nous demander
le «sens de la vie» de cette manière nous semble aussi naïf que la question
d’un reporter interviewant un champion mondial d’échecs en lui
demandant: «Et maintenant, Maître, dites-moi: quel coup croyez-vous le
meilleur? Y a-t-il un coup, en particulier, qui pourrait être bon, et même le
meilleur, au-delà de toute situation spécifique et concrète d’une partie, une
configuration particulière des pièces?»
Non moins naïf était le jeune homme qui m’a parlé, un jour, il y a bien
des années, alors que je m’apprêtais à donner un petit séminaire sur le sens
de la vie. Il m’a dit à peu près ceci: «Hé, Frankl, ne vous fâchez pas contre
moi; j’ai été invité chez mes futurs beaux-parents, ce soir. Il faut vraiment
que j’y aille, et je ne peux pas rester pour votre conférence. Auriez-vous
l’obligeance de me dire rapidement quel est le sens de la vie?»
Quoi que l’avenir nous réserve, ce «défi de l’heure» particulier pourrait
nécessiter une réponse dans un sens différent. Premièrement, notre réponse
peut être «active»: une réponse par l’action aux questions spécifiques de la
vie, une bonne action que nous faisons, ou une œuvre que nous créons.
Mais, là encore, nous devons garder certaines choses présentes à l’esprit. Et
ce que je veux dire pourrait peut-être s’exprimer le mieux en se référant à
une expérience particulière: un jour, un jeune homme s’est assis devant moi
après m’avoir questionné sur le sens, ou le non-sens, de la vie. Son
argument était le suivant: «C’est facile de parler, pour vous: vous avez
ouvert des centres de consultation, vous aidez des gens, vous remettez des
personnes d’aplomb; mais moi, qui je suis, ce que je suis, un aide-tailleur,
comment puis-je donner un sens à ma vie par mes actes?» Cet homme avait
oublié qu’il ne s’agit jamais de savoir où nous en sommes dans notre vie, ou
le métier que nous faisons, mais plutôt de la façon dont nous occupons
notre cercle de vie et notre place. Que notre vie soit bien remplie ne dépend
pas de l’étendue de notre rayon d’action, mais du fait que nous occupions
entièrement notre cercle de vie.
Dans ce contexte particulier de la vie, chaque être humain est
irremplaçable et inimitable, et c’est vrai pour chacun d’entre nous. Les
tâches que la vie impose à une personne lui sont propres, et elle est la seule
qui est tenue de les accomplir. Et la vie d’une personne qui n’a pas
complètement rempli son cercle de vie (relativement) étendu est moins
réalisée que celle d’une personne qui accomplit les tâches qu’elle trouve
dans son cercle plus étroitement dessiné. Dans son environnement
particulier, l’aide-tailleur peut accomplir davantage et, par les choses qu’il
fait et les choses qu’il ne termine pas, il peut mener une vie mieux remplie
que la personne qu’il envie, si cette personne n’est pas consciente de sa plus
grande responsabilité dans la vie et ne lui rend pas justice.
«Alors, qu’en est-il des sans-emploi?», pourriez-vous objecter, en
oubliant le fait que le travail n’est pas le seul domaine dans lequel nous
pouvons donner un sens à notre vie de façon active. Le travail, en lui-
même, suffit-il pour donner un sens à la vie? Posons la question aux
nombreuses personnes qui se plaignent auprès de nous (non sans raison) du
manque de sens de leur travail (souvent mécanique), du fait d’additionner
des colonnes de chiffres à la file ou de pousser ou tirer machinalement les
leviers d’une machine sur une chaîne de production sans fin. Ces gens ne
peuvent donner un sens à leur vie que dans leurs rares moments de loisir, en
y incorporant de l’humanité. Par ailleurs, la personne sans emploi dispose
de beaucoup de temps libre et a donc l’occasion de donner un sens à sa vie.
Personne ne devrait nous croire assez superficiels pour sous-estimer les
difficultés économiques, voire une situation économique désespérée, ou, en
fait, les facteurs sociologiques ou économiques dans ces contextes. Nous
savons, plus que jamais, jusqu’où peut nous mener l’aphorisme «d’abord, la
bouffe, ensuite la morale2». Nous ne nous faisons plus d’illusions à ce sujet.
Mais nous savons à quel point il est dénué de sens de s’empiffrer sans
aucune moralité, et à quel point ce manque de sens peut être catastrophique
pour quelqu’un qui n’a d’autre idée que de consommer. Et enfin, nous
savons tout ce que signifie la «moralité»: la croyance inébranlable au sens
de la vie qui, d’une manière ou d’une autre, rend la vie supportable. Parce
que nous avons expérimenté le fait que les êtres humains sont vraiment
préparés à être affamés si cette faim a un but ou un sens.
Cependant, nous n’avons pas seulement constaté à quel point il est
difficile d’être affamé quand on n’a pas de «moralité», nous avons
également pu voir combien il est difficile d’exiger de la moralité d’un être
humain si quelqu’un le laisse mourir de faim. Un jour, j’ai dû produire un
rapport psychiatrique devant le tribunal sur un adolescent qui, dans une
situation désespérée, avait volé une miche de pain; le tribunal avait
expressément demandé si le garçon était «inférieur» ou non. Dans mon
rapport, j’avais dû admettre que, d’un point de vue psychiatrique, il ne
pouvait pas être considéré comme inférieur, de quelque façon que ce fût.
Mais je n’avais pas rédigé cela sans, en même temps, expliquer que dans sa
situation particulière, il aurait dû être «supérieur» pour résister à la
tentation, affligé d’une telle faim!
Ce n’est pas seulement par nos actions que nous pouvons donner un sens
à notre vie (dans la mesure où nous pouvons répondre aux questions
particulières de la vie d’une manière responsable); nous pouvons répondre
aux exigences de l’existence non seulement comme des agents actifs, mais
aussi en tant qu’êtres humains aimants: dans notre dévouement bienveillant
envers ce qui est beau, ce qui est grand, ce qui est bon. Devrais-je peut-être
tenter de vous expliquer, en termes banaux, comment et pourquoi
l’expérience de la beauté peut donner un sens à la vie? Je préfère me borner
à cet exercice de pensée: imaginez-vous dans une salle de concert, à écouter
votre symphonie préférée; vos mesures favorites emplissent vos oreilles, et
la musique vous émeut tellement que vous en avez des frissons dans le dos;
et maintenant, imaginez qu’il soit possible (quelque chose d’impossible, du
point de vue psychologique) que quelqu’un vous demande, à ce moment
précis, si votre vie a un sens. Je crois que vous seriez d’accord avec moi si
je déclarais que dans ce cas précis, vous ne pourriez donner qu’une réponse
qui ressemblerait à ceci: «Cela aurait valu la peine de vivre, rien que pour
ce moment!»
Ceux qui font l’expérience, non de l’art, mais de la nature, pourraient
avoir une réaction semblable, de même que ceux qui vivent une expérience
avec un autre être humain. Ne connaissons-nous pas la sensation qui nous
envahit en présence d’une personne en particulier, traduisant à peu près
ceci: le seul fait que cette personne existe donne un sens au monde et un
sens à la vie dans ce monde.
Nous donnons un sens à notre vie par nos actions, mais aussi par
l’amour et, enfin, par la souffrance. Parce que dans la façon dont les êtres
humains gèrent les limites de leurs possibilités à l’égard de leurs actions et
de leur capacité d’aimer, dans la manière dont ils se comportent en fonction
de ces restrictions (la manière dont ils acceptent les souffrances, compte
tenu de ces restrictions), ils demeurent capables de véhiculer des valeurs
humaines.
Ainsi, c’est la manière dont nous affrontons les difficultés qui montre
vraiment qui nous sommes, et cela aussi peut donner du sens à notre vie. Et
il ne faut pas oublier l’esprit sportif, cet esprit purement humain! Que font
les athlètes, sinon se créer des difficultés afin de parvenir à les surmonter?
Bien sûr, en général, il n’est pas conseillé de se créer des difficultés; en
général, souffrir en raison d’un malheur n’a de sens que si ce malheur est
apporté par le destin, et est donc inévitable.
Autrement dit, le destin, ce qui nous arrive, peut être façonné, d’une
manière ou d’une autre. «Il n’y a pas de situation difficile qui ne puisse être
ennoblie par l’accomplissement ou par l’endurance», disait Goethe3. Soit
nous changeons notre destin, si c’est possible, soit nous l’acceptons de
plein gré, si c’est nécessaire. Dans les deux cas, nous ne pouvons que
grandir intérieurement, en raison de cette infortune. Et nous comprenons
maintenant ce que Hölderlin4 voulait dire lorsqu’il écrivait: «Si je marche
sur mon infortune, je suis plus haut.»
Comme cela nous semble maintenant malavisé lorsque des gens se
contentent de se plaindre de leur malheur ou de fulminer contre leur sort.
Que serait-il advenu de chacun d’entre nous, n’eût été notre destin?
Comment notre existence aurait-elle pu se façonner et prendre forme
autrement que sous les coups de marteau et le chauffage à blanc de nos
souffrances? Ceux qui se révoltent contre leur destin (c’est-à-dire contre les
circonstances qu’ils ne peuvent empêcher et qu’ils ne peuvent assurément
pas changer) n’ont pas saisi le sens du destin. Le destin fait partie
intégrante de nos vies, et la plus petite part de celui-ci ne peut être détachée
de sa totalité sans détruire le tout: la configuration de notre existence.
Ainsi, le destin fait partie de nos vies, tout comme la souffrance. Par
conséquent, si la vie a un sens, la souffrance en a un aussi. Donc, la
souffrance, tant qu’elle est nécessaire et inévitable, comporte la possibilité
d’avoir un sens. C’est universellement reconnu. Il y a plusieurs années, la
nouvelle a couru que l’association des scouts d’Angleterre avait
récompensé trois garçons pour leurs grandes réalisations; qui étaient-ils?
Trois garçons hospitalisés, en phase terminale, qui supportaient leur pénible
sort avec courage et dignité. C’était la reconnaissance manifeste du fait que
la souffrance véritable en raison du destin est un accomplissement, et c’est
effectivement le plus grand accomplissement possible. Le choix qu’offre la
pensée de Goethe susmentionnée n’est donc plus entièrement vrai lorsqu’on
l’examine de plus près: en dernière analyse, ce n’est pas une question
d’accomplissement ou d’endurance, mais il s’agit plutôt du fait que, dans
certains cas, c’est l’endurance elle-même qui est l’accomplissement.
À mon avis, l’essence de l’accomplissement dans la souffrance véritable
a peut-être été traduite le plus clairement par Rilke5, qui s’est déjà écrié: «À
quel point devons-nous souffrir!» Rilke a saisi que nos accomplissements
significatifs, dans la vie, peuvent se réaliser autant dans la souffrance que
dans le travail. Dans tous les cas, on ne peut choisir qu’une alternative à la
fois pour donner un sens à sa vie, dans le moment présent; ainsi, à chaque
instant, nous n’avons qu’à prendre une décision quant à la façon de
répondre, mais chaque fois, une question très précise nous est posée par la
vie. De tout cela, il s’ensuit que la vie nous offre toujours la possibilité de
lui donner un sens; il y a toujours cette option. On pourrait aussi dire qu’il
est possible de rendre notre existence humaine pleine de sens «jusqu’au
dernier souffle»; tant que nous respirons, tant que nous sommes encore
conscients, nous avons la responsabilité de répondre aux questions de la vie.
Cela ne devrait pas nous étonner, lorsque nous nous rappelons la grande
vérité fondamentale du fait d’être humains: être humains n’est rien d’autre
qu’être conscients et responsables!
Mais si la vie a toujours un sens en conformité avec les possibilités, s’il
n’en tient qu’à nous d’en remplir chaque instant avec ce sens possible, en
constante évolution, si c’est notre entière responsabilité et notre décision
d’actualiser ce sens, alors nous pouvons être certains de ceci: la seule chose
illogique et insensée est de mettre fin à sa vie. Le suicide n’est aucunement
la réponse à quelque question que ce soit; le suicide ne résout jamais de
problème.
Plus tôt, nous avons eu besoin du jeu d’échecs en tant qu’allégorie de la
position de l’être humain dans l’existence, par rapport à la confrontation
avec les questions de la vie. Avec notre exemple du «meilleur coup aux
échecs», nous voulions démontrer que la question de la vie ne peut être
considérée que comme une question concrète, spécifique: en tant que
question unique ayant trait à une personne et à une situation, une personne
en particulier et un moment en particulier, une question ici et maintenant.
Ainsi, une fois de plus, nous devons utiliser le jeu d’échecs comme une
allégorie lorsque nous devons démontrer l’absurdité de la tentation de
«résoudre» un problème de la vie par le suicide.
Imaginons un instant qu’un joueur d’échecs fait face à un problème qu’il
ne peut pas résoudre; que fait-il? Il balaie les pièces de la main avec
violence. Est-ce une solution? Assurément pas.
Mais c’est exactement le mode de fonctionnement du suicidaire: il balaie
sa vie du revers de la main et croit avoir trouvé une solution à un problème
de vie qui lui semble insoluble. Il ignore qu’en agissant ainsi, il bafoue les
règles de la vie, tout comme le joueur d’échecs de notre allégorie fait fi des
règles du jeu, selon lesquelles un problème pourrait être résolu en déplaçant
un cavalier, une tour ou Dieu sait quoi, mais au moins par un simple
déplacement, et certainement pas en agissant comme nous l’avons décrit.
Maintenant, le suicide bafoue aussi les règles du jeu de la vie; ces règles
n’exigent pas que nous gagnions à tout prix, mais elles exigent de nous de
ne jamais abandonner la lutte.
Peut-être quelqu’un objectera-t-il qu’il admet que le suicide va à
l’encontre de la raison, mais que la vie elle-même perd son sens face à la
mort qui survient inévitablement au bout du chemin? La mort ne rend-elle
pas tous nos commencements inutiles dès le départ, étant donné que rien ne
dure? Tentons de trouver la réponse à cette objection en posant la question
contraire. Demandons-nous: «Et si nous étions immortels?» Nous pouvons
y répondre par: si nous étions immortels, nous pourrions tout remettre à
plus tard, vraiment tout. Parce qu’il importerait peu que nous fassions
quelque chose sur-le-champ, ou le lendemain, ou le surlendemain, ou un an
plus tard, ou dix ans plus tard, ou n’importe quand. La mort et la fin ne
planeraient pas au-dessus de nous; il n’y aurait pas de limite à nos
possibilités, nous ne verrions aucune raison de faire une chose en particulier
sur-le-champ ou de vivre une expérience dans le moment présent: il y aurait
du temps, nous aurions du temps, un temps infini.
À l’inverse, le fait, et rien que le fait, que nous soyons mortels, que notre
vie ait une fin, que notre temps et nos possibilités soient limités, est ce qui
donne un sens à l’accomplissement de quelque chose, à l’exploitation d’une
possibilité pour en faire une réalité, la réaliser, y consacrer de notre temps.
La mort nous donne la pulsion de le faire. Par conséquent, la mort constitue
la toile de fond contre laquelle notre acte d’être devient une responsabilité.
Alors, si nous envisageons les choses ainsi, essentiellement, la durée de
vie humaine pourrait être non pertinente. Sa longue durée ne lui donne pas
automatiquement un sens, et sa possible brièveté est loin d’être dénuée de
sens. Par ailleurs, nous ne jugeons pas le cycle de vie d’une personne par le
nombre de pages de sa biographie, mais seulement par la richesse de son
contenu.
Et nous devrions aborder une autre question sur cet aspect: est-ce que la
vie d’une personne qui n’a pas eu d’enfants pourrait être dénuée de sens par
ce fait même? Nous pouvons répondre: soit une vie, une vie individuelle, a
un sens, et doit alors garder son sens, si elle ne se reproduit pas, si elle ne
s’engage pas dans cette «immortalisation» biologique, disons-le, hautement
illusoire; soit cette vie individuelle, la vie de cette personne, est dénuée de
sens, et elle ne pourra jamais en acquérir par la simple recherche de
l’«immortalisation», par la procréation. Parce qu’immortaliser quelque
chose intrinsèquement dénué de sens est dénué de sens en lui-même.
Nous ne pouvons en tirer qu’une conclusion: la mort est une partie
significative de la vie, tout comme la souffrance humaine. Les deux ne
dépouillent pas l’existence humaine de son sens; c’est d’abord elles qui lui
donnent un sens. Ainsi, c’est précisément le caractère unique de notre
existence dans le monde, le caractère irrémédiable de notre vie, et le
caractère irréversible de tout ce avec quoi nous la remplissons (ou omettons
de la remplir) qui donnent un sens à notre existence. Mais ce n’est pas
seulement le caractère unique de l’ensemble d’une vie qui lui donne son
importance; c’est aussi le caractère unique de chaque jour, de chaque heure,
de chaque instant qui représente quelque chose qui alourdit notre existence
du poids de la terrible, mais magnifique responsabilité! Pour toute heure à
laquelle nous répondons aux demandes avec tiédeur, cette heure est perdue,
perdue «pour l’éternité». À l’inverse, ce que nous accomplissons en
saisissant l’instant est définitivement sauvegardé dans la réalité, réalité dans
laquelle il n’est qu’en apparence «oblitéré» en devenant le passé. À dire
vrai, il est préservé, en ce sens qu’il est gardé en sécurité. En ce sens, «avoir
été» est peut-être la forme le plus sûre d’être. L’«être» – la réalité que nous
avons servie ainsi –, ne peut plus affecté par le caractère transitoire.
Bien sûr, notre vie biologique et physique est de nature transitoire. Rien
de tout cela ne survit, et pourtant il en reste une grande partie! Ce qu’il en
reste, ce qu’il reste de nous, ce qui nous survit, c’est ce que nous avons
accompli pendant notre existence et qui continue à avoir des effets, qui nous
transcende et qui se prolonge après nous. La réalité de notre vie devient
incorporelle, en ce sens qu’elle ressemble au radium, dont la forme
physique est aussi, pendant son «cycle de vie» (et les matières radioactives
sont reconnues pour avoir une durée de vie limitée), convertie en énergie
radiante, et ne retourne jamais à la matérialité. Ce que nous «irradions»
dans le monde, les «vagues» qui émanent de notre être, voilà ce qui restera
de nous lorsque notre être lui-même sera mort depuis longtemps.
Il existe une façon simple, on pourrait même dire un truc, pour
démontrer toute l’étendue de la responsabilité qui pèse de façon si
poignante sur notre existence, responsabilité à laquelle nous ne pouvons
faire face qu’en tremblant, mais, au bout du compte, avec joie. Car il existe
un genre d’impératif catégorique qui est aussi une formule pour «faire
semblant», analogue à la maxime bien connue de Kant: Vivez comme si
vous viviez pour la seconde fois et que vous aviez aussi mal agi la première
fois que vous vous apprêtez à le faire maintenant!
La nature essentiellement limitée dans le temps de notre existence,
apparemment face à la mort, même si la mort peut se situer dans un avenir
lointain, n’est pas la seule chose qui donne un sens à notre vie; la nature
limitée de notre relation avec une autre personne n’enlève pas de sens à la
vie de chacun, mais lui en donne. Cela veut dire que notre imperfection, nos
limites intérieures, peuvent être vues comme les différentes caractéristiques
des êtres humains. Mais avant de songer au caractère significatif de notre
imperfection, nous devons, pour le moment, nous demander si le désespoir
des êtres humains face à leur propre imperfection et à leurs insuffisances
peut être justifié. Car nous devons nous demander si les gens qui évaluent
leur «être» par rapport à «ce qui devrait être», qui se mesurent donc à un
idéal, peuvent être totalement dépourvus de valeur. N’est-ce pas plutôt que
le fait qu’ils peuvent désespérer d’eux-mêmes les justifie en quelque sorte
et ultimement, jusqu’à un certain point, enlève toute légitimité à leur
désespoir? Ces personnes peuvent-elles se juger elles-mêmes, si elles sont
tellement dénuées de valeur qu’elles ne sont pas en mesure de voir l’idéal?
La distance qu’elles perçoivent par rapport à leur idéal ne confirme-t-elle
pas qu’elles ne sont pas devenues entièrement étrangères à cet idéal?
En ce qui concerne le sens de nos imperfections et de nos déséquilibres
particuliers, rappelons-nous que toutes les personnes sont imparfaites, mais
de façons différentes, chacune «à sa propre façon». Aussi imparfaite qu’elle
soit, une personne est imparfaite d’une manière qui lui est exclusive. Si l’on
exprime cette idée d’une façon positive, cette personne devient en quelque
sorte irremplaçable et ne peut être représentée par qui que ce soit d’autre.
Pour illustrer cela, nous disposons d’un bon modèle du monde biologique: à
l’origine, dans l’évolution des êtres vivants, on reconnaît que les cellules
étaient capables de tout. Une cellule «primitive» peut tout faire: elle peut
alimenter, se déplacer, se reproduire et, en quelque sorte, «sentir» son
environnement, etc. Ce n’est que parce qu’elle suit le lent processus
d’évolution des cellules en formes plus élevées de groupes de cellules
organiques que la cellule individuelle se spécialise et finit par n’être utilisée
que pour une seule fonction. Selon le principe de la division progressive du
travail dans l’ensemble de l’organisme, au détriment de la nature
généralement applicable de ses capacités, la cellule a acquis une
irremplaçabilité relativement fonctionnelle. Ainsi, une cellule de la rétine de
l’œil ne peut plus alimenter, se déplacer, ni se reproduire, mais la seule
chose qu’elle peut faire (c’est-à-dire voir), elle peut la faire
exceptionnellement bien. Elle est donc devenue irremplaçable dans cette
fonction précise. Elle ne peut plus être remplacée par une cellule cutanée,
une cellule musculaire ou un gamète.
Comme nous l’avons vu plus tôt, tout comme la mort se révèle
nécessaire pour trouver un sens, car elle justifie le caractère unique de notre
existence, et, compte tenu de notre responsabilité, nous pouvons maintenant
constater que la nature imparfaite des êtres humains a un sens (ce que l’on
considère maintenant de façon positive), étant donné qu’elle représente
l’individualité de notre intérieur essentiel. Cependant, ce caractère unique
en tant que valeur positive ne peut pas être fondé seulement sur lui-même.
Similairement à la valeur fonctionnelle de la cellule unique pour l’ensemble
de l’organisme, l’individualité exclusive de chaque être humain acquiert
une valeur au moyen de sa relation avec un tout fondamental, soit une
communauté humaine. L’individualité ne peut avoir de valeur que lorsqu’il
ne s’agit pas d’individualité dans son propre intérêt, mais d’individualité
dans l’intérêt de la communauté humaine. Le simple fait que chaque être
humain est doté d’empreintes digitales qui lui sont propres est, au plus,
pertinent seulement pour les criminologues qui font de la recherche sur un
crime ou dans le cadre d’une enquête sur un criminel; mais cette
«individualité» biologique de chaque être humain ne fait pas
automatiquement de la personne une personnalité, ou un être humain qui,
dans son unicité, est précieux pour la société.
Si nous devions tenter de résumer en une formule la nature unique de
l’existence et le caractère unique de chaque être humain (ce caractère
unique étant «à l’égard de», autrement dit, un caractère unique axé sur les
autres, sur la communauté), une formule qui peut nous rappeler la terrible et
glorieuse responsabilité des êtres humains face au sérieux de leur vie, alors
nous pourrions nous appuyer sur un précepte de Hillel le Sage, l’un des
rédacteurs du Talmud, dont il avait fait sa devise, il y a près de 2000 ans:
«Si je ne le fais pas, qui le fera? Mais si je ne le fais que pour moi, que suis-
je? Et si je ne le fais pas maintenant, quand le ferai-je?» Dans le «si ce n’est
pas moi» réside le caractère unique de chaque personne; dans le «si je ne le
fais que pour moi» réside le manque de valeur et de sens de ce caractère
unique, à moins que l’idée de «service» ait un caractère unique; et dans le
«si je ne le fais pas maintenant» réside le caractère unique de chaque
situation particulière!
Si nous résumons maintenant ce que nous avons dit à propos du «sens»
de la vie, nous pouvons conclure ceci: la vie signifie de se faire poser des
questions et d’y répondre, et chaque personne doit être responsable de sa
propre existence. La vie ne nous semble plus être quelque chose d’acquis,
mais une chose qui nous est confiée; c’est une tâche de tous les instants.
Elle peut donc seulement avoir plus de sens à mesure qu’elle devient plus
difficile. L’athlète, le grimpeur qui recherche activement des tâches, se crée
même des difficultés: ah, comme le grimpeur est ravi lorsqu’il se trouve
face à une paroi rocheuse qui constitue une «variante» encore plus difficile
de la tâche qu’il s’est assignée! Il faut cependant noter ici que les croyants,
selon le sens qu’ils donnent à la vie, selon leur «compréhension de l’être»,
se distinguent parce qu’ils font un pas de plus que la personne qui ne voit sa
vie que comme une tâche; ils perçoivent aussi l’instance qui leur «donne»
cette tâche, ou qui les place devant cette tâche: l’être divin! Autrement dit,
les croyants considèrent leur vie comme une mission divine.
En résumé, que pourrions-nous dire sur la question de la «valeur» de la
vie? Peut-être est-ce Hebbel qui exprime le mieux notre point de vue: «La
vie n’est pas quelque chose; elle est seulement l’occasion d’accomplir
quelque chose6.»

