Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La grande majorité de ceux qui, comme Frankl, ont été libérés des camps de
concentration nazis ont décidé d’émigrer, plutôt que de rentrer dans leur
pays d’origine, où trop de leurs voisins s’étaient transformés en assassins.
Mais Viktor Frankl a décidé de rester dans sa Vienne natale après sa
libération, et il est devenu le chef du département de neurologie du plus
grand hôpital de Vienne.
Les Autrichiens parmi lesquels il vivait le laissaient souvent perplexe,
lorsqu’ils disaient tout ignorer des horreurs des camps auxquels il avait
réussi à survivre. Pour Frankl, cela semblait une piètre excuse. Ces gens,
pensait-il, avaient décidé de ne pas savoir.
Autre survivant des camps nazis, le psychologue social Ervin Staub a été
sauvé d’une mort certaine par Raoul Wallenberg, le diplomate qui a
fabriqué des passeports pour des milliers de Hongrois désespérés, afin de
les mettre à l’abri des nazis. Staub a étudié la cruauté et la haine, et il a
découvert que l’une des racines de ces maux était la décision de fermer les
yeux prise par les témoins. Cette politique de l’autruche était ainsi
interprétée par les auteurs des atrocités comme une approbation tacite. Mais
si, au contraire, les témoins élevaient la voix pour protester contre ces
crimes, a constaté Staub, cela rendait la tâche plus difficile pour ceux
voulant perpétrer le mal.
Frankl a constaté que cette politique de l’autruche, dans la Vienne
d’après-guerre, concernait les camps de la mort nazis dispersés dans cet
empire éphémère, et l’oubli, par les Viennois, du fait que leurs propres
voisins avaient été détenus et avaient perdu la vie dans ces camps. Le motif
sous-jacent à ce désir de ne pas savoir, souligne-t-il, est d’éluder toute
responsabilité ou culpabilité à l’égard de ces crimes. Il a constaté qu’en
général, les gens avaient été encouragés par leurs dirigeants autoritaires à
«ne pas savoir», ce qui se pratique encore aujourd’hui.
Ce même plaidoyer d’innocence («je n’en avais pas la moindre idée») se
répercute à notre époque dans l’émergence d’une tension
intergénérationnelle. Des jeunes du monde entier en veulent aux générations
qui les précèdent de leur laisser une planète en ruine, où la destruction de
l’environnement se poursuivra pendant des décennies, sinon des siècles.
Cet «oubli» de l’environnement se poursuit depuis des siècles, depuis la
révolution industrielle. Depuis, nous avons assisté à l’invention
d’innombrables plateformes et processus de fabrication, dont la plupart ont
été créés à une époque où nous ignorions tout de leur incidence écologique.
Cependant, les progrès de la science et de la technologie apportent
aujourd’hui du changement et créent des solutions à l’égard de la crise
climatique, solutions qui se poursuivent à l’échelle planétaire et d’une
génération à l’autre.
Ces solutions perturbatrices vraiment «écologiques» représentent une
façon d’adoucir l’avenir sombre de «Terre 2.0» (la planète des décennies
futures), réalité à laquelle doivent faire face les jeunes aujourd’hui. Si
Frankl était encore parmi nous (il est décédé en 1997), il serait sans nul
doute ravi de voir qu’autant de jeunes décident de «savoir», trouvent un but
ainsi qu’une signification à la mise au jour de faits concernant
l’environnement, et passent à l’action.
Étant donné la folie qui a affligé une trop grande partie du monde «civilisé»
au cours de la dernière grande guerre, Frankl croyait que la jeune génération
ne disposait plus des modèles qui lui procureraient un idéalisme
enthousiaste, l’énergie qui alimente le progrès. Les jeunes qui avaient été
témoins de la guerre, croyait-il, avaient vu trop de cruauté, de souffrance
inutile et de pertes dévastatrices pour avoir un point de vue positif et,
encore moins, de l’enthousiasme.
