Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La Maladie de l’islam
essai, 2002, prix François Mauriac
rééd. 2005, « Points »
Phantasia
roman, Actes Sud/Sindbad, 1986
Contre-prêches
Chroniques, 2006
prix international de francophonie Benjamin Fondane
Sortir de la malédiction
L’islam entre civilisation et barbarie
essai, 2008
Talismano
roman, Christian Bourgois, 1979
rééd. Sindbad-Actes Sud, 1987
Les Dits de Bistami
traduction de l’arabe et commentaire
Fayard, 1989
La Gazelle et l’Enfant
théâtre, Actes-Sud Papiers, 1992
Ré Soupault, La Tunisie 1936-1940
éd. bilingue française-allemande
Wunderhorn, Heidelberg, 1996
En Tunisie
(avec Jellal Gasteli et Albert Memmi)
Tchou, 1998
Islam, la part de l’universel
ministère des Affaires étrangères
ADPF, 2004
Saigyô, Vers le vide
(coauteur Hiromi Tsukui)
traduction du japonais et commentaire
Albin-Michel, 2004
Face à l’islam
Entretiens avec Philippe Petit
Textuel, 2004
L’Exil occidental
essai, Albin Michel, 2005
Surexposée Tchétchénie
(avec Maryvonne Arnaud)
Le bec en l’air éd., 2005
La Conférence de Ratisbonne.
Enjeux et controverses
(avec Jean Bollack et Christian Jambet)
essais, Bayard, 2007
ISBN 978-2-02-117840-1
www.editionsduseuil.fr
Couverture
Du même auteur
Copyright
Prologue
1 - Religion et violence
3 - Le choc des interprétations
4 - Du déclin arabe
5 - La civilisation ou l’extinction
Épilogue
8 - Religion et cosmopolitique
Annexe
1 - Voile et dévoilement
2 - Obama au Caire
PROLOGUE
1
Religion et violence
1
Le lien que j’ai avec la langue arabe, particulièrement la langue
coranique, a été au centre de ce qui m’a constitué comme sujet.
J’avais vécu la diglossie de l’arabe dans la chair. Ma langue
maternelle était le vulgaire de Tunis, langue exclusive de ma mère
et des femmes qui peuplaient la scène familiale. Ensuite, j’ai été
initié à l’âge de quatre ans à ce que j’appellerai une « langue
paternelle » – notion que j’adopte en pensant à Dante, à son lien
avec Virgile, son père initiateur et guide dans les deux premiers
volets de La Divine Comédie, et avec le latin, langue paternelle régie
par la « grammaire », à distinguer du « vulgaire » « que nous parlons
sans aucune règle, imitant notre nourrice 1 », et qui sera réinventé
par le poète toscan après qu’il l’aura choisi comme langue d’écriture.
Pour moi cette langue paternelle fut l’arabe coranique, très différent
du dialectal, qui date de la fin du VIIe/début du VIIIe siècle, idiome
archaïque assimilable aux langues mortes qui continuent d’agir sur
les imaginaires. On a beau affirmer que l’arabe n’a pas beaucoup
changé, il a pourtant bel et bien évolué. Les linguistes, quand ils en
parlent, évoquent une langue en conserve, mais ce conservatisme
reste relatif, la langue a foncièrement muté malgré une apparence
de fixité. Cette ambivalence entre langue morte et langue vivante lui
donne son efficacité liturgique. C’est donc à l’âge de quatre ans que
j’ai été initié au Coran par mon père : dans ce contexte la notion de
langue paternelle a agi en vase communicant avec la langue
maternelle. Mon père lui-même était un théologien, un ‘âlim,
appartenant à la dernière classe des docteurs traditionnels qui
constituaient le corps professoral de l’université-mosquée de la
Zitouna (fondée au IXe siècle) ; il fut pour moi un initiateur au sens
plein du terme aussi bien pour la langue que pour la chose
coranique.
À cette première alphabétisation par la médiation du Coran s’est
ajoutée une formation moderne reçue à partir de l’âge de six ans,
lorsque je fus inscrit dans une école primaire bilingue (français et
arabe). La langue étrangère s’est alors agglutinée à la langue
maternelle et à la langue du père. Il serait hors de propos de
s’étendre ici sur ce qu’apportera cette langue (qu’on pourrait appeler
la langue de la maîtrise, du pouvoir/savoir) comme complexité,
tension, pluralité d’instances langagières partagées entre complicité
et concurrence, dans la brouille des frontières, lesquelles
n’empêchent ni les contaminations, ni l’hybridation, ni même la
créolisation.
Dès lors, l’enseignement traditionnel n’avait plus l’exclusivité sur
mon temps pédagogique. Or l’expérience d’un tel enseignement
m’apprendra de l’intérieur l’effet que provoque la décision de faire
du Coran la matière qui initie à la lecture, à l’écriture et à la
récitation. Cet apprentissage élémentaire par le Coran donne un
statut privilégié à ladite langue paternelle. Dès sa première
initiation, le sujet d’islam intériorise l’idée que la langue sacrée est
la langue du Père, la langue par laquelle la Loi est transmise, pour
que se perpétue le principe généalogique, du mort au vif. Cette
transmission gagne en efficacité car, aux yeux de l’enfant
« catéchumène », la langue de l’initiation reste obscure, marquée par
une majesté hiératique, spectrale, qui l’éloigne sans la couper de la
langue maternelle, cet idiome vernaculaire qui propose au locuteur
sa première machine communicative. J’avais appris le Coran
presque sans comprendre. Mais, en même temps, je reconnaissais
des bouts de phrases, des mots, les mêmes que ceux dont nous
usions dans le langage commun, le dialecte de l’interlocution
courante. Alors, en apprenant le Coran, j’avais l’impression de
cheminer dans une forêt ténébreuse, avec des trouées, des clairières
qui projetaient la lumière du jour sur des parcelles de sens.
Ce premier contact avec la langue coranique a créé en moi une
prédisposition à ce que j’appelle la lecture poétique. Ainsi je
favorisai le rapport physique à la langue, quelle qu’elle fût, l’écoute
de sa scansion, la réception de la musique que provoque la
combinaison de ses voyelles et de ses consonnes ; je succombai à
l’irrépressible désir de rendre à sa genèse orale le texte que j’avais
devant les yeux, comme si le son évinçait le sens. Aussi bien par la
voix que par le graphe, le statut saint de la langue s’acquiert dès que
le signifiant prime sur le signifié.
2
Cette expérience personnelle témoigne d’un universel islamique.
Nous en retrouvons les mêmes ressorts lorsque nous nous penchons
sur la théorie et la pratique de la psalmodie coranique (le tajwîd). La
technique de cette lecture chantée est fondée sur la construction de
formes qui exaltent le son en couvrant l’accès au sens : le privilège
accordé au son occulte les autres enjeux, en incitant le chantre à
improviser et à tester des schèmes harmoniques et des rythmes qui
jouent sur l’éclat des contrastes entre contraction et expansion, entre
l’élongé et l’accourci, le heurté et le fluide, le dense et l’éthéré, le
compact et l’aéré, au bout des capacités de l’appareil vocal, dans le
parcours du souffle qu’avale et expulse le corps, mettant en jeu
jusqu’à l’intense l’exercice respiratoire entre inspiration et
expiration. L’épreuve de la voix auréole la lettre sainte dans la
prédilection du cantique. La manière dont le mot, la phrase sont
emportés par les ondulations mélodiques réduit l’attention portée à
la sémantique et à la syntaxe ; l’exaltation du son et son éloge
tracent l’horizon de la diction au risque de défier la logique
grammaticale et la fonction phonologique comme de dérouter la
syntaxe.
Ce retrait du sens, ce privilège accordé au signifiant se
retrouvent aussi dans le système de représentation visuelle dont la
matière est la lettre coranique. Cela se repère notamment à travers
le passage de l’épigraphie à la calligraphie à l’intérieur du codex,
mutation marquée par l’intention esthétique qui se trouve magnifiée
lorsque la lettre migre du livre pour investir toute surface
disponible, aussi bien les objets que les tissus ou les murs. Par cette
migration comme par la théorie qui la soutient, la calligraphie
n’acquiert-elle pas le premier rang dans la hiérarchie des arts
visuels ? En occupant l’ordre monumental, la lettre participe au
décor architectural : bien qu’elle soit bidimensionnelle, elle se
détache du mur et peuple l’espace. Cette présence spatiale des
lettres suspend le processus de lecture : c’est comme si le
déchiffrement ne constituait plus l’enjeu principal de leur
déploiement. Dès lors ces lettres calligraphiées offrent un bel
exemple du rôle que joue dans la saisie la connaissance préalable
(ma’rifa) qui vient au secours de la puissance discriminante (al-
quwwa al-mumayyiza), laquelle a pour vocation de distinguer les
sens (al-ma’ânî), dont la reconstitution est plus aisée lorsque celui
qui voit se refère à sa mémoire et se souvient (dhâkir) d’avoir déjà
vu ce qu’il voit ; cette opération agrandira le stock des « sens
apprivoisés » (al-ma’ânî al-ma’lûfa) en lesquels puisera le sujet
lorsqu’il se fera le spectateur du monde et de ce qui y loge 2. Face à
l’obstacle graphique qui métamorphose le profil des lettres, celui qui
en jouit ne réussit à retrouver l’enchaînement du sens qu’en
reconstituant les versets mémorisés par l’identification dans le
désordre de tel ou tel mot qui finit par conduire au rétablissement
de la phrase enfin restituée à la sourate à laquelle elle appartient. Le
déchiffrement ne mobilise pas les yeux sans solliciter l’esprit de
celui qui reconnaît ce qu’il savait déjà.
Ce qui est visé dans le spectacle calligraphique, c’est la
révélation de sa genèse musicale. Aussi, dans l’encyclopédie des
Frères de la Pureté (Xe siècle) 3, l’art calligraphique est-il évoqué dans
l’épître consacrée à la musique, la cinquième, elle-même intégrée
dans la partie où sont classées les sciences mathématiques
(riyâz’iyât) : tout autant que la musique, la calligraphie est, en effet,
perçue comme un art qui dérive des mathématiques, plus
précisément de la géométrie, art qui utilise une combinatoire fondée
sur les proportions et le rapport, et en cela encore mitoyen de la
représentation anatomique en peinture et en sculpture.
