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Du même auteur

AUX ÉDITIONS DU SEUIL

La Maladie de l’islam
essai, 2002, prix François Mauriac
rééd. 2005, « Points »
 
Phantasia
roman, Actes Sud/Sindbad, 1986
 
Contre-prêches
Chroniques, 2006
prix international de francophonie Benjamin Fondane
 
Sortir de la malédiction
L’islam entre civilisation et barbarie
essai, 2008

AUX ÉDITIONS FATA MORGANA

Récit de l’exil occidental


par Sohrawardi
traduction de l’arabe et commentaire, 1993
 
Tombeau d’Ibn Arabi
poésie, 1987 ; rééd. 1995
 
Les 99 stations de Yale
poésie, 1995
 
Blanches Traverses du passé
essai, 1997
 
Aya dans les villes
récit, 1999
 
Matière des oiseaux
poésie, 2001, prix Max Jacob

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

Talismano
roman, Christian Bourgois, 1979
rééd. Sindbad-Actes Sud, 1987
 
Les Dits de Bistami
traduction de l’arabe et commentaire
Fayard, 1989
 
La Gazelle et l’Enfant
théâtre, Actes-Sud Papiers, 1992
 
Ré Soupault, La Tunisie 1936-1940
éd. bilingue française-allemande
Wunderhorn, Heidelberg, 1996
 
En Tunisie
(avec Jellal Gasteli et Albert Memmi)
Tchou, 1998
 
Islam, la part de l’universel
ministère des Affaires étrangères
ADPF, 2004
 
Saigyô, Vers le vide
(coauteur Hiromi Tsukui)
traduction du japonais et commentaire
Albin-Michel, 2004
 
Face à l’islam
Entretiens avec Philippe Petit
Textuel, 2004
 
L’Exil occidental
essai, Albin Michel, 2005
 
Surexposée Tchétchénie
(avec Maryvonne Arnaud)
Le bec en l’air éd., 2005
 
La Conférence de Ratisbonne.
Enjeux et controverses
(avec Jean Bollack et Christian Jambet)
essais, Bayard, 2007

AUX ÉDITIONS MAISONNEUVE & LAROSE – DÉDALE


  (ouvrages collectifs comme éditeur et co-auteur)
L’Image et l’Invisible
1995
 
Multiple Jérusalem
1996
 
Postcolonialisme
1997
 
Déserts
1998
 
La Venue de l’étranger
1999
 
Poésies : Technique, Métaphysique
2000
Ce livre est publié
dans la collection « La couleur des idées »

ISBN 978-2-02-117840-1

© ÉDITIONS DU SEUIL, AOÛT 2009

www.editionsduseuil.fr

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Ton remède est en toi et tu ne t’en aperçois pas
Et ton mal vient de toi mais tu ne le vois pas.
Molla Sadra

Le remède dans le mal.


Jean-Jacques Rousseau
TABLE DES MATIÈRES

Couverture

Du même auteur

Copyright

Prologue

1 - Religion et violence

2 - Le Coran comme mythe

3 - Le choc des interprétations

4 - Du déclin arabe

5 - La civilisation ou l’extinction

6 - Les Lumières entre haute et basse tension

7 - Physique et métaphysique de la Nature

Épilogue

8 - Religion et cosmopolitique

Annexe
1 - Voile et dévoilement

2 - Obama au Caire
PROLOGUE
1

Religion et violence

L’islam ne va pas bien. De fait, il est malade. J’ai tenté de


diagnostiquer cette maladie et de prescrire le remède dans quatre
livres écrits depuis le choc produit par les attentats criminels du
11 septembre 2001 1. Ce nouvel ouvrage continue l’examen entamé
dans les précédents. Je commence par rappeler que cette maladie se
résume dans l’usage de la violence au nom de Dieu. C’est sur ce
point que nous continuons à nous interroger pour savoir s’il s’agit
d’une fatalité propre à l’islam ou si nous avons affaire à une
structure qui circule à l’intérieur des constructions religieuses en
général.
Dès le départ, je dirai que la violence produite par la croyance
n’est pas propre à l’islam. Elle s’exprime d’une manière virulente
même au sein de croyances venues du sous-continent indien, qu’un
stéréotype associe à la spiritualité accomplie dans le miracle de la
non-violence. Cette prédisposition à la violence se manifeste donc
aussi hors la sphère des monothéismes, dont le conflit interne, faut-
il le rappeler, est fratricide.
Et si l’on considère l’espace des monothéismes, je remarquerai
que la guerre conduite au nom du Seigneur fut biblique avant d’être
coranique. Il me suffit de me référer au massacre ordonné par Moïse
en colère lorsqu’il découvre la régression des siens vers le
paganisme. Suite à l’épisode du Veau d’Or, les Lévites tuèrent trois
mille personnes en un jour sur ordre de leur prophète pontife
(Exode 32,28). Josué, successeur du fondateur, ne sera pas en reste.
Pour en convaincre le lecteur, je le convie à relire le passage
relatant le massacre qu’il fit exécuter suite à la prise de Jéricho, ne
préservant ni hommes ni femmes, ni jeunes ni vieux, et pas même
les bêtes (Josué 6,21). De nos jours, certains littéralistes fanatiques
parmi les juifs veulent universaliser et actualiser ce qu’ils appellent
le « jugement d’Amaleq », par référence au chef des Amalécites que
les Hébreux eurent à combattre parce qu’ils les empêchaient de
parvenir à la Terre promise (Exode 17, 8-15).
Ainsi donc, pour ce qui concerne la violence, le prophète de
l’islam se trouve dans la droite ligne de la descendance mosaïque. Le
fameux « verset de l’épée », ordonnant de tuer les païens, et celui dit
« de la guerre », mobilisant au combat à mort contre les juifs et les
chrétiens, sonnent « bibliques » (Coran, IX, 5 ; 29). Or ces versets-là
nourrissent le fanatisme assassin des intégristes islamistes.
Si l’exercice de la violence divine semble en cohérence avec les
textes révélés, il convient cependant de distinguer des degrés entre
judaïsme et islam. C’est que le second universalise le premier. Car ce
dernier conduit la guerre du Seigneur pour la seule Terre sainte.
Tandis que l’islam a le monde pour horizon de conquête. Le djihâd,
optimisé par les intégristes, n’est pas leur invention. Il a été le
moteur de l’expansion islamique. Je citerai comme témoin un
chroniqueur chinois du Xe  siècle (Ou-Yang Hsui) : il relate comment
les troupes musulmanes se jettent au cœur de la bataille, à la
recherche du martyre, après avoir été galvanisées par leur chef qui
promet le paradis en cas de mort au combat sur la voie de Dieu 2.
Il est vrai que la lettre évangélique s’éloigne de cette violence.
Ce qui surprend, c’est le recours à la haute violence par les chrétiens
à travers l’histoire. Nous voyons dans ce phénomène comme une
trahison de leur lettre. Certes, saint Augustin a théorisé la guerre
juste pour défendre les acquis de la cité contre les invasions
barbares. Il ne s’agissait pas d’un appel à la guerre au nom de la foi,
mais le docteur d’Hippone devait légitimer cet appel tout en sachant
qu’il ne correspond pas à l’esprit évangélique. Il est d’ailleurs arrivé
qu’en milieu chrétien on conteste la notion de guerre juste, estimée
en flagrante contradiction avec le message christique. Aussi, pour
justifier l’usage de la violence, lui a-t-on substitué la notion de
guerre nécessaire. Toutefois, il aura fallu près de mille ans au
christianisme pour que, avec les Croisades, il parvienne à cristalliser
une notion équivalente au djihâd, peut-être pour lutter contre ses
effets avec les mêmes armes.
Je procède à ces rappels non pas pour atténuer le mal qui atteint
l’islam, mais pour montrer que la lettre fondatrice peut être
débordée sinon dépassée. Si, à travers l’histoire, le christianisme n’a
pas honoré le pacifisme de sa lettre évangélique, l’islam peut
aujourd’hui trouver les moyens de neutraliser les dispositions qui,
dans sa lettre coranique, appellent à la guerre. C’est à cette visée
que nous œuvrons dans ce livre en ouvrant ce que nous appelons la
guerre des interprétations, tout en insistant en particulier sur la
question du contexte où fut émise et reçue cette lettre.
Cette neutralisation par le retour au contexte est absolument
nécessaire, non seulement pour ce qui concerne la question de la
violence, mais aussi les multiples anachronismes anthropologiques
que charrie le droit émanant de l’esprit et de la lettre du texte
fondateur (je pense à la sharî’a que le Coran inspire).
Pour ce qui a trait à la violence, d’évidence, il faudrait en outre
agir auprès des États de genèse islamique afin de les amener à
prendre conscience qu’ils ont le devoir de neutraliser la notion de
guerre sainte, de djihâd, car elle est en contradiction flagrante avec
leur participation au concert des nations, à la marche vers l’utopie
kantienne de la «  paix perpétuelle  », qui demeure dans l’esprit du
siècle malgré la persistance des guerres et des effets hégémoniques
des puissants, ainsi que leur tendance à vouloir gouverner le monde.
D’ailleurs, la diversité humaine est en train de se manifester jusque
dans cette prétention à l’hégémonie universelle par la force des
armes ou de l’argent. Ne perçoit-on pas cette visée dans l’émergence
de la Chine, de l’Inde, des États pétroliers arabiques à côté de
l’Europe et de l’Amérique ?
Il est impératif d’intervenir auprès des États islamiques pour leur
dessiller les yeux sur un monde et un siècle qui changent. En
matière d’identité religieuse, l’islam continue de percevoir les
chrétiens comme s’ils étaient leurs protagonistes médiévaux. Or
depuis longtemps les notions de nation et de peuple ont réduit la
référence à la religion. Maintenant que l’enjeu de l’État semble post-
national, le déterminant religieux s’éloigne davantage encore. Il ne
peut s’inscrire en Europe, par exemple, qu’accolé à la notion
première et prioritaire de citoyen. Et cette notion de citoyen engage
l’assimilation d’un autre droit construit hors des prescriptions
religieuses, lesquelles appartiennent à un autre âge.
En somme, ce que l’islam doit faire pour guérir, pour sortir de la
malédiction, c’est rejoindre un site post-islamique contemporain des
sites où logent juifs et chrétiens. C’est une nécessité pour éviter de
troubler le concert des nations. Mais pour l’instant, les États
islamiques – notamment l’Arabie saoudite – se contentent d’alerter
leurs citoyens et de les inciter à intégrer un islam du juste milieu,
destiné à les distinguer de ceux parmi leurs coreligionnaires qui
vivent leur croyance selon une interprétation extrême, maximale. Ils
fondent leur appel théologiquement en taxant les maximalistes
islamistes de ghulw, cette surenchère que le Coran marque
négativement pour recommander la modération aux «  gens du
Livre » dans l’interprétation de leur propre dogme (Coran IV, 171 ;
V, 77).
C’est un pas louable mais ô combien insuffisant, timide, surtout
pour la présence de l’islam en Europe. Là, nous avons les moyens de
rendre opératoire le site post-islamique en incitant les citoyens
musulmans d’Europe à vivre selon leur libre conscience, dans l’esprit
du droit positif et de la charte des droits de l’homme et en abolissant
toute référence à la sharî’a. Ainsi pourront-ils, en musulmans du
libre choix, pratiquer un culte spiritualisé qu’ils sauront entretenir
en puisant dans la mystique produite par leur tradition religieuse, ce
très riche fonds du soufisme auquel nous ferons maintes fois
référence dans les pages qui suivent.
Dans ce livre, je propose une série de relectures du texte
fondateur et de la Tradition pour conduire ce travail de
neutralisation et de dépassement. On parviendra ainsi à une
transfiguration des valeurs dont le moteur restera la fréquentation
des matériaux islamiques et non leur occultation ou leur négligence.
C’est en reconsidérant le passé islamique, en dégageant ce qui en lui
a contribué à faire évoluer sinon muter la civilisation, que nous
aurons les moyens de dépasser les frontières de l’identité restreinte
pour être des participants actifs sur la scène du monde, dans la
reconnaissance de ce que nous avons été et de ce que nous sommes.
Ainsi cette politique et cette poétique du dépassement et de la
neutralisation ne gagneront-elles leur efficience que dans la
réinscription et le redéploiement de la référence fondatrice, et non
dans son occultation ou sa méconnaissance. Ce n’est donc pas dans
le déni de soi mais dans sa reconnaissance que le sujet d’islam sera
apte à agir sur le vaste théâtre de l’horizon cosmopolitique. C’est
ainsi qu’il se détournera de la barbarie pour rejoindre la civilisation
et en devenir contributeur et informateur. Tel est le pari de
civilisation que nous mettrons en jeu.
Mais il faudra au préalable s’affranchir du culte voué à la lettre
réduite à un sens univoque  : ce vecteur conduit à la violence. Il
faudra ensuite circonscrire tel sens dans le contexte de son
émission : nous ne manquerons pas une occasion pour le faire. Afin
de mener à bien un tel dessein, il est recommandé d’intérioriser le
Coran, d’en actualiser l’énergie inspirante, en se faisant soi-même
Coran, en se situant sur la scène de sa réception pour jouer le rôle
du protagoniste de l’ange, comme le recommanda à maintes reprises
Ibn ‘Arabî, lequel ne cessait de répéter dans son œuvre  : «  Sois
Coran en toi-même » (kun qur’ânan fî nafsika). Cette initiative nous
fera vivre le Coran comme mythe, mais elle ne nous empêchera pas
d’animer l’instance de l’Histoire en laquelle s’inscrit le Livre, pour
ouvrir la guerre herméneutique et rendre le Texte à l’infini du sens
où résonne le choc des interprétations.

1. La Maladie de l’islam, Seuil, 2002  ; Face à l’islam, Textuel, 2004  ; Contre-prêches,


Seuil, 2006 ; Sortir de la malédiction, Seuil, 2008.
2. Ou-Yang Hsui, Hsin T’ang Shu, trad. Isaac Masson, « The Mahomadans of China »,
cité par Robert G. Hoyland dans Seeing Islam as Others Saw It, Princeton, Darwin
Press, 1997, p. 250-251.
2

Le Coran comme mythe

1
Le lien que j’ai avec la langue arabe, particulièrement la langue
coranique, a été au centre de ce qui m’a constitué comme sujet.
J’avais vécu la diglossie de l’arabe dans la chair. Ma langue
maternelle était le vulgaire de Tunis, langue exclusive de ma mère
et des femmes qui peuplaient la scène familiale. Ensuite, j’ai été
initié à l’âge de quatre ans à ce que j’appellerai une «  langue
paternelle  » – notion que j’adopte en pensant à Dante, à son lien
avec Virgile, son père initiateur et guide dans les deux premiers
volets de La Divine Comédie, et avec le latin, langue paternelle régie
par la « grammaire », à distinguer du « vulgaire » « que nous parlons
sans aucune règle, imitant notre nourrice 1  », et qui sera réinventé
par le poète toscan après qu’il l’aura choisi comme langue d’écriture.
Pour moi cette langue paternelle fut l’arabe coranique, très différent
du dialectal, qui date de la fin du VIIe/début du VIIIe  siècle, idiome
archaïque assimilable aux langues mortes qui continuent d’agir sur
les imaginaires. On a beau affirmer que l’arabe n’a pas beaucoup
changé, il a pourtant bel et bien évolué. Les linguistes, quand ils en
parlent, évoquent une langue en conserve, mais ce conservatisme
reste relatif, la langue a foncièrement muté malgré une apparence
de fixité. Cette ambivalence entre langue morte et langue vivante lui
donne son efficacité liturgique. C’est donc à l’âge de quatre ans que
j’ai été initié au Coran par mon père : dans ce contexte la notion de
langue paternelle a agi en vase communicant avec la langue
maternelle. Mon père lui-même était un théologien, un ‘âlim,
appartenant à la dernière classe des docteurs traditionnels qui
constituaient le corps professoral de l’université-mosquée de la
Zitouna (fondée au IXe  siècle) ; il fut pour moi un initiateur au sens
plein du terme aussi bien pour la langue que pour la chose
coranique.
 
À cette première alphabétisation par la médiation du Coran s’est
ajoutée une formation moderne reçue à partir de l’âge de six ans,
lorsque je fus inscrit dans une école primaire bilingue (français et
arabe). La langue étrangère s’est alors agglutinée à la langue
maternelle et à la langue du père. Il serait hors de propos de
s’étendre ici sur ce qu’apportera cette langue (qu’on pourrait appeler
la langue de la maîtrise, du pouvoir/savoir) comme complexité,
tension, pluralité d’instances langagières partagées entre complicité
et concurrence, dans la brouille des frontières, lesquelles
n’empêchent ni les contaminations, ni l’hybridation, ni même la
créolisation.
 
Dès lors, l’enseignement traditionnel n’avait plus l’exclusivité sur
mon temps pédagogique. Or l’expérience d’un tel enseignement
m’apprendra de l’intérieur l’effet que provoque la décision de faire
du Coran la matière qui initie à la lecture, à l’écriture et à la
récitation. Cet apprentissage élémentaire par le Coran donne un
statut privilégié à ladite langue paternelle. Dès sa première
initiation, le sujet d’islam intériorise l’idée que la langue sacrée est
la langue du Père, la langue par laquelle la Loi est transmise, pour
que se perpétue le principe généalogique, du mort au vif. Cette
transmission gagne en efficacité car, aux yeux de l’enfant
« catéchumène », la langue de l’initiation reste obscure, marquée par
une majesté hiératique, spectrale, qui l’éloigne sans la couper de la
langue maternelle, cet idiome vernaculaire qui propose au locuteur
sa première machine communicative. J’avais appris le Coran
presque sans comprendre. Mais, en même temps, je reconnaissais
des bouts de phrases, des mots, les mêmes que ceux dont nous
usions dans le langage commun, le dialecte de l’interlocution
courante. Alors, en apprenant le Coran, j’avais l’impression de
cheminer dans une forêt ténébreuse, avec des trouées, des clairières
qui projetaient la lumière du jour sur des parcelles de sens.
 
Ce premier contact avec la langue coranique a créé en moi une
prédisposition à ce que j’appelle la lecture poétique. Ainsi je
favorisai le rapport physique à la langue, quelle qu’elle fût, l’écoute
de sa scansion, la réception de la musique que provoque la
combinaison de ses voyelles et de ses consonnes  ; je succombai à
l’irrépressible désir de rendre à sa genèse orale le texte que j’avais
devant les yeux, comme si le son évinçait le sens. Aussi bien par la
voix que par le graphe, le statut saint de la langue s’acquiert dès que
le signifiant prime sur le signifié.

2
Cette expérience personnelle témoigne d’un universel islamique.
Nous en retrouvons les mêmes ressorts lorsque nous nous penchons
sur la théorie et la pratique de la psalmodie coranique (le tajwîd). La
technique de cette lecture chantée est fondée sur la construction de
formes qui exaltent le son en couvrant l’accès au sens : le privilège
accordé au son occulte les autres enjeux, en incitant le chantre à
improviser et à tester des schèmes harmoniques et des rythmes qui
jouent sur l’éclat des contrastes entre contraction et expansion, entre
l’élongé et l’accourci, le heurté et le fluide, le dense et l’éthéré, le
compact et l’aéré, au bout des capacités de l’appareil vocal, dans le
parcours du souffle qu’avale et expulse le corps, mettant en jeu
jusqu’à l’intense l’exercice respiratoire entre inspiration et
expiration. L’épreuve de la voix auréole la lettre sainte dans la
prédilection du cantique. La manière dont le mot, la phrase sont
emportés par les ondulations mélodiques réduit l’attention portée à
la sémantique et à la syntaxe  ; l’exaltation du son et son éloge
tracent l’horizon de la diction au risque de défier la logique
grammaticale et la fonction phonologique comme de dérouter la
syntaxe.
Ce retrait du sens, ce privilège accordé au signifiant se
retrouvent aussi dans le système de représentation visuelle dont la
matière est la lettre coranique. Cela se repère notamment à travers
le passage de l’épigraphie à la calligraphie à l’intérieur du codex,
mutation marquée par l’intention esthétique qui se trouve magnifiée
lorsque la lettre migre du livre pour investir toute surface
disponible, aussi bien les objets que les tissus ou les murs. Par cette
migration comme par la théorie qui la soutient, la calligraphie
n’acquiert-elle pas le premier rang dans la hiérarchie des arts
visuels  ? En occupant l’ordre monumental, la lettre participe au
décor architectural  : bien qu’elle soit bidimensionnelle, elle se
détache du mur et peuple l’espace. Cette présence spatiale des
lettres suspend le processus de lecture  : c’est comme si le
déchiffrement ne constituait plus l’enjeu principal de leur
déploiement. Dès lors ces lettres calligraphiées offrent un bel
exemple du rôle que joue dans la saisie la connaissance préalable
(ma’rifa) qui vient au secours de la puissance discriminante (al-
quwwa al-mumayyiza), laquelle a pour vocation de distinguer les
sens (al-ma’ânî), dont la reconstitution est plus aisée lorsque celui
qui voit se refère à sa mémoire et se souvient (dhâkir) d’avoir déjà
vu ce qu’il voit  ; cette opération agrandira le stock des «  sens
apprivoisés  » (al-ma’ânî al-ma’lûfa) en lesquels puisera le sujet
lorsqu’il se fera le spectateur du monde et de ce qui y loge 2. Face à
l’obstacle graphique qui métamorphose le profil des lettres, celui qui
en jouit ne réussit à retrouver l’enchaînement du sens qu’en
reconstituant les versets mémorisés par l’identification dans le
désordre de tel ou tel mot qui finit par conduire au rétablissement
de la phrase enfin restituée à la sourate à laquelle elle appartient. Le
déchiffrement ne mobilise pas les yeux sans solliciter l’esprit de
celui qui reconnaît ce qu’il savait déjà.
Ce qui est visé dans le spectacle calligraphique, c’est la
révélation de sa genèse musicale. Aussi, dans l’encyclopédie des
Frères de la Pureté (Xe siècle) 3, l’art calligraphique est-il évoqué dans
l’épître consacrée à la musique, la cinquième, elle-même intégrée
dans la partie où sont classées les sciences mathématiques
(riyâz’iyât) : tout autant que la musique, la calligraphie est, en effet,
perçue comme un art qui dérive des mathématiques, plus
précisément de la géométrie, art qui utilise une combinatoire fondée
sur les proportions et le rapport, et en cela encore mitoyen de la
représentation anatomique en peinture et en sculpture.
 
Ainsi, à côté de la voix, la lettre coranique se trouve sublimée
par une autre forme de musicalité, une autre forme d’exaltation,
soutenue par le graphe. C’est comme si, dans l’une et l’autre
instance (psalmodie, calligraphie), le rapport au texte se devait de
rappeler la scène inaugurale où l’enfant découvrait entre la langue
du Père et le vulgaire qui est sa langue maternelle des échos
d’étrangeté ; c’est comme si la voix de Dieu parvenait aux vivants à
travers la langue des morts, laquelle conserve une forme vive
audible par des oreilles réceptives dans l’entretien du suspens qui
laisse le sens irrésolu. Bien sûr, toute cette situation perd de sa
subtilité lorsque la langue maternelle du «  catéchumène  »
n’appartient plus à la sphère des vulgaires arabes. Dès que, dans
l’initiation coranique, on passe du site de la diglossie à celui du
bilinguisme (comme en tachilhit, wolof, swahili, turc, persan,
sogdien, ourdou, hindi, chinois, bosniaque, etc.), la réception de la
langue coranique quitte l’étrange familiarité pour se confronter à
l’étrangeté radicale.

3
À cette empreinte initiale qui sacralise le lien à la langue s’ajoute
la sanctification due à la fiction selon laquelle le Coran transcrit la
parole incréée de Dieu. Grâce à ce mythe, une langue humaine se
mue en langue divine. Au-delà de l’hégémonie que la langue
coranique a acquise par la méthode pédagogique, la place qu’elle
occupe dans les imaginaires grandit avec ce mythe, qui en fait
l’instrument disant de toute éternité l’absolu, l’infini,
l’inconnaissable, l’invisible. Cette sacralisation et cette sanctification
sont confirmées par l’élaboration du dogme de l’i’jâz, qui déclare
l’impuissance humaine pour percer les Mystères alliée à la
performance linguistique du Coran, laquelle constituerait en soi le
miracle même. Les orientalistes traduisent ce terme d’i’jâz par
«  insupérabilité  » ou «  inimitabilité  » du Coran 4, transpositions qui
escamotent l’incapacité exprimée dans le mot renvoyant sans détour
à l’impuissance. Ce dogme ajoute un enclos qui renforce la
protection du Texte en sacralisant et en sanctifiant sa langue.
Au moment où l’énergie créatrice n’avait pas encore déserté les
contrées d’islam, ce dogme constituait un défi explicite ou implicite
pour les écrivains qui savaient mener aux confins l’aventure de
l’écriture. Un tel dogme aura été à l’origine d’une saine émulation
littéraire qui ne craignait pas la démarche transgressive, sûre de sa
capacité à produire une prose aussi stimulante et musicale sinon
plus suggestive. Je pense à cet écrivain du XIe  siècle, Abû ‘l-‘Alâ’ al-
Ma’arrî (mort en 1058), le sage sceptique, aveugle et végétarien qui
a vécu au nord de la Syrie, dans Ma’rrat an-Nu’mân, petite ville
environnée de beaux jardins plantés de pistachiers, à une centaine
de kilomètres au sud d’Alep. Des opinions dans la tradition critique
émettent l’hypothèse que sa Risâlat al-Ghufrân 5 a été écrite avec
l’intention de briser le dogme de l’inimitabilité du Coran. Entreprise
qui n’étonnerait pas de la part de ce poète et écrivain de pensée
libre n’ignorant pas le doute et sachant user de l’arme de l’ironie
pour dire son pessimisme tragique, allant dans certains de ses
poèmes jusqu’à privilégier la pratique bouddhiste de l’incinération
pour que, symboliquement, les croyants qui célèbrent leurs morts se
dessaisissent de l’espoir que suscitent en eux les mythes de la
résurrection des corps et des rétributions dernières leur promettant
le séjour de l’Éden.
Cette atteinte supposée à l’i’jâz ravive une polémique antérieure
à la constitution du dogme, celle qu’avaient animée à Bagdad les
mu’tazila, au début du IXe  siècle, à propos du statut à accorder au
discours coranique. Réfutant la croyance en un Coran incréé (qui
engendrera le dogme de l’inimitabilité), les mu’tazila, éclairés par la
raison, proposent la thèse d’un Coran advenu dans le temps  : sans
nier l’origine divine du texte, ils estiment, dans la variété de leurs
nuances, que le livre qui circule parmi les vivants n’est que
l’actualisation du verbe divin dans un langage humain. Mais cette
thèse a été défaite par l’autorité théologico-politique. Et c’est la
croyance dans le Coran incréé protégé par son inimitabilité qui a
triomphé et qui a crû dans le sens commun islamique soutenu par
les grammairiens et les maîtres de la rhétorique, lesquels ont écrit
tant et plus pour prouver l’éclat, la richesse, la supériorité
surhumaine de la performance littéraire et discursive du texte
coranique. Il se pourrait que la fiction d’al-Ma’arrî ait été une
réaction féroce contre les chimères qui dominaient déjà l’imaginaire
de ses coreligionnaires, vulgaires et savants confondus.

4
La fiction qui attribue la parole coranique à Dieu même a
produit un effet cardinal sur les imaginaires. Elle a aussi contribué à
la structuration symbolique des sujets, lesquels visualisent à travers
le Coran une figure concrète de l’absolu, qui borne et enveloppe le
site relatif où se dressent leurs propres silhouettes. Ainsi est-ce dans
la lettre (soutenue par la voix et le graphe) que le Verbe s’incarne,
comme il s’incarne en corps pour la tradition chrétienne et dans la
table du Décalogue selon la représentation juive. C’est à travers ces
signifiants distincts que l’énergie créatrice change de l’une à l’autre
croyance des trois monothéismes. Si, chez le chrétien, le corps est un
signifiant qui privilégie l’amour de l’image exprimé par la peinture
et la sculpture, la lettre est, en islam, le signifiant qui favorise
l’exercice du calligraphe et du chantre. Alors que l’interdit juif de la
représentation reste cohérent par rapport au contenu explicite de la
deuxième prescription inscrite sur la Table («  Tu ne feras pas
d’images… »), Table qui a connu sa fêlure, lorsqu’elle a été jetée par
Moïse pour détruire le Veau d’or, symbole de transgression et de
régression qui traduit le retour passager des Hébreux à l’idolâtrie et
au culte des images prospérant en Égypte, le pays dont ils viennent
d’être affranchi par leur prophète, tout à la fois pontife et prince.
En ce qui concerne le Coran, l’instance esthétique entrait en
tension avec l’instance exégétique. La première magnifiait la lettre
comme signifiant, et en cela nourrissait le symbolique et
l’imaginaire, notamment par la psalmodie et la calligraphie. Tandis
que l’instance exégétique guettait la clarté du sens, là où se
rencontrent l’indécidable, l’équivoque et l’étrange. Cette instance
avait pour horizon le primat du signifié, dont la cristallisation aidait
à capturer le sens voué à une fonction pratique destinée à agir sur le
réel. Et c’est la tension entre ces deux instances qui structurait les
individus par l’intermédiaire de leur relation avec le Livre. Mais dès
que les fanatiques du signifié triomphent et cherchent à faire
appliquer la lettre dans le réel, une réduction funeste s’instaure. Il
en a toujours été ainsi. De nos jours, ce sont ceux qu’on appelle les
islamistes qui représentent les maniaques de la lettre réduite à son
signifié, ce qui annule l’instance esthétique et la métaphysique qui
la sous-tend, et ramène le vécu religieux à la pratique ostentatoire
du culte et à ses conséquences, qui sont la censure sociale et
l’encadrement idéologique. Dans cette situation, l’acte
calligraphique et la performance du chantre perdent l’essentiel de
leur vocation symbolique en gagnant en lisibilité, en intelligibilité ;
ils suivront la courbe de l’entropie en subissant une inversion
favorisant le signifié, afin de soumettre les foules à la clarté du sens,
lequel sera focalisé sur l’impératif qui commande le convenable et
proscrit le mauvais  : mot d’ordre coranique qui a pour dessein
d’uniformiser les multitudes et de les incarcérer dans un modèle
unique de croyance, forme pauvre de la foi. Le goût même des
croyants témoigne de cette mutation mutilante. C’est ainsi que le
débord calligraphique a été canalisé par la mécanisation des lettres
et leur conformité à la réception aisée du sens. Tandis qu’en
psalmodie, lors des deux dernières décennies, l’école wahhabite a
évincé l’école égyptienne auprès des oreilles musulmanes. On est
alors passé de la voix qui voile le texte par une étrangeté délectable
en son excès, à une articulation conquérante roulant derrière la
terreur du sens, rendant explicite le partage des actes entre le
châtiment et la récompense.

5
Je ne vois pas comment retrouver la fonction symbolique du
Coran sinon en rendant le sens à son obscurité, c’est-à-dire en
renvoyant le Texte à son infini, ce qui ferait de son interprétation
une tâche perpétuelle, jamais achevée, toujours recommencée, loin
des vérités naïves et des évidences fallacieuses qui fanatisent les
foules. Mettre le Texte entre les mains d’interprètes avertis le
détacherait de l’usage pratique qui l’érige en guide moral, juridique
et politique, dilapidant l’ambition qui l’assimile à un absolu, c’est-à-
dire à l’indécidable que recèle l’infini. Il faudra donc faire trembler
le Texte non seulement en le soumettant à la puissance
interprétative, mais aussi en osant ouvrir le chantier de sa genèse
pour l’arrimer à l’histoire, comme le fit Spinoza pour la Bible dans
son Tractatus Theologico-Politicus 6. Ce préalable spinoziste acquis, il
faudra ensuite se saisir des saillies qui essaiment dans le corpus
traditionnel théologique, exégétique et spirituel, afin de rendre le
sens à l’indécision et à l’équivoque, lesquelles ne sont pas induites
par la seule herméneutique mais aussi par le jugement philologique
orienté selon les critères de l’historicité.
 
Pour l’exégèse, il convient de se détourner du manuel tardif
d’Ibn al-Kathîr (fin du XIIIe/début du XIVe  s.) 7, privilégié par
l’enseignement officiel actuel en raison de ses simplifications qui
décrètent la clarté du sens, ce qui prédispose les esprits à être
réceptifs au message intégriste. Et de retrouver la densité touffue
des fiches recensées par Tabarî (IXe/Xe  s.), qui collationna dans son
Commentaire 8 les points de vue parfois divergents émanant des
premières générations de croyants, à partir de quoi il espérait
donner forme à une tradition. J’ajouterai la référence au
Commentaire de Zamakhsharî (XIe s.) 9 et aux Clés du Mystère de Fakhr
ad-Dîn Râzî (XIIe  s.) 10 pour la densité de leurs explicitations, souvent
soupesées sur la balance de la raison. Ceux-là ne répugnent pas à
avoir recours aux Isrâ’iliyât, c’est-à-dire aux écritures bibliques et
rabbiniques, pour étoffer ou mettre au clair certaines notations
coraniques furtives et lapidaires. À travers ces remarques, le Coran
convie implicitement à ce recours car il évoque des figures et des
récits sous forme de réminiscences bibliques ou parabibliques qui
s’étoffent de leur chair lorsque le lecteur les redécouvre tels qu’ils
furent exprimés dans leur état antérieur.
Les modernes et les réformateurs ont le devoir de fertiliser cette
région des sciences traditionnelles, délibérément laissée en friche
dans la descendance d’Ibn al-Kathîr, qui conduit jusqu’aux
islamistes. La question des liens du Coran avec la Thora et les
Évangiles devrait constituer symboliquement un des lieux de
séparation entre le musulman et l’islamiste. Et pour mieux asseoir la
légitimité de cette fécondation, il faut rappeler que dans la tradition
islamique les gens de l’Expérience lisaient dans le texte les autres
livres révélés. Au XIIIe  siècle, à Damas, le soufi Ibn Hûd tenait chez
lui un séminaire où il commentait publiquement tel ou tel passage
de la Bible, et à ses séances participaient aussi bien des musulmans
que des juifs 11. Tandis qu’Ibn ‘Arabî (1165-1240) recommandait à
qui professe l’islam la fréquentation de la Bible. Il en proposait
même un protocole de lecture : accepter tout ce qu’elle propose tant
qu’elle reste dans les limites de la raison et qu’elle n’entre pas en
contradiction avec le Coran. Le même Ibn ‘Arabî évoque maintes
fois l’accord ou la complémentarité des Écritures pour expliciter les
états, les stations et les demeures que rencontre le cheminant sur la
Voie. Pour lui, les Écritures ont été révélées dans les «  quatre
Livres  » (Tawrât, Zâbûr, Injîl, Qur’ân  : Torah, Psaumes, Évangiles,
Coran) 12. Et il remarque notamment que ce n’est pas le fruit du
hasard si la Bible et le Coran commencent l’une et l’autre par la
même lettre ba (berechit, «  au commencement…  », pour la Bible  ;
bism, « au nom de… », pour le Coran).
Il faut ensuite rendre plus tendue la survie symbolique du Coran
en tant que signifiant en considérant les questionnements que ce
livre soulève dans l’espace de la recherche savante, afin de tirer
avantage de la liberté, de l’audace sinon de la pertinence que celle-
ci apporte. Je pense notamment à trois types d’investigations qui ont
participé ces dernières années à rouvrir le chantier du Coran comme
à confirmer le sens problématique où s’enracine la fonction
symbolique, celle qui échappe aux islamistes et qui est pourtant
pour l’islam le gage qu’il va demeurer une référence productrice de
sujets. Je citerai d’abord l’épigraphiste François Déroche et sa
tentative de reconstituer en utopie le premier codex coranique,
datable des années 660/670 13, dont les morceaux sont repérables à
travers les feuilles d’écriture médinoise disséminées dans de
multiples collections : une illustration patente d’un sens opaque dû à
une transcription a  minima (d’aucuns diraient défectueuse), qui
ignore aussi bien les points diacritiques nécessaires pour distinguer
les consonnes que les signes qui les vocalisent. Cette
indétermination consonantique et vocalique dont témoigne le
document d’archive légitime la tentative philologique de Christoph
Luxenberg, qui cherche à élucider les obscurités du discours
coranique en tentant de retrouver le syro-araméen sous l’arabe 14 : ce
qui l’aide à reconstruire une cohérence discursive qui, en certains
endroits, est brouillée dans le texte lui-même, du moins tel qu’il est
lu aujourd’hui par les musulmans. Enfin, la même lacune
documentaire autorise l’historien Alfred-Louis de Prémare à élaborer
le récit de la formation du texte coranique en interprétant nombre
de détails glanés dans les chroniques des quatre premiers siècles de
l’hégire, à propos des indécidables coraniques tels qu’ils étaient
avancés dans les controverses et les polémiques internes à l’islam, et
tels qu’ils peuvent être confrontés aux points de vue extérieurs
(essentiellement chrétiens) qui leur étaient contemporains 15.
Ces tentatives, nous les estimons malgré leur apport fragile,
parfois contestable et aisément réfutable, surtout lorsqu’elles
systématisent une approche non dénuée de visées idéologiques
(comme c’est le cas de Christoph Luxenberg, pseudonyme derrière
lequel se cache un chrétien mésopotamien soucieux de valoriser la
gloire historique de sa communauté, articulée au syriaque, au néo-
araméen). Néanmoins, ce qui rend surtout à nos yeux ces travaux
précieux, c’est qu’ils investissent le domaine de l’historicité du
Coran, que nous aimerions voir occupé par des savants émanant de
la croyance islamique elle-même. Nous y trouverions le signe avant-
coureur de la fécondation du sujet islamique par le principe de la
recherche libre, dont l’esprit critique est le gage d’un cheminement
vers la vérité, au risque de choquer les mythes autour desquels s’arc-
boute le credo.
L’on aura donc compris qu’une nouvelle approche islamique du
Coran ne peut être efficiente hors la liberté qui convie le prétendant
à se saisir aussi bien des audaces de la Tradition (occultées dans
l’islam actuel) que des hypothèses proposées par les sciences
occidentales modernes. Ces vérités provisoires n’épuiseront pas le
sens infini que recèle le Texte, dans le tremblé de sa part inutilisable
et ô  combien utile comme mythe, ouvrant des vastitudes à
l’imaginaire et sécrétant de la matière ductile pour l’élaboration
symbolique.
Du mythe à l’histoire  : telle semble être la circulation d’une
instance à l’autre, pour appréhender le Coran comme forme qui
connaît la temporalité présente en toute mise en forme. Mais cette
forme mérite d’être vécue comme une affaire du dedans. Pour ce qui
a trait au sens, une interprétation renouvelée s’impose, qui à la fois
prenne en considération le contexte de l’émission et libère le Texte
des contraintes imposées par la Tradition, dont certains cultivent
voire radicalisent le fond le plus exclusif et le plus réducteur. Quant
à nous, nous avons à puiser en cette Tradition les écarts et les
débords qui nous aideront à mobiliser les moyens actuels pour
élaborer un sens adaptable aux enjeux de notre siècle. C’est à cet
exercice que nous invitons le lecteur dans le chapitre qui suit. Le
« choc des interprétations » dont il sera question constitue l’un des
moyens qui nous aideront à gagner notre pari de civilisation.

1. Dante, De l’éloquence du vulgaire, I, 1, trad. André Pézard, in Œuvres complètes,


Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 552.
2. Comme le constate Ibn al-Haytham dans ses Manâzir/De Optica, au XIe  siècle ; voir
Kamâl ad-Dîn Abâ ‘l-Hasan al-Fârisî, Kitâb tanqîh al-Manâzir li-dhawîy al-abçâr wa
‘l-baçâ’ir, éd. Mustafâ al-Hijâzî, Le Caire, 1984, t. I, p. 261.
3. Rasâ’il Ikhwân aç-Çafâ’ wa Khillân al-Wafâ’, Beyrouth, Dâr Çâdir, 1957, t. I, p. 219-
225.
4. Parmi les nombreux traités sur cette question, citons celui d’Al-Bâqillânî (mort en
1015), I’jâz al-Qur’ân, éd. As-Sayyid Ahmad Çaqr, Le Caire, s.d.
5. Abû ‘l-‘Alâ’ al-Ma’arrî, Risâlat al-Ghufrân, éd. ‘Aïsha ‘Abd ar-Rahmân, Le  Caire,
1969 ; trad. Vincent Monteil (une gageure !), L’Épître du pardon, Paris, Gallimard,
1984.
6. Spinoza, Traité théologico-politique, voir notamment sur cette question les
chapitres VIII à XI, trad. Charles Appuhn, Paris, GF-Flammarion, 1965, p. 159-213.
7. Parmi la profusion des éditions populaires qui inondent les étals des libraires et
autres bouquinistes, citons celle, soignée, qui rassemble le Tafsîr al-‘Az’îm d’Ibn al-
Kathîr en un seul volume de plus de deux mille pages en petits caractères
(Beyrouth, Dâr Ibn Hazm, 2000).
8. Tabarî, Jâmi’ al-Bayân ‘an T’awîl al Qur’ân, éd. Çidqî Jamîl al-’At’t’âr, Beyrouth,
1999, 15 vol.
9. Zamakhsharî, Al-Kashshâf…, éd. M. Ç. Qamhâwî, Le Caire, 1972, 4 vol.
10. Fakhr ad-Dîn Râzî, Mafâtîh al-Ghayb, Beyrouth, 1990, 32 tomes en 16 vol.
11. Anecdote rapportée par Michel Chodkiewicz dans Le Sceau des Saints. Prophétie et
sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Paris, Gallimard, 1986, p. 105-106.
12. Ibn ‘Arabî, Tarjumân al-Ashwâq, Beyrouth, 1966, p. 17-18. Voir la trad. française
de Maurice Gloton, L’Interprète des désirs, Paris, Albin Michel, 1996, p. 67-69.
13. François Déroche, Manuel de codicologie des manuscrits en écriture arabe, Paris, BNF,
2000.
14. Christoph Luxenberg, Die Syro-aramäische Lesart des Koran. Ein Beitrag zur
Entschlüsselung der Koransprache, Berlin, Das Arabische Buch, 2000.
15. Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, Paris,
Seuil, 2002  ; du même auteur, Aux origines du Coran. Questions d’hier, approches
d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre, 2004.
3

Le choc des interprétations

Pour comprendre l’émergence de l’intégrisme islamiste et saisir


ainsi le meilleur moyen de lutter contre lui, il convient de revenir au
texte fondateur, à son ambivalence, et d’ouvrir le conflit sinon la
guerre des interprétations. L’intégrisme concerne au premier chef les
relations de l’islam avec les deux monothéismes antérieurs, judaïsme
et christianisme, et pour instruire au plus près ce rapport aux
altérités qui croient au Dieu Un, il est très important de consulter
directement le texte coranique et de se confronter à son ambiguïté.
Cette ambivalence pourrait avoir pour emblème deux versets
antithétiques.
 
Le premier a fini par être appelé par la tradition exégétique le
« verset de la guerre » (Coran IX, 29) ; il se trouve dans la sourate
at-Tawba, «  Le Repentir  », la seule à ne pas commencer par
l’invocation du nom de Dieu Compatissant Miséricordieux. Ce verset
dit : « Combattez ceux qui ne croient ni en Dieu ni au Jour dernier,
qui n’interdisent pas ce que Dieu et Son messager ont interdit et qui
ne professent pas la religion du Vrai parmi ceux qui ont reçu
l’Écriture. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent la jizya 1 d’une
main tout en s’abaissant. » C’est d’un tel verset que se sont réclamés,
par exemple, les terroristes du GIA qui ont massacré les moines à
Tibhirine en Algérie (en 1996). Et c’est encore lui qui est censé
servir de légitimation religieuse aux terroristes sacrificiels du Hamas
en Israël. La même référence a probablement participé aussi à la
galvanisation des criminels à l’origine des attentats spectaculaires
du 11  septembre 2001 à New York et Washington. Enfin, cette
instrumentation idéologique qui a recours aux Écritures peut trouver
une part de légitimation dans la tradition exégétique millénaire.
 
En effet, si l’on reprend les divers commentaires traditionnels, ce
verset nous amène à ne reconnaître la véritable croyance en Dieu ni
chez les juifs ni chez les chrétiens  ; et il impose de mettre en
circulation, de manière coercitive, la notion de religion vraie, en
affirmant que la seule religion vraie est celle de l’islam. En réalité, le
Coran n’invente pas cette notion, laquelle constitue une création
mosaïque, comme le démontre Jan Assmann dans son livre Le Prix
du monothéisme 2 ; le Coran l’actualise pour le compte de ses propres
sectateurs. L’aporie apparaît dès lors que l’on envisage que cette
notion de religion vraie peut être mise indéfiniment en abîme,
puisqu’en tant que fidèle adhérent à un credo exclusif, je suis
forcément l’infidèle pour mon propre infidèle. C’est par ce constat
que commence la déconstruction de cette conception 3 à laquelle ne
pourra pas même échapper l’esprit de finesse d’un Pascal, se faisant,
dans ses Pensées, au sujet de sa propre croyance, le christianisme ou,
plutôt, le catholicisme, le logicien subtil, et néanmoins empêtré, de
cette notion de religion vraie.
Mais, pour en revenir au Coran, il faut savoir que dans la
tradition exégétique ce verset est abordé avec une prudence très
éloignée de l’usage radical qu’en font aujourd’hui les intégristes.
Autour des mots qu’il emploie s’organise ce que Jacques Berque
appelle le «  devoir conditionnel de guerre contre les gens du
Livre 4  ». Il implique et exige soit la soumission dans l’humiliation
pour obtenir protection, soit la conversion ou encore la mort. Au
cours de la conquête, cette procédure était de mise, même si, dans la
mythologie de l’islam, on se plaît à évoquer la prédisposition à cette
religion d’un grand nombre de personnes parmi les populations
conquises ; les historiens voient aussi un argument favorable dans le
fait que les États qui avaient autorité sur ces divers peuples
convertis en masse à l’islam étaient iniques  : l’islam apportait une
plus grande justice, une équité plus importante qui a profité aux
autochtones des territoires soumis.
 
On doit garder à l’esprit que l’islam l’a emporté sur le
christianisme essentiellement dans la partie du monde qui regroupe
la Palestine, la Syrie et l’Égypte, ainsi que dans la zone du Maghreb.
Ce constat soulève, pour moi, une question qui mériterait d’être
réfléchie, car elle constitue une énigme de l’histoire  : il faudrait
comprendre pourquoi le christianisme local a disparu au Maghreb,
alors qu’en Égypte et dans l’espace syro-palestinien il est demeuré
vif jusqu’à ce jour, fût-il de plus en plus minoritaire : affaibli certes
mais il reste encore présent là où il avait existé avant l’islam. On
attribue la fin du christianisme maghrébin au zèle des dynasties
berbères (almoravide et almohade) des XIIe et XIIIe  siècles, fort
hégémoniques et opposées aux minorités monothéistes  :
terriblement coercitives contre les dhimmis, elles ont probablement
invoqué ce verset pour mener leur action d’absorption.
Et tel verset continue d’avoir des effets dévastateurs, puisque les
plus radicaux parmi les musulmans s’appuient sur des citations
coraniques de ce genre pour combattre ceux qu’ils appellent «  les
croisés et les fils de Sion », les chrétiens et les juifs, qu’ils assimilent
à des «  ennemis irréductibles  ». L’usage de la violence au nom de
Dieu n’a pas seulement existé historiquement : il est toujours présent
sur la scène de nos actualités, d’autant plus redoutable qu’il prend
appui sur une référence scripturaire. De surcroît, les intégristes
émettent l’idée que ce verset belliqueux appartient à la dernière
sourate révélée. C’est cette dimension guerrière et irrédentiste qu’ils
attribuent comme sens ultime au message divin. Selon eux, ce
verset, ayant pour lui l’avantage d’être le dernier mot, en abroge
plus d’une centaine d’autres, plutôt favorables à l’égard des croyants
des deux autres monothéismes, auxquels ils accordent la dignité et
la distinction de « gens du Livre ».
Or, justement, pour nous, le Coran vaut par les versets que ces
fous de la lettre abolissent, ceux qui révèlent un autre aspect du
Livre, où l’on reconnaît un profil ressemblant à celui de l’homme qui
s’est dressé sur le mont des Oliviers. Parmi ces versets qui tracent
une autre voie pour l’islam, je distingue notamment celui-ci  :
«  Appelle au chemin de ton Seigneur par la sagesse et une belle
exhortation. Discute avec eux de la meilleure des manières  »
(Coran XVI, 125). Cette dernière expression (bi’l-latî hiya ahsan) est
amplement utilisée dans le langage courant  : dès qu’il y a
controverse ou conflit, de quelque ordre qu’ils soient, on invoque
cette expression pour que la civilité vienne encadrer le désaccord
afin d’éviter la violence même si les parties restent irréconciliables ;
on se réfère à ce verset jusqu’au sein d’une famille, par exemple lors
des dissensions dues aux divorces ou en cas de disputes
successorales. Les voix conciliatrices ont recours à cette expression
pour apaiser les querelles qui déchirent les humains : « Discute avec
eux de la meilleure des manières. Ton Seigneur connaît bien ceux
qui sont égarés loin de Son chemin, et Il connaît bien ceux qui sont
dans la bonne direction.  » La même expression, «  de la plus belle
manière  », «  de la meilleure façon  », se retrouve ailleurs dans le
Livre saint : « Ne discutez avec les gens du Livre que de la plus belle
manière, sauf avec ceux qui parmi eux sont injustes. Dites  : “Nous
croyons en ce qui nous a été révélé, et en ce qui vous a été révélé,
notre Dieu comme le vôtre est unique, c’est à Lui que nous nous
soumettons paisibles” » (Coran XXIX, 46).
Dans la suite du verset  125 de la sourate  XVI  : «  Ton Seigneur
connaît bien ceux qui sont égarés loin de Son chemin, et Il connaît
bien ceux qui sont dans la bonne direction », les exégètes convenus
identifient, bien sûr, la «  bonne direction  » à l’islam, et ils la
commentent certes souvent dans un sens partisan. Mais,
objectivement, la lettre coranique laisse indéterminée
l’identification de cette « bonne direction ». Rien, dans ce verset, ne
dit qu’il faille y reconnaître le seul islam.
 