1. Viktor Frankl, Gesammelte Werke, Band 1: … trotzdem Ja zum Leben sagen und ausgewählte
Briefe (1945–1949) (Œuvres complètes, Vol. 1: … Say Yes to Life in Spite of Everything and
Selected Letters (Dire «oui» à la vie et lettres sélectionnées – 1945-1949)), éd. A. Batthyany,
K.H. Biller, E. Fizzotti (Böhlau, 2005).
2. Bertolt Brecht (en collaboration avec Kurt Weill), L’Opéra de quat’sous, 1928.
3. Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), auteur, scientifique et homme d’État allemand.
4. Friedrich Hölderlin (1770-1843), poète romantique et philosophe allemand.
5. Rainer Maria Rilke (1875-1926), poète autrichien de Bohème.
6. Christian Friedrich Hebbel (1813-1863), poète et dramaturge allemand.
À propos du sens
et de la valeur de la vie
II
’une des conclusions auxquelles nous tentions de parvenir, dans
notre premier exposé, est la suivante: si la vie a un sens, alors la

L souffrance doit aussi en avoir un.


Bien sûr, la maladie fait partie de la souffrance. «Fait partie
de», disons-nous, car la «souffrance» et la «maladie» ne sont pas la
même chose. Une personne peut souffrir sans être malade, et peut
être malade sans souffrir. La souffrance, question purement
humaine, fait déjà partie de la vie humaine, en quelque sorte; dans certaines
circonstances, c’est précisément cette absence de souffrance qui peut être
une maladie. Cela s’observe particulièrement dans le cas de ces troubles
appelés «maladies mentales», et qui ne sont autre chose que des maladies
liées à l’esprit. Car l’esprit ne peut pas vraiment tomber malade; la
dimension cognitive ne peut être que: «vrai ou faux», «valide ou invalide»,
mais jamais «malade». La seule chose qui peut tomber malade, c’est le
psychisme. Mais, dans bien des cas de maladies du psychisme, et
particulièrement celles qui ne sont pas causées par le psychisme lui-même,
mais par l’état physique de la personne, autrement dit, les soi-disant
maladies mentales (les psychoses, par rapport aux névroses, d’origine
psychologique), l’incapacité de souffrir devient un symptôme en lui-même.
Une personne qui a eu une infection syphilitique risque, dans une
certaine mesure et avec un faible pourcentage de probabilités, de souffrir,
des années ou des décennies plus tard, d’une maladie du cerveau
consécutive à la syphilis, appelée «paralysie générale7». Si la personne
l’ignore, les médecins peuvent, en examinant son liquide cérébrospinal à
certains moments ou à certains intervalles, déterminer avec exactitude et
fiabilité si elle appartient à ce groupe à risque et doit craindre l’apparition
de ce trouble mental. (Incidemment, dans les cas où le liquide cérébrospinal
se révèle positif à l’analyse, la malariathérapie peut prévenir ce type de
paralysie, et la paralysie qui a déjà fait son apparition peut être guérie par
un traitement précoce de ce type.) Cette crainte de la paralysie générale peut
en elle-même revêtir une dimension pathologique, autrement dit, elle peut
être amplifiée pour se transformer en état pathologique, la névrose. Mais
qu’observe-t-on si une telle personne en vient à souffrir vraiment de la
paralysie générale et si la maladie redoutée (pathologiquement) se déclare
réellement? À ce moment-là, la personne cesse de craindre la maladie! Et
pourquoi? Parce que les symptômes de la paralysie générale font que le
patient se sent d’humeur chaleureuse et satisfaite, donc il ne souffre pas.
Habituellement, le médecin ne révèle pas au patient, ni en sa présence,
qu’un diagnostic d’une maladie aussi crainte universellement que la
paralysie générale a été posé. Ce n’est que lorsqu’une personne souffre
réellement de la paralysie générale que ces préoccupations n’ont plus leur
raison d’être. Le médecin peut alors expliquer franchement la nature exacte
de la maladie au patient: le malade sourira et déclarera que le diagnostic est
erroné; et si le médecin souligne alors que le patient n’arrive même pas à
s’exprimer convenablement, le malade demeure imperturbable et, comme il
arrive habituellement dans ces cas, il attribue son trouble d’élocu-tion à sa
dentition en piètre état ou à un ajustement déficient de son dentier.
Tout ce qui impressionnerait ou troublerait une personne normale laisse
indifférente la personne dont la capacité à souffrir a été altérée par une
maladie psychologique: cela ne l’émeut pas et n’a aucun effet sur elle.
Prenons le cas d’une admission à un hôpital psychiatrique, par exemple. Je
me rappelle une personne qui souffrait de paralysie générale et qui est
entrée dans la salle où les médecins procédaient à un premier examen des
patients nouvellement admis: avec un large sourire et d’humeur décidément
joyeuse, cet homme nous a salués par des mots qui démontraient à quel
point il était heureux de se trouver parmi nous. Et, plus tard, alors qu’on le
préparait pour une ponction lombaire, il ne manifestait aucune crainte et a
seulement dit: «Bien sûr, je sais pourquoi vous me faites tout cela: pour
m’empê-cher de m’ennuyer.» Puis, pendant l’intervention, au cours de
laquelle il a sûrement dû, après tout, ressentir une piqûre, il s’est contenté
d’émettre un petit «aïe!», mais il a aussitôt ajouté: «N’était-ce pas
formidable?»
Si l’on ne tient pas compte du fait que la personne qui souffre d’une
maladie psychique, et particulièrement de «maladie mentale», a perdu la
capacité normale de souffrir, alors ce qui m’est arrivé un jour risque de vous
arriver. J’étais affecté aux admissions dans un hôpital psychiatrique et on
m’a appelé auprès d’un nouveau patient à la salle des admissions. En
arrivant sur les lieux, j’y ai trouvé une femme d’un certain âge et une
femme plus jeune, de toute évidence, la mère et la fille. La mère était très
agitée et se lamentait que c’était terrible, alors que sa fille tentait de la
calmer et de la consoler, en lui disant que tout irait bien, etc. Lorsque j’ai eu
besoin de poser une question à la patiente et que je me suis tourné vers la
mère en détresse, elle a pointé sa fille du doigt: c’était elle, la patiente! Il se
trouvait que la patiente n’était pas du tout bouleversée et n’était pas alarmée
outre mesure d’être admise dans un «asile de fous»: en raison de sa
maladie, elle réagissait à cette situation hors du commun et pas très
plaisante d’une façon relativement apathique. Il se trouve qu’une réaction
anormale (agitation, émotion) à une situation anormale constitue un
comportement normal.
Mais il existe aussi des troubles liés au psychisme qui font que le patient
(aussi paradoxal que cela puisse paraître) souffre de ne pas être capable de
souffrir! En fait, il existe une forme particulière de mélancolie qui,
contrairement à la forme habituelle, n’accompagne pas la dépression, dans
le sens de la tristesse ou de l’anxiété; les patients qui en sont atteints se
plaignent uniquement de ne pas pouvoir être heureux, mais ils ne peuvent
pas souffrir non plus, car ils sont incapables de toute émotion, que ce soit
par rapport à une expérience agréable ou désagréable; leurs états d’âme sont
émoussés, et ils se sentent affectivement froids. En fait, ces patients se
plaignent de ne pouvoir même pleurer, et le découragement de ces gens,
rien que parce qu’ils sont incapables d’éprouver de la souffrance, est l’une
des formes les plus terribles du désespoir dont un psychiatre puisse être
témoin. La connaissance du fait que la souffrance relève de la vie elle-
même doit résider à une si grande profondeur de la conscience humaine!
Mais pour nous tous, ce fait n’est pas aussi étrange que ce qu’il pourrait
paraître à première vue; dans une vie spirituelle normale, les gens
connaissent habituellement l’étendue de la souffrance qui est liée à la vie.
Demandons-nous, honnêtement et sérieusement, si nous voudrions effacer
les expériences malheureuses de notre passé, peut-être dans nos vies
amoureuses, si nous voudrions passer à côté de tout ce qui a été douloureux
ou souffrant; la réponse serait certainement «non». D’une certaine façon,
nous savons à quel point nous avons pu grandir et évoluer, précisément
pendant ces périodes dénuées de joie de notre existence.
Certains d’entre vous pourraient objecter que cela a été un sophisme
trompeur, une manœuvre plus ou moins démagogique de ma part, et que je
devrais peut-être demander à quelqu’un, au milieu de ses souffrances, s’il
accepte volontiers sa souffrance! Eh bien, à cette fin, nous pouvons puiser
dans des expériences directes et saisissantes.
Il y a un peu plus d’un an, les hommes du camp de concentration se
tenaient dans des tranchées à pelleter et à bêcher le sol gelé avec leurs
pioches, ce qui faisait jaillir des étincelles. Si le garde s’éloignait du groupe
et si, après un certain temps sans surveillance, les pelles et les pioches
restaient immobiles dans les mains endolories des hommes, ceux-ci
entamaient la conversation, toujours à propos du même sujet, avec une
répétition monotone: la bouffe. Ils échangeaient des recettes, planifiaient
des menus, et un homme demandait à un autre de lui dire son plat préféré,
ou bien s’excitait à propos de mets fins; ils imaginaient ce qu’ils se
serviraient les uns les autres, un jour, lorsque, après la libération, ils
s’inviteraient à dîner. Cependant, les meilleurs d’entre eux ne rêvaient pas à
ce jour de la libération pour enfin se permettre des délices culinaires, mais
pour une tout autre raison: pour que cette situation inhumaine, qui les
forçait à ne penser à rien d’autre qu’à se remplir l’estomac, prenne fin; cet
état dans lequel ils ne pouvaient penser à autre chose que le fait qu’il soit
déjà neuf heures et quart ou neuf heures et demie, le matin, ou onze heures
et demie ou midi moins le quart, et le nombre d’heures qu’il restait à passer
dans cette tranchée glaciale, l’estomac vide, jusqu’à la brève pause du midi,
ou jusqu’en soirée, lorsqu’ils pourraient retourner au camp pour finalement
mettre la main sur un bol de soupe à la cuisine. Nous soupirions à propos
d’une vraie souffrance humaine, de vrais problèmes humains, de vrais
conflits humains, au lieu de questions dégradantes comme manger ou crever
de faim, geler ou dormir, creuser ou se faire battre. Avec une profonde
mélancolie et une grande tristesse, nous songions à l’époque où nous
éprouvions encore des souffrances, des problèmes et des conflits humains,
et non aux souffrances et aux périls que vit un animal. Mais en songeant à
l’avenir, nous espérions de tout cœur être dans un état en aucun cas
dépourvu de souffrances, de problèmes et de conflits; nous espérions un état
où nous aurions à souffrir, mais à souffrir de cette souffrance significative
particulière imposée à l’être humain dans cette humanité.
Nous avons déjà entendu dire que trouver un sens est possible de trois
principales façons: les êtres humains sont capables de donner un sens à leur
existence, premièrement en faisant quelque chose, en agissant, en créant, en
donnant vie à une œuvre; deuxièmement, en faisant l’expérience de quelque
chose (la nature, l’art) ou en aimant des gens; troisièmement, les êtres
humains sont capables de trouver un sens lorsqu’ils ne peuvent pas trouver
de valeur à la vie des deux premières façons, c’est-à-dire précisément
lorsqu’ils prennent position à l’égard des immuables et inévitables limites
de leurs possibilités, soit leur manière de s’adapter à ces limites, d’y réagir,
et d’accepter leur sort. Au cours de la vie, les humains doivent se préparer à
changer de direction dans cette quête de sens, souvent abruptement, en
fonction des «défis de l’heure». Nous avons déjà souligné que le sens de la
vie ne peut qu’être spécifique, en fonction de chaque personne, et de chaque
heure: la question que nous pose la vie change de personne en personne et
de situation en situation. J’aimerais ici illustrer, par un exemple, la façon
dont ce changement de direction pourrait être «exigé» par le destin et
réalisé «docilement» par la personne en question.
Un jeune homme, engagé dans une carrière active et productive (c’était
un graphiste très prisé dans le domaine de la publicité), a soudainement été
arraché à son travail par une tumeur médullaire maligne et inopérable, au
sommet de sa colonne vertébrale. Cette tumeur a rapidement causé la
paralysie de ses bras et de ses jambes. Il ne pouvait plus poursuivre sa vie
de la façon qui lui avait donné un sens, c’est-à-dire en étant actif et en
travaillant: il fut mis de côté et forcé de prendre une tout autre direction. Le
fait d’être actif devenait de plus en plus inaccessible, et il tentait de trouver
un sens à sa vie dans les expériences passives de sa situation limitée, même
avec ses possibilités restreintes. Alors, qu’a fait notre patient? Pendant qu’il
était à l’hôpital, il a beaucoup lu; il s’est attaqué à des livres qu’il n’avait
jamais eu le temps de lire en raison de sa vie professionnelle très occupée; il
a écouté assidûment de la musique à la radio, et il a eu des conversations
des plus stimulantes avec d’autres patients. Il s’était donc retiré dans cette
zone de l’existence où il est possible, en dehors du fait d’être actif, de
trouver un sens à sa vie et de répondre à la question de la vie par
l’intégration du monde en soi-même. Par conséquent, il est compréhensible
que ce courageux jeune homme, même rendu à ce stade, n’ait aucunement
eu l’impression que sa vie, même dans sa forme très limitée, était dénuée de
sens. Mais vint le moment où sa maladie progressa tellement que ses mains
ne pouvaient plus tenir un livre; ses muscles étaient très affaiblis; il ne
tolérait plus le casque d’écoute, qui lui donnait de graves maux de tête; il en
vint même à avoir de la difficulté à parler et n’arrivait plus à tenir les
discussions animées d’autrefois avec les autres malades. Ainsi, cet homme
était mis de côté, rejeté par le destin, plus seulement dans le domaine de la
création de valeur, mais aussi de l’expérience de valeur. En raison de la
maladie, c’était sa situation dans ses derniers jours. Mais il parvint à trouver
un sens, même dans cet état de choses, simplement par l’attitude qu’il
adopta. Notre patient savait très bien que ses jours, et même ses heures,
étaient comptés. Je me rappelle avoir fait ma tournée des patients à l’hôpital
pendant cette période; c’était le dernier après-midi de cet homme. Comme
je passais près de son lit, il m’a fait signe. S’exprimant avec difficulté, il me
dit qu’au cours de la tournée du médecin principal, ce matin-là, il avait
entendu dire que le professeur G. avait ordonné de donner une injection de
morphine au patient au cours de ses dernières heures, afin d’adoucir son
agonie. Il a poursuivi en disant qu’étant donné qu’il avait tout lieu de croire
qu’il atteindrait ce point ce soir-là, il m’a demandé de lui donner l’injection
sur-le-champ, pendant cette tournée, afin que l’infirmière de nuit n’ait pas à
m’appeler spécialement pour lui, et à me déranger pendant mon sommeil.
Dans les dernières heures de sa vie, cet homme pensait encore à éviter des
ennuis aux autres plutôt que de les «déranger»! En plus du courage avec
lequel il a fait face à toutes ces souffrances et ces douleurs, il a réussi cet
accomplissement, pas un accomplissement professionnel, mais un
accomplissement humain hors du commun, en faisant cette simple
remarque, en souhaitant épargner les autres, lors de sa dernière heure!
Vous me comprendrez si je dis maintenant qu’aucun dessin publicitaire,
même le plus beau du monde (si le patient l’avait créé pendant qu’il avait
encore une vie professionnelle active) n’aurait constitué un
accomplissement égal au simple geste humain de cet homme dans les
dernières heures de sa vie.
Nous constatons donc que la maladie n’entraîne pas nécessairement de
perte de sens, d’appauvrissement du sens de notre existence; mais, selon les
possibilités, c’est toujours quelque chose qui a du sens. Il ne se produit pas
nécessairement de perte de sens, même lorsqu’une personne souffre d’une
perte physique. Le cas suivant en fournit un exemple: un jour, l’un des juges
les plus respectés d’Autriche fut transporté à l’hôpital où je travaillais.
L’artériosclérose avait causé une inflammation chronique, et le patient
devait se faire amputer d’une jambe. Après avoir bien réagi à l’opération, il
dut un jour essayer de marcher avec sa seule jambe. Il sortit du lit avec mon
aide, et se mit à sautiller laborieusement et tristement à travers la pièce, tel
un moineau. Puis, il éclata en sanglots; le vénérable et célèbre vieil homme
dont je tenais les mains pleurait comme un enfant: «Je ne peux pas
supporter cela. Ça ne vaut pas la peine de vivre comme un infirme», se
plaignait-il. Je l’ai regardé dans les yeux et je lui ai demandé avec
insistance, mais en plaisantant: «Dites-moi, Monsieur le juge, prévoyez-
vous poursuivre une brillante carrière de coureur sur courte distance ou sur
longue distance?» Il m’a regardé, abasourdi. «Parce que dans ce cas,
poursuivis-je, mais seulement dans ce cas, pourrais-je comprendre votre
désespoir et la remarque que vous avez faite; car alors, vous auriez joué
votre dernière carte, et votre vie future n’aurait plus de sens pour vous: vous
ne pourriez plus être un coureur de courte ou de longue distance. À part
cela, pour un homme comme vous qui a mené une vie extrêmement riche de
sens, qui s’est fait un nom dans le monde professionnel, la totalité de la vie
aurait-elle perdu son sens parce qu’il a perdu une jambe?» L’homme a tout
de suite compris ce que je voulais dire, et un sourire est apparu parmi ses
larmes.
Ainsi, la maladie n’a pas à entraîner une perte de sens. Mais, plus
encore, cela peut parfois procurer des avantages. Pour clarifier cela à vos
yeux, j’aimerais vous parler d’une situation qui s’est produite dans un camp
de concentration. J’y ai déjà rencontré une jeune femme de ma
connaissance. Lorsque je l’ai vue au camp, elle était très mal en point et
souffrait d’une maladie mortelle; elle le savait. Mais, quelques jours avant
sa mort, elle me dit: «Je suis reconnaissante envers le destin de m’avoir
amenée ici; autrefois, dans ma vie bourgeoise, j’aspirais à être cultivée,
mais je prenais cela plutôt à la légère. Mais, maintenant, je suis heureuse,
malgré tout. Maintenant, tout est devenu sérieux et je peux, je dois, faire
mes preuves.» En disant cela, elle était plus joyeuse que je ne l’avais jamais
vue. Ainsi, elle était chanceuse, elle avait réussi à faire ce que Rilke
exigeait de chaque être humain: «pouvoir mourir selon sa propre mort8»!
Autrement dit, intégrer de façon significative sa mort dans l’ensemble de sa
vie, oui, même trouver un sens à sa vie dans sa mort.
Par conséquent, nous n’avons plus à nous étonner s’il y a des gens qui
(reconnaissant le sens de la mort au sein du sens global de la vie) ne voient
pas de perte dans la maladie et la mort, et y voient non seulement un gain,
mais aussi un «cadeau». J’ai une lettre devant moi, une lettre qui, dois-je le
souligner, ne m’était pas adressée, alors son auteur n’aurait pas pu deviner
que j’utiliserais ses mots à titre d’exemple dans une conférence. Mais avant
de lire les passages pertinents de cette lettre, j’aimerais vous présenter le
contexte de cette histoire.
Cet homme a été frappé soudainement par une grave maladie de la
moelle épinière qui menaçait sa vie. Afin de recevoir de meilleurs soins, il
séjournait à la maison de campagne d’une amie, à une certaine distance de
Vienne. Ils avaient consulté l’un des plus grands spécialistes de l’Europe,
qui avait écarté la possibilité d’opérer le patient. Et une opération,
soutenait-il, aurait eu, tout au plus, 5% de possibilités de réussir. Tout cela
était consigné dans une lettre d’un autre ami, adressée à la dame chez qui
séjournait le patient. Cette lettre fut apportée dans la chambre sur un plateau
par une femme de chambre qui ne se doutait de rien, tandis que l’hôtesse et
son invité malade prenaient le petit déjeuner ensemble. Donc, dans la lettre
du patient que j’ai à la main, celui-ci décrit la situation et poursuit en disant:
«Ainsi, il était inévitable que… me permette de parcourir la lettre de…,
autrement, elle aurait dû rompre avec une vieille habitude, et j’aurais été en
mesure de tirer mes propres conclusions, de toute façon… Un jour, un ami
m’a prié, si je me souviens bien, de l’accompagner pour voir le premier film
parlant présenté à…, soit Titanic9. Dans une interprétation magistrale, Fritz
Kortner jouait le rôle du poète paralysé en fauteuil roulant, qui, après une
vaine résistance, laisse l’eau monter autour de lui, puis se met à réciter le
Notre Père, fermement et résolument, en tête d’un petit groupe qui
s’acheminait vers son destin tragique. Je suis sorti de cette expérience
cinématographique complètement bouleversé, et je songeai que c’était un
cadeau du destin d’approcher la mort aussi résolument. Et maintenant, on
m’accorde cela pour ma propre mort! Je peux mettre à l’épreuve mon esprit
combatif; cependant, dès le départ, ce combat ne vise pas la victoire, mais
un dernier rassemblement de mes forces, pour ainsi dire, comme un dernier
exercice de gymnastique. Je veux supporter la douleur sans narcotiques,
tant que je le pourrai. “Mener un combat perdu d’avance”… cette
expression ne peut pas être permise, selon notre vision du monde! Se battre
est la seule chose qui compte. Après avoir lu la lettre de… faisant étant de
l’opinion du Professeur…, nous avons fait jouer la Symphonie no 4
“Romantique” de Bruckner, dans la soirée. Tout était doux et apaisant en
moi. En passant, je fais des mathématiques tous les jours, et je ne me sens
pas du tout sentimental. Mes vœux les meilleurs, …»
Maintenant, vous ne pouvez pas me faire de reproches et laisser entendre
que c’est bien beau d’en parler, mais que vous aimeriez vraiment voir un
patient qui maintiendrait cette attitude face à la mort, ce que je présente
comme étant possible et, donc, nécessaire: cela n’a pas été facile, pour
l’auteur de cette lettre, et pourtant, il a agi en démontrant que ce qui était
exigé pouvait être réalisé.
Il sera désormais clair à vos yeux que le sens qu’on peut trouver à la
maladie et à la mort ne peut aucunement être affecté par un manque de
succès externe ou par un échec en ce monde; il s’agit plutôt d’un succès
interne, et ce succès interne existe en dépit de l’échec externe. Ce qui
pourrait également être clair, c’est que tout cela n’est pas seulement vrai
pour les cas spéciaux, mais que nous pouvons aussi l’appliquer dans nos
vies et à l’ensemble de nos vies. Car, d’une certaine manière, aucune vie
n’est réussie ultimement, dans la mesure où nous considérons que le succès
ne peut être qu’externe: aucun succès intérieur, aucun effet, c’est-à-dire
aucune influence biologique ou sociologique dans le monde, n’est assuré de
nous survivre, ou de durer à jamais. Cependant, le succès interne, le fait de
trouver en nous un sens à notre vie, est quelque chose qui, le cas échéant, se
réalise «une fois pour toutes». Le fait que cet objectif ne s’atteint, pour bien
des gens, qu’à la fin de l’existence, ne détourne pas du sens de la vie, mais
fait de cette «fin» un véritable accomplissement. Il est difficile de rendre
ces choses visibles et vraisemblables à l’aide d’exemples de tous les jours.
L’art nous offre plus d’occasions à cet égard. Par exemple, j’aimerais vous
rappeler la nouvelle de Werfel10 intitulée La Mort du petit-bourgeois (Der
Tod des Kleinbürgers). Werfel décrit un petit-bourgeois classique, dont
toute la vie est constituée de misère et de soucis, et il semble entièrement
absorbé par cela. Cet homme tombe malade et est hospitalisé. Werfel nous
montre alors que cet homme livre un combat héroïque contre la mort qui
approche, car sa famille touchera une prime d’assurance s’il meurt après le
Premier de l’an, sinon aucune indemnisation ne sera versée. Dans ce
combat contre la mort, dans sa lutte pour vivre au-delà du jour de l’An,
dans ce combat pour assurer la sécurité financière de sa famille, cet homme
simple atteint la grandeur d’un être humain que seul un poète peut décrire.
Ou songez à un événement plus ou moins parallèle, dans La Mort d’Ivan
Ilyich, de Tolstoï. Là aussi, nous avons affaire à un petit-bourgeois qui, au
début, est désespéré face à la mort, et au manque de sens inimaginable de
son existence antérieure telle qu’il la perçoit désormais, mais dans son
désespoir face à ce manque de sens, il change, et dans ce changement, et
avec ce changement, il réussit à donner, en rétrospective, un sens à sa vie