Ainsi, à côté de la voix, la lettre coranique se trouve sublimée
par une autre forme de musicalité, une autre forme d’exaltation,
soutenue par le graphe. C’est comme si, dans l’une et l’autre
instance (psalmodie, calligraphie), le rapport au texte se devait de
rappeler la scène inaugurale où l’enfant découvrait entre la langue
du Père et le vulgaire qui est sa langue maternelle des échos
d’étrangeté ; c’est comme si la voix de Dieu parvenait aux vivants à
travers la langue des morts, laquelle conserve une forme vive
audible par des oreilles réceptives dans l’entretien du suspens qui
laisse le sens irrésolu. Bien sûr, toute cette situation perd de sa
subtilité lorsque la langue maternelle du « catéchumène »
n’appartient plus à la sphère des vulgaires arabes. Dès que, dans
l’initiation coranique, on passe du site de la diglossie à celui du
bilinguisme (comme en tachilhit, wolof, swahili, turc, persan,
sogdien, ourdou, hindi, chinois, bosniaque, etc.), la réception de la
langue coranique quitte l’étrange familiarité pour se confronter à
l’étrangeté radicale.
3
À cette empreinte initiale qui sacralise le lien à la langue s’ajoute
la sanctification due à la fiction selon laquelle le Coran transcrit la
parole incréée de Dieu. Grâce à ce mythe, une langue humaine se
mue en langue divine. Au-delà de l’hégémonie que la langue
coranique a acquise par la méthode pédagogique, la place qu’elle
occupe dans les imaginaires grandit avec ce mythe, qui en fait
l’instrument disant de toute éternité l’absolu, l’infini,
l’inconnaissable, l’invisible. Cette sacralisation et cette sanctification
sont confirmées par l’élaboration du dogme de l’i’jâz, qui déclare
l’impuissance humaine pour percer les Mystères alliée à la
performance linguistique du Coran, laquelle constituerait en soi le
miracle même. Les orientalistes traduisent ce terme d’i’jâz par
« insupérabilité » ou « inimitabilité » du Coran 4, transpositions qui
escamotent l’incapacité exprimée dans le mot renvoyant sans détour
à l’impuissance. Ce dogme ajoute un enclos qui renforce la
protection du Texte en sacralisant et en sanctifiant sa langue.
Au moment où l’énergie créatrice n’avait pas encore déserté les
contrées d’islam, ce dogme constituait un défi explicite ou implicite
pour les écrivains qui savaient mener aux confins l’aventure de
l’écriture. Un tel dogme aura été à l’origine d’une saine émulation
littéraire qui ne craignait pas la démarche transgressive, sûre de sa
capacité à produire une prose aussi stimulante et musicale sinon
plus suggestive. Je pense à cet écrivain du XIe siècle, Abû ‘l-‘Alâ’ al-
Ma’arrî (mort en 1058), le sage sceptique, aveugle et végétarien qui
a vécu au nord de la Syrie, dans Ma’rrat an-Nu’mân, petite ville
environnée de beaux jardins plantés de pistachiers, à une centaine
de kilomètres au sud d’Alep. Des opinions dans la tradition critique
émettent l’hypothèse que sa Risâlat al-Ghufrân 5 a été écrite avec
l’intention de briser le dogme de l’inimitabilité du Coran. Entreprise
qui n’étonnerait pas de la part de ce poète et écrivain de pensée
libre n’ignorant pas le doute et sachant user de l’arme de l’ironie
pour dire son pessimisme tragique, allant dans certains de ses
poèmes jusqu’à privilégier la pratique bouddhiste de l’incinération
pour que, symboliquement, les croyants qui célèbrent leurs morts se
dessaisissent de l’espoir que suscitent en eux les mythes de la
résurrection des corps et des rétributions dernières leur promettant
le séjour de l’Éden.
Cette atteinte supposée à l’i’jâz ravive une polémique antérieure
à la constitution du dogme, celle qu’avaient animée à Bagdad les
mu’tazila, au début du IXe siècle, à propos du statut à accorder au
discours coranique. Réfutant la croyance en un Coran incréé (qui
engendrera le dogme de l’inimitabilité), les mu’tazila, éclairés par la
raison, proposent la thèse d’un Coran advenu dans le temps : sans
nier l’origine divine du texte, ils estiment, dans la variété de leurs
nuances, que le livre qui circule parmi les vivants n’est que
l’actualisation du verbe divin dans un langage humain. Mais cette
thèse a été défaite par l’autorité théologico-politique. Et c’est la
croyance dans le Coran incréé protégé par son inimitabilité qui a
triomphé et qui a crû dans le sens commun islamique soutenu par
les grammairiens et les maîtres de la rhétorique, lesquels ont écrit
tant et plus pour prouver l’éclat, la richesse, la supériorité
surhumaine de la performance littéraire et discursive du texte
coranique. Il se pourrait que la fiction d’al-Ma’arrî ait été une
réaction féroce contre les chimères qui dominaient déjà l’imaginaire
de ses coreligionnaires, vulgaires et savants confondus.
4
La fiction qui attribue la parole coranique à Dieu même a
produit un effet cardinal sur les imaginaires. Elle a aussi contribué à
la structuration symbolique des sujets, lesquels visualisent à travers
le Coran une figure concrète de l’absolu, qui borne et enveloppe le
site relatif où se dressent leurs propres silhouettes. Ainsi est-ce dans
la lettre (soutenue par la voix et le graphe) que le Verbe s’incarne,
comme il s’incarne en corps pour la tradition chrétienne et dans la
table du Décalogue selon la représentation juive. C’est à travers ces
signifiants distincts que l’énergie créatrice change de l’une à l’autre
croyance des trois monothéismes. Si, chez le chrétien, le corps est un
signifiant qui privilégie l’amour de l’image exprimé par la peinture
et la sculpture, la lettre est, en islam, le signifiant qui favorise
l’exercice du calligraphe et du chantre. Alors que l’interdit juif de la
représentation reste cohérent par rapport au contenu explicite de la
deuxième prescription inscrite sur la Table (« Tu ne feras pas
d’images… »), Table qui a connu sa fêlure, lorsqu’elle a été jetée par
Moïse pour détruire le Veau d’or, symbole de transgression et de
régression qui traduit le retour passager des Hébreux à l’idolâtrie et
au culte des images prospérant en Égypte, le pays dont ils viennent
d’être affranchi par leur prophète, tout à la fois pontife et prince.
En ce qui concerne le Coran, l’instance esthétique entrait en
tension avec l’instance exégétique. La première magnifiait la lettre
comme signifiant, et en cela nourrissait le symbolique et
l’imaginaire, notamment par la psalmodie et la calligraphie. Tandis
que l’instance exégétique guettait la clarté du sens, là où se
rencontrent l’indécidable, l’équivoque et l’étrange. Cette instance
avait pour horizon le primat du signifié, dont la cristallisation aidait
à capturer le sens voué à une fonction pratique destinée à agir sur le
réel. Et c’est la tension entre ces deux instances qui structurait les
individus par l’intermédiaire de leur relation avec le Livre. Mais dès
que les fanatiques du signifié triomphent et cherchent à faire
appliquer la lettre dans le réel, une réduction funeste s’instaure. Il
en a toujours été ainsi. De nos jours, ce sont ceux qu’on appelle les
islamistes qui représentent les maniaques de la lettre réduite à son
signifié, ce qui annule l’instance esthétique et la métaphysique qui
la sous-tend, et ramène le vécu religieux à la pratique ostentatoire
du culte et à ses conséquences, qui sont la censure sociale et
l’encadrement idéologique. Dans cette situation, l’acte
calligraphique et la performance du chantre perdent l’essentiel de
leur vocation symbolique en gagnant en lisibilité, en intelligibilité ;
ils suivront la courbe de l’entropie en subissant une inversion
favorisant le signifié, afin de soumettre les foules à la clarté du sens,
lequel sera focalisé sur l’impératif qui commande le convenable et
proscrit le mauvais : mot d’ordre coranique qui a pour dessein
d’uniformiser les multitudes et de les incarcérer dans un modèle
unique de croyance, forme pauvre de la foi. Le goût même des
croyants témoigne de cette mutation mutilante. C’est ainsi que le
débord calligraphique a été canalisé par la mécanisation des lettres
et leur conformité à la réception aisée du sens. Tandis qu’en
psalmodie, lors des deux dernières décennies, l’école wahhabite a
évincé l’école égyptienne auprès des oreilles musulmanes. On est
alors passé de la voix qui voile le texte par une étrangeté délectable
en son excès, à une articulation conquérante roulant derrière la
terreur du sens, rendant explicite le partage des actes entre le
châtiment et la récompense.
5
Je ne vois pas comment retrouver la fonction symbolique du
Coran sinon en rendant le sens à son obscurité, c’est-à-dire en
renvoyant le Texte à son infini, ce qui ferait de son interprétation
une tâche perpétuelle, jamais achevée, toujours recommencée, loin
des vérités naïves et des évidences fallacieuses qui fanatisent les
foules. Mettre le Texte entre les mains d’interprètes avertis le
détacherait de l’usage pratique qui l’érige en guide moral, juridique
et politique, dilapidant l’ambition qui l’assimile à un absolu, c’est-à-
dire à l’indécidable que recèle l’infini. Il faudra donc faire trembler
le Texte non seulement en le soumettant à la puissance
interprétative, mais aussi en osant ouvrir le chantier de sa genèse
pour l’arrimer à l’histoire, comme le fit Spinoza pour la Bible dans
son Tractatus Theologico-Politicus 6. Ce préalable spinoziste acquis, il
faudra ensuite se saisir des saillies qui essaiment dans le corpus
traditionnel théologique, exégétique et spirituel, afin de rendre le
sens à l’indécision et à l’équivoque, lesquelles ne sont pas induites
par la seule herméneutique mais aussi par le jugement philologique
orienté selon les critères de l’historicité.