Pendant la guerre et les années qui l’ont précédée, précise-t-il, on avait
«totalement discrédité» toute morale, ce qui laissait la perception nihiliste
que le monde lui-même manquait de substance. Frankl se demandait
comment il pourrait être possible de ramener et de soutenir des concepts
comme celui du sens noble de la vie, qui avaient été anéantis sans raison par
un torrent de mensonges. Frankl avait également fait la juste observation,
déjà à l’époque, qu’une vision consumériste du monde, dans laquelle les
gens finissaient par acquérir bêtement des biens et fixer leur esprit sur ce
qu’ils pourraient acheter ensuite, illustrait une vie dépourvue de sens, dans
laquelle nous consommons sans souci de la moralité. Ce désir effréné de
consommation est devenu la perspective mondiale dominante, dépourvue de
signification ou de finalité intérieure.
Ajoutons à cela la dégradation de la dignité humaine issue du système
économique qui, au cours des dernières décennies avant que Frankl ne
donne ses conférences, reléguait les hommes et les femmes qui travaillaient
au rang de simples moyens, faisant d’eux des «outils» pour faire de l’argent
destiné à quelqu’un d’autre. Frankl voyait cela comme une insulte à la
dignité humaine; il soutenait qu’une personne ne devait jamais devenir un
moyen de parvenir à une fin.
Et puis, il y eut les camps de concentration, où les vies que l’on
considérait ne mériter que la mort étaient tout de même exploitées
jusqu’aux limites biologiques de l’esclavage. À cause de tout cela, et du
simple fait de la collusion avec des dirigeants malintentionnés, les pays
européens étaient envahis par un sentiment de culpabilité collective. Et,
pour couronner le tout, Frankl savait très bien, en tant que survivant de ces
camps, que «les meilleurs d’entre eux» n’étaient pas revenus. La
connaissance de ce seul fait pouvait facilement tourner en une culpabilité
écrasante d’avoir survécu. Il n’est donc pas étonnant que les survivants de
ces camps aient dû réapprendre à éprouver du bonheur.
D’après ce que ressentit Frankl, l’ensemble de ces affronts à la quête
d’un sens mena à une crise intérieure pour de nombreux individus, crise qui
fut à l’origine d’une triste vision mondiale d’un existentialisme nihiliste (il
suffit de songer à la sombre pièce de théâtre de l’après-guerre de Beckett,
En attendant Godot, expression du cynisme et du désespoir de ces années-
là). Comme le disait Frankl: «Il ne serait pas étonnant que la philosophie
contemporaine perçoive le monde comme dépourvu de substance.»
Au moins sept décennies plus tard, divers éléments de preuve laissent
entendre que bien des jeunes, aujourd’hui, font passer au premier plan le
sens et le but de leur vie; cette évolution, Frankl ne pouvait l’avoir prévue,
étant donné les lunettes noires que les horreurs qu’il venait de vivre lui
faisaient chausser. Mais, de nos jours, ceux qui recrutent et embauchent des
candidats pour le compte d’entreprises, par exemple, signalent que, plus que
jamais, la nouvelle génération d’employés potentiels évite de travailler dans
des lieux où les activités entrent en conflit avec leurs valeurs personnelles.
L’intuition de Frankl, selon laquelle le but a son importance, est appuyée
par de nombreuses recherches. Par exemple, le fait d’avoir un but dans la
vie assure une certaine protection contre les ennuis de santé. D’après les
données recueillies, les gens qui ont un but dans la vie ont tendance à vivre
plus longtemps. Et les chercheurs concluent que le fait d’avoir un but est un
élément fondamental du bien-être.
Un étudiant est tombé pile: aider les autres à trouver un sens à leur vie.
Frankl a terminé ses conférences (et ce livre) en disant que son unique but
avait été que chacun d’entre nous puisse dire «oui» à la vie, malgré tout.
Note de la rédaction
Les conférences présentées dans ce livre ont été données par Viktor Frankl
en mars et en avril 1946, dans un collège d’éducation aux adultes
d’Ottakring, un quartier ouvrier de Vienne. Elles ont été publiées sous
forme de livre la même année, sous le titre … trotzdem ja zum Leben sagen.