superficielle; en fait, c’est précisément en raison de cette expérience de la
futilité passée qu’il consacre sa vie à la recherche d’un sens.
Si, après tout cela, il a été prouvé qu’une vie de maladie, aux portes de la
mort, n’est aucunement une vie dépourvue de sens, alors nous devons nous
pencher sur la question suivante: de quel droit quiconque pourrait-il
affirmer qu’une personne malade ou moribonde, une personne en «phase
terminale», est une personne sans valeur? Nous voulons ici écarter toute
valeur pratique, c’est-à-dire toute utilité que pourrait avoir la vie de
personnes malades, dans la mesure où elle peut contribuer à la découverte
de nouvelles maladies ou à l’invention de nouveaux traitements. Alors,
pourquoi voulons-nous éliminer cette position face à l’évaluation dès le
départ?
À mon avis, seule la personne malade a le droit d’adopter cette position.
De son point de vue, il peut être justifiable de demander la valeur que sa
vie, en tant que malade, pourrait avoir pour la science; après tout, il est bien
connu qu’un grand nombre de personnes laissent leur corps à un institut
d’anatomie afin de servir la science, même après leur mort. Cependant, de
notre point de vue, du point de vue de la médecine, cette évaluation
hautement objective des êtres humains est inacceptable. Bien sûr,
l’objectivité convient au médecin; l’attitude du professionnel de la
médecine à l’égard du patient en est nécessairement une de distance
intérieure. Il suffit de penser à la façon dont les médecins font leur ronde
dans les hôpitaux. À chaque patient, le médecin n’a pas un être humain,
mais un «cas» devant lui. L’assistant qui «dirige» le médecin principal
pendant sa tournée lui présente le patient comme «un cas de…» telle ou
telle maladie. En général, le médecin a également tendance à traiter la
maladie, et non la personne, et non le malade. Et l’on entend régulièrement
l’expression «c’est un cas de…». Veuillez noter le terme «c’est», et non «la
personne ici a»: autrement dit, on ne reconnaît pas la maladie dont l’être
humain souffre, mais uniquement le cas que cette personne «est». Enfin,
«un» cas signifie qu’il s’agit d’un cas arbitraire, le simple représentant
d’une maladie particulière, ou peut-être le cas no X d’une série, connue sous
le nom de «matériel pathologique». Étant donné ces expressions qui
s’insinuent inconsciemment dans le jargon médical, la profondeur et
l’étendue de la tendance des médecins en matière de dissociation et
d’objectivation à l’égard des êtres humains est assez évidente.
Un bon médecin, que nous savons tous être une bonne personne, saura
toujours passer de l’objectivité à l’humanisme. Plus son attitude risque de
devenir objective (et elle le deviendra, d’autant plus dans les cas de maladie
mentale), plus il devra se forcer pour revenir à une attitude humaine, ne
serait-ce qu’en se demandant à l’occasion: «Bon. Il s’agit d’un cas de
schizophrénie. Qu’est-ce que je ferais, à sa place?» C’est une tout autre
histoire que nous ne voulons pas explorer plus avant, ici: ce retour à
l’humain, cette volte-face par rapport à la position scientifique purement
factuelle à l’égard de l’humain, et, en fait, par rapport à la position
médicale, démontre que c’est l’humanité, dans le médecin, qui découvre
d’abord l’humain dans le patient (ce qui est avant tout significatif pour le
psychiatre); de plus, cela éveille le côté humain chez le patient (ce qui est
très important dans le domaine des soins psychiatriques).
Donc, si l’on soulève la question de la simple utilité pour la société
humaine et pour le progrès scientifique de la vie d’une personne malade,
alors cette question révèle déjà un côté inhumain et non médical, une
position d’objectivation radicale et une dégradation des êtres humains, ce
que nous rejetons dès le départ. Même les personnes souffrant de maladie
mentale ne «sont» pas une simple maladie pour nous, mais d’abord et avant
tout des êtres humains, c’est-à-dire des personnes qui «ont» une maladie. Et
combien humaines ces personnes peuvent être, même en étant aussi
souffrantes, combien humaines elles peuvent être, non seulement en dépit
de la maladie, mais aussi dans leur attitude face à la maladie! Il y a bien des
années, j’ai fait la connaissance d’une dame âgée qui avait souffert de
graves troubles mentaux pendant des décennies et qui était constamment
tourmentée par des hallucinations; elle entendait sans cesse des voix qui
critiquaient tout ce qu’elle faisait, en lançant des remarques moqueuses.
C’était assurément une situation très pénible. Mais il faut noter la façon
dont cette femme a réagi à son terrible destin! La façon dont elle a accepté
son destin! Parce que c’est de toute évidence ce qu’elle a fait: pendant
qu’elle décrivait son état, elle était calme et souriante; elle était même restée
active, dans la mesure du possible. Abasourdi, je me suis permis de poser la
prudente question de ce qu’elle pensait de son état, de sa capacité à pouvoir
sourire quand même et si le fait d’entendre constamment des voix n’était
pas terrible. Qu’a-t-elle répondu? «Mon Dieu, docteur, j’aime mieux
entendre des voix que d’être sourde comme un pot.» Et elle a continué à
sourire malicieusement. Quelle humanité, quel accomplissement humain,
devrait-on dire, quelle belle sagesse cette déclaration traduit-elle!
D’un autre côté, demandons-nous ce que nous avons à dire à propos du
fait que les personnes souffrant de maladies incurables, particulièrement de
maladies mentales, ont été déclarées indignes de vivre uniquement en raison
de leur maladie, et ont été menacées d’élimination et ont même été
exterminées. Car nous entendons constamment dire que la mise à mort des
personnes souffrant de maladies mentales incurables serait la seule mesure
justifiable que les gens «pourraient encore comprendre» dans un
programme autrement inacceptable d’idéologie politique. C’est pourquoi
nous aimerions maintenant examiner toutes les raisons qui constituent la
base tacite de ces remarques, et les élucider au moyen de contre-arguments
aussi indiscutables que possible.
Étant donné que nous parlons essentiellement du droit de supprimer les
gens souffrant de maladies mentales incurables, dont la vie est considérée
comme dénuée de sens, et que l’on estime «indignes de vivre», nous devons
d’abord demander: «Qu’entend-on par “incurables”?» Au lieu de vous
donner à vous, non-experts, un certain nombre d’explications pas tout à fait
compréhensibles, et surtout, non vérifiables, je voudrais m’en tenir à vous
présenter un cas particulier dont j’ai été moi-même témoin. Un jeune
homme hospitalisé était dans un état d’«inhibition totale»: depuis cinq ans,
il n’avait pas prononcé un mot, et il ne mangeait pas sans aide; on devait
donc l’alimenter au moyen d’une sonde insérée dans les voies nasales; il
restait alité jour et nuit, alors les muscles de ses jambes ont fini par
s’atrophier. Si j’avais fait remarquer ce cas lors d’une des fréquentes
tournées médicales dans l’hôpital, l’un des étudiants m’aurait certainement
demandé, comme il arrivait souvent: «Sérieusement, docteur, ne vaudrait-il
pas mieux laisser cette personne mourir?» Eh bien, l’avenir lui aurait fourni
la réponse. Car un jour, sans raison apparente, notre patient s’est assis, a
demandé à l’infirmière s’il pouvait manger son repas normalement et a
demandé de l’aide pour sortir de son lit afin de faire un peu d’exercice. Il se
comportait tout à fait normalement d’autres façons aussi, compte tenu de sa
situation. Graduellement, les muscles de ses jambes se sont renforcés, et il
n’a fallu que quelques semaines au patient pour recevoir «son congé comme
étant guéri». Peu après, non seulement a-t-il réintégré son ancienne
profession, mais il aussi donné des conférences à l’un des collèges pour
adultes de Vienne, sur les voyages à l’étranger et les excursions en
montagne qu’il avait faits et dont il avait rapporté de magnifiques photos.
Cependant, un jour, il a pris la parole devant un petit groupe de mes
collègues psychiatres après que je l’eus invité à donner une conférence sur
la vie intérieure pendant les cinq années critiques qu’il avait passées en
institution. Dans son allocution, il a décrit toutes sortes d’expériences
intéressantes datant de cette époque, et il nous a donné un aperçu de la
richesse spirituelle dissimulée derrière l’absence de mouvement extérieur
(comme le disent les psychiatres). Mais il nous a aussi fourni de nombreux
détails remarquables sur ce qui se passait «en coulisse» et dont un médecin
pas particulièrement consciencieux, se contentant de faire ses tournées et ne
remarquant pas grand-chose d’autre, n’avait aucune idée. Le patient se
rappelait encore tel ou tel événement des années plus tard, au grand désarroi
de certaines infirmières, qui ne se seraient probablement jamais attendues à
ce que le patient se rétablisse et dévoile ses souvenirs.
Mais, même en supposant qu’un certain cas est incurable, de l’avis
général, qui peut dire pendant combien de temps ce cas, c’est-à-dire la
maladie en question, demeurera vraiment incurable? N’avons-nous pas vu,
en psychiatrie, particulièrement au cours des dernières décennies, que les
troubles mentaux, jusque-là classés comme incurables, pouvaient à tout le
moins être atténués, sinon complètement guéris, par un traitement
quelconque? Alors, qui peut dire si un cas particulier du trouble sur lequel
nous nous penchons maintenant ne pourrait pas profiter d’un tel traitement,
d’une thérapie à laquelle on travaille actuellement quelque part dans le
monde, dans un hôpital, sans que nous en ayons la moindre idée?
Nous devons maintenant nous demander ceci: supposons que nous
soyons aussi omniscients que nous devrions l’être pour parler avec une
absolue certitude d’une incurabilité pas seulement temporaire, mais
permanente. Qui, alors, donnerait au médecin le droit de supprimer le
patient? Le médecin est-il embauché par la société pour supprimer des
patients? N’a-t-il pas plutôt pour mission de sauver des vies lorsqu’il le
peut, et de prodiguer des soins lorsqu’il n’est pas en mesure de guérir? (Ce
n’est pas une coïncidence si la plupart des hôpitaux psychiatriques
s’appellent expressément Heilund Pflegeanstalten [établissements de
guérison et de soins]). Le médecin en tant que tel n’est certainement pas un
juge quant à l’«être et au non-être» des malades qui lui sont confiés, ou qui
se confient eux-mêmes à ses soins. Par conséquent, dès le départ, il n’a pas
le droit (et ne devrait jamais le présumer) de porter un jugement sur la
valeur ou l’inutilité apparente des vies de patients prétendument ou
réellement incurables.
Imaginez seulement ce qui arriverait si ce «droit» (qu’il ne détient pas,
en fait) était élevé au rang de «loi» (même non écrite). Je vais vous le dire:
la confiance des patients et des membres de leur famille à l’égard de la
profession médicale serait perdue à jamais! Car personne ne saurait si le
médecin les approche pour les aider et les guérir, ou en tant que juge et
bourreau.
Vous pourriez soulever d’autres objections: peut-être adopterez-vous la
position selon laquelle les contre-arguments que j’ai présentés ne sont pas
indiscutables, étant donné que nous devons nous demander franchement si
l’État a l’obligation d’accorder au médecin le droit de supprimer des êtres
inutiles. Après tout, il est concevable que l’État, à titre de gardien de
l’intérêt public, puisse libérer la collectivité du fardeau de ces êtres
hautement «improductifs», qui consomment le pain des gens qui sont en
santé et dignes de vivre.
Eh bien, lorsqu’il s’agit de la consommation de produits tels que la
nourriture, les lits d’hôpital, ainsi que le travail des médecins et des
infirmières, la prise en compte de ces ressources n’est pas pertinente dans
un débat sur cet argument si nous gardons une chose à l’esprit: un État dont
l’économie est déjà en très mauvaise posture et qui se fie à l’élimination
d’un pourcentage relativement faible de ses citoyens incurables pour
épargner sur les produits susmentionnés a déjà touché le fond, sur le plan
économique.
Lorsqu’on examine l’autre côté de la question, le fait que les patients
incurables ne soient plus utiles à la société et que prendre soin d’eux
représente des soins «improductifs», il faudrait se rappeler que l’utilité pour
la société n’est pas et ne peut jamais être le seul critère que nous sommes
justifiés d’appliquer à une personne. Il n’est pas difficile de trouver des
preuves à cet égard: dans les établissements psychiatriques, les patients
souffrant de démence et qui y effectuent les tâches simples qu’on leur
confie, comme pousser une brouette remplie de tuiles ou aider à laver la
vaisselle, sont beaucoup plus utiles et productifs que nos grands-parents,
qui passent leurs vieux jours en étant hautement improductifs et dont
l’élimination pour la seule raison qu’ils sont improductifs susciterait les
objections de ceux-là mêmes qui prônent la suppression des vies
improductives. Il suffit de penser à l’improductivité de l’existence d’une
vieille femme qui, assise à la maison, somnolente et à demi-paralysée dans
son fauteuil près de la fenêtre, est pourtant entourée de l’amour de ses
enfants et de ses petits-enfants! Bercée par cet amour, elle est cette grand-
maman toute spéciale; ni plus, ni moins. Mais, à ce titre, dans cet amour,
elle est aussi indispensable et irremplaçable qu’une autre personne qui
occupe encore un emploi et est indispensable et irremplaçable par le service
qu’elle rend à la collectivité!
Dans ma première conférence, lorsque nous avons abordé le fait que le
caractère unique et l’individualité de chaque être humain constituent la
valeur de cette personne, et que cette valeur doit être liée à une collectivité
pour laquelle ce caractère unique a une valeur, nous y pensions tous
essentiellement en termes de service à la collectivité. Mais maintenant, nous
pouvons voir qu’il y a aussi une deuxième façon selon laquelle la personne,
en tant qu’être unique en son genre et individuel, réussit à se faire
reconnaître, à voir la valeur de sa personnalité appréciée et à trouver un
sens personnel et particulier à sa vie: c’est le fait d’aimer ou, encore mieux,
d’être aimé. C’est plus ou moins un chemin passif, sans effort, sans geste,
«sans faire quoi que soit dans ce but», pour être aimé; ce pour quoi une
personne devait s’efforcer, par l’activité ou par l’emploi, semble maintenant
lui tomber tout cuit dans le bec; sur son chemin menant à être aimée, cette
personne accomplit les choses pour lesquelles elle devrait normalement
avoir à se battre, et à obtenir grâce à sa performance, mais sans avoir besoin
de les mériter: on ne peut pas mériter l’amour; l’amour n’est pas une
récompense, mais une bénédiction. Sur le chemin de l’amour, une personne
reçoit donc par la «grâce» les choses pour lesquelles elle devrait autrement
se battre, ou qu’elle pourrait obtenir par l’action: la réalisation de ce
caractère unique et de cette individualité. Car c’est la nature de l’amour qui
nous fait voir l’objet de notre amour dans son caractère unique et son
individualité.
Maintenant, je suis prêt pour l’argument suivant: tout ce que j’ai dit
s’applique probablement en général, mais n’est peut-être pas aussi vrai pour
les pauvres êtres qui peuvent porter le titre mal à propos d’«humains», soit
les enfants souffrant de maladies mentales graves. Mais, vous serez étonnés
(le psychiatre d’expérience ne le sera pas le moins du monde) si je vous
explique que l’on voit, dans bien des cas, ces enfants être particulièrement
choyés et dorlotés, entourés d’amour par leurs parents. Permettez-moi de
vous lire un passage de la lettre d’une mère qui a perdu son enfant au cours
du célèbre programme d’euthanasie: «En raison d’une malformation des os
du crâne de mon enfant pendant ma grossesse, elle est née le 6 juin 1929
avec une maladie incurable. J’étais moi-même âgée de 18 ans. J’aimais mon
enfant de tout mon cœur. Ma mère et moi avons fait tout ce que nous
pouvions pour aider la pauvre petite, mais en vain. Mon enfant ne pouvait
pas marcher ni parler, mais j’étais jeune et je n’ai pas perdu espoir. Je
travaillais jour et nuit juste pour acheter à mon enfant chérie des
suppléments nutritifs et des médicaments. Et lorsque j’ai mis ses petites
mains autour de mon cou et que je lui ai dit: «M’aimes-tu, ma fille?», elle a
m’a serrée très fort, elle a ri et m’a maladroitement touché le visage de ses
petites mains. Alors, j’ai été heureuse, malgré tout, infiniment heureuse.»
Mais je vois que vous avez encore des arguments, du moins me semble-
t-il. Parce qu’au bout du compte, vous pourriez affirmer que dans les cas
susmentionnés de maladie mentale, le médecin qui met fin à la vie d’un
malade incurable agit ultimement en tant que représentant de la volonté
clairement comprise des patients concernés, pour ainsi dire (simplement
parce que cette volonté est «dérangée», précisément parce que ces patients
n’ont pas conscience de leur propre volonté et de leurs propres intérêts à
cause de leur trouble mental) et que, pour cette raison, le médecin doit être
un genre d’avocat défendant leur volonté, pas seulement justifié, mais
presque obligé de mettre fin à leur vie.
On pourrait considérer, si le geste est bien compris, que cette euthanasie
serait un substitut au suicide, ce que le patient ferait sans aucun doute s’il
connaissait la vérité à propos de la situation.
Ce que j’aimerais répondre à cet argument, je vais l’expliquer au moyen
d’un autre cas que j’ai vécu: en tant que jeune médecin, je travaillais dans
une clinique en médecine interne générale, où un jeune collègue a été admis
un jour comme patient. Il avait apporté son diagnostic avec lui: un type de
cancer hautement dangereux, non opérable et particulièrement peu courant
et malin; et son diagnostic était exact! C’était une forme spéciale du cancer,
appelée, en termes médicaux, «mélanosar-come», décelable dans une
analyse d’urine précise. Bien sûr, nous avons tenté de leurrer le patient:
nous avons échangé son échantillon d’urine avec celui d’un autre patient et
lui avons montré les résultats négatifs. Mais, qu’a-t-il fait? Un soir, vers
minuit, il s’est glissé dans le laboratoire et a procédé à sa propre analyse
d’urine, pour nous surprendre, le lendemain matin, avec ses résultats
positifs, pendant la tournée des médecins. Nous étions extrêmement gênés,
et il ne restait plus qu’à attendre que notre collègue se suicide. Chaque fois
qu’il était autorisé à sortir de l’hôpital (et nous aurions pu difficilement le
lui refuser) pour se rendre au petit café voisin qu’il fréquentait, nous étions
au supplice, car nous craignions qu’il n’aille s’empoisonner dans les
toilettes du café. Mais, qu’est-il vraiment arrivé? Plus les progrès de la
maladie devenaient visibles, plus le patient doutait du diagnostic; même
lorsqu’il eut des métastases au foie, il commença à supposer qu’il s’agissait
de maladies hépatiques bénignes. Que s’était-il donc passé? C’est que plus
la fin de sa vie approchait, plus son désir de vivre s’affirmait, et moins il
voulait admettre l’imminence de sa mort. De quelque angle que l’on
observe la situation, le fait était qu’il avait un intense appétit de vivre, et ce
fait doit nous rappeler, de façon non équivoque et une fois pour toutes (ce
qui s’applique à tous les cas semblables), que nous n’avons pas le droit de
contester au patient sa volonté de vivre!
J’irais jusqu’à défendre cette thèse même si nous, les médecins, devons
faire face au fait accompli lorsqu’une personne a prouvé par ses
agissements qu’elle n’a plus le désir de vivre. Je veux dire: le suicide. Et je
suis d’avis que, même dans le cas d’une véritable tentative de suicide, le
médecin a non seulement le droit, mais aussi le devoir d’intervenir au point
de vue médical: sauver sa vie et l’aider, dans la mesure du possible. À une
certaine époque, cette question n’aurait pas manqué de pertinence. Il y a des
années, j’étais en voie d’élaborer une procédure qui permettrait de sauver
des patients, même dans les cas d’intoxication aux somnifères les plus
graves, pour lesquels les traitements habituels avaient échoué jusque-là. Des
collègues ont protesté en soulignant que, dans le cas des gens dont la
décision de se suicider était compréhensible d’un point de vue humain (il y
avait une épidémie de suicides en raison de circonstances extrêmement
menaçantes à l’égard d’un certain groupe de personnes11), je n’avais pas le
droit de «leur rendre la vie» ou de les ramener à la vie. Ce que je faisais
(c’était là l’argument) était de jouer le rôle du destin. Cependant, j’ai insisté
sur mon propre point de vue. Et je n’ai pas abandonné ce principe lorsque
mon assistante, qui avait critiqué cette approche à maintes reprises, fut un
jour admise à l’hôpital après une tentative de suicide: dans son cas
également, j’ai soutenu fermement mon principe, et dans son cas également,
j’ai appliqué ma technique, non pour recevoir des remerciements, mais pour
réussir. Mais ce que j’ai expliqué aux critiques de ma méthode, pour des
raisons morales (naturellement, la critique médicale aurait été réfutée par
les faits), ressemblait à ceci: ce n’est pas moi qui veux jouer le rôle du
destin, c’est plutót le médecin qui tente de jouer le rôle du destin en
abandonnant un suicidaire à son sort, en laissant libre cours au destin, et en
restant les bras croisés, alors qu’il pourrait peut-être encore intervenir pour
offrir son aide. Car s’il avait vraiment laissé le «destin» permettre au
suicidaire de s’enlever la vie, alors ce destin aurait certainement trouvé des
façons d’empêcher la personne en question de tomber dans les mains d’un
médecin pendant qu’il en était encore temps. Cependant, une fois le patient
remis entre les mains du médecin, celui-ci doit agir comme un médecin, et
ne pas succomber à ce destin particulier, c’est-à-dire un destin
«miséricordieux».
J’espère avoir réussi à vous montrer, grâce à cet exposé sur tous les
arguments apparents qui pourraient soutenir l’euthanasie, à quel point le
sens de l’existence est inconditionnel et, par conséquent, à quel point notre
croyance au sens de nos vies est inébranlable. Si, dès le départ, la vie en
tant que telle s’est révélée pleine de sens à nos yeux, il est apparu par la
suite que même la souffrance contribue à ce sens et fait partie du sens de la
vie. Puis, nous avons vu que même la mort peut avoir un sens, qu’il peut y
avoir un sens à «vivre sa mort». Et enfin, on a vu que même la maladie,
même la maladie incurable, oui, même la maladie mentale incurable, ne
donne pas le droit à quiconque de juger qu’un être humain «ne mérite pas
de vivre» et de lui refuser le droit de vivre. Ainsi, nous semblons avoir
exploré la question du sens de la vie sous divers angles. Dans un examen
élémentaire de notre principale conclusion, nous nous rappelons avant tout
notre constatation de base: notre vie elle-même signifie une remise en
question, et nous ne pouvons pas, légitimement, en demander le sens, étant
donné que ce sens existe dans l’acte d’y répondre. Mais nous avons dit que
les réponses que nous devons fournir aux questions précises de la vie ne
peuvent plus exister en paroles, mais seulement en actes, et plus encore,
dans le fait de vivre, dans notre être tout entier! Ainsi, nous pensons qu’on
ne peut répondre aux questions que nous posent «nos vies» qu’en étant
responsables, individuellement, de «nos propres vies».
En conclusion, nous ne devons pas oublier que la question originale sur
le sens donné à la vie peut aussi s’exprimer de différentes façons, qu’elle
peut aussi avoir différentes significations, dans la mesure où elle peut être
posée par rapport à l’ensemble du monde, particulièrement en ce qui
concerne ce qui nous arrive, ce à quoi nous faisons face, involontairement
et inévitablement, en lien avec le destin. Nous ne pouvons pas diriger le
destin; nous décrivons le destin comme tout ce sur quoi nous n’avons
aucune influence, ce qui échappe au pouvoir de notre volonté. Bien sûr,
nous avons vu que le sens de notre vie consiste en grande partie dans notre
rapport à notre destin extérieur, à notre comportement à son égard lorsque
nous ne pouvons plus le façonner ou lorsqu’il est immuable dès le départ.
Mais, en faisant un pas de plus, nous devons nous demander s’il est
concevable que même ce pur et véritable destin, et au-delà de celui-ci, tout
ce qui arrive dans l’univers, a un sens.