Pour l’exégèse, il convient de se détourner du manuel tardif
d’Ibn al-Kathîr (fin du XIIIe/début du XIVe s.) 7, privilégié par
l’enseignement officiel actuel en raison de ses simplifications qui
décrètent la clarté du sens, ce qui prédispose les esprits à être
réceptifs au message intégriste. Et de retrouver la densité touffue
des fiches recensées par Tabarî (IXe/Xe s.), qui collationna dans son
Commentaire 8 les points de vue parfois divergents émanant des
premières générations de croyants, à partir de quoi il espérait
donner forme à une tradition. J’ajouterai la référence au
Commentaire de Zamakhsharî (XIe s.) 9 et aux Clés du Mystère de Fakhr
ad-Dîn Râzî (XIIe s.) 10 pour la densité de leurs explicitations, souvent
soupesées sur la balance de la raison. Ceux-là ne répugnent pas à
avoir recours aux Isrâ’iliyât, c’est-à-dire aux écritures bibliques et
rabbiniques, pour étoffer ou mettre au clair certaines notations
coraniques furtives et lapidaires. À travers ces remarques, le Coran
convie implicitement à ce recours car il évoque des figures et des
récits sous forme de réminiscences bibliques ou parabibliques qui
s’étoffent de leur chair lorsque le lecteur les redécouvre tels qu’ils
furent exprimés dans leur état antérieur.
Les modernes et les réformateurs ont le devoir de fertiliser cette
région des sciences traditionnelles, délibérément laissée en friche
dans la descendance d’Ibn al-Kathîr, qui conduit jusqu’aux
islamistes. La question des liens du Coran avec la Thora et les
Évangiles devrait constituer symboliquement un des lieux de
séparation entre le musulman et l’islamiste. Et pour mieux asseoir la
légitimité de cette fécondation, il faut rappeler que dans la tradition
islamique les gens de l’Expérience lisaient dans le texte les autres
livres révélés. Au XIIIe siècle, à Damas, le soufi Ibn Hûd tenait chez
lui un séminaire où il commentait publiquement tel ou tel passage
de la Bible, et à ses séances participaient aussi bien des musulmans
que des juifs 11. Tandis qu’Ibn ‘Arabî (1165-1240) recommandait à
qui professe l’islam la fréquentation de la Bible. Il en proposait
même un protocole de lecture : accepter tout ce qu’elle propose tant
qu’elle reste dans les limites de la raison et qu’elle n’entre pas en
contradiction avec le Coran. Le même Ibn ‘Arabî évoque maintes
fois l’accord ou la complémentarité des Écritures pour expliciter les
états, les stations et les demeures que rencontre le cheminant sur la
Voie. Pour lui, les Écritures ont été révélées dans les « quatre
Livres » (Tawrât, Zâbûr, Injîl, Qur’ân : Torah, Psaumes, Évangiles,
Coran) 12. Et il remarque notamment que ce n’est pas le fruit du
hasard si la Bible et le Coran commencent l’une et l’autre par la
même lettre ba (berechit, « au commencement… », pour la Bible ;
bism, « au nom de… », pour le Coran).
Il faut ensuite rendre plus tendue la survie symbolique du Coran
en tant que signifiant en considérant les questionnements que ce
livre soulève dans l’espace de la recherche savante, afin de tirer
avantage de la liberté, de l’audace sinon de la pertinence que celle-
ci apporte. Je pense notamment à trois types d’investigations qui ont
participé ces dernières années à rouvrir le chantier du Coran comme
à confirmer le sens problématique où s’enracine la fonction
symbolique, celle qui échappe aux islamistes et qui est pourtant
pour l’islam le gage qu’il va demeurer une référence productrice de
sujets. Je citerai d’abord l’épigraphiste François Déroche et sa
tentative de reconstituer en utopie le premier codex coranique,
datable des années 660/670 13, dont les morceaux sont repérables à
travers les feuilles d’écriture médinoise disséminées dans de
multiples collections : une illustration patente d’un sens opaque dû à
une transcription a minima (d’aucuns diraient défectueuse), qui
ignore aussi bien les points diacritiques nécessaires pour distinguer
les consonnes que les signes qui les vocalisent. Cette
indétermination consonantique et vocalique dont témoigne le
document d’archive légitime la tentative philologique de Christoph
Luxenberg, qui cherche à élucider les obscurités du discours
coranique en tentant de retrouver le syro-araméen sous l’arabe 14 : ce
qui l’aide à reconstruire une cohérence discursive qui, en certains
endroits, est brouillée dans le texte lui-même, du moins tel qu’il est
lu aujourd’hui par les musulmans. Enfin, la même lacune
documentaire autorise l’historien Alfred-Louis de Prémare à élaborer
le récit de la formation du texte coranique en interprétant nombre
de détails glanés dans les chroniques des quatre premiers siècles de
l’hégire, à propos des indécidables coraniques tels qu’ils étaient
avancés dans les controverses et les polémiques internes à l’islam, et
tels qu’ils peuvent être confrontés aux points de vue extérieurs
(essentiellement chrétiens) qui leur étaient contemporains 15.
Ces tentatives, nous les estimons malgré leur apport fragile,
parfois contestable et aisément réfutable, surtout lorsqu’elles
systématisent une approche non dénuée de visées idéologiques
(comme c’est le cas de Christoph Luxenberg, pseudonyme derrière
lequel se cache un chrétien mésopotamien soucieux de valoriser la
gloire historique de sa communauté, articulée au syriaque, au néo-
araméen). Néanmoins, ce qui rend surtout à nos yeux ces travaux
précieux, c’est qu’ils investissent le domaine de l’historicité du
Coran, que nous aimerions voir occupé par des savants émanant de
la croyance islamique elle-même. Nous y trouverions le signe avant-
coureur de la fécondation du sujet islamique par le principe de la
recherche libre, dont l’esprit critique est le gage d’un cheminement
vers la vérité, au risque de choquer les mythes autour desquels s’arc-
boute le credo.
L’on aura donc compris qu’une nouvelle approche islamique du
Coran ne peut être efficiente hors la liberté qui convie le prétendant
à se saisir aussi bien des audaces de la Tradition (occultées dans
l’islam actuel) que des hypothèses proposées par les sciences
occidentales modernes. Ces vérités provisoires n’épuiseront pas le
sens infini que recèle le Texte, dans le tremblé de sa part inutilisable
et ô combien utile comme mythe, ouvrant des vastitudes à
l’imaginaire et sécrétant de la matière ductile pour l’élaboration
symbolique.
Du mythe à l’histoire : telle semble être la circulation d’une
instance à l’autre, pour appréhender le Coran comme forme qui
connaît la temporalité présente en toute mise en forme. Mais cette
forme mérite d’être vécue comme une affaire du dedans. Pour ce qui
a trait au sens, une interprétation renouvelée s’impose, qui à la fois
prenne en considération le contexte de l’émission et libère le Texte
des contraintes imposées par la Tradition, dont certains cultivent
voire radicalisent le fond le plus exclusif et le plus réducteur. Quant
à nous, nous avons à puiser en cette Tradition les écarts et les
débords qui nous aideront à mobiliser les moyens actuels pour
élaborer un sens adaptable aux enjeux de notre siècle. C’est à cet
exercice que nous invitons le lecteur dans le chapitre qui suit. Le
« choc des interprétations » dont il sera question constitue l’un des
moyens qui nous aideront à gagner notre pari de civilisation.
Le choc des interprétations
Cette pièce est composée selon une poétique de l’obscur, que j’ai
conservée dans la traduction ; celle-ci se refuse à l’explicitation, car
elle est déjà inspirée de la poétique mallarméenne, par le
truchement de laquelle peut être actualisée d’heureuse façon la
composition médiévale. Ce poème, en son vers axial, énonce le
dogme de la Trinité. Dans son commentaire, Ibn ‘Arabî – qui a
commenté ses propres poèmes – nous dit que si, dans la tradition
prosodique de langue arabe, chaque vers doit offrir un seul sens, lui-
même a innové en animant ceux-là de trois sens, afin d’honorer le
principe du Trois dans la structure même du poème. Vous constatez
que « gazelles, soleil, statues » interviennent au premier vers. Dans
le deuxième vers, « j’observe les sphères » désigne l’acte qu’engendre
le rapport au soleil ; « je sers dans une église » se réfère à l’évocation
des statues, lesquelles honorent l’iconophilie christique ; « je garde
un pré » signale le troisième acte suscité par « gazelles ». Le poète
dit, dans son commentaire, que l’une des particularités de la scène
christique, c’est justement l’amour des images, illustré par la
présence des statues dans leurs temples ; cette caractéristique
marque une différence radicale par rapport au temple des
musulmans qui, à l’instar de la synagogue juive, est aniconique.
Donc le deuxième vers met en scène trois actes, « J’observe des
sphères/je sers dans une église/je garde un pré au printemps bigarré » :
ainsi trois sens y logent-ils en correspondance avec les trois percepts
qui animent le premier.
Au troisième vers, on passe de l’acte au nom, du geste à la
fonction, du rôle à l’acteur : « Tantôt on me nomme berger de gazelles
dans le désert, tantôt moine ou astrologue. » Vous suivez
l’enchaînement en trois vers entre « gazelles », « garde du pré » et
« berger » ; entre « soleil », « sphère » et « astrologue » ; entre
« statues », « église » et « moine ». « Berger », « moine »,
« astrologue » déclinent à leur tour les trois sens portés par les trois
noms scandant le troisième vers. Puis nous lisons le quatrième vers,
réservé au dogme christique. Il est suivi par trois autres dont chacun
à son tour déploie trois sens. Le cinquième organise une
scénographie ressemblant à un rite associant les trois figures
initiales : les gazelles déambulent en cortège autour de statues que
le soleil éclaire. Et le sixième enrichit chacune de nos trois figures
d’un sens supplémentaire (les faces qui donnent au soleil sa
puissance de démultiplication et de changement 16 ; la forme du cou
pour les gazelles, symbole de la vocalisation par le muezzin de
l’appel à la prière ; le buste et le bras, qui octroient aux statues un
pouvoir spirituel). Tandis que le septième et dernier vers combine à
son tour trois sens associant chaque fois deux termes, pour illustrer
les deux plans du mode tropique sur lequel fonctionne l’ensemble du
poème (« branches » et « habits », « jardins » et « vertus », « éclair »
et « sourire »).