J’ai participé en avril 2003, en Iran, plus précisément à Ispahan,
à une rencontre organisée par la Fondation pour le dialogue entre
les cultures  ; là se sont retrouvés nombre de professeurs venus
notamment des grandes universités américaines. Parmi eux il y avait
même l’un des signataires de la lettre sur la «  guerre juste 5  »,
manifeste élaboré par une soixantaine d’intellectuels et
d’universitaires américains pour soutenir la guerre en Afghanistan
en réponse à l’agression du 11  septembre 2001 (ils l’ont fait en
s’appuyant notamment sur saint Augustin et sa légitimation, dans La
Cité de Dieu, de la guerre contre la barbarie, au nom de la
civilisation). Représentant le point de vue le plus national qui soit,
ces professeurs américains se sont exprimés en conscience. Il y eut
des échanges passionnants, avec des opinions multiples et diverses,
dans une confrontation académique franche et un esprit de
controverse, selon les codes de civilité qui régissent la dispute
universitaire. On était aux temps de l’ouverture de l’Iran quand ce
pays était dirigé par le libéral modéré Khatami 6. Institution privée,
la fondation qui invitait représentait l’approche des libéraux
partisans du président en exercice.
La rencontre fut ouverte par un homme de religion, un officiel de
l’État islamique, portant turban et robe de mollah ; il commença par
exhorter les personnes invitées à s’exprimer de la manière la plus
sincère  : les intellectuels américains étaient conviés à développer
leurs idées sans fard car, pour que la discussion pût avoir lieu, leurs
hôtes devaient connaître avec clarté leurs positions. La réunion
débuta, avant le discours d’ouverture, par une psalmodie coranique :
le chantre s’installa derrière son lutrin avec le Coran ouvert et la
réunion fut placée sous l’égide du verset que nous avons cité,
modulé par la voix du lecteur expert  : «  Appelle au chemin de ton
Seigneur par la sagesse et une belle exhortation. Discute avec eux de
la meilleure des manières. Ton Seigneur connaît bien ceux qui sont
égarés loin de Son chemin, et Il connaît bien ceux qui sont dans la
bonne direction.  » Alors la fin du verset avait rayonné en toute
objectivité d’une manière absolue et transhistorique, qui retirait de
la circulation la notion de religion vraie, la mettait en suspens, la
réservait, la différait, laissant à l’énigme divine la distinction entre
le vrai et le faux, le juste et l’erroné, la voie droite et la déviante. In
fine, cette distinction s’éclipsait, elle se retirait dans le fond du
mystère divin. À l’instant de cette écoute coranique, ce verset fut
définitivement dégagé de l’identification traditionnelle, qui reste
apologétique dès lors qu’elle considère l’islam comme la bonne
direction. En juste logique textuelle, discursive et grammaticale, il
est légitime de procéder à une telle interprétation, ouverte, qui
affranchit le sens pour le laisser indécidable, pour jouer de son
indétermination.
L’autre élément à rappeler à propos du second verset positif que
j’ai cité, où la même expression «  de la meilleure des manières  »
apparaît, est cette invocation d’un code de haute civilité pour
discuter du différend, de ce sur quoi il n’y a pas accord, de ce qui
constitue un sujet de dispute sinon de discorde. J’attire l’attention
sur l’appel d’un tel verset, parce que certains transcrivent le mot
Allah comme s’il désignait un Dieu qui serait autre. Or ce verset
rejette explicitement cette interprétation : « Nous croyons en ce qui
nous a été révélé et en ce qui vous a été révélé.  » La phrase met
ainsi en perspective la vérité portée par les Écritures antérieures.
«  Notre Dieu comme le vôtre est unique  », il s’agit donc du même
Dieu 7. Dans les Écritures coraniques, une place est réservée aux
vérités mosaïques et évangéliques : ce trait relativise le rapport à la
vérité coranique en n’excluant pas le recours aux révélations
précédentes, authentifiées du fait qu’elles sont dues à un seul et
même Dieu.
 
De cette conviction est né un statut juridique, celui de dhimmi,
qui constituait une avancée à l’époque de son invention puisqu’il
accordait une place à l’adepte d’une autre croyance dans une cité
gouvernée par l’autorité de l’islam. D’ailleurs, cette notion de
dhimmi fut adaptée et intégrée au droit canon par Alphonse le Sage
alors qu’il exerçait le pouvoir sur Séville, qui continuait de faire
droit à la pluralité monothéiste au lendemain de sa reconquête au
milieu du XIIIe siècle ; ce prince catholique eut à gouverner des sujets
islamiques auxquels il accorda le statut de dhimmi qu’eux-mêmes
appliquaient à leurs sujets chrétiens et juifs lorsqu’ils étaient les
maîtres d’Al-Andalûs.
Les enluminures qui illustrent les Cantigas de Santa Maria
témoignent de cette présence des minoritaires juifs et musulmans
dans la cité soumise au pouvoir du prince catholique. Nous les
percevons inventifs dans de multiples activités artisanales et
productives participant à l’enrichissement et l’embellissement de la
cité. Nous les découvrons aussi protagonistes de la majorité
chrétienne, associés à des pratiques nobles comme le jeu d’échecs,
l’aulique séance musicale ou l’exercice d’un magistère destiné à
transmettre la connaissance théorique ou encore le savoir-faire des
arts et techniques 8. Ainsi intériorisaient-ils les préceptes de l’esprit
chevaleresque, en lequel ils perpétuaient la futuwwa de leur
généalogie arabe, ce code d’honneur qui était notamment assimilé
par les compagnons répartis à travers les corporations et les corps de
métier 9. L’atmosphère de bonne entente émanant de ces images ne
faisait en vérité que prolonger le climat instauré par la
«  dhimmitude  », appliquée au temps où le prince d’islam exerçait
son hégémonie dans les villes andalouses.
Le retournement de la situation de dominant à dominé semblait
proposer un statut viable, dont s’accommodera en tout cas le
musulman désormais sujet d’un monarque chrétien. J’en veux pour
preuve le sens suggéré par les inscriptions arabes qui participent au
décor de l’Alcazar de Séville, totalement soumis au dernier avatar de
l’architecture dite hispano-mauresque dans la seconde moitié du
XIV siècle, dont le modèle demeure l’Alhambra de Grenade : en effet,

les artisans bâtisseurs de l’Alcazar étaient des musulmans


appartenant à un atelier tolédan (comme le signale une inscription),
et les calligraphes n’hésitèrent pas à reprendre les formules
consacrées au prince musulman pour les dédier à leur
commanditaire chrétien, Pierre  Ier le Cruel  : aussi répétaient-ils au
long des bandeaux pariétaux al-‘izzû lî’s-Sult’ân Dûn Bidrû («  Gloire
au sultan Don Pedro »).
De la même période et sous le même règne, un autre monument,
cette fois juif, confirme l’adaptation catholique viable du statut de
dhimmi. À Tolède on peut encore voir, à la synagogue du Transito,
cohabiter la lettre hébraïque et la lettre arabe à travers une
calligraphie monumentale, se déployant en un décor géométrique et
floral gravé et sculpté dans le plâtre selon le style hispano-
mauresque égayant la demeure princière de Séville. Ainsi les
eulogies classiques arabes coexistent-elles avec les citations
bibliques, extraites notamment des Psaumes, des Chroniques,
d’Habaquq. Puis un segment des inscriptions nous révèle que la
synagogue est datée et signée  : nous y lisons en effet qu’elle a été
bâtie par le maître maçon Don Meir Abdeil en 1357, à la demande
de Samuel Ben Meir Ha-Lévi Abû’l-Afia, trésorier de Pierre le Cruel,
dont le temple ne manque pas de chanter la gloire en reprenant la
même formule arabe qui rayonne dans l’Alcazar sévillan 10.
 
Cette reconnaissance relative de l’autre disparaîtra en milieu
catholique hispanique à la fin du XVe  siècle, lorsque viendra au jour
l’exclusivisme militant et fanatique de l’Inquisition. Il n’empêche
qu’elle fut repérée comme une avancée encore chez les auteurs
initiateurs des Lumières, qui vont radicalement transformer le droit
en le dégageant de la référence théocentrée. Nous la retrouvons
ainsi dans la Lettre sur la tolérance (1689) de Locke comme dans le
Traité sur la tolérance (1763) de Voltaire, ainsi que dans l’entrée
« Tolérance » du Dictionnaire philosophique (1764) du même Voltaire.
Ces deux auteurs pointaient le progrès relatif de l’islam par rapport
au problème de l’intolérance que l’Europe connaissait à la même
époque, particulièrement en France, où la violence catholique lors
des guerres de religion avait provoqué une hécatombe – rappelons
que le philosophe de Ferney réagissait avec son Traité à l’affaire
Calas, dernier soubresaut toulousain du fanatisme de la majorité
religieuse de France contre la minorité réformée. Chez le philosophe
anglais comme chez l’écrivain français s’exprimait une relative
admiration pour la manière dont le Grand Turc gérait le pluralisme
des croyances dans la cité où se projetait l’ombre de la Grande
Porte  : fermeté et violence s’exerçaient à l’encontre de ceux qui se
délient, mais en même temps la reconnaissance de l’État rayonnait
pour mettre en lumière la place légitime octroyée aux adeptes non
musulmans des Écritures d’avant l’avènement de l’islam.
 
Le privilège accordé au dhimmi, au non-musulman, nous le
retrouvons aussi mentionné chez un autre témoin  : dans la
correspondance de Lady Montagu, femme de l’ambassadeur
d’Angleterre auprès de la Grande Porte 11. Dans cette correspondance
par ailleurs très connue, la dame anglaise note chez ses
interlocuteurs de l’élite ottomane un état d’esprit remarquable : elle
en admire l’ouverture religieuse 12. De fait, cette élite a été marquée
par ce que l’on appelle, dans la tradition spirituelle de l’islam,
l’«  akbarisme  », c’est-à-dire la théorie du grand théosophe Ibn
‘Arabî, né à Murcie en 1165 et mort à Damas en 1240, et qui était
honoré par ses disciples sous le titre de « Shaykh al-Akbar », ce qui
veut dire «  le plus grand maître  ». Dans la tradition spirituelle du
soufisme, dont Ibn ‘Arabî est l’un des plus éloquents représentants,
les deux versets positifs cités plus haut vont constituer la référence
autorisant de cheminer jusqu’aux confins dans la reconnaissance de
la religion de l’autre.
 
En effet, ces deux versets de la reconnaissance relative vont
ouvrir une faille où celui qui chemine sur la voie (le soufi) va
s’introduire pour élargir à l’extrême le champ de son expérience.
Dans la tradition théologique, on constate un accord doctrinal entre
l’islam et le judaïsme à propos du soupçon d’idolâtrie adressé au
christianisme, accord dont la conséquence est le refus catégorique
de la  Trinité. C’est très régulièrement le point sur lequel butent,
dans les controverses entre islam et christianisme, les docteurs. En
témoigne de manière assez précoce, dès le VIIIe  siècle, Jean de
Damas, un Père qui fut un temps au service de l’État musulman
omeyyade. Ce grand homme d’Église, dans un de ses textes contre
l’islam, a une réponse cinglante : « Si nous sommes comme vous le
dites associateurs 13, moi je vous accuse d’être mutilateurs.  » Les
musulmans seraient en effet «  mutilateurs  » car leur croyance
christique est amputée  : elle concerne certaines séquences comme
l’Annonciation, la Nativité, la Présentation au Temple, mais elle
ignore la Crucifixion, la Résurrection, la Rédemption, et elle ruine
les fondements de la  Trinité et des personnes divines. Le Père de
l’Église procède en ferraillant argument contre argument. À
l’accusation d’«  association  » que profère le musulman à l’encontre
du chrétien, perçu comme idolâtre, il oppose celle de « mutilation »
que le chrétien porte contre le musulman, assimilé à un hérétique.
Le terme grec utilisé par Jean est efficace : koptàs désigne en vérité
le fait de trancher dans la chair vive ou de hacher menu 14.
La Trinité, les personnes divines, le mystère des hypostases… toutes
ces questions constituent un des impensés majeurs de l’islam.
Or voilà qu’Ibn ‘Arabî lève le tabou dans un poème où, en tant
que musulman, il chante l’éloge de la Trinité :

(1) À Dhû Salâm et le couvent près de Hima,


des gazelles te montrent le soleil sur des statues.
(2) J’observe des sphères, je sers dans une église,
je garde un pré au printemps bigarré.
(3) Tantôt on me nomme berger de gazelles
dans le désert, tantôt moine ou astrologue.
(4) Mon bien-aimé est trois quand il serait un,
telles les Personnes qu’ils ont faites une dans l’essence.
(5) Ne renie pas ami mon dit, un soleil éclaire
des gazelles tournant autour des statues.
(6) Aux gazelles des cous, au soleil des faces,
à la blanche statue buste et bras.
(7) Comme nous avons prêté aux branches
habits, aux jardins vertu et sourire à l’éclair 15.

Cette pièce est composée selon une poétique de l’obscur, que j’ai
conservée dans la traduction ; celle-ci se refuse à l’explicitation, car
elle est déjà inspirée de la poétique mallarméenne, par le
truchement de laquelle peut être actualisée d’heureuse façon la
composition médiévale. Ce poème, en son vers axial, énonce le
dogme de la  Trinité. Dans son commentaire, Ibn ‘Arabî – qui a
commenté ses propres poèmes – nous dit que si, dans la tradition
prosodique de langue arabe, chaque vers doit offrir un seul sens, lui-
même a innové en animant ceux-là de trois sens, afin d’honorer le
principe du Trois dans la structure même du poème. Vous constatez
que « gazelles, soleil, statues  » interviennent au premier vers. Dans
le deuxième vers, « j’observe les sphères » désigne l’acte qu’engendre
le rapport au soleil ; « je sers dans une église » se réfère à l’évocation
des statues, lesquelles honorent l’iconophilie christique  ; «  je garde
un pré  » signale le troisième acte suscité par «  gazelles  ». Le poète
dit, dans son commentaire, que l’une des particularités de la scène
christique, c’est justement l’amour des images, illustré par la
présence des statues dans leurs temples  ; cette caractéristique
marque une différence radicale par rapport au temple des
musulmans qui, à l’instar de la synagogue juive, est aniconique.
Donc le deuxième vers met en scène trois actes, «  J’observe des
sphères/je sers dans une église/je garde un pré au printemps bigarré  » :
ainsi trois sens y logent-ils en correspondance avec les trois percepts
qui animent le premier.
Au troisième vers, on passe de l’acte au nom, du geste à la
fonction, du rôle à l’acteur : « Tantôt on me nomme berger de gazelles
dans le désert, tantôt moine ou astrologue.  » Vous suivez
l’enchaînement en trois vers entre «  gazelles  », «  garde du pré  » et
«  berger  »  ; entre «  soleil  », «  sphère  » et «  astrologue  »  ; entre
«  statues  », «  église  » et «  moine  ». «  Berger  », «  moine  »,
« astrologue » déclinent à leur tour les trois sens portés par les trois
noms scandant le troisième vers. Puis nous lisons le quatrième vers,
réservé au dogme christique. Il est suivi par trois autres dont chacun
à son tour déploie trois sens. Le cinquième organise une
scénographie ressemblant à un rite associant les trois figures
initiales : les gazelles déambulent en cortège autour de statues que
le soleil éclaire. Et le sixième enrichit chacune de nos trois figures
d’un sens supplémentaire (les faces qui donnent au soleil sa
puissance de démultiplication et de changement 16 ; la forme du cou
pour les gazelles, symbole de la vocalisation par le muezzin de
l’appel à la prière ; le buste et le bras, qui octroient aux statues un
pouvoir spirituel). Tandis que le septième et dernier vers combine à
son tour trois sens associant chaque fois deux termes, pour illustrer
les deux plans du mode tropique sur lequel fonctionne l’ensemble du
poème (« branches » et « habits », « jardins » et « vertus », « éclair »
et « sourire »).
Ainsi se trouve honoré le principe ternaire, non pas seulement
dans la doctrine mais au sein de la forme qui pare le poème, dans sa
structure, dans sa scansion, du fait que chaque vers porte trois sens
– c’est la manière d’assurer horizontalement le chiffre trois  ; plus
encore  : le poème manifeste verticalement le Trois, puisqu’il est
composé de sept vers. Le vers central dit la  Trinité, exprime le
mystère des personnes  ; il est précédé en amont par trois vers, en
aval par trois autres vers. Alors le nombre des vers (sept) est le
troisième impair (après le cinq) qui fait écho au premier des impairs
parmi les nombres qu’est le trois (le un ne se compte pas comme
impair, car il est la matrice qui ouvre à l’infini la chaîne des
nombres). Dès lors, l’articulation entre l’imparité horizontale
(illustrée par le premier impair) et l’imparité verticale (se fondant
sur le troisième impair) confirme et renforce le chiffre Trois, qui est
au fondement de la Trinité.
Ainsi se concrétise dans le poème la solidarité entre l’image, le
chant et le dire, que le rythme unifie, tout à fait comme le conçoit
Ezra Pound 17. Selon le poète américain, l’intensité la plus active du
sens se réalise à travers trois procédés. Il s’agit, d’abord, de faire
parvenir l’objet jusqu’à l’imagination en lien avec la vision ; c’est ce
que Pound appelle la phanopoeia, laquelle est assurée dans notre
poème par tous les objets qui se déroulent à partir des trois percepts
soleil, statues, gazelles. Il faut produire ensuite des effets émotionnels
par l’organisation du rythme, opération que Pound nomme
melopoeia  ; elle est assumée dans l’opus d’Ibn ‘Arabî et de part en
part par la scansion trinaire. Il convient enfin de stimuler les
associations intellectuelles provoquées tant par les objets reçus dans
l’imagination visuelle que par le rythme qui en ordonnance le
déploiement  ; ce procédé est appelé logopoeia par Pound  ; il est
assumé dans notre poème par trois chaînes d’associations, chacune
d’elles étant dédoublée : 1. entre gazelles, berger, désert, pré, branches,
jardins ; 2. entre soleil, sphère, astrologue, éclair, face, sourire ; 3. entre
statue, bras, buste, église, moine, vertu.
Nous avons donc le sentiment que l’imparité est constitutive du
poème comme de l’analyse qu’il suscite. Le ternaire comme premier
impair se retrouve dans l’explicitation du poème construit sur
l’imparité, puisque la détermination du poème en général s’avère
elle-même trinaire (l’image, la mélodie, l’idée). Ces trois axes
éclairent le poème dédié à la Trinité par le recours systématique et
dans tous les champs au ternaire. Ainsi la cohérence se révèle
absolue entre les moyens de réalisation du poème et les instruments
utilisés pour son interprétation. Le jeu de résonance de l’imparité se
détecte avec délectation jusqu’à l’écho qui résonne entre le poème et
sa glose, laquelle le prolonge et le réalise. On constate que
l’interprétation appartient à l’économie du poème. Elle en constitue
dès lors l’accomplissement ultime.
 
En outre, en se mettant face à un interlocuteur imaginaire, dans
le vers cinq Ibn ‘Arabî écrit : « Ne renie pas ami mon dit », car il a
conscience qu’il s’adresse à ses coreligionnaires dans la langue qui
est la leur ; il sait qu’en tenant un tel discours, il va créer le choc de
l’inouï chez son lecteur. Aussi a-t-il recours à la rhétorique de
persuasion  : il produit des «  actes de langage  » (Austin) destinés à
convaincre un auditoire qui n’est pas habitué à entendre de telles
affirmations.
Dans son commentaire, Ibn ‘Arabî va jusqu’à estimer que ce
«  trois en un  » est honoré à l’intérieur du codex coranique par la
pluralité des Noms de Dieu – on en dénombre  99, qu’on appelle
asmâ’ Allâh al-husnâ, «  les plus beaux noms de Dieu  ». Ibn ‘Arabî
accorde d’ailleurs un grand sens, dans sa théorie générale, à cette
disposition scripturaire et ajoute qu’il n’est pas anodin que
quantitativement, sur ces 99  noms, trois soient privilégiés dans le
Livre révélé, Ar-Rab, «  le Seigneur  », Ar-Rahman, «  le
Miséricordieux  », et Allâh, «  Dieu  ». Le fait qu’il y ait trois noms
consacrés par la Parole est, selon Ibn ‘Arabî, une sorte de clin d’œil
à la  Trinité, dont les adeptes, nous dit-il explicitement, prient au
nom «  du Père, du Fils, de l’Esprit-Saint, un seul Dieu  ». Aussi la
mutation du pronom dans ce vers quatre devient-elle intelligible : le
passage d’un hémistiche à l’autre de la première personne du
singulier à la troisième personne du pluriel veut dire ceci  : moi,
musulman, j’aime le Dieu Un qui se fait Trois (en ayant recours à la
théorie coranique des Noms et en me référant à l’élection que mon
Livre saint accorde à Allâh, ar-Rabb, ar-Rahmân), à l’instar des
chrétiens qui, eux, croient à la Trinité et aux hypostases (lesquelles
sont désignées par l’arabisation d’un terme syriaque néo-araméen  :
uqnum, au pluriel aqânîm).
 
Nous disposons avec ce poème d’un signe de cette volonté d’errer
au plus loin en visitant le domaine symbolique de l’autre. Ibn ‘Arabî
savait que, dans ces errances, il était capable de toutes les audaces,
y compris celles qui peuvent choquer les musulmans et susciter leur
fureur sanguinaire. Car de tels propos sont assimilables à des
blasphèmes que la Loi condamne à mort. Si l’autorité juridico-
religieuse avait procédé ainsi face aux propos téméraires du maître
soufi, elle se serait évidemment trompée. Car Ibn ‘Arabî a la
certitude que toutes les percées qu’il propose sont issues de sa
lecture du texte sacré, de sa compréhension du Livre révélé. Ses
éclats ne sont que les interprétations du sens déposé dans le Coran.
Mais peu perçoivent un tel sens, qui leur demeure caché. Aussi, dans
un autre poème, le poète s’interroge-t-il sur l’opportunité de rendre
publiques certaines de ses interprétations coraniques, tant elles
risquent d’être assimilées au pire des péchés, celui d’idolâtrie :

Souvent j’en dégage la substance d’une doctrine,


Si je la divulguais, on me dirait :
« Toi, tu es de ceux qui adorent les idoles ! »
Des hommes d’islam à mort me condamneraient
Croyant bien agir, ils commettraient le pire 18.

C’est à la lumière et au risque de cette acuité herméneutique que


la théorie de la sainteté est rigoureusement élaborée par Ibn
‘Arabî 19. Elle est centrée sur l’idée qui convie à assumer, à l’intérieur
même de l’islam, l’héritage des prophètes antérieurs. Aussi est-il
recommandé aux spirituels d’islam de vivre, à l’intérieur de leur
propre croyance, les vérités partielles apportées par les divers
prophètes qui parcourent l’histoire antérieure à l’islam et que le
Coran convoque soit par allusion soit explicitement, en recourant à
des séquences tantôt furtives tantôt franches  ; ce sont des figures
destinées à être redéployées sur la vastitude qu’ouvre l’horizon
coranique. Dans cette économie de la sainteté, nous avons vu au
chapitre précédent comment Ibn ‘Arabî va jusqu’à déborder les
frontières coraniques et à recommander la lecture des autres livres,
celle de la Torah, des Psaumes et des Évangiles 20. Il propose en effet
un protocole pour lire les autres Écritures saintes. Ce protocole se
résume à deux principes, répétons-le : ne pas accepter ce qui choque
la raison, ce qui apparaît de l’ordre de l’extraordinaire par rapport
aux potentialités du réel incluant l’énergie du miraculeux ; et ne pas
croire dans le livre des autres ce qui contredit manifestement ses
propres Écritures.
Dans quelles autres perspectives évoluera Ibn ‘Arabî  ? Pour
honorer la loi de l’hospitalité et accueillir l’autre monothéiste de
manière faste, il procédera à des étymologies que j’appellerais
« spirituelles » plutôt que « philologiques  ». Ainsi lorsqu’il fonde le
mot yahudi, qui signifie «  juif  », sur le substantif huda, un terme
coranique majeur voulant dire « la voie droite », ce qui fera des juifs
« ceux qui cheminent dans la rectitude ». De ce point de vue, par le
biais de l’étymologie spirituelle, il attribue aux juifs le primat de
l’éthique tel qu’ils se l’approprient et tel qu’ils l’assument en eux-
mêmes. Pour le mot naçâra, qui désigne les chrétiens, Ibn ‘Arabî
déborde l’étymologie convenue qui le rapporte à Jésus le Nazaréen,
au point d’associer la ville natale du Christ, Nâçira en arabe, au
substantif nuçra, qui veut dire «  l’aide du prochain  », «  l’amour du
prochain ». Là aussi, Ibn ‘Arabî prend en considération la direction
éthique spécifique que se donnent les chrétiens.
 
Puisque je me suis attardé sur Ibn ‘Arabî, je voudrais m’arrêter
sur une anecdote qu’il rapporte et qu’il est adéquat de rappeler ici.
Se trouvant à La  Mecque, il y rencontre un Cordouan (Mûsâ ibn
Muhammad) qui lui raconte le récit d’un Kairouanais qu’il a connu
dans la ville sainte  ; ce pieux Kairouanais a précisé à son
interlocuteur les circonstances qui l’ont conduit à accomplir son
pèlerinage. Il s’agit sûrement d’un homme qu’on appelle dans la
tradition spirituelle un «  maître du scrupule  ». Un soir, il prend la
décision de faire le pèlerinage de La  Mecque. Puis il se dit  :
« Comment vais-je voyager ? Par terre ou par mer ? » C’est devenu
pour lui un débat intérieur sans réponse. Pour son apaisement, il se
dit  : «  Je poserai la question à la première personne que je
rencontrerai au petit matin.  » À sa sortie, il se découvre face à un
juif. Il est d’abord déçu, puis s’enhardit et l’interroge : « Ô juif, je te
demande conseil à propos de mon voyage : dois-je emprunter la voie
terrestre ou maritime ? » Et le juif de répondre : « Par Dieu ! C’est
quelqu’un de ta qualité qui se pose ce genre de question ! Ne vois-tu
pas que Dieu vous dit dans votre Livre : “C’est lui qui vous conduit
et sur terre et sur mer” [Coran, X, 22] ? Il fit avancer la terre sur la
mer. N’y a-t-il pas là un secret de Dieu  ? Ce qui vous conviendra,
c’est ce qu’Il a mis en premier ; et Il n’a mis en dernier la mer que
pour la laisser au voyageur en ultime recours.  » Le pèlerin fut
agréablement surpris par ces paroles et entreprit son voyage en
empruntant l’itinéraire terrestre. «  Et par Dieu, jamais je ne fis un
voyage pareil, chargé de bontés divines bien plus que je
n’espérais » 21.
Ainsi, à l’époque médiévale, on pouvait rencontrer un juif qui
disposait d’une surprenante familiarité avec l’Écriture sainte du
musulman, au point qu’il la récitait par cœur et bien à propos, en
contexte. Non seulement il avait la connaissance textuelle du Livre
de l’autre, mais encore elle s’accompagnait d’une capacité
interprétative qui en éclairait le sens et l’actualisait. L’étranger avait
mémorisé la lettre de l’autre et s’autorisait à en être le pertinent
glossateur. Ainsi le juif reconnaît la sainteté du Livre des
musulmans, à partir duquel il élabore sur mesure un conseil auquel
son interlocuteur se soumet de bonne grâce. De surcroît, ce conseil
d’un juif suivi par un musulman est vécu comme s’il était corroboré
par l’ordre divin ; plus encore : comme s’il était agréé par Dieu, au
point que ce dernier a dispensé de nombreux dons au voyageur qui
s’est conformé au conseil reçu. Est-ce un hasard si le nom propre du
Cordouan qui rapportait à Ibn ‘Arabî cette anecdote illustrant la
convivance judéo-islamique enchaîne le nom des deux prophètes
révélateurs du judaïsme (Mûsâ) et de l’islam (Muhammad) ?
Nul doute cette anecdote prend-elle l’allure d’un apologue jusque
dans l’anthroponymie. Elle illustre aussi admirablement la fonction
de substitution qui féconde la scène de l’hospitalité. L’étranger se
substitue à son hôte, il se met à sa place en adoptant provisoirement
les rouages de sa croyance afin de projeter un doigt de lumière sur
son jugement demeuré obscur et lui donner la juste réponse en
s’appuyant sur ses propres références. Cette substitution du juif au
musulman ne coûte pas tant à celui qui l’opère. Techniquement elle
montre l’analogie entre les deux herméneutiques, midrashique et
coranique. L’art de l’interprétation procède d’une méthode similaire.
Le ta’wîl coranique qu’opère le juif peut être lu comme le substitut
d’un mécanisme talmudique. Sa responsa de type juif se substitue à
son tour à une fatwa islamique.
N’est-il pas possible de dégager de ce récit l’équivalent juif de
l’akbarisme rayonnant à l’intérieur de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî  ? Est
mise en scène la même structure circulant de l’une à l’autre sphère
de croyance : la théâtralité de la substitution est abritée au cœur de
la cité islamique, animée par la cohabitation et la convivance
qu’assure le statut de dhimmi, lequel deviendra bien sûr obsolète et
sera ruiné après l’invention par la démocratie de l’égalité citoyenne.
Voilà quelle est ma perception personnelle de la situation de
l’islam, et les exemples qui précèdent ne sont pas rares. Ce ne sont
que deux ou trois cas parmi bien d’autres répartis dans un corpus
dense. C’est un état d’esprit qui a existé en islam – et qui a été
intériorisé par l’élite politique, comme en témoigne Lady Montagu
dans sa rencontre avec les gens qui servaient l’État ottoman au
XVIII siècle.

Il y a donc, au sein de l’islam, les prémisses littéraires, les


conditions discursives, les éléments scripturaires qui sont à l’origine
d’un corpus capable d’alimenter la mutation moderne. Mais le
drame de l’islam, de nos jours, est qu’il résiste à cette mutation ; il
se trouve en état d’opposition, de refus  ; il est rétif à l’emprunt,
hostile à l’adoption et au transfert de ce qui vient d’ailleurs  ; il se
met aussi dans la situation de celui qui déclare une guerre dont il
n’a pas les moyens, puisque la raison principale de la guerre, c’est la
force ; or l’islam est aujourd’hui dépossédé de la force. Tout au plus
ceux qui, au nom de l’islam, agissent dans notre monde
contemporain par la violence sont-ils capables de nuisance, mais
leur activisme est condamné à un échec historique du fait de son
impuissance. Dans l’activisme intégriste et terroriste, c’est la part
arrière du Coran qui triomphe sur l’autre part, celle qui a pour elle
la promesse de l’avenir quant au devoir d’altérité et de philoxénie
qui devrait être au centre de nos cités.
 
J’illustrerai encore l’ambivalence coranique en évoquant une des
sourates les plus complexes, car elle pousse au plus loin la
contradiction apparente que recèle le Coran. Il s’agit de la sourate V,
al-Ma’ida («  La Table dressée  »), qui a donné beaucoup de fil à
retordre à l’exégèse traditionnelle et qui paraît au lecteur occidental
désespérante, lassante, tant elle décline le sens en parcourant la
polarité de ses opposés  ; c’est elle, en effet, qui passe de la
dénonciation des juifs et des chrétiens à leur salut  ; c’est en elle
aussi que nous trouvons nombre de versets prescrivant les interdits
alimentaires contredits plus loin par un autre verset, qui voit le
jugement de Dieu non dans le respect de ces interdits, mais dans la
quête éthique 22. Je me contenterai d’évoquer ici deux versets qui
illustrent cet esprit contradictoire.
Commençons par celui qui charge les juifs et les chrétiens  :
«  Ô  vous qui croyez, ne prenez pas pour alliés (awliyâ’) les juifs et
les chrétiens  » (Coran, V, 51). Lu seulement pour lui-même, ce
verset comble les intégristes, lesquels situent ces autres
monothéistes dans le lieu de l’ennemi à ne pas fréquenter, ou même
à abattre. Mais remis dans le contexte de la sourate, le verset se
trouve dilué par cet autre  : «  Certes, ceux qui croient, et ceux qui
judaïsent et les sabéens et les chrétiens, quiconque croit en Dieu et
au dernier jour, et fait œuvre bonne (‘amala çâlihan), il n’y a pas de
crainte sur eux, et ils ne seront pas affligés » (V, 69) 23. Ainsi, après
avoir recommandé la séparation d’avec les juifs et les chrétiens, le
texte coranique promet dans la même sourate le salut pour tous,
même au déiste, même à l’agnostique. L’apocatastase trouve ici son
fondement coranique. Plus encore, c’est aussi là que la vocation
éthique devient l’enjeu et le critère du salut, dans le dépassement de
toute considération de croyance en quelque religion vraie.
Cette vocation éthique se repère en effet à travers le double
dépassement de la Loi et du Credo  : dans l’un et l’autre cas, le
primat de l’éthique se cristallise en la même expression, qui est
répétée selon la variante qu’introduit le passage du singulier au
pluriel, de l’un à l’autre des deux versets déjà cités ici même, le
premier en note (‘amilû aç-çalihât ; V, 93), le second dans le corps du
texte (‘amala çâlihan ; V, 69).
Nous devons en outre procéder à deux remarques à propos du
verset  69 de cette sourate. D’abord, il distingue les juifs en les
évoquant sous une forme verbale, procédant, même en arabe, à une
sorte de néologisme que nous avons rendu par « ceux qui judaïsent »
(hâdû) : c’est comme si le texte coranique tenait à insister sur la part
cultuelle active propre au judaïsme, qui corsète son sectateur par un
ensemble de rites et de règles régentant ses actes au quotidien ; en
somme le Coran reconnaît que, pour être juif, il faut « judaïser ». Et
le verbe hâdû semble aussi corroborer l’étymologie akbarienne qui,
nous l’avons dit, extrait le mot juif yahûdî de hudâ, la « voie droite »,
tous ces vocables prenant leur source dans la même racine verbale
trilitère h.d.â., dont le paradigme de la troisième forme peut abriter
le verbe coranique hâdû, prenant ici le sens de « judaïser », alors que
dans le langage courant il signifie « offrir un présent à quelqu’un ».
C’est comme si, par une telle homonymie, le texte coranique
suggérait que les juifs apportaient aux humains le don de l’éthique.
Ensuite, dans le verset en question, il est fait référence aux
fameux «  sabéens  » (aç-çâbi’ûn) avant de citer les chrétiens (an-
naçâra). Ce terme énigmatique renvoie à la troisième catégorie
assimilable aux « gens du Livre ». La tradition exégétique a identifié
en eux tantôt les zoroastriens, tantôt des sectateurs néoplatoniciens
survivant dans le Harrân (nord de la Mésopotamie) jusqu’au
X siècle, tantôt les adeptes de Bouddha, façon pour le musulman

d’Irak, d’Iran, d’Asie centrale ou d’Inde d’étendre à son voisin de


l’autre croyance la possibilité d’une reconnaissance relative, qui
rend sa fréquentation plus légitime, plus paisible. Maimonide, au
reste, adopte la notion, en laquelle il perçoit les adeptes de la
religion idolâtre et astrolâtre mésopotamienne en quoi est né
Abraham, et dont il s’est séparé au nom de l’intuition du Dieu Un
créateur de leur objet d’adoration (les étoiles, le soleil et la lune) 24,
étape intermédiaire qui conduira à Moïse, le premier à associer la
prophétie à la réception du message révélé par l’écoute de la parole
divine 25.
Pour l’économie d’ensemble de cette sourate V, nous renvoyons à
la magistrale analyse de Michel Cuypers 26  : les apparentes
contradictions qui parsèment le texte se résolvent à travers la
hiérarchisation de sens qu’apporte la différence d’intensité
rhétorique entre les versets. Appliquant à cette sourate de cent vingt
versets la grille de rhétorique sémitique inventée par les biblistes,
Cuypers parvient à distinguer le contextuel et le perpétuel, le
caduque et le pérenne. Ainsi l’enjeu de cette sourate se révèle être
porteur d’une théologie des religions, constatant l’impossibilité de
réaliser le rêve d’abolition de la religion antérieure par la religion
nouvelle. Non ! Le christianisme ne rendra pas le judaïsme obsolète.
Non  ! L’islam n’épuisera pas non plus ni le judaïsme ni le
christianisme. Le destin des monothéistes est de survivre
simultanément, dans leur différence, à travers l’éclat de leur
ressemblance dans le dissemblable. Inévitable sera la cohabitation
entre les trois Alliances, qui s’expriment selon trois modalités par
lesquelles se déploie la mise en scène du sacrifice. Ce qui comptera
le plus, ce sera l’émulation éthique 27 dans la diversité des
approches, comme dans la pluralité des lois, des cultes et des rites.
Un verset révèle explicitement cette direction où s’infiltre le sens  :
« À chacun de vous nous avons tracé une voie et une orientation ; si
Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une communauté unique  ;
mais il tenait à vous éprouver par ce qu’il vous octroie  ; partez en
course pour les bonnes œuvres vers Dieu (istabiqû al-khayrât ilâ
Allâh)… » (Coran, V, 48).
Constatons pour l’instant qu’afin d’exprimer la rivalité éthique le
Coran utilise une métaphore renvoyant à la compétition sportive. Or
nous retrouvons cette référence au domaine du sport dans un article
de Claude Lévi-Strauss qui peut nous donner une clé d’interprétation
pour cette sourate en apparence contradictoire, ou à tout le moins
paradoxale. Il s’agit d’une étude publiée en 1949, pendant la
séquence américaine de l’auteur, alors que le monde venant de
sortir de la guerre mondiale entrait dans la guerre froide ; cet article
concerne la politique étrangère d’une société dite encore à l’époque
«  primitive  », société d’Indiens d’Amazonie, les Nambikwara, chez
qui l’auteur passa plusieurs mois de l’année 1938 28. Écrit dans un
contexte historique entre guerre et paix, il offre implicitement et
d’une manière déclarée des leçons pour les temps présents. L’enjeu
en est de constater que la violence qu’un groupe exerce contre un
autre groupe engage la possibilité d’un partenariat. Mais Lévi-
Strauss estime à la fin de son texte que nous avons perdu cette
possibilité ; nous ne pensons plus l’humanité « comme un ensemble
de groupes concrets entre lesquels doit s’établir l’équilibre constant
entre la compétition et l’agression, avec des mécanismes préparés
d’avance pour amortir les variations extrêmes susceptibles de se
produire dans les deux sens  ; nous n’avons su conserver ce schème
institutionnel que dans le domaine des relations sportives, c’est-à-
dire sous forme de jeu, alors que dans la plupart des sociétés
primitives, nous les trouvons mis en œuvre pour résoudre les
problèmes les plus importants de la vie sociale 29  ». Dans le verset
cité, le Coran se saisit de la métaphore sportive pour mettre en
équilibre la balance entre compétition et agression. C’est comme s’il
avait anticipé l’exception des relations sportives pour en faire la
métaphore même de l’émulation éthique destinée à donner
l’avantage à la compétition en la mesurant à l’agression, laquelle
n’est donc ni occultée ni négligée, mais prise en compte pour être
amoindrie et pour que la balance ne penche pas en sa faveur. En
tout cas, nous nous devons d’interroger cette situation étrange qui
fait que ce qui est perçu comme l’exception de notre temps se trouve
au centre du dit coranique. À moins de considérer que le Coran est
un texte émanant de la même ère que celle qu’on continuait
d’appeler en 1949 des « sociétés primitives ». En pareil cas, de même
que Claude Lévi-Strauss souhaitait tirer des leçons pour notre siècle
de la politique des Nambikwara, nous serions en mesure d’extraire
un enseignement du texte coranique lui-même pour que dans notre
présent chaque groupe se pense en tant que tel « par rapport et par
opposition à d’autres groupes  » afin de constituer «  un facteur
d’équilibre entre l’idéal d’une paix totale qui relève de l’utopie et la
guerre également totale qui résulte du système unilatéral où notre
civilisation s’est aveuglément engagée » 30.
 
Telle serait la portée ultime de cette sourate, qui ciblerait le
cœur même du Coran puisqu’elle serait la dernière révélée. Le
troisième verset n’affirme-t-il pas  : «  Aujourd’hui J’ai parachevé
pour vous votre religion  »  ? On recueillerait avec cette assertion
l’indice du propos décisif faisant office de conclusion, arrachant des
mains des intégristes le sens guerrier, qu’ils estiment ultime, en
voyant dans la sourate  IX la dernière révélée du Coran, ainsi que
nous l’avons dit en début de chapitre. Nous constatons que le conflit
sinon le choc ou même la guerre des interprétations ne peuvent
qu’être relancés. Ils sont encore à venir. Le destin de l’islam (et du
monde) en dépend. Nous avons à lutter sur ce front. Avec bon sens,
celui qui annonce l’hospitalité et s’affranchit de l’hostilité.
On doit neutraliser les versets de l’hostilité en les situant dans le
contexte dépassé de leur apparition. Ils ont été édictés pour que la
nouvelle alliance gagne des adeptes et se fasse une place dans la
concurrence qui agitait un espace de croyance déjà occupé. Ces
versets, comme ceux de la guerre ou du sabre (ce dernier n’a pas été
évoqué ici) 31, appartiennent à la part coranique caduque, périssable,
révolue. Tandis que ceux qui instruisent la philoxénie, la
reconnaissance de l’altérité, tout comme ceux qui se réclament des
lois de l’hospitalité mises à l’épreuve par l’émulation éthique,
nourrissent abondamment la part pérenne, nous aidant à être
vigilants et à agir en faveur d’une politique de paix perpétuelle qui
reste pour nous aujourd’hui plus que jamais à l’ordre du jour quand
même nous n’aurions pas à occulter la part qui revient à l’agression
dans la collaboration de soi avec l’autre.
 
Cette distinction entre le conjoncturel et le perpétuel dans le
texte coranique a déjà été faite durant les années 1970-1980 par le
novateur soudanais Muhammad Mahmûd Tahâ, dans son essai Le
Second Message de l’islam 32. Dans ce livre, l’auteur donne la priorité
aux révélations premières, celles de La  Mecque, où l’adresse est au
genre humain (Yâ ayyuhâ ‘n-Nâs, «  Ô  vous les Humains…  »)  : ce
message leur accorde ainsi une dimension universelle, qui en assure
la permanence. Cette part constitue ce que M. M.  Tahâ appelle le
«  second message de l’islam  », toujours à venir. Son rang premier
relègue à l’arrière-plan de l’histoire les révélations plus tardives,
faites à Médine, où l’adresse est à l’usage des seuls croyants au credo
nouvellement institué (Yâ ayyâhâ ‘l-Ladhîna âmanû, «  Ô  ceux qui
croient…  »), ce qui réduit la transmission du sens à une
communauté particulière, soumise à des urgences politiques et
juridiques propres à une époque déterminée, vouée au changement.
Ces dispositions juridico-politiques, dont l’esclavage, la polygamie,
le djihâd, les hudûd (les sanctions pénales traduites en châtiments
corporels), ainsi que l’inégalité, d’une part entre les sexes, d’autre
part entre les croyants, les dhimmis et les païens – tous ces aspects
constituant la part obsolète dont le maintien ne peut que heurter
l’évolution du droit, des mœurs et des consciences.
Il s’agirait là, selon Tahâ, du « premier message de l’islam », qui
a déjà produit son effet et appartient au passé. Aussi convient-il de
nommer cet islam-là îmân – «  croyance  » –, en tant que religion
particulière formée à l’époque médinoise tardive. L’imân se confond
à un islam dont l’apparition et le dépassement peuvent être datés. Il
faudra nommer islâm la religion qui l’excède en amont et en aval.
Un autre islâm, plus « naturel », a existé avant et après l’islam, c’est-
à-dire en dehors de lui  : le Coran ne dit-il pas qu’Abraham était
adepte de l’islâm d’avant l’islam-imân 33 ? Et cet autre islam, témoin
du premier sentiment religieux, se retrouve aussi vif dans d’autres
croyances qui perdurent après l’avènement de l’islam-imân : n’est-il
pas possible de le repérer chez Pascal dans les fragments des Pensées
qui tournent autour de la notion de soumission (qui est le sens
premier du mot «  islam  ») située au fondement de la foi dans la
perspective du christianisme perçu comme unique «  religion
vraie » 34 ? L’idée de soumission clôt aussi le fragment 233 consacré
au pari : « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il
est fait par un homme qui s’est mis à genoux auparavant et après,
pour prier cet Être infini et sans parties, auquel il soumet tout le
sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa
gloire, et qu’ainsi la force s’accorde avec cette bassesse 35.  » Aussi
reconnaissons-nous chez cet écrivain chrétien la posture de l’islâm
renvoyant à la religion unique et universelle qui se trouve à
l’intérieur de chaque religion particulière.
Selon M. M.  Tahâ, cet islam second est resté historiquement en
suspens, en réserve  ; son avènement a été différé  ; il demeure
toujours en devenir  ; il est sans cesse à venir  ; c’est lui qui porte
l’horizon de l’adresse universelle, laquelle s’assimile à une promesse.
Cette ouverture anime les sourates reçues à La  Mecque, qui
témoignent de la religion universelle en réserve derrière toute
religion singulière 36.
Une telle proposition interprétative bouleverse la technique de
l’abrogation (naskh), qui appartient à la science du tafsîr, celle du
commentaire coranique traditionnel. Selon cette pratique, en cas de
contradiction patente, le verset postérieur abroge le verset antérieur.
Les intégristes usent et abusent de ce principe, eux qui rêvent
d’accorder l’ultime révélation à la sourate IX, pour que les versets 5
et  29, ceux du sabre et de la guerre, aient le dernier mot, en
favorisant l’hostilité et abrogeant, il faut le répéter, plus de cent
versets de sens favorable aux juifs et aux chrétiens. La conséquence
de la lecture proposée par Tahâ est bien d’inverser cette opération
chronologique en accordant la puissance de l’abrogation à ce qui a
été révélé en premier, à La Mecque, et à ce qui, à Médine, est resté
coloré par la teinte mecquoise. Car ces deux aspects, mecquois et
médinois, peuvent cohabiter au sein d’une même sourate, comme
c’est le cas dans la sourate V. Aussi la lecture de Tahâ corrobore-t-
elle par une tout autre voie la hiérarchie de sens qui trouve le point
d’équilibre entre la compétition et l’agression à laquelle aboutit le
recours à la technique rhétorique méticuleuse appliquée par Michel
Cuypers 37. S’accordent deux regards, l’un du dedans, l’autre du
dehors, l’un théologico-politique, l’autre discursif, pour que, dans le
message coranique, soit privilégié le devoir éthique sur la
conformité à la Loi aussi bien que sur l’hostilité à l’encontre des
altérités religieuses, notamment monothéistes. Mais ce privilège
conféré à l’émulation éthique n’est pas proposé comme un
escamotage, il est à considérer en tant que jeu d’équilibre entre
compétition et agression, pour reprendre les termes de Lévi-Strauss,
dans l’imposition d’une hiérarchie de sens en faveur du devoir
éthique, destiné à amortir la violence envers les autres
communautés concurrentes dans la foi.
Telle est la portée finale qu’il convient de dégager de la
sourate V, la dernière révélée à Médine après le retour du prophète
à La Mecque (pour accomplir le pèlerinage de l’Adieu à la veille de
sa mort). Cette sourate porte en elle autant l’esprit de l’imân
médinois que celui de l’islâm mecquois. Comment résout-elle la
contradiction inhérente à son message  ? En hiérarchisant le sens
pour lever toute ambiguïté et accorder la première place à la
reconnaissance de la diversité, selon une politique métaphysique
fondée sur la convivance et l’hospitalité. Il importe de toujours
repérer les indices de la religion universelle tapie dans les replis de
toute religion particulière, afin de favoriser l’émulation éthique et
de tempérer la violence contre les étrangers de la croyance 38.
En cheminant à l’horizon de cette religion universelle, il est
possible de nous adapter au préalable qui nous fera sortir de la
sphère religieuse elle-même et de nous instituer en poésie  ; le
programme, en somme, serait pour nous de passer du Coran au
Divan, c’est-à-dire de parcourir à l’envers le chemin proposé par le
Livre saint 39, lequel disqualifie les poètes car il devait voir en eux
des concurrents redoutables, capables de tracer cette voie
alternative.