Je crois qu’on nous présente deux grandes options en matière de façon de


penser, chacune étant irréfutable, et impossible à prouver! Après tout, nous
pourrions très bien affirmer qu’au bout du compte, rien n’a de sens, comme
nous pourrions aussi bien déclarer que tout est très significatif, à tel point
que nous ne pouvons plus saisir le sens de l’ensemble, ce sens universel;
qu’en fait, nous ne pourrions parler que du «sens ultime du monde». Par
conséquent, on pourrait soutenir l’absence totale de sens du monde, avec la
même justification que le sens ultime du monde. Avec la même
justification, ce qui signifie, dans le cas présent: avec la même logique
justifiée ou injustifiée. En fait, la décision à laquelle nous devons faire face
n’est plus une décision logique. Il serait tout aussi logique de soutenir l’une
ou l’autre. En logique, les deux possibilités, quant à notre façon de penser,
sont de réelles possibilités de penser. La décision dont nous parlons ici est,
du point de vue logique, une décision non fondée; elle n’a aucun
fondement, son fondement ne se résume à rien: dans cette décision, nous
planons au-dessus de l’abîme du néant, mais en même temps, dans cette
décision, nous nous tenons à l’horizon du sens ultime! On ne peut pas
prendre cette décision sur la base d’une règle logique, mais à partir des
profondeurs de son être; c’est la seule façon de trancher en faveur d’une
option ou de l’autre. Mais il y a une chose que nous savons: si un être
humain décide de croire au sens ultime, au super-sens de l’être, alors cette
croyance, comme toute croyance, aura un effet créateur. Car la croyance
n’est pas uniquement une croyance dans «sa propre vérité»; c’est beaucoup
plus que cela: la croyance concrétise ce en quoi l’on croit! Ainsi, nous
pouvons dire que l’adoption de cette possibilité de penser est davantage que
la simple adoption d’une seule possibilité de penser; c’est la véritable
concrétisation d’une simple possibilité de penser.
7. Il a été découvert au Royaume-Uni, dans les années 1880, que la paralysie générale était liée au
stade tertiaire de la syphilis. La pénicilline n’était pas encore utilisée en Autriche en 1946, de là
l’allusion à la malariathérapie, qui était encore largement utilisée.
8. Allusion à: «O Herr, gib jedem seinen eigenen Tod…» («Seigneur, donne à chacun sa propre
mort…») dans Rainer Maria Rilke, Das Stundenbuch (Le livre des heures), 1905.
9. L’un des premiers films sonores, Atlantik (1929), réalisé par E.A. Dupont, était inspiré d’une
pièce de théâtre sur la tragédie du Titanic. Des versions anglaise, française et allemande furent
produites avec différentes distributions.
10. Franz Werfel (1890-1945), romancier, dramaturge et poète autrichien de Bohème.
11. L’auteur fait allusion à la population juive assiégée de Vienne, à la suite de la Kristallnacht (Nuit
de cristal, ou pogrom de novembre), en 1938.
Expérience cruciale
l existe une petite ville en Bavière appelée «Lands-berg», située à
environ 50 km à l’ouest de Munich. Au sud, la route mène à la ville