Ainsi se trouve honoré le principe ternaire, non pas seulement
dans la doctrine mais au sein de la forme qui pare le poème, dans sa
structure, dans sa scansion, du fait que chaque vers porte trois sens
– c’est la manière d’assurer horizontalement le chiffre trois ; plus
encore : le poème manifeste verticalement le Trois, puisqu’il est
composé de sept vers. Le vers central dit la Trinité, exprime le
mystère des personnes ; il est précédé en amont par trois vers, en
aval par trois autres vers. Alors le nombre des vers (sept) est le
troisième impair (après le cinq) qui fait écho au premier des impairs
parmi les nombres qu’est le trois (le un ne se compte pas comme
impair, car il est la matrice qui ouvre à l’infini la chaîne des
nombres). Dès lors, l’articulation entre l’imparité horizontale
(illustrée par le premier impair) et l’imparité verticale (se fondant
sur le troisième impair) confirme et renforce le chiffre Trois, qui est
au fondement de la Trinité.
Ainsi se concrétise dans le poème la solidarité entre l’image, le
chant et le dire, que le rythme unifie, tout à fait comme le conçoit
Ezra Pound 17. Selon le poète américain, l’intensité la plus active du
sens se réalise à travers trois procédés. Il s’agit, d’abord, de faire
parvenir l’objet jusqu’à l’imagination en lien avec la vision ; c’est ce
que Pound appelle la phanopoeia, laquelle est assurée dans notre
poème par tous les objets qui se déroulent à partir des trois percepts
soleil, statues, gazelles. Il faut produire ensuite des effets émotionnels
par l’organisation du rythme, opération que Pound nomme
melopoeia ; elle est assumée dans l’opus d’Ibn ‘Arabî et de part en
part par la scansion trinaire. Il convient enfin de stimuler les
associations intellectuelles provoquées tant par les objets reçus dans
l’imagination visuelle que par le rythme qui en ordonnance le
déploiement ; ce procédé est appelé logopoeia par Pound ; il est
assumé dans notre poème par trois chaînes d’associations, chacune
d’elles étant dédoublée : 1. entre gazelles, berger, désert, pré, branches,
jardins ; 2. entre soleil, sphère, astrologue, éclair, face, sourire ; 3. entre
statue, bras, buste, église, moine, vertu.
Nous avons donc le sentiment que l’imparité est constitutive du
poème comme de l’analyse qu’il suscite. Le ternaire comme premier
impair se retrouve dans l’explicitation du poème construit sur
l’imparité, puisque la détermination du poème en général s’avère
elle-même trinaire (l’image, la mélodie, l’idée). Ces trois axes
éclairent le poème dédié à la Trinité par le recours systématique et
dans tous les champs au ternaire. Ainsi la cohérence se révèle
absolue entre les moyens de réalisation du poème et les instruments
utilisés pour son interprétation. Le jeu de résonance de l’imparité se
détecte avec délectation jusqu’à l’écho qui résonne entre le poème et
sa glose, laquelle le prolonge et le réalise. On constate que
l’interprétation appartient à l’économie du poème. Elle en constitue
dès lors l’accomplissement ultime.
En outre, en se mettant face à un interlocuteur imaginaire, dans
le vers cinq Ibn ‘Arabî écrit : « Ne renie pas ami mon dit », car il a
conscience qu’il s’adresse à ses coreligionnaires dans la langue qui
est la leur ; il sait qu’en tenant un tel discours, il va créer le choc de
l’inouï chez son lecteur. Aussi a-t-il recours à la rhétorique de
persuasion : il produit des « actes de langage » (Austin) destinés à
convaincre un auditoire qui n’est pas habitué à entendre de telles
affirmations.
Dans son commentaire, Ibn ‘Arabî va jusqu’à estimer que ce
« trois en un » est honoré à l’intérieur du codex coranique par la
pluralité des Noms de Dieu – on en dénombre 99, qu’on appelle
asmâ’ Allâh al-husnâ, « les plus beaux noms de Dieu ». Ibn ‘Arabî
accorde d’ailleurs un grand sens, dans sa théorie générale, à cette
disposition scripturaire et ajoute qu’il n’est pas anodin que
quantitativement, sur ces 99 noms, trois soient privilégiés dans le
Livre révélé, Ar-Rab, « le Seigneur », Ar-Rahman, « le
Miséricordieux », et Allâh, « Dieu ». Le fait qu’il y ait trois noms
consacrés par la Parole est, selon Ibn ‘Arabî, une sorte de clin d’œil
à la Trinité, dont les adeptes, nous dit-il explicitement, prient au
nom « du Père, du Fils, de l’Esprit-Saint, un seul Dieu ». Aussi la
mutation du pronom dans ce vers quatre devient-elle intelligible : le
passage d’un hémistiche à l’autre de la première personne du
singulier à la troisième personne du pluriel veut dire ceci : moi,
musulman, j’aime le Dieu Un qui se fait Trois (en ayant recours à la
théorie coranique des Noms et en me référant à l’élection que mon
Livre saint accorde à Allâh, ar-Rabb, ar-Rahmân), à l’instar des
chrétiens qui, eux, croient à la Trinité et aux hypostases (lesquelles
sont désignées par l’arabisation d’un terme syriaque néo-araméen :
uqnum, au pluriel aqânîm).
Nous disposons avec ce poème d’un signe de cette volonté d’errer
au plus loin en visitant le domaine symbolique de l’autre. Ibn ‘Arabî
savait que, dans ces errances, il était capable de toutes les audaces,
y compris celles qui peuvent choquer les musulmans et susciter leur
fureur sanguinaire. Car de tels propos sont assimilables à des
blasphèmes que la Loi condamne à mort. Si l’autorité juridico-
religieuse avait procédé ainsi face aux propos téméraires du maître
soufi, elle se serait évidemment trompée. Car Ibn ‘Arabî a la
certitude que toutes les percées qu’il propose sont issues de sa
lecture du texte sacré, de sa compréhension du Livre révélé. Ses
éclats ne sont que les interprétations du sens déposé dans le Coran.
Mais peu perçoivent un tel sens, qui leur demeure caché. Aussi, dans
un autre poème, le poète s’interroge-t-il sur l’opportunité de rendre
publiques certaines de ses interprétations coraniques, tant elles
risquent d’être assimilées au pire des péchés, celui d’idolâtrie :
Du déclin arabe
1. Arab Human Development, PNUD, rapport 2002. Ce rapport a été conçu et rédigé
par des universitaires arabes.
2. Pour saisir la genèse et les effets de ce mouvement, voir Hamadi Redissi, Le Pacte
de Nadjd, Paris, Seuil, 2007.
3. Voir le chapitre suivant.
4. « […] composer dans le calcul de l’algèbre […] un livre concis […] dont les gens
ont nécessairement besoin dans leurs héritages, leurs legs, leurs partages, leurs
arbitrages […] » (al-Khwârizmî, Le Commencement de l’algèbre, texte établi, traduit
et commenté par Roshdi Rashed, Paris, Albert Blanchard, 2007).
5. Parmi les récentes publications dans ce domaine, citons : Hafêz de Chirâz, Le
Dîvan, présenté, commenté et traduit par Charles-Henri de Fouchécourt, Lagrasse,
Verdier, 2006 ; Mary Bonnaud, La Poésie bachique d’Abû Nuwâs. Signifiance et
symbolique initiatique, Presses universitaires de Bordeaux, 2008 ; Les Vins d’Orient,
ouvrage collectif coordonné par François Clément, Nantes, Éditions du Temps,
2008
6. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Imprimerie nationale, 1996, p. 240.
7. Albert Camus, Actuelles III. Chroniques algériennes, 1939-1958, Paris, Gallimard,
1958, p. 150-151. C’est moi qui souligne.
8. Voir chapitre précédent, p. 51.
9. Jacques Ellul, « Le dhimmi : l’opprimé de l’islam », in Israël. Chance de civilisation,
Paris, Première Partie éditions, 2008, p. 145-147.
10. Pascal Crozet, Transfert et appropriation des sciences modernes. L’exemple égyptien,
1805-1902, Paris, Geuthner, 2009.
11. Ce manuscrit a été publié par Muhsin Mahdi aux éditions E. J. Brill (Leyde, 1986).
5
La civilisation ou l’extinction
leur édifice, une fois parachevé, avait atteint une perfection inégalée
et qu’il convenait désormais de le fixer et de le préserver, d’en
conserver la mémoire, loin de toute dynamique de changement !
D’où la profusion, à partir de cette époque, des encyclopédies et des
dictionnaires concernant tous les domaines du savoir.
En somme, on peut considérer que l’Islam, à cette époque, a
pensé la « fin de l’histoire » et l’a mise instantanément en pratique.
Quand on en voit l’effet ravageur, l’on se rend compte combien ce
concept est vénéneux ; il convient, dès lors, d’être prudent à son
usage.
Mais le pire est à venir, à la fin du XIIIe siècle, avec le docteur
hanbalite Ibn Taymiyya (mort en 1328). Il va radicaliser encore la
notion de bid’a, dont il va repérer la présence, selon lui néfaste,
jusque dans les synthèses du XIe siècle ayant déjà marqué un premier
tracé de clôture. Ibn Taymiyya ne cessera de guetter ce qu’il assimile
à une intrusion dans la demeure originelle : il dénoncera
l’introduction de motifs juifs, chrétiens, grecs, manichéens,
mazdéens, hindous, grecs, dans les systèmes qui auraient dû être
induits par le seul Coran. Il fustigera les retombées de la philosophie
(grecque), de la mystique (chrétienne, hindoue), du culte des saints
(polythéiste), de la visite des tombes (païenne), autant d’empreintes
qui, selon lui, défigurent l’édifice premier. Cet auteur livrera la
matrice dans laquelle puisera tout intégrisme futur, toujours ennemi
juré des Lumières, de leurs prémices comme de leurs effets en islam.
Après ces premiers temps brillants et lumineux, à partir du
XIV siècle une véritable léthargie a saisi ce monde, qui resta
e
1. ‘Abd Allâh Ibn al-Muqaffa’, Le Livre de Kalila et Dimna, trad. fr. André Miquel,
Paris, Klincksieck, 1957.