1. L’impôt du dhimmi, du minoritaire, protégé par l’autorité islamique.


2. Jan Assmann, Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007.
3. Que nous avons déjà entamée dans « Le partage », voir Dédale, Paris, Maisonneuve
& Larose, printemps 1996, no 3-4, Multiple Jérusalem, p. 16.
4. Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris, Albin Michel, 2002, p. 202.
5. Il s’agit du professeur israélo-américain Amitaï Etzioni, directeur de l’Institute for
Communitarian Policy Studies à la George Washington University.
6. Avant-dernier président de la République islamique d’Iran (2001-2005).
7. Allah est Dieu en arabe, tout simplement. Dire Allah en français n’engage aucun
sens supplémentaire.
8. Alfonso X el Sabio, Cantigas de Santa Maria, quatre codex illustrés d’enluminures ;
deux sont conservés à l’Escurial, le troisième à Madrid et le quatrième à Florence.
9. Louis Massignon, «  La “Futuwwa” ou “pacte d’honneur artisanal” entre les
travailleurs musulmans du Moyen Âge  », in Écrits mémorables, Paris, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 2009, t. II, p. 613-639.
10. Esther W.  Goodman, «  Samuel Halevi Abulafia’s Synagogue (El Transito) in
Toledo », Jewish Art, 1992, no 18, p. 58-69.
11. Elle a vécu près de deux ans à Istanbul (1717-1718). Voir Lady Mary Montagu,
L’Islam au péril des femmes, Paris, La Découverte, 1991.
12. Elle a notamment résidé trois semaines chez un effendi de Belgrade, au cours de
son voyage pour Istanbul. Voir ibid., p. 136-137.
13. Terme souvent traduit par « polythéiste », utilisé en islam pour désigner l’idolâtre,
celui qui, dans son culte, associe quelque autre, quelque parèdre, au Dieu Un.
La Trinité est assimilée à ce type d’opération « associationniste ».
14. Jean Damascène, Écrits sur l’islam, Paris, Éditions du Cerf, 1992, p. 218-219.
15. C’est le poème  XII de Tarjumân al-Ashwâq, ensemble lyrique composé par Ibn
‘Arabî vers 1212. Comparez ma traduction avec celle de Maurice Gloton dans
L’Interprète des désirs, op. cit., p.  128. Ou encore avec la traduction anglaise de
Reynold A.  Nicholson, dans The Tarjumân al-Ashwâq, Londres, Theosophical
Publishing House, 1978 (1re éd. 1911), p. 70.
16. Comme pour entrer en écho avec le fragment d’Héraclite : « Le soleil est chaque
jour nouveau  » (fr.  6 Diels-Kranz, 88  Conche)  : voir Héraclite, Fragments, texte
établi, traduit et commenté par Marcel Conche, Paris, PUF, 1986, p. 306-308.
17. Ezra Pound, ABC de la lecture, Paris, Gallimard, 1967, p. 36-37 et 57.
18. Ibn ‘Arabî, Tanazzul al-Amlâk fî Harakât al-Aflâk, éd. Nawâf al-Jarrâh, Beyrouth,
Dâr Sader, 2003, p. 22.
19. Michel Chodkiewicz l’a éclairée dans un beau livre, Le Sceau des saints, op. cit.
20. Voir p. 26.
21. Ibn ‘Arabî, Al-Futûhât al-Makkiyya, chap. 161, Le Caire, s.d., t. II, p. 262.
22. «  À ceux qui croient et font bonne œuvre, nulle faute n’est imputable quant à
l’alimentation pourvu qu’ils soient pieux et croient et fassent bonne œuvre (‘amilû
aç-çâlihât)… » (Coran, V, 93). Ce verset apparaît dans la foulée de deux autres qui
recommandent de se détourner du vin (V, 90-91).
23. C’est moi qui souligne.
24. Cette réminiscence coranique (VI, 74-79) signale que Maimonide reçoit des échos
émanant des Écritures islamiques.
25. Mûsa Ibn Maymûn (nom arabe de Maimonide), Dalâlat al-Hâ’irîn (titre arabe
original du Guide des égarés), Le Caire, Husayn Atây, s.d., p. 157 et 580-591.
26. Michel Cuypers, Le Festin. Une lecture de la sourate « al-Mâ’ida », Paris, Lethielleux,
2007.
27. Dont le critère est celui qui « fait œuvre bonne » (‘amala çâlihan) du verset analysé
plus haut (V, 69).
28. Cet article, paru d’abord dans Politique étrangère, mai 1949, no  2, p.  139-152, est
réédité dans le numéro que la revue ethnies consacre aux rapports entre Lévi-
Strauss et les Nambikwara  : «  La politique étrangère d’une société primitive  »,
ethnies, hiver 2009, vol. XIX, no 33-34, p. 114-130.
29. Ibid., p. 129-130.
30. Ibid., p. 130.
31. Cf.  Coran, IX, 5  : il commande explicitement de tuer les païens  ; on remarquera
qu’il appartient à la sourate  IX, celle de la tawba/repentir tant chérie par les
intégristes belliqueux.
32. M. M. Tahâ, Ar-Risâla ath-Thâniya mina’l-Islâm, 6e éd., 1986, sans éditeur.
33. Cf. Coran, III, 67.
34. Pascal, Pensées, 268-270, éd. Brunschvicg.
35. C’est moi qui souligne.
36. M. M. Tahâ, Ar-Risâla…, op. cit., p. 108-109.
37. Nous apprenons que le livre de celui-ci consacré à l’analyse de la sourate  V (Le
Festin, op. cit.) vient de recevoir le prix international du livre de l’année octroyé
par la République islamique d’Iran ; l’annonce est accompagnée d’un commentaire
distinguant cette étude « as one of the best new works in the field of Islamic studies ».
La cérémonie de remise du prix a eu lieu à Téhéran, le 7 février 2009.
38. Nous approfondirons ce thème dans notre épilogue.
39. Cf. Coran, XXVI, 224-226.
4

Du déclin arabe

Être arabe aujourd’hui, c’est d’abord une fierté, celle de se


rattacher à une immense tradition intellectuelle et créatrice. Mais
c’est aussi une tristesse, liée au sentiment de déclin, de malaise, de
terrible échec. Comment ne pas être impressionné en effet par
l’écart entre ce qu’a été la civilisation arabe à son apogée et le désert
culturel actuel !
Un rapport du PNUD (Programme des Nations unies pour le
développement), publié en 2002, en fournit une illustration
sinistre 1. Dans le monde arabe, l’analphabétisme atteint 50  % des
femmes. Seulement 330 livres sont traduits par an dans cette vaste
partie du monde  : trois fois moins que la petite Grèce qui n’est
pourtant pas un modèle de grandeur  : ne souffre-t-elle pas, elle
aussi, d’un syndrome identique, celui d’un présent étique par
rapport à celui d’aïeux, fondateurs il y a deux mille cinq cents ans
d’une culture encore vivace, qui continue de percevoir en eux son
commencement ?
Par ailleurs le PNB de tous les pays arabes (producteurs de
pétrole compris) vaut moins que celui de la seule Espagne. Au désert
culturel s’ajoute la pénurie de production matérielle. Cette double
carence conduit les forces vives à émigrer vers des contrées plus
accueillantes, qui répondent aux ambitions d’une jeunesse
inassouvie et frustrée. Quoi qu’on en dise, l’immigration arabe
s’épanouit loin de ses territoires d’origine, dans les pays de la rive
nord de la Méditerranée et outre-Atlantique, tant en milieu anglo-
saxon que latin. Malgré les adversités héritées de l’histoire, malgré
les inégalités et les difficultés propres aux sociétés d’accueil, l’élite
d’une telle diaspora prospère aussi bien dans l’investissement de
capital que par le travail qui sollicite les capacités du corps, de
l’intellect ou de l’imagination créatrice.
Aussi assistons-nous à ce paradoxe, qui nous amène à constater
qu’à partir des pays arabes mêmes, il n’y a aucune vraie
participation aux grandes aventures de l’esprit ou aux belles
inventions de l’objet et du signe. Tandis que ce même monde arabe
est capable d’engendrer des individus performants qui, en Europe,
en Amérique, dans les laboratoires de recherche, réfléchissent sur
leur propre histoire aussi bien que sur les sujets qui agitent le
monde et participent à en tracer le destin. D’autres contribuent à la
production d’artefacts dans les ateliers et studios d’Occident. Mais
les uns et les autres le font dans l’exil de la langue et du corps. Très
souvent, l’excellence arabe s’exerce dans l’expatriation.
Du Maroc à l’Irak, il n’existe au début de ce XXIe  siècle aucune
institution de recherche ou de création digne de ce nom. Je ne vois
rien qui puisse stimuler une adaptation profonde du monde arabe à
notre temps. L’Irak seul avait de l’ambition dans ce domaine – une
ambition pervertie par une idéologie des plus agressives. On sait ce
qu’il en est advenu  : l’orientation militaro-industrielle et totalitaire
d’un régime belliqueux et hégémonique a entraîné la destruction
pure et simple du pays, parachevée par la malheureuse guerre
américaine.
Un constat similaire commence à être dressé dans les pays arabes
eux-mêmes. Ainsi le roi Abdallah, alors qu’il n’était encore que
prince héritier du trône saoudien (tout en dirigeant de fait son
pays), interpellait-il en substance ses homologues lors de la réunion
annuelle où se concertent les chefs d’État des pays de la péninsule
Arabique (c’était à l’automne 2001, au lendemain du
11 septembre) : « Nous possédons le nombre, un vaste territoire, de
l’argent. Pourquoi disposons-nous de si peu de pouvoir  ? Pourquoi
n’avons-nous pas les moyens d’agir sur quoi que ce soit, pas même
d’infléchir l’avenir de notre région ? »
Comment ne pas imputer cette situation catastrophique aux
régimes politiques qui sévissent dans le monde arabe et n’ont en
partage que le despotisme, la tyrannie, la dictature, le déni des
libertés élémentaires ?
Dans le cas de l’Arabie saoudite, il est nécessaire de rappeler la
place qu’y occupent des prêcheurs fanatiques  ; leur influence pose
une question qu’il est impossible d’occulter  : ce n’est certainement
pas un hasard si l’inspirateur des attentats du 11  septembre 2001
était saoudien, de même que quinze de leurs exécutants.
La monarchie saoudienne s’appuie, répétons-le, sur le
wahhabisme, qui présente une vision extrêmement schématique et
rigide de l’islam 2. Ce monothéisme radical annule toutes les formes
d’interrogation qui humanisent la terreur de l’Absolu. Dans cette
version de la religion musulmane, Dieu est absent, inconnu,
inconnaissable, réduit à une abstraction stérilisante. Ainsi toute
expérience intérieure se trouve-t-elle bannie, toute intercession
abolie. Alors il n’y a plus place pour jouir de la splendeur inquiète
léguée par les maîtres spirituels. Nulle légitimité n’est accordée non
plus à l’énergie populaire qui s’exprime à travers la théâtralité
dionysiaque du culte des saints. Tout ce qui fait le miel des
métaphysiciens et des anthropologues se trouve frappé d’ostracisme.
La richesse des traditions vernaculaires est emportée par
l’uniformisation qu’impose une doctrine qui ne conserve de la
religion que la Loi et le culte ; la norme impose de s’y conformer ; ce
qui instaure une étouffante censure sociale exercée par une police
des mœurs qui intervient au quotidien pour maintenir de manière
ostentatoire l’ordre patriarcal construit sur la révocation des
altérités, cantonnant les minorités et les femmes dans un statut
d’infériorité, manifeste dans la vie de la cité.
Le wahhabisme, c’est probablement l’interprétation la plus
pauvre qu’ait jamais connue l’histoire théologique et doctrinale de
l’islam. Dans la perspective qu’il trace, toute activité humaine
nécessaire pour construire et nourrir l’imaginaire et le symbolique,
tout ce qui touche à la création artistique ou littéraire, apparaît
comme une vanité, sinon comme une diversion par rapport au
primat accordé aux prescriptions cultuelles. Cette rigueur de
l’« orthopraxie » instaure une négation de la civilisation. Nul doute
que l’islam n’aurait jamais pu produire la brillante civilisation qu’il
nous a léguée s’il avait vécu dans son histoire selon les principes
imposés par les wahhabites. Eu égard aux prescriptions de la
religion qui la sous-tend, cette civilisation (qui fit muter la
Civilisation même) 3 s’est élaborée selon une pluralité de modes.
Tantôt elle a inventé en répondant aux exigences de la Loi (ainsi
avec le lien entre l’algèbre et les règles complexes de répartition
régissant les droits de succession 4), tantôt en en contournant le
noyau par des interprétations audacieuses (comme dans le soufisme
ou en philosophie ou en théologie au moyen de l’instrument grec),
tantôt en transgressant les commandements (comme pour les denses
poésies et iconographies bachiques, qui montrent que par la
médiation du vin des sujets d’islam convergent en conscience vers
un carrefour de civilisations où se rencontrent la Grèce, la Perse,
l’Arabie, la Latinité 5).
Mais laissons là l’islam. Tournons-nous vers l’arabité, qui est une
idée séculière. Que reste-t-il aujourd’hui de la grande idée de nation
arabe qui fut, au milieu du XIXe  siècle, si prometteuse qu’on n’hésita
pas à la baptiser nahzha, « sursaut, résurrection, renaissance » ? On
peut noter du reste qu’un grand nombre de promoteurs de cette
«  arabité  » étaient des chrétiens. C’était pour eux une façon de
placer la nation au premier plan afin d’éviter que la religion ne soit
le principe générateur de l’identité.
On le sait, l’arabisme a connu un échec cuisant. Car les hommes
politiques qui s’en étaient saisis pensaient que, pour réussir, il
suffisait d’être populiste et maître de l’invocation magique. L’idée
«  arabe  » apparaît comme une donnée  : c’est ce qui fait d’elle une
fausse évidence, un piège pour idéologues naïfs et militants
manquant de technique et de culture politiques. Parce que, comme
l’explique Ernest Renan dans sa conférence prononcée en 1882,
Qu’est-ce qu’une nation  ?, la communauté linguistique, la continuité
géographique, le partage de l’histoire, l’homogénéité ethnique, la
solidarité de l’appartenance religieuse, toutes ces conditions ne sont
pas suffisantes pour constituer une nation  : «  Une nation est un
principe spirituel » qui ne peut être assuré ni par la race, ni par la
langue, ni par les intérêts, ni par l’affinité religieuse, ni par la
géographie, ni par les nécessités militaires 6. Ce qui compte le plus
pour l’édification d’une nation, c’est une volonté politique qui
concrétise le désir de partager au présent un destin commun, dans le
souvenir d’un legs reconnu par tous. Or la véritable volonté
politique s’était exprimée à travers des entités déjà constituées qui
ont trouvé confirmation en s’adaptant aux structures de l’État-
nation. Comme la langue, l’histoire et la géographie n’ont pas réussi
à rassembler. Après l’effondrement de l’arabisme, rendu patent par
la défaite de juin 1967 face à Israël, de nouveau la scène fut vacante
et disposée à recevoir l’utopie d’une communauté fondée sur la
religion.
En vérité, l’opposition entre l’arabité et l’islam était factice. Dans
les années 1950, certaines puissances occidentales ont voulu tirer
avantage d’une telle opposition en constituant un axe islamique allié
(le Pacte de Bagdad) contre les arabismes hostiles de Nasser et des
Ba’ath de Syrie et d’Irak. Mais déjà, avec l’intuition qui le
caractérise, Camus confond les deux phénomènes lorsqu’il constate
leur effet sur les pays du Maghreb : « Les militants clairvoyants du
mouvement nord-africain, ceux qui savent que l’avenir arabe est
commandé par l’accession rapide des peuples musulmans à des
conditions de vie modernes, semblent parfois dépassés par un
mouvement plus aveugle qui […] rêve d’un panislamisme qui se
conçoit mieux dans les imaginations du Caire que devant les réalités
de l’histoire. Ce rêve […] est privé d’avenir immédiat. Il est donc
dangereux. Quoi qu’on pense de la civilisation technique, elle seule
[…] peut donner une vie décente aux pays sous-développés. Ce n’est
pas par l’Orient que l’Orient se sauvera physiquement, mais par
l’Occident qui, lui-même, trouvera alors nourriture dans la
civilisation de l’Orient 7. »
Cette analyse a été suscitée par le conflit qu’a connu la Tunisie
postcoloniale au lendemain de son émancipation, entre Bourguiba
l’occidentaliste et Ben Youssef, marqué par le tropisme oriental. Et
de fait, à l’époque, on menait au Caire, au nom du panarabisme, la
guerre contre les Frères musulmans inventeurs de l’islamisme. La
supposée alternative panislamique alliée de l’Occident sera activée
par les États-Unis d’Amérique jusqu’à la guerre contre les
Soviétiques, en Afghanistan, dans les années 1980. Mais le « lapsus »
de Camus relève de l’extra-lucidité  : car, comme l’histoire l’a
montré, le panarabisme et le panislamisme sont substituables l’un à
l’autre. Les caractéristiques qui les rassemblent sont beaucoup plus
prégnantes que les distinctions qui les séparent. La «  laïcité  » du
panarabisme n’est pensée ni philosophiquement ni juridiquement  ;
le cantonnement de la Loi religieuse ne se réalise qu’à travers le
recours au jeu d’équilibre entre les minorités. Là où panislamisme et
panarabisme se rencontrent, c’est dans l’exaltation d’une identité
alternative anti-occidentale, anti-démocratique, nourrie par une
protestation qu’anime une idéologie de combat totalitaire. C’est
pour cette raison qu’historiquement l’islamisme a succédé comme
naturellement à l’arabisme à partir du premier choc pétrolier de
1974. Car les deux phénomènes sont mus par la même énergie
sociale et anthropologique.
Et l’on constatera un autre élément qui semble avoir constitué
une ruse de l’histoire. Tant que les cités d’islam se conformaient aux
structures pré-modernes, elles étaient animées par la diversité
humaine, laquelle, quoi qu’on en dise, était soutenue par le statut de
dhimmi, qui accorde reconnaissance aux juifs, aux chrétiens et autres
sectateurs de croyances issues de ce fourre-tout que sont les
sabéens 8. Je ne partage pas la manière dont certains, en Europe,
dénigrent le statut de dhimmi, considéré comme infamant sui generis
parce qu’il accorde la reconnaissance à l’autre en l’humiliant et en
l’abaissant, comme l’écrit Jacques Ellul rendant compte du livre que
l’historienne britannique d’origine égyptienne Bat Ye’Or consacre à
la question 9. Se repère là un anachronisme dans le traitement du
sujet. À l’époque où l’universalité était théocentrée, la dhimmitude
constituait une avancée qui maintenait dans la cité la possibilité de
rencontres productrices de croisements, de métissage, d’hybridation,
de partage, d’émulation mimétique, d’introduction dans le récit de
l’autre, malgré les obstacles qui entravaient la circulation des
références de l’une à l’autre entité. Même à l’époque coloniale,
malgré la hiérarchie entre les races, les langues et les croyances,
malgré l’hégémonie et la dominance de l’étranger, de l’intrus devenu
maître, cette diversité des cités fut vaille que vaille active, pour la
jubilation de ceux, rares, qui l’ont par bonne fortune rencontrée.
Mais cette qualité islamique sera définitivement déroutée et
pervertie tant par le panarabisme que par le panislamisme, qui
finirent par constituer deux termes désignant un phénomène unique,
celui de l’enfermement sur soi, du rejet de l’autre, de son exclusion,
de l’effacement de la pluralité, au nom d’un fanatisme exclusiviste
portant atteinte à la présence juive et chrétienne dans les cités
d’islam. Pourtant les cités d’Orient se devaient de procéder à leur
modernisation par l’occidentalisation, qui aurait réorienté leur
prédisposition à accueillir l’autre. Ce processus les aurait aidées à
renforcer leur diversité constitutive en substituant à la dhimmitude
l’égalité citoyenne. Désormais, celle-ci ne tient compte ni de la
distinction ethnique, ni de l’identité sexuelle, ni de l’attribut
linguistique, ni du référent religieux, toutes dispositions laissées au
gouvernement du sujet par soi-même, capable de faire le partage
entre ce qui est déterminé par son héritage et ce qui concerne son
libre choix. Suite à cette « transmutation des valeurs », le statut de
dhimmi ne peut plus être ni revendiqué ni recommandé. Là, il se
transforme en archaïsme funeste, en « dégradation », pour reprendre
le vocabulaire de son pourfendeur fixiste Jacques Ellul. Ainsi le
panarabisme s’est-il révélé destructeur des minorités ethniques et
linguistiques  ; en ont notamment souffert les Juifs, les Kurdes, les
Druzes, les Berbères. L’islamisme qui lui succéda accéléra la saignée
pour vider les sociétés de leurs minorités religieuses (notamment
chrétiennes), lesquelles ne pouvaient se conformer à une
dhimmitude, fût-elle seulement diffuse  ; car l’expérience humaine a
montré combien ce dispositif est historiquement disqualifié et défait
par la démocratie et l’esprit du droit positif.
Relevons un autre échec  : celui de la modernisation matérielle
tentée depuis le début du XIXe  siècle. La colonisation et
l’impérialisme bourgeois en portent une part de responsabilité. Les
Européens n’étaient pas pressés de voir se créer à leur porte une
puissance économique concurrente.
Lorsqu’à la fin du XIXe  siècle, en Égypte, des enseignants et des
ingénieurs voulurent continuer l’œuvre de leurs maîtres en affinant
la traduction de manuels scientifiques, français notamment, ils se
heurtèrent aux autorités du protectorat britannique. Celles-ci
décidèrent d’interdire l’enseignement des sciences en arabe et
d’imposer la langue anglaise. De ce fait, le processus de
modernisation de la langue scientifique arabe fut interrompu alors
qu’il était parti des prémisses portées par certaines notions
«  médiévales  » riches en virtualités et adaptables au nouvel esprit
scientifique 10.
Dans les tentatives avortées de modernisation, a pu jouer la
fascination de la technique, dont on a cru pouvoir importer les
produits sans chercher à remonter aux concepts et aux spéculations
théoriques qui les ont rendus possibles. La chose coupée de l’idée
qui l’a fait naître ne pouvait que se dérober. On pensait qu’on était
capable de reproduire les nouveaux biens matériels tout en
demeurant fidèle à l’esprit conservateur de sa culture religieuse. Or
celle-ci avait en horreur toute forme d’innovation, jugée
préjudiciable à l’esprit de la tradition et à sa pureté originelle.
Alors comment être arabe aujourd’hui  ? Comment maintenir le
lien avec la première scène islamique ? Personnellement, j’entretiens
mes références arabes et islamiques comme traces – non comme
origine à restaurer. Pendant toute ma vie, je n’ai cessé de bâtir une
demeure mobile dans l’entre-deux et à la croisée de ma double
généalogie spirituelle, arabe-islamique et laïque-européenne. J’écris
en français et la langue arabe m’habite. Je la fais travailler en
français. Dans le monde de la mêlée et de la circulation qui est en
train de s’étendre, dans cette culture mondiale qui se met en place,
j’apporte ce que je suis, ce que je possède en propre et ce que je sais.
Une de mes raisons d’être, c’est de désenclaver la référence de
langue arabe, de la transmettre, de lui offrir la chance d’agir et de
féconder toute œuvre prête à l’accueillir.
Une occasion de se souvenir que cette trace arabe porte une
langue et une civilisation superbes. Il existe plus de quatre millions
de manuscrits arabes (il en existe soixante mille en grec et quatre
cent mille en latin). Nombre de ces manuscrits ne sont ni étudiés ni
publiés ; il y a de quoi alimenter des générations de chercheurs, de
poètes, de penseurs ayant le souci de l’ancien dans l’ultra-modernité
de leurs projets. Car, comme ceux des Grecs et des Latins, les écrits
des Arabes anciens conservent, lorsqu’on les fréquente assidûment,
une force d’actualisation stimulante. Ces Arabes anciens comptent
parmi les morts avec lesquels je ne cesse de m’entretenir.
Quant aux écrivains de langue arabe actuels, très souvent
lorsque je les lis j’éprouve un réel malaise : je trouve chez eux à la
fois l’amnésie de leur tradition et un ersatz occidental. Rien ne
subsiste de cet entretien avec les morts et aucune aventure n’ouvre
sur des chemins inexplorés. Bien sûr, plusieurs d’entre eux sont
traduits en de multiples langues et participent à l’activité courante
des lettres mondiales. Mais si je prends le cas du roman, je ne vois
pas une seule prose égaler celle qui anime le plus ancien témoignage
écrit des Mille et Une Nuits telles qu’elles apparaissent au fil du
manuscrit transcrit au XIVe  siècle, acquis par son traducteur, Antoine
Galland (1650-1714), et conservé à Paris, à la Bibliothèque
nationale de France 11. Dans ce texte, une étrange alchimie est à
l’œuvre, qui choisit avec tact entre deux niveaux de langue ; les flux
du littéraire et du vulgaire s’échangent par des vases communicants.
Entre grammaire et parataxe, ils produisent des écarts donnant au
propos cette verve qui manque tant aux prosateurs de maintenant,
parmi lesquels je ne repère pas un seul qui ait scintillé comme un
phare du siècle, à l’instar de Proust, Joyce, Tanizaki, Faulkner ou
Kafka.
Mais le monde arabe, au-delà de sa situation actuelle si sombre,
conserve un énorme potentiel porté par l’humanité des femmes et
des hommes répartis sur un immense territoire, où palpitent la
langue et les vestiges d’une civilisation très riche. Reste à trouver les
préalables politiques et les ressorts intellectuels pour les transformer
en avenir. Procédons d’abord à la synthèse qui met au point l’apport
historique des Arabes. Se saisir d’un tel legs implique de ne pas
s’enfermer dans la mélancolie et la nostalgie. Il exige d’être
intériorisé avant d’être dépassé et transféré dans une rupture
ouvrant vers la sortie cosmopolitique  ; au préalable il faut faire
choix d’une occidentalisation affinée par l’idiosyncrasie du sujet
d’islam, porteuse d’une trace autre, non encore inscrite sur la table
commune en cours d’édification.

1. Arab Human Development, PNUD, rapport 2002. Ce rapport a été conçu et rédigé
par des universitaires arabes.
2. Pour saisir la genèse et les effets de ce mouvement, voir Hamadi Redissi, Le Pacte
de Nadjd, Paris, Seuil, 2007.
3. Voir le chapitre suivant.
4. « […] composer dans le calcul de l’algèbre […] un livre concis […] dont les gens
ont nécessairement besoin dans leurs héritages, leurs legs, leurs partages, leurs
arbitrages […] » (al-Khwârizmî, Le Commencement de l’algèbre, texte établi, traduit
et commenté par Roshdi Rashed, Paris, Albert Blanchard, 2007).
5. Parmi les récentes publications dans ce domaine, citons  : Hafêz de Chirâz, Le
Dîvan, présenté, commenté et traduit par Charles-Henri de Fouchécourt, Lagrasse,
Verdier, 2006  ; Mary Bonnaud, La Poésie bachique d’Abû Nuwâs. Signifiance et
symbolique initiatique, Presses universitaires de Bordeaux, 2008 ; Les Vins d’Orient,
ouvrage collectif coordonné par François Clément, Nantes, Éditions du Temps,
2008
6. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Imprimerie nationale, 1996, p. 240.
7. Albert Camus, Actuelles  III. Chroniques algériennes, 1939-1958, Paris, Gallimard,
1958, p. 150-151. C’est moi qui souligne.
8. Voir chapitre précédent, p. 51.
9. Jacques Ellul, « Le dhimmi : l’opprimé de l’islam », in Israël. Chance de civilisation,
Paris, Première Partie éditions, 2008, p. 145-147.
10. Pascal Crozet, Transfert et appropriation des sciences modernes. L’exemple égyptien,
1805-1902, Paris, Geuthner, 2009.
11. Ce manuscrit a été publié par Muhsin Mahdi aux éditions E. J. Brill (Leyde, 1986).
5

La civilisation ou l’extinction

L’islam est à la fois une civilisation, une religion et une visée


politique. De nos jours, les deux premiers attributs sont éclipsés par
la violence des séditieux, qui perpétuent leur crime en se réclamant
de lui. Les attentats spectaculaires du 11  septembre 2001 ont été
commis au nom du djihâd, la «  guerre sainte  », qui a été
historiquement le vecteur de l’expansion islamique. Mais sa
réactivation par les terroristes actuels est-elle théologiquement
légitime  ? Peut-on inscrire sur le même plan et analyser selon les
mêmes critères l’expression de la guerre sainte maintenant et dans
des périodes antérieures  ? Il importe de révéler comment les
intégristes procèdent à des manipulations qui arrachent les notions
de leur temps de pertinence, en traçant une continuité conceptuelle
qui nie les mutations de l’histoire et la métamorphose des idées. Car
il est aisé de démontrer que, dans la tradition théologique, le djihâd
est soumis à des conditions particulières, qui ne sont pas réunies
dans la réalité du 11 septembre 1.
Plus encore, dans un effort d’interprétation dogmatique,
davantage acquis à l’esprit qu’à la lettre, il est possible d’inférer que
cette notion guerrière appartient à la part conjoncturelle des
prescriptions divines qu’une certaine évolution peut suspendre. Dès

le milieu du XIX siècle, deux générations de théologiens réformateurs
eurent tendance à rendre obsolète cette notion de djihâd, laquelle fut
rétablie, au milieu du XXe  siècle, avec véhémence, par les
doctrinaires de l’intégrisme, afin de mobiliser les énergies pour leur
appel à la guerre des croyances.
Cependant, la manière d’agir des intégristes islamistes ne fait que
confirmer la vision reçue dans le sens commun, selon laquelle
l’islam serait par nature belliqueux, hégémonique, conquérant,
politiquement violent. Qui ose néanmoins ouvrir les hostilités même
lorsqu’il se trouve en situation d’infériorité, qu’il ne dispose pas des
moyens de la guerre contre des ennemis désignés par lui et
autrement plus puissants que lui. Face à un rapport de forces
défavorable, il ne renonce pas à la guerre, mais l’adapte aux moyens
du terrorisme, qui se transforme alors en arme capable de produire
de hautes nuisances. Les candidats au terrorisme deviennent
redoutables lorsqu’il s’avère qu’ils sont prêts à mourir pour honorer
le mythe sacrificiel  ; ils font du don de leur vie un acte saint
ravageur.
Les événements du 11  septembre occupent encore les esprits et
exigent de l’humanité une lutte totale contre le terrorisme intégriste.
Et cette lutte constitue un défi pour la démocratie ainsi qu’une
épreuve. Outre les moyens de la guerre pour repérer les antres
mobiles des islamistes militarisés, il ne faut jamais perdre de vue
que c’est par la lente et tatillonne procédure judiciaire qu’il importe
de confondre les membres des «  réseaux dormants  », qui rôdent
comme gens ordinaires dans des sociétés fondées sur la liberté de
parler, de se rassembler, de circuler et d’entreprendre. Face à la
menace, il convient de contenir son impatience. C’est du reste dans
les moments extrêmes que s’éprouve la force du droit, lequel a
prévu l’extension de son autorité pour affronter les situations
d’exception.
Mais notre propos n’est pas d’instruire cette épreuve. Ce qui
compte pour nous, c’est de constater que de tels événements voilent
notre compréhension de l’islam comme phénomène historique
complexe. Ils nous coupent de ses virtualités et de ses possibilités et
confirment les stéréotypes qui le figent dans la place de l’ennemi. Or
l’interprétation orientée de l’islam est le meilleur allié de Ben Laden,
de ses suppôts et de ses épigones. Une des façons de lutter contre
l’intégrisme est de reconnaître à l’islam sa complexité et ses apports
à l’universalité. Pour ce faire, il convient de ne pas le réduire à sa
seule expression politique et guerrière et de l’envisager à travers les
deux autres instances où il s’est exprimé : il faut en effet l’approcher
comme civilisation et comme religion, avant de prendre en
considération sa vocation politique et guerrière.
En évoquant la civilisation islamique, je voudrais d’abord
tempérer le particularisme qu’instaure cette épithète. Et insister sur
une question partagée par tous, au-delà des spécificités formelles et
linguistiques qui distinguent les apports des peuples et des nations,
instaurant des différences et illustrant la diversité humaine à travers
le temps et l’espace. Je voudrais dépasser deux sortes
d’appréhensions, l’une comportant une part de vérité, l’autre
constituant le préjugé le mieux partagé.
La première cherche à circonscrire les contours des identités sur
lesquelles se construisent les civilisations. Ainsi est-on en droit
d’envisager l’étude des civilisations chinoise, indienne,
amérindienne, égyptienne… et d’évoquer leur naissance, leur
croissance, le temps de leur grandeur, l’heure de leur dépérissement
et même, en certains cas, l’instant qui les voit mourir.
La seconde concerne la vision projetée sur l’autre à partir des
communautés constituées : lorsqu’on se regarde d’une civilisation à
l’autre, on n’attribue qu’à soi et aux siens le statut de civilisés et on
rejette les autres dans la condition de barbares. Je souhaite le
dépassement de ce double abord (qui associe une vérité insuffisante
à un cliché) en intégrant à l’intérieur de tout établissement humain
une tension entre civilisation et barbarie. Cette tension produit de
l’énergie créatrice et accumule des œuvres. Là le pluriel se convertit
en singulier. Les civilisations nourrissent un principe civilisateur
unique, toujours menacé, assailli, agressé par la barbarie, et
l’histoire nous apprend qu’il n’y a guère d’acquis inentamé qui
délivre l’homme de l’aimant destructeur. Bref, l’acte civilisateur
émanant de l’une ou l’autre civilisation nourrit la civilisation tout
court, laquelle se trouve menacée par la barbarie qui gît au fond de
l’habile qui invente et édifie  ; si l’acte civilisateur exige effort,
rétention et dépassement, la barbarie, elle, correspond à l’instinct et
à l’état de nature : telle est la conclusion à laquelle parvient Freud
dans son Malaise dans la civilisation 2. Bref, la tension entre Eros et
Thanatos reste tapie en tout un chacun, prête à agir et à allumer les
feux de la guerre civile dont la virtualité crépite au plus profond de
notre être.
Le meilleur exemple pour illustrer ce constat est celui que
propose le XXe  siècle, où l’un des peuples les plus avancés de la
civilisation moderne, européenne, occidentale, a basculé avec le
nazisme dans la barbarie la plus ténébreuse et la plus funeste, une
barbarie alliée à la technique – ce que Heidegger considère comme
la «  fin de la métaphysique  ». Si l’on se fie à la vision du grand
historien arabe Ibn Khaldûn (XIVe  siècle) 3, l’on constate que ce
balancement entre civilisation et barbarie est le moteur qui fait
tourner la roue de l’histoire dans les territoires d’islam, à travers la
succession des États et des dynasties. Ce penseur a élaboré une
vision cyclique de l’histoire (une sorte d’éternel retour) : selon lui, la
civilisation des cités est destinée à périr, elle finira par rejoindre la
barbarie ; des forces vives, à l’énergie guerrière intacte, émanant de
la territorialité nomade et tribale, harcèlent, puis investissent les
cités et les détruisent  ; ensuite, ces nouveaux venus, qui
commencent leur ascension par un acte barbare, s’installent sur les
décombres de ceux qu’ils viennent d’anéantir  ; peu à peu ils se
mettent à rebâtir  ; ils se civilisent et grandissent avec ce qu’ils
construisent pour finir à leur tour par dépérir, avant d’être évacués
par de nouveaux venus – commençant barbares, grandissant
civilisés, dépérissant décadents… Ainsi sont-ils appelés à parcourir
les mêmes étapes dans une succession sans fin et irrévocable.
Je voudrais illustrer le fait civilisateur de l’islam dans cette
perspective. Et ma thèse sera immédiate et tranchée  : l’Islam a
conduit la Civilisation à un apogée qu’elle n’avait pas connu avant
lui. Pour étayer cette affirmation, il convient de choisir comment
situer l’Islam dans l’espace où il s’est déployé ainsi qu’à l’époque où
il s’est manifesté. Deux points de vue sont confrontés  : celui que
défend Henri Pirenne dans son Mahomet et Charlemagne 4, estimant
que l’apparition de l’Islam sur la scène méditerranéenne constitue
une rupture irréparable  ; et celui qu’éclaire Maurice Lombard dans
son livre L’Islam dans sa première grandeur 5, qui insiste sur la
continuité du fait civilisateur sous l’autorité islamique, du moins
durant la période qui court du VIIIe au XIe siècle.
Il va de soi que je privilégie la thèse de la continuité et qu’il
m’est aisé de l’illustrer dans de multiples domaines.
Je commencerai par l’architecture car, comme le dit Viollet-Le-
Duc, elle est «  le miroir de l’idéologie  ». C’est à travers les formes
qu’elle combine que se manifeste au plus clair l’état des êtres qui se
meuvent à l’ombre de ses édifices. Les monuments d’Islam ont su
adapter leurs nouvelles contraintes culturelles aux grandes
traditions architecturales rencontrées dans les terres de haute
antiquité qui viennent d’être conquises. Le Dôme du Rocher à
Jérusalem (692) représente le terme d’un processus enclenché au

VI siècle avant notre ère ; c’est une réalisation parfaite de l’idée du
plan centré inauguré par l’orchestre du théâtre grec, en suivant son
évolution à travers les trésors de Delphes, les temples ronds de
Rome, les églises paléochrétiennes et byzantines bâties en
conformité avec l’octogone ou centrées autour d’une croix grecque 6.
Tandis que la mosquée des Omeyyades à Damas (vers 710) illustre à
la perfection le plan basilical romain en déclinant ses trois hautes
nefs parallèles.
Bien sûr, les formes héritées sont soumises aux besoins de la
religion nouvelle puisque, dans l’un et l’autre de ces exemples, les
monuments destinés à la prière visualisent leur orientation vers
La  Mecque par l’intermédiaire du mihrab, cette niche qui regarde
vers la ka’ba, le cube vêtu d’étoffe noire, omphalos du monde, situé
au centre de l’enceinte sacrée, qu’affronte l’orant où qu’il se trouve
dans le monde et autour duquel tourne le pèlerin lorsqu’il est en
visite sur place.
Le décor aussi s’adapte à des exigences nouvelles. Pour honorer,
sinon l’aniconisme du temple, du moins la recommandation
prophétique qui limite la pratique de l’image à l’inanimé, les
mosaïques byzantines se sont dépouillées de leurs êtres animés,
personnages et bestiaire. Pour se limiter à un décor géométrique,
floral, emblématique et épigraphique à Jérusalem. Et pour proposer
à Damas des paysages qui associent l’architecture aulique aux
jardins fleuris, arborés, traversés par les flots des fleuves, que
certains avaient identifiés comme imitant le paradis coranique,
lequel offre une ombre de mille nuances prête à assouvir le rêve de
l’homme du désert asservi par la tyrannie du soleil.
Il importe de revenir vers les lettres monumentales qui brillent
sur les parois de la «  rotonde  » de Jérusalem car elles témoignent
d’un acte inaugural de haute portée. Ces lettres attestent d’abord
que l’édifice est daté (72 de l’hégire, soit 692 ap. J.-C.). Elles offrent
ensuite une des plus anciennes transcriptions coraniques. Elles
projettent enfin à une échelle monumentale l’écriture, transport du
parchemin au mur, qui invente la calligraphie. Celle-ci sera l’art
premier de l’islam, destiné à exalter la lettre où s’incarne la voix du
verbe divin, faisant d’elle le signe qui renvoie au symbolique et à
l’imaginaire, à l’instar de la Table des Lois dans la tradition juive et
du Corps dans le christianisme 7.
Et si l’on prend l’exemple des mosquées du IXe  siècle de
l’Occident musulman, celle de Kairouan et la Zitouna de Tunis, l’on
remarquera que les bâtisseurs de ces vastes salles hypostyles avaient
puisé dans les ensembles antérieurs, romains et byzantins, comme
s’il s’agissait de carrières ou de fabriques de chapiteaux et de
colonnes. Cela pourrait être interprété comme une négation de la
tradition antique et de ses dérivés, comme un déni du temple
romain et de la basilique byzantine. Et pourtant, les choses ont dû se
passer autrement puisqu’on a la preuve archéologique qu’à l’arrivée
des Arabes en Africa (vers la fin du VIIe siècle), la majeure partie des
ensembles monumentaux non seulement n’étaient plus en fonction,
mais qu’ils étaient à l’abandon, non entretenus, partiellement
écroulés, déjà à l’état de vestiges. Le remploi peut alors redonner vie
à un signe abandonné. Il peut entretenir l’émulation, faire en sorte
que celui qui emprunte se sente obligé d’être à la hauteur de la
chose investie et resituée à l’intérieur de ses propres murs. Le
repreneur peut même vouloir dépasser son bailleur en inventant un
espace d’une autre ampleur destiné à honorer l’ornement qui a servi
ailleurs.
Outre leur beauté intrinsèque, ces deux mosquées (surtout celle
de Kairouan), dans la profondeur de leur pénombre, constituent
deux musées de colonnes et de chapiteaux romains et byzantins  ;
ceux-ci sont tellement nombreux et variés qu’ils proposent de
précieux échantillons à partir desquels on peut esquisser un aperçu
du commerce du marbre et de son traitement ouvragé sur la scène
méditerranéenne. Ainsi, par le hasard du remploi d’artefacts
antiques, des monuments islamiques se transforment en
conservatoires d’un secteur de l’histoire de l’Empire, de Rome à
Constantinople.
Les œuvres produites en terre d’islam s’inscrivent, sinon dans la
continuité, du moins dans l’implication des références antiques.
C’est que les civilisations ignorent le culte du pur, elles n’inventent
que dans le mélange. Une autre mosquée fameuse illustre ce
phénomène. C’est la célèbre et très belle mosquée de Cordoue, qui a
fasciné plus d’un visiteur (des mille admirations qu’elle a suscitées,
je privilégie ce qu’en dit Edgar Quinet lorsqu’il la vit pendant l’hiver
1844 avec ses «  mille colonnes […] mêlées avec l’abandon de la
nature édénique 8 » ; ou ce qu’en écrit Rainer Maria Rilke dans une
de ses lettres, où il fustige l’intrusion catholique qui en a interrompu
la fluidité 9).
Cette forêt de colonnes, parachevée au Xe siècle, est la métaphore
d’une oasis qui, comme ses aînées de l’Africa, reproduit le jeu
d’ombres et de lumière scandant les palmeraies. C’est une « leçon de
ténèbres  » qui célèbre la nostalgie de l’espace des origines que se
donne l’Arabe en exil, loin de la terre de ses aïeux. Chaque colonne
articulée aux arcs est une métaphore du palmier, cet arbre fétiche
qui s’est lui aussi déplacé et a été acclimaté dans les jardins d’al-
Andalûs, tel celui qui suscita un fameux vers improvisé 10 du prince
omeyyade ‘Abderrahmân l’Émigré, rescapé vers 750 du massacre des
siens par les Abbassides dans les eaux ensanglantées de l’Euphrate et
tout juste établi sur les rives du Guadalquivir pour refonder et
relancer la dynastie destituée en Orient – avant d’acquérir un lustre
qui la conduira, quelque cent cinquante ans plus tard, à prétendre
représenter l’esprit impérial du Califat.
C’est cette mosquée de Cordoue, fondée justement par
‘Abderrahmân, qui témoignera de cette gloire impériale. Nous la
retrouvons pour y constater aussi le remploi des colonnes antiques,
auquel s’adapte une citation romaine puisée dans l’aqueduc de
Ségovie et qui apparaît à travers le double étagement des arcs (déjà
présent, il est vrai, dans la mosquée des Omeyyades de Damas, bâtie
vers 710 par le Calife al-Walîd  II). Le Basileus en personne envoya
au Calife une équipe de mosaïstes pour décorer le mur accueillant la
niche du mihrab et la voûte qui le précède 11. À travers cette cible
criblée par tous les regards retentit l’éclat sonore des tessères d’or,
d’argent, d’azur et d’émeraude. La visualisation technique de la
voûte tire un splendide parti esthétique de la croisée d’ogives, qui
aura un destin structurant pour les vaisseaux de lumière destinés à
chanter la divinité dans les contrées du Nord.
Cette mosquée, censée représenter l’art islamique par excellence,
est le produit d’une nostalgie arabe actualisée par des faits d’art
antique doublée d’une réminiscence romaine  ; en son point focal,
elle chante le luxe de Byzance et, en l’une de ses calottes, le
spectateur devine l’avenir gothique ou, plus encore, une annonce
baroque. Celle-ci se manifeste à travers le profil des coupoles
combinant des ogives qui se croisent et captent en certaines de leurs
ouvertures la lumière, créant un dynamisme géométrique ajouré
qu’on retrouvera quelque sept siècles plus tard en acte dans l’église
turinoise de San Lorenzo, bâtie par Guarino Guarini, en plein
XVII siècle .
e  12

Au moment où l’Europe s’est éloignée de la référence antique,


c’est l’Islam qui va en être le continuateur. J’en ai pour autre preuve
l’adaptation des thermes à travers les hammams, si nombreux dans
les villes d’Islam (et murés par les chrétiens lorsqu’ils reconquirent
les cités d’al-Andalûs, comme Cordoue : en ce début du XIIIe siècle, le
premier geste de l’autorité catholique fut ainsi de condamner l’accès
aux presque trois cents bains publics que comptait la ville, geste que
Nietzsche prend pour emblème afin de dénoncer le « nihilisme » du
corps dans la tradition chrétienne 13).
Ce sont les rites de purification qui donnent une chance de
survie et même de renaissance aux établissements romains, où l’eau
chaude et la vapeur circulent à travers des canalisations de briques
réfractaires distribuées le long de salles dont la fonction s’adapte au
parcours des degrés, du froid au chaud. Et les bains arabes ont repris
la division romaine en vestiaire (apoditarium), salle froide
(frigidarium), salle tiède (tepidarium), salle chaude ou étuve
(caldarium).
Il est aussi possible de repérer la continuité de la romanité à
travers deux autres réalisations, perçues en apparence comme
radicalement différentes.
Quoi de plus antithétique, en effet, que la rigueur de l’urbanisme
romain et l’apparente anarchie des cités islamiques ? L’un répond au
souci maniaque de l’idéalité orthogonale  ; l’autre propose un
écheveau qui ferait perdre le sens à l’avisée Ariane. Au tracé des
rues qui, en toute symétrie, ne se croisent qu’à angle droit s’oppose
le plus touffu des labyrinthes. J’épargnerai au lecteur les conclusions
ineptes qui ont été tirées de ce constat, attribuant la raison
géométrique aux maîtres du damier et le désordre de l’improvisation
à ceux qui laissent croître le dédale comme pour dérouter l’étranger,
incapable de discerner entre les voies ouvertes et celles qui
s’achèvent en cul-de-sac. S’y ajoute le sentiment d’angoisse
qu’instaure la feinte qui interrompt l’élan de la marche lorsque, dans
une venelle apparemment passante, vous êtes obligé de revenir sur
vos pas après vous être confronté à une impasse.
La vérité qui structure la ville islamique est plus complexe. Les
principes fonctionnels de l’urbanisme romain n’en sont pas du tout
absents. Seulement, le maître d’œuvre en Islam refuse de les
systématiser. Chaque cité est fondée sur la croisée du cardo et du
decumanus  ; ceux-ci sont souvent réalisés à travers deux parallèles
qui serpentent et conduisent à des portes s’accordant avec les points
cardinaux. Et dans la zone centrale de leur rencontre se déploient
les fonctions qu’accueille le forum  : le temple et le marché (où le
négociant côtoie l’artisan), parfois doublés du palais ou de la
citadelle. Très souvent, ce sont les vastes cours des grandes
mosquées qui font office de places (comme celles de la mosquée des
Omeyyades à Damas, d’al-Azhar au Caire, de la Zitouna à Tunis, de
la Qarawine à Fès).
Autour de cette amorce de plan romain s’agglutine le dédale
discontinu composé par une série d’unités rassemblées à l’origine
autour d’un même « esprit de corps » (tribu, clan, clientèle) – ce qui
fondera la logique des quartiers sur le pacte communautaire. Toutes
les villes historiques de la rive sud de la Méditerranée fonctionnent
selon cette double référence, qui donne à l’improvisation accordée à
la solidarité tribale, clanique ou ethnique une part structurante,
inspirée des principes urbanistiques romains. Cette dualité
paradoxale est vérifiable comme une constante à travers des cités
bâties entre le VIIIe et le XVIIe  siècle ; elle détermine le réseau urbain
aussi bien à Fès, Rabat et Marrakech qu’à Tunis, Le Caire, Damas ou
Alep.
Le deuxième exemple qui convertit une étrangeté islamique en
familiarité romaine est sans nul doute la maison 14. Ce qui
différencie la demeure arabe, c’est sa face aveugle, empêchant le
regard étranger d’y pénétrer  : la seule ouverture sur rue, la porte,
oppose elle-même à l’œil curieux l’obstacle d’un long passage en
double chicane. Cette disposition renforce la réputation de
fermeture dont jouit la maison d’Islam, en correspondance avec la
séparation entre l’espace privé et l’espace public, surdéterminée par
la dissymétrie sexuelle qu’instaure le code du dévoilement,
impliquant la protection des femmes du regard étranger dès qu’elles
se meuvent les membres, les cheveux et la face à découvert.
Mais il suffit de se retrouver à l’intérieur de ces bâtis pour
découvrir que la structure des maisons ne fait que reprendre le plan
romain centré autour d’un portique ouvrant sur une cour et, au-delà
d’une des ailes construites, se prolongeant par un jardin qui propose
à l’intérieur de l’enceinte une deuxième ouverture sur le bleu du
ciel. D’ailleurs, lorsque les cités italiennes renoueront avec la
référence archéologique romaine, elles retrouveront, dans les
demeures patriciennes de la Renaissance, l’usage du cortile, ce qui
leur donnera un étonnant air de ressemblance avec les hôtels de la
rive sud.
J’évoquerai enfin ce qu’il convient d’appeler la civilisation des
villas, qui a connu une interruption en Europe chrétienne et une
continuité en Islam. Toutes les grandes familles de Cordoue
disposaient d’un hôtel intra-muros et d’une villa aux environs de la
ville, particulièrement sur les hauteurs. C’est ce dont témoignent les
chroniques et que confirment parfois les vestiges archéologiques
dans les aires environnant Rusafa, Médinet az-Zahrâ’ et Médinet az-
Zâhira, à quelques lieues de Cordoue, cette agglomération tangente
à un méandre où s’évase le Guadalquivir.
Une œuvre littéraire majeure, De l’amour et des amants
(littéralement : « Le collier de la colombe »), écrite par un Cordouan
de l’an mil, Ibn Hazm 15, témoigne aussi de la migration des familles
à la belle saison vers ces villas d’agrément et d’exploitation, où l’on
respire le bon air et où l’on guette au soir la brise, au moment où les
miasmes de la canicule se saisissent des corps et figent les esprits qui
n’ont pu échapper au tissu compact des venelles et des murs, où la
brique complote avec la pierre pour resserrer l’étau de la chaleur.
Les traités d’agriculture, comme celui de Sa’d Ibn Luyûn (1282-
1349) 16, natif d’Alméria, décrivent par le menu la manière dont
l’espace est distribué dans ces propriétés où l’étable, les écuries, le
poulailler se trouvent relégués aux extrêmes, suivis par le domaine
des maraîchers, puis par le verger, avant d’en venir aux parterres
des fleurs séparés par des bassins, destinés à accueillir la musique de
l’eau qui jaillit, coule, se brise en passant d’un plan à l’autre, au plus
près de la villa proprement dite, maison du maître et de sa famille
en villégiature 17.
Nous sommes très précisément dans cette séquence intermédiaire
entre la villa romaine et les riches maisons de plaisance que se
construiront pendant la Renaissance les grandes familles de Toscane
ou de Vénétie. Et la distribution de l’espace décrite par Ibn Luyûn
est très proche de celle à laquelle se soumettra Palladio pour tester
son talent sans cesse renouvelé grâce à la réalisation de ses villas au
bord de la Brenta ou dans l’arrière-pays de Padoue, ou encore aux
environs de Vicence et dans l’aire qui prolonge la trame urbaine de
Trévise.
D’ailleurs, je saisis l’occasion qui m’a amené à citer les traités
d’agriculture dans ma description des villas pour évoquer le plus
célèbre d’entre eux, celui qui a été composé par le Sévillan du
XIII siècle Ibn al-‘Awwâm . D’abord, on apprend par cet écrit que
e  18