I de Markt Kaufering, à 5 km de distance. Au début de l’an dernier, aux


premières lueurs du jour, 280 hommes ont défilé le long de cette rue.
La colonne était divisée en rangées de cinq hommes et était escortée
par des soldats SS: il s’agissait d’un groupe de prisonniers du camp de
concentration de Kaufering. Ils marchaient jusqu’à une forêt
avoisinante, où ils devaient construire une usine de munitions secrète,
d’énormes proportions. Ces silhouettes en loques marchaient le long de la
rue. «Marcher» n’est pas le terme approprié: ces hommes boitillaient, se
traînaient, et plusieurs d’entre eux se soutenaient les uns les autres; leurs
jambes, enflées en raison de l’œdème causé par la sous-alimentation,
pouvaient à peine supporter leur corps, qui pesait, en moyenne, 40 kg; leurs
pieds à vif les faisaient souffrir, car ils étaient couverts de plaies de pression
et d’engelures ulcérées. Qu’est-ce que ces hommes avaient en tête? Ils
songeaient à la soupe qui leur serait versée comme seul repas de la journée,
en soirée, au camp, après leur retour du chantier, et ils se demandaient si, ce
soir-là, ils auraient la chance d’avoir une pomme de terre qui flotterait dans
le bouillon à l’eau claire. Et ils se demandaient à quel groupe ils seraient
affectés au cours du quart d’heure suivant, au moment d’entamer le travail:
ils se demandaient s’ils aboutiraient dans l’un des groupes dirigés par un
contremaître redouté, ou par un contremaître relativement agréable. Leurs
pensées tournaient donc autour des soucis quotidiens des prisonniers d’un
camp de concentration.
Puis, l’un des hommes a trouvé ces pensées quelque peu futiles. Il a
alors tenté de s’élever au-dessus d’elles et d’avoir d’autres pensées, des
préoccupations plus convenables et plus humaines. Mais il n’y parvenait
pas. Il a donc utilisé un truc: il a tenté de prendre du recul par rapport à
cette vie de martyr, d’aller au-delà de celle-ci en l’examinant, comme on
dit, «d’un point d’observation plus élevé», ou du point de vue de l’avenir,
dans le sens d’une observation théorique future. Qu’a-t-il fait? Il a imaginé
qu’il se tenait devant un lutrin, dans un collège d’éducation des adultes de
Vienne, où il donnait une conférence sur ce qu’il vivait présentement: dans
son esprit, il donnait une conférence intitulée «Psychologie du camp de
concentration».
Si l’on avait examiné de plus près cet homme, au sein de ce groupe, on
aurait remarqué qu’il avait cousu sur son manteau et son pantalon des bouts
de tissu portant un numéro, bien visible: 119104. Et si l’on avait parcouru
les registres du camp de Dachau, on aurait découvert, en regard de ce
numéro, le nom du prisonnier: Frankl, Viktor.
Maintenant, pour la première fois, j’aimerais donner véritablement cette
conférence dans cette vraie salle d’un collège d’éducation aux adultes de
Vienne, la conférence que cet homme donnait en esprit, à l’époque.
Permettez-moi de vous en parler. La conférence commençait par ces mots:
en matière de psychologie du camp de concentration, on peut discerner
plusieurs phases dans les réactions psychologiques des prisonniers à la vie
au camp. La première phase est la période de l’admission des prisonniers au
camp. C’est la phase que l’on pourrait qualifier de «choc de l’admission».
Imaginez: le prisonnier est débarqué, disons, à Auschwitz. S’il fait partie,
comme les hommes de ma cohorte, de la majorité des quelque 95% de
prisonniers, alors son parcours le mène directement de la gare à la chambre
à gaz; mais, s’il fait partie, comme c’est heureusement mon cas, de la
minorité des 5%, alors son parcours l’amène à la chambre de désinfection,
soit… de véritables douches. Avant de pouvoir entrer dans la salle des
douches proprement dite, on lui enlève tout ce qu’il a; il ne peut garder que
ses bretelles ou sa ceinture, au mieux des lunettes ou un bandage herniaire.
Mais son corps doit être dépourvu de tout poil et être complètement rasé.
Lorsqu’il finit par entrer sous la douche, il ne lui reste rien de son ancienne
vie, à part sa nouvelle existence littéralement «dénudée». Il atteint alors le
véritable point d’entrée de la première phase de l’expérience dans un camp
de concentration: il met une croix sur toute son existence antérieure.
Personne ne sera étonné d’entendre que la prochaine pensée qui lui vient
est de trouver la meilleure méthode pour se suicider. En fait, tous ceux qui
sont dans cette situation caressent l’idée de «se jeter dans les fils» pour se
suicider, méthode la plus courante au camp: entrer en contact avec les
clôtures de barbelés à haute tension. Cependant, il ne tarde pas à changer
d’idée, simplement parce que cela devient plus ou moins inutile: une
tentative de suicide est superflue dans cette situation, car la probabilité
moyenne, tôt ou tard, de ne pas passer à la chambre à gaz est minime. Qui a
besoin de se jeter dans les barbelés s’il doit finir à la chambre à gaz? Il n’a
plus besoin de rêver aux «fils», une fois qu’il craint le «gaz»; mais il n’a
plus besoin de craindre le «gaz», une fois qu’il a désiré les «fils»…
Quand je parle de ces choses, je relate toujours l’expérience qui suit: lors
de mon premier matin à Auschwitz, un de mes compagnons, arrivé
quelques semaines plus tôt, s’est introduit dans nos quartiers; en tant que
nouveaux venus, nous étions tous ensemble dans une baraque distincte. Il
voulait nous réconforter et nous prévenir. Et surtout, il nous a fait
comprendre que nous devions porter une grande attention à notre
apparence; nous devions, à tout prix, donner l’impression d’être aptes au
travail. Même une boiterie, pour une raison banale, par exemple en raison
de chaussures trop petites, serait suffisante: un SS qui voyait un prisonnier
boiter serait capable de le faire sortir du rang pour l’envoyer à la chambre à
gaz. Seuls les hommes aptes au travail seraient considérés comme dignes de
vivre; tous les autres seraient jugés indignes de vivre, indignes de survivre!
C’est pourquoi mon compagnon nous exhorta de nous raser tous les
jours: après nous être raclé le visage avec un outil improvisé, comme un
tesson, nous aurions l’air plus «roses», plus frais et plus en santé.
Et quand il finit par inspecter notre groupe pour voir si nous donnions
tous une impression de bonne santé et d’aptitude au travail, il dit, d’un ton
rassurant: «Comme vous êtes devant moi en ce moment, vous n’avez pas à
craindre d’être envoyés à la chambre à gaz pour l’instant, sauf peut-être
vous, Frankl. Vous n’êtes pas fâché contre moi, n’est-ce pas? Mais vous
êtes le seul qui, d’après son apparence, pourrait faire l’objet d’une
sélection.» («Sélection» était le terme utilisé couramment au camp dans le
cas de ceux qui allaient accompagner le prochain groupe à la chambre à
gaz.) Eh bien, je n’étais pas fâché contre lui le moins du monde, car ce que
je ressentais, à ce moment-là, était la satisfaction de savoir que j’allais
presque certainement m’épargner une tentative de suicide.
Cette indifférence face à son propre sort va même plus loin. À peine
quelques jours après leur internement au camp, les prisonniers subissent un
engourdissement affectif croissant. Ce qui se passe autour d’eux les touche
de moins en moins. Alors qu’au cours des premiers jours, la laideur et la
quantité des expériences qu’ils vivent, qui sont vraiment odieuses, suscitent
chez eux de l’horreur, de l’indignation et du dégoût, ces sentiments finissent
par s’estomper, et la vie intérieure dans son ensemble se réduit au
minimum, ce qui serait totalement inimaginable pour quelqu’un de
l’extérieur. Toutes les pensées et tous les efforts se limitent alors à la survie
pendant le jour en cours. Toute vie spirituelle est aussi réduite à servir ses
propres intérêts. En ce qui concerne tout le reste, l’âme s’entoure d’une
carapace de protection, contre laquelle les impressions pénibles et
troublantes ricocheront. C’est ainsi que l’âme se protège contre la puissance
écrasante qui menace de la balayer, c’est ainsi qu’elle préserve son
équilibre: elle se plonge dans l’indifférence. De cette façon, le prisonnier
peut passer à la deuxième phase de sa réaction à la vie au camp, que l’on
pourrait appeler la «phase de l’apathie».
Mais si votre seul intérêt est dorénavant l’autopréser-vation, la
préservation de votre propre vie et de celle de quelques amis, la vie
intérieure descend alors presque au niveau de la vie animale. Et si l’on y
regarde de plus près, on pourrait dire: la vie d’un animal de troupeau. Pour
vérifier cela, il faudrait observer le comportement des prisonniers du camp
lorsqu’ils marchent en colonne, alors qu’ils songent principalement à se
positionner au centre de la colonne, et au centre d’une rangée de cinq, afin
d’être moins exposés aux coups des gardiens. Les efforts de chaque homme
visent avant tout à ne pas attirer l’attention, à ne pas se faire remarquer de
quelque façon que ce soit, mais à simplement se fondre dans la masse. Pas
étonnant, alors, si se fondre dans la masse mène à «sombrer», à subir le
déclin de la sphère personnelle. Au camp, l’être humain risque de devenir
une créature de masse. En moyenne, il devient aussi primitif qu’une bête de
masse. Sa force vive devient primitive, car il s’agit d’une attitude
contrainte. On peut donc facilement comprendre que les psychanalystes,
parmi mes compagnons au camp de concentration, parlaient de
«régression», ce qui signifie un recul du psychisme à des stades plus
primitifs de la pulsion animale.
En fait, il était possible, en examinant les rêves types des prisonniers, de
déterminer à quels désirs primitifs ils s’adonnaient intérieurement. Alors, de
quoi les hommes internés rêvaient-ils surtout? Toujours la même chose: du
pain, des cigarettes, du café moulu convenable et, le dernier et non le
moindre, un bon bain chaud (personnellement, j’ai toujours rêvé d’un
gâteau très particulier).
Et pourtant, l’opinion partiale et axée sur la psychanalyse de mes
collègues était fondamentalement erronée. Il n’est pas vrai que l’expérience
des camps de concentration a fait régresser les gens en raison des nécessités
du sort et leur a fait faire un pas en arrière sur le plan intérieur. Je connais
de nombreux cas (et même s’il s’agit de cas individuels, ils ont quand
même une valeur probante fondamentale) où les gens concernés, loin de
régresser intérieurement, ont continué de progresser, et ont atteint la
véritable grandeur humaine, même au camp de concentration, et
précisément en raison du camp de concentration.
Or, d’autres professionnels, non psychanalystes, ont une interprétation
différente de ce qui est arrivé à la vie mentale et spirituelle des gens internés
dans des camps de concentration. Le célèbre professeur de caractérologie
Emil Utitz, qui a lui-même passé plusieurs années dans un camp de
concentration, a pu observer que le caractère des prisonniers se développait
généralement en fonction du type psychologique que Kretschmer12
qualifiait de «schizoïde». Ce type est caractérisé par le fait que la personne
atteinte alterne entre les états affectifs d’apathie et d’irritabilité, alors que
l’autre type le plus important, caractérisé par un tempérament cycloïde13,
est «au septième ciel» par moments, pour tomber dans les «affres du
désespoir14», un instant plus tard; autrement dit, la personne oscille
constamment entre une excitation joyeuse et une tristesse dépressive. Mais
ce n’est pas un sujet à aborder dans une discussion de spécialistes sur cet
aspect psychopathologique. Je voudrais me limiter à ce qui est
fondamentalement important: la conclusion que j’ai pu tirer du «matériel»
d’observation identique, contrairement à Utitz, soit le fait que la personne,
au camp de concentration, n’est aucunement soumise à une contrainte
externe qui dirige son développement pour en faire le «KZler type» (le
prisonnier d’un camp de concentration) avec ces tendances schizoïdes
(apparentes), mais qu’elle garde plutôt une liberté, la liberté humaine de
s’adapter à son sort, à son environnement, d’une façon ou d’une autre, et en
effet, il y avait «une façon ou une autre»! Il y avait des gens au camp qui,
par exemple, parvenaient à surmonter leur apathie et à réprimer leur
irritabilité et pour qui, au bout du compte, il s’agissait de faire appel à leur
capacité de «faire les choses différemment», et ne pas laisser libre cours à
leur supposée compulsion de «faire les choses de cette façon»! Cette
capacité intérieure, la véritable liberté humaine, «ils» ne pouvaient pas
l’enlever aux prisonniers, même s’ils pouvaient leur enlever tout le reste et
qu’ils le faisaient. Le prisonnier conservait cette liberté, même si les
lunettes qu’ils lui avaient permis de garder furent réduites en miettes par un
coup de poing au visage, et même lorsqu’un jour, il fut forcé d’échanger sa
ceinture pour un bout de pain, de sorte qu’il ne lui resta plus rien de ses
derniers effets personnels, mais cette liberté, il la portait en lui et il la garda
jusqu’à son dernier souffle!
Même si un homme adhérait à la conformité psychologique du camp de
concentration, il jouissait de la liberté d’échapper au pouvoir et à
l’influence de cet environnement, et de ne pas se laisser régir par ces règles,
mais d’y résister, de s’en dégager, au lieu d’y obéir aveuglément. Autrement
dit, cet homme avait déjà eu cette liberté, mais il s’en était départi; il avait
renoncé à l’utiliser, volontairement! Ce faisant, il avait renoncé à lui-même,
il s’était abandonné, il avait abandonné son essence. Spirituellement, il
s’était laissé tomber.
Mais nous devons nous demander maintenant: quand cette détérioration
avait-elle débuté, quand cette personne s’était-elle laissée tomber
spirituellement? Et notre réponse doit être: lorsqu’elle a perdu son emprise
intérieure, dès qu’elle n’a plus eu d’emprise intérieure! Cette emprise
pouvait exister sous deux formes: une emprise sur l’avenir ou une emprise
sur l’éternité. Il s’agissait de cette dernière chez tous les gens vraiment
religieux; ils n’avaient même pas besoin d’emprise sur l’avenir, leur vie
future dans le monde libre, après leur libération: ces gens pouvaient rester
droits, qu’ils anticipent ou non une destinée future, qu’ils vivent cet avenir,
ou qu’ils survivent au camp de concentration. Cependant, les autres étaient
forcés de trouver une emprise, un contrôle sur leur vie future, sur le contenu
de leur vie à venir. Mais il leur était difficile de songer à l’avenir: leurs
réflexions à cet égard ne trouvaient pas de point de référence, pas de point
final: ils ne pouvaient pas prévoir la fin. Comme il nous semblait enviable
d’être un grand criminel, qui savait très bien qu’il devait purger une peine
de dix ans, qui pouvait calculer le nombre de jours qui restaient jusqu’à sa
libération… heureux homme! Parce que nous tous, au camp, n’avions pas et
ne connaissions pas de «date de libération», et aucun d’entre nous ne savait
quand la fin viendrait. C’était peut-être, de l’avis unanime de mes
compagnons, l’un des faits spirituels les plus déprimants de la vie au camp!
Et les rumeurs récurrentes d’une fin imminente de la guerre ne faisaient
qu’alimenter le tourment de l’attente. Les échéances étaient reportées
encore et encore. Mais qui aurait pu croire de telles nouvelles? Pendant trois
ans, j’ai entendu constamment: dans six semaines, la guerre sera finie, nous
serons de retour à la maison dans six semaines, au plus tard. La déception
devint encore plus amère et plus profonde, l’attente, plus effrayante. Et, que
dit la Bible? «Un espoir différé rend le cœur malade15.» En effet, le cœur
devient malade, si malade qu’il finit par cesser de battre. Vous le
comprendrez si je vous expose le cas suivant: l’an dernier, au début du mois
de mars, l’ancien aîné du bloc, compositeur de tangos et librettiste
d’opérettes de Budapest, m’a dit qu’il avait fait un rêve étrange: «Vers le
milieu de février, m’a-t-il confié, une voix m’a parlé et m’a dit de faire un
vœu; je devais demander à la voix une chose que je voulais savoir; elle
pourrait me répondre et prédire mon avenir. Alors, j’ai demandé à la voix:
“Quand la guerre sera-t-elle finie pour moi? Comprenez-vous? Pour moi:
alors, quand serai-je libéré par les troupes américaines qui avancent?” “Et
quelle a été la réponse de la voix?” Il s’est alors penché vers moi et m’a
murmuré à l’oreille: “Le 30 mars!”» À la mi-mars, j’ai été admis à
l’infirmerie, car je souffrais du typhus. Le 1er avril, on m’a donné mon
congé, et je suis retourné à ma baraque: «Où est l’aîné du bloc?» ai-je
demandé. Qu’ai-je alors découvert? Vers la fin de mars, lorsque la date
prévue par la voix dans son rêve s’approchait sans que les militaires aient
avancé, notre aîné du bloc était devenu de plus en plus déprimé. Le 29
mars, il a commencé à faire beaucoup de fièvre. Le 30 mars, date à laquelle
la guerre devait finir «pour lui», il a perdu conscience. Le 31 mars, il était
mort. Il avait succombé au typhus.
Alors, vous pouvez voir que le déclin spirituel et mental découlant de la
perte de l’emprise intérieure, particulièrement en raison de la perte de
l’emprise sur l’avenir, mène aussi au déclin physique. Demandons-nous
maintenant s’il existait une thérapie pour ce déclin mental, spirituel et
physique, si quelqu’un aurait pu faire quelque chose, et quoi donc,
justement? Je ne peux vous répondre que ceci: il existait une thérapie, mais
il est clair que, dès le départ, elle devait se limiter à l’aspect psychologique;
ce devait donc être une psychothérapie. Et, bien sûr, dans cette
psychothérapie, il s’agissait avant tout de procurer une emprise spirituelle,
de donner «du contenu à la vie». Songez à ce que Nietzsche a déjà dit:
«Celui qui a une raison de vivre peut endurer n’importe quelle épreuve, ou
presque!»; une «raison de vivre» qui fasse partie du contenu de la vie; et
«n’importe quelle épreuve» désigne les conditions qui rendaient la vie si
difficile au camp, devenant supportable uniquement à cause de la «raison de
vivre». Donc, s’il n’y avait fondamentalement pas autre chose que la
psychothérapie pour permettre aux gens de supporter le camp, alors cette
psychothérapie était déjà définie dans un sens particulier, étant donné que
cela nécessitait d’entreprendre de convaincre la personne d’avoir la volonté
de survivre, car cette survie avait un sens. De plus, la tâche thérapeutique
qui, au camp, était la tâche de prendre soin des âmes des prisonniers était
plus difficile, car nous avions affaire à des gens qui, en général, ne
pouvaient pas compter sur la survie! Qu’auriez-vous pu leur dire? Et il
aurait fallu leur dire quelque chose en particulier. Cette situation devint
donc l’expérience cruciale16 dans le cas de ces soins thérapeutiques.
J’ai déjà dit, au cours de la conférence précédente, que non seulement la