2. Terme qui veut dire : « celui qui dévie de la ligne droite » et qui désignera dès le
IX siècle l’athée.
e
3. Dominique Urvoy, Les Penseurs libres dans l’islam classique, Paris, Albin Michel,
1996, p. 40.
4. Qu’on appelle en arabe mihna (lit. « épreuve »). Voir l’article que M. Hinds
consacre à ce terme dans L’Encyclopédie de l’Islam, nouvelle éd., Leyde-Paris, E.
J. Brill-Maisonneuve & Larose, 1993, t. VII, p. 2-6.
5. Comme les appelle Dominique Urvoy.
6. Abû Hâtim, théologien shi‘ite, prédicateur ismaélien.
7. Abû Hâtim Râzî, Kitâb ‘Alâm an-Nubuwwa (« Le livre des signes de la prophétie »),
éd. S. as-Sawy et G. R. Aavani, Téhéran, 1977. Voir aussi F. Brion, qui traduit et
analyse les passages rapportant les propos qu’Abû Hâtim Râzî met dans la bouche
d’Abû Bakr Râzî, dans « Philosophie et Révélation : traduction annotée de six
extraits du Kitâb ‘Alâm an-Nubuwwa d’Abû Hâtim Râzî », Bulletin de philosophie
médiévale, 1986, no 28, p. 135-162.
8. Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, op. cit.
9. Voir ce que nous en disons ici même, p. 51 et 65.
10. Il s’agit de l’Algazal des Latins, surtout célèbre en Europe par son ouvrage La
Destruction des philosophes (Tahâfut al-Falâsifa) qui a suscité près d’un siècle plus
tard la réponse d’Averroès, La Destruction de la Destruction (Tahâfut at-Tahâfut).
11. L’exposition que nous avons conçue et réalisée à Barcelone (26 mai-25 septembre
2005) rend compte de cet occidentalisme islamique. Voir A. Meddeb, Occident vist
des d’Orient (« L’Occident vu d’Orient »), Barcelone, CCCB, 2005.
12. Voir au chap. 3, p. 48-49.
13. Voir p. 38.
14. Goethe et Heine témoignent ainsi explicitement de leur dette spinoziste.
15. Ce qu’on avait appelé dans le droit musulman bid’a hasana (« innovation bonne »),
mahmûda (« louable »), mandûba (« recommandée »), mubâha (« autorisée »).
16. Cité par Ignaz Goldziher, Le Dogme et la Loi en Islam, Paris, L’éclat/Geuthner, rééd.
2005, p. 217.
17. Hamdan Khodja, Le Miroir, Paris, Sindbad, 1985, p. 37-38.
18. A. Meddeb, Dédale, Paris, Maisonneuve & Larose, printemps 1997, no 5-6,
Postcolonialisme, p. 12.
19. Ali Abderraziq, L’Islam et les Fondements du pouvoir, traduit de l’arabe par Abdou
Filali-Ansary, Paris, La Découverte, 1994.
20. Taha Hussayn, Fî ‘l-Adab al-Jâhilî (« De la littérature anté-islamique »), 10e éd.,
Le Caire, Dâr al-Ma’ârif, 1969.
21. Taha Hussayn, Mustaqbal ath-Thaqâfa fî Miçr (« L’avenir de la culture en Egypte »),
1re éd., Le Caire, 1939.
22. Je dis « quasi irrévocable » pour tempérer le jugement absolu et pour rappeler ce
que l’expérience nous apprend, à savoir qu’aucun acquis n’est définitif : les
Lumières ne sont pas à l’abri sur le site même qui les vit naître, elles n’ont pas
épargné à l’Europe de plonger dans les ténèbres au XXe siècle (avec les
totalitarismes, national-socialisme et stalinisme).
23. Voir notre chap. 4, notamment p. 61.
24. Dont nous pouvons attester l’usage dès l’époque antique, dans des horizons tout
autres, métaphysiques, religieux, loin de la raison laïque : culte du feu établi par
Zoroastre, dualité platonicienne de l’éclat des Idées et de la pénombre de la
caverne, dualité manichéenne du bien associé au jour et du mal assimilé à la nuit,
résurgence de la métaphysique de l’Ishrâq, illuminisme réinventé par Sohrawardi
(1155-1191), lequel combine les métaphores de Zoroastre, de Platon, de Mani,
avec le verset de la Lumière (« Lumière sur lumière… », Coran, XXIV, 35), pour
situer les lueurs de l’aurore dans l’orient de l’origine vers où retourne l’âme, par
opposition à l’occident de la fin, prison du corps, condition du séjour ici-bas ; voir
A. Meddeb, L’Exil occidental, Paris, Albin Michel, 2005, p. 57-85.
25. Voir ici même, p. 113-116.
26. Que les juristes appellent bid’a sayyi’a (« innovation mauvaise »), madhmûma
(« blâmable »), muharrama (« prohibée »), makrûha (« réprouvée »).
27. Leo Strauss, Pourquoi nous restons juifs, traduit de l’anglais et préfacé par Olivier
Sedeyn, Paris, La Table Ronde, 2001, p. 33-35.
28. Moses Mendelssohn, Jérusalem, ou Pouvoir religieux et judaïsme, traduit, présenté et
annoté par Dominique Bourel, Paris, Les Presses d’Aujourd’hui, 1982.
29. L’expression est d’Henri Michaux.
30. Pascal, Pensées, 434, éd. Brunschvicg.
31. Voir ce que nous en disons dans La Maladie de l’islam, op. cit., p. 35-37.
32. Jacques Derrida et Jürgen Habermas, Le Concept du 11 septembre, dialogue à New
York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée, 2004.
7
Physique et métaphysique
de la Nature
1. Voir l’article que Morgan Guiraud lui consacre dans le Dictionnaire du Coran, sous
la dir. de Mohammed Ali Amir-Moezzi, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins »,
2007, p. 114-119.
2. Les Penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos, traduction,
introduction et notes Jean Voilquin, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 47 (Diels 13).
3. Karl Wittfogel, Le Despotisme oriental, Paris, Minuit, 1964.
4. Voir les études de Mohammed El Faiz sur l’ingénierie de l’eau entre Séville et
Marrakech à l’époque almohade (XIIe-XIIIe siècle) et au-delà. Tous les livres de cet
auteur ont été publiés par Actes Sud : Jardins de Marrakech, 2000 ; Marrakech,
2002 ; Jardins du Maroc, d’Espagne et du Portugal, 2003 ; Les Maîtres de l’eau.
Histoire de l’hydraulique arabe, 2005.
5. Écrite à l’origine en italien, et publiée dans cette langue en 1530 au sein d’une
encyclopédie consacrée par Romisio aux voyages terrestres et maritimes, l’œuvre a
connu sa première traduction française dès 1556.
6. Louis Massignon, « Enquête sur les corporations musulmanes d’artisans et de
commerçants », Revue du monde musulman, 1924, vol. LVIII.
7. Comme par Ramón Lulle qui reproche aux musulmans leur paradis sensuel donc
puant d’excréments : Voilà ce que rétorque le Gentil au Sarrazin à propos de cet
Éden des sens : « S’il en est comme tu le prétends, il y aura de la saleté au paradis,
car, selon le cours de la nature, d’un homme qui mange, boit, qui couche avec une
femme, doivent sortir saleté et corruption. Cette saleté est vilaine à voir, à
toucher, à sentir et à décrire › (Le Livre du Gentil et des trois sages, traduction du
catalan, introduction et notes par Armand Llinarès, Paris, Éditions du Cerf, 1993,
p. 259).
8. Dite « salle des deux sœurs ».
9. Al-Andalus. Anthologie, textes présentés et traduits par Brigitte Foulon et
Emmanuelle Tixier du Mesnil, Paris, Flammarion, 2009, p. 295-302.
10. Ibid., p. 293-294. Nous avons récrit la traduction de ce poème.
11. L’œuvre la plus célèbre dans ce domaine fut celle du Sévillan Ibn al-‘Awwâm, Le
Livre de l’agriculture (Kitâb al-Filâha), trad. de l’arabe de J.-J. Clément-Mullet, op.
cit. (supra, p. 84).
12. Manuscrit daté de 740 de l’hégire (1348), conservé à Grenade, Escuela de Estudios
Arabes, numéro d’inventaire GR-E. Ara Ms. Vol. XIV (ant. A-5.14), éd. et trad. en
espagnol par J. Eguaras, op. cit. (supra, p. 84).
13. Jeune homme au brin de narcisse, Iran, milieu du XVIe siècle ; gouache, encre et or
sur papier, 14,5 × 8,3 cm ; musée du Louvre, acquisition : 1916, legs G. Marteau.
14. A. Meddeb, « La trace, le signe », in L’Image dans le monde arabe, sous la dir. de
G. Beaugé et J.-F. Clément, Paris, CNRS, 1995, p. 107-123.
15. En arabe : Kun fa-yakûn.
16. Ibn ‘Arabî, Futûhât, chap. CXCVIII, section 12, op. cit., t. II, p. 427-429.
17. Cf. Coran, II, 30 et XXXVIII, 26.
18. Ibn Tufayl, Hayy Ibn Yaqz’ân, Beyrouth, Dâr al-Mashriq, 1986, p. 77-78. Voir aussi
Ibn Tufayl, Le Philosophe sans maître (Histoire de Hayy ibn Yaqz’ân), traduction de
Léon Gauthier, Alger, SNED, 1969, p. 109-111.
19. Baltasar Graciàn, Le Criticon, présenté et traduit par Benito Pelegrin, Paris, Seuil,
2008. Curieusement, Pelegrin ne dit mot de cette filiation arabe du roman
espagnol. Par contre, Eugenio d’Ors l’évoque dans « L’autodidacte de Graciàn », in
Du baroque, version française de Mme Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard,
1968, p. 39-44.
20. L’Agriculture nabatéenne, traduction arabe attribuée à Ibn Wahshiyya (Xe siècle), éd.
critique Toufic Fahd, Institut français de Damas, 1998, 3 vol.
21. Ibn al-Baytar, Traité des simples, trad. de Lucien Leclerc, rééd. Paris, Institut du
monde arabe, s.d., 3 vol.
22. Cf. Coran, XXX, 30.
23. Voir l’article que consacre Geneviève Gobillot à cette notion sous le titre de
« Nature innée », in Dictionnaire du Coran, op. cit., p. 591-595.