Drei Vorträge (… Dire «oui» à la vie, malgré tout. Trois conférences).
Dans le cadre de cette nouvelle édition, les termes utilisés par Frankl qui
faisaient partie du vocabulaire général et médical allemand au moment de la
publication originale des conférences ont été soigneusement actualisés, car
ils ne sont plus socialement acceptables (des termes tels que «asile de fous»,
«nègre», «malade mental», «extermination», «enfants idiots et arriérés».
Cependant, dans la traduction française, pour préserver le flux verbal
naturel de Frankl, ainsi que le ton et le langage qu’il utilise, les pronoms
«il» et «lui» n’ont pas été modifiés en un genre neutre.
À propos du sens
et de la valeur de la vie
I
arler du sens et de la valeur de la vie peut sembler plus nécessaire
aujourd’hui (en 1946) que jamais; il s’agit seulement de savoir si et
1. Viktor Frankl, Gesammelte Werke, Band 1: … trotzdem Ja zum Leben sagen und ausgewählte
Briefe (1945–1949) (Œuvres complètes, Vol. 1: … Say Yes to Life in Spite of Everything and
Selected Letters (Dire «oui» à la vie et lettres sélectionnées – 1945-1949)), éd. A. Batthyany,
K.H. Biller, E. Fizzotti (Böhlau, 2005).
2. Bertolt Brecht (en collaboration avec Kurt Weill), L’Opéra de quat’sous, 1928.
3. Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), auteur, scientifique et homme d’État allemand.
4. Friedrich Hölderlin (1770-1843), poète romantique et philosophe allemand.
5. Rainer Maria Rilke (1875-1926), poète autrichien de Bohème.
6. Christian Friedrich Hebbel (1813-1863), poète et dramaturge allemand.
À propos du sens
et de la valeur de la vie
II
’une des conclusions auxquelles nous tentions de parvenir, dans
notre premier exposé, est la suivante: si la vie a un sens, alors la
Franz Vesely,
Vienne, été 2019
Franz Vesely est professeur d’université en physique. Depuis
le décès de son beau-père, Viktor Frankl, il gère les droits
d’auteur de celui-ci. En tant que directeur des Archives Viktor
Frankl, il gère la représentation du vaste patrimoine de Frankl. Il
est cofondateur et membre de la société scientifique du Viktor
Frankl Institute.
18. Viktor Frankl, Gesammelte Werke, Band 1: … trotzdem Ja zum Leben sagen und ausgewählte
Briefe (1945–1949) (Œuvres complètes, Vol. 1: … Say Yes to Life in Spite of Everything and
Selected Letters (Dire «oui» à la vie et lettres sélectionnées – 1945-1949)), éd. A. Batthyany,
K.H. Biller, E. Fizzotti (Böhlau, 2005).
19. Wiener Kurier, le 23 mars 1946.
20. Publié par Franz Deuticke, Vienne, 1946.
21. Ibid., p. 184.
22. «Fête du travail le 14 avril 1934», dans Gabriele Vesely-Frankl (éd.), Viktor E. Frankl – Frühe
Schriften (Viktor E. Frankl – Premiers écrits), Maudrich, 2005.
23. V.E. Frankl, «Zur geistigen Problematik der Psychotherapie» (Le problème spirituel de la
psychothérapie). Zentralblatt für Psychotherapie und ihre Grenzgebiete, 10 (1938), p. 33-45.
24. Viktor Frankl, Dem Leben Antwort geben. Autobiografie (Viktor Frankl – Le sens de ma vie.
Autobiographie) (Beltz, 2017).
25. Plus de 30 comptes rendus ont été publiés au cours des 10 années qui ont suivi la publication
originale, dans divers magazines et journaux en Autriche, dont le Wiener Zeitung, Die
Österreicherin et Österreichische Ärztezeitung.