vie elle-même, mais aussi la souffrance qui l’accompagne, ont un sens, et,
en fait, un sens tellement inconditionnel, qu’il se réalise même quand la
souffrance ne mène pas à un succès apparent, comme si la souffrance avait
été vaine. Et c’était essentiellement cette souffrance à laquelle nous devions
faire face dans les camps de concentration. Mais qu’aurais-je dû dire à ces
gens couchés à côté de moi dans les baraques, et qui savaient pertinemment
qu’ils allaient mourir et à peu près à quel moment? Ils savaient aussi bien
que moi qu’aucune vie, aucune personne et aucune tâche (rappelez-vous le
double cas dont je vous ai parlé à la première conférence17) ne les attendait,
ou que ce serait une attente inutile… Alors, à l’instar du sens de la vie, de la
survie, le sens de la souffrance avait son importance, et de la souffrance en
vain, encore plus: cela pouvait même révéler le sens latent de la mort! Une
mort, bien sûr, qui aurait eu plus de sens uniquement en fonction de la
maxime de Rilke, dont nous avons parlé la dernière fois, et qui disait que
chaque personne devrait vivre sa propre mort. Il était essentiel que nous
vivions la mort à notre façon, et non à la façon dont les SS nous forçaient à
le faire! Nous avons la responsabilité de cette tâche, tout comme nous avons
la responsabilité de vivre. La responsabilité? Envers qui? Envers quelle
autorité supérieure? Et qui serait autorisé à répondre à cette question pour
qui que ce soit d’autre? Chacun n’a-t-il pas à décider de cette question
ultime pour lui-même? Quelle différence cela faisait-il si l’un des hommes
dans les baraques se sentait responsable envers sa conscience, et un autre,
envers son Dieu, et un troisième, envers une personne qui était alors très
éloignée? Chacun d’eux savait que, d’une certaine façon, quelque part,
quelqu’un était là, invisible, veillant sur lui et exigeant de lui qu’il soit
«digne de ses souffrances», comme l’a déjà dit Dostoïevski, et s’attendant à
ce qu’il «vive sa propre mort». Chacun de nous ressentait cette attente à
cette époque, alors que la mort rôdait et que nous le ressentions d’autant
plus que nous ne pensions plus pouvoir espérer grand-chose de la vie, de
quelqu’un ou de quelque chose qui nous aurait attendus, et que nous ne
pouvions plus espérer simplement survivre.
Plusieurs d’entre vous qui n’ont pas vécu dans les camps de
concentration camp seront étonnés, et me demanderont comment un être
humain peut supporter tout ce dont j’ai parlé. Je peux vous assurer que celui
qui a vécu tout cela et y a survécu est encore plus abasourdi que vous! Mais
n’oubliez pas ceci: le psychisme humain semble se comporter de certaines
manières comme un arc de voûte. Un arc décrépit peut être soutenu si l’on
place une charge supplémentaire sur celui-ci; le psychisme humain semble
aussi se renforcer lorsqu’il porte un fardeau supplémentaire (du moins,
jusqu’à un certain degré et dans certaines limites). C’est ainsi, et seulement
ainsi, que nous pouvons le comprendre, car plusieurs hommes faibles ont pu
quitter le camp de concentration dans un état d’esprit meilleur, et plus
solide, qu’en y arrivant. Cependant, nous savons maintenant que la
libération du camp, la libération soudaine des prisonniers des intenses
pressions qu’ils avaient subies tout ce temps mettait leur psychisme en
danger. Dans ce contexte, j’utilise l’analogie de la maladie des caissons, ou
mal de décompression. Ce trouble touche les plongeurs qui travaillent en
profondeur sous une forte pression et qui ne devraient jamais retourner à la
pression atmosphérique normale tout d’un coup, mais plutôt graduellement,
sinon ils risquent d’en subir de graves conséquences physiques.
Cela préfigure notre exposé de la troisième et dernière phase de la
psychologie des camps de concentration, soit la psychologie du prisonnier
libéré. Ce que je dois dire de plus important, à son sujet, concerne quelque
chose qui vous renversera: c’est le fait qu’il faut plusieurs jours avant qu’un
prisonnier libéré soit capable de profiter de sa libération. Il doit
littéralement et véritablement réapprendre à être heureux. Et, dans certains
cas, il doit se dépêcher dans cet apprentissage, car il devra peut-être bientôt
le désapprendre et réapprendre à souffrir. J’aimerais maintenant vous en
toucher un mot.
Imaginez que l’homme libéré d’un camp de concentration rentre chez
lui. Il pourrait être accueilli par des haussements d’épaules. Et surtout, il
entendra toujours ces deux phrases de la part des autres: «Nous ignorions
tout cela.» Et: «Nous aussi, nous avons souffert.» Commençons par la
deuxième affirmation et demandons-nous d’abord si la souffrance humaine
peut se mesurer ou s’évaluer en comparant les souffrances de deux
personnes. Et j’aimerais ajouter que la souffrance des humains est
incommensurable! La véritable souffrance submerge entièrement une
personne, s’empare de son être tout entier.
J’ai déjà parlé à un ami de mon expérience dans un camp de
concentration; lui-même n’avait pas été fait prisonnier; il s’était «rien que»
battu à Stalingrad. Et cet homme se sentait, comme il m’a dit, en quelque
sorte, «honteux», lorsqu’il se comparait à moi. Il n’avait pas à l’être. Il
existe une différence essentielle entre ce que vit un homme dans une
bataille, et ce qu’il vit dans un camp de concentration. Au combat, il fait
face au néant; il regarde la mort en face; mais, dans un camp, nous n’étions
nous-mêmes rien; nous étions déjà morts de notre vivant. Nous ne valions
rien. Non seulement nous voyions le néant, mais nous étions le néant. Notre
vie ne valait rien; notre mort ne valait rien. Notre mort n’était entourée
d’aucun halo, même imaginaire. C’était le départ d’un petit néant dans le
grand néant. Et cette mort était à peine remarquée. Nous l’avions «vécue»
longtemps à l’avance!
Que serait-il arrivé, si j’étais mort au camp? Sur le terrain de parade, le
lendemain matin, quelqu’un, dans l’une des rangées de cinq hommes,
impassible, se tenant là, comme d’habitude, le visage enfoncé dans le col de
son manteau pour se protéger du froid, les épaules courbées, aurait
murmuré à l’oreille de son voisin: «Frankl est mort hier»; et son voisin lui
aurait répondu: «Hum hum».
Et, malgré tout, la souffrance humaine ne peut être comparée à aucune
autre, car cela fait partie de la nature de la souffrance, il s’agit de la
souffrance d’une personne en particulier, c’est sa propre souffrance, et son
ampleur ne dépend que de la personne qui souffre; la souffrance solitaire
d’une personne est aussi unique en son genre que ne l’est chaque personne.
Par conséquent, il serait vain de parler de différences dans l’ampleur de
la souffrance; mais l’une des différences qui compte vraiment est celle qui
existe entre la souffrance qui a un sens et la souffrance dénuée de sens.
Cependant (et je crois que vous l’avez saisi lors de mes conférences
antérieures), cette différence dépend entièrement de chaque être humain: la
personne, et seulement cette personne, détermine si sa souffrance a un sens
ou non. Et qu’en est-il de la souffrance des gens qui, comme nous en avons
entendu parler, déclarent avec vigueur qu’«eux aussi ont souffert» et qu’«ils
ignoraient tout cela»? Voyez-vous, c’est précisément cette affirmation
d’avoir ignoré tout cela qui, à mon avis, enlève son sens au fait d’avoir
souffert. Et pourquoi? Parce que cela provient d’une incompréhension
éthique de la situation. Une incompréhension que nous allons maintenant
aborder, pas parce que je veux incorporer la politique du jour au débat, mais
parce que je crois qu’il est nécessaire de compléter la «métaphysique du
quotidien», dont nous nous sommes préoccupés jusqu’à maintenant, par
l’«éthique du quotidien».
Nous avons parlé plus tôt des raisons de l’ignorance de la situation, et
nous avons vu qu’il s’agissait d’une incompréhension; mais si nous
cherchons la cause de cette incompréhension, nous pourrions trouver que
cette «ignorance» est en fait un «refus de savoir». Ce qui réside derrière ce
refus est le désir de fuir la responsabilité. La personne moyenne,
aujourd’hui, est poussée à fuir ses responsabilités. Et ce qui la pousse à le
faire est la crainte d ‘avoir à accepter la culpabilité collective. Elle sera
déclarée coupable de toutes les accusations, complice de gestes qu’elle n’a
pas commis, mais dont, dans bien des cas, elle «ne savait rien». Une
personne honnête devrait-elle être tenue responsable des fautes des autres,
même si les fautifs sont de la même nation? Cette personne honnête n’était-
elle pas elle-même victime d’une faute, l’objet d ‘un terrorisme déterminé
par la classe dirigeante de son propre peuple, sans que cette personne puisse
s’élever contre ce terrorisme? N’en a-t-elle pas souffert elle-même? La
détermination d’une culpabilité collective ne serait-elle pas une rechute
dans cette vision du monde que nous voulons combattre? Cette vision du
monde qui déclare une personne coupable parce que d’autres, du groupe
auquel elle appartient, ont effectivement ou prétendument commis une
faute. Comme cette perspective nous semble ridicule aujourd’hui,
finalement! Forcer quelqu’un à rendre des comptes en raison de sa
nationalité, de sa langue maternelle ou de son lieu de naissance doit nous
sembler aussi ridicule aujourd’hui que de le tenir responsable de sa propre
taille. Si un criminel qui mesure 1,64 mètre est arrêté, devrais-je également
être pendu parce que je suis de la même taille?
Mais il faut ici établir une importante distinction: il faut distinguer la
culpabilité collective de la responsabilité collective. Si j’illustre cela par une
allégorie, vous comprendrez immédiatement. Supposons que je souffre
soudainement d’une appendicite; est-ce ma faute? Certainement pas; et,
pourtant, si je dois me faire opérer, je devrai payer les frais d’opération au
médecin qui a pratiqué l’intervention, c’est-à-dire que je suis «responsable»
du règlement de la note du médecin. Ainsi, la «responsabilité sans
culpabilité» existe bel et bien. Et la situation est semblable pour les gens qui
ont été collectivement libérés de la terreur. Ils ne pouvaient pas se libérer
eux-mêmes; d’autres groupes, d’autres nations éprises de liberté devaient
intervenir, prendre part à la bataille et sacrifier leurs meilleurs représentants,
leurs jeunes, pour libérer une nation impuissante contre ses propres
dirigeants. Cette impuissance n’avait rien à voir avec la culpabilité. Mais
serait-il injuste d’avoir à payer pour cette libération par un genre de
sacrifice et de nous sentir conjointement responsables, même si nous
n’étions pas complices, et que nous savions que nous n’étions pas
coupables?
Si vous voulez comprendre le dernier chapitre de cette psychologie, il
vous aurait fallu m’accompagner au crépuscule, le printemps dernier, après
la libération du camp de concentration de Turkheim, lorsque je suis allé,
seul, dans les bois. Là, sur l’ordre tout à fait illégal du commandant du
camp, les camarades qui étaient morts au camp ont été enterrés (le
commandant était le SS que j’ai mentionné dans ma première conférence,
celui qui avait payé de sa poche les médicaments de «ses» prisonniers).
Pendant l’enterrement, contrairement aux ordres reçus, cet homme s’assura
qu’après avoir enlevé des morceaux d’écorce des troncs des jeunes sapins
qui s’élevaient derrière les fosses communes, les noms des morts étaient
discrètement inscrits à l’encre indélébile. Si vous aviez été avec moi, alors,
vous auriez juré comme moi que la poursuite de nos vies, nous, les
survivants, absoudrait notre culpabilité à tous: oui, notre culpabilité à tous!
Car nous, les survivants, savions très bien que les meilleurs d’entre nous, au
camp, ne s’en sortaient pas: c’étaient les meilleurs qui n’en revenaient pas!
Ainsi, nous ne pouvions pas percevoir notre survie comme autre chose
qu’une clémence imméritée. D’après nous, nous devions à nos camarades
décédés de mériter cette clémence plus tard, de la mériter rétrospectivement
et de la mériter même à moitié. Il ne semblait possible de nous débarrasser
de cette culpabilité qu’en éveillant et en gardant alertes les consciences des
autres, ainsi que les nôtres.
Certes, une fois que l’homme était libéré d’une telle expérience et qu’il
rentrait chez lui, il pouvait lui arriver d’oublier ce serment. Cependant, il y
a des moments dans sa vie, les moments importants, où il s’acquitte de ce
qu’il s’était déjà juré: bénir le plus petit bout de pain, le fait de pouvoir
dormir dans un lit, de ne pas avoir à se tenir debout pour l’appel, ou à vivre
constamment en danger de mort. Tout devient relatif pour lui, comme c’est
le cas dans toute infortune. Ainsi que nous l’avons dit, celui qui n’a
littéralement rien se sent littéralement renaître, non comme la personne
qu’il était, mais comme l’essence de lui-même. Dans la première
conférence, j’ai souligné que tout ce qui était étranger à sa personne
«fondait». Et il ne restait pas grand-chose, non plus, de ses ambitions. Ce
qui pouvait être resté était au plus un désir à concrétiser: une forme
beaucoup plus élevée d’aspiration, le besoin de s’accomplir, uniquement
dans sa forme la plus essentielle.
Comme vous le savez sans doute, nous avons, en même temps, atteint la
fin de ce sujet et les limites de notre exposé. Aucune discussion, aucune
conférence ne peut nous mener plus loin; il ne nous reste qu’une chose à
faire: agir, c’est-à-dire agir dans notre quotidien.
Nous venons de parler du quotidien; oui, même l’expression
«métaphysique du quotidien» a surgi. J’espère que vous comprenez
maintenant cette expression correctement. Il ne suffisait pas de rendre
transparent le quotidien, qui n’est qu’apparemment si gris, banal et
ordinaire, afin que nous puissions regarder au travers et atteindre l’éternel;
mais, en dernière analyse, il a été nécessaire de souligner que l’éternel fait
allusion au temporel, au quotidien et à la rencontre constante entre le fini et
l’infini. Ce que nous créons, vivons et endurons, en ce temps, nous le
créons, vivons et endurons pour l’éternité. Dans la mesure où nous
assumons la responsabilité d’un événement, dans la mesure où son
«histoire» est notre responsabilité, cela porte le fardeau écrasant du fait que
quelque chose qui s’est produit ne peut pas «être enlevé du monde».
Cependant, en même temps, un appel est fait à notre responsabilité,
précisément pour faire arriver en ce monde ce qui ne s’est pas encore
produit! Et chacun de nous doit le faire dans le cadre de son travail
quotidien, dans le cadre de son quotidien. Ainsi, le quotidien devient la
réalité en soi, et cette réalité devient un potentiel d’action. La
«métaphysique du quotidien» nous amène donc d’abord hors du quotidien,
mais elle nous ramène ensuite, de façon consciente et responsable, au
quotidien.
Ce qui nous fait avancer et nous aide en cours de route, ce qui nous a
guidés et nous guide encore, est la joie d’assumer sa responsabilité. Mais
dans quelle mesure la personne moyenne est-elle heureuse d’assumer sa
responsabilité?
La responsabilité est une chose qu’on «engage» et dont on «se dégage».
Cette sagacité dans le langage indique qu’il existe des forces opposées chez
les êtres humains qui les empêchent d’assumer la responsabilité. Et en fait,
il existe quelque chose d’insondable à propos de la responsabilité: plus nous
l’examinons en temps et en profondeur, plus nous en prenons conscience,
jusqu’à ce que, finalement, nous soyons saisis par un genre de vertige. Si
nous explorons plus avant la nature de la responsabilité humaine, nous
battons en retraite: il y a quelque chose de terrible à propos de la
responsabilité d’un être humain et, en même temps, il y a quelque chose de
merveilleux!
Il est terrible de savoir qu’à tout moment, j’assume la responsabilité du
moment suivant, que chaque décision, de la plus petite à la plus grande, est
une décision «pour l’éternité», que dans chaque moment, je peux
concrétiser la possibilité d’un moment, d’un moment particulier, ou la
perdre. Chaque moment renferme des milliers de possibilités, et je ne peux
en choisir qu’une à concrétiser. Mais en posant ce choix, je condamne tous
les autres à «ne jamais exister», et même cela est pour l’éternité!
Cependant, il est merveilleux de savoir que l’avenir, mon propre avenir
ainsi que l’avenir des choses et des gens qui m’entourent est, en quelque
sorte, quoique dans une bien moins grande mesure, dépendant de mes
décisions à chaque instant. Tout ce que je concrétise avec ces décisions, ou
que je réalise en ce monde, comme nous l’avons vu, je le sauvegarde dans
la réalité et le protège contre l’impermanence.
Mais en moyenne, les gens sont trop léthargiques pour assumer leurs
responsabilités. Et c’est là que commence l’éducation en matière de
responsabilité. Certes, le fardeau est lourd; il est difficile non seulement de
reconnaître la responsabilité, mais aussi de s’engager à son égard. De lui
dire «oui» et de dire «oui» à la vie. Mais il y a des gens qui ont dit «oui»
malgré toutes les difficultés. Et lorsque les prisonniers du camp de
concentration de Buchenwald chantaient: «Nous voulons encore dire “oui”
à la vie», ils ne faisaient pas que le chanter: ils l’ont concrétisé bien des
fois, eux et plusieurs d’entre nous dans d’autres camps. Et ils y sont
parvenus dans des conditions innommables, externes et internes, dont nous
avons déjà assez parlé aujourd’hui. Alors, ne devrions-nous pas tous être en
mesure d’y parvenir maintenant, dans des conditions combien plus douces?
Dire «oui» à la vie n’est pas seulement significatif dans toutes les
circonstances (car la vie elle-même l’est), mais c’est aussi possible dans
toutes les circonstances.
Et, ultimement, c’était l’objet même de ces trois conférences: vous
montrer que les gens peuvent encore, malgré les épreuves et la mort
(première conférence), malgré la souffrance causée par la maladie physique
et mentale (deuxième conférence) ou la fatalité des camps de concentration
(troisième conférence), dire «oui» à la vie, malgré tout.
12. Ernst Kretschmer (1888-1964), psychiatre allemand qui classait les gens en fonction des
propriétés physiques, qu’il reliait aux traits de personnalité et à la maladie mentale.
13. La «personnalité cycloïde», que l’on appelle aujourd’hui la «cyclothymie», est un trouble de
l’humeur semblable au trouble bipolaire, mais moins prononcé.
14. «Himmelhoch jauchzend, zum Tode betrübt» («entre les joies du paradis et les affres du
désespoir»), expression tirée de la pièce Egmont de Goethe (1788), et qui est devenue un
proverbe allemand usité.
15. Proverbes, 13:12
16. Une expérience concluante prouvant qu’une hypothèse particulière se vérifie.
17. Voir page 39.
Postface de Franz Vesely