24. Le Calendrier de Cordoue, rédigé en 961, rassemblant les ouvrages attribués à ‘Arîb
ibn S’ad et à l’évêque Recemundo, traduit de l’arabe et annoté par Charles Pellat,
Leyde, E. J. Brill, 1961.
25. La fameuse phrase d’Ibn Khaldûn que l’on vient de citer est écrite dans un passage
qui évoque les effets de cette invasion nomade. Voir Ibn Khaldûn, Muqaddima, en
particulier le chap. XXV de la 2e partie du livre I, dont le titre est éloquent : « Les
pays conquis par les Arabes ne tardent pas à tomber en ruine » (Le Livre des
exemples, op. cit., t. I, p. 411-413).
26. Qui a tant régénéré l’éthique du souci de soi propre aux Arabes anciens.
ÉPILOGUE
8
Religion et cosmopolitique
1. Cf. p. 36-37.
2. Kant, Vers la paix perpétuelle, « Annexe 1 », trad. F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-
Flammarion, 1991, p. 106.
3. Nicolas de Cues, La Paix de la foi, introduction, traduction et notes par Hervé
Pasqua, Paris, Pierre Téqui, 2008, p. 72. On constate que Nicolas de Cues, qui la
reprend en toute fin d’ouvrage, est le premier à faire usage de cette expression de
« paix perpétuelle ».
4. Kant, Vers la paix perpétuelle, op. cit., p. 95-96.
5. Nicolas de Cues, La Paix de la foi, op. cit., p. 151.
6. Ce sera la stratégie qu’élaborera Louis Massignon en tant que catholique face à
l’islam. Et c’est elle qui semble animer les catholiques européens vivant au Caire
au sein de la communauté qu’abrite le couvent des dominicains situé dans le
quartier de ‘Abbasiyya.
7. Nicolas de Cues, La Paix de la foi, op. cit., p. 154.
8. Voir supra, p. 107-108.
9. Cf. Kitâb al-Muhâdara wal-Mudâkara, op. cit., entre autres p. 128, où il cite les
deux avant-derniers versets de la sourate « Les Poètes » (Coran, XXVI, 225-226).
10. Voir ici même, p. 20.
11. Kitâb al-Muhâdara wal-Mudâkara, op. cit., p. 20-21.
12. Désigné sous le nom d’ « El-Naguid Rabbi Samuel », transcrit en caractères
hébraïques dans un texte de graphie arabe. Voir le passage le concernant, ibid.,
p. 66-73.
13. Telle est du moins l’opinion de Maria-Rosa Menocal dans L’Andalousie arabe, une
culture de la tolérance, VIIIe-XVe siècle, Paris, Autrement, 2003.
14. Roger Arnaldez, « Controverse d’Ibn Hazm contre Ibn Nagrila le juif », Revue des
mondes musulmans et de la Méditerranée, 1973, vol. 13, no 13-14, p. 41-48.
15. Voir ce que nous en disons dans Sortir de la malédiction, Paris, Seuil, 2008, p. 248-
251.
16. Ibn ‘Arabî, Fuçûç al-Hikam, éd. Abû al-‘Alâ’ ‘Affîfî, Le Caire, 1946, t. I, p. 72.
17. « Opinion, supposition ».
18. Ibid., t. I, p. 226.
19. Ibid., t. II, p. 345.
20. Voir au chap. 3, p. 40-45.
21. Moshe Ibn ‘Ezra, Kitâb al-Muhâdara wal-Mudâkara, op. cit., p. 72.
22. Cités par Hervé Pasqua dans l’introduction qui précède sa traduction de La Paix de
la foi, op. cit., p. 64-65.
23. C’est en somme un parcours proche de celui proposé par Pascal dans les Pensées,
voir fr. 698, éd. Brunschvicg.
24. Mes propres aïeux ont été victimes de cette exclusion.
25. Cette reconnaissance constitue un préalable pour la juste critique d’Israël lorsqu’il
agit en État aveuglé par sa puissance, comme ce fut le cas récemment à Gaza
(décembre-janvier 2009). Voir A. Meddeb, « Pornographie de l’horreur », Le
Monde, 12 janvier 2009 ; A. Meddeb et B. Stora, « Au-delà de Gaza », Le Monde,
26 février 2009.
26. Alexis Tocqueville, Sur l’Algérie, p. 197-198 (observation extraite du rapport de
1847), Paris, GF-Flammarion, 2003.
27. Pascal, Pensées, fr. 277, éd. Brunschvicg.
28. Voir « La dernière république », in Amnistier l’Apartheid. Travaux de la Commission
Vérité et Réconciliation, sous la dir. de Desmond Tutu, éd. établie par Philippe-
Joseph Salazar, Paris, Seuil, 2004. Voir aussi Vérité, Réconciliation, Réparation, sous
la dir. de Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar, Le Genre
humain, Paris, Seuil, novembre 2004.
29. Barack Obama, Les Rêves de mon père, Paris, Points, 2008.
Annexe
1
Voile et dévoilement
1
Dialogue avec Christian Jambet
simple : quand il parle, il le fait en dehors des lettres et des sons qui
sont les nôtres. Et lorsqu’une telle parole parvient dans une langue
humaine, elle passe par une médiation, qui est celle de l’ange. La
traversée du voile exige une traduction. Dans ces conditions
précises, pour la révélation coranique elle-même, Râzî rappelle que,
dans le fameux débat sur le Coran créé ou incréé, nous nous
retrouvons munis d’un argument qui peut être accordé aux mu’tazila
défendant la thèse du Coran créé. La traversée du voile exige une
actualisation du verbe éternel dans un langage contingent : c’est
ainsi que la parole indicible et inaudible de Dieu peut être dite et
entendue par l’intelligence humaine.
C. J. : Une fois de plus, Fakhr al-Dîn al-Râzî a situé les choses au
niveau où il le faut. Et cette affaire du Coran créé ou incréé a de
nombreuses conséquences, y compris dans son Commentaire du
Coran. Pour ce que je peux en voir, il y a une distinction à faire au
sein même de la parole de Dieu, au sein même du Verbe, entre ce
que vous appeliez l’inaudible, l’indicible (qui est la réserve où cette
parole se tient toujours puisqu’elle est en droit infinie, la réserve de
l’essence incréée de Dieu), et puis le Coran créé ou la parole créée
dans chaque dit prophétique, qui suppose à son tour une exégèse.
C’est dire que le sens ici du mot « voile » n’est rien d’autre que celui
du sens « apparent ». Le voile, c’est l’apparent (zâhir). Et l’exégèse
doit reconduire à une multiplicité de sens cachés en chaque
prophétie. Ils sont tous incapables d’épuiser le carac tère indicible
de la parole de Dieu prise en elle-même : dans ce qu’elle ne révèle
pas, ce qu’elle cache. On voit bien que cela nous renvoie au voile
par excellence : le Livre. Le Livre, c’est à la fois le « Livre évident »,
la lumière divine et son voile. Un auteur auquel je me suis un peu
consacré, Mollâ Sadrâ Shîrâzî (un auteur iranien du XVIIe siècle, qui a
beaucoup lu le Commentaire de Râzî et qui l’utilise souvent), ne
commente pas expressément ce verset. Mais à propos du verset dit
« de la lumière » (Coran, XXIV, 35), il se rapproche beaucoup de ce
que vous venez de signaler à propos du Livre saint, en disant que ce
verset désigne, dans sa signification spirituelle, le Coran lui-même,
le Livre révélé. Or le Livre révélé le montre très bien, il est à la fois
la lumière des cieux et de la terre. Il récapitule en lui toutes les
lumières des existants et, en même temps, il est par essence un
voile, puisque nombre de ses versets sont obscurs et que tous les
versets, par eux-mêmes, révèlent et cachent en même temps. Le
Livre est donc à la fois voilement et dévoilement.
A. M. : Et en raison de notre syntagme, la problématique du voile
et du dévoilement qu’elle induit (le kashf) aura tout un destin chez
les soufis. Voici une citation d’un des premiers maîtres du soufisme,
Abû Yazîd Bistami (777-848), qui fait dire à Dieu : « Si mon
serviteur fait de moi son occupation dominante, je mettrai son
appétit et sa délectation dans mon invocation. Je lèverai le voile
[c’est le mot hijâb qui est ici utilisé] entre lui et moi et serai l’image
qui ne quitte plus ses yeux 3. » Alors, la levée du voile introduit à
l’image de Dieu et non pas à Dieu. Si l’on se fie à ce dit, derrière le
voile nous nous retrouvons face à l’image de Dieu, mais jamais
devant Dieu !
C. J. : C’est un texte stupéfiant qui appellerait évidemment de
multiples références ou corrélations. Quand vous dites « derrière le
voile », vous ne trouvez jamais l’essence divine elle-même, mais
encore des voiles, des images, des manifestations. C’est dire que la
traversée du voile, ce dévoilement, ressemble beaucoup à ce que le
Prophète expérimente lui-même. Il est dit que, dans le voyage
céleste du Prophète qui le conduit à travers les cieux jusqu’à
proximité du trône divin, il ne se retrouve jamais directement face à
Dieu mais à proximité de soixante-dix ou, selon d’autres versions,
soixante-dix mille voiles de lumière. Et que les voiles soient de
lumière est très remarquable : cela prouve que le voile n’est pas un
symbole d’obscurité, un facteur d’obscurantisme. C’est la lumière
elle-même qui voile, d’une certaine façon, Dieu dans le voyage
nocturne du Prophète. Le voile, c’est la distance, et l’on comprend
mieux le sens de « derrière le voile ». En français, le mot « derrière »
n’indique pas vraiment une notion spatiale. On ne voit pas la
distance ! Tandis qu’en arabe ça s’entend très bien, ça veut dire
« loin derrière le voile », c’est-à-dire que le voile crée encore une
distance, si j’ose dire, derrière lui. Et donc, lorsqu’on dit que le
Prophète accède à Dieu derrière soixante-dix mille voiles de
lumière, cela signifie qu’il expérimente une présence faite d’absence.
Et c’est cette expérience que le mystique Bistami a lui-même faite.