À propos de Viktor E. Frankl
Une liste complète des livres de Viktor Frankl et une vaste bibliographie sur
la logothérapie/analyse existentielle figurent sur le site Web du Viktor
Frankl Institute: www.viktorfrankl.org
Le Viktor Frankl Institute (VFI) a été fondé à Vienne, en 1992, par un cercle
international de collègues et d’amis, sous l’égide de Viktor Frankl. Cette
société scientifique a pour objectif d’assurer la pérennité de l’œuvre de
Viktor Frankl ainsi que de promouvoir la logothérapie et l’analyse
existentielle en tant que domaine de recherche psychiatrique, psychologique
et philosophique, et en tant que psychothérapie appliquée. Elle est
également responsable de l’assurance de la qualité de la formation en
psychothérapie et en consultation psychologique dans les domaines de la
logothérapie et de l’analyse existentielle. Par ailleurs, le Viktor Frankl
Institute de Vienne est une institution d’accréditation de la formation en
logothéra-pie et en analyse existentielle classiques (selon la méthode de
Frankl).
On peut trouver une liste de plus de 150 institutions internationales et
associations nationales accréditées qui offrent une formation en
logothérapie et en analyse existentielle sur le site Web du VFI.
L’institut a un accès exclusif aux archives personnelles de Viktor Frankl,
et conserve la plus grande collection du monde de textes et de recherches en
logothérapie et en analyse existentielle.
En 1999, en collaboration avec la Ville de Vienne, le Viktor Frankl Fund
of the City of Vienna a été créé. Conformément à ses objectifs, chaque
année, ce fonds décerne des prix et des bourses pour récompenser
l’excellence et promouvoir les projets de recherche dans le domaine de la
psychothérapie humaniste axée sur le sens. De plus, ce fonds remet un prix
honorifique annuel en reconnaissance et en appréciation de l’œuvre de toute
une vie de personnes remarquables. Parmi les lauréats de ce prix, on compte
Heinz von Foerster, Paul Watzlawick, Cardinal Franz König, Dame Cicely
Saunders, Monseigneur Erwin Kräutler, Monsieur le Cardinal Óscar Andrés
Rodríguez Maradiaga et Eric Richard Kandel.
L’institut offre le premier doctorat au monde accrédité par l’État en
logothérapie, dans le cadre de la Chaire de philosophie et de psychologie
Viktor Frankl, de l’Académie internationale de philosophie (Université de
la principauté du Liechtenstein). En collaboration avec le Department of
Logotherapy and Existential Analysis, fondé en 2012 au Graduate Institute
of Psychoanalysis à Moscou, il offre également un programme de maîtrise
et une formation en psychothérapie dans le domaine de la logothérapie.
On peut trouver de l’information sur les activités des instituts de
logothérapie dans le monde entier, à la page d’accueil du Viktor Frankl
Institute, à Vienne. En plus des nouvelles sur la recherche et la pratique en
logothérapie, ce site présente une vaste bibliographie de documents
primaires et secondaires en logothérapie.
Pour plus de renseignements, veuillez consulter le site suivant:
viktorfrankl.org.
Remerciements
02-21
Imprimé au Canada
Traduction française:
© 2021, Les Éditions de l’Homme,
division du Groupe Sogides inc.,
filiale de Québecor Média inc.
(Montréal, Québec)
DISTRIBUTEURS EXCLUSIFS:
Pour le Canada et les États-Unis:
MESSAGERIES ADP inc.*
Téléphone: 450-640-1237
Internet: www.messageries-adp.com
* filiale du Groupe Sogides inc.,
filiale de Québecor inc.
Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC
– www.sodec.gouv.qc.ca
L’Éditeur bénéficie du soutien de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec
pour son programme d’édition.
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre
du Canada pour nos activités d’édition.
Suivez-nous sur le Web
EDITIONS-HOMME.COM
EDITIONS-JOUR.COM
EDITIONS-PETITHOMME.COM
EDITIONS-LAGRIFFE.COM
RECTOVERSO-EDITEUR.COM
QUEBEC-LIVRES.COM
EDITIONS-LASEMAINE.COM