Vienne, la guerre prit fin le 13 avril 1945. Deux semaines plus


tard, ce fut le jour de la libération du camp de concentration pour

À le prisonnier Viktor Frankl. Mais ce n’est pas avant le mois d’août


qu’il put retourner à Vienne, où de terribles nouvelles
l’attendaient. Son désespoir et sa lutte pour trouver la force de
continuer à vivre sont évidents dans les lettres déchirantes qu’il a
écrites à des parents et à des amis, au cours des semaines qui ont
suivi son retour à la maison18.
Frankl s’est «plongé dans le travail», et jamais cette expression n’a été
plus pertinente. Il a pris en charge le département de neurologie de la
Polyclinique de Vienne; en quelques mois, il a écrit deux livres; au collège
d’éducation des adultes d’Ottakring, avec lequel il entretenait des liens
étroits depuis les années 1930, il a donné une série de conférences à
l’automne 1945, intitulées «La personne malade mentale»; il a commenté
les questions d’actualité concernant la politique, la société et la culture,
dans de nombreux articles de journaux et dans des débats publics. Dans le
domaine journalistique, il a communiqué avec un auditoire affamé aux
points de vue intellectuel et culturel, après les années de guerre et
l’étroitesse d’esprit du régime nazi. Ainsi, à une époque où régnaient la
désorientation et le manque de lignes directrices, il est devenu un
participant recherché dans les forums publics, ainsi que dans les cercles
médicaux et philosophiques. Ses sujets de prédilection étaient la culpabilité
et la responsabilité (ce qui tombait à point pour l’époque!); il abordait la
peur de la vie, l’éthique au quotidien et, fréquemment, la confrontation avec
les idéologies inhumaines du passé récent. Mais avant tout, Frankl était
préoccupé par la psychothérapie, tant pour les patients individuels que pour
la collectivité. Le répertoire des cours du Collège d’éducation aux adultes
d’Ot-takring pour le semestre d’été de 1946 contenait l’inscription suivante:
Dr Viktor Frankl: Questions d’actualité et problèmes de la vie
courante du point de vue d’un psychiatre. Cinq conférences (Le
suicide – L’annihilation forcée – L’univers du malade mental –
L’éducation sexuelle – Le camp de concentration). Les samedis,
de 17 h à 18 h. Début: le 23 mars.