l’agriculture était considérée à la fois comme une science, une


technique, un art et un métier. Ensuite, cette œuvre est le produit de
multiples apports – babyloniens, grecs, romains, syriens, byzantins,
ibériques – soutenus par une méthode expérimentale. Ce type de
fusion crée le nouvel esprit de la civilisation qui a prospéré au nom
de l’Islam. En cette civilisation se sont rencontrées des traditions
restées avant elle isolées.
On constate alors que le principe de continuité ne concerne pas
le seul apport romain ou grec. Dans la fermentation, au sein du
même creuset, des traditions occidentales et orientales antérieures
se révèle la vérité de la civilisation d’Islam. Continuer ceux qui vous
ont précédés, en être l’héritier, n’implique pas la soumission du
disciple au maître, ni la préservation de quelque esprit conservateur.
De la table récapitulative, l’expert avisé accède à la synthèse qui
ouvre le registre d’une accumulation nouvelle. La continuité se fait
alors dans un esprit critique et pragmatique qui stimule l’invention.
Nous rappellerons plus loin comment les sciences développées en
langue arabe confirment ces principes.
L’exemple architectural exhibe aussi ses preuves en d’autres
lieux, qui impliquent un travail d’invention dans la continuité
d’autres traditions. Après avoir authentifié ce travail à travers la
tradition occidentale, on peut tout aussi bien le vérifier en Orient. Il
trouve une autre confirmation par rapport aux vestiges persans, par
exemple avec la voûte monumentale du palais sassanide de
Ctésiphon (VIe  siècle), qui servira de modèle à l’architecture des
iwân-s, universellement diffusée, à partir de la Mésopotamie, d’ouest
en est, de l’Égypte à l’Inde. L’iwân est cette voûte très élevée au
profil brisé, couvrant un vaste espace d’un seul tenant,
intégralement ouvert de toute sa hauteur sur une cour.
Cette imitation orientale apporte à l’oratoire d’islam la conquête
de la hauteur suggérant la symbolique de l’envol, associant
l’expérience religieuse à l’ascensionnel, au voyage de l’esprit dans le
voisinage des sphères célestes. Ainsi la transcendance est-elle
visualisée par la maîtrise de l’élévation. À l’inverse, les mosquées
occidentales précédemment citées illustrent dans leur horizontalité
une adhésion religieuse qui fait descendre le ciel sur terre et accorde
présence immanente à la transcendance.
Une des plus belles réalisations d’iwân est celle qui donne sa
forme à la médersa mamelouke bâtie au Caire par le sultan Hassan
(début du XIVe  siècle). Le chroniqueur cairote du XVe  siècle, Maqrizi,
nous révèle dans ses khitat que l’intention partagée par le
commanditaire et l’architecte était de rivaliser avec le modèle
sassanide en se lançant le défi technique et esthétique de le
surclasser tant en monumentalité qu’en beauté, avec une voûte qui
dépasse de cinq coudées le modèle sassanide de Ctésiphon 19.
Une autre invention soumise à l’imitation d’un chef-d’œuvre
ancien peut être recueillie dans l’architecture ottomane, où le génial
Sinan se fit, au XVIe siècle, l’émule d’Anthémios de Tralles et d’Isidore
de Milet, concepteurs du plan et de l’élévation de Sainte-Sophie
(532-537). Ainsi sera créé le troisième grand modèle illustré par
l’architecture des mosquées, à côté de l’iwân et des salles hypostyles,
basilicales. Sinan ne s’est pas contenté d’imiter Sainte-Sophie : il en
a assimilé l’inspiration et pour ainsi dire épuisé les virtualités à
travers les variations qu’il en a proposées.
De son œuvre profuse et évolutive, je citerai un ouvrage du
commencement, la mosquée Shahzad (1548) à Istanbul, où
l’architecte s’est éloigné du modèle en ajoutant deux autres demi-
coupoles latérales, obtenant ainsi un plan centré polylobé inscrit
dans un carré. Et comme la hauteur de la coupole (37,5  m) est
presque égale au côté du carré (38  m), le volume intérieur donne
l’illusion d’un cube, cette forme à laquelle Platon attribue
«  l’éternelle beauté  ». Le quadrilobe inscrit dans son carré répond
quant à lui au carré de la cour, appliquant ainsi la disposition
pythagoricienne des «  carrés tournant dans un cercle  » 20. Comme
toujours chez Sinan, le moindre détail est dessiné avec le plus grand
soin et contribue au dynamisme de l’ensemble, auquel on ne peut
ôter l’élément le plus infime sans troubler son irrévocable unité.
Par les références au platonisme et à l’esprit géométrique des
Grecs, par la monumentalité, par l’extrême précision du dessin, par
le souci du mouvement dans l’unité (qui était aussi celui d’Alberti),
l’expérience de Sinan constitue un superbe répondant par rapport à
celle de son aîné d’une génération, Michel-Ange. Dans l’un et l’autre
cas, le mythe de l’architecte démiurge s’est incarné en Orient et en
Occident à travers deux figures qui se sont succédé de très près dans
le temps.
Mais faut-il encore utiliser ces catégories (Orient/Occident)
qu’une telle œuvre déborde en aval et en amont  ? Cette
interrogation suggère de situer les produits venant de la civilisation
islamique, sinon dans une histoire partagée avec l’Europe, du moins
dans des diachronies, certes distinctes mais qui, en vérité, n’ont
cessé de se croiser sur la même scène méditerranéenne et de se
féconder en se frôlant et parfois en se projetant l’une sur l’autre.
Je repère, toujours à travers l’exemple architectural, une autre
contemporanéité entre des actes d’Islam et des projets d’Occident. Il
s’agit de la problématique géométrique, qui veille sur la réalisation
de l’articulation entre le cube et la demi-sphère. À partir des années
1420, elle a pu se manifester à travers les œuvres florentines de
Brunelleschi (sacristie de San Lorenzo, chapelle des Pazzi à Santa
Croce, Santa Maria degli Angeli). Or, en 1424, fut édifié à Bursa,
première capitale des Ottomans, Yechil Djami, la « Mosquée verte »
qui propose, avec sa pièce centrale, ses deux chambres latérales et
sa salle d’entrée, quatre résolutions différentes de la même
problématique, répercutant autant d’échos pour les recherches de
l’un des maîtres de la première génération du Quattrocento toscan.
Nous savons par les archives que Brunelleschi était le type même
de l’artiste dont les réalisations sont précédées par des spéculations
théoriques. Et, par l’œuvre seule, nous pouvons estimer que le
concepteur de la Mosquée verte était lui aussi un architecte
théoricien, puisqu’il propose dans un seul monument des solutions
multiples à un même problème  : comme si l’œuvre n’était que
l’illustration d’une dissertation comportant des méditations de pure
géométrie.
Ce rapport entre le cube et la sphère a été pensé par les
géomètres grecs  ; il a été approfondi par leurs successeurs arabes,
lesquels disposaient de traités de géométrie pratique (tel celui d’Abû
al-Wafâ’ al-Buzjâni, daté du Xe  siècle, Le Livre des constructions
géométriques nécessaires à l’artisan 21). La collaboration entre savoir
géométrique et architecture répond au même problème dans des
églises byzantines, coptes, wisigothiques, dès le Ve siècle.
En rappelant ces faits, notre but n’est pas de nier l’originalité de
Brunelleschi  ; au contraire, nous confirmons la démarche d’un
homme de la Renaissance cherchant à renouveler l’ancienneté
gréco-romaine et à s’en informer au préalable par l’enquête
archéologique. En ce qui concerne le maître de la Mosquée verte,
nous pouvons estimer qu’il appartient à une culture qui n’a pas
rompu le lien avec la référence antique.
Ce rapprochement et cette comparaison révèlent que nous nous
mouvons dans un espace géographique et imaginaire unique : celui
de la Méditerranée. À travers deux exemples appartenant aux
années vingt du XVe  siècle, nous constatons que la continuité des
références antiques n’a jamais cessé en Islam, tandis que la rupture
européenne a exigé l’idéologie de la Renaissance pour qu’il y ait
retour aux fondements oubliés.
Nous finirons ce cheminement en élargissant le champ de
l’architecture vers la sculpture et en restant pour une part à Florence
en compagnie de Brunelleschi. Celui-ci participa en 1401 au
concours lancé par la ville pour sélectionner l’artiste qui allait
décorer la porte du Paradis du baptistère, celle qui regarde la façade
de Santa Maria dei Fiore. Le sujet du concours, le sacrifice
d’Abraham, reste des plus familiers pour une mémoire nourrie de
rites islamiques. Comme si le choix du sujet était destiné à rendre
plus naturelle la rencontre de références islamiques chez Ghiberti, le
fameux orfèvre et sculpteur, qui remporta cette commande. Il s’était
initié à l’optique en étudiant al-Kindi (XIe  siècle), qu’il cite avec
respect, et surtout Ibn al-Haytham (XIe siècle), connu en Europe sous
son prénom, Alhazen 22.
Ce dernier, dans son De optica, consacre un chapitre au procès de
la saisie (al-Idrâk) qu’il soumet aux conditions de vingt et une
catégories enrichissant celles héritées de Ptolémée (la distance, le
mouvement, la lumière, la couleur, la vitesse, le lisse, le rugueux…).
Outre l’analyse de la perception comme phénomène tant physique
que psychique et mental, la visée ultime de la saisie se repère chez
lui à travers le discernement esthétique, qui distingue entre le laid et
le beau. Telles sont les catégories ultimes qui deviennent la raison
d’être de la saisie. Toutes les autres catégories se redéploient en
fonction d’elles pour proposer une vision esthétique relativiste.
Parmi tant d’autres repères, la mesure – «  le rapport équilibré
(tanâsub) et l’harmonie (al-i’tilâf) entre les parties  » – peut
caractériser le beau 23. Il s’agit bien de l’art des proportions, hérité
de la tradition platonicienne et pythagoricienne, divulgué chez les
artisans d’Islam par l’encyclopédie néoplatonicienne et
pythagoricienne destinée à leur éducation, celle des épîtres des
Frères de la Pureté (Rasâ’il Ikhwân aç-Çafâ’ 24, Xe  siècle). Et c’est
encore ce critère des proportions que s’approprie Ghiberti 25 pour en
faire le fondement de la beauté.
L’épistémologue et historien des sciences Gérard Simon
démontre dans un livre récent 26 que la révolution du regard
proposée par Ibn al-Haytham explique les termes dans lesquels se
formulera la question de la perspective, à la fois comme problème
technique de pure géométrie et comme « forme symbolique », pour
reprendre l’expression de Panofsky 27. Ainsi donc, la perspective, qui
est au fondement de la révolution donnant son identité aux arts
visuels d’Europe, ne peut s’expliquer sans la médiation d’une œuvre
écrite par un savant d’islam du XIe siècle, écrivant en langue arabe et
traduit en latin au XIIe. Cette direction analytique est saisie et
approfondie par Hans Belting dans un ouvrage qui confronte et
compare le lien entre science et art à deux moments d’effervescence
intellectuelle et de civilisation  : Bagdad aux IXe-XIe  siècles, Florence
aux XVe-XVIe siècles 28.
 
Avant d’en revenir à cet effet de l’optique sur les arts tant en
Orient qu’en Occident, constatons que, d’après Gérard Simon,
l’histoire de l’optique classique est envisagée selon une diachronie
unique où l’on reconnaît d’abord le commencement grec à travers
deux étapes, celle d’Euclide (IVe  siècle av. J.-C.) et de Ptolémée
(IIe  siècle), ensuite le temps intermédiaire arabe représenté par la
rupture d’Ibn al-Haytham (XIe  siècle), enfin le passage aux langues
vivantes européennes, au XVIIe siècle, où se sont exprimés des auteurs
comme Copernic, Descartes, Malebranche, qui ont tous marché dans
les pas d’Ibn al-Haytham  ; il faudra attendre les propositions de
Newton sur le spectre pour que l’histoire de l’optique prenne une
nouvelle orientation.
Il semble que le cas d’Ibn al-Haytham soit exemplaire comme
référence partagée entre l’Orient et l’Occident : elle fut intensément
active du XIIe au XVIe  siècle, de sa traduction latine par Vitellion
(XIIe  siècle) à sa publication imprimée par Federico Risnero, à Bâle
en 1572. Commençons d’abord par rappeler la genèse d’Ibn al-
Haytham, car le retour sur son parcours rectifie la vision convenue
sur le rapport des Arabes aux Grecs. Ils n’en furent pas seulement les
transmetteurs, mais aussi des lecteurs actifs et critiques, qui
cherchèrent et souvent réussirent à les enrichir, à les prolonger, à les
affiner. Ils firent ainsi évoluer sinon muter la science et son esprit.
Cela est manifeste quant à la filiation d’Ibn al-Haytham par rapport
à Euclide et Ptolémée, à un carrefour où convergent l’optique, la
géométrie et l’astronomie. D’ailleurs, Ibn al-Haytham a écrit un
traité qui interroge et critique Ptolémée en le lisant au plus serré ; il
en soumet la théorie au raisonnement mathématique comme à
l’expérimentation et finit par le réfuter ou le préciser, après avoir
fixé son jugement sur de larges pans de l’Almageste, du traité
consacré au Mouvement des astres, ou avoir passé au crible ses
propos sur les illusions d’optique et les miroirs en lien avec la
réfraction et la réflexion 29.
Revenons-en à l’effet d’Ibn al-Haytham sur les arts visuels, aussi
prégnant en Occident qu’en Orient. C’est son œuvre et ce qu’elle a
engendré comme corpus qui ont contribué à mettre en forme les
méthodes de représentation islamiques et européennes, en
apparence fort éloignées, sinon procédant de principes
philosophiques et ontologiques à tout le moins différents, ou même
antithétiques. Les deux formes par excellence de l’ornement
islamique, l’arabesque et les stalactites (muqarnaça), émanent des
mêmes schèmes géométriques qui éclairent les illusions optiques  ;
ces formes offrent au regard l’indécidable, provoqué par un
cinétisme creusant un abîme sur la surface plane ou dans l’espace
qui procure un doux vertige à quiconque le contemple.
La perspective, qui s’épanouit durant le Quattrocento en Toscane
après les tâtonnements du Trecento, est elle aussi redevable à
l’Opticae thesaurus Alhazeni Arabis, le manuel d’optique d’Ibn al-
Haytham dont nous avons mentionné l’influence qu’il a exercée sur
Ghiberti à propos des proportions. Le savant arabe a consacré
nombre de remarques, d’analyses et d’expérimentations à des
phénomènes d’illusion d’optique, en relation avec certaines des
catégories qu’il sollicite pour appréhender le procès de la saisie.
Quatre d’entre elles notamment concernent la perspective : lumière,
couleurs et distance (qui décrivent des phénomènes concernant la
perspective atmosphérique), vitesse (qui transforme la taille visible
des objets et constitue la matière de la perspective de mouvement).
Sur ce dernier point, Ibn al-Haytham a inventé une sorte de
kinétoscope, cercle où alternent des ajours et des plans aveugles à
faire tourner autour d’une statuette de cheval qui se met à galoper.
Pour la lumière, il construit sa propre camera oscura, reconstituée au
musée de Francfort dédié aux sciences arabo-islamiques 30. C’est
dans la solidarité de la forme (çûra) et du sens (ma’nâ) que
s’organise le schéma géométrique apportant la profondeur de la
perspective, laquelle procure l’illusion de la troisième dimension sur
une surface qui n’en comporte que deux. Ce jeu d’illusion ira jusqu’à
intégrer les « tromperies du regard » (aghlât’al-baçar), auxquelles Ibn
al-Haytham consacre sa troisième dissertation, impliquant aussi bien
l’expérimentation que le passage par l’analyse géométrique – celle-là
même à laquelle recourront les peintres et les architectes géomètres
fondateurs de la perspective mathématique à Florence, à l’instar de
Masaccio qui peindra dans la mouvance de Brunelleschi sa fresque
consacrée à la  Trinité 31  : œuvre picturale rayonnant comme un
manifeste en faveur de la nouvelle manière de représenter l’espace
en peinture. Cette question des illusions qui affectent le regard sera
abordée par Ibn Haytham en lien avec la lumière (et les couleurs,
par contraste avec l’obscurité), le mouvement (soumis à la lenteur et
à la vitesse) et la distance (privilégiant le segment médian qui
encadre le champ du visible borné en ses extrêmes par le seuil
d’invisibilité veillant sur le proche et le lointain). Au-delà de la
perspective, tous ces procédés convergeront vers la manière propre
aux réalisations des trompe-l’œil et des anamorphoses dans la
peinture occidentale.
Il est du reste surprenant que la même référence à Ibn al-
Haytham ait produit deux ordres visuels très éloignés, tout à fait
dissemblables. L’Occident, avec l’universalisation de la perspective,
aura opté pour l’illusion qui cherche à rendre compte du principe de
réalité. Il est peut-être rassurant qu’un tel transport d’une scène à
l’autre se mette à symboliser l’énergie qui a conduit l’Occident à
conquérir la matière  ; dans la solidarité entre science, art et
technique, l’appréhension du réel a facilité l’agir pour le
transformer. À l’inverse, l’orientation de l’esprit géométrique vers le
primat de l’ornement a accéléré en Orient l’accès à une abstraction
qui provoque le trouble des sens ; sa contemplation apporte l’ivresse
d’une jouissance éprouvée dans l’immobilité du non-agir ; le regard
vibre en saisissant le réel derrière la trame mouvante qui le voile et
le fait vaciller par l’effet d’une haute célérité cinétique. C’est bien en
effet en ces parages qu’opèrent polygones étoilés, stalactites et
autres réseaux d’arabesques.
 
Toutefois, ce dernier exemple illustré par Ibn al-Haytham et ses
effets orientaux et occidentaux facilite le passage des arts aux
sciences. Les idées que nous avons rencontrées en abordant
l’architecture ou les arts visuels, nous les retrouvons d’une manière
plus tranchée, plus nette, lorsque nous suivons le développement des
sciences en langue arabe, particulièrement les mathématiques. La
vision qui dominait à propos des mathématiques de langue arabe
consistait à retenir de leur histoire trois apports  : l’universalisation
des chiffres indiens, la découverte de l’algèbre et la transmission à
l’Occident de la tradition grecque (Euclide, Apollonius, Archimède,
Diophante…). Or cette vision paraît de plus en plus restrictive
depuis l’impulsion donnée aux recherches dans ce domaine par
Roshdi Rashed 32.
Il est désormais établi qu’à Bagdad, au IXe siècle, une mutation de
l’histoire des mathématiques a eu lieu en raison de la convergence –
par le phénomène des traductions – de traditions qui jusque-là ne
s’étaient pas rencontrées : au sein de la langue arabe se sont croisés
les legs égyptiens et babyloniens, grecs, persans, indiens et, on le
sait depuis peu, chinois 33. À partir de ces confrontations, des
différenciations et des synthèses ont alterné pour aboutir à
l’élaboration d’un nouvel esprit scientifique.
Focalisons un moment le regard sur le geste d’al Khwârizmî, qui
est à l’origine de l’invention de l’algèbre 34, laquelle reflète bien le
climat culturel et intellectuel d’un Bagdad aussi effervescent que
réceptif. Cette nouvelle mathesis, proposant une discipline
mathématique différente de l’arithmétique et de la géométrie mais
capable de les mobiliser pour son propre compte, correspond aussi à
un nouvel esprit scientifique, qui ne provient pas des disciplines
mathématiques seules mais aussi d’autres sciences comme celle des
linguistes et des juristes, chez lesquels était apparu le principe
combinatoire. Al-Khalîl Ibn Ahmad (718-786), mathématicien et
musicologue, était aussi fondateur de la phonologie, de la prosodie
et de la morphologie arabes. Dans ces domaines, notamment en
lexicographie et en prosodie, il met en œuvre une classification
exhaustive a  priori dont le procédé est combinatoire. «  C’est alors
qu’al-Khalîl élabore la théorie que l’on peut ainsi esquisser  : la
langue est une partie phonétiquement réalisée de la langue possible.
Les mots de celle-ci s’obtiennent par la combinaison et la
permutation des lettres ; les mots de celle-là sont ceux de la langue
possible qui vérifient les règles de compatibilité phonétiques et sont
effectivement utilisés. Le lexicographe se trouve donc confronté à
deux tâches à la fois  : l’une délibérément et uniquement
combinatoire  ; l’autre phonologique 35.  » La même démarche est
appliquée à la prosodie. Les savants de l’époque avaient d’eux-
mêmes perçu dans cette démarche combinatoire un calcul (hisâb).
«  Or cette méthodologie nouvelle est aussi une nouvelle
épistémologie, qui véhicule une autre idée de la science que celle
qu’avait léguée la tradition hellénistique… C’est cette même
conception de la science et de son objet, sous-tendue par la même
méthode, qu’on retrouve dans le livre d’al-Khwârizmî, avant de la
voir envahir d’autres domaines des mathématiques, aussi bien en
algèbre qu’en géométrie et en théorie des nombres 36. »
L’autre domaine de recherche pris en considération par al-
Khwârizmî, c’est le calcul des juristes concernant le legs. D’ailleurs,
le deuxième livre qui suit le Kitâb al-Jabr 37 wa ‘l-Muqâbâlâ (« Le livre
de la restauration et de la réduction ») est le Kitâb al-Waçâyâ («  Le
Livre des testaments  »), une mise en pratique des équations
algébriques à partir de cas d’héritage. Selon al-Khwârizmî lui-même,
certains juristes ont, dans leurs calculs, procédé à des opérations
algébriques pour résoudre leurs problèmes. Après l’invention de
l’algèbre, cette discipline sera indéfectiblement liée au calcul des
héritages et des legs, ce Hisâb al-farâ’iz’ (« Calcul des obligations »).
En fondant une science sur le calcul des inconnues (appelée ash-
Shay’, « la Chose », ce par quoi on nomme aussi le Dieu enveloppé
d’inconnu), indépendamment de ce qu’elles représentent et en
passant pour ce faire par la soumission aux règles de la
démonstration, al-Khwârizmî invente une discipline neuve qui n’a
émergé ni chez les Grecs (Euclide, Héron, Diophante), ni chez les
Indiens (Âryabhata, Brahmagupta), les uns et les autres commençant
à circuler à l’époque en milieu de langue arabe.
Depuis cette invention et le dense corpus qui la fit progresser et
s’épanouir en langue arabe même, le champ de l’influence qu’ont
exercée les mathématiques arabes dans l’Occident médiéval s’est
élargi tant en arithmétique, en algèbre qu’en géométrie. L’Europe du
XII siècle redécouvre Euclide suite à la traduction latine des Éléments

à partir de leurs adaptations arabes. De multiples autres traductions


latines de l’arabe circuleront dans les cercles savants d’Europe (ceux
de Khwârizmî, l’inventeur de l’algèbre, d’Ibn al-Haytham, etc.). Et il
est désormais admis que le mathématicien européen le plus inventif
du début du XIIIe siècle, Fibonacci, savait l’arabe, avait procédé à des
voyages de formation scientifique et puisait à la source 38.
Mais l’apport des mathématiques arabes ne se réduit pas à cette
circulation limitée au Moyen Âge. L’opposition entre science
médiévale et science moderne ne résiste pas à l’examen des faits.
Deux savants séparés de plusieurs siècles peuvent être
«  contemporains  » par leurs recherches  : tel est le cas de Fârisi
(algébriste du XIIIe  siècle) et de Descartes pour la théorie des
nombres. Ou des travaux d’al-Karaji (XIe  siècle), appliquant
l’arithmétique à l’algèbre à travers des opérations appelées
«  polynômes  » qui, jusqu’au XVIIIe  siècle, formeront le cœur de tout
traité d’algèbre. Ou le «  binôme de Newton  » et le tableau des
coefficients, nommé « triangle de Pascal », qui se trouvent déjà dans
le traité d’as-Samaw’al (XIIe siècle) 39.
En suivant les pas des mathématiciens qui ont cheminé dans la
voie ouverte par Khwârizmî (pour qui l’algèbre est conçue comme
une science destinée à résoudre des problèmes aussi bien
numériques que géométriques), nous découvrons que l’articulation
entre algèbre et géométrie a créé une école très active et très
inventive. Sharaf al-Dîn al-Tûsî (fin XIIe  siècle) en est un brillant
représentant. Ce mathématicien a eu notamment l’intuition de ce
qu’on appelle le «  polygone de Newton 40  ». Son œuvre comporte
plusieurs innovations dont le dépassement devra attendre Descartes
ou Fermat. Ses méthodes numériques très élaborées laissent les
recherches de Viète en retrait.
En intégrant les apports des mathématiques arabes dans une
histoire commune, on constate que les classifications habituelles se
trouvent bousculées. On peut illustrer cette démarche par l’histoire
des parallèles qui s’avère une, d’Euclide à Henri Poincaré 41, en
enregistrant les remarques pertinentes des mathématiciens arabes
du Moyen Âge, lequel ne peut plus être confondu avec des temps
obscurs. À l’époque, une raison souveraine et non contrainte pensait
les mathématiques théoriques et, par l’expérimentation, pouvait les
mettre en pratique. Cet état d’esprit perdurera jusqu’au XVIIe  siècle
européen, où une autre rupture naîtra.
Il n’est pas anodin de relever que les mathématiques exprimées
en langue arabe avaient déjà un caractère international, attribut
qu’on croit appartenir aux seules sciences modernes et occidentales.
Finalement, il n’y a de mathématiques ni arabes ni européennes ou
occidentales ; il existe seulement une langue qui, pendant un temps,
a le privilège d’être le véhicule d’une recherche à laquelle
participent des sujets appartenant à des ethnies, à des nations, et
avec des croyances diverses. Au-delà des différenciations et par le
jeu des synthèses, l’histoire des mathématiques est une : elle a eu un
temps de langue grecque, un temps de langue arabe, un temps de
langue latine et enfin un dernier temps de langues vivantes
européennes.
Si l’exemple des mathématiques radicalise l’usage au singulier de
la civilisation, nous verrons aussi que le discours le plus opposé
nous conforte dans un tel usage. Si nous nous déplaçons en effet des
sciences à la mystique  ; si nous migrons du discours objectif à
l’expression subjective  ; si nous voyageons du témoignage de la
raison logique aux énonciations de l’expérience intérieure, nous
verrons que, malgré la différence des croyances, l’idée d’une
diachronie commune est plausible, au-delà du jeu des convergences
auxquelles prédisposent toutes les mystiques par leur façon de
déborder la particularité du culte et du rite qui singularise les
croyances.
Là encore, le soufisme sera l’héritier de traditions spéculatives et
spirituelles diverses  : vers la base de la méditation coranique
afflueront les interprétations néo-platoniciennes, les disciplines du
monachisme des Pères, anachorètes du désert, l’esprit de la lumière
diffusé par Zoroastre ainsi que l’exercice des retraites ascétiques
chez les brahmanes, ou même la pensée paradoxale des taoïstes
(fondée sur l’union des contraires, la tension entre féminin/masculin
et le temps de la création permanente). Cela fait du soufisme une
spiritualité puisant dans une pensée et une expérience qui portent
en elles les traces de traditions spirituelles antérieures. Il acquiert sa
maturité par l’écoute et la réception d’écoles et de méthodes
nombreuses, dont certaines se sont déjà fécondées entre elles alors
que d’autres ne s’étaient jamais rencontrées.
C’est ce brassage qui donne la profondeur du sentiment religieux
dont témoignent les soufis, et que René Guénon estime être le plus
complet dans sa manière de rendre compte de ce qu’il appelle la
« doctrine unique », dont il a perçu la vérité, d’un éclat à l’autre, au
long de ses pérégrinations à travers les grandes traditions
spirituelles. Il tira du reste les conséquences de sa conclusion en
entrant en islam par la voie du soufisme, engendrant le
rassemblement de disciples autour de la revue des Études
traditionnelles, laquelle constitue le terreau des intellectuels convertis
d’Europe – en particulier Martin Lings et Michel Chodkiewicz.
Comme pour les autres domaines, cette capacité d’englober est
un don de l’expansion islamique ; elle réalise la décision coranique
de promouvoir l’Islam comme nation du milieu (« Ainsi avons-nous
fait de vous une communauté médiane  », Coran, II, 143 42). C’est
dans cette particularité que Toynbee identifie la singularité de
l’Islam, seule entité à s’être frottée simultanément aux frontières de
l’Europe occidentale, de Byzance, de la Chine, de l’Inde et de
l’Afrique noire. Cette mitoyenneté de la diversité donna à la langue
arabe le privilège d’être en contact avec les domaines que
recouvrent le latin, le grec, le chinois – le sanscrit s’ajoutant aux
domaines intégrés qui ont rendu disponibles les savoirs déposés dans
les langues persane, syriaque, araméenne, hébraïque, démotique,
amharique. L’Islam a soudé ces traditions disparates, il les a unifiées
et revivifiées les unes par les autres.
En raison d’une telle situation, le «  plus grand maître du
soufisme », Ibn ‘Arabî (Murcie, 1165-Damas, 1240), a eu droit à des
associations multiples. L’œuvre est si polymorphe et ouverte que son
auteur a été perçu tantôt comme un « chrétien inconscient » (par le
jésuite espagnol Miguel Asín Palacios 43), tantôt comme un néo-
platonicien (par l’Égyptien A. E.  Affifi 44, élève de Reynold
A.  Nicholson). Tout en préservant son originalité, sa complexité et
sa polyphonie, Henry Corbin 45 l’a infléchi, non sans raison, vers
certaines traditions gnostiques, qui l’assimilent à des prédispositions
shi’îtes et iraniennes. Ou encore, le Japonais Toshihiko Izutsu le lira
dans une étonnante et féconde proximité taoïste 46. Cette pluralité
d’interprétations a conduit Michel Chodkiewicz à rappeler
l’obédience sunnite orthodoxe du maître murcien, au-delà de toutes
ses audaces et des écarts impressionnants que suscite la tension
entre loi et expérience  : celle-ci apparaît dans toute pratique
mystique, mais parvient à son acmé chez Ibn ‘Arabî 47.
 
Pour rester dans le seul domaine « occidental », il est possible de
forger une diachronie commune de la mystique. Je convie le lecteur
à l’exercice de ce « forgeage » en prenant l’exemple de l’expérience
avec l’Invisible. Le premier chaînon serait représenté par Plotin
lorsqu’il parle théologiquement de l’aphatos 48 (l’ineffable). Je
suggère de mettre en second Philon d’Alexandrie, bien qu’il ait été
actif deux siècles avant Plotin. Car ce dernier continue
exclusivement la tradition grecque (en plein IIIe  siècle), tandis que
Philon (au début du Ier  siècle) ouvre, pour toutes les descendances
monothéistes, la voie de l’articulation entre philosophie hellénique
et Écritures révélées.
Philon, le juif de langue grecque, méditera sur la figure de
l’invisible en associant les concepts grecs à la Bible. Il lira la parole
de Yahvé à l’adresse de Moïse  : «  Tu ne peux voir ma Face  »
(Exode  33,20), en invoquant l’aperinoutos (inconcevable),
l’aperigraptos (impossible à circonscrire), l’askèmatistos (impossible à
figurer), l’atheatos (impossible à contempler). En s’engageant dans la
nuée obscure, Moïse va «  comprendre que Dieu, dans son acte
d’exister, est incompréhensible à toute créature, et voir précisément
qu’il est invisible 49 ».
Ainsi le sujet s’installe en présence du mystère, qui va engager le
langage face au défi de l’indicible et de l’invisible. Ce site aménagé
pour donner place «  au Tout-Autre ici présent  » sera massivement
occupé par les Pères de l’Église. Et c’est à la patristique que
reviendra le troisième chaînon, puisque Philon n’a eu de
descendance directe que chrétienne. Parmi les Pères, je prends deux
voix débusquées au moment où elles retrouvent la méditation dans
l’environnement du même verset mosaïque. Jean Chrysostome (344-
407) assimile la vision à la connaissance  : «  Car les vertus
incorporelles n’ont pas de prunelles, ni d’yeux ni de paupières, et ce
qui chez nous est vision est chez elles connaissance. Aussi, lorsque
tu entends que “personne n’a jamais vu Dieu”, imagine-toi entendre
que personne n’a jamais connu Dieu dans son essence avec une
entière exactitude 50. »
Mais Grégoire de Nysse (seconde moitié du IVe  siècle), tout en
n’ignorant pas la conversion de la vision en connaissance, persiste à
demeurer dans la quête de l’illimité qui engage le regard. Comme ce
qui est recherché pour être vu n’a pas de contours, sa quête devient
infinie, elle est souci de tous les instants et se trouve ainsi assimilée
à la quête esthétique (celle du Beau) et à la quête amoureuse (celle
du désir toujours inassouvi) : « Nulle limite ne saurait interrompre le
progrès de la montée vers Dieu, puisque d’un côté le Beau n’a pas de
borne et que de l’autre la progression du désir tendu vers Lui ne
saurait être arrêtée par aucune satiété 51. »
Or, il se trouve qu’il y a un verset coranique qui est l’équivalent
exact du verset biblique  ; il concerne le même épisode mosaïque  ;
c’est presque une citation, recréée dans le génie de la langue qui l’a
accueillie : Lan tarânî (« Tu ne Me verras point » ; Coran, VII, 143).
La formule en arabe est tellement frappante par la force de sa
concentration qu’elle s’est transformée en station où s’arrête le
cheminant soufi, lequel constituera notre quatrième chaînon. Illustré
par le commentaire écrit par un des maîtres de la Voie, Qushayri
(986-1072), dans son tafsîr (exégèse coranique) 52.
Curieusement, dans le commentaire du soufi se croisent comme
en pointillé les perspectives tracées par les deux Pères du IVe  siècle.
D’abord, Moïse est représenté en amoureux ivre lorsqu’il décline sa
demande à Dieu  : «  Laisse-moi voir, que je te contemple  » (Coran,
ibid.) 53 ; il était inconscient au point qu’il ne se rendait pas compte
de l’inanité de sa demande, car l’amoureux sait que la figure aimée
l’habite au point qu’il ne la reconnaîtrait pas si elle venait à se
présenter devant lui. Qu’en est-il alors du sujet d’amour qu’aucune
figure ne peut contenir ? Ce n’est qu’en revenant à l’état de sobriété
que Moïse a saisi l’impossibilité de sa demande, qui confond vision
et connaissance. Mais cette confusion n’est que le signe de la quête
infinie d’un désir que rien ne rassasie. Et Dieu confirmera son
prophète dans son élection et sa proximité, finira par dire Qushayri
en commentant la suite de l’épisode coranique donnant à Moïse le
privilège d’entendre l’inaudible, le situant ainsi par l’ouïe au plus
près de ce « Tout-Autre ici présent ». Ce privilège donne à Moïse la
puissance «  d’entendre le grincement du calame sur la Table  »
lorsque Dieu dicte ses commandements aux anges scribes pour
parachever le Décalogue.
 
Asín Palacios ne manque pas de recenser les proximités et les
ressemblances entre Ibn ‘Arabî d’une part, Jean de la Croix et
Thérèse d’Avila d’autre part, tout en insistant sur la haute précision
de la pensée plotinienne chez le soufi de Murcie 54. Il signale aussi de
nombreuses coïncidences entre le Shaykh et les Pères. Par son
enracinement dans les fondements néo-platoniciens (où l’historien
perçoit une avance de deux siècles sur les penseurs européens de la
Renaissance), par ses croisements avec les observations des Pères, il
est légitime de situer Ibn ‘Arabî comme le cinquième chaînon, qui
conduira à l’ultime que comporte notre diachronie et qui est
représenté par les deux grands mystiques de la contre-réforme
catholique telle qu’elle s’est exprimée en langue castillane.
Il y a même matière à raccorder ces chaînons à notre exemple de
l’expérience de la vision qui, dans le cas présent, n’est autre que la
connaissance intuitive 55. Ainsi, Ibn ‘Arabî et Jean de la Croix se
rencontrent dans une attitude qui exclut de la contemplation tout ce
qui n’est pas Dieu. L’un et l’autre ont finalement une conception
agnostique d’un Dieu inaccessible à tout ce qui n’est pas Lui. La
contemplation acquiert sa perfection dès lors qu’elle se dépouille de
toute analogie avec le créé. Elle est bornée par l’expérience
métaphysique d’un Dieu sans mode, obscur, enveloppé de ténèbres,
producteur d’angoisse  ; le mystique va vers Lui dans la nudité de
l’esprit, dans une tristesse spirituelle censée être la clef de la
contemplation. Tous deux, Ibn ‘Arabî et Jean de la Croix, partagent
ces caractéristiques, à la recherche d’un Dieu qui «  n’a ni forme ni
figure » ; et la mémoire « va sûrement, vide de forme et de figure, et
s’approchant ainsi plus de Dieu ; car plus elle se rive à l’imagination,
plus elle s’éloigne de Dieu […], parce que Dieu […] ne tombe pas
dans l’imagination 56  ». Ainsi parle Jean de la Croix dans son
commentaire du vers  3 de Llama de amor viva («  Flamme vive
d’amour »). Les mêmes mots auraient pu servir à Ibn ‘Arabî pour
commenter l’un des vers de son Interprète des désirs 57.
 
Ce que nous avons proposé jusqu’ici dans trois domaines variés
est loin d’être exhaustif  ; nous ne l’avons présenté qu’à titre
indicatif. Notre structure civilisatrice est fondée, dans sa différence
même, sur une identité de scène et de parcours, nous pouvons en
vérifier la validité dans le domaine de la littérature en évoquant
l’extraordinaire résonance entre Dante et Ibn ‘Arabî 58  ; ou dans le
croisement entre traditions romanes et arabes à propos des thèmes
et de la prosodie qui scandent l’amour courtois 59 ; ou encore avec la
circulation du mythe littéraire de la folie d’aimer jusqu’à en mourir,
mythe inconnu des Grecs et des Latins, des Hindous et des Chinois,
inventé par les Arabes pendant la seconde moitié du VIIe  siècle avec
la légende de Majnûn et Layla ; il migrera en Europe pour s’incarner
en Tristan et Yseult, en Roméo et Juliette, et sera ravivé par la
figure du jeune Werther  ; le thème connaîtra des réapparitions
contemporaines avec les surréalistes, L’Amour fou de Breton ou Le
Fou d’Elsa d’Aragon 60 ; ou encore avec l’effet occidental des Mille et
Une Nuits, de Galland à Borges et à Michel Butor en passant par
Potocki, Beckford, Restif de la Bretonne, Eugène Sue, Alexandre
Dumas, Proust 61, sans oublier la fascination qu’éprouvèrent envers
ce mythe les cinéastes, de Pasolini à Raoul Ruiz 62.
De plus, nous pouvons tester la pertinence de la même structure
civilisatrice autant en philosophie (notamment avec le rôle
d’Averroès et de sa descendance latine et hébraïque, à propos du
concept de séparation, qui conduira à la théorie de la laïcité 63) que
dans la pensée politique (particulièrement avec l’adaptation par
Farabî à l’Islam de la cité utopique de Platon 64) ou en théologie (où
l’on perçoit comment l’islam, avant de privilégier l’« orthopraxie », a
recelé tous les possibles de l’interrogation métaphysique, ceux-là
mêmes qu’a rencontrés le christianisme 65).
La fécondation de ces champs multiples est due pour l’essentiel
au lien privilégié qu’a noué la langue arabe avec la langue grecque.
Comme la fiction qui a fonctionné poétiquement et
philosophiquement, de Hölderlin à Heidegger, selon laquelle la
langue allemande se fait le délégué de la langue grecque, reprenant
pour son propre horizon l’Ur occidental (par transvasement, le flux
du grec s’incarne dans l’allemand pour actualiser le commencement
européen), de même, une fiction approchante a été projetée sur la
langue arabe. En témoigne le poète et poéticien juif de Grenade,
Moshe Ibn ‘Ezra (vers 1060-1135), une des trois grandes voix
poétiques hébraïques d’Al-Andalûs (avec Ibn Gabirol et Yehuda
Halevi). Ibn ‘Ezra a en effet pratiqué et pensé la langue arabe avec
cette compétence, qui lui fait répercuter le dit qui clame que
«  l’arabe parmi les langues est comme le printemps parmi les
saisons 66 ». En effet, d’une part, chez les locuteurs de cette langue,
la poésie est innée (t’ab’) alors qu’elle est acquise partout ailleurs
(tat’abbu’) 67. D’autre part, ont été déposés en elle, par une
translation historique, tous les sens accumulés dans le grec tel qu’il a
été loué par Râzî (Xe  siècle)  : il rappelle le juste soin (al-i’tinâ aç-
çahîh) que cette langue manifeste pour promouvoir la sagesse, la
philosophie, la mathématique, la logique, la politique, la physique,
la métaphysique 68. C’est donc par ses lectures grecques en arabe
qu’Ibn ‘Ezra se fait, le long de la quête éthique qui double son
enquête poétique, le familier d’Hermès, Pythagore, Galien,
Hippocrate, Ptolémée, Diogène, Socrate, Platon, Aristote, qu’il cite
abondamment à côté des penseurs hellénisants arabes (Jâhiz’, Kindî,
Thâbit ibn Qurra, Farabî, Râzî, Ikhwân aç-Çafâ’), sans négliger le
Coran 69 ou la Bible 70 (citée dans le texte et en graphie hébraïque,
laquelle cohabite au sein du même codex avec l’alphabet arabe), ou
encore les maîtres de la tradition rabbinique 71.
À l’autre bout du monde islamique, en Asie centrale, un peu plus
tôt, et dans le domaine scientifique et philosophique, al-Birûnî, né
dans le Khwârizm en 973 et mort peut-être à Ghazna vers 1050,
témoigne d’une même solidarité entre l’arabe et le grec. De langue
maternelle persane, connaissant le sanscrit, écrivant en arabe, cet
auteur maîtrisait l’ensemble du savoir astronomique de son temps
entre les legs grec, indien et arabe. Il a procédé à une synthèse
magistrale de cette science en tenant compte en plus de l’apport
chinois pour ce qui concerne les bases chronologiques ; et il a même
testé l’hypothèse de la rotation de la Terre sur elle-même pour
expliquer le mouvement diurne  ; mais il n’en tira pas les ultimes
conséquences, estimant que cette considération ne changerait rien à
ses calculs comme à l’établissement des tables astronomiques où il
repérait la position des astres dans le ciel 72.
Lors de son Enquête sur l’Inde (vers 1038), il communiquait avec
ses interlocuteurs du sous-continent en tant que représentant de
l’hellénisme ; il estimait que l’analogie entre l’Inde contemporaine et
la Grèce ancienne était patente, en raison de la cohabitation entre la
mythologie païenne et l’esprit rationnel  ; seulement, il était irrité
par l’ethnocentrisme indien et sa méconnaissance des Grecs ; chaque
fois qu’il proposait à ses pairs des solutions émanant du savoir grec
développé par les Arabes, ceux-ci, impressionnés, lui demandaient
de quel maître indien il tenait sa réponse pertinente. Il constatait
aussi que l’Inde n’avait pas connu un Socrate sachant distinguer
entre le logos et le muthos au risque de défier la loi de sa cité et de
mettre en jeu sa vie 73. C’est donc au nom de la cristallisation du
discours philosophique et scientifique grec transvasé en arabe qu’il
s’exprimait avec les pandits et les savants indiens.
L’attrait de l’hellénisme chez Birûnî est tel qu’il  sera l’un des
seuls à proposer une étymologie grecque au mot «  soufisme  » qui
désigne, comme on le sait, l’expérience mystique en islam. En effet,
il fait dériver le vocable de la sophia grecque, les soufis étant les
sages (al-hukamâ’) 74. Selon Birûnî, c’est par méconnaissance que les
théoriciens du soufisme avaient notamment fait dériver le mot de
çoffa 75, ce banc de la véranda qui prolongeait la maison du Prophète
à Médine et qui était hantée par les pauvres sans abri en lesquels les
futurs sages percevraient les fondateurs de la Voie en raison de leur
choix de vie austère, dépouillée, comme soumise au vœu de
pauvreté. Parmi les autres étymologies convenues, telles celles qui
renvoient à çafa (« pureté »), çafwa (« élite »), çaff (« premier rang »
dans la hiérarchie spirituelle), Birûnî réfute la plus connue de
toutes, celle de çûf (« laine », par référence à la bure portée par les
cheminants) 76.
Ce lien entre le grec et l’arabe n’est pas seulement une fiction
opératoire dont le fonctionnement fut efficace pour la croissance de
la science, de la philosophie, de la mystique, de la poétique. Elle
constitue une réalité historique qui peut affiner l’approche
philologique, laquelle s’éclaire par ce qui du grec a été déposé dans
la langue arabe. En effet, le grec en arabe peut participer à l’histoire
du texte grec lui-même lorsque la traduction arabe témoigne d’un
état plus reculé dans le temps que le manuscrit le plus ancien qui
nous soit parvenu en grec. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot
l’énoncent en passant dans l’introduction de leur traduction de La
Poétique, en constatant que la version arabe peut constituer le
témoin d’un état ancien du texte grec, capable de jouer un rôle
précieux dans l’établissement du texte aristotélicien 77. Mais ce qui
ne constituait encore qu’une intention louable sinon un vœu pieux
devient franchement opérationnel avec Marwan Rashed  : comme il
le démontre dans son établissement du texte De la génération et de la
corruption, «  la traduction arabe de la seconde moitié du IXe  siècle,
jusqu’ici inexploitée par les éditeurs du GC, jette une lumière
considérable sur le texte et son histoire. Cette traduction, réalisée
sans doute par Içhâq ibn Hunayn (mort en 910), de même que son
modèle syriaque dû à Hunayn ibn Içhâq (mort en 873), est perdue
dans la langue originale, mais reconstituable à l’aide de sa version
latine faite par Gérard de Crémone au XIIe  siècle et de sa version
hébraïque faite par Zerahyiah ibn Içhâq au XIIIe  siècle 78  ». Ainsi le
rapport du grec à l’arabe se révèle-t-il heuristique. En fait, nous
sommes en droit de penser que in fine il serait peu aisé d’être
helléniste sans être arabisant.
Désormais, historiquement et philologiquement, la place de la
langue arabe se découvre centrale dans le réseau du savoir tissé
entre le grec, le syriaque, le latin et l’hébreu. Ces aspects participent
au désenclavement de la référence arabe et islamique, pour lui
donner la place qui devrait être la sienne dans la participation à
l’archê commune qui est à l’œuvre dans la fondation occidentale.
Tel est l’enjeu de ce qui devrait contribuer à lever la
méconnaissance occidentale quant à l’apport arabe, mais aussi à
réparer l’oubli qui rend perclus le sujet d’islam  ; ce dernier
retrouverait l’agilité du mouvement s’il se soumettait à la rigueur de
l’anamnèse le remettant en face de son occidentalité intrinsèque. Ce
serait un préalable pour l’aider à rejoindre le train de civilisation,
passé de l’Islam à l’Occident. Ce constat a été pressenti dès le
XIX siècle  : il est en effet implicitement actif dans l’œuvre de

Muhammad ‘Abduh, lequel avait pour dessein de moderniser l’Islam


en l’articulant de nouveau à l’Occident. Le même projet a été
explicitement programmé par Taha Hussein durant l’entre-deux-
guerres du siècle que nous avons quitté voilà près d’une décennie.
Mais c’est la tendance contraire qui semble aujourd’hui dominer,
jusqu’à contaminer le sens commun islamique, celui qui prône
l’exclusivisme et la vaine islamisation de la modernité. Fut donc
occulté l’appel à assumer son occidentalité au moment où nous
entamons l’ère post-occidentale, dans laquelle nous serions entrés
plus glorieux et moins démunis si nous nous étions déjà
occidentalisés. Quel gâchis  ! Quelle perte de temps  ! Quel
déphasage ! Quel ratage !
 
Au début de ce texte, nous avons estimé que, pour préserver la
complexité de l’Islam, il convient de l’approcher comme civilisation,
comme religion, comme désir politique. Le dernier exemple, qui
concerne le soufisme, nous a introduits à la question religieuse à
travers l’intensité poétique et l’ardeur métaphysique de l’expérience
intérieure. Celle-ci peut déborder en tout sens les édifices de la
croyance. Ce qui compte le plus en elle, c’est peut-être l’énergie
qu’elle provoque et surtout l’âpreté de l’interrogation qu’elle
instaure. Comme elle sollicite plus le domaine de la question que
celui de l’affirmation, elle attire les contemporains et s’adapte à bien
des actualisations. Ne parle-t-on pas de mystique orpheline
lorsqu’on évoque Hölderlin ou Nietzsche ou Georges Bataille ? N’est-
ce pas son invocation qui suspend la réduction rationaliste ou
laïque ?
J’appréhende maintenant la religion comme un système de
croyance qui propose un absolu aidant le sujet à se constituer, en
fabriquant l’imaginaire et le symbolique, nécessaires pour affronter
efficacement le réel. C’est le préalable psychique et éthique qui
conduit la personne à s’assumer comme sujet juridique et à maîtriser
le statut de citoyen. Il en est encore ainsi dans les sociétés et dans
les milieux qui restent marqués par la croyance. De ce fait, l’islam
continue de jouer un rôle éminent dans le monde puisque lui
incombe la tâche de produire des femmes et des hommes destinés à
renouveler le pacte social.
Or, si l’on approche l’islam comme une totalité globalisante et
non pas en trois instances séparées, un danger guette. C’est dans la
vision magmatique, totalisatrice, que la civilisation périt. Et c’est ce
qui a lieu de nos jours où, en confondant les degrés d’efficience de
l’une ou l’autre instance (civilisation/religion/politique), les sujets
d’islam sont en train de vivre sans le savoir l’oubli ou la négation
délibérée de leur propre tradition ; ils en viennent à un état du sens
commun qui prédispose à la réception de la prédication proférée par
les militants de l’intégrisme. À travers cette confusion qui entretient
l’amnésie, nous nous découvrons les contemporains d’un temps de
barbarie.
 