Dieu est apparition, mais afin de pouvoir l’être, il doit disparaître
derrière des voiles. C’est toujours ainsi : apparition implique
disparition, par exemple dans une image qui est pourtant un mode
d’« apparaître ». Et si l’on ne parvient pas à « intuitionner » cela, l’on
transforme cette histoire de voile en quelque chose d’assez vulgaire.
A. M. : Il s’agit d’un revêtement qui implique la mise à nu !
C. J. : Tout à fait ; et la mise à nu n’est possible qu’à partir du
revêtement.
A. M. : Ce jeu du revêtement impliquant la mise à nu a été
expérimenté par tant de maîtres dans les arts visuels d’Europe. Nous
en trouvons des illustrations sacrées comme profanes. Pour la
représentation sainte, je pense à l’allégorie de la foi (1781) sculptée
à Florence dans la cappella maggiore de Santa Maria Maddalena dei
Pazzi par l’artiste rococo Innocenzo Spinazzi, natif de Rome.
Lorsque j’avais vu cette statue de femme lourdement enveloppée
d’un voile, je fus saisi par la ressemblance de son accoutrement avec
celui qui distinguait les femmes que je croisais enfant dans la
médina de Tunis, telles qu’elles se pavanaient moulées en leur voile
vernaculaire, blanc et tout de soie ; elles savaient que sous le voile
miroitait la possibilité de la chair. C’est comme si l’iconographie
catholique s’était inspirée de l’anthropologie islamique pour mettre
en scène le mystère de la foi, lequel entretient au sein du caché la
virtualité d’une vérité qui se dévoile. Un tel processus de révélation
soumis à la tension entre le voilé et le découvert ne peut éviter le
clin d’œil qui ravive Éros jusqu’au cœur du sujet religieux. Aussi
n’est-il pas surprenant que cette opération ait pu aussi animer
d’éminentes représentations dans la peinture profane d’Occident,
franchement dédiée à Éros, comme le propose la méditation
picturale sur le vêtu et le dénudé telle qu’elle s’exprime à travers les
deux portraits de la même femme peinte par Goya une fois vêtue,
une autre fois nue (La Maja vestida, 1799, et La Maja desnuda,
1800). Et c’est cette mémoire picturale que cherche à dérouter
Marcel Duchamp dans son œuvre ludique et pseudo ésotérique, La
Mariée mise à nu par ses célibataires, même.
C. J. : C’est de cet ordre-là. Comme le voile de la Ka’ba qui revêt
à la fois le temple et manifeste sa présence.
A. M. : Il y a donc un rapport entre l’expérience métaphysique de
l’invisible et le voile qui concerne la séparation des sexes et la
réclusion des femmes. Voici un autre fragment de Bistami construit
précisément sur ce rapport : « Les saints de Dieu sont cachés avec lui
derrière le voile de l’intimité. Comme les jeunes filles gardées dans
la maison, personne ne les voit, ni en ce monde, ni dans l’au-delà,
sinon les quelques proches pour qui la visite est licite. Quant aux
autres, ils ne les voient que pris dans leur voile. En vérité, ils ne
voient que le voile 4. » C’est tout de même étonnant, cette
assimilation de la position spirituelle du saint à la position
mondaine de la femme, c’est comme si le saint était la femme de
Dieu.
C. J. : Ce n’est pas plus étrange que la tradition monastique
féminine en Occident chrétien, qui fait des moniales des épouses du
Christ, au sens mystique du terme. Les saints de Dieu (awlîyâ’) sont
ceux que Dieu aime, les proches : ils sont dans sa proximité. La
proximité est le terme ultime de l’expérience spirituelle, de la
remontée de l’ensemble des vivants vers leur créateur. Et les voici,
en effet, dans la position des femmes. Le texte, me semble-t-il, est
réversible. Il signifie que le voilement des femmes fait d’elles des
awlîyâ’, des « saintes » ou « amies de Dieu », qui sont aimées de
Dieu ; elles sont protégées par le voile car elles sont précieuses,
parce qu’elles sont, d’après ce que dit Bistami, au rang des « anges
rapprochés ». Au rang des anges qui se prosternent perpétuellement
autour du trône divin et qui célèbrent un culte d’adoration. Ces
femmes ne sont pas qualifiées par leur statut juridique inférieur,
mais par la proximité amoureuse de Dieu. Voici qui nous délivre de
plusieurs représentations dépréciatives de la femme et, du moins, de
cet absurde lieu commun selon lequel il n’existe qu’un seul statut de
la femme en islam : la représentation juridique. Ici, la jeune femme
est symbole d’un joyau spirituel.
A. M. : Vous avez rappelé tout à l’heure les moniales. Je pense
notamment à Thérèse d’Avila. Nombre de passages de sa biographie
spirituelle (Ma vie) confirment ce que vous dites : elle s’assume
comme épouse du Christ. Dans la même tradition catholique, Jean
de la Croix s’adresse à Dieu au féminin, dans le lieu de la féminité.
Et les hommes qui s’adressent à Dieu de la sorte, comme Bistami,
comme Jean de la Croix, entretiennent la tension, l’écart entre le
genre et le sexe. Étant de sexe masculin et de désir féminin, ils sont
obligés de convertir le genre de ce désir du féminin au masculin,
très exactement comme dans le fragment 382 où Bistami convertit
au masculin le terme makhdurûn, en principe d’usage féminin, pour
dire la réclusion des femmes. Alors que les femmes, les saintes, elles,
sont dans une cohérence entre le genre et le sexe.
Je reviens à Bistami à propos de sa fascination pour le féminin.
Rappelez-vous les deux fragments sur les menstrues 5 où il va à
contre-courant du sens coranique et prophétique qui stigmatise
l’impureté des femmes. Voici l’un de ces deux fragments : « La
condition des femmes est meilleure que la nôtre. La femme se
retrouve pure une fois par mois, deux fois peut-être, car elle se lave
à grande eau après les règles. Quant à nous, nous ne sommes même
pas capables d’être purs une seule fois dans notre vie. » Ainsi
inverse-t-il le préjugé, en faisant de l’impureté la condition de la
pureté, ce qui donne à la femme le premier rang spirituel par son
seul privilège biologique et renvoie l’homme à son manque
irréparable. Telles sont certaines des audaces proférées par ce maître
qui a vécu entre le VIIIe et le IXe siècle et qui n’a jamais quitté les
hauts plateaux iraniens, au bord des monts El Borz, à quelque trois
cents kilomètres au nord de Téhéran ; lui le natif de Bistam, le bourg
qui lui a donné son nom, célèbre, nous dit Qazwini, géo graphe du
XII siècle, pour ses pommes appréciées jusque dans la lointaine cour
e
du calife à Bagdad.
C. J. : Oui, le climat y est particulièrement agréable.
A. M. : Un autre fragment confirme cette exaltation de la
féminité. Permettez-moi de vous lire cette belle anecdote ayant un
rapport avec le voile et la femme et dont le protagoniste est toujours
Bistami : « Umm ‘Ali, une fille de grande naissance, a décidé de
céder à son époux, Ahmed, dix mille dinars de sa dot à condition
qu’il l’emmène chez Abû Yazîd Bistami. Il l’emmena. Elle entra et
s’assit devant lui en se découvrant le visage. Ahmed, son époux, lui
dit : “J’ai vu en toi une chose étrange, tu as enlevé ton voile devant
Abû Yazîd”, et sa réponse fut : “C’est qu’en le regardant, je perds
l’énergie du désir et quand je te regarde, je la retrouve.” En sortant,
Ahmed [Ibn Khuzhrawayh, qui était lui aussi soufi, mais de moindre
envergure] dit à Abû Yazîd : “Que me recommandes-tu ?”, et
Bistami de répondre : “Apprends l’esprit chevaleresque auprès de ta
femme !” 6. »
C. J. : « Apprends la Futuwwa. » Quant à l’esprit chevaleresque,
dans cette affaire de désir, il semble que ce qui est en jeu soit la
relation du saint, en l’occurrence Bistami, à la pureté, et au fait qu’il
ait purifié son âme de toutes les passions élémentaires.
A. M. : Ne peut-on évoquer ici ce que dit Lacan à propos du non-
rapport sexuel ? D’ailleurs Lacan élabore sa théorie en s’appuyant
notamment sur les écrits des mystiques.
C. J. : Faisons cette hypothèse que le mari est séparé parce qu’il
est en proie au désir. Il est nécessairement voué au non-rapport, ce
que matérialise le voile. En présence du saint, l’homme de Dieu,
Bistami, la femme peut se dévoiler. D’abord, du fait qu’il n’est pas
question de rapport là non plus. Mais surtout, car la visite ou la
visitation à cet homme a pour signification le dévoilement lui-même
et elle vient apprendre cela, le reconnaître. Elle se libère ainsi d’un
voile devenu inutile car quelque chose a lieu : l’apparition en elle,
sur son visage, d’une vérité que Bistami ne cesse de répéter de
manière paradoxale, quand il dit : « Gloire à moi. » La femme dit
d’une certaine manière : « Gloire à moi », et elle montre en elle
l’épiphanie divine. Je l’entends de la sorte car, sinon, pourquoi cette
anecdote serait-elle aussi souvent rapportée sous cette forme,
pourquoi cette femme accomplirait-elle un acte paradoxal devant
son époux ?
Pour en revenir à l’impureté, je suis frappé, dans les traditions
prophétiques consacrées aux impuretés, par l’obsession qu’a le
Prophète de les prévenir, de les effacer et, si j’ose dire, de les
« exorciser ». Et ce, pour toutes les formes d’impureté. Il vit dans
l’angoisse de mourir dans l’impureté, ce qui paraît clairement dans
certaines de ses prières. Tout vise à cela ! Peut-être le Coran
témoigne-t-il, lorsque Muhammad reçoit des révélations sur les
menstrues et sur d’autres événements de cet ordre, un peu de cette
angoisse de l’homme devant ce qui est l’impureté foncière du corps
sexué, qui obsède Muhammad. À tel point, d’ailleurs, que l’on peut
se demander si sa vie antérieure à la révélation ne lui avait pas
légué un certain nombre de soucis très proches de ce qu’on trouve
dans le manichéisme ou dans certaines formes d’ascèse propres au
christianisme oriental.