Le jour où les cours ont débuté, Frankl a publié un article dans un


journal intitulé «Vienne et les soins psychiatriques». À la fin de l’article, il
disait ceci:

Mais à Vienne, l’esprit de la psychothérapie vit encore, et


malgré tout, et dès que possible, espérons-le, nous pouvons nous
attendre à ce que Vienne, berceau de la gué-rison psychiatrique,
soit aussi le site de sa renaissance. La renaissance d’une
psychothérapie qui connaît son rôle dans la société,
particulièrement à une époque de détresse interne et externe, ainsi
que sa responsabilité à l’égard d’un monde qui attend sa
reconstruction, tant spirituelle que matérielle19.

En se fondant sur la série de conférences d’Ottakring, Frankl a écrit le


livre intitulé Say Yes to Life in Spite of Everything. Three Lectures20 (Dire
«oui» à la vie, malgré tout: trois conférences), publié ici. Les conférences
sur le «suicide» et «l’annihilation forcée» sont comprises dans «À propos
du sens et de la valeur de la vie I et II», et le chapitre sur les camps de
concentration s’appelle maintenant: «Expérience cruciale». Ces brefs titres
de chapitres en disent long sur la pensée et le sort de l’auteur.
Premièrement, l’affirmation inconditionnelle de la vie rayonne; Frankl lui-
même l’aborde dans une lettre datant de cette époque. En septembre 1945,
il écrivait à ses amis Wil-helm et Stepha Börner:

Je suis extrêmement fatigué, extrêmement triste, extrêmement


seul… Au camp, on croyait vraiment avoir atteint le point le plus
bas de la vie, puis, en revenant, on était forcé de constater que les
choses n’avaient pas duré, que tout ce qui vous avait soutenu
avait été détruit, qu’au moment où on était redevenu un humain,
on pouvait sombrer encore plus profondément dans la souffrance.
Peut-être ne reste-t-il rien d’autre que de pleurer un peu et de
chercher dans les Psaumes. Peut-être rirez-vous de moi, peut-être
serez-vous en colère contre moi; mais je ne me contredis pas le
moins du monde; je ne retire rien de mon ancienne affirmation de
la vie quand je vis les choses que j’ai décrites. Au contraire: si je
n’avais pas eu cette solide attitude positive face à la vie, que
serait-il advenu de moi, pendant ces semaines, en fait, ces mois
passés au camp de concentration? Mais je vois les choses sous un
autre angle, aujourd’hui. Je me rends compte que la vie est
tellement remplie de sens, que même dans la souffrance et
l’échec, il doit y avoir du sens21.

Ce profond respect de la vie englobait toujours la vie des autres. Dès


1928, alors qu’il était étudiant en médecine, Frankl avait, dans un grand
engagement personnel, mis sur pied des centres d’aide psychologique pour
les jeunes, dont le but premier était la prévention du suicide. Le taux de
suicides montait particulièrement à la période de l’année où les bulletins de
notes des écoles ou des collèges étaient remis; en fait, au moyen du
mouvement «Action bulletin» qu’il a créé, aucun suicide d’élève n’a été
enregistré au cours de l’été 1931. Et même à cette époque, il décrivait de
façon convaincante le rôle du sens de la vie dans la prévention du suicide:

Car, même si les causes spirituelles du suicide diffèrent


beaucoup entre elles, sur le plan mental, on constate l’absence de
croyance au fait que la vie a un sens. La personne qui se suicide
manque non seulement du courage de vivre, mais aussi d’humilité
devant la vie. Ce n’est que lorsqu’une nouvelle moralité aura
remplacé notre nouvelle objectivité, que lorsque la valeur de
chaque vie humaine sera de nouveau reconnue comme unique en
son genre et incomparable, ce n’est qu’à ce moment que le genre
humain aura l’emprise mentale nécessaire pour surmonter les
crises spirituelles22.
Ainsi, encore et encore, on trouve cette croyance au sens de la vie,
même en présence de la souffrance qui est en fait inhérente à la vie
humaine. Le sens de la souffrance avait déjà été exposé dans une
publication de 1938, où il abordait pour la première fois les trois catégories
de valeur, soit les valeurs de la création de l’expérience et de l’attitude23.
Mais c’est précisément à cette dernière (la façon courageuse et exemplaire
de gérer la souffrance irrémédiable) qu’il accorde le rang le plus élevé.
C’est ainsi qu’il dit, dans sa première conférence: «Soit nous changeons
notre destin, si c’est possible, soit nous l’acceptons, si c’est nécessaire.»
De telles considérations ne constituaient pas que des arguties théoriques,
à l’époque: c’était une aide particulière à la vie et à la survie. En fait, qui
n’avait pas subi de préjudices physiques ou spirituels en raison de cette
grande catastrophe? Et Frankl lui-même, n’avait-il pas perdu tout ce qui lui
était cher?
Mais il avait trouvé le chemin du retour à la vie, à une vie qui, malgré
tout, était encore remplie de possibilités de sens qui ne demandaient qu’à se
concrétiser. Et, avec ses publications et ses conférences, il voulait guider les
autres sur cette voie, les encourager à trouver leur propre chemin pour sortir
de la misère des années passées, même si le présent était encore assez
précaire.
Le titre de la troisième conférence, «Expérience cruciale», souligne le
fait que Frankl n’a pas élaboré ses idées sur le sens de la vie en tant que
ressource au camp de concentration, comme il a déjà été dit. Son livre
intitulé Ärztliche Seelsorge (The Doctor and the Soul [Le thérapeute et le
soin de l’âme]), dans lequel il a formulé de façon définitive sa théorie sur
l’orientation humaine à l’égard du sens, existait déjà sous forme manuscrite
depuis 1941. En fait, il a emporté ce manuscrit avec lui lors de sa
déportation, dans l’espoir de pouvoir le publier un jour. Comme il l’écrit
dans ses mémoires, il a dû un jour se départir de son manteau, dans la
doublure duquel il avait cousu le manuscrit24. Mais dans les camps, il a pu
observer que, même dans les situations extrêmes de privation et de
dégradation, toutes les idées qu’il avait eues sont demeurées valides et
s’illustraient systématiquement dans son travail de jeune conseiller et de
psychiatre. Il appert qu’en fait, dans ces camps, les prisonniers qui
reconnaissaient un sens à la vie, ou du moins, qui l’espéraient, étaient ceux
qui avaient le plus de probabilités de trouver la force de continuer à vivre
ou, finalement, de survivre. Dernier point et non le moindre, c’était
également vrai dans son cas: ce qui le gardait en vie était uniquement
l’espoir de revoir au moins certains des êtres qui lui étaient chers et faire
publier l’ébauche terminée de son livre.
À l’été 1946, Frankl a présenté ces connaissances, analyses et
encouragements à l’auditoire de ses conférences, avec son éloquence, sa
précision scientifique et la légitimation de quelqu’un qui avait vérifié la
valeur de ses hypothèses dans son propre corps, sa propre âme. Il a publié
les parties les plus importantes et généralement valides de sa série de
conférences sous forme de livre, la même année. Les nombreux débats et
critiques sur ce petit livre dans les journaux, les magazines culturels et
professionnels et à la radio25 témoignent de l’exactitude avec laquelle il
avait pris le pouls de son époque.

Franz Vesely,
Vienne, été 2019
Franz Vesely est professeur d’université en physique. Depuis
le décès de son beau-père, Viktor Frankl, il gère les droits
d’auteur de celui-ci. En tant que directeur des Archives Viktor
Frankl, il gère la représentation du vaste patrimoine de Frankl. Il
est cofondateur et membre de la société scientifique du Viktor
Frankl Institute.

18. Viktor Frankl, Gesammelte Werke, Band 1: … trotzdem Ja zum Leben sagen und ausgewählte
Briefe (1945–1949) (Œuvres complètes, Vol. 1: … Say Yes to Life in Spite of Everything and
Selected Letters (Dire «oui» à la vie et lettres sélectionnées – 1945-1949)), éd. A. Batthyany,
K.H. Biller, E. Fizzotti (Böhlau, 2005).
19. Wiener Kurier, le 23 mars 1946.
20. Publié par Franz Deuticke, Vienne, 1946.
21. Ibid., p. 184.
22. «Fête du travail le 14 avril 1934», dans Gabriele Vesely-Frankl (éd.), Viktor E. Frankl – Frühe
Schriften (Viktor E. Frankl – Premiers écrits), Maudrich, 2005.
23. V.E. Frankl, «Zur geistigen Problematik der Psychotherapie» (Le problème spirituel de la
psychothérapie). Zentralblatt für Psychotherapie und ihre Grenzgebiete, 10 (1938), p. 33-45.
24. Viktor Frankl, Dem Leben Antwort geben. Autobiografie (Viktor Frankl – Le sens de ma vie.
Autobiographie) (Beltz, 2017).
25. Plus de 30 comptes rendus ont été publiés au cours des 10 années qui ont suivi la publication
originale, dans divers magazines et journaux en Autriche, dont le Wiener Zeitung, Die
Österreicherin et Österreichische Ärztezeitung.
À propos de Viktor E. Frankl

iktor E. Frankl était professeur de neurologie et de psychiatrie à


l’université de Vienne et, pendant 25 ans, il a dirigé la

V Polyclinique de neurologie de Vienne. La logothérapie/analyse


existentielle qu’il a fondée est également connue sous le nom de
«troisième direction viennoise de psychothérapie». Il a été
professeur invité aux universités Harvard, Stanford, Dallas et
Pittsburgh, ainsi que professeur émérite de logothérapie à l’US
International University, de San Diego, en Californie. Frankl est né à
Vienne, en 1905. À l’université de Vienne, il a obtenu un doctorat en
médecine, puis un doctorat en philosophie. Au cours de la Deuxième
Guerre mondiale, il a passé trois ans à Auschwitz, Dachau et dans d’autres
camps de concentration. Pendant quatre décennies, il a fait d’innombrables
tournées de conférences, dans le monde entier. Il a reçu 29 doctorats
honorifiques d’universités en Europe, en Amérique du Nord et du Sud, en
Asie et en Afrique. Il s’est vu décerner de nombreux prix, dont l’Oskar
Pfister Award, de l’Association psychiatrique américaine, et le titre de
membre honoraire de l’Académie des sciences de l’Autriche. Les 39 livres
de Frankl ont été publiés en 50 langues jusqu’à maintenant. La première
version anglaise de trotzdem Ja zum Leben sagen, intitulée Man’s Search
for Meaning, s’est vendue à des millions d’exemplaires et a été inscrite dans
la liste des «dix livres les plus influents en Amérique». Viktor Frankl est
mort à Vienne, en 1997.
Autres œuvres de Viktor E. Frankl

Une liste complète des livres de Viktor Frankl et une vaste bibliographie sur
la logothérapie/analyse existentielle figurent sur le site Web du Viktor
Frankl Institute: www.viktorfrankl.org

Le thérapeute et le soin de l’âme: Introduction à la logothérapie et à


l’analyse existentielle, Vintage, 2019.
Man’s Search for Meaning / Adapté pour les jeunes lecteurs, Beacon Press,
2017.
The Will to Meaning. Foundations and Applications of Logotherapy,
Penguin-Plume, 2014.
Découvrir un sens à sa vie – Avec la logothérapie, Éditions de l’Homme,
2013.
Man’s Search for Ultimate Meaning, Ebury/Rider, 2011.
The Feeling of Meaninglessness, Marquette University Press, 2010.
On the Theory and Therapy of Mental Disorders. An Introduction to
Logotherapy and Existential Analysis, Brunner-Routledge, 2004.
Viktor Frankl – Recollections. An Autobiography, Insight Books, Perseus
Books Publishing, 1997.
Man’s Search for Ultimate Meaning. A revised and extended edition of The
Unconscious God, Plenum/Insight, puis Perseus Book Publishing, 1997.
The Unheard Cry for Meaning. Psychotherapy and Humanism, Simon and
Schuster et Hodder and Stoughton, 1979.
Logotherapy in a Nutshell (concepts de base de la logothérapie), Beacon
Press, 1962.
Viktor Frankl Institute

Directeur: Alexander Batthyány, Ph. D.

Le Viktor Frankl Institute (VFI) a été fondé à Vienne, en 1992, par un cercle
international de collègues et d’amis, sous l’égide de Viktor Frankl. Cette
société scientifique a pour objectif d’assurer la pérennité de l’œuvre de
Viktor Frankl ainsi que de promouvoir la logothérapie et l’analyse
existentielle en tant que domaine de recherche psychiatrique, psychologique
et philosophique, et en tant que psychothérapie appliquée. Elle est
également responsable de l’assurance de la qualité de la formation en
psychothérapie et en consultation psychologique dans les domaines de la
logothérapie et de l’analyse existentielle. Par ailleurs, le Viktor Frankl
Institute de Vienne est une institution d’accréditation de la formation en
logothéra-pie et en analyse existentielle classiques (selon la méthode de
Frankl).
On peut trouver une liste de plus de 150 institutions internationales et
associations nationales accréditées qui offrent une formation en
logothérapie et en analyse existentielle sur le site Web du VFI.
L’institut a un accès exclusif aux archives personnelles de Viktor Frankl,
et conserve la plus grande collection du monde de textes et de recherches en
logothérapie et en analyse existentielle.
En 1999, en collaboration avec la Ville de Vienne, le Viktor Frankl Fund
of the City of Vienna a été créé. Conformément à ses objectifs, chaque
année, ce fonds décerne des prix et des bourses pour récompenser
l’excellence et promouvoir les projets de recherche dans le domaine de la
psychothérapie humaniste axée sur le sens. De plus, ce fonds remet un prix
honorifique annuel en reconnaissance et en appréciation de l’œuvre de toute
une vie de personnes remarquables. Parmi les lauréats de ce prix, on compte
Heinz von Foerster, Paul Watzlawick, Cardinal Franz König, Dame Cicely
Saunders, Monseigneur Erwin Kräutler, Monsieur le Cardinal Óscar Andrés
Rodríguez Maradiaga et Eric Richard Kandel.
L’institut offre le premier doctorat au monde accrédité par l’État en
logothérapie, dans le cadre de la Chaire de philosophie et de psychologie
Viktor Frankl, de l’Académie internationale de philosophie (Université de
la principauté du Liechtenstein). En collaboration avec le Department of
Logotherapy and Existential Analysis, fondé en 2012 au Graduate Institute
of Psychoanalysis à Moscou, il offre également un programme de maîtrise
et une formation en psychothérapie dans le domaine de la logothérapie.
On peut trouver de l’information sur les activités des instituts de
logothérapie dans le monde entier, à la page d’accueil du Viktor Frankl
Institute, à Vienne. En plus des nouvelles sur la recherche et la pratique en
logothérapie, ce site présente une vaste bibliographie de documents
primaires et secondaires en logothérapie.
Pour plus de renseignements, veuillez consulter le site suivant:
viktorfrankl.org.
Remerciements

Les personnes chargées de cette édition remercient Monsieur Franz Vesely,


Ph. D., directeur des Archives Viktor Frankl, pour son aimable
collaboration à la révision des textes de Viktor Frankl et pour sa postface.
Table des matières

Introduction de Daniel Goleman


Note de la rédaction

À propos du sens et de la valeur de la vie I


À propos du sens et de la valeur de la vie II
Expérience cruciale

Postface de Franz Vesely


À propos de Viktor E. Frankl
Autres œuvres de Viktor E. Frankl
Viktor Frankl Institute
Remerciements
Oui à la vie: découvrir un sens à l’existence malgré les souffrances
ISBN EPUB 978-2-7619-5657-4

Infographie: Johanne Lemay


Révision: Caroline Hugny
Correction: Odile Dallaserra

02-21

Imprimé au Canada

© 2019 Beltz Verlag

Traduction française:
© 2021, Les Éditions de l’Homme,
division du Groupe Sogides inc.,
filiale de Québecor Média inc.
(Montréal, Québec)

L’ouvrage original a été publié par Rider,


une division de Penguin Random House,
sous le titre Yes To Life in Spite of Everything

Tous droits réservés

Dépôt légal: 2021


Bibliothèque et Archives nationales du Québec

DISTRIBUTEURS EXCLUSIFS:
Pour le Canada et les États-Unis:
MESSAGERIES ADP inc.*
Téléphone: 450-640-1237
Internet: www.messageries-adp.com
* filiale du Groupe Sogides inc.,
filiale de Québecor inc.

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC
– www.sodec.gouv.qc.ca
L’Éditeur bénéficie du soutien de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec
pour son programme d’édition.

Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre
du Canada pour nos activités d’édition.
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