Si la barbarie est la négation de la civilisation, on peut estimer
qu’elle a toujours rôdé au sein de l’Islam, mais qu’elle a été
cantonnée chaque fois que l’autorité politique a eu conscience
qu’au-delà de sa survie son devoir était de sauvegarder l’édifice de
la civilisation contre les agissements de ceux qui sont habités par le
projet de le détruire. Nous savons que la civilisation ne se bâtit, ne
s’érige que dans le mélange. Dès que s’élève la voix qui prétend à la
pureté de l’origine et de la lettre, dès que les énergies se concentrent
pour recenser ce qui perturbe cette supposée pureté, les inquisiteurs
dressent le catalogue des initiatives étrangères venues troubler les
eaux claires qui lustrent les fondements. Cette recherche de
l’intégrité a trouvé régulièrement des adeptes en islam.
Le premier à avoir dressé le catalogue exhaustif des éléments du
trouble est probablement le théologien de la fin du XIIIe  siècle Ibn
Taymiyya, considéré de nos jours par les wahhabites ainsi que par
les intégristes comme un père fondateur. Dans son désir de purifier
l’islam, il se révèle nihiliste, c’est-à-dire négateur, au nom de la règle
religieuse, d’éléments civilisateurs : de tous ces éléments qui avaient
acclimaté l’islam à un même qu’il partage avec d’autres et qui
l’éloignent du différent qui l’enferme dans son exclusivisme. Parmi
les futaies à abattre dans la « forêt d’islam 79 », Ibn Taymiyya désigne
pêle-mêle les aires où avaient crû la philosophie (graines grecques),
le soufisme (greffes qui croisent des essences indiennes, iraniennes
et chrétiennes), le culte des saints (qui plonge ses racines dans
l’humus païen grec, mésopotamien, égyptien), l’interprétation par
trop biblique du Coran (qu’avait introduit ce que des théologiens
d’un âge plus éclairé avaient appelé les isrâ’iliyyât, terme qui
englobe le recours au corpus biblique et rabbinique pour étoffer les
allusions et les ellipses coraniques) 80. Curieusement, dans son
catalogue négatif, pas un mot n’est prononcé au sujet des sciences et
techniques, dont l’origine étrangère est patente.
Nous percevons dans ce silence une similarité avec les intégristes
actuels, qui se saisissent avec sagacité de l’instrument technique, qui
est à leurs yeux la seule valeur à conserver de l’Occident. Ils
illustrent ainsi à la perfection l’évolution ultime du nihilisme tel que
Leo Strauss le définit 81. Selon Strauss, en effet, celui-ci s’exprime
dans un premier temps à travers la négation de la civilisation
moderne, fondée sur la citoyenneté et la démocratie. Le jugement
négatif de la modernité se résume au sentiment anti-occidental, et sa
naissance en islam est parfaitement datable  : il émerge avec la
fondation des Frères musulmans en Égypte, à la fin des années
1920  ; il est étonnant de constater qu’il est contemporain du
nihilisme européen que critique Leo Strauss et a exactement les
mêmes objets de haine (il suffit de lire Oswald Spengler 82 et Carl
Schmitt 83)  : ne s’agit-il pas là d’«  une prophétie de hyène 84  » qui
prend pour cible les fondements mêmes de la modernité occidentale
que sont le libéralisme, la démocratie et le parlementarisme ?
Ce sentiment anti-occidental est de retour en terre d’islam. À
partir du milieu du XIXe  siècle, les premières générations de
théologiens réformateurs ont constaté qu’ils avaient perdu le fil de
la civilisation  ; ils ont essayé de s’en emparer de nouveau en
cherchant à assimiler et à imiter la civilisation où ils la voyaient
reprise, c’est-à-dire sur la rive d’en face, en Europe. Il s’agissait pour
eux d’articuler les sources de l’islam avec le modèle occidental qui
les fascinait. Ils luttaient à la fois contre le despotisme local et
contre l’hégémonie coloniale, au nom des principes de la démocratie
et du parlementarisme. Leur mot d’ordre était de moderniser l’islam.
Ils ignoraient tout de la barbarie nihiliste.
C’est à la troisième génération, avec les Frères musulmans, que
le motif orientant l’action a radicalement changé  : il est désormais
requis d’islamiser la modernité. Qu’est-ce à dire ? C’est justement de
ne garder de la modernité occidentale que la part technique  ; la
prétention à la science exige un effort autrement plus rigoureux. Et
pour le reste, les éclaireurs de ce mouvement voulaient soumettre la
société à un islam total, où la civilisation se perdrait au détriment
de la pratique politico-religieuse et d’un prosélytisme agressif
destiné à conquérir le monde. Ce programme, au départ très
minoritaire, a occupé peu à peu la scène laissée vacante par une
série de carences et d’échecs politiques 85.
Dans un second temps, nous avons assisté au triomphe du
prolongement naturel du nihilisme, d’après la définition qu’en
donne Leo Strauss  ; alors, la civilisation tout court devient la cible
des destructeurs. Pour cette raison, l’intégrisme n’est pas seulement
un danger pour la stabilité du monde, il constitue une menace pour
l’islam lui-même. Le primat du politique est en train de détruire
l’islam comme religion et comme civilisation. L’inhumanité d’une
exigence politique au nom de Dieu est en train de produire des
monstres  ; cette nouvelle machine porte atteinte à la religion
pourvoyeuse de sujets humains. Réduire la croyance au seul critère
du droit divin asservit l’énergie créatrice. Nous sommes au défi
d’inventer des aires hospitalières pour des actes de transgression,
afin de conserver notre contact vital avec l’archê d’islam, que nous
avons la charge de préserver pour elle-même et pour le bonheur que
nous proposent ses actualisations.
Tel est le devoir de chacun contre les nouveaux barbares. Une
lutte sans merci s’impose contre ceux qui attentent à la civilisation.
S’y ajoute un devoir de mémoire envers ce que l’Islam a apporté à
ladite civilisation. La guerre contre la barbarie ne peut gagner sa
légitimité qu’au prix d’une telle reconnaissance. Et lorsqu’on voit la
séculaire et impressionnante accumulation d’œuvres et de savoir de
et sur l’Islam, on constate que cette reconnaissance peut être tout à
fait active au sein de la langue française 86.
S’il est question de guerre, cette guerre sera une guerre civile et
non pas, comme le veulent les intégristes, une guerre entre
civilisations, entre Islam et Occident. La fameuse formule de
Thémistocle : « Frappe puis écoute », exige que chacun de nous soit
simultanément en guerre et dans la reconnaissance. C’est ainsi que
se construit le monde, dans la communauté du destin. Et pour le
meilleur comme pour le pire, désormais «  l’Occident et l’Orient/ne
peuvent plus être séparés 87  ». Mais l’ont-ils jamais été  ? Les
propositions et les rappels esquissés prouvent le contraire.
 
Je voudrais clore ce chapitre sur deux remarques. La première
consistera à proposer une nouvelle échappée hors de ce qui peut
être perçu comme une énigme, la seconde tiendra dans une
profession de foi qui découle naturellement de la thèse que j’essaie
d’illustrer.
Nombre d’observateurs s’étonnent qu’une civilisation si brillante
ait connu une interruption aussi brutale que définitive. J’ai
répertorié dans La Maladie de l’islam 88 un certain nombre de raisons
que les historiens évoquent pour expliquer ce phénomène. J’ai
rappelé aussi que, quelle que soit la pertinence des causes avancées,
une part de l’énigme demeure  ; elle appartiendrait à l’intervention
de la Providence (Bossuet) ou à celle de l’Inconscient (Fernand
Braudel) dans l’histoire. Le fait est là : l’Islam a mené pendant cinq
siècles (750-1250) la civilisation vers une pointe jamais atteinte
avant lui  ; il vivra encore cinq siècles en puisant dans son acquis
avant de se rendre compte, au début du XIXe  siècle, que ladite
civilisation a déménagé hors de sa demeure. Que s’est-il passé ? Voilà
la bonne question que tout un chacun se pose avec Bernard Lewis,
lequel n’apporte pas les réponses dont nous avons besoin pour
surmonter la crise qui corrompt le principe civilisateur 89.
À cette même question, je voudrais proposer la réponse qui m’est
suggérée par un grand esprit arabe du IXe  siècle, al-Jâhiz’,
polygraphe rationaliste marqué par l’hellénisme, maître de l’ironie
(à l’instar de Voltaire). Je m’arrête sur les pages qu’il consacre au
manichéisme. Cette croyance, encore vivace à son époque et
embrassée par des esprits distingués, était vouée à dépérir sinon à
s’éteindre. Car, selon al-Jâhiz’, la littérature que ses adeptes
proposaient n’était ni stimulante ni attractive. Elle ne comportait ni
maximes édifiantes, ni sagesse, ni philosophie, ni dialectique
sophistiquée, ni remarques pratiques sur les métiers et les arts, ni
considérations politiques utiles. Or, toujours selon al-Jâhiz’, tout
livre est inepte s’il n’aborde pas les questions de la survie ici-bas et
s’il ne défend pas son système de croyance par les moyens de la
raison  ; tout être sensé s’en détournerait s’il constatait qu’il ne
réclame de son fidèle qu’une foi aveugle 90. Nous pouvons prolonger
les propos d’al-Jâhiz’ en estimant que lorsque le symbolique et
l’imaginaire se réduisent à une mythologie absurde composée de
fables futiles, nous assistons à la défaite de la raison et à sa
conséquence : la fin de la souveraineté. Dans le Bagdad où écrivait
al-Jâhiz’, même un marin « cherchait la raison des choses » et savait
que la marée était provoquée par l’attraction de la Lune et non par
«  la respiration d’un démon maritime  », comme l’affirme la
mythologie manichéenne 91. Or, parmi les chercheurs qui faisaient
avancer les sciences de l’époque, les documents ne révèlent pas un
seul savant manichéen. En outre, le manichéisme contemporain d’al-
Jâhiz’«  se présentait non seulement comme une religion définitive
inapte à toute évolution, mais aussi et surtout comme une science
absolue et une culture universelle et encyclopédique qui embrasse
toutes les branches du savoir 92 ».
L’islam de la décadence se retrouvera précisément dans la
situation du manichéisme tel qu’il fut critiqué par un des tenants de
l’islam civilisateur  : une croyance définitivement figée, abhorrant
toute innovation ; une pensée conservatrice qui ferme les portes aux
critiques de la raison ; l’absence de savants et d’esprits scientifiques.
C’est donc par les arguments puisés sur le parcours de l’islam au
temps de ses Lumières que nous fustigeons l’islam des ténèbres dont
nous sommes les héritiers rebelles. Faut-il rappeler le parcours de la
Terre autour du Soleil pour avoir présent à l’esprit que la courbe du
déclin finit toujours par une extinction ?
Dans le Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, Abélard
(le réinventeur de la copule 93) suggère que le personnage du
philosophe est identifiable comme un sujet d’islam 94, usant
nécessairement de la langue arabe, que notre abbé logicien perçoit
par ailleurs comme la langue de la raison, celle qu’il convient de
maîtriser si l’on veut étendre le champ des possibles que découvrent
les exercices de l’intellect pour saisir le rapport des mots et des
choses. C’est pourquoi il fait l’éloge de l’arabe et appelle les siens à
se familiariser avec lui. Ainsi, à l’époque où la civilisation était
portée par la langue arabe, il n’était pas impensable d’imaginer
Abélard clamant à ses coreligionnaires  : «  Arabisez-vous  !  » Et
maintenant que la civilisation est occidentale, à mon tour, je dis à
ceux avec qui j’ai l’origine en partage : « Occidentalisez-vous ! »
Une avancée de civilisation, quelle qu’elle soit, n’appartient plus
à ses inventeurs : elle doit devenir la propriété de tout humain qui
se propose de l’acquérir. Une fois assimilée, elle n’est pas vouée à
être répercutée telle quelle, comme au jour où elle a été reçue.
Toute réception de quelque nouveauté est condamnée à être
acclimatée à l’environnement de celui qui la reçoit. Dès lors
l’occidentalisation du non-Occidental n’est pas rivée à la fatalité de
reproduire l’Occident mais de l’améliorer et de contribuer à son
dépassement pour entrer dans la voie de la perfectibilité infinie liée
à la notion de civilisation, à guetter ses migrations et ses
déplacements avec la vigilance de qui croit plus au flux mobile de la
quête qu’à la fixité des vérités et des valeurs déjà acquises.

1. Voir ce qu’en dit un manuel malékite du Xe  siècle, la Risala, d’al-Qayrawâni,


chap.  XXX, «  De la guerre sainte  », trad. Léon Bercher, éd. bilingue, Alger, 1952,
p. 163-166. Pour une vision synthétique de la notion de jihâd (d’où l’on conclut à
son inadaptation à l’exploitation qu’en font les intégristes), consulter les articles
de Hervé Bleuchot, « Le jihâd et les valeurs universelles », Annuaire de l’Afrique du
Nord, Paris, CNRS, 1994, t. XXXIII, p. 25-35 ; « Le but du jihâd et son évolution en
droit musulman (rite malékite)  », Revue Maghreb-Europe, Rabat, Éditions de la
Porte, 1997-1998, p. 9-31.
2. Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, trad. de l’allemand par Ch. et J. Odier,
Paris, PUF, 1971.
3. Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, I, Autobiographie, Muqaddima, trad. de l’arabe
par A. Cheddadi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2002.
4. Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne, Paris-Bruxelles, Félix Alcan-NSE, 1937.
Voici deux échantillons des formules tranchées de l’auteur  : «  Tandis que les
Germains n’ont rien à opposer au christianisme de l’Empire, les Arabes sont
exaltés par une foi nouvelle. C’est cela et cela seul qui les rend inassimilables  »
(p.  130)  ; «  L’Islam a rompu l’unité méditerranéenne que les invasions
germaniques avaient laissé subsister. C’est là le fait le plus essentiel qui se soit
passé dans l’histoire européenne depuis les guerres puniques. C’est la fin de la
tradition antique. C’est le commencement du Moyen Âge… » (p. 143).
5. Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur, VIIIe-XI  e  siècle, Paris,
Flammarion, coll. «  Champs-Flammarion  », 1971. Rappelons la conclusion du
livre : « Entre la Chine, l’Inde, Byzance et les barbaries médiévales – turque, noire
et occidentale –, de la fin des empires antiques à l’éveil des États modernes, la
civilisation musulmane dans sa première grandeur aura été un creuset
chronologique et géographique, un plan d’intersection, une immense conjoncture,
un fabuleux rendez-vous », (p. 259).
6. Michel Écochard, Filiation de monuments grecs, byzantins et islamiques. Une question
de géométrie, Paris, Geuthner, 1977.
7. Cf. ici même, p.  22. Voir aussi A.  Meddeb, Face à l’islam, Paris, Textuel, 2004,
p. 143-145.
8. Edgar Quinet, Je sens brûler le nom d’Allah. Voyage à Grenade, Cordoue, Séville,
Montpellier, L’Archange Minotaure, 2001, p. 69.
9. Rainer Maria Rilke, Correspondance avec Marie de la Tour et Taxis, lettre datée du
4  décembre 1912, trad. de l’allemand par P.  Klossowski, Paris, Albin Michel,
1960, p.  122. Nous avons dénoncé cette intrusion au cours de la description du
monument que recèle Phantasia, Paris, Points, 2004, p. 121-123.
10. «  Comme moi, palmier, tu es étranger, en ouest, loin des tiens  ». Ce vers a été
repris par Borges dans une autre traduction : « La quête d’Averroès », in L’Aleph,
Paris, Gallimard, 1967, p. 127.
11. Henri Stern, Les Mosaïques de la grande mosquée de Cordoue, Berlin, Walter de
Gruyter, 1976.
12. Giuseppe Michele Crepaldi, La reale chiesa di San Lorenzo in Torino, Turin,
Rotocalco Dagnino, 1963. Cette monographie ne dit mot sur l’analogie des
coupoles de l’église turinoise avec celles de la mosquée cordouane. À consulter
surtout pour la planimétrie et la section transversale de l’église qui projettent le
profil des coupoles, lesquelles révèlent l’analogie avec le monument de Cordoue,
analogie tout à fait patente à travers les illustrations photographiques (planches
XXXIII à XXXVIII), confirmant ainsi ce que nous avons constaté de visu et in situ.
13. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, Paris, Pauvert, 1967, p. 103.
14. Voir le livre de Jean Gallotti suscité par Lyautey, La Maison et le Jardin arabes au
Maroc, Paris, Albert Lévy, 1926  ; rééd. Arles, Actes Sud, 2007. Voir aussi les
nombreux volumes abondamment illustrés qu’a consacrés Jacques Revault (avec
d’autres chercheurs) aux palais, maisons et demeures de Tunis, du Caire et de Fès,
publiés par les éditions du CNRS.
15. Ibn Hazm, De l’amour et des amants, trad. de l’arabe par G.  Martinez-Gros, Paris-
Arles, Sindbad-Actes Sud, 1992.
16. Ibn Luyûn, Tratado de agricultura, éd. et trad. J. Eguaras Ibanez, Grenade, 1988.
17. Voir ce que nous en disons au chap. 6, p. 151.
18. Ibn al-’Awwâm, Le Livre de l’agriculture, traduction de l’arabe par J.-J.  Clément-
Mullet, revue, corrigée, introduite par Mohammed El Faiz, Paris-Arles, Sindbad-
Actes Sud, coll. « Thesaurus », 2000.
19. Maqrizi, Khitat, rééd. Le Caire, Madbûli, 1998, t. III, p. 320.
20. Alexandre Papadopoulo, L’Islam et l’Art musulman, Paris, Citadelles & Mazenod,
1976, rééd. 2000, p. 278-279.
21. Abû al-Wafâ’ al-Buzjânî, Kitâb fî mâ yahtâju aç-çâni’ min al-a’mâl al-handasiyya,
cité par Boris A.  Rosenfeld et Adolf P.  Youschkevitch, «  Géométrie  », in Roshdi
Rashed (dir.), Histoire des sciences arabes, Paris, Seuil, 1997, 3 vol., t. II, p. 129.
22. Ibn al-Haytham était suffisamment célèbre en Europe pour apparaître dans Le
Roman de la Rose en tant que Alhaçan, auteur du Livre des regards (traduction
littérale du titre arabe Kitâb al-Manâzir), lorsque Nature, dans l’autodéfinition
qu’elle donne d’elle-même, en arrive à décrire l’arc-en-ciel comme illusion
d’optique, avant d’embrayer sur les miroirs : voir Guillaume de Lorris et Jean de
Meung, Le Roman de la Rose, vers  18038  sq., éd. et trad. par Armand Strubel,
Paris, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques », 1992, p. 938-941. Les passages
qu’utilise Ghiberti ont été transcrits en latin par Vitellion.
23. Ibn al-Haytham, Kitâb al-Manâzir, in al-Fârisî, Kitâb tanqîh al-Manâzir…, op. cit.,
t. I, p. 335-336 (supra, p. 19).
24. Risâla fî an-nisba al-’adadiyya wa ‘l-handasiyya, p.  243-257, in Rasâ’il Ikhwân aç-
Çafâ’, op. cit. (supra, p. 19).
25. Erwin Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations, trad. de l’anglais par M.  et
B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1969, p. 85.
26. Gérard Simon, L’Archéologie de la vision, Paris, Seuil, 2003, p. 53-54.
27. Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Paris, Minuit, 1975.
28. Hans Belting, Florenz und Bagdad. Eine westöstliche Geschichte des Blicks, Munich,
Verlag C. H. Beck, 2008.
29. Ibn al-Haytham, Al-Shukûk ‘alâ Bat’lamyûs («  Dubitationes in Ptolemaeus  »), éd.
par A. Sabra et N. Shenaby, Le Caire, 1971.
30. Institut für Gechichte der Arabisch-Islamischen Wissenschaften, Francfort-sur-le-Main,
Nr. E 2.01.
31. Se trouvant dans un des autels latéraux de l’église Santa Maria Novella, à Florence
(peinte en 1428).
32. Histoire des sciences arabes, sous la direction de Roshdi Rashed, op. cit.
33. Voir les recherches de Karine Chemla  ; cf. notamment ses articles  : «  De la
synthèse comme moment dans l’histoire des mathématiques  », Diogène, octobre-
décembre  1992, no  160, p.  97-114  ; «  Similarities between Chinese and Arabic
Mathematical Writings  : Root Extraction  », Arabic Sciences and Philosophy,
Cambridge University Press, 1994, p. 207-266.
34. Nous nous inspirons dans ce passage de ce qu’en dit Roshdi Rashed dans Le
Commencement de l’algèbre, op. cit. (supra, p. 62).
35. Ibid., p. 18.
36. Ibid., p. 22.
37. Le mot « algèbre » est la latinisation de l’arabe al-Jabr, « restauration ».
38. Voir André Allard, «  L’influence des mathématiques arabes dans l’Occident
médiéval », in Histoire des sciences arabes, op. cit., t. II, p. 198-229.
39. Outre les livres et articles de Roshdi Rashed, voir l’étude de Philippe Abgral, « La
recherche des traditions mathématiques, de l’antiquité hellénistique à l’âge
classique en Europe », Bulletin d’études orientales, 1998, vol. 50, p. 19-28.
40. Christian Houzel, «  Sharaf al-Dîn al-Tûsî et le polygone de Newton  », Arabic
Sciences and Philosophy, Cambridge University Press, 1995, vol. 5, p. 239-262.
41. Christian Houzel, «  Histoire de la théorie des parallèles  », Mathématiques et
philosophie de l’Antiquité à l’âge classique, éd. Roshdi Rashed, Paris, CNRS, 1991,
p. 163-179.
42. C’est moi qui traduis.
43. Miguel Asín Palacios, L’Islam christianisé. Étude sur le soufisme à travers l’œuvre
d’Ibn ‘Arabî de Murcie, trad. de l’espagnol par B.  Dubant, Paris, Éditions de la
Maisnie, 1982.
44. A. E. Affifi, The Mystical Philosophy of Muhid Din Ibnul Arabi, Cambridge University
Press, 1938.
45. Henry Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris,
Flammarion, 1958.
46. Toshihiko Izutsu, Sufism and Taoism. A Comparative Study of Key Philosophical
Concepts. Ibn ‘Arabî, Lao-Tzu & Chuang-Tzu, Tokyo, 1983. Voir aussi Sachiko
Murata, The Tao of Islam. A Sourcebook on Gender Relationships in Islamic Thought,
Albany, State University of New York Press, 1992.
47. Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints, op. cit.
48. Plotin, Ennéades, IV, 8, 6.
49. Philon, De posteritate Caini, 14-15, trad. du grec par R. Arnaldez, Paris, Éditions du
Cerf, 1972, p. 53-55.
50. Jean Chrysostome, Homélies sur l’incompréhensibilité de Dieu, trad. par R. Flacelière,
Paris, Albin Michel-Éditions du Cerf, 1993, p. 136-137.
51. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, trad. par J. Daniélou, Paris, Albin Michel-Éditions
du Cerf, 1993, p. 138-140.
52. Qushayri, Lat’âif al-Ishârât («  Subtilités des allusions  »), éd. I.  Basyûni, Le  Caire,
1981, t. I, p. 565-567.
53. Je cite la juste traduction de Jacques Berque (Paris, Albin Michel, 1995).
54. M. Asín Palacios, L’Islam christianisé, op. cit., p. 160-161, 169 (pour les proximités
avec Jean de la Croix), 205-206 (pour les similitudes avec Thérèse d’Avila), 199
(pour l’extrême précision chez Ibn ‘Arabî de la référence à Plotin).
55. Ibid., chap. X, « L’intuition mystique », p. 163-169.
56. Ibid., p. 169.
57. Ibn ‘Arabî, L’Interprète des désirs, op. cit.
58. Ce sont les deux auteurs que j’ai institués pères spirituels pour honorer ma
démarche de création et de pensée sous l’égide de ce que j’appelle ma double
généalogie, européenne et d’Islam. Et cette référence à l’archê n’implique pas un
conservatisme dans la démarche  ; bien au contraire, nous ne cessons de vivifier
l’entretien avec les morts tout en osant les aventures du neuf qui s’offrent aux pas
de l’errant ; Joyce n’interpellait-il pas le poète florentin par un familier « il padre
Dante » ? Pour les résonances de Dante avec Ibn ‘Arabî, voir Miguel Asín Palacios,
L’Eschatologie musulmane dans «  La Divine Comédie  », trad. de l’espagnol par
B.  Dubant, Milan, Archè, 1992. Voir aussi A.  Meddeb, «  Le palimpseste du
bilingue, Ibn ‘Arabî/Dante », dans Du bilinguisme, Paris, Denoël, 1985, p. 125-144.
59. Voir Ramon Menendez Pidal, Poesia arabe y poesia europea, Madrid, Espasa-Calpe.
60. André Miquel et Percy Kemp, Majnûn et Layla. L’amour fou, Paris, Sindbad, 1984.
61. Dominique Jullien, Proust et ses modèles, «  Les Mille et Une Nuits  » et les
« Mémoires » de Saint-Simon, Paris, José Corti, 1989 ; voir aussi du même auteur,
Les Amoureux de Schéhérazade. Variations modernes sur les Mille et Une Nuits,
Genève, Droz, 2009. Et pour une approche des lettres françaises à partir d’un
regard arabe, voir A.  Meddeb, «  La double généalogie à l’épreuve de la langue
française  », in Histoire de l’islam et des musulmans en France, sous la direction de
M. Arkoun, Paris, Albin Michel, 2006, p. 1147-1163.
62. A. Meddeb, « L’esprit des Mille et Une Nuits », Théâtres au cinéma, Magic Cinéma,
2003, t. XIV, Raoul Ruiz, p. 60-65.
63. Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991. Voir aussi Maurice-Ruben
Hayoun et Alain de Libera, Averroès et l’averroïsme, Paris, PUF, 1991.
64. Dans son actualisation de la philosophie politique, Leo Strauss, lorsqu’il réfléchit
sur son siècle, situe Farabî parmi les références obligées, après Platon et Aristote,
et avant Yehuda Halévi, Maïmonide, puis Machiavel, Bodin, Spinoza, Locke,
Hobbes, Condorcet… Voir la présence de Farabî dans Leo Strauss, La Persécution et
l’Art d’écrire, trad. anonyme de l’anglais, Paris, Agora/Pocket, 1989.
65. Voir Josef van Ess, Prémices de la théologie musulmane, Paris, Albin Michel, 2002.
66. Moshe Ibn ‘Ezra, Kitâb al-Muhâdara wal-Mudâkara («  Le livre des conférences et
des débats  »), éd. et trad. Montserrat Abumalhan Mas, Consejo Superior de
Investigaciones cientificas, Instituto de Filologia, Madrid, 1985, 2 vol., t. I, p. 32.
67. Ibid., p. 30 et 152.
68. Ibid., p. 45.
69. Qu’il désigne par l’expression Qur’ân al-’Arab («  le Coran des Arabes  »), voir
notamment ibid., p. 103.
70. Qu’il appelle souvent Kitâbuna al-Muqaddas («  Notre Livre Saint  »), voir entre
autres ibid., p. 125.
71. Désignés soit par le même terme que celui dont usent les musulmans pour se
référer à leurs propres autorités traditionnelles (salaf, litt. « les Antérieurs » pour
dire «  les Anciens  ») soit par Hukama’ millatunâ («  les Sages de notre
communauté »).
72. Régis Morélon, «  L’astronomie arabe orientale (VIIIe-XIe  siècle)  », in Histoire des
sciences arabes, op. cit., t. I, p. 66-67.
73. Abû Rayhân Muhammad ibn Ahmad al-Birûnî, Kitâb fî Tahqîq mâ li’l-Hind, p. 18-
19, Hyderabad, 1958 ; trad. anglaise par Edward C. Sachau sous le titre Alberuni’s
India, Londres, Trübner, 1888, p. 24-25.
74. Ibid.
75. Pierre Larousse savait que le mot français sofa dérive de cette étymologie et il
évoquait dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe  siècle (1876), à l’entrée
consacrée à ce terme, que le nom de ce meuble provient via le turc de l’arabe où il
désigne le banc de Médine dont il n’ignorait pas sa capture par le soufisme.
76. Pour une récapitulation de l’étymologie convenue du mot, voir Kalabâdhî
(Xe  siècle  ), Traité de soufisme. Les maîtres et les étapes, trad. de l’arabe par
R. Deladrière, Paris, Sindbad, 1981, p. 25-31, avec une synthèse p. 29.
77. Aristote, La Poétique, Paris, Seuil, 1980, p. 23-24.
78. Aristote, De la génération et de la corruption, texte introduit, établi et traduit par
Marwan Rashed, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. CLXXXVIII.
79. La métaphore dantesque (selva oscura) s’adapte à l’islam sous la plume de Louis
Aragon dans Le Fou d’Elsa, Paris, Gallimard, 1963, p. 14.
80. Ibn Taymiyya, Majmû’at ar-Rasâ’il wa ‘l-Masâ’il, 5 tomes en 2 volumes, annotés et
commentés par Muhammad Rashîd Riz’â, Lajnat at-Turâth al-‘Arabî, s.l., s.d.
81. Leo Strauss, Nihilisme et politique, trad. de l’anglais par O. Sedeyn, Paris, Rivages,
2001, p. 33 sq.
82. Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident (éd. originale, 1918-1923), Paris,
Gallimard, 1948, 2 vol.
83. Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie (ce livre rassemble six textes datant de
1923 à 1931), traduit de l’allemand par Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 1988.
84. L’expression est de Thomas Mann, en 1922, à propos du livre de Spengler.
85. Voir au chapitre précédent, p. 63-65.
86. Déjà Simone Weil a rendu hommage aux « Français […] amoureux de la culture
arabe  » formant un «  milieu  » qui «  commence à constituer une source de
renouvellement pour la culture française  » (Écrits historiques et politiques, Paris,
Gallimard, 1960, p. 365).
87. Goethe, Divan occidental-oriental, trad. de l’allemand par H.  Lichtenberger, Paris,
Aubier, 1940, p. 301.
88. A. Meddeb, La Maladie de l’islam, Paris, Seuil, 2002, p. 79-81.
89. Bernard Lewis, Que s’est-il passé?, Paris, Gallimard, 2002.
90. Al-Jâhiz’, Kitâb al-Hayawân, éd. ‘A.-S. Hârûn, Le Caire, 1938, 7 vol., t. I, p. 55-58.
91. Melhem Chokr, Zandaqa et zindîq en islam au second siècle de l’hégire, Institut
français de Damas, 1993, p. 66-68.
92. Ibid., p. 66.
93. Sa nécessité comme lien entre le sujet et le prédicat a été formulée pour la
première fois deux siècles plus tôt, au Xe  siècle, par Farabî dans une langue,
l’arabe, qui ne comporte pas de verbe « être » ! Cf. son livre de logique Kitâb al-
Hurûf, Beyrouth, Muhsin Mahdi, 1986, p. 111-113.
94. Jean Jolivet, «  Abélard et le philosophe  », Revue de l’histoire des religions, 1963,
no  164, p.  182-184. Voir aussi, du même auteur, «  L’islam et la raison, d’après
quelques auteurs latins des XIe et XIIe  siècles  », in Philosophie médiévale arabe et
latine, Paris, Vrin, 1995, p. 155-165.
6

Les Lumières entre haute


et basse tension

La participation à l’élan civilisateur dès le IXe  siècle autant que


l’expression d’un désir de se conjoindre à la civilisation à partir du
e
XIX ont constitué deux séquences dans l’histoire où l’islam peut être
doublement associé à l’esprit des Lumières. En amont, très tôt, dès le
milieu du VIIIe  siècle, il en a produit des prémices ; en aval, à partir
du XIXe, il en a subi les effets et a voulu s’y adapter sans vraiment
réussir.
Entre 750 et 1050, des auteurs ont fait montre d’une étonnante
liberté de pensée dans leur approche des religions et du phénomène
de la croyance. C’est sur ce point que nous voudrions insister,
sachant que les Lumières ont toujours eu pour cibles privilégiées le
dogmatisme, le fanatisme et la superstition que véhiculent les
croyances religieuses. Or, de ce type de critique se sont rapprochés
des penseurs de l’aire islamique en des temps contemporains des
« siècles obscurs » du haut Moyen Âge européen.
Dans leurs analyses, ces penseurs se sont soumis au primat de la
raison, ce qui honore, faut-il le rappeler, un des principes
élémentaires des Lumières. Ce phénomène s’est produit dans un
moment d’effervescence, d’échange intellectuel intense, celui qu’a
connu l’islam un peu plus d’un siècle après son avènement, au
moment où ses adeptes cherchaient à former une tradition capable
de se confronter à des systèmes de pensée beaucoup plus
sophistiqués. En un moment aussi où de nouveaux venus à l’islam
continuaient de se souvenir des édifices théologiques et des
interrogations suscitées par les croyances dans lesquelles ils étaient
nés ou avaient grandi (le judaïsme, diverses sectes chrétiennes, le
manichéisme ou le mazdéisme).
Ibn al-Muqaffa’ (720-756) est le premier de ces penseurs dont
nous présenterons ici certains aspects parmi les plus saillants.
D’origine iranienne, encore empreint des traditions mazdéenne et
manichéenne, il est un de ceux qui ont créé la prose littéraire arabe,
notamment en adaptant avec Kalila wa Dimna 1 une version pehlevie
de fables indiennes remontant au Pancatantra et au Tantrakhyâyka.
Dans sa présentation de ce recueil, Ibn al-Muqaffa’ critique les
religions et fait l’éloge de la raison. Pour lui, la morale est
indépendante de la croyance et le mulhid 2 peut être vertueux. Selon
lui, malgré leur multiplicité et leurs désaccords, toutes les
confessions connaissent trois sortes d’adeptes  : ceux qui ont hérité
leur foi de leur père, ceux qu’on a contraints de croire, et ceux qui
adhèrent à une religion triomphant temporellement pour assouvir
leurs ambitions mondaines. En outre, Ibn al-Muqaffa’ constate que
peu de gens sont capables de justifier leur croyance. Après cette
critique, notre auteur se ressaisit et accepte le minimum sur quoi
s’accordent les croyances, et qui se réduit aux principes moraux à
vertu certes positive mais néanmoins exprimés sur le mode négatif
(«  ne pas tuer, ni mentir, ni médire, ni tromper, ni voler…  »), des
dispositions qui annoncent la stratégie éthique d’un philosophe des
Lumières comme Kant et ses « postulats de la raison pratique 3 ».
Dans une autre œuvre, L’Épître de l’amitié, Ibn al-Muqaffa’ fait
une adresse politique au calife. Il suggère que c’est au prince de
soumettre le clerc  : la loi doit être soustraite à la sphère religieuse
pour être contrôlée par le pouvoir politique  ; cependant, comme il
est impossible de faire l’économie de la religion, autant la
subordonner à l’autorité du prince. Plusieurs orientalistes, comme
Goitein ou Gabrieli, avaient estimé que, si Ibn al-Muqaffa’ avait été
suivi sur ce point, l’islam aurait connu une laïcisation précoce qui
lui aurait épargné les pièges dans lesquels il continue jusqu’à ce jour
de s’enferrer.
Avec Ibn al-Muqaffa’, nous retrouvons les prémisses de la grande
problématique occidentale cristallisée autour de la double autorité,
du prince et du pontife. Réfléchir sur une telle dualité constituera le
grand dessein philosophique menant l’Occident vers les Lumières, à
travers de multiples étapes dont je retiendrai De la monarchie de
Dante (1304), les Discorsi de Machiavel (1513-1520), les Six Livres
de la République de Jean Bodin (1576) et le Traité théologico-politique
de Spinoza (1670), sans oublier le Léviathan de Hobbes (1651).
Malgré la différence des contextes, des enjeux et des visées, tous ces
penseurs, à l’instar d’Ibn al-Muqaffa’, questionnent la hiérarchie des
deux pouvoirs  : soit ils réclament l’autonomie du temporel et du
spirituel, soit ils soumettent le second au premier. Je ne pense pas
qu’il faille réduire la portée actuelle des propositions d’Ibn al-
Muqaffa’ en les ramenant au pouvoir tel qu’il a été exercé dans
l’Empire perse, où religion et royauté se trouvaient concentrées dans
une seule et même personne.
Ibn al-Muqaffa’ procède aussi à une critique radicale du Coran,
critique dont des fragments nous sont parvenus à travers la
réfutation qui en est faite par un auteur du IXe siècle. D’abord, il cite
nombre d’exemples coraniques que ni la raison ni l’intuition ne
peuvent concevoir. Il déclare ensuite que les anthropomorphismes
appliqués à Dieu contredisent son invisibilité et son mystère. Il
insiste en outre sur l’imposture des prophètes, dont l’une des
manifestations serait le combat empressé du fondateur de l’islam
pour conquérir le royaume terrestre. Il procède enfin à une critique
du monothéisme en général, lequel ne peut échapper au dualisme,
en raison de la question du mal et de sa présence dans le monde et
au-dedans des hommes.
Plus tard, le IXe  siècle bagdadien a vu, dès son commencement,
l’émergence des mu’tazila, ces théologiens qui se sont éclairés des
lueurs de la raison. Renvoyant Dieu à sa transcendance, ils l’ont
pour ainsi dire retiré du monde, et ont rendu le séjour terrestre à la
responsabilité de l’homme, lequel est destiné à affronter le mal en
usant de son libre arbitre. Mais ce mouvement s’éloigna de l’esprit
des Lumières par l’alliance avec le pouvoir califal : il fit en effet de
sa doctrine une idéologie que l’État coercitif imposa par la
contrainte et la violence, à partir de l’initiative inquisitoriale 4 prise
par le calife al-Ma’mûn (en 833), qui se proposait de pourchasser les
contradicteurs et de les convertir.
Cependant, l’époque resta ouverte aux discussions et à l’échange
entre partisans de diverses croyances. Parmi les grands esprits de
cette époque, citons le chrétien Hunayn Ibn Içhâq (808-873), qui eut
un rôle majeur en tant que transmetteur du corpus scientifique et
philosophique grec. Cet intellectuel pluridisciplinaire, polyglotte,
familier de trois cultures (syriaque, grecque, arabe), informé en
deux autres (persane, indienne), rappelle les grandes figures
européennes de la Renaissance : n’a-t-il pas été comparé à Érasme ?
Dans un de ses livres, transcendant sa propre foi et se dégageant de
toute visée apologétique et polémique, usant au contraire de
l’instrument logique, il cherche à comprendre comment peut être
appréhendée la vérité dans les religions et comment s’y introduit
l’erreur qui s’impose comme vérité au croyant.
Citons aussi, parmi ces premiers «  penseurs libres 5 », al-Warrâq
(mort vers 861), qui critique sa propre religion (l’islam) et toutes les
autres en révélant leurs contradictions et leurs invraisemblances
après les avoir passées au crible de la raison ; il parvient finalement
à concevoir un monothéisme logique, qui excède les croyances
établies et ne saurait être authentifié par elles. Cette approche
critique des religions constituées situe son auteur dans une
étonnante proximité avec le déisme des Lumières.
Bien d’autres auteurs témoignent d’un jugement critique
similaire, et même marqué par le scepticisme. Cependant, c’est sans
doute Abû Bakr Râzî (vers 854-vers 925) qui paraît le plus proche
de l’esprit des Lumières. Il s’agit du fameux médecin et philosophe
connu dans le monde latin sous le nom de Rhazès. Dans une
discussion qui l’oppose à un autre Râzî 6 et qui relate une des
controverses les plus radicales, les plus tranchées mises en scène sur
le théâtre islamique, notre philosophe médecin affirme que, pour
acquérir le savoir, le don divin de la raison suffit  ; nul besoin de
croire en une Révélation particulière, porteuse de discordes, de
disputes et de guerres. Dans le meilleur des cas, les prophètes sont
des imposteurs, des malades agités. Les hommes ordinaires n’ont pas
à être guidés par une loi divine. Ils peuvent penser par eux-mêmes,
inspirés par leur intelligence théorique et pratique. Râzî affirme que
l’horizon philosophique ne peut qu’être assombri par une croyance
fondée sur des superstitions, des légendes, des contradictions,
auxquelles s’ajoute une ignorance doublée de dogmatisme. Il
critique aussi le ritualisme, qui crée des maniaques obsédés par des
impuretés imaginaires. Il estime que lui-même vaut beaucoup plus
que les hommes de religion  : en tant que médecin et homme de
science, ne rend-il pas un service éminent à l’humanité en
soulageant ses semblables des maux et des souffrances qui les
accablent lorsqu’ils sont rongés par la maladie 7  ? C’est un homme
qui croit positivement au progrès  ; convaincu d’avoir amélioré le
savoir qu’il a hérité de Galien, il a la certitude que les savants et les
praticiens qui le suivront perfectionneront à leur tour la science et le
savoir-faire qu’il leur léguera. Aussi pense-t-il que la vérité
scientifique est provisoire, sans cesse en devenir, destinée à être
soumise à un progrès sans fin.
 
On est en droit de se demander pourquoi cette chaîne de la
pensée critique a été interrompue, pourquoi elle n’a pas eu les relais
nécessaires qui auraient pu la répercuter parmi le sens commun au
plan de la réalisation politique, pourquoi cette annonce précoce des
signes avant-coureurs de la Renaissance et des Lumières est restée
sans avenir, sans réalisation pratique à l’échelle des sociétés
musulmanes, sans transformation des imaginaires collectifs.
Non que le croisement des idées n’ait pas eu d’effets idéologiques
ou n’ait pas suscité des événements politiques. Toutefois, la
controverse théologique n’a connu pour ainsi dire que deux types
paradigmatiques de retombées politiques  : d’une part elle a servi à
légitimer la prise du pouvoir par l’un ou l’autre des partis
concurrents (comme au commencement de l’islam, avec l’opposition
entre Omeyyades et Alides, entre sunnites et shi’ites) ; d’autre part,
dans la répétition (analysée par Ibn Khaldûn 8, 1332-1406), on a
cherché à instaurer une réforme purificatrice pour refonder le
pouvoir selon la vision que l’on se fait de son origine prophétique
(comme l’illustrent les Almoravides et les Almohades au XIe et au
XII siècle dans l’Occident musulman). Telle semble être en tout cas

la structure historique du lien entre pensée et État, entre idéologie


et pouvoir, entre théologie et politique.
Il faut aussi attacher une grande importance historique à la
défaite des mu’tazila au milieu du IXe  siècle, quelque quarante ans
après leur triomphe ; leur expulsion du cœur de l’État s’effectua avec
une violence inquisitoriale aussi radicale, aussi féroce que celle
qu’ils avaient exercée au moment de leur hégémonie. Et leurs
thèses, qui eussent pu être précieuses pour l’évolution de l’islam,
furent défaites pour toujours vers l’an mil, après deux siècles de
résistance. En effet, la thèse du « Coran créé » aurait pu enclencher
un processus relativisant la sacralité de la Loi et la rendant moins
intouchable  ; et les thèses du libre arbitre, du choix, de la
responsabilité humaine face au mal auraient pu conduire le sujet
d’islam à s’acclimater aux notions clés de la modernité, celles de
liberté et d’individu, lesquelles ont été effacées de son horizon
mental.
Au contraire : à travers cet épisode nous repérons l’absence de la
notion de liberté au sens social et politique, nous constatons la non-
émergence des rudiments qui conduisent à la cristallisation de la
notion d’individu. L’éloge de la raison, sinon son triomphe sur le
dogme, n’a pas capté les indices annonciateurs de ces
problématiques d’avenir.
Une qualité mérite d’être rappelée, car elle est probablement à
l’origine de ces éclosions précoces : c’est celle de la tolérance, cette
autre notion des Lumières. L’islam reconnaît une place relative aux
autres croyances monothéistes fondées sur une Révélation (les juifs,
les chrétiens et les énigmatiques sabéens, qu’on a identifiés, comme
je l’ai dit, aux néoplatoniciens, aux zoroastriens ou encore à des
adeptes du Bouddha 9). Cette disposition, doublée de quelques autres
principes coraniques (comme le verset qui dit : « Pas de contrainte
en religion  », Coran, II, 256), a encouragé la tendance libérale à
s’exprimer et à organiser dans l’atmosphère du Bagdad cosmopolite
(IXe-Xe  siècle) des séances de dispute théologique où chacun des
sectateurs exposait son point de vue sans être inquiété  ; les
manichéens, d’ailleurs, étaient très actifs dans ce type de séances.
C’est notamment à travers ce type de «  disputations  » et le genre
littéraire qui en est issu que nous sont parvenus les témoignages de
l’approche critique et rationnelle des religions et du phénomène de
la croyance.
Cette « tolérance » islamique, si relative soit-elle, a été signalée
dans les plus fameux essais qui traitent de ce thème au siècle des
Lumières : Locke comme Voltaire y perçoivent un moindre mal face
à l’irrédentisme dont ils sont les contemporains, lequel ne réserve
pas même une place de survie aux sectateurs minoritaires avec
lesquels les majoritaires partagent la croyance évangélique.
En outre, pendant les quatre premiers siècles de l’hégire, l’islam,
en cours de formation, participa du dynamisme qu’une telle phase
exige. Il était en train de se construire en tant que religion,
théologie, culture, civilisation. Cela s’est fait dans l’effervescence de
l’échange et de l’adaptation à de multiples traditions antérieures,
qui disposaient de corpus profus. Ce temps d’ingurgitation,
d’assimilation et d’enrichissement ne pouvait qu’être ouvert. C’est à
partir du cinquième siècle de l’hégire (XIe siècle) que la tendance à la
fixité a commencé par triompher. À ce moment, le chantier du
Coran est clos, sa forme définitive a été adoptée. Et à partir de cette
décision sera occultée la concurrence des recensions et des
variantes, qui a suscité d’âpres débats – ceux-là mêmes que les
sciences historiques modernes cherchent à reconstituer et à rouvrir à
nouveaux frais.
À ce moment aussi, la notion d’innovation (bid’a) a été marquée
d’une négativité paralysante, à tel point que, pour traduire le mot,
les orientalistes lui accolent un adjectif péjoratif («  innovation
blâmable  ») pour désigner la réprobation des juristes musulmans,
lesquels étaient pourtant habitués à en penser l’aspect positif. En
effet, la notion était nécessaire pour légitimer l’adoption des
nouveautés rencontrées au contact d’autres civilisations autrement
plus complexes, aux domaines bien plus étendus par comparaison
avec l’archaïsme médinois dont le champ mental était infiniment
plus restreint. La vision négative de la bid’a a oblitéré sa face
positive dès que l’autorité politico-religieuse a estimé que ce qui
était déjà élaboré suffisait. Alors, à l’effort de la construction
théologique s’est substituée la rigueur de l’orthopraxie, du contrôle
de la pratique rituelle et de la conformité au culte, repères
communautaires surveillés par la censure sociale.
Dans cette situation de clôture, seront écrites de vastes
synthèses, entre théologie, mystique et philosophie, élaborant une
morale pratique, une sorte de savoir-vivre arc-bouté sur le primat du
religieux – des synthèses qui semblent comme définitives et dont la
plus éloquente reste l’œuvre d’Abû Hâmid Ghazalî (1058-1111) 10,
Ihyâ’ ‘ulûm ad-Dîn (« La revivification des sciences religieuses »), qui
est encore lue aujourd’hui comme si elle était capable de donner la
réponse aux questions que rencontre quotidiennement le sujet du
XXI siècle. C’est à croire que les lettrés d’Islam avaient estimé que

leur édifice, une fois parachevé, avait atteint une perfection inégalée
et qu’il convenait désormais de le fixer et de le préserver, d’en
conserver la mémoire, loin de toute dynamique de changement  !
D’où la profusion, à partir de cette époque, des encyclopédies et des
dictionnaires concernant tous les domaines du savoir.
En somme, on peut considérer que l’Islam, à cette époque, a
pensé la « fin de l’histoire » et l’a mise instantanément en pratique.
Quand on en voit l’effet ravageur, l’on se rend compte combien ce
concept est vénéneux  ; il convient, dès lors, d’être prudent à son
usage.
Mais le pire est à venir, à la fin du XIIIe  siècle, avec le docteur
hanbalite Ibn Taymiyya (mort en 1328). Il va radicaliser encore la
notion de bid’a, dont il va repérer la présence, selon lui néfaste,
jusque dans les synthèses du XIe siècle ayant déjà marqué un premier
tracé de clôture. Ibn Taymiyya ne cessera de guetter ce qu’il assimile
à une intrusion dans la demeure originelle  : il dénoncera
l’introduction de motifs juifs, chrétiens, grecs, manichéens,
mazdéens, hindous, grecs, dans les systèmes qui auraient dû être
induits par le seul Coran. Il fustigera les retombées de la philosophie
(grecque), de la mystique (chrétienne, hindoue), du culte des saints
(polythéiste), de la visite des tombes (païenne), autant d’empreintes
qui, selon lui, défigurent l’édifice premier. Cet auteur livrera la
matrice dans laquelle puisera tout intégrisme futur, toujours ennemi
juré des Lumières, de leurs prémices comme de leurs effets en islam.
 
Après ces premiers temps brillants et lumineux, à partir du
XIV siècle une véritable léthargie a saisi ce monde, qui resta

recouvert de ténèbres jusqu’à l’orée du e 


XIX siècle. Des lueurs d’aube
percèrent certes le bout de la nuit avec la diffusion des Lumières
comme mouvement d’idées introduit en terre d’islam après
l’expédition de Bonaparte en Égypte (1798), laquelle provoqua un
véritable électrochoc dans un Orient arabe somnolent. L’Islam
s’estimait jusque-là sinon supérieur, du moins égal à l’Europe, pour
ce qui avait trait à la force militaire, au confort et aux conditions de
vie. Or voilà qu’il se trouve soudain confronté à des armes, à des
biens matériels, à des moyens techniques, à des approches
scientifiques inconnus et autrement plus efficaces que les siens. Il
veut comprendre les raisons de l’avancée européenne, d’un progrès
tel qu’il lui fait prendre conscience de son retard historique et,
surtout, établit un rapport de force où il se découvre réduit à la
situation du faible dominé.
Acquis à cette prise de conscience, les lettrés musulmans, dans
les multiples aires de l’Islam (arabe, turque, persane, asiatique),
découvriront les Lumières et leurs principes. Des voyageurs de ces
divers espaces visitent les métropoles d’Europe et transmettent leur
fascination à leurs compatriotes et coreligionnaires. Un véritable
mouvement occidentaliste, sinon occidentalophile, traverse l’élite de
ces pays. Un désir d’Europe s’exprime dans la politique des États,
que ce soit à travers les réformes des tanzimet introduites dans
l’Empire ottoman par les sultans Mahmut  II (1808-1839) et
Abdülmacid Ier (1839-1861) ou dans le cadre de la modernisation de
l’Égypte à l’initiative de Mehmet ‘Ali (1805-1849) 11.
La nouvelle problématique des Lumières est alors perçue en lien
avec les analogies sinon les prémisses que la tradition islamique
pouvait proposer. Ainsi, le déisme et la tolérance prêchés par la
nouvelle Europe ont rencontré l’écho de l’akbarisme, qui structurait
l’élite ottomane, arabe et persane. Cette théorie métaphysique et
morale extraite des textes écrits par le théosophe andalou Ibn ‘Arabî,
qui a diffusé sa conception de l’unicité de l’Être, réoriente, on l’a vu,
la croyance islamique vers une forme de déisme immanentiste
doublé de relativisme religieux, rendant encore plus systématique le
relativisme coranique, allant jusqu’à accorder crédit et part de vérité
à toute forme de croyance, fût-elle des plus païennes 12.
L’Européenne du siècle des Lumières, Lady Mary Montagu, femme
de l’ambassadeur anglais auprès de la Grande Porte (1717), que
nous avons déjà rencontrée plus haut, témoigne de cette empreinte
qui marque l’élite ottomane, pour qui les autres croyances sont
intelligibles, fréquentables, visitables, aimables 13.
Au reste, le voisinage de ce «  déisme  » avec la philosophie de
Spinoza (qui est aux sources du déisme des Lumières comme du
romantisme 14) a aidé nombre de ces musulmans éclairés à recevoir
le message maçonnique et à s’affilier à certaines de ses loges, à
l’instar de l’émir Abdelkader (1807-1883), disciple de son maître
médiéval Ibn ‘Arabî, dont il actualise l’interprétation avant de finir
par adhérer à la maçonnerie.
En outre, face au défi d’adaptation aux nouveautés européennes
engendrées par le siècle des Lumières, les théologiens musulmans
ont restauré le primat de la raison, comme le propose Muhammad
‘Abduh (1848-1905), mufti d’Égypte, lequel écrit qu’«  en cas de
conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient
le droit de décider ». Ils ont recours à la notion d’innovation (bid’a)
pour en restaurer la positivité première, telle qu’elle était conçue
par les juristes qui, avec l’expansion de l’Empire, se sentaient dans
l’obligation de s’adapter aux circonstances et de s’acclimater à un
état de civilisation plus avancé que celui qui régnait en leur site
originel, ce lieu périphérique qu’était Médine au milieu du
VII siècle . Par son intermédiaire fut légitimée l’adoption par les
e  15

Ottomans du principe constitutionnel.


Cette notion est aussi combinée avec la maçlaha, adoptée dès le
X siècle, par l’école malékite d’Occident : la maçlaha adapte l’utilitas

publica, tenant compte de l’intérêt commun dans l’application de la


loi, corrigeant les règles lorsqu’il est prouvé que l’intérêt de la
communauté le réclame (en écho au corrigere jus propter utilitatem
publicam soutenu par le droit romain). Dans cette perspective
traditionnelle, Zurqânî, théologien du  Caire, proclame, en 1710, la
nécessité de prendre des mesures nouvelles lors de l’apparition
d’événements nouveaux : « On ne peut trouver étrange que les lois
s’adaptent aux circonstances 16. »
Muhammad ‘Abduh et ses disciples auront recours à ces notions
positivées (bid’a, maçlaha) pour acclimater les principes des
Lumières et mener en leur nom une action politique à la fois contre
le despotisme local et contre les visées coloniales de l’Europe. Sur ce
point précisément, ils relèvent une incohérence entre les principes et
les faits dans les agissements de l’humanité européenne. Cet
argument est notamment invoqué dès 1834, quatre années
seulement après l’expédition d’Alger, dans la préface du premier
livre francophone émanant du Maghreb, Le Miroir, où l’auteur,
Hamdan Khodja, constate que les Français, en envahissant l’Algérie,
portent atteinte aux principes de 1789 et manquent de cohérence :
ils destituent ici, en Afrique, un peuple, une nation et un État déjà
constitués tout en défendant là-bas, en Europe, des peuples, des
nations et des États en devenir (comme la Grèce, la Pologne et la
Belgique) 17. Ce déshonneur dans les faits, il nous est arrivé de
l’appeler l’«  épreuve de l’universel  » qu’affronte l’«  aporie
occidentale » 18.
Nous pouvons distinguer trois séquences où s’impriment les
effets des Lumières, dans le sillage d’une descendance ayant un lien
plus ou moins distendu avec Muhammad ‘Abduh. D’abord Qâcim
Amîn touchera à la question symptomatique des femmes dans deux
pamphlets, parus en 1898 et en 1900, où il réclame haut et fort
l’égalité des femmes, leur affranchissement, leur sortie hors du
gynécée, l’instauration d’une société mixte, la participation des
femmes aux instances d’instruction, d’élaboration du savoir, de
production  : la modernisation des femmes exige qu’elles se
dévoilent, jouissent de leur liberté et de l’égalité. De telles
réclamations peuvent aussi être éclairées par une vision positive de
la bid’a et de la maçlaha, principe de l’intérêt public qui
correspondrait à un islam affranchi de la lettre pour qu’on en
retrouve l’esprit, afin de repenser le commun qui fait lien au sein de
la communauté.
Ensuite, le shaykh Ali Abderraziq (1888-1966) publie, en 1925,
son essai intitulé L’Islam et les Fondements du pouvoir 19. L’auteur
montre que la notion d’État islamique n’a jamais existé. Il constate
que le califat, au moment de sa grandeur, sous les Omeyyades
comme sous les Abbassides, n’a pas produit une forme de
gouvernement neuve, mais a simplement adopté les structures
impériales de Byzance, puis de Perse, lesquelles avaient fait la
preuve de leur efficacité administrative et militaire. Aussi les
musulmans contemporains devraient-ils édifier leurs États en
s’inspirant de l’expérience des nations en ce qu’elle a produit de
meilleur, c’est-à-dire en s’appuyant sur l’exemple occidental
engendré par les Lumières, inspiré par Montesquieu, Rousseau,
Kant. Abderraziq souligne d’autre part que ce qui compte dans
l’expérience prophétique de Muhammad, c’est bien plus la direction
spirituelle et morale que l’exemplarité militaire et royale ; pour lui
l’islam est un message divin, et non un système de gouvernement,
une religion, et non un État. Et il finit par recommander la
séparation radicale entre le spirituel et le temporel pour refonder
l’État et reconstruire le droit selon les exigences de la modernité.
Enfin, Taha Hussayn (1889-1973) envahira l’entre-deux-guerres
par son message occidentaliste et positiviste, généalogiquement lié
aux Lumières. C’est lui qui tirera les conséquences de la critique
littéraire historique jusqu’à percevoir une légitimation et une
authentification a  posteriori de la langue et des mythes coraniques
dans la fabrication du corpus de la première poésie des Arabes, dont
il relativise l’ancrage anté-islamique 20. En outre, il rappelle à ses
compatriotes la place de l’Égypte, avec Alexandrie, dans la
formation de la culture grecque lors d’une de ses dernières phases,
ainsi que le rôle de cette même culture dans l’élaboration du
classicisme arabe – une double raison qui rend à l’arabité des
sources partagées avec l’Occident 21. Cet enracinement commun
légitime la participation aux valeurs de la modernité, qui est d’une
genèse européenne manifeste, notamment dans les espaces ouverts
par les philosophes des Lumières.
 
Cependant, il nous reste à comprendre pourquoi ces effets
indéniables des Lumières n’ont pas entraîné la mutation décisive et
quasi irrévocable de l’islam 22. L’état actuel de ces pays montre à
l’évidence que l’effet des Lumières fut non seulement insuffisant
mais franchement décevant. Despotisme, fanatisme, superstition,
obscurantisme, misère économique, sous-développement, absence de
contrat social intériorisé  : tel est le diagnostic qui situe les pays
d’islam loin des leçons des Lumières 23. Je proposerai au moins trois
raisons à ce qui finit par être assimilé à un échec.
D’abord, la politique de modernisation commencée dès les
débuts du XIXe  siècle a échoué. Il s’agit de cette modernisation
déterminée par l’assimilation de la technique, celle-là même où se
mesure par exemple la réussite japonaise lorsqu’elle s’exprime à
travers la victoire militaire contre la Russie en 1905. Cet événement
a intensément fasciné l’islam, en lui révélant que la technique
d’origine occidentale pouvait être maîtrisée par un pays oriental
gardant son identité et ses propres valeurs. Pourtant, cette fidélité à
soi, non soumise aux principes des Lumières, entraîne la réussite
nippone dans le nationalisme militariste et fasciste, quand bien
même l’ère Meiji aurait été étymologiquement liée à la notion de
lumière – un terme auquel son usage tropique et métaphorique
octroie une polysémie ambivalente, sinon suspecte 24. Si la mutation
de la technique est associée historiquement à la rupture des
Lumières, il convient d’en percevoir l’autonomie, manifeste avec
l’exemple nippon et sa mise au service de la barbarie au cours du
XX

siècle. En même temps, il est difficile de concevoir
l’enracinement des Lumières dans une société qui n’a pas tiré
avantage du confort et de la richesse matérielle qu’apporte la
technique. Celle-ci est donc nécessaire à l’avènement des Lumières
mais elle en demeure autonome. Et du coup la défaite des Lumières
se constate aussi bien dans la réussite du Japon que dans l’échec
islamique à assimiler la technique.
J’associerai ensuite cet échec des Lumières à la peur de la pensée
radicale, qui prône la rupture et la séparation. Les idées et les
principes des Lumières ont émergé en s’opposant à la tradition, en la
réfutant, s’en dégageant. C’est un phénomène qui n’a pas été pensé
pour s’accorder avec le legs de la religion, ni même pour s’en
accommoder. Les réformateurs et les réformistes de l’islam n’ont pas
osé l’aventure de la trahison  ; timorés, ils sont restés limités par
l’obsession de la fidélité à leur croyance, laquelle n’a pas été
cantonnée dans un espace séparé – où elle aurait peut-être tremblé,
certes, dans l’imprenable secret du cœur ; c’est comme s’ils avaient
eu la crainte de s’engager en tant que sujets divisés et assumant leur
division.
S’ajoute enfin l’émergence, à la fin des années 1920, de l’anti-
occidentalisme comme idéologie de combat élaborée par les
intégristes, lesquels ranimeront tous les refus traditionnels en les
radicalisant davantage encore et s’appuieront notamment sur Ibn
Taymiyya et sur la traque de l’influence étrangère, supposée
contaminer la pureté originelle 25. Retour donc à la dénonciation des
bida’ (pluriel de bid’a), ces innovations comprises dans le sens le
plus dépréciatif 26, tel qu’il a été surdéterminé en négatif au
XVIII siècle par Ibn ‘Abd al-Wahhâb, le fondateur du wahhabisme,

dont la coercition sera universelle à partir de l’afflux des
pétrodollars déversés sur l’Arabie saoudite après le choc pétrolier de
1973, dans un champ islamique vacant depuis la défaite des diverses
formes de nationalisme populiste postcolonial.
 
Face au reflux des Lumières, je voudrais insister sur le rôle que
peut jouer l’Europe pour leur réactivation. J’ai évoqué plus haut le
hiatus occidental entre le principe des Lumières et le fait qui en a
contrarié la diffusion universelle. Mais l’homme européen, en ces
dernières décennies de paix, de travail sur soi, de vigilance éthique,
serait peut-être capable de produire des actes en cohérence avec ses
principes. Je sais que cette exemplarité est difficile à mettre en
œuvre, surtout lorsqu’il est peu aisé de la détacher de positions
distinguant entre dominants et dominés, forts et faibles, riches et
pauvres. Mais en s’attachant au principe de justice, il serait tentant
de mettre à l’épreuve une telle exemplarité dans les limites du
possible et du raisonnable en cette ère cosmopolitique post-
occidentale. Par sa dramatisation s’offrirait à nous l’opportunité de
restaurer le lustre des Lumières et de leur redonner un crédit
universel qui en ranimerait le foyer à travers l’islam. Il faudrait
soutenir ceux qui, en son sein, désirent vivre jusqu’à leurs ultimes
conséquences les divisions qui l’ont agité depuis toujours, cette
guerre des hiérarchisations, des références et des interprétations –
une incessante guerre civile dont l’un des enjeux demeure l’acquis
de Lumières reconsidéré, corrigé selon un penser et un vivre qui
restaureraient les vertus de séparation et de rupture.
Reste à tester le temps civilisateur et sa corruption à travers
l’histoire, jusqu’à son usage erroné et funeste par les exclusivistes
d’aujourd’hui que sont les islamistes intégristes. Reste à éprouver
cette structure qui commence par le temps de la pertinence et finit
par celui de l’impuissance. Cette épreuve peut être abordée à travers
deux questions qui nous concernent au premier chef, en ce moment
contemporain où nous entrons dans une aire post-occidentale,
cosmopolitique.
Il s’agit d’abord de repenser le legs occidental des Lumières, de
retracer l’horizon de son universalisation, dans le dépassement (et
non l’occultation) des critiques qui le disqualifient, par exemple
celle de Leo Strauss et de ses vulgarisateurs, qui estiment que le
culte voué aux Lumières frappe de front les traditions et les brise ; il
risque toujours, selon eux, de créer l’illusion de l’assimilation à un
universel factice 27, ce qui, selon le philosophe allemand devenu
américain, a été très cher payée par les juifs d’Europe  : ils se sont
trouvés sans défense, démunis, face au déni destructeur du nazisme
sur le parcours de l’assimilation venue des Lumières  ; pris dans la
tourmente ils ont été emportés par la mort comme par surprise,
après avoir intériorisé l’idée que les Lumières étaient un acquis
laissant derrière soi, dans le révolu, la mémoire de l’oppression
millénaire.
Cette assimilation proposée par les Lumières avait été, dès le
XVIII siècle, adaptée au judaïsme par Moses Mendelssohn, ramenant

le lien avec la tradition à l’ordre de la coutume ; il voulait détacher


la tradition de la Loi 28 et libérer les énergies afin de les orienter vers
le droit positif en train de s’imposer au sein de la cité. Aussi
propose-t-il pour le judaïsme une stratégie du dépassement de sa
propre Loi, pour se soumettre au droit commun à tout citoyen,
quelle que soit sa croyance ou son origine, ce droit universel issu
des Lumières. Cette histoire pourrait constituer une analogie
heureuse sinon pour l’islam en général, du moins pour l’islam en
situation européenne.
Toutefois, cette adaptation ingénieuse et nécessaire, si utile tant
qu’elle reste cantonnée dans le domaine juridique et politique,
devient préjudiciable dès qu’elle avalise la réduction et l’annulation
de la quête de l’Absolu, non pas tant comme rites et cultes charriés
par la croyance (qui peuvent eux aussi rejoindre sans dommage le
site de la coutume), mais comme « expérience intérieure » qui abolit
la portée du sacré et du saint (cet «  espace du dedans 29  » qui
engendre un discours que Georges Bataille nomme hiérologie pour le
distinguer de la théologie). Nous visons là un point aveugle,
invisible aux maîtres des Lumières ; Voltaire n’aurait pu le percevoir
et en tirer les ultimes conséquences même en croisant un Pascal
jetant, comme un coup de dés sur la table de la pensée et de l’être,
son fragment où il nous apprend que «  l’homme passe infiniment
l’homme 30 ».
À cette double critique, nous en ajoutons une autre que nous
avons déjà évoquée à diverses reprises  : il s’agit de considérer
l’émergence du colonialisme et le temps long de l’esclavage, par
lesquels l’humanité occidentale inflige un démenti cinglant aux
principes des Lumières qu’elle a inventés 31. Cette réalité a contribué
à disqualifier l’universalité des Lumières, respectée (quand elle l’est)
en Europe même, mais négligée sinon escamotée dans les ailleurs
lointains, dans ce qu’on appellera plus tard l’« outre-mer ».
 
Cependant, malgré la critique radicale des Lumières (que nous
n’éludons pas), malgré le cabossage de ses principes à l’épreuve du
réel, il importe de reconsidérer les idées des Lumières, de les
renouveler afin de mettre en place une cosmopolitique, viable pour
nous ici et maintenant, dans ce moment inaugural d’une phase post-
occidentale. Grâce à ce recours rectifié, il est possible de neutraliser
la guerre des identités conduite au nom de l’exclusivisme (un point
sur lequel se sont accordés Jacques Derrida et Jürgen Habermas
pour circonscrire le 11 septembre comme concept 32), et de renouer
avec les prémices de l’universel des Lumières en islam, comme nous
l’avons vu au commencement de ce chapitre.
Le second point qui concerne notre époque, et la cosmopolitique
à venir, relève du rapport que nous entretenons avec la Nature et de
la sauvegarde de ce qui reste sauf dans un monde dévasté, atteint
par un mal qui s’accentue sous l’action inconsidérée des humains. Là
aussi pourrait se juger la pertinence de la tradition de pensée
islamique durant les siècles où elle résidait dans le siège de la
civilisation avant de connaître la déchéance et la mort de la
conscience qui invite à habiter proprement le monde. Il y eut une
certaine conception de la Nature, un vécu qui a laissé un savoir
marqué par une éthique annonçant le souci de soi écologique,
comme un destin nous engageant tous et un enjeu majeur pour
l’horizon cosmopolitique. C’est ce autour de quoi le chapitre qui suit
déroule ses séquences.

1. ‘Abd Allâh Ibn al-Muqaffa’, Le Livre de Kalila et Dimna, trad. fr. André Miquel,
Paris, Klincksieck, 1957.
2. Terme qui veut dire : « celui qui dévie de la ligne droite » et qui désignera dès le
IX siècle l’athée.

3. Dominique Urvoy, Les  Penseurs libres dans l’islam classique, Paris, Albin Michel,
1996, p. 40.
4. Qu’on appelle en arabe mihna (lit. «  épreuve  »). Voir l’article que M.  Hinds
consacre à ce terme dans L’Encyclopédie de l’Islam, nouvelle éd., Leyde-Paris, E.
J. Brill-Maisonneuve & Larose, 1993, t. VII, p. 2-6.
5. Comme les appelle Dominique Urvoy.
6. Abû Hâtim, théologien shi‘ite, prédicateur ismaélien.
7. Abû Hâtim Râzî, Kitâb ‘Alâm an-Nubuwwa (« Le livre des signes de la prophétie »),
éd. S. as-Sawy et G. R. Aavani, Téhéran, 1977. Voir aussi F. Brion, qui traduit et
analyse les passages rapportant les propos qu’Abû Hâtim Râzî met dans la bouche
d’Abû Bakr Râzî, dans «  Philosophie et Révélation  : traduction annotée de six
extraits du Kitâb ‘Alâm an-Nubuwwa d’Abû Hâtim Râzî  », Bulletin de philosophie
médiévale, 1986, no 28, p. 135-162.
8. Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, op. cit.
9. Voir ce que nous en disons ici même, p. 51 et 65.
10. Il s’agit de l’Algazal des Latins, surtout célèbre en Europe par son ouvrage La
Destruction des philosophes (Tahâfut al-Falâsifa) qui a suscité près d’un siècle plus
tard la réponse d’Averroès, La Destruction de la Destruction (Tahâfut at-Tahâfut).
11. L’exposition que nous avons conçue et réalisée à Barcelone (26 mai-25 septembre
2005) rend compte de cet occidentalisme islamique. Voir A. Meddeb, Occident vist
des d’Orient (« L’Occident vu d’Orient »), Barcelone, CCCB, 2005.
12. Voir au chap. 3, p. 48-49.
13. Voir p. 38.
14. Goethe et Heine témoignent ainsi explicitement de leur dette spinoziste.
15. Ce qu’on avait appelé dans le droit musulman bid’a hasana (« innovation bonne »),
mahmûda (« louable »), mandûba (« recommandée »), mubâha (« autorisée »).
16. Cité par Ignaz Goldziher, Le Dogme et la Loi en Islam, Paris, L’éclat/Geuthner, rééd.
2005, p. 217.
17. Hamdan Khodja, Le Miroir, Paris, Sindbad, 1985, p. 37-38.
18. A.  Meddeb, Dédale, Paris, Maisonneuve &  Larose, printemps 1997, no  5-6,
Postcolonialisme, p. 12.
19. Ali Abderraziq, L’Islam et les Fondements du pouvoir, traduit de l’arabe par Abdou
Filali-Ansary, Paris, La Découverte, 1994.
20. Taha Hussayn, Fî ‘l-Adab al-Jâhilî («  De la littérature anté-islamique  »), 10e  éd.,
Le Caire, Dâr al-Ma’ârif, 1969.
21. Taha Hussayn, Mustaqbal ath-Thaqâfa fî Miçr (« L’avenir de la culture en Egypte »),
1re éd., Le Caire, 1939.
22. Je dis « quasi irrévocable » pour tempérer le jugement absolu et pour rappeler ce
que l’expérience nous apprend, à savoir qu’aucun acquis n’est définitif  : les
Lumières ne sont pas à l’abri sur le site même qui les vit naître, elles n’ont pas
épargné à l’Europe de plonger dans les ténèbres au XXe  siècle (avec les
totalitarismes, national-socialisme et stalinisme).
23. Voir notre chap. 4, notamment p. 61.
24. Dont nous pouvons attester l’usage dès l’époque antique, dans des horizons tout
autres, métaphysiques, religieux, loin de la raison laïque : culte du feu établi par
Zoroastre, dualité platonicienne de l’éclat des Idées et de la pénombre de la
caverne, dualité manichéenne du bien associé au jour et du mal assimilé à la nuit,
résurgence de la métaphysique de l’Ishrâq, illuminisme réinventé par Sohrawardi
(1155-1191), lequel combine les métaphores de Zoroastre, de Platon, de Mani,
avec le verset de la Lumière («  Lumière sur lumière…  », Coran, XXIV, 35), pour
situer les lueurs de l’aurore dans l’orient de l’origine vers où retourne l’âme, par
opposition à l’occident de la fin, prison du corps, condition du séjour ici-bas ; voir
A. Meddeb, L’Exil occidental, Paris, Albin Michel, 2005, p. 57-85.
25. Voir ici même, p. 113-116.
26. Que les juristes appellent bid’a sayyi’a («  innovation mauvaise  »), madhmûma
(« blâmable »), muharrama (« prohibée »), makrûha (« réprouvée »).
27. Leo Strauss, Pourquoi nous restons juifs, traduit de l’anglais et préfacé par Olivier
Sedeyn, Paris, La Table Ronde, 2001, p. 33-35.
28. Moses Mendelssohn, Jérusalem, ou Pouvoir religieux et judaïsme, traduit, présenté et
annoté par Dominique Bourel, Paris, Les Presses d’Aujourd’hui, 1982.
29. L’expression est d’Henri Michaux.
30. Pascal, Pensées, 434, éd. Brunschvicg.
31. Voir ce que nous en disons dans La Maladie de l’islam, op. cit., p. 35-37.
32. Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le Concept du 11 septembre, dialogue à New
York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée, 2004.
7

Physique et métaphysique
de la Nature

Pas plus que dans la Bible, la notion de « nature » n’existe dans


le Coran. Elle est assimilée à celle de «  création  ». Ainsi perçue, la
Nature est une grâce et un don divins offerts à la souveraineté de
l’homme pour sa jouissance. L’homme ne cesse d’être émerveillé
devant le spectacle de la Création divine, laquelle est une œuvre
infinie fondée sur la séparation du ciel et de la terre, de la lumière
et des ténèbres, du jour et de la nuit.
Dieu a placé dans les cieux le soleil, la lune et les étoiles. Il a fait
de la terre un séjour stable, un lit, un tapis. Il a établi sur la terre
des montagnes et des fleuves, des jardins et des fruits. Le vent,
porteur d’une pluie bienfaisante, est «  une annonce de sa
miséricorde  » (Coran, VII, 57). Ainsi s’exprime le Coran. De cette
manière, le Livre saint sacralise la nature. Il introduit la main de
Dieu en ses moindres parcelles. Le divin se manifeste en tout lieu, à
chaque instant. Dans cette vision se révèle la virtualité d’une sorte
de panthéisme, qui sera exploité par certains maîtres spirituels de
l’islam tendant à croire que Dieu serait immanent, présent dans la
nature et dans la personne. Mais là, nous anticipons. Avant
d’approfondir cette conception, et pour illustrer la constante
référence à l’action divine dans les phénomènes naturels, citons ces
versets coraniques, qui s’avèrent des plus éloquents : « N’est-ce pas
lui qui a créé les cieux et la terre et qui, pour vous, a fait descendre
du ciel une eau grâce à laquelle nous faisons croître des jardins
remplis de beauté dont vous ne sauriez faire pousser les arbres ?…
N’est-ce pas lui qui a établi la terre comme un lieu de séjour ; qui a
fait jaillir les rivières, qui a placé les montagnes sur la terre et une
barrière entre les deux mers ?… » (Coran, XXVII, 60-61).
Quitte à paraître me lancer dans une digression, je voudrais
signaler que cette énigmatique «  barrière  », «  isthme  » (le terme
coranique est barzakh, mot d’origine persane 1), sera plus tard perçue
comme ayant trait à la topographie spirituelle, le barzakh étant
l’espace intermédiaire où s’exerce l’imagination créatrice ; c’est aussi
l’entre-deux qui accueille les morts en attendant la résurrection, au
jour du Jugement. Mais de telles considérations spirituelles et
eschatologiques nous éloignent de ce sur quoi nous devons fixer le
regard. Avant de revenir à la référence au jardin, il n’est pas inutile
de rappeler l’importance de l’eau, dont le Coran ne manque pas de
chanter les bienfaits. Nous avons affaire à un auditoire du désert, où
l’aridité et la pénurie sont la règle ; il n’est donc pas étonnant que la
moindre présence de l’eau soit assimilée à un miracle à l’origine de
la vie. « Nous avons fait de l’eau toute chose vivante » (Coran, XXI,
30). Ce verset est souvent calligraphié pour célébrer des sources
captées, des barrages édifiés, des fontaines offertes au public à la
campagne comme dans les villes. Mais au-delà de l’accord
écologique, au-delà de l’influence du milieu sur la parole, fût-elle
celle d’un oracle, s’exprime en pareille sentence un principe
biologique qui résonne comme un écho avec la pensée de Thalès de
Milet, le présocratique, physiologue ionien : « L’eau est l’origine des
choses et le Dieu, c’est l’intelligence qui a fait tout avec l’eau 2. »
D’ailleurs la prédilection de l’eau se reflétera à l’intérieur de la
cité islamique, elle sera une question centrale dans l’exercice du
pouvoir. Outre le fait que Karl Wittfogel la situe au fondement du
« despotisme oriental 3  », cet élément vital a alimenté le droit et la
jurisprudence en raison des dissensions qu’occasionne son partage
dans le système de la culture irriguée  ; il y a quelques années
encore, à Valence, le tribunal des eaux continuait de siéger sur le
parvis de la cathédrale tous les jeudis vers midi, étonnante
survivance islamique entretenue par le folklore du Levante. En outre,
la maîtrise des eaux progressera vers une technologie sophistiquée
dont témoignent encore en Espagne tant les manuels de mécanique
que les quelques norias qui appliquent toujours une technologie
arabe, comme c’est le cas pour la haute roue hydraulique qui se
trouve dans la huerta de Murcia, pas très loin de la ville. Il convient
de constater que, jusqu’à ce jour, l’irrigation en Espagne perpétue la
marque de la période islamique. Une bonne partie du lexique qui la
concerne dérive de l’arabe. Et si le réseau qui subsiste de la huerta
de Valence n’est pas dû aux Arabes, il est utile de rappeler que les
principes qui ont présidé à sa conception et à sa distribution sont
arabes.
Je pourrais aussi évoquer les réserves d’eau qui bordent les
villes, dans un extra-muros immédiat, tels les bassins aghlabides de
Kairouan dont la présence procure un bienfait inappréciable l’été,
quand la canicule fige toute vie. Sous le règne de la chaleur, l’effet
sensuel que procure l’eau acquiert une importance au moins aussi
grande que sa part fonctionnelle. Il en est de même pour cette autre
métropole caniculaire de l’Occident islamique, Marrakech, qui
propose au visiteur de magnifiques plans d’eau à l’Agdal et surtout à
la Ménara 4. Tout autour de Marrakech, j’ai aussi vu les restes des
foggarât, canaux souterrains, couverts de voûtes en terre, qui
conduisaient l’eau des sources et de la fonte des neiges du Haut-
Atlas vers la ville. J’ai visité dans ces mêmes alentours marrakchis le
bourg de Tamesloht en compagnie de Mohammed El Faiz, qui m’a
montré les vestiges d’un de ces canaux souterrains : ils se prolongent
par un aqueduc dont l’élévation est conçue d’une manière
sophistiquée pour que l’eau remonte la pente et parvienne à
destination avec assez de pression, grâce au système des vases
communicants.
L’eau circule aussi à l’intérieur des villes, soit pour alimenter les
fontaines, assimilées à des œuvres pies et célébrées par des
monuments mêlant la pierre à la mosaïque, le bois au marbre, la
polychromie et les lettres  ; soit pour alimenter les jardins intra-
muros. Les sabils cairotes présentent parfois de belles plaques de
marbre sculptées d’ondes, qui cherchent à donner au matériau solide
la fluidité de l’élément liquide. À Fès, jusqu’à il y a quelques années
à peine, le réseau de l’eau était dense  : des rigoles suivaient les
pentes des rues, certains canaux traversaient les patios des maisons
et des médersas, l’eau courait dans la ville à travers deux réseaux
distincts (celui de l’adjonction en eau saine et celui de l’évacuation
des eaux usées). Déjà Léon l’Africain, dans sa Description de
l’Afrique 5, évoquait ce réseau considérable, partie souterrain partie à
ciel ouvert, passant parfois par les moulins, d’autres fois par les
hammams ou par les zawiyas et les mosquées. Ce culte de l’eau ne
correspond pas seulement à une exaltation naturaliste ou vitaliste ;
il est aussi associé à la pureté rituelle qui hante le croyant et lui est
nécessaire pour accéder à la prière ou à la lecture du Livre saint.
C’est par le contact du corps avec l’eau que se réalisent les ablutions,
petites et grandes, pour se débarrasser des récréments et des
excréments assimilés à des souillures (vents, gaz, urine, matières
fécales, sperme, sang des règles). D’ailleurs, il est à remarquer que
dans la hiérarchie traditionnelle, le corps de métier rassemblant les
manœuvres chargés de récurer et d’entretenir les canaux était
considéré comme le plus vil, et que ses membres étaient classés au
degré le plus bas, inférieur encore à celui des tanneurs 6.
Il est impossible d’évoquer l’eau sans aborder l’art des jardins.
Déjà, dans les versets coraniques, eau et jardins sont associés. S’y
ajoute l’exaltation de l’ombre. Là encore, on peut estimer que
l’existence des jardins répond à la vision de l’oasis qui fait halluciner
l’homme du désert, vision qui a déjà donné la sublimation coranique
du jardin à travers l’illustration du mythe qui promet l’Éden. D’une
certaine façon, la création du jardin est vécue comme une
anticipation, un avant-goût terrestre du paradis. Car l’islam est une
religion qui n’occulte pas le corps ; il actualise en effet la menace et
la promesse selon une insistance sensuelle et charnelle, qui a
souvent été invoquée dans les disputes et les polémiques entre
croyants au Dieu Un à l’époque de la cohabitation médiévale entre
les trois monothéismes 7. Le jardin est le séjour d’une jouissance
accomplie à travers la conjonction de l’eau, de l’arbre, de l’ombre.
On s’y découvre comblé par la volupté qui envahit tous les sens.
Converge et circule le long du corps la musique de l’eau qui jaillit,
coule, chuchote, cascade, frissonne, chantonne, tombe goutte à
goutte  ; par vagues successives vous assaillent les couleurs qui
chatoient tels des lampions sur les plantes et les arbres  ; et les
odeurs pénètrent au fond des organes comme des breuvages,
pendant que l’ombre s’incarne et se découvre palpable, telle une
personne.
Ce culte de l’eau conquiert une de ses réalisations les plus
éloquentes à Grenade, au palais de l’Alhambra et dans les jardins du
Generalife. Les plans d’eau à l’intérieur du bâti sont aussi destinés à
exalter les formes architecturales et leurs ornements, qui se reflètent
à la surface incolore comme dans un miroir. Il en est ainsi pour la
coupole à stalactites, dont l’image se répercute sur le bassin dans
une des salles latérales 8 de la cour des lions : au nombre de douze,
rangés en cercle, ils produisent une musique en crachant l’eau de
leur gueule. Le rebord de la fontaine qu’ils animent accueille un
poème qui, par le mot, exalte ce que les sens déjà reçoivent à la vue,
à l’écoute, au toucher de l’air et de la lumière. Le poème insiste sur
la portée cosmique d’un tel dispositif, où tous les éléments
collaborent. L’eau des fontaines, la terre de la brique, le feu de la
lumière, la transparence de l’air se mêlent pour créer un jeu
d’illusion entre le réel et le virtuel, jouant des effets du spéculaire
pour engendrer l’illusion qui donne aux murs solides la fluidité du
liquide et à leur opacité même la translucidité de la lumière.
Mais j’estime, quant à moi, que le miracle de l’eau se trouve
chanté au plus haut degré à travers l’hymne que lui voue la scala
d’aqua du Generalife, acte de pure gratuité qui canalise les flots le
long des pentes graduées de la rampe creusée en rigole pour que le
passage du liquide s’ébruite en un rythme musical qui fait alterner
les séquences rapides, selon les degrés variés de la pente, et les
moments lents, épousant les paliers qui répartissent les marches,
proposant des haltes, des temps de repos pour qui monte ou
descend. C’est ainsi que le mouvement de l’eau se change en
musique combinant des tempos multiples, prenant l’allure de
l’allegretto ou de l’allegro ma non troppo, de l’allegro tout court ou du
presto. Ainsi le rythme que suscite l’eau mobilise-t-il sur ces sites
grenadins une double analogie poétique et musicale. Et c’est par
l’écoute de la musique qu’orchestre l’escalier d’eau au Generalife
que se goûte la jouissance du beau, par la gradation et la
distribution des sons qui rassérènent les âmes.
Le jardin est-il la récompense que se décerne l’homme du désert
qui se déplace vers un climat plus clément, plus tempéré  ? Il n’est
pas fortuit que l’Espagne ait pu proposer le site parfait du séjour
marqué par la promesse paradisiaque d’une nature accomplissant
invariablement le don et le miracle divins. Les poètes arabes d’Al-
Andalûs n’ont-ils pas loué à l’envi ces lieux de l’enchantement, dont
l’entretien et l’usage demeurent vifs jusqu’à ce jour, comme en
témoignent le Partal de Grenade et les jardins de Séville, ceux du
Crucero, de l’Alcazar ou de la Casa Pilatos ? Parmi ces poètes, citons
Ibn Khafâja, natif du Levante, dans le pays de Valence  ; il a vécu
entre le XIe et le XIIe  siècle et fut surnommé le jannân («  le
jardinier  ») 9  ; ses descriptions ont contribué à alimenter le mythe
andalou. Il donne, dans ses poèmes, une âme au végétal apprivoisé
et projette des personnages sur ses éléments, leur accordant des
gestes humains empruntés aux plaisirs qui égaient les séances où
Dionysos et Éros se croisent à l’écoute d’une musique excitant la
danse :

Les fleurs, polies comme un miroir, leurs tiges ploient


sous une brise parfumée enveloppant leurs corolles.
Là, parmi elles, un échanson ensorcelant, corps d’ébène,
prunelles de jais, amour ardent, servant la rousse liqueur.
Les fleurs un collier, les branches des mèches de cheveux ;
le vallon un poignet, le fleuve un bracelet.
Dans un jardin où tranchent le rouge de l’ombre et le
blanc
des fleurs, lèvres s’ouvrant sur des dents éclatantes,
et la terre but, le long rameau dansa,
la colombe chanta, le ruisseau applaudit 10.

En parallèle, la littérature géoponique de langue arabe fut


prospère en Espagne, surtout à l’époque des rois des Taïfa (XIe-

XII siècle) 11. Ce corpus s’est accumulé en continuité avec le fameux
agronome latin Junius Columella (Columelle) de Gades (Cadix). La
plupart des traités qui nous sont parvenus suivent un plan parallèle
à celui de son De re rustica. Les auteurs en question étaient soit
médecins soit poètes ; très rares étaient les agronomes ; il convient
en outre de rappeler qu’Aristote était aussi naturaliste et créateur de
jardin botanique, et que c’est Virgile qui a écrit les Géorgiques. En
tout état de cause, ces auteurs hispano-arabes ont connu et utilisé
les auteurs de l’Antiquité  ; ils y ont adjoint leurs observations et
leurs expérimentations personnelles. Ce genre d’épanouissement
littéraire correspond à la dualité de l’islam, qui oscille constamment
entre les dispositions héritées du désert originel et l’adaptation aux
traditions méditerranéennes  ; il importe dès lors d’en tempérer les
ruptures et d’en révéler les continuités sur la scène culturelle
proposée par la mer commune. Plusieurs de ces traités furent
traduits dans certaines langues romanes dès l’époque médiévale. Et
c’est dans l’Espagne musulmane qu’apparaissent au XIe  siècle, à
Tolède puis à Séville, les premiers jardins botaniques royaux
d’Europe. Ces jardins servaient à la fois de jardins d’agrément et de
jardins d’essai, destinés à acclimater des plantes rapportées d’Orient.
Prolongeant le principe de la ferme romaine, annonçant la
civilisation des villas que connaîtra la Renaissance vénitienne ou
florentine, l’Espagne arabe a réalisé une formule intermédiaire qui
double l’habitat citadin d’une résidence à la campagne  ; là se
répartissent les multiples fonctions qui distinguent et séparent les
lieux de villégiature et ceux destinés aux activités agricoles. Dans le
cent cinquante-septième et dernier chapitre du Traité d’agriculture
composé en vers par Ibn Luyûn d’Almeria (XIVe  siècle) 12, la maison
d’habitation est décrite comme entourée de plantes décoratives et
d’arbres aux feuilles pérennes et à la frondaison touffue. Elle s’ouvre
sur un portique, qui donne à son tour sur un jardin fermé, plus long
que large, où se suivent les parterres de fleurs odorantes ainsi que
les plans d’eau et les rigoles ; au centre de ce jardin idéal s’élève un
kiosque ombragé qui offre au regard une mobilité, lui accordant le
don de se poser où bon lui semble sans rencontrer d’obstacles. Le
verger et le potager s’étendent hors de cette enceinte tandis que
l’étable et les écuries, abritant les montures, les bêtes de trait ainsi
que les animaux destinés à la consommation, sont reléguées aux
confins.
J’ai surtout évoqué l’Espagne musulmane parce qu’elle avait
connu un miracle de civilisation et qu’elle me reste proche et chère
en raison de la halte intermédiaire qu’elle me propose – étape
restauratrice entre mon sol natal africain, maghrébin, et ma
résidence parisienne, européenne. Mais j’aurais pu mener l’enquête
dans le Bagdad abbasside, j’aurais pu citer les jardins du Kharq
chantés par les poètes, j’aurais pu m’étendre sur les poèmes de
Buhturi (mort en 897), qui décrivent palais et jardins
mésopotamiens. Ou encore entrer dans le domaine persan qui
s’inspirait de la tradition sassanide, comme l’illustrent les albums
enluminés et les peintures qu’ils cèlent. En circulant plus loin dans
l’espace et dans le temps, comment omettre les réussites dans l’art
des jardins chez les grands Moghols  ? Comment aussi ne pas
mentionner la place particulière qu’occupent les Ottomans dans
l’histoire de l’horticulture, notamment pour les tulipes, dont ils
produisirent, au XVIIIe siècle, 839 variétés ? En vérité, en ce domaine
comme dans les autres arts, les peuples et les nations qui adhérèrent
à l’islam avaient adopté leurs propres traditions aux
recommandations et aux images contenues dans le creuset
coranique. C’est par cette articulation que se déchiffrent la variété et
l’unité des activités artistiques en milieu islamique.
Dans la représentation de la promesse coranique à propos des
jardins, l’homme imite la création divine. Le jardin en constitue
l’idéal-type. Il en répète le miracle. Concentrer en un espace clos et
aménagé les merveilles de la nature aide l’initié à glaner la matière
pour l’élaboration de ses exercices spirituels. Je me souviendrai
toujours d’une magnifique peinture persane du XVIe  siècle, conservée
au musée du Louvre, qui montre un jeune éphèbe « abîmé » dans la
contemplation d’un narcisse 13. Cette image peut être admirablement
interprétée si l’on se réfère à la théorie de l’Être d’Ibn ‘Arabî.
Commenter une œuvre du XVIe  siècle au moyen d’un texte du XIIIe
peut paraître aberrant dans la perspective d’une démarche
historique ; mais on doit tenir compte du fait que la durée culturelle
dans la civilisation islamique est différente de celle de l’Occident où,
dès la rupture médiévale, les styles et les hypothèses d’école se sont
succédé avec frénésie. Ibn ‘Arabî, bien qu’ayant écrit en arabe, né à
Murcie, à l’autre extrémité de la territorialité islamique, et antérieur
de trois cents ans, continuait d’être lu et commenté dans la Perse du
XVI siècle. Sa conception de l’unicité de l’Être y était universellement

admise. Dans la contemplation de la fleur se trouve actualisé tout le


processus de la Création. Comme toute manifestation naturelle, la
fleur est une épiphanie, un tajallî. C’est une trace descendue de la
Table. Il faudra imaginer, nous dit Ibn ‘Arabî, la conjonction de tous
les mouvements cosmiques pour qu’une telle descente ait lieu ; que
d’accords sont nécessaires entre les vents, les pluies, les ténèbres, la
lumière, les mois, les saisons, d’une part, et le gouvernement de
l’homme, de l’autre, pour que le signe fleur déposé sur la Table
céleste inscrive sa trace dans l’ordre des étants 14, ici-bas  ! L’orant,
par l’opération mentale de la contemplation, parcourt en sens
inverse le trajet de la descente ; il remonte de la trace manifestée sur
la face du monde vers le signe transcrit sur la Table gardée dans les
cieux. Il se remémore, en une seconde étape, le processus créateur
par lequel le signe-fleur, comme tout signe, s’est inscrit sur la Table
au commencement et dans le principe. Cette inscription se réalise
suite à un parfait circuit de communication. Soit un pôle émetteur,
actif, représenté par le premier créé, l’Intellect, visualisé par le
Calame  ; soit un support récepteur, passif, second créé, l’Âme
universelle, matérialisée par la Table. C’est la conjonction entre ces
deux figures qui engendrera le troisième terme, le signe qui s’inscrit
à la suite du fiat divin («  Dès qu’il décrète une chose, il lui dit  :
“Sois  !” et elle est 15  », Coran, II, 117, avec six autres occurrences).
La Création est dès lors ramenée à une opération d’écriture qui est
aussi une métaphore amoureuse, où un masculin se conjoint à un
féminin pour procéder à un engendrement. Et la manifestation de
l’étant n’est rien d’autre que la copie, la reproduction de ce qui a été
transcrit au commencement. Le monde est donc le livre du Livre.
C’est par l’intermédiaire de ces copies du Livre déposées dans les
fragments de la nature que se déchiffre l’Être 16.
L’homme, créé à l’image de Dieu, en est le vicaire sur terre,
comme le souligne le Coran pour l’homme en général et en
s’adressant à David en particulier 17. Le terme utilisé, c’est celui qui a
été adapté en français sous le vocable de calife pour désigner
seulement la fonction et l’institution politiques (inventées à
l’occasion de la succession du Prophète, à Médine), sans
considération pour la charge morale qui lie tout humain (nâsût) au
divin (lâhût). Dans cette perspective, l’homme n’a pas seulement
pour vocation de jouir de la nature, œuvre divine. Il a aussi pour
tâche de la gouverner. Tout manquement dans cette régence est
perçu comme une profanation.
Je me référerai encore à un écrivain espagnol pour illustrer cette
disposition. Il s’agit du fameux philosophe et médecin du XIIe  siècle,
Ibn Tufayl, né près de Grenade et mort à Marrakech. Son roman
philosophique Hayy Ibn Yaqz’an 18 (qui met en scène l’homme vivant
seul sur une île déserte en s’inspirant d’un conte arabe plus ancien,
et qui inspirera à son tour Le Criticon de Baltasar Graciàn 19) contient
des pages où le culte de la nature est coloré d’un fonctionnalisme
annonçant plus l’actuelle intention écologique que l’effusion
romantique. Après avoir découvert Dieu, à la fois par déduction
logique et par inspiration, après avoir admis la cohérence de l’Être
sous l’égide de l’Un, après avoir établi la filiation divine de l’homme
en ce qui engage le pacte moral, Hayy, par sa mobilité et son
adresse, s’institue protecteur des plantes et des animaux pour
confirmer la continuité du vivant (c’est au reste le sens de son nom).
Son intervention dans le monde tempère l’inévitable perturbation de
l’ordre naturel ; elle doit, si possible, contribuer à l’épanouissement
de tout être vivant. C’est à lui d’ôter les écrans qui empêchent les
plantes de jouir du soleil  ; à lui de séparer les plantes qui
s’entremêlent et se nuisent ; à lui de protéger l’animal harcelé par le
fauve ; à lui encore de soulager les bêtes qui souffrent des entailles
faites par des corps étrangers et tranchants dont elles n’ont pas le
moyen de se débarrasser, comme les épines et les échardes  ; à lui
aussi d’enlever les obstacles qui entravent ou dévient l’écoulement
de l’eau destinée à abreuver les arbres. Enfin, il limite, par des
règles strictes, en accord avec l’idéal ascétique et le souci de la
perpétuation des espèces, la consommation des produits de la nature
nécessaires à sa survie.
Si la confusion entre nature et Création n’est pas mise en doute
par le croyant, si elle est sublimée par le poète et l’artiste, si elle
exalte le mystique, si elle est prolongée par le héros de la fiction
philosophique, nous avons déjà vu qu’elle est sinon dépassée, du
moins contournée par le naturaliste, qui active sa raison et son sens
de l’observation à travers le système de classification emprunté aux
anciens Mésopotamiens, Grecs et Latins, transmis notamment par
deux traités traduits en arabe au Xe  siècle (L’Agriculture nabatéenne 20
et L’Agriculture grecque). Mais c’est surtout le Traité des simples de
l’Espagnol Ibn al-Baythar (XIIIe  siècle) qui va rassembler en une
même œuvre ce que nous devons à Dioscoride et Galien, comme à
Avicenne et Râzî, ainsi qu’aux contemporains et à l’enquête
personnelle que l’auteur mena aussi bien en Andalousie qu’au
Maghreb, en Égypte ou en Syrie. Cette somme demeurée insurpassée
jusqu’au XVIe  siècle a été traduite par Antoine Galland au début du
XVIII (une traduction passée inaperçue) et surtout par Lucien Leclerc
e

en 1878 21. Ce livre illustre admirablement la participation de la


langue arabe au corpus scientifique fondé sur l’esprit pratique et le
sens de l’observation et de la classification. On se trouve donc loin
des spéculations métaphysiques ou de la source révélée qui nient
l’existence d’une nature autonome. La question du rapport entre
nature et Création est forclose  : elle n’est même pas posée. De par
cette omission, le concept de nature s’imposait de lui-même. Mais il
fallait le nommer. Il fut alors urgent d’élargir le sens du mot tabî’a
(qui signifie étymologiquement l’empreinte et le caractère inné)
pour énoncer la physique et les sciences naturelles. Ce même mot
désigne en arabe moderne l’équivalent de « nature » en sa polysémie
et jusqu’à son sens le plus large, c’est-à-dire « l’ensemble des choses
qui est sous les yeux, sous la main de l’homme  » (Littré). L’usage
préféra ce mot à fitra, qu’utilise le Coran 22, et qui renvoie à ce qui
appartient à l’être humain avant toute inscription, à la naissance 23.
Ce terme éclaire la condition de l’homme telle qu’on la suppose
antérieurement à toute civilisation. C’est encore ce mot de fitra qui
est convoqué de nos jours lorsque le locuteur cherche à distinguer
entre l’état de nature et l’état de culture.
Ainsi la réalité anthropologique et historique de l’homme arabe
demeure ambivalente. Lequel des deux sens suggérés plus haut (et
qui nous ont amené jusqu’à interrompre la logique du discours pour
situer l’intériorisation du jardin entre la géoponique et
l’herméneutique) prime-t-il  ? Le vécu corrobore-t-il l’hymne du
poète ou l’ordonnancement du jardinier  ? Confirme-t-il la
contemplation du mystique et son interprétation  ? Honore-t-il le
panthéisme du philosophe  ? Se plie-t-il à la taxinomie et à
l’observation du naturaliste  ? Demeure-t-il au moins fidèle au
modèle déposé dans la matrice coranique ? Encore une fois, à partir
d’interrogations dans un domaine particulier, nous retrouvons la
grande question à laquelle ne cesse d’être confronté l’islam : laquelle
des deux postures triomphe de l’autre  ? Ou bien sont-elles
alternatives sinon simultanées, cohabitant à l’intérieur de la même
personne ? Pour quoi l’homme arabe a-t-il opté ? Pour la séparation
(les entités concernées ici, on s’en doute, sont nature et Création)
qui privilégie les progrès de la science  ? Pour la confusion qui
poétise et sacralise la jouissance de l’être dans le monde ? Pour l’une
et l’autre indifféremment selon l’urgence et la conjoncture  ? C’est
ainsi que, pour l’islam, tout reste à penser soit dans la direction de
la continuité, soit dans celle de la rupture par rapport à la tradition
ouverte par les Grecs.
Je voudrais verser un autre texte au dossier. C’est le Calendrier de
Cordoue, qui nous est parvenu du XIe  siècle 24. Nul doute que les
accents des Géorgiques s’y entendent en langue arabe. À travers cette
œuvre pratique, l’adhésion à la nature libère une énergie païenne.
Attentif à la succession des travaux et des jours, ce livre signale la
durée de la nuit et l’étendue de l’ombre variant selon la progression
des mois. Soumis à la description du cycle solaire, le traité donne
place aux fêtes religieuses qui s’y intègrent, fussent-elles étrangères,
c’est-à-dire chrétiennes. D’ailleurs, cette présence a autorisé certains
historiens à attribuer ledit calendrier à deux auteurs chrétiens. Je
préfère y voir une double main, islamique et chrétienne, qui
correspondrait à un effet plus fécond de la convivance andalouse et
de l’hospitalité que pouvait accorder la cité islamique lorsqu’elle
jouissait d’une souveraineté capable d’accueillir l’altérité. Quoi qu’il
en soit, l’œuvre recense en langue arabe nombre de fêtes de saints
catholiques ainsi que les grandes célébrations fixes (comme la
Nativité ou l’Assomption) à côté des commémorations repérées par
la mobilité que réclame le croisement des calculs lunaire et solaire,
avec le segment temporel à l’intérieur duquel varient les dates de la
Semaine sainte et de la Pâque juive, par exemple.
Ce calendrier enregistre au jour le jour des observations qui
concernent le mouvement des astres, les heures du jour et de la nuit
entre déclin et croissance, le régime des pluies et des vents, les
activités saillantes des paysans et les diverses campagnes de
ponction fiscale ou d’enrôlement militaire auxquelles se prépare
l’État. Ce traité propose aussi des remèdes et des régimes aux
troubles qu’engendre la tendance prédominante – du froid ou du
chaud, du sec ou de l’humide. À titre d’exemple, je livre ce passage
par lequel s’achève le chapitre consacré au mois de février – une
citation mêlant les informations et les événements qui n’ont pu être
notés dans les rubriques quotidiennes  : «  Les oisillons éclosent, les
abeilles se reproduisent, les animaux marins se mettent en
mouvement, les femmes commencent à couver la graine de vers à
soie pour les faire éclore, les grues retournent vers les îles. On
plante les oignons de safran, et l’on sème les légumes d’été  ;
beaucoup d’arbres se couvrent de feuilles. On trouve des truffes, des
asperges sauvages en abondance, des tiges de fenouil. On greffe les
poiriers et les pommiers ; on plante les boutures détachées par éclat
et on transplante les plants de vigne. Il est permis de se faire saigner
et d’absorber des médecines – à condition qu’elles ne soient pas
violentes – quand le besoin se fait sentir. Durant ce mois sont
expédiées des lettres en vue de l’enrôlement pour les campagnes
d’été. Les hirondelles et les cigognes reviennent dans les cités. »
Ce calendrier qui décrit les jours de l’année andalouse fait
parfois écho aux phénomènes qui adviennent en Arabie aux mêmes
points du temps. Une telle référence à une sorte de patrie originelle
(qui est à tout le moins celle de la langue en laquelle le calendrier
est consigné) propose-t-elle une autre ambivalence, exprimant
l’attachement à une dualité spatiale où la patrie réelle se double
d’une patrie mythique  ? Il est sûr en tout cas que ce calendrier
révèle implicitement la double temporalité qui scande la conscience
islamique. En effet, il est normal que le décompte hégirien ne figure
pas dans un calendrier destiné à adapter les activités humaines en
un rapport à la nature soumis à la logique des saisons. Ainsi le
musulman se trouve-t-il confronté, d’une part, à un temps sacré et
liturgique qui dépend du comput lunaire et qui, en sa mobilité,
emprunte la chevauchée des saisons  ; d’autre part, à un temps
destiné aux activités mondaines et étatiques n’échappant pas à
l’immutabilité du parcours solaire. Cette ambivalence où se
dédouble la perception du temps rend inopérante toute confusion.
La séparation, au sein du temps, entre le sacré et le profane,
constitue un fait qui ne peut être transfiguré que par
l’herméneutique de l’unicité de l’Être. Mais qu’en est-il d’une
conscience divisée, clivée dans sa représentation du temps  ?
Partagée entre sœur lune, changeante, et frère soleil, constant,
l’humanité islamique tourne avec la roue du temps en déplaçant la
lucarne à travers laquelle le regard qu’elle porte à la nuit s’éveille.
Ainsi la ronde temporelle emprunte-t-elle toujours la même orbite :
elle passe sans cesse par les mêmes stations, mais ce qui anime cette
répétition, c’est que ce manège est troué par un ajour lui aussi en
mouvement, variant en durée et en intensité selon la place qu’il
occupe.
Telle est l’esquisse archéologique du sentiment de la nature en
islam. Il s’agit d’une construction plausible en ses ambivalences
mêmes. Mais que reste-t-il de ces considérations, dont les matériaux
documentaires ne dépassent pas le XIIIe  siècle, si l’on néglige les
furtives mentions, jusqu’au XVIIIe  siècle, élargissant le propos à la
rencontre des Ottomans, des Safavides et des Moghols ? Nous savons
que l’amnésie fait des ravages, surtout lorsqu’elle n’est pas vécue
comme telle. Nous savons aussi que toute civilisation survit entre ses
constructions et leur destruction. Ce double mouvement est aigu
dans l’histoire des Arabes  ; comme toute histoire, elle enchaîne les
fondations et les destitutions. S’y ajoute peut-être une exacerbation
supplémentaire due à la réalité sinon à la rémanence nomade. Une
idée qui est au centre de la vision cyclique de l’histoire que
développe Ibn Khaldûn au XIVe  siècle  : il situe en effet l’opposition
entre nomades et sédentaires au cœur du processus évolutif des
sociétés humaines. «  Quand les Arabes déferlent, écrit-il, s’instaure
la ruine » (idhâ ‘urribat khurribat). Chaque établissement humain est
menacé de destruction par des entités en déplacement, conquérants
ou nomades. Tout jardin porte en lui la virtualité du saccage. Le
cataclysme n’est pas uniquement un phénomène naturel, il est aussi
humain. Il laisse des traces durables sur l’écorce terrestre.
N’attribue-t-on pas l’aridité des steppes de l’Africa (l’actuelle
Tunisie) à l’invasion, au début du XIIe  siècle, des Banû Hilâl, tribus
nomades originaires d’Arabie envoyées par le calife fatimide
du Caire pour se venger de l’insoumission de ses affidés berbères 25 ?
Cette hypothèse a valeur d’exemple, même si certains érudits la
jugent excessive.
Il se pourrait que nous vivions à notre époque une actualisation
de l’effet néfaste du nomadisme, du moins pour ce qui a trait au
rapport à la nature. La fatalité du sous-développement aggravée par
la pression démographique a pour conséquence la désertion des
campagnes et l’hypertrophie des villes. Telle serait la forme
moderne du nomadisme. Les premiers effets qui apparaissent sont
ceux d’une rupture, non d’un commencement. Dans des sociétés déjà
sujettes à un oubli ancien et qui ne contrôlent plus le déplacement
de leur population, le peu qui est sauvé de la tradition se disloque et
la conscience, fût-elle clivée, ne cesse d’en finir avec son agonie,
signe d’un temps de crise. C’est probablement en cette faille que se
dilapident les sentiments d’allégeance à la nature. Sans aller jusqu’à
dénoncer les grandes atteintes qu’autorise le mal-développement,
qui accepte des installations nuisibles interdites dans des pays plus
protégés (je me contenterai d’un seul exemple parmi tant d’autres
aussi malfaisants  : le complexe chimique de Gabès, au sud de la
Tunisie, aura calciné sur pied la palmeraie de l’unique oasis
maritime du globe, désormais bréhaigne), je m’étonnerai toujours de
la violence de l’individu dans ses rapports avec la nature. C’est là
que se jugent en profondeur la perte et l’irréparable amnésie. Face
aux gigantesques moyens de l’industrie, on peut saisir
l’ensevelissement de la structure classique avec ses généalogies
multiples et ses ambivalences. Mais comment comprendre
l’agression que subissent au quotidien les arbres dans des pays secs,
au soleil intraitable ? Le malaise et l’étrangeté m’envahissent face à
des actes émanant d’humains dessaisis de leur faculté de
discrimination (al-quwwa al-mumayyiza) 26 au point de ne plus se
souvenir de la vertu de la fraîcheur et de l’ombre, alors qu’ils sont
au contact d’un soleil mortel. Dans les maisons, le règne du béton a
chassé l’amour du jardin. L’argument de la survie éclipse le souci
esthétique, gardien de la nature. Le sens porté par la voix qui
déclame le Livre n’est plus entendu, fût-il amplifié par de
crachotants haut-parleurs. Seule s’impose l’insoutenable violence du
mal – qui étend ses envahissants tentacules pendant que disparaît le
peu qui survit des dispositions classiques, pour le malheur de la mer
médiane : la Méditerranée devenue dépotoir recueille les rebuts de
plastique portant leur marque de fabrique en toute graphie (lettres
latines, grecques, arabes, cyrilliques, idéogrammes), éclats des tables
brisées d’une Babel pourrissante, en décrépitude. Quelle tâche
héroïque ce serait que de rassembler les détritus et de les ensevelir
dans un tombeau monumental, autour duquel circumambuleraient
les pèlerins d’une nouvelle croyance !

1. Voir l’article que Morgan Guiraud lui consacre dans le Dictionnaire du Coran, sous
la dir. de Mohammed Ali Amir-Moezzi, Paris, Robert Laffont, coll.  «  Bouquins  »,
2007, p. 114-119.
2. Les Penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos, traduction,
introduction et notes Jean Voilquin, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 47 (Diels 13).
3. Karl Wittfogel, Le Despotisme oriental, Paris, Minuit, 1964.
4. Voir les études de Mohammed El Faiz sur l’ingénierie de l’eau entre Séville et
Marrakech à l’époque almohade (XIIe-XIIIe  siècle)  et au-delà. Tous les livres de cet
auteur ont été publiés par Actes Sud  : Jardins de Marrakech, 2000  ; Marrakech,
2002  ; Jardins du Maroc, d’Espagne et du Portugal, 2003  ; Les Maîtres de l’eau.
Histoire de l’hydraulique arabe, 2005.
5. Écrite à l’origine en italien, et publiée dans cette langue en 1530 au sein d’une
encyclopédie consacrée par Romisio aux voyages terrestres et maritimes, l’œuvre a
connu sa première traduction française dès 1556.
6. Louis Massignon, «  Enquête sur les corporations musulmanes d’artisans et de
commerçants », Revue du monde musulman, 1924, vol. LVIII.
7. Comme par Ramón Lulle qui reproche aux musulmans leur paradis sensuel donc
puant d’excréments : Voilà ce que rétorque le Gentil au Sarrazin à propos de cet
Éden des sens : « S’il en est comme tu le prétends, il y aura de la saleté au paradis,
car, selon le cours de la nature, d’un homme qui mange, boit, qui couche avec une
femme, doivent sortir saleté et corruption. Cette saleté est vilaine à voir, à
toucher, à sentir et à décrire › (Le Livre du Gentil et des trois sages, traduction du
catalan, introduction et notes par Armand Llinarès, Paris, Éditions du Cerf, 1993,
p. 259).
8. Dite « salle des deux sœurs ».
9. Al-Andalus. Anthologie, textes présentés et traduits par Brigitte Foulon et
Emmanuelle Tixier du Mesnil, Paris, Flammarion, 2009, p. 295-302.
10. Ibid., p. 293-294. Nous avons récrit la traduction de ce poème.
11. L’œuvre la plus célèbre dans ce domaine fut celle du Sévillan Ibn al-‘Awwâm, Le
Livre de l’agriculture (Kitâb al-Filâha), trad. de l’arabe de J.-J.  Clément-Mullet, op.
cit. (supra, p. 84).
12. Manuscrit daté de 740 de l’hégire (1348), conservé à Grenade, Escuela de Estudios
Arabes, numéro d’inventaire GR-E. Ara Ms. Vol. XIV (ant. A-5.14), éd. et trad. en
espagnol par J. Eguaras, op. cit. (supra, p. 84).
13. Jeune homme au brin de narcisse, Iran, milieu du XVIe  siècle  ; gouache, encre et or
sur papier, 14,5 × 8,3 cm ; musée du Louvre, acquisition : 1916, legs G. Marteau.
14. A. Meddeb, « La trace, le signe », in L’Image dans le monde arabe, sous la dir. de
G. Beaugé et J.-F. Clément, Paris, CNRS, 1995, p. 107-123.
15. En arabe : Kun fa-yakûn.
16. Ibn ‘Arabî, Futûhât, chap. CXCVIII, section 12, op. cit., t. II, p. 427-429.
17. Cf. Coran, II, 30 et XXXVIII, 26.
18. Ibn Tufayl, Hayy Ibn Yaqz’ân, Beyrouth, Dâr al-Mashriq, 1986, p. 77-78. Voir aussi
Ibn Tufayl, Le Philosophe sans maître (Histoire de Hayy ibn Yaqz’ân), traduction de
Léon Gauthier, Alger, SNED, 1969, p. 109-111.
19. Baltasar Graciàn, Le Criticon, présenté et traduit par Benito Pelegrin, Paris, Seuil,
2008. Curieusement, Pelegrin ne dit mot de cette filiation arabe du roman
espagnol. Par contre, Eugenio d’Ors l’évoque dans « L’autodidacte de Graciàn », in
Du baroque, version française de Mme  Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard,
1968, p. 39-44.
20. L’Agriculture nabatéenne, traduction arabe attribuée à Ibn Wahshiyya (Xe siècle), éd.
critique Toufic Fahd, Institut français de Damas, 1998, 3 vol.
21. Ibn al-Baytar, Traité des simples, trad. de Lucien Leclerc, rééd. Paris, Institut du
monde arabe, s.d., 3 vol.
22. Cf. Coran, XXX, 30.
23. Voir l’article que consacre Geneviève Gobillot à cette notion sous le titre de
« Nature innée », in Dictionnaire du Coran, op. cit., p. 591-595.
24. Le Calendrier de Cordoue, rédigé en 961, rassemblant les ouvrages attribués à ‘Arîb
ibn S’ad et à l’évêque Recemundo, traduit de l’arabe et annoté par Charles Pellat,
Leyde, E. J. Brill, 1961.
25. La fameuse phrase d’Ibn Khaldûn que l’on vient de citer est écrite dans un passage
qui évoque les effets de cette invasion nomade. Voir Ibn Khaldûn, Muqaddima, en
particulier le chap.  XXV de la 2e partie du livre I, dont le titre est éloquent : « Les
pays conquis par les Arabes ne tardent pas à tomber en ruine  » (Le Livre des
exemples, op. cit., t. I, p. 411-413).
26. Qui a tant régénéré l’éthique du souci de soi propre aux Arabes anciens.
ÉPILOGUE
8

Religion et cosmopolitique

On a souvent évoqué l’Andalousie des trois cultures comme un


moment de convivance entre l’islam, le christianisme et le judaïsme.
Sans être de ceux qui ont une vision irénique de l’histoire annulant
le conflit et la violence, je suis obligé de reconnaître que cette
entente a bien eu lieu et qu’elle a produit des vestiges
reconnaissables dont nous avons rappelé quelques exemples ici
même. Il suffit de se pencher sur ce que nous a légué l’architecture
pour en être convaincu. Car elle témoigne du commun qui, au sein
de la cité, se partage. Se reconnaît en sa sémiologie une manière
d’être et de sentir qui rassemble les différences sous le ciel d’une
même identité.
En effet, nombre d’édifices appartenant aux trois religions
partageaient le même système de signes, adapté aux exigences
rituelles et cultuelles qui distinguent synagogue, mosquée ou église.
Aussi est-ce la cohabitation des lettres saintes dans le même espace
que nous élisons symbole de cette convivance. Ainsi en va-t-il de la
coprésence de la lettre hébraïque et de la lettre arabe dans la
synagogue du Transito, déjà citée 1, à laquelle nous ajouterons cet
autre monument tolédan qu’est l’église San Romàn, consacrée en
1221, laquelle répartit ses bandeaux calligraphiques entre la lettre
arabe et la lettre latine, sur le pourtour des arcs en fer à cheval au
profil tout islamique  : en ce lieu, la mêlée se fait encore plus
émouvante lorsque les parois se parent de fresques au voisinage des
baies polylobées de type hispano-mauresque  ; ainsi nous mouvons-
nous en un espace paradoxal, où un décor d’islam accueille les
peintures religieuses chrétiennes exhibant des saints, des prophètes,
des scènes de l’Apocalypse.
Je pourrais aussi convoquer l’art mudejar, art de l’hybridation
par excellence. Clairsemé dans l’apparence d’une ville, il se
manifeste à l’œil nu lors des promenades sévillanes à travers tant de
campaniles dont l’ornement s’inspire de la sebka almohade. Ce
réseau géométrique fait d’entrelacs, de losanges et de nervures a
migré de la broderie à la maçonnerie, du fil à la pierre ou à la
brique. Il connut son expansion sur les faces du minaret almohade
de la Giralda, dont le principe décoratif animera les tours de San
Pedro, San Marco, Santa Catalina, Omnium Sanctorum, etc. Tous ces
clochers ont l’allure de minarets, dont ils s’inspirent aussi pour leur
forme  : ne sont-ils pas érigés sur un plan carré tout en s’articulant
autour d’un noyau central, comme le veut la tradition de l’Occident
musulman ?
Or cette convivance a pu exister à un moment où l’exclusivisme
religieux était le déterminant principal des nations. Qu’en est-il alors
de son transport dans notre monde actuel, dont de vastes contrées
sont profondément marquées par l’occidentalisation et l’acquis de la
sécularisation ? Un tel transport serait des plus aisés. Il pourrait être
inscrit dans le programme des États et de leur vocation
pédagogique. Rousseau ne recommandait-il pas à l’État d’être
« l’instituteur du peuple » ?
Mais, pour faciliter une telle tâche, il faudrait reprendre le
chemin des textes qui, dans chacune des traditions religieuses,
estimaient que derrière les religions il y a «  la  » religion. Sans
chercher à escamoter les particularismes qui fondent les croyances,
il importe de retrouver au sein de la religion particulière la vérité de
la religion première. C’est là encore une idée reçue des Lumières.
Ainsi, avec Rousseau, retrouvons-nous le point de vue projeté par
Kant sur cette question.
Celui-ci constate que c’est notamment la diversité des religions
qui empêche les peuples de se mélanger ; plus encore : elle précipite
leur séparation ; ce qui entrave l’avènement de l’ère cosmopolitique
pour laquelle il a tracé une voie. Mais Kant interrompt son
raisonnement et se ressaisit en note pour contester le sens porté par
la formule  : «  Diversité des religions  ; expression singulière  ! Aussi
singulière que si l’on parlait également de morales diverses. Il peut
bien y avoir diverses manières de croire relevant non de la religion,
mais de l’histoire des moyens utilisés pour la promouvoir et
appartenant au champ de l’érudition, et, de même, des livres de
religion divers (le Zendavesta, les Védas, le Coran, etc.) mais il ne
peut y avoir qu’une seule religion valant pour tous les hommes et
tous les temps. Ces manières de croire ne peuvent donc contenir rien
d’autre que le véhicule de la religion, ce qui est contingent et peut
varier selon la diversité des temps et des lieux 2. »
Illusoire et factice s’avère être l’une des raisons qui apporte aux
humains la dissension, le trouble, la sédition, la division, la haine, la
guerre, la violence, matière à nourrir Thanatos, à entretenir
l’instinct de mort, à causer la destruction et ruiner la civilisation.
Cette pensée semble avoir été enfantée dans la logique des
Lumières, qui est si explicitement exprimée dans l’aire ouverte par
l’horizon cosmopolitique. Or, nous découvrons qu’elle a déjà germé
dans l’esprit d’humains ayant appartenu à des temps antérieurs, en
apparence moins éclairés, en tout cas théocentrés et non encore
sécularisés. Il est possible, en effet, de revenir plus en arrière pour
en trouver les prémices. Je citerai trois références, catholique avec
Nicolas de Cues (1401-1464), juive avec Moshe Ibn ‘Ezra (vers
1060-1135) et islamique avec Ibn ‘Arabî (1164-1240).
Le premier exemple est précieux car en cet auteur allemand
cohabitent le philosophe et l’homme d’Église, le penseur libre et le
cardinal, ami très proche des papes. Dans la conjoncture de la
guerre contre les Turcs aiguisée par la prise de Constantinople
(29 mai 1453), n’a-t-il pas écrit La Paix de la foi (De pace fidei) qui
prône la paix éternelle au lieu de la guerre des religions, car tous les
humains n’en ont finalement qu’une seule et même dont les
formules et cérémonies varient ? Les philosophes, nous dit-il, ont un
rôle à jouer auprès de leur communauté et de leur peuple en
démontrant que leur religion, hors ses dogmes et ses rites, s’assimile
à la religion de raison que tous les humains partagent. C’est ainsi
que la paix serait assurée.
Pour trouver un accord raisonnable destiné à « établir une paix
perpétuelle en religion 3  », Nicolas de Cues fait dialoguer tous les
étrangers avec les représentants de sa propre foi : le Verbe, Paul et
Pierre. Ainsi défilent devant eux l’Arabe, l’Indien, le Persan, le
Chaldéen, le Tartare, le Bohémien, le Turc, l’Arménien, le Grec, à
côté des figures plus familières pour un Allemand que sont le
Français, l’Anglais, l’Italien ou l’Espagnol. Déjà la parole accordée à
ces autres honore d’avance les conditions de l’hospitalité universelle
établies par Kant pour assurer sa paix perpétuelle, laquelle n’est pas
une marque de philanthropie, mais un droit pour l’étranger, qui ne
doit pas être traité en ennemi ; il s’agit d’un droit qui s’assimilerait
non pas à un droit de résidence mais à un droit de visite 4. Ce qui
semble être le mode sur lequel fonctionne le théâtre proposé par
Nicolas de Cues.
Comment donc préserver la paix dans la concurrence des vérités
qu’apporte la diversité  ? Il suffit de s’accorder sur une règle
commune : comme le salut est lié au croire, la foi restera sauve pour
chacun  : «  Malgré la diversité des rites, la paix de la foi demeure
néanmoins inviolée 5.  » La foi et la paix étant assurées, les
cérémonies et les rites entreront en une saine concurrence qui
engendrera une émulation entre les sectateurs des multiples
croyances. Ainsi la rivalité entre les religions entretiendrait la
religion qu’ils ont en commun et qui les rassemble 6. C’est aux sages
de chaque religion de conduire leur communauté vers le culte
unique. Ensuite, ils se rejoindront à Jérusalem pour accepter une
seule foi et fonder sur elle « une paix perpétuelle 7 ».
Vous aurez constaté que l’expression kantienne «  paix
perpétuelle  » apparaît déjà en plein XVe  siècle sous la plume du
Cusain, par deux fois, au commencement et à la fin de son texte, au
premier et au soixante-huitième et dernier paragraphe. C’est donc
elle qui encadre le discours, qui le lance et le clôt ; en en occupant
le levant et le couchant, elle en trace déjà l’horizon, comme
l’annonce précoce du développement kantien. Et nous recevons de
ce texte du XVe  siècle un don précieux que nous reconnaissons à
travers la vocation accordée à Jérusalem, cette pomme de discorde,
déjà perçue comme un symbole de ralliement et de conciliation. Un
tel symbole peut être réactivé pour instituer la ville sainte capitale
religieuse de l’ordre cosmopolitique à venir.
Quant à Moshe Ibn ‘Ezra, que nous avons déjà rencontré dans
une des séquences de ce livre 8, il ne présente pas vraiment une
théorie explicite de l’unicité de la religion sous la diversité des
credo. Nous ne faisons que l’inférer par sa manière de donner crédit
à une croyance étrangère à la sienne ; en tant que juif, il respecte la
croyance islamique et la prend au sérieux  ; il cite le Coran (qu’il
nomme Qur’ân al-’Arab, « le Coran des Arabes » 9) à côté de et sur le
même plan que la Bible (qu’il appelle Kitâbuna al-Muqaddas, « notre
Livre saint »). Sa connaissance est suffisante pour qu’il considère un
des dogmes entourant le Coran, celui qui affirme son inimitabilité
rhétorique, comme un signe de son authenticité, de cette
«  insupérabilité  », cet ‘ijâz que nous avons évoqué au chapitre  2 10.
Ibn ‘Ezra estime que ce n’est pas à lui de contrer cette prétention,
tout en citant ceux des musulmans qui ont cherché à la faire
vaciller, notamment al-Ma’arrî dans ses Al-Fuçûl wa ‘l-Ghâyât («  Les
traités et les fins ») 11.
Ibn ‘Ezra décrit aussi le moment exceptionnel de bonheur juif
qui dura selon lui près de trente-cinq ans à Grenade et qui a été
éprouvé, une génération avant lui, par son coreligionnaire Ibn
Nagrila (993-1056) 12, lequel fut, pendant seize ans, Premier ministre
de l’émir ziride Badis. Au moment des royaumes des Taïfas, celui-ci
avait étendu son autorité sur la ville et le territoire qui la prolonge.
Ibn ‘Ezra nous confirme qu’Ibn Nagrila, natif de Mérida, a étudié à
Cordoue, puis qu’il fut homme d’État à Grenade. Sous son autorité,
nous reconnaissons probablement le moment le plus glorieux de
l’histoire des juifs en exil avant l’ère démocratique et l’assimilation
induite par les Lumières qui, après le traumatisme de l’Holocauste,
les conduira vers la réussite américaine 13. Ibn Nagrila fut aussi
général en chef et, en tant que tel, il eut à mener des campagnes
militaires au nom de son prince musulman. En outre, il maîtrisait
parfaitement l’arabe et toutes les sciences religieuses et profanes
dont la connaissance était nécessaire pour un exercice optimal du
pouvoir dans une cité islamique. Nous percevons sur ce point non
seulement la dimension fonctionnelle mais aussi le crédit accordé à
la religion et à la Loi de l’autre. Dans le texte d’Ibn ‘Ezra qui
rapporte ces faits, nous repérons d’évidence l’intuition de la religion
unique derrière la diversité religieuse que symbolise l’écart entre
l’islam et le judaïsme pour ce qui est du culte, des cérémonies et des
rites.
Ibn Nagrila était aussi poète, et il excella dans l’application de la
prosodie arabe (le ‘aruz’) à la langue hébraïque, pour écrire en
hébreu des poèmes où alternent les thèmes, du bachique à
l’élégiaque, de l’épique au liturgique. Cette propension à exceller
dans le chant et la guerre l’amenait à penser qu’il était le David de
son temps.
Pour servir au mieux le pouvoir islamique, nous avons dit qu’il
eut à intérioriser notamment les dispositions de la sharî’a, de la Loi
religieuse  ; ce qui ne l’empêcha pas de pointer certaines
contradictions que recèle le Coran, avec des remarques consignées
dans un opus qui provoqua une très violente réaction de la part
d’Ibn Hazm, «  d’une agressivité qui ne connaît plus de bornes 14  »,
n’épargnant ni la personne ni la communauté d’appartenance de son
opposant ni le livre saint qui lui sert de guide et de référence. Dans
cette abominable polémique, qui n’honore pas son auteur, seul
l’appel à l’atteinte du corps est évité au nom du devoir de protection
auquel a droit le dhimmi, lequel, selon Ibn Hazm, ne devrait pas
outrepasser le rang inférieur qui lui est concédé. Il est d’ailleurs
probable que l’animosité acrimonieuse qui colore de fiel cette
réplique est justement due à la gloire d’Ibn Nagrila, qui l’éloignait
de la condition d’humilié en laquelle voulait le cantonner
l’orthodoxie incarnée par Ibn Hazm.
Cependant, Ibn Nagrila n’avait jamais cessé d’être vigilant et de
veiller jalousement à la défense des intérêts de sa communauté ; la
ville sous son gouvernement connut un haut moment de
civilisation : toutes les sciences, les techniques, les lettres et les arts
y prospérèrent ; cette performance était le produit de la convivance
judéo-arabe sous l’autorité des princes berbères, qui avaient étendu
la cité du côté d’une colline qu’on appelait alors Gharnat’at al-Yahûd
– la « Grenade des juifs ».
Pour reprendre les formules de Kant qualifiant l’accueil de
l’étranger dans le cadre de l’hospitalité cosmopolitique, on peut
estimer que ce segment grenadin juif du milieu du XIe  siècle a
dépassé le droit de visite auquel peut prétendre l’étranger pour
obtenir et s’octroyer le droit de résidence.
Revenons maintenant à Ibn ‘Arabî, qui ne prône pas autre chose
sur le site islamique que la convivance induite par l’unicité
religieuse dans la diversité des formes de croyance. Il théorise
admirablement cette tension dialectique entre l’Un et le multiple,
qui s’exprime aussi à travers une religion unique traduite dans la
pluralité des cultes. Les voies qui mènent à Dieu sont nombreuses,
mais toutes acquièrent à ses yeux une légitimité incontestable. Il
parvient même à interpréter positivement l’idolâtrie à partir de
matériaux coraniques, quand même elle semblerait en apparence
traitée comme une négativité irrécupérable 15.
En effet, pour Ibn ‘Arabî l’initié sait qu’en toute croyance c’est
Dieu qu’on adore. Toute forme qu’on Lui prête revient à Le
représenter. «  La distinction (tafrîq) et la multiplicité (kathra) des
croyances sont comme les membres des formes sensibles et comme
les facultés de l’âme dans la personne. Ainsi donc nul autre que Dieu
n’est adoré en tout culte 16. » Le Dieu des croyances est fabriqué par
ceux-là mêmes qui le contemplent en l’adorant ; aussi, en en faisant
l’éloge, ils se louent eux-mêmes  ; c’est la raison pour laquelle ils
dénigrent la croyance des autres  ; il faut prendre conscience que
l’exclusivisme que s’octroient les religions est de l’ordre du
narcissisme. Croire dans des croyances autres que la sienne constitue
l’entrée dans l’expérience de l’altérité, impliquant la sortie de soi
pour s’instituer sujet parlant face à un interlocuteur à qui l’on
s’adresse et que l’on écoute. C’est pour cela qu’il convient de
connaître Dieu en toute forme et en toute croyance. Car Dieu est
dans le z’ann 17 des croyants  : il est ce qu’ils croient qu’il est. Aussi
Ibn ‘Arabî fait-il dire à Dieu  : «  Je suis où mon orant croit que je
suis 18. » L’approche de Dieu se fait dès lors conjecturale.
Et cette disposition inspire à Ibn ‘Arabî ce vers :

La croyance des créatures au Dieu sont diverses


et moi je témoigne de tout ce en quoi ils croient 19.

Tel est l’emblème qui autorise Ibn ‘Arabî à exercer en toute


franchise son droit de visite, qui fait de lui un musulman qui circule
en son errance parmi les croyances  ; il loge un instant en leur
demeure pour jouir de leur pertinence, sans chercher à les
escamoter ni à les réduire aux impensés et aux tabous entretenus
par sa propre communauté. Nous avons vu plus haut ce qu’il en fut
de sa visite de la scène christique et de l’éloge qu’il y fit de la Trinité
et de l’iconophilie qui irradie en son foyer 20.
Certes, Moshe Ibn ‘Ezra aussi bien que Nicolas de Cues ou Ibn
‘Arabî finissent par privilégier leur propre croyance. D’abord, le
premier a dû s’expatrier de Grenade en 1096 lorsque les
Almoravides destituèrent la principauté ziride. Ces Berbères venus
du Sahara étaient les intégristes de l’heure. Austères, rigoristes,
littéralistes, ils imposèrent un ordre coranique sans partage,
massacrant la population et détruisant tous les attributs de la
civilisation. «  L’éclat et le confort de la communauté durèrent
trente-cinq ans. Puis ces années se dissipèrent avec leurs gens.
Comme si un rêve s’était interrompu 21. » Ibn ‘Ezra dut se réfugier en
Castille, d’où il témoigna de ces temps heureux. Cet épisode nous
invite à ne jamais oublier que l’hôte est aussi otage, quand même il
obtiendrait le droit de résidence. La descendance d’Ibn Nagrila eut,
elle aussi, en 1066, à subir l’effet de ce glissement funeste, d’hôte à
otage, suite au pogrom qui se termina par le massacre d’un grand
nombre de juifs, et qui n’épargna pas même le Naguid Yehûsaf, fils
et successeur d’Ibn Nagrila dans la charge de Premier ministre.
Ensuite, le second voit dans un christianisme mâtiné de
platonisme et de plotinisme la religion qui correspond le mieux à
cette religion de raison. Il introduit subrepticement dans son
plaidoyer sa préférence catholique. C’est ce qui rend son texte
suspect aux yeux d’une cohorte de critiques, parmi lesquels on
compte Karl Jaspers 22.
Enfin, le dernier pense qu’il n’existe pas de sentiment religieux ni
de forme de croyance qui échappe à l’intuition et à la logique du
Dieu tel qu’il s’est exprimé dans le Coran. Selon lui, la religion qui
se cache en toute religion est islam, c’est-à-dire consentement du
relatif humain à l’absolu divin, en vue d’obtenir de lui salut et paix
dans la soumission. L’humilité s’acquiert après avoir subi par les
pénitences l’épreuve de l’humiliation 23. Toutefois, il est possible de
subsumer l’islam comme religion particulière, avec des rites propres,
sous cet islam analogique de la religion naturelle.
Nous avons, de surcroît, les moyens de corriger ces données
traditionnelles par la radicalité kantienne, qui ne sauve pas sa
propre croyance en appelant à son dépassement. En lisant Kant,
nous nous acclimatons à une vision religieuse en cohérence avec sa
cosmopolitique, orientée vers l’horizon de la paix perpétuelle. Cette
utopie devrait être la nôtre. Par sa médiation nous pourrions
organiser la république où se reconnaîtrait la «  convivance  » des
trois cultures et d’autres encore.
Pour le rapport du christianisme au judaïsme, le dépassement de
la tradition de l’exclusion, qui a orienté le mal antisémite vers le
génocide, a été pensé en profondeur. Il constitue un acquis obtenu
par un infini travail sur et en soi, impliquant aussi bien le ressort
psychique que doctrinal et intellectuel. Il est possible aussi de
surmonter l’islamophobie, qui a été au Moyen Âge constitutive de
l’identité européenne et dont l’ultime épisode de haute violence fut
l’exclusion des derniers musulmans d’Europe occidentale, suite à
l’édit royal de 1609 promulgué par le monarque d’Espagne 24.
Les musulmans, quant à eux, doivent s’inspirer des avancées que
recèle leur propre tradition pour retrouver les conditions du
dépassement de leur irrédentisme à l’encontre des chrétiens et,
surtout, des juifs. C’est la question d’Israël qui a corrompu les
rapports judéo-arabo-islamiques. Nous avons vu comment la
reconnaissance d’Israël est la condition qui induit la souveraineté du
juif 25. Et c’est avec un juif souverain que peut être restaurée et
rectifiée la convivance traditionnelle qui se pratiquait dans la
dissymétrie et l’inégalité de la dhimmitude, laquelle ne devait pas
même tout à fait disparaître jusque dans le rêve grenadin dont fut
témoin Ibn ‘Ezra, rêve par deux fois interrompu par des massacres.
Maintenant les musulmans sont de nouveau en France, en
Europe. L’islam comme question française, européenne s’est inscrit
au départ dans les circonstances coloniales. Et son exacerbation
aujourd’hui constitue un effet postcolonial. Je voudrais réactiver
une observation faite par Tocqueville en 1847 dans son rapport
parlementaire, où il dénonce le double mal de l’autorité française en
Algérie 26  : elle y a détruit le système éducatif traditionnel qui
produisait notamment le personnel de la judicature, sans le
remplacer par la pédagogie qui introduit à l’esprit du droit positif ;
on s’est contenté de cadis fidèles mais ignorants et corrompus.
L’histoire a donné raison à Tocqueville qui estimait que l’ignorance
finirait par engendrer un fanatisme funeste.
Partant de ces remarques, je dirais que le devoir pédagogique de
l’État serait d’agir pour réparer cette double carence, qui constitue le
péché colonial dans la gestion de la question islamique. Cet État
devrait contribuer à articuler l’islam d’une part à ce que sa tradition
comporte de meilleur, d’autre part aux valeurs héritées des
Lumières, qui insistent sur le primat de la raison dans la constitution
du sujet éthique, juridique, politique. Il suffit de diffuser et de
vulgariser dans le sens commun et dans les manuels scolaires le
savoir accumulé sur l’islam depuis deux siècles de sciences
orientales fécondes. Il suffit aussi de penser la formation du
personnel religieux dans cette double perspective, celle de la
vivifiante science traditionnelle (plus orientée vers l’exégèse et
l’interprétation que vers la théologie et le ressassement dogmatique)
et celle du comparatisme et d’une histoire ouverte sur les sciences
de l’homme.
Alors nous aurions participé à l’émergence d’un sujet post-
islamique contemporain du sujet post-chrétien et du sujet post-juif.
C’est en effet dans l’étape de l’après, du dépassement de la religion
particulière, que se reconnaîtraient les échos de la religion première,
devenue, avec la sortie de la religion, ultime visée de la république
des trois cultures. Sans négliger non plus le vif qui s’exprime en
d’autres lieux, les échos qui nous proviennent des aires non
monothéistes, Japon, Chine, Inde et Afrique. Tous, en leur croyance
comme en leur incroyance, collaboreront ainsi à la mise en route de
la cosmopolitique à venir, qui doit être pensée à son tour comme
post-occidentale, en ce sens qu’elle n’aurait de cesse d’affiner, de
corriger, de rectifier l’apport occidental des Lumières, de le dégager
de ses manquements et de ses alibis, de le libérer de ses réductions,
de l’affranchir de l’esprit du système, pour lui donner la ductilité
adaptée à des réalités multiples et le soumettre, de surcroît, à la
tension de l’un et du multiple comme à la part du cœur qui « a ses
raisons, que la raison ne connaît point 27 ».
Il semble que nous nous trouvions déjà historiquement les
contemporains de cette ère post-occidentale, laquelle, loin d’abolir
le legs occidental, le confirme en le corrigeant, ce qui le renforce
dans son ambition à l’universalité. Deux événements politiques en
ont précipité l’avènement.
Il y a d’abord la sortie de l’Apartheid conduite par le laïc Nelson
Mandela sous la caution religieuse de Desmond Tutu, qui instaure ce
que Philippe-Joseph Salazar juge comme la troisième fondation
revivifiant le concept de République, avec le processus engagé à
partir de la libération de Mandela en 1990, quelque deux siècles
après l’Indépendance de l’Amérique en 1783 et la Révolution
française de 1789 28. Un des contentieux enregistrés contre
l’humanité blanche, le racisme, en contradiction flagrante avec les
principes qu’elle a forgés, a été levé avec l’octroi du pardon par la
victime dans la connaissance théâtralisée du crime énoncé par ceux-
là mêmes qui l’ont perpétré. C’est dans cet esprit que fut refondé le
contrat social tel qu’il a été pensé par Rousseau. Fut en effet recréée
l’association qui protège tout associé en sa personne et en ses biens,
à travers une souveraineté solidaire repensant le bien commun en
lequel se reconnaissent les multiples composantes de la diversité
colorant l’ensemble social.
Il y a ensuite l’élection de Barack Hussein Obama en
novembre 2008, qui a placé au sommet de l’État le plus puissant du
monde une personne portant dans son nom et dans sa chair trois des
traumatismes qui marquent le siècle, à savoir l’Afrique, l’islam et la
banlieue, en d’autres termes l’esclavage, le colonialisme et la
carence sociale 29. Et le traitement politique proposé pour guérir ces
maux est encore une fois loin de tout ressentiment, de tout esprit de
vengeance ; il trouve son application en retournant aux principes du
droit et de la justice tels qu’ils ont été pensés dans la tradition
occidentale et tels qu’ils ont été si peu appliqués, s’ils n’ont pas été
malmenés par l’Occident lui-même dans les résidences qu’il
multiplia sur tous les continents. La puissance du fait a en effet
éclipsé la pertinence de l’idée ; c’est que la prédilection a été donnée
au souci qui appelle à préserver et à perpétuer son hégémonie,
quitte à trahir la pensée qui est à l’origine de sa propre réussite.
Il va de soi que l’islam tarde à assimiler cette nouvelle donne et à
entrer dans la perspective cosmopolitique post-occidentale qui
trouve désormais une assise politique si précieuse pour l’avenir du
monde, quand même son tracé paraîtrait en pointillé, fragile,
aisément effaçable par les forces qui savent agir pour aggraver la
malignité du mal qui corrompt notre monde.

1. Cf. p. 36-37.
2. Kant, Vers la paix perpétuelle, « Annexe 1 », trad. F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-
Flammarion, 1991, p. 106.
3. Nicolas de Cues, La Paix de la foi, introduction, traduction et notes par Hervé
Pasqua, Paris, Pierre Téqui, 2008, p. 72. On constate que Nicolas de Cues, qui la
reprend en toute fin d’ouvrage, est le premier à faire usage de cette expression de
« paix perpétuelle ».
4. Kant, Vers la paix perpétuelle, op. cit., p. 95-96.
5. Nicolas de Cues, La Paix de la foi, op. cit., p. 151.
6. Ce sera la stratégie qu’élaborera Louis Massignon en tant que catholique face à
l’islam. Et c’est elle qui semble animer les catholiques européens vivant au Caire
au sein de la communauté qu’abrite le couvent des dominicains situé dans le
quartier de ‘Abbasiyya.
7. Nicolas de Cues, La Paix de la foi, op. cit., p. 154.
8. Voir supra, p. 107-108.
9. Cf. Kitâb al-Muhâdara wal-Mudâkara, op. cit., entre autres p.  128, où il cite les
deux avant-derniers versets de la sourate « Les Poètes » (Coran, XXVI, 225-226).
10. Voir ici même, p. 20.
11. Kitâb al-Muhâdara wal-Mudâkara, op. cit., p. 20-21.
12. Désigné sous le nom d’  «  El-Naguid Rabbi Samuel  », transcrit en caractères
hébraïques dans un texte de graphie arabe. Voir le passage le concernant, ibid.,
p. 66-73.
13. Telle est du moins l’opinion de Maria-Rosa Menocal dans L’Andalousie arabe, une
culture de la tolérance, VIIIe-XVe siècle, Paris, Autrement, 2003.
14. Roger Arnaldez, « Controverse d’Ibn Hazm contre Ibn Nagrila le juif », Revue des
mondes musulmans et de la Méditerranée, 1973, vol. 13, no 13-14, p. 41-48.
15. Voir ce que nous en disons dans Sortir de la malédiction, Paris, Seuil, 2008, p. 248-
251.
16. Ibn ‘Arabî, Fuçûç al-Hikam, éd. Abû al-‘Alâ’ ‘Affîfî, Le Caire, 1946, t. I, p. 72.
17. « Opinion, supposition ».
18. Ibid., t. I, p. 226.
19. Ibid., t. II, p. 345.
20. Voir au chap. 3, p. 40-45.
21. Moshe Ibn ‘Ezra, Kitâb al-Muhâdara wal-Mudâkara, op. cit., p. 72.
22. Cités par Hervé Pasqua dans l’introduction qui précède sa traduction de La Paix de
la foi, op. cit., p. 64-65.
23. C’est en somme un parcours proche de celui proposé par Pascal dans les Pensées,
voir fr. 698, éd. Brunschvicg.
24. Mes propres aïeux ont été victimes de cette exclusion.
25. Cette reconnaissance constitue un préalable pour la juste critique d’Israël lorsqu’il
agit en État aveuglé par sa puissance, comme ce fut le cas récemment à Gaza
(décembre-janvier  2009). Voir A.  Meddeb, «  Pornographie de l’horreur  », Le
Monde, 12 janvier 2009 ; A. Meddeb et B. Stora, « Au-delà de Gaza », Le Monde,
26 février 2009.
26. Alexis Tocqueville, Sur l’Algérie, p.  197-198 (observation extraite du rapport de
1847), Paris, GF-Flammarion, 2003.
27. Pascal, Pensées, fr. 277, éd. Brunschvicg.
28. Voir « La dernière république », in Amnistier l’Apartheid. Travaux de la Commission
Vérité et Réconciliation, sous la dir. de Desmond Tutu, éd. établie par Philippe-
Joseph Salazar, Paris, Seuil, 2004. Voir aussi Vérité, Réconciliation, Réparation, sous
la dir. de Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar, Le Genre
humain, Paris, Seuil, novembre 2004.
29. Barack Obama, Les Rêves de mon père, Paris, Points, 2008.
Annexe
1

Voile et dévoilement

1
Dialogue avec Christian Jambet

A. M.  : Philosophe, maîtrisant les concepts de la tradition


occidentale et de la pensée islamique, vous possédez les conditions
de l’enracinement et de l’ouverture qui nous aideront à procéder à
de féconds exercices exégétiques, afin de montrer la complexité de
la question du voile. Souvent cette question s’exprime à travers les
pires manifestations ! Pour en redéployer l’ambivalence, on pourrait
commencer par approcher le syntagme min warâ’i hijâb, qui veut
dire « derrière un voile » dans sa traduction littérale et qui apparaît
par deux fois dans le Coran 2. Le mot hijâb, «  voile  », dans cette
double présence, peut être compris comme étant une draperie, un
rideau, un voile qui sépare deux espaces. Jamais ici le mot ne peut
être compris dans le sens limitatif du voile porté par les femmes.
Dans le Coran, il est dit : « Quand vous demandez quelque objet
aux épouses du Prophète, faites-le derrière un voile » (Coran, XXXIII,
53). Il s’agit d’établir un code de civilité, le voile envisagé ici sert à
séparer l’espace privé de l’espace public ; le texte est explicite : il ne
peut être lu autrement.
Et toujours dans le Coran, le même syntagme réapparaît dans
une tout autre scène : « Il n’a pas été donné à un mortel [c’est ainsi
que Blachère traduit le mot bashar] que Dieu lui parle sinon par
révélation ou de derrière un voile » (Coran, XLII, 51).
Ainsi l’expression est utilisée dans une situation métaphysique
après avoir été active dans une circonstance sociale. On passe d’une
théâtralité où le voile agit comme dispositif civil instaurant la
séparation des sexes à une scène où le même voile intervient pour
visualiser la limite entre réception humaine et émission divine. Dès
lors, la même expression concerne, d’une part, la régence du rapport
entre hommes et femmes, dans un sens érotico-social fondé sur un
code de civilité et de pudeur  ; d’autre part, elle engage les
conditions du lien verbal entre Dieu et les humains.
Toutefois, si l’on se fie à la technique de rasm al-qur’ân (la
graphie du Coran), se repère une différence dans la transcription du
mot warâ’i, « derrière » : en XXXIII, 53, le mot s’adapte à la graphie
courante telle qu’elle continue de se manifester de nos jours jusque
dans les journaux  ; tandis qu’en XLII, 51, la hamza finale (i) est
placée au-dessous du corps de la lettre ya, comme si le lecteur était
convié à déchiffrer la consonne et à la vocaliser en traversant l’écran
de la lettre supplémentaire, ce ya qui lui sert de support. Tel mot
(warâ’i) qui a le même sens, qui se prononce de la même manière,
connaît une transcription différente dans son usage en instance
métaphysique  ; comme pour signifier un supplément, faisant du
non-nécessaire une nécessité destinée à rappeler au sujet qu’il est
dans une situation d’exception lorsqu’il s’engage dans le rapport
avec le Tout-Autre.
 
C. J.  : La distinction que vous avez faite entre ces deux versets
me paraît capitale. Pour ce qui est du premier, vous l’avez d’ores et
déjà explicité, d’une certaine manière. Vous en avez fait une
explication traditionnelle (tafsîr). Il se situe dans un contexte
extrêmement précis. Il évoque un problème et il y répond. Ce
problème n’est pas exactement juridique mais de ‹ civilité », comme
vous l’avez bien dit. C’est la question de savoir comment on entre
dans la demeure du prophète de l’islam, Muhammad  ; quelles
précautions morales et physiques il faut prendre. Dans le deuxième
verset cité, il s’agit de l’approche de celui à qui est octroyée
l’inspiration divine. Rien n’indique, dans ce deuxième verset, qui est
celui qui reçoit l’inspiration. Ce n’est pas nécessairement le seul
prophète de l’islam, il peut s’agir de tout prophète inspiré, il peut
s’agir d’un homme qui a des dons prophétiques sans être lui-même
prophète.
Mais, à supposer que nous ayons bien affaire au Prophète, doté
d’une nature humaine mais aussi de pouvoirs exceptionnels, il est
bien normal qu’il possède un certain nombre de prérogatives. Ces
privilèges le distinguent des autres membres de la communauté, et il
bénéficie d’un certain nombre de procédures d’approche. Et, parmi
celles-ci, il en est qui concernent l’existence du voile. Il y a le fait
qu’on ne puisse pas approcher les épouses du Prophète si ce n’est
derrière un voile, sans que soit précisé si ce voile est porté par les
épouses ou s’il est simplement une séparation entre deux espaces,
deux localisations, l’une profane, l’autre sacrée.
 
A. M.  : Tel que cela apparaît dans le verset, j’opterais pour la
séparation spatiale.
 
C. J. : S’il s’agit, en effet, d’une séparation spatiale, pour quelles
raisons est-elle ordonnée  ? Parce que les épouses du Prophète
participent de l’ensemble du monde prophétique. Certes, on sait ce
qu’il en est de la sacralisation que connaîtra la fille du Prophète qui
épousera ‘Alî, Fâtima, ainsi que la valeur accordée à ses épouses, à
commencer par la première, Khadija, qui est vénérée dans tout
l’islam. Une valeur singulière est accordée, dans le monde sunnite, à
‘Aïsha, qui entre dans les chaînes de transmission de plusieurs
traditions prophétiques. À l’encontre d’une telle attitude vont, en
revanche, les shi‘ites, qui maudissent ‘Aïsha, mais vénèrent, sous
l’appellation de « gens de la maison prophétique », Muhammad, ‘Alî,
Fâtima, Hasan, Husayn. La «  demeure prophétique  » s’étend, pour
les shi‘ites, à un ensemble plus vaste encore, incluant
progressivement tous les imâms, et certains de leurs fidèles, comme
Salmân le Perse. Bien entendu, toutes ces notions, ces espaces de
vénération, si l’on peut dire, se constitueront en un temps postérieur
à la révélation coranique. Mais n’oublions pas que la rédaction de la
vulgate coranique dont nous disposons aujourd’hui est, elle aussi,
postérieure à la révélation proprement dite. En résumé, il est
possible que de tels versets, en esquissant la notion de famille
prophétique, ou de «  maison prophétique  », soient à l’origine de
l’élaboration future de la sanctification des personnages féminins
qui ont, à tel ou tel titre, été liés au Prophète. Dans le texte
coranique que vous citez, la révélation suggère que le monde
prophétique, en un sens plus large que la seule personne physique
du Prophète, est nimbé d’une sorte d’aura qui crée un espace devant
être sacralisé. D’où le rituel proposé ici par le Coran, qui organise
cette distinction spatiale. Si nous l’entendons ainsi, il s’agit d’un
texte normatif, certes, mais non pas à proprement parler juridique. Il
s’agit non de droit mais de culte, d’une forme de rituel adapté à
l’espace de la maison du Prophète, venant compléter ce qui seul
mérite le nom de culte, les normes de l’obéissance à Dieu dans
l’ordre de la vie pratique. Il est intéressant de savoir pourquoi et
comment les juristes ont ensuite pu en faire usage.
 
A. M. : Car, six versets plus loin, il est dit tout simplement que
les femmes des croyants doivent porter une tenue pudique : « Dis à
tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de ramener vers
elles un bout de leurs tuniques… » (Coran, XIII, 59). C’est ainsi que
je traduis à la lettre yudnîna min jalâbîbihinna… que souvent on
préfère traduire par «  se couvrir de leurs voiles…  », en tenant
compte de la tradition exégétique, unanime à percevoir en ce verset
la prescription faite aux femmes du port du voile. Le mot jalâbîb
(pluriel de jilbâb) mérite d’être traduit par tunique ou robe de
dessus, c’est de ce mot que dérive d’ailleurs la jellaba marocaine. La
recommandation de porter une tenue pudique a été interprétée
comme l’exigence du port du voile. Et ce verset est en cohérence
avec l’autre verset que la tradition invoque pour légitimer
unanimement le port du voile. Dans ce dernier verset, il est
recommandé aux femmes de « rabattre leur fichu sur leur poitrine »
( li-yuz’ribna bi-khumurihinna ‘alâ juyûbihinna  ; Coran, XXIV, 31).
Nulle part, dans ces deux références scripturaires, n’apparaît la
forme du voile qui couvre la tête et les cheveux, ni les voiles
traditionnels ni le voile actuel tel qu’il est compris et porté
aujourd’hui.
 
C. J.  : En ce verset  59, l’injonction ne s’adresse plus à ceux qui
viennent rendre visite au Prophète mais au Prophète lui-même. Dieu
lui commande, en effet, de dire d’abord à ses épouses, ensuite à ses
filles et enfin aux femmes des croyants (par une sorte d’extension
progressive du domaine du commandement), de se revêtir de ce
vêtement. Il est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et
de ne pas être offensées. Il s’agit d’un mode de reconnaissance,
d’identification qui prend la forme d’un mode d’apparition. De
manière assez paradoxale, ce n’est pas une simple occultation, mais
un certain mode d’apparition, réglé par une norme vestimentaire,
qui ménage la pudeur, la dignité ontologique (la distinction d’avec
les incroyantes, ou les femmes d’extraction moins noble) et le corps
de ces femmes. Comme si leur essence devait paraître, positivement,
dans le vêtement, et dans les signes tenant à distance toute sorte de
regard, de toucher ou de parole impudique, mettant en cause la
nature intégralement pure de ces femmes, et venant de l’éventuel
étranger qui s’adresserait à elles.
 
A. M. : Il s’agirait d’un costume qui n’impliquerait pas plus que
la tunique romaine, elle aussi signe de distinction nobiliaire et
aristocratique.
 
C. J.  : Exactement. Il ne s’agirait pas d’une prescription
juridique, mais plutôt d’une prescription morale. Une prescription
qui n’interdit pas, qui ne nie pas, mais qui, au contraire, suscite un
mode d’être positif, un ethos, qui est un certain mode d’apparition.
 
A. M. : Une identification et une reconnaissance !
 
C. J. : Oui.
 
A. M. : Mais si l’on revient à l’expression « derrière un voile », il
n’est pas innocent qu’elle régente à la fois la scène métaphysique et
la scène mondaine.
 
C. J.  : Venons-en donc au deuxième verset que vous
mentionniez. Tout d’abord, on s’aperçoit qu’il est lié à deux autres
qui le précèdent et à un qui le suit. Et ils sont capitaux ! En effet, le
verset 49 pose ce qu’il en est de la royauté des cieux et de la terre. Il
explicite donc, d’une certaine façon, l’un des noms divins qui est
présent dès la première sourate du Coran  : le roi, la royauté. Puis,
vient l’explication du pouvoir créateur et infini de Dieu. Ensuite, le
texte coranique énonce ce qu’il en est de la révélation elle-même.
Autrement dit, comment Dieu parle aux hommes. Régis Blachère
traduit par « mortel », au sens de ce mot dans le français classique. Il
ne s’agit pas de l’homme entendu en un sens philosophique ou
naturaliste, comme espèce, ni a  fortiori de l’homme au sens de
masculin face au féminin. Mais l’homme est le vivant mortel,
«  créatu rel  », et en qui se traduit toujours une infériorité
ontologique radicale par rapport à Dieu. Et voici qu’il y a trois cas
de figure  : l’inspiration ou la révélation proprement dite (wahî),
ensuite ce « derrière un voile », et enfin le messager (rasûl), celui qui
apporte le message de la révélation (risâla). Le troisième cas de
figure est très simple  : s’il y a un porteur du message, il n’est pas
besoin d’un voile, puisque ce porteur est immédiatement en charge de
la révélation qui passe au peuple auquel elle est destinée. Restent les
deux autres cas de figure. Et voici qui est tout à fait remarquable :
l’inspiration, ou la révélation qui possède un sens plus étendu que le
message, est corrélée à ce «  derrière un voile  ». Ces deux cas de
figure concernent tous les modes d’expression de la parole que Dieu
adresse aux hommes lorsqu’il n’y a pas de prophètes-messagers
vivants, présents. Le voile ou le « derrière un voile » symbolise une
situation courante, très générale, qui est celle du rapport entre le
verbe divin, ainsi que tous les modes d’apparition qu’il provoque, et
le récepteur humain. Autrement dit, et plus profondément encore, le
rapport entre créateur et créature. Évidemment, le voile prend alors
une signification éloignée du domaine juridique  : il désigne tout
simplement le rapport extrêmement complexe qu’il y a entre la
transcendance et l’immanence de Dieu. Dieu est transcendant, il est
toujours et à jamais derrière un voile, et il est, d’une certaine façon,
immanent puisque sa parole vient séjourner dans les réceptacles
humains préparés à la recevoir. Ce qui prédispose ce verset à jouer
un rôle considérable dans l’exégèse mystique et spirituelle. Et c’est
là que se situe sans doute le pôle d’examen le plus intéressant de ce
qu’il en est de la question du voile. Et je pense que nous pourrions
tomber d’accord sur la proposition que voici : toutes les discussions
juridico-politiques autour du voile sont stériles si l’on ne les réfère
pas, à un moment ou à un autre, à ce mot « voile » et à ce syntagme
«  de derrière un voile  », qui a une valeur métaphysique très
supérieure et sans laquelle toutes les discussions sont comme
aveuglées.
 
A. M.  : Le supplément graphique que j’ai signalé tout à l’heure
octroie à ce verset (XLIII, 51) l’indice de cette valeur supérieure. En
outre, un auteur comme Râzî, le grand exégète de la fin du
XII siècle, dans son monumental tafsîr, les Mafâtîh al-Ghayb («  Clefs

du Mystère  »), y consacre plusieurs pages et rappelle le débat


entretenu par les mu’tazila (ces théologiens rationalistes du début du
IX siècle) sur le fait que Dieu parle derrière un voile pour une raison

simple : quand il parle, il le fait en dehors des lettres et des sons qui
sont les nôtres. Et lorsqu’une telle parole parvient dans une langue
humaine, elle passe par une médiation, qui est celle de l’ange. La
traversée du voile exige une traduction. Dans ces conditions
précises, pour la révélation coranique elle-même, Râzî rappelle que,
dans le fameux débat sur le Coran créé ou incréé, nous nous
retrouvons munis d’un argument qui peut être accordé aux mu’tazila
défendant la thèse du Coran créé. La traversée du voile exige une
actualisation du verbe éternel dans un langage contingent  : c’est
ainsi que la parole indicible et inaudible de Dieu peut être dite et
entendue par l’intelligence humaine.
 
C. J. : Une fois de plus, Fakhr al-Dîn al-Râzî a situé les choses au
niveau où il le faut. Et cette affaire du Coran créé ou incréé a de
nombreuses conséquences, y compris dans son Commentaire du
Coran. Pour ce que je peux en voir, il y a une distinction à faire au
sein même de la parole de Dieu, au sein même du Verbe, entre ce
que vous appeliez l’inaudible, l’indicible (qui est la réserve où cette
parole se tient toujours puisqu’elle est en droit infinie, la réserve de
l’essence incréée de Dieu), et puis le Coran créé ou la parole créée
dans chaque dit prophétique, qui suppose à son tour une exégèse.
C’est dire que le sens ici du mot « voile » n’est rien d’autre que celui
du sens «  apparent  ». Le voile, c’est l’apparent (zâhir). Et l’exégèse
doit reconduire à une multiplicité de sens cachés en chaque
prophétie. Ils sont tous incapables d’épuiser le carac tère indicible
de la parole de Dieu prise en elle-même  : dans ce qu’elle ne révèle
pas, ce qu’elle cache. On voit bien que cela nous renvoie au voile
par excellence : le Livre. Le Livre, c’est à la fois le « Livre évident »,
la lumière divine et son voile. Un auteur auquel je me suis un peu
consacré, Mollâ Sadrâ Shîrâzî (un auteur iranien du XVIIe siècle, qui a
beaucoup lu le Commentaire de Râzî et qui l’utilise souvent), ne
commente pas expressément ce verset. Mais à propos du verset dit
« de la lumière » (Coran, XXIV, 35), il se rapproche beaucoup de ce
que vous venez de signaler à propos du Livre saint, en disant que ce
verset désigne, dans sa signification spirituelle, le Coran lui-même,
le Livre révélé. Or le Livre révélé le montre très bien, il est à la fois
la lumière des cieux et de la terre. Il récapitule en lui toutes les
lumières des existants et, en même temps, il est par essence un
voile, puisque nombre de ses versets sont obscurs et que tous les
versets, par eux-mêmes, révèlent et cachent en même temps. Le
Livre est donc à la fois voilement et dévoilement.
 
A. M. : Et en raison de notre syntagme, la problématique du voile
et du dévoilement qu’elle induit (le kashf) aura tout un destin chez
les soufis. Voici une citation d’un des premiers maîtres du soufisme,
Abû Yazîd Bistami (777-848), qui fait dire à Dieu  : «  Si mon
serviteur fait de moi son occupation dominante, je mettrai son
appétit et sa délectation dans mon invocation. Je lèverai le voile
[c’est le mot hijâb qui est ici utilisé] entre lui et moi et serai l’image
qui ne quitte plus ses yeux 3.  » Alors, la levée du voile introduit à
l’image de Dieu et non pas à Dieu. Si l’on se fie à ce dit, derrière le
voile nous nous retrouvons face à l’image de Dieu, mais jamais
devant Dieu !
 
C. J.  : C’est un texte stupéfiant qui appellerait évidemment de
multiples références ou corrélations. Quand vous dites « derrière le
voile  », vous ne trouvez jamais l’essence divine elle-même, mais
encore des voiles, des images, des manifestations. C’est dire que la
traversée du voile, ce dévoilement, ressemble beaucoup à ce que le
Prophète expérimente lui-même. Il est dit que, dans le voyage
céleste du Prophète qui le conduit à travers les cieux jusqu’à
proximité du trône divin, il ne se retrouve jamais directement face à
Dieu mais à proximité de soixante-dix ou, selon d’autres versions,
soixante-dix mille voiles de lumière. Et que les voiles soient de
lumière est très remarquable : cela prouve que le voile n’est pas un
symbole d’obscurité, un facteur d’obscurantisme. C’est la lumière
elle-même qui voile, d’une certaine façon, Dieu dans le voyage
nocturne du Prophète. Le voile, c’est la distance, et l’on comprend
mieux le sens de « derrière le voile ». En français, le mot « derrière »
n’indique pas vraiment une notion spatiale. On ne voit pas la
distance  ! Tandis qu’en arabe ça s’entend très bien, ça veut dire
«  loin derrière le voile  », c’est-à-dire que le voile crée encore une
distance, si j’ose dire, derrière lui. Et donc, lorsqu’on dit que le
Prophète accède à Dieu derrière soixante-dix mille voiles de
lumière, cela signifie qu’il expérimente une présence faite d’absence.
Et c’est cette expérience que le mystique Bistami a lui-même faite.
Dieu est apparition, mais afin de pouvoir l’être, il doit disparaître
derrière des voiles. C’est toujours ainsi  : apparition implique
disparition, par exemple dans une image qui est pourtant un mode
d’« apparaître ». Et si l’on ne parvient pas à « intuitionner » cela, l’on
transforme cette histoire de voile en quelque chose d’assez vulgaire.
 
A. M. : Il s’agit d’un revêtement qui implique la mise à nu !
 
C. J.  : Tout à fait  ; et la mise à nu n’est possible qu’à partir du
revêtement.
 
A. M.  : Ce jeu du revêtement impliquant la mise à nu a été
expérimenté par tant de maîtres dans les arts visuels d’Europe. Nous
en trouvons des illustrations sacrées comme profanes. Pour la
représentation sainte, je pense à l’allégorie de la foi (1781) sculptée
à Florence dans la cappella maggiore de Santa Maria Maddalena dei
Pazzi par l’artiste rococo Innocenzo Spinazzi, natif de Rome.
Lorsque j’avais vu cette statue de femme lourdement enveloppée
d’un voile, je fus saisi par la ressemblance de son accoutrement avec
celui qui distinguait les femmes que je croisais enfant dans la
médina de Tunis, telles qu’elles se pavanaient moulées en leur voile
vernaculaire, blanc et tout de soie ; elles savaient que sous le voile
miroitait la possibilité de la chair. C’est comme si l’iconographie
catholique s’était inspirée de l’anthropologie islamique pour mettre
en scène le mystère de la foi, lequel entretient au sein du caché la
virtualité d’une vérité qui se dévoile. Un tel processus de révélation
soumis à la tension entre le voilé et le découvert ne peut éviter le
clin d’œil qui ravive Éros jusqu’au cœur du sujet religieux. Aussi
n’est-il pas surprenant que cette opération ait pu aussi animer
d’éminentes représentations dans la peinture profane d’Occident,
franchement dédiée à Éros, comme le propose la méditation
picturale sur le vêtu et le dénudé telle qu’elle s’exprime à travers les
deux portraits de la même femme peinte par Goya une fois vêtue,
une autre fois nue (La Maja vestida, 1799, et La Maja desnuda,
1800). Et c’est cette mémoire picturale que cherche à dérouter
Marcel Duchamp dans son œuvre ludique et pseudo ésotérique, La
Mariée mise à nu par ses célibataires, même.
 
C. J. : C’est de cet ordre-là. Comme le voile de la Ka’ba qui revêt
à la fois le temple et manifeste sa présence.
 
A. M. : Il y a donc un rapport entre l’expérience métaphysique de
l’invisible et le voile qui concerne la séparation des sexes et la
réclusion des femmes. Voici un autre fragment de Bistami construit
précisément sur ce rapport : « Les saints de Dieu sont cachés avec lui
derrière le voile de l’intimité. Comme les jeunes filles gardées dans
la maison, personne ne les voit, ni en ce monde, ni dans l’au-delà,
sinon les quelques proches pour qui la visite est licite. Quant aux
autres, ils ne les voient que pris dans leur voile. En vérité, ils ne
voient que le voile 4.  » C’est tout de même étonnant, cette
assimilation de la position spirituelle du saint à la position
mondaine de la femme, c’est comme si le saint était la femme de
Dieu.
 
C. J.  : Ce n’est pas plus étrange que la tradition monastique
féminine en Occident chrétien, qui fait des moniales des épouses du
Christ, au sens mystique du terme. Les saints de Dieu (awlîyâ’) sont
ceux que Dieu aime, les proches  : ils sont dans sa proximité. La
proximité est le terme ultime de l’expérience spirituelle, de la
remontée de l’ensemble des vivants vers leur créateur. Et les voici,
en effet, dans la position des femmes. Le texte, me semble-t-il, est
réversible. Il signifie que le voilement des femmes fait d’elles des
awlîyâ’, des «  saintes  » ou «  amies de Dieu  », qui sont aimées de
Dieu  ; elles sont protégées par le voile car elles sont précieuses,
parce qu’elles sont, d’après ce que dit Bistami, au rang des « anges
rapprochés ». Au rang des anges qui se prosternent perpétuellement
autour du trône divin et qui célèbrent un culte d’adoration. Ces
femmes ne sont pas qualifiées par leur statut juridique inférieur,
mais par la proximité amoureuse de Dieu. Voici qui nous délivre de
plusieurs représentations dépréciatives de la femme et, du moins, de
cet absurde lieu commun selon lequel il n’existe qu’un seul statut de
la femme en islam : la représentation juridique. Ici, la jeune femme
est symbole d’un joyau spirituel.
 
A. M. : Vous avez rappelé tout à l’heure les moniales. Je pense
notamment à Thérèse d’Avila. Nombre de passages de sa biographie
spirituelle (Ma vie) confirment ce que vous dites  : elle s’assume
comme épouse du Christ. Dans la même tradition catholique, Jean
de la Croix s’adresse à Dieu au féminin, dans le lieu de la féminité.
Et les hommes qui s’adressent à Dieu de la sorte, comme Bistami,
comme Jean de la Croix, entretiennent la tension, l’écart entre le
genre et le sexe. Étant de sexe masculin et de désir féminin, ils sont
obligés de convertir le genre de ce désir du féminin au masculin,
très exactement comme dans le fragment  382 où Bistami convertit
au masculin le terme makhdurûn, en principe d’usage féminin, pour
dire la réclusion des femmes. Alors que les femmes, les saintes, elles,
sont dans une cohérence entre le genre et le sexe.
Je reviens à Bistami à propos de sa fascination pour le féminin.
Rappelez-vous les deux fragments sur les menstrues 5 où il va à
contre-courant du sens coranique et prophétique qui stigmatise
l’impureté des femmes. Voici l’un de ces deux fragments  : «  La
condition des femmes est meilleure que la nôtre. La femme se
retrouve pure une fois par mois, deux fois peut-être, car elle se lave
à grande eau après les règles. Quant à nous, nous ne sommes même
pas capables d’être purs une seule fois dans notre vie.  » Ainsi
inverse-t-il le préjugé, en faisant de l’impureté la condition de la
pureté, ce qui donne à la femme le premier rang spirituel par son
seul privilège biologique et renvoie l’homme à son manque
irréparable. Telles sont certaines des audaces proférées par ce maître
qui a vécu entre le VIIIe et le IXe  siècle et qui n’a jamais quitté les
hauts plateaux iraniens, au bord des monts El Borz, à quelque trois
cents kilomètres au nord de Téhéran ; lui le natif de Bistam, le bourg
qui lui a donné son nom, célèbre, nous dit Qazwini, géo graphe du
XII siècle, pour ses pommes appréciées jusque dans la lointaine cour

du calife à Bagdad.
 
C. J. : Oui, le climat y est particulièrement agréable.
 
A. M.  : Un autre fragment confirme cette exaltation de la
féminité. Permettez-moi de vous lire cette belle anecdote ayant un
rapport avec le voile et la femme et dont le protagoniste est toujours
Bistami  : «  Umm ‘Ali, une fille de grande naissance, a décidé de
céder à son époux, Ahmed, dix mille dinars de sa dot à condition
qu’il l’emmène chez Abû Yazîd Bistami. Il l’emmena. Elle entra et
s’assit devant lui en se découvrant le visage. Ahmed, son époux, lui
dit : “J’ai vu en toi une chose étrange, tu as enlevé ton voile devant
Abû Yazîd”, et sa réponse fut  : “C’est qu’en le regardant, je perds
l’énergie du désir et quand je te regarde, je la retrouve.” En sortant,
Ahmed [Ibn Khuzhrawayh, qui était lui aussi soufi, mais de moindre
envergure] dit à Abû Yazîd  : “Que me recommandes-tu  ?”, et
Bistami de répondre : “Apprends l’esprit chevaleresque auprès de ta
femme !” 6. »
 
C. J.  : « Apprends la Futuwwa. » Quant à l’esprit chevaleresque,
dans cette affaire de désir, il semble que ce qui est en jeu soit la
relation du saint, en l’occurrence Bistami, à la pureté, et au fait qu’il
ait purifié son âme de toutes les passions élémentaires.
 
A. M. : Ne peut-on évoquer ici ce que dit Lacan à propos du non-
rapport sexuel  ? D’ailleurs Lacan élabore sa théorie en s’appuyant
notamment sur les écrits des mystiques.
 
C. J. : Faisons cette hypothèse que le mari est séparé parce qu’il
est en proie au désir. Il est nécessairement voué au non-rapport, ce
que matérialise le voile. En présence du saint, l’homme de Dieu,
Bistami, la femme peut se dévoiler. D’abord, du fait qu’il n’est pas
question de rapport là non plus. Mais surtout, car la visite ou la
visitation à cet homme a pour signification le dévoilement lui-même
et elle vient apprendre cela, le reconnaître. Elle se libère ainsi d’un
voile devenu inutile car quelque chose a lieu  : l’apparition en elle,
sur son visage, d’une vérité que Bistami ne cesse de répéter de
manière paradoxale, quand il dit  : «  Gloire à moi.  » La femme dit
d’une certaine manière  : «  Gloire à moi  », et elle montre en elle
l’épiphanie divine. Je l’entends de la sorte car, sinon, pourquoi cette
anecdote serait-elle aussi souvent rapportée sous cette forme,
pourquoi cette femme accomplirait-elle un acte paradoxal devant
son époux ?
Pour en revenir à l’impureté, je suis frappé, dans les traditions
prophétiques consacrées aux impuretés, par l’obsession qu’a le
Prophète de les prévenir, de les effacer et, si j’ose dire, de les
«  exorciser  ». Et ce, pour toutes les formes d’impureté. Il vit dans
l’angoisse de mourir dans l’impureté, ce qui paraît clairement dans
certaines de ses prières. Tout vise à cela  ! Peut-être le Coran
témoigne-t-il, lorsque Muhammad reçoit des révélations sur les
menstrues et sur d’autres événements de cet ordre, un peu de cette
angoisse de l’homme devant ce qui est l’impureté foncière du corps
sexué, qui obsède Muhammad. À tel point, d’ailleurs, que l’on peut
se demander si sa vie antérieure à la révélation ne lui avait pas
légué un certain nombre de soucis très proches de ce qu’on trouve
dans le manichéisme ou dans certaines formes d’ascèse propres au
christianisme oriental.
 
A. M. : Voudriez-vous éclairer cette proximité ?
 
C. J. : Je suis frappé par le fait que les traditions prophétiques –
touchant les menstrues, les excréments, enfin tout ce qui est vil et
impur dans le corps – ou bien les prières muhammadiennes, qui ont
le souci du fait que, pendant son sommeil, il pourrait bien mourir
dans l’impureté, traduisent une préoccupation que l’on trouvait dans
le manichéisme et dans certaines formes d’ascétisme du judéo-
christianisme, d’amenuiser tout ce qu’il peut y avoir de parcelles de
ténèbres dans le corps. J’en entends l’écho dans la perception que
les disciples de Suhrawardî, au tournant du XIIe  siècle, ont eue du
voile. Ils soutiennent que le voile est le corps lui-même, parce qu’il
est ténébreux. Tout ce qui est purification du corps, tout ce qu’on
trouve d’ailleurs dans le Coran à ce sujet, prend un sens important
qui ne se réduit pas à quelques préceptes moraux. Il convient de
préserver le salut de la lumière de l’âme de tout ce qui vient d’un
corps ténébreux. Ce n’est pas du tout une affaire juridique, mais
ontologique. Le corps est à la fois le lieu d’apparition de la lumière
divine et, par tout ce qu’il a de matériel et de bas (et que signifient,
par exemple, le cas échéant, ces productions dangereuses du corps
féminin ou du corps humain en général), il symbolise une essence
matérielle mortelle. Il faut s’en délivrer, et le dévoilement, c’est
d’abord s’arracher à la condition périssable du corps ténébreux.
C’est tout de même très intéressant que les disciples de Suhrawardî
aient traduit le mot barzakh, qui signifie « entre-deux », qui est aussi
un « isthme », et qui aura pour sens le voilement de bien des façons,
en un sens plus radical encore. Le barzakh est la « substance de nuit
et de mort », le corps qui voile l’âme prophétique à elle-même, qui
nous sépare de nous-mêmes et de la lumière divine. Le souci de
l’impureté n’a rien alors de superstitieux, il ne consiste pas à dire :
«  Attention, si vous commettez un attouchement au moment des
menstrues, ou bien si vous ne faites pas attention à vos productions
corporelles, vous serez impurs et donc vous serez rejetés.  » Bien
plutôt, dans cette attention au corps, aux matières corporelles, le
fidèle reconnaît l’essence malheureusement double de la créature.
D’un côté, elle est lumière et, de l’autre, ténèbre. Le voile que l’on
pose sur le corps ne fait rien de plus que de révéler le corps lui-
même comme voile. C’est pourquoi ce qui intéresse, au fond, tous
ces auteurs musulmans que nous évoquons, ce n’est pas du tout le
voile mais le dévoilement, c’est-à-dire la libération.
 
A. M.  : En somme, tout voile implique le kashf, le
«  dévoilement  ». Le terme lui-même est ambivalent, il appartient
aussi bien au langage érotique qu’au lexique technique des
mystiques. Le premier traité de soufisme en persan a été écrit par
Hujwirî au XIe  siècle et a pour titre Kashf al-Mahjûb 7, ce qui
littéralement veut dire  : «  Découvrir ce qui est voilé  », et c’est un
appel à la levée du voile, l’analyse de l’expérience qui conduit au
dévoilement du caché, en d’autres termes à la révélation des
mystères, à la visibilité de l’Invisible. Le mot mahjûb, «  voilé  », est
très près du mot hijâb, «  voile  », devenu familier aux usagers du
français puisque, par l’insistance de l’actualité, il est entré dans cette
langue, certes par la mauvaise porte.
Et le mot kashf est aussi utilisé dans le langage courant pour
prévenir le regard du voyeur lorsque son champ de vision atteint
l’espace privé, protégé par l’architecture introvertie des maisons qui
tournent autour de leur cour intérieure ; lorsque j’étais enfant, mon
grand-père (qui était un homme pieux), dès qu’il voyait un homme
sur la terrasse de la maison mitoyenne à la nôtre, s’écriait : « Prenez
garde au kashf ! » ; l’utilisation du mot dans cette circonstance est en
cohérence avec la recommandation coranique que nous avons
scrutée plus haut et qui exige de séparer dans la maison du Prophète
l’espace privé « derrière un voile » (XXXIII, 53) ; ce sera le point de
départ qui parviendra à la conception de la maison des musulmans
close sur elle-même, espace protégé autour du patio, soustrait au
réseau public et qui ne devrait pas être révélé au regard étranger.
Ainsi se trouve confirmée jusque par l’anthropologie la solidarité des
deux mots, kashf et hijâb, qui sont en usage dans les deux
occurrences métaphysique et sexuelle. C’est donc dans les mots
mêmes que se révèle l’énergie érotique de la mystique musulmane.
 
C. J. : Vous dites très bien, en effet, la séparation de la demeure
et de l’espace public. La demeure est le lieu du caché mais en un
sens très puissant. Le caché est l’espace du secret, ou de l’intime,
mais aussi du réel. Il ne faut pas percevoir une sorte de claustration
mais plutôt la protection de ce qui est vraiment important. Quant à
toute l’érotique de la mystique musulmane, vous l’avez très
justement soulignée !
 
A. M.  : Et c’est Bistami qui exploite cette ambivalence en
révélant l’intimité érotique qui lie l’initié et Dieu derrière le voile 8.
 
C. J.  : Nous pourrions remonter jusqu’aux odes anté-islamiques
qui ont légué énormément à l’islam sur ce point. La dialectique de
l’amour suppose le voilement. Chez ‘Attar, par exemple, le vieillard
qui passe dans une ruelle s’enamoure d’une demoiselle qu’il n’a vue
qu’en un clin d’œil et derrière un voile. Cela suppose que la cause de
l’amour soit précisément ce qui est voilé. Quant au dévoilement lui-
même, vous rappeliez Hujwirî, mais le titre va être repris
inlassablement  : «  dévoilement des choses cachées  ». C’est même
plus qu’un titre, c’est un programme ! Il s’agit pour la pensée, pour
l’expérience spirituelle, de dépasser l’apparence, c’est-à-dire de
restituer l’apparent à son véritable statut, d’en faire un lieu
d’apparition. Et pour cela, il faut montrer ce qui apparaît dans
l’apparent et donc, ce qu’on appelle le caché. Le dévoilement est le
terme qui deviendra technique, usuel, pour décrire aussi bien le
travail du philosophe, l’expérience du poète, celle de l’amoureux, du
mys tique. Bref, toutes les expériences culturelles et intellectuelles,
voire sentimentales et affectives du monde musulman. Telle est la
dialectique du voile et du dévoilement.
 
A. M. : Le voile est donc une réalité et une métaphore qui appelle
la mise à nu, laquelle agit entre sexe et métaphysique. Cette double
occurrence du kashf est confirmée par une remarque d’Ibn ‘Arabî
(1165-1240) dont vous êtes un lecteur assidu, en tant qu’élève et
disciple d’Henry Corbin, dont nous conservons dans nos mémoires la
monographie qu’il avait consacrée à ce soufi natif de Murcie à qui la
tradition attribue la tutelle du « plus grand maître », ash-Shaykh al-
Akbar 9. Je me réfère au premier poème de son recueil poétique,
Tarjumân al-Ashwâq, traduit en français sous le titre de L’Interprète
des désirs 10 ; Ibn ‘Arabî y met en scène Balqîs, la reine de Saba telle
qu’elle est théâtralisée dans le Coran (XXVII, 28-44). Une des plus
belles scénographies du Livre la concerne. Pour la mettre à l’épreuve
du semblant, Salomon la convie à entrer dans son palais. Ayant pris
le parterre de cristal pour un plan d’eau, elle découvre sa jambe. Et
c’est le verbe k.sh.f. (d’où dérive le mot kashf) qui est utilisé (ibid.,
44)  : soumise à une feinte, à un simulacre, elle procède à un
dévoilement, de portée érotique : croyant voir dans le sol solide un
parterre liquide, elle dénude sa jambe par peur de mouiller sa robe.
Et Ibn ‘Arabî, dans une de ses fulgurances, fait entrer en résonance
ce verset érotique avec un autre verset eschatologique qui utilise la
même expression, Kashf as-Sâq, «  découvrir la jambe  » (Coran,
LXVIII, 42) – traduit par Blachère  : «  le jour où l’on découvrira le
danger », alors que le texte arabe dit : « le jour où l’on découvrira la
jambe  », geste suggérant le désordre de la course des humains
suscitée par les boulever sements de l’Apocalypse. Par cette
association, Ibn ‘Arabî enracine davantage dans l’humus scripturaire
la solidarité du sexuel et du métaphysique.
 
C. J.  : Enfin, on peut imaginer qu’Ibn ‘Arabî a aussi en tête, en
l’attribuant à cette femme, une des prérogatives prophétiques, le
jour du Jugement  : non seulement présider au tri des «  gens de la
droite  » et des «  gens de la gauche  », les justes et les impies, mais
aussi dévoiler la réalité effective comme elle sera et comme elle est.
La prérogative du Prophète, c’est de voir les choses comme elles
sont. Dans ce jeu avec la reine de Saba, comme au jour du danger,
les voiles tombent. Les semblants en effet se dissipent et le réel vient
à nu. Il y a d’immenses résonances de cela chez Ibn ‘Arabî. Le
dévoilement qu’opère le spirituel n’est autre que celui qu’effectue le
pouvoir prophétique. Dans cette petite histoire et dans cette
conjonction interprétative d’Ibn ‘Arabî, peut-être trouve-t-on toutes
ces résonances. La reine de Saba, à la suite d’une erreur amusante
d’appréciation, d’une sorte de trompe-l’œil, réalise un dévoilement
qui a un sens eschatologique ainsi qu’un sens prophétique, et qui
n’est autre que l’acte qu’accomplit Ibn ‘Arabî.
 
A. M.  : Ce recueil de poèmes est un livre où l’on assiste aux
étapes et aux processus de dévoilement, dans le jeu d’accord et de
miroitement entre la passion humaine de l’amour fou (dont le
modèle parfait mais non exclusif est Mejnûn Layla, «  le fou de
Layla ») et l’amour divin, vécu dans la pluralité des formes dont se
vêt l’Un. À travers l’expérience de la diversité des figures d’amour,
c’est l’idée de l’Un qui se dévoile. Cette diversité est illustrée par les
multiples noms de femmes ainsi que par les nombreux couples
d’amour fou, les plus connus de la littérature profane, destinés à
servir d’exempla pour l’amour divin. La multiplicité des figures
d’amour n’est que le reflet de la pluralité des formes de croyance : à
l’icône byzantine, à la reine de Saba, aux amantes arabiques, Hind,
Layla, Maya, Buthayna, correspond la multiplicité des formes de
croyance, représentées dans le seul espace des écritures révélées par
les quatre Livres : Évangiles, Psaumes, Torah, Coran, lesquels offrent
les lettres qui orientent la méditation du spirituel. Et comme chaque
nom de femme évoquée n’est que la traduction du nom de la Dame
inspiratrice, Nizâm (Harmonia), la jeune Persane rencontrée à
La  Mecque, de même convient-il d’interpréter en chaque forme de
croyance la révélation du Tout-Autre. Le dévoilement consiste donc
à traverser les voiles du multiple pour retrouver la vérité de l’Un.
 
C. J.  : C’est dire que ceux qui sont voilés, en un sens péjoratif,
sont ceux qui ne perçoivent pas cette épiphanie divine dans
l’ensemble des Livres divins.
 
A. M.  : Autant le dire, nous assimilons à ces voilés les
jurisconsultes et ceux qui mettent au premier rang la dimension
politico-juridique du Coran. Bref, ceux qui réduisent l’infini du
Coran à la pauvreté et à la misère de prescriptions totalement
dépassées par l’évolution humaine.
 
C. J.  : Je voulais rappeler que l’expression «  les voilés  » ( al-
Mahjûbûn) est employée avec mépris par les spirituels ou les
philosophes mystiques. Mais la traduction française la plus
satisfaisante est  : «  les ignorants  ». Henry Corbin traduisait  : «  les
ignorantins ». Il ne s’agit pas d’une ignorance ordinaire, car il s’agit
de ceux à qui est voilé le sens spirituel. Et, en ce cas, le voile est le
propre de celui qui croit au voile, qui pense à la lettre qu’il faut
simplement, pour faire plaisir à Dieu, que les femmes soient voilées,
sans comprendre ce que signifie le voile. Il s’agit des juristes, des
théologiens littéralistes et de tous ceux qui les suivent.
 
A. M. : Et les idéologues perturbateurs d’aujourd’hui !
 
C. J. : Ils sont les tenants du voile, pourrait-on dire, mais du voile
qui les offusque eux-mêmes  ! D’où ceci, que le véritable fidèle est
celui qui dévoile le sens du mot «  voile  » et qui comprend
l’importance de cette théologie du voile, de cette mystique du voile,
que vous venez d’expliciter. De ce point, il est possible, le cas
échéant, d’évaluer les discours juridiques.
 
A. M.  : Dans ce qui se passe à propos du voile, on imagine la
dégradation du propos. On est dans une parfaite illustration de la
méconnaissance du côté des non-musulmans, et de l’amnésie du côté
des musulmans.
 
C. J.  : L’amnésie d’un certain nombre de musulmans, disons de
ceux qui ont intérêt à l’amnésie, de ceux qui tiennent absolument à
faire de ces affaires de voile un problème de fatwa, de conseil
juridique. Il n’est pas moins alarmant que ceux qui les contestent se
situent aussi sur le terrain de la législation. Parce que ce terrain de
la législation – je ne me prononce pas sur la question de savoir s’il
en faut une ou pas, ce n’est pas mon sujet – est miné. Nous avons
rappelé Ibn ‘Arabî, Râzî, Bistami, Suhrawardî, une somme de
références qui prouve que le véritable monde intellectuel de l’Islam,
y compris dans la sphère théologique, ne se ramène pas à ce terrain
juridique. Et il faudrait partir de cet immense univers d’exégèse
pour situer à sa véritable hauteur d’horizon la question de savoir si,
aujourd’hui, l’éducation des musulmans par les musulmans doit
prendre la forme d’une discussion juridique ou si elle doit élever la
compréhension du phénomène du voile à un degré infiniment plus
riche. Dans cette affaire, c’est l’horizon moral qui est à privilégier.
Car, enfin, le verset, pour y revenir une dernière fois, qui conseille
la pudeur aux femmes, aux filles des croyants, a une ampleur de
sens irréductible à l’ordre juridique. Cette prescription morale a des
résonances extrême ment sérieuses parce qu’elle va de pair avec ce
que vous avez appelé l’érotique. Elle signifie que la question du
désir, de l’amour, est une question prise infiniment au sérieux.
 
A. M. : Le kashf, érotiquement, c’est la mise à nu des corps. Et en
métaphysique, c’est la mise à nu des mystères, en d’autres termes
leur révélation, à travers l’entrée dans le monde de l’Invisible et de
l’Absence.
 
C. J. : Le malheur de notre culture occidentale face à l’islam ou
avec l’islam en son intérieur, maintenant, est de ne plus s’interroger
elle-même sur cette question du voile ou du dévoilement, le corps
étant devenu tout sauf un sujet d’interrogation métaphysique, étant
ramené à des questions médicales ou juridiques. Au fond, le droit
naturel occidental qui nous a fait tant de bien nous joue aussi ce
tour de nous empêcher de concevoir le corps pour ce qu’il est, c’est-
à-dire cette apparition tout à fait énigmatique d’un lieu de désir, et
donc aussi d’un lieu de danger pour parler comme Ibn ‘Arabî
commentant le « jour du danger », et par conséquent comme un lieu
infiniment différent de tous les corps célestes ou même terrestres,
quelque chose qui est, dans sa chair même, visité par l’esprit. Voilà
quelque chose que nos penseurs ont peut-être oublié, et il existe
aussi une amnésie occidentale qui favorise, hélas, les pires
malentendus et, par conséquent, les affrontements.
 
A. M. : Je pense que vous serez d’accord avec moi si je soumets
notre conversation, technique, libre, osant des rapprochements
audacieux, à un préalable, celui du refus intégral du voile comme
signe qui renvoie à l’inégalité juridique des sexes, à l’infériorité
féminine, afin, en ce qui me concerne, d’obstruer le chemin à la
propagation de cette conception du voile ; j’opterais dans le contexte
français pour une loi simple et évidente tenant s’il le faut en une
seule phrase, pour qu’elle n’engendre pas de casuistique  : «  Il est
formellement interdit de porter des signes religieux ostentatoires à
l’école.  » Rien de plus, rien de moins  ! Après avoir admis ce
préalable, nous pouvons discuter comme nous le faisons en jouissant
de l’immense liberté que nous accordent l’époque et la méthode qui
nous autorisent à visiter les saillies pensées dans les siècles
antérieurs et à les subvertir en les affranchissant des contraintes de
la croyance  : c’est que nous ne parlons pas ni n’écrivons en des
temps de persécution, pour reprendre l’expression de Leo Strauss.
 
C. J. : Soit ! Ce qui est terrible dans la réduction au juridique –
c’est cela que je voulais dire –, c’est qu’on accorde en France un
statut prépondérant à certains discours juridiques nés en terre
d’islam dans le dialogue ou la réflexion sur ce que l’on nomme, d’un
terme fort impropre, l’«  intégration  ». Décision catastrophique car
l’infériorité juridique de la femme, tant pour ce qui est du
témoignage que du prix du sang, de la succession… bref, toutes ces
choses sont des inventions de juristes et appartiennent à un discours
parmi d’autres, parfaitement estimable, mais qui ne saurait
prétendre occuper tout l’espace. À ce statut juridique, il n’est rien à
répondre, si l’on se situe soi-même sur le terrain juridique et lui
seul, car il n’est alors qu’une seule réponse, loi contre loi. Or la
« loi » à laquelle répond une autre loi n’est pas un absolu, mais un
ensemble d’énoncés.
 
A. M. : Certes, mais alors il faudra soumettre de tels discours au
temps anthropologique et historique qui les a vus naître, pour les
dépouiller de leur prétention à l’universel et les rendre à leur cours
qui s’épuise.
 
C. J.  : Ce qui est absolument insupportable, c’est l’attitude des
« ignorantins », de ces gens qui sont sous l’empire du voile : vouloir
faire passer ces discours historiques et ces constructions
jurisprudentielles pour l’essence même de l’islam. Nous n’avons pas
à céder, ici, un pouce au discours juridique. Le faire, c’est admettre
que la part que prendra de plus en plus l’islam à la culture
occidentale sera tout simplement une part régressive, foncièrement
obscurantiste. Et ne visant qu’à affaiblir ce qu’on appelle
généralement le règne de la liberté.
 
A. M.  : Lorsque les intégristes nous servent la lettre coranique
hors de son contexte et dans sa nudité, nous nous trouvons parfois
confrontés à des injonctions bêtes et détestables. Nous n’accepterons
pas que le pire se fasse au nom de l’islam. Il me paraît essentiel que
l’approche du philosophe et du poète absorbe le fait coranique déjà
débordé par les saillies de la tradition  : c’est ainsi que nous
cantonnerons au périssable la part caduque de la loi coranique, dont
les ennemis se saisissent pour tailler la bannière même de leur
croyance. Je pense que, par un exercice comme celui auquel nous
nous livrons, nous participons à ce travail d’absorption, de
débordement et de cantonnement.

1. Transcription de l’émission que nous animons, Cultures d’islam, diffusée par France
Culture le 25  janvier 2004. Une première version de ce texte a été publiée par
Esprit, juin 2004, no 305, p. 131-147.
2. Cf. Coran, XXXIII, 53 et XLII, 51.
3. Voir A. Meddeb, Les Dits de Bistami, Paris, Fayard, 1989.
4. Ibid., fr. 382.
5. Ibid., fr. 26 et 181.
6. Ibid., fr. 372.
7. Traduit sous le titre de Somme spirituelle, Paris-Arles, Sindbad-Actes Sud, 1986.
8. Les Dits de Bistami, op. cit., fr. 382.
9. Henry Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris,
Flammarion, 1958.
10. Trad. Maurice Gloton, op. cit. (supra, p. 26).
2

1
Obama au Caire

Le discours prononcé le 4 juin 2009 à l’université du Caire par le


président Obama est d’abord d’une immense justesse 2. Il y pose les
principes pour apaiser les relations turbulentes entre l’Islam et
l’Occident. Il s’en prend aux stéréotypes qui excluent et diabolisent
l’Islam. Il le fait au nom de l’éthique de la responsabilité. Et réclame
en retour que l’Islam fasse de même avec la vision réductrice qu’il a
de l’Occident et surtout de l’Amérique. L’éthique de la responsabilité
exige la réciprocité.
Cet appel à réviser ses représentations pour restaurer la dignité
de l’autre est la condition qui instaure le respect véritable. En
réinscrivant l’islam dans l’imaginaire occidental, Obama mène une
opération d’intégration qui met fin à l’exclusion dont les musulmans
souffrent. Louis Massignon repère l’archéologie de cette exclusion
dès le commencement  : il revient à la figure du premier exclu,
Ismaël, fils de la servante Agar, enfant des amours ancillaires
d’Abraham  ; c’est en effet d’Ismaël que procède, selon le mythe, la
descendance muhammadienne. D’ailleurs, à l’époque médiévale, les
musulmans étaient appelés par les juifs les Agariens ou Ismaëlites.
Dans cette exclusion de l’islam par les judéo-chrétiens, les
musulmans vivent une de leurs blessures narcissiques. Cette blessure
était assumée, soignée par la discipline intérieure tant que le
musulman, et particulièrement l’Arabe, était adossé sur une morale
aristocratique, mue par l’esprit chevaleresque et les lois de
l’hospitalité accordant statut d’hôte à l’étranger, même lorsque
celui-ci se présentait en agresseur ou en envahisseur.
Ainsi s’identifie la figure de l’émir Abd el-Kader qui, malgré la
défaite face aux Français, ne leur en a jamais gardé rancune. Cette
morale aristocratique est demeurée active, même à l’époque
coloniale. Elle illuminait les âmes des peuples réduits à la misère et
à la frustration. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 1920, avec
l’émergence des semi-lettrés sur la scène politique des sociétés
islamiques, que va s’imposer la morale du ressentiment, par laquelle
le zélateur d’islam réagit à la domination occidentale  ; refusant
l’exclusion, qu’il vit comme une humiliation, il décide d’emprunter
la voie de la violence (fût-elle l’alliée du crime) pour répondre à
l’autre qui le réprime. C’est ce terreau qui a accueilli la graine
intégriste. Là, elle a germé, poussé et crû. A l’ombre de sa plante
vivront les Frères musulmans dont certains se mueront en adeptes
d’al-Qaïda.
Le discours intégrateur d’Obama cherche à libérer l’islam de la
figure du ressentiment qui prospère dans la sphère d’influence d’al-
Qaïda. L’intégration de l’islam débute avec la reconnaissance de la
dette que la civilisation a envers lui. Obama le fait simplement,
clairement, avec précision. En quelques phrases synthétiques, il livre
au sens commun ce qui est déposé dans les laboratoires des
historiens. Ne se contentant pas d’inscrire dans une diachronie
commune l’apport des musulmans à l’astronomie, aux
mathématiques, à la médecine, il évoque aussi leur contribution au
vif de la beauté par la calligraphie et l’architecture, offrant des
espaces propices à la contemplation et à la méditation.
Plus encore, Obama active la référence islamique, il la
désenclave, la fait circuler comme matière capable d’enrichir
l’humain. Dans ce but, il cite en un premier temps par deux fois le
Coran, choisissant des versets qui peuvent guider aussi bien les
musulmans que tout autre humain. Aussi est-ce en tant que non-
musulman, en tant que chrétien proclamé qu’il use de la référence
coranique. Ainsi du verset 70 de la sourate XXXIII (on en trouve une
autre occurrence en IX, 9) : « Craignez Dieu et dites le dit juste » (la
traduction officielle américaine dit : «  Craignez Dieu et dites
toujours la vérité » ; or, sadîd veut plutôt dire « juste, droit, qui vise
et atteint sa cible  »  ; il s’agirait en somme d’un dit «  efficient  »  ;
Jacques Berque traduit sadîd par «  adéquat  »). À cette citation
Obama décide de se conformer en enchaînant avec aisance ses
propos devant le public cairote : son discours dira la vérité, visera
droit, sera juste, efficient, adéquat. Aussi ne réservera-t-il pas sa
pensée intime aux confidences qu’on échange derrière une porte
close : il lui donne une forme franche pour qu’elle soit connue urbi et
orbi. Il respecte ainsi la règle qu’il s’est déjà donnée dans son
discours sur la race en Amérique 3, lorsqu’il était candidat à la
présidence et répondait aux propos haineux de son pasteur, le
révérend Wright, homme du ressentiment. Le politique sera
désormais fondé sur le discours vrai qui n’élude pas les problèmes,
mais les cerne afin de les traiter.
C’est dans cet esprit qu’Obama expose le premier des six points
qu’il développera, celui qui a trait à la violence et à l’action
meurtrière menée par les extrémistes d’islam. Remarquez qu’il se
démarque du discours néo-conservateur adopté par Bush en évitant
de les désigner par les termes «  terroristes  » et «  fascistes
islamiques  ». À cette étape, il convoque sa deuxième citation
coranique, pour s’adresser aux musulmans adhérant aux actes de
leurs coreligionnaires qui sèment la mort en tuant des innocents au
nom du Dieu et font de cet acte criminel une œuvre pie qui accorde
l’absolution du martyre. Obama condamne l’homicide en s’appuyant
sur sa révocation radicale par le Coran (V, 32) : « Tuer une âme non
coupable du meurtre d’une autre âme ou de dégâts sur terre c’est
comme d’avoir tué l’humanité entière ; et faire vivre une âme c’est
comme de faire vivre l’humanité entière.  » En recourant à cette
référence scripturaire, le président américain fustige les violents
criminels parmi les musulmans, ceux qui agissent par ressentiment.
Grâce à un matériau coranique, il met au ban ceux des
muhummadiens qui invoquent l’exclusion et l’oppression subies par
l’Islam pour légitimer et conduire leurs actions funestes.
En outre, sur le parcours de sa performance argumentative, le
résident de la Maison Blanche utilise deux autres références puisées
dans le corpus saint pour faire participer l’Islam à la convivance
dont nous avons besoin aujourd’hui. De cette convivance, se
souvient encore Obama, l’Islam était capable à l’époque de sa
grandeur, aux heures de gloire de Bagdad et de Cordoue. Et l’éclat
du passé le prédispose à être le partenaire du présent et du futur.
Obama l’attache au projet de la communauté à venir, celle qui
devrait rassembler les humains en préservant leur diversité et leur
différence. La communauté à venir s’inspire aussi de la formule
latine devenue devise officielle des États-Unis et citée par Obama : E
pluribus unum («  faire de plusieurs un seul  »), principe impérial
romain, réorienté par l’universalisme catholique et que nous
pouvons adopter à notre tour pour la mondialité vers laquelle
avance notre siècle.
La première de ces deux références étoffant les propos d’Obama
provient du Mi’râj, le récit qui narre l’Ascension du Prophète, où il
est dit que Muhammad a prié dans les cieux avec Jésus et Moïse. Le
voyageur céleste étant parti de Jérusalem, Obama cite cette scène
qui rassemble pour l’ériger en symbole de la ville trois fois sainte,
dont une des vocations est d’être partagée entre juifs, chrétiens et
musulmans. Bref, comme le suggère Nicolas de Cues, Jérusalem
serait la capitale de la religion universelle nichée dans les plis de
toute religion particulière. C’est cette vision – qui est aussi celle de
Kant et des Lumières – que propose Obama en s’adressant du Caire
au monde selon des modalités discursives restaurant la potentialité
persuasive de la rhétorique en politique.
Enfin, le président américain accorde à sa dernière référence
coranique une fonction conclusive, mettant le Livre révélé aux
musulmans à la hauteur du Talmud et de la Bible, donnant ainsi
crédit éthique au Coran auprès des Écritures judéo-chrétiennes : un
tel acte d’intégration vise à affermir la convivance entre juifs,
chrétiens et musulmans dans le respect et la reconnaissance des uns
par les autres, pour mettre fin au déni et à l’exclusion sur lesquels
prospèrent les malfaisants qui creusent encore la malignité du mal.
À côté du Talmud et de la Bible, donc, le Coran est repris par
Obama lorsqu’il dit en XLIX, 13 : « Humains ! nous vous avons créés
d’un mâle et d’une femelle. Nous avons fait de vous des peuples et
des tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement.  » Cette
notion coranique de ta’âruf, qui recommande la reconnaissance par
la fréquentation mutuelle, converge vers l’horizon de paix tracé à
partir de citations puisées dans le Talmud et la Bible.
Tous les autres points qui constellent le discours cairote
signalent qu’Obama n’a rien occulté ni concédé ; mais il est vrai que
les causes de friction et les litiges sont énoncés avec une élégance
qui laisse sa part à l’implicite, pour n’avoir pas à apparaître comme
un donneur de leçon. Même si l’on y trouve à redire, je ne
m’attarderai pas sur ce qu’il a exposé à propos de l’Iran, de la
démocratie, de la liberté religieuse ou du droit des femmes.
J’orienterai plutôt mon regard vers la séquence consacrée au conflit
en Terre sainte.
Obama exhorte musulmans et Arabes à reconnaître Israël ; il les
convie à assimiler les raisons objectives de la légitimité d’un État
pour les Hébreux, comme remède radical aux millénaires méfaits de
l’antisémitisme, lequel a connu son acmé dans l’inouï de
l’Holocauste. Tout en insistant sur cet impensé islamique et
condamnant sans détour le négationnisme, il n’éclipse nullement les
conséquences tragiques de la création d’Israël, à savoir la souffrance
du peuple palestinien ainsi que l’oppression et la spoliation qu’il
subit au quotidien. Il propose cependant aux mêmes Palestiniens de
se détacher de la violence, laquelle conduit à une impasse  ; il leur
projette la réussite de ceux qui ont autant souffert qu’eux : les Noirs,
de l’apartheid en Afrique du Sud ou de la ségrégation en Amérique.
À travers cette analogie de bon aloi, il suggère que la sortie du
malheur a été conduite par Nelson Mandela et Martin Luther King
en usant de moyens autres que l’affrontement mortel contre des
machines répressives aux réactions disproportionnées.
Beaucoup, ici et ailleurs, ont critiqué ce discours, en le jugeant
utopique, lénifiant, irénique, non politique. Certains pensent que ce
ne sont là que des mots et qu’il faut attendre les actes. J’estime que
ces critiques manquent leur objet. Car ce discours compte pour les
principes qu’il pose. Son auteur n’ignore pas que la voie politique,
celle qui est censée mettre en pratique ces principes, est âpre,
difficile, malaisée, qu’elle exigera « persévérance et patience », selon
ses propres mots. Mais, pour nous, la lettre du principe est majeure :
ne nourrit-elle pas le foyer de lumière qui a pour vocation d’éclairer
l’action ? Peu importe si pour l’heure l’acte déshonore le principe.
Dans ce manquement, nous ne percevrons qu’un contretemps où
l’acte juste se trouve différé. Car l’accident n’ébrèche pas l’essence.
Et le recours au principe clairement exprimé saura ajuster l’acte, le
corriger, le projeter dans un futur qui aménagera au mieux son
possible avènement.

1. Une version légèrement différente de ce texte est parue dans Esprit sous le titre
« Barack Hussein Obama, merci ! », Paris, juillet 2009, no 356, p. 6-9.
2. Le texte officiel du discours est disponible en français à l’adresse suivante  :
<www.whitehouse.gov/files/documents/anewbeginning/SPEECH_as_delivered-
French.pdf>.
3. Barack Obama, De la race en Amérique, Paris, Grasset, 2008.

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