A. M. : Voudriez-vous éclairer cette proximité ?
C. J. : Je suis frappé par le fait que les traditions prophétiques –
touchant les menstrues, les excréments, enfin tout ce qui est vil et
impur dans le corps – ou bien les prières muhammadiennes, qui ont
le souci du fait que, pendant son sommeil, il pourrait bien mourir
dans l’impureté, traduisent une préoccupation que l’on trouvait dans
le manichéisme et dans certaines formes d’ascétisme du judéo-
christianisme, d’amenuiser tout ce qu’il peut y avoir de parcelles de
ténèbres dans le corps. J’en entends l’écho dans la perception que
les disciples de Suhrawardî, au tournant du XIIe siècle, ont eue du
voile. Ils soutiennent que le voile est le corps lui-même, parce qu’il
est ténébreux. Tout ce qui est purification du corps, tout ce qu’on
trouve d’ailleurs dans le Coran à ce sujet, prend un sens important
qui ne se réduit pas à quelques préceptes moraux. Il convient de
préserver le salut de la lumière de l’âme de tout ce qui vient d’un
corps ténébreux. Ce n’est pas du tout une affaire juridique, mais
ontologique. Le corps est à la fois le lieu d’apparition de la lumière
divine et, par tout ce qu’il a de matériel et de bas (et que signifient,
par exemple, le cas échéant, ces productions dangereuses du corps
féminin ou du corps humain en général), il symbolise une essence
matérielle mortelle. Il faut s’en délivrer, et le dévoilement, c’est
d’abord s’arracher à la condition périssable du corps ténébreux.
C’est tout de même très intéressant que les disciples de Suhrawardî
aient traduit le mot barzakh, qui signifie « entre-deux », qui est aussi
un « isthme », et qui aura pour sens le voilement de bien des façons,
en un sens plus radical encore. Le barzakh est la « substance de nuit
et de mort », le corps qui voile l’âme prophétique à elle-même, qui
nous sépare de nous-mêmes et de la lumière divine. Le souci de
l’impureté n’a rien alors de superstitieux, il ne consiste pas à dire :
« Attention, si vous commettez un attouchement au moment des
menstrues, ou bien si vous ne faites pas attention à vos productions
corporelles, vous serez impurs et donc vous serez rejetés. » Bien
plutôt, dans cette attention au corps, aux matières corporelles, le
fidèle reconnaît l’essence malheureusement double de la créature.
D’un côté, elle est lumière et, de l’autre, ténèbre. Le voile que l’on
pose sur le corps ne fait rien de plus que de révéler le corps lui-
même comme voile. C’est pourquoi ce qui intéresse, au fond, tous
ces auteurs musulmans que nous évoquons, ce n’est pas du tout le
voile mais le dévoilement, c’est-à-dire la libération.
A. M. : En somme, tout voile implique le kashf, le
« dévoilement ». Le terme lui-même est ambivalent, il appartient
aussi bien au langage érotique qu’au lexique technique des
mystiques. Le premier traité de soufisme en persan a été écrit par
Hujwirî au XIe siècle et a pour titre Kashf al-Mahjûb 7, ce qui
littéralement veut dire : « Découvrir ce qui est voilé », et c’est un
appel à la levée du voile, l’analyse de l’expérience qui conduit au
dévoilement du caché, en d’autres termes à la révélation des
mystères, à la visibilité de l’Invisible. Le mot mahjûb, « voilé », est
très près du mot hijâb, « voile », devenu familier aux usagers du
français puisque, par l’insistance de l’actualité, il est entré dans cette
langue, certes par la mauvaise porte.
Et le mot kashf est aussi utilisé dans le langage courant pour
prévenir le regard du voyeur lorsque son champ de vision atteint
l’espace privé, protégé par l’architecture introvertie des maisons qui
tournent autour de leur cour intérieure ; lorsque j’étais enfant, mon
grand-père (qui était un homme pieux), dès qu’il voyait un homme
sur la terrasse de la maison mitoyenne à la nôtre, s’écriait : « Prenez
garde au kashf ! » ; l’utilisation du mot dans cette circonstance est en
cohérence avec la recommandation coranique que nous avons
scrutée plus haut et qui exige de séparer dans la maison du Prophète
l’espace privé « derrière un voile » (XXXIII, 53) ; ce sera le point de
départ qui parviendra à la conception de la maison des musulmans
close sur elle-même, espace protégé autour du patio, soustrait au
réseau public et qui ne devrait pas être révélé au regard étranger.
Ainsi se trouve confirmée jusque par l’anthropologie la solidarité des
deux mots, kashf et hijâb, qui sont en usage dans les deux
occurrences métaphysique et sexuelle. C’est donc dans les mots
mêmes que se révèle l’énergie érotique de la mystique musulmane.
C. J. : Vous dites très bien, en effet, la séparation de la demeure
et de l’espace public. La demeure est le lieu du caché mais en un
sens très puissant. Le caché est l’espace du secret, ou de l’intime,
mais aussi du réel. Il ne faut pas percevoir une sorte de claustration
mais plutôt la protection de ce qui est vraiment important. Quant à
toute l’érotique de la mystique musulmane, vous l’avez très
justement soulignée !
A. M. : Et c’est Bistami qui exploite cette ambivalence en
révélant l’intimité érotique qui lie l’initié et Dieu derrière le voile 8.
C. J. : Nous pourrions remonter jusqu’aux odes anté-islamiques
qui ont légué énormément à l’islam sur ce point. La dialectique de
l’amour suppose le voilement. Chez ‘Attar, par exemple, le vieillard
qui passe dans une ruelle s’enamoure d’une demoiselle qu’il n’a vue
qu’en un clin d’œil et derrière un voile. Cela suppose que la cause de
l’amour soit précisément ce qui est voilé. Quant au dévoilement lui-
même, vous rappeliez Hujwirî, mais le titre va être repris
inlassablement : « dévoilement des choses cachées ». C’est même
plus qu’un titre, c’est un programme ! Il s’agit pour la pensée, pour
l’expérience spirituelle, de dépasser l’apparence, c’est-à-dire de
restituer l’apparent à son véritable statut, d’en faire un lieu
d’apparition. Et pour cela, il faut montrer ce qui apparaît dans
l’apparent et donc, ce qu’on appelle le caché. Le dévoilement est le
terme qui deviendra technique, usuel, pour décrire aussi bien le
travail du philosophe, l’expérience du poète, celle de l’amoureux, du
mys tique. Bref, toutes les expériences culturelles et intellectuelles,
voire sentimentales et affectives du monde musulman. Telle est la
dialectique du voile et du dévoilement.
A. M. : Le voile est donc une réalité et une métaphore qui appelle
la mise à nu, laquelle agit entre sexe et métaphysique. Cette double
occurrence du kashf est confirmée par une remarque d’Ibn ‘Arabî
(1165-1240) dont vous êtes un lecteur assidu, en tant qu’élève et
disciple d’Henry Corbin, dont nous conservons dans nos mémoires la
monographie qu’il avait consacrée à ce soufi natif de Murcie à qui la
tradition attribue la tutelle du « plus grand maître », ash-Shaykh al-
Akbar 9. Je me réfère au premier poème de son recueil poétique,
Tarjumân al-Ashwâq, traduit en français sous le titre de L’Interprète
des désirs 10 ; Ibn ‘Arabî y met en scène Balqîs, la reine de Saba telle
qu’elle est théâtralisée dans le Coran (XXVII, 28-44). Une des plus
belles scénographies du Livre la concerne. Pour la mettre à l’épreuve
du semblant, Salomon la convie à entrer dans son palais. Ayant pris
le parterre de cristal pour un plan d’eau, elle découvre sa jambe. Et
c’est le verbe k.sh.f. (d’où dérive le mot kashf) qui est utilisé (ibid.,
44) : soumise à une feinte, à un simulacre, elle procède à un
dévoilement, de portée érotique : croyant voir dans le sol solide un
parterre liquide, elle dénude sa jambe par peur de mouiller sa robe.
Et Ibn ‘Arabî, dans une de ses fulgurances, fait entrer en résonance
ce verset érotique avec un autre verset eschatologique qui utilise la
même expression, Kashf as-Sâq, « découvrir la jambe » (Coran,
LXVIII, 42) – traduit par Blachère : « le jour où l’on découvrira le
danger », alors que le texte arabe dit : « le jour où l’on découvrira la
jambe », geste suggérant le désordre de la course des humains
suscitée par les boulever sements de l’Apocalypse. Par cette
association, Ibn ‘Arabî enracine davantage dans l’humus scripturaire
la solidarité du sexuel et du métaphysique.
C. J. : Enfin, on peut imaginer qu’Ibn ‘Arabî a aussi en tête, en
l’attribuant à cette femme, une des prérogatives prophétiques, le
jour du Jugement : non seulement présider au tri des « gens de la
droite » et des « gens de la gauche », les justes et les impies, mais
aussi dévoiler la réalité effective comme elle sera et comme elle est.
La prérogative du Prophète, c’est de voir les choses comme elles
sont. Dans ce jeu avec la reine de Saba, comme au jour du danger,
les voiles tombent. Les semblants en effet se dissipent et le réel vient
à nu. Il y a d’immenses résonances de cela chez Ibn ‘Arabî. Le
dévoilement qu’opère le spirituel n’est autre que celui qu’effectue le
pouvoir prophétique. Dans cette petite histoire et dans cette
conjonction interprétative d’Ibn ‘Arabî, peut-être trouve-t-on toutes
ces résonances. La reine de Saba, à la suite d’une erreur amusante
d’appréciation, d’une sorte de trompe-l’œil, réalise un dévoilement
qui a un sens eschatologique ainsi qu’un sens prophétique, et qui
n’est autre que l’acte qu’accomplit Ibn ‘Arabî.
A. M. : Ce recueil de poèmes est un livre où l’on assiste aux
étapes et aux processus de dévoilement, dans le jeu d’accord et de
miroitement entre la passion humaine de l’amour fou (dont le
modèle parfait mais non exclusif est Mejnûn Layla, « le fou de
Layla ») et l’amour divin, vécu dans la pluralité des formes dont se
vêt l’Un. À travers l’expérience de la diversité des figures d’amour,
c’est l’idée de l’Un qui se dévoile. Cette diversité est illustrée par les
multiples noms de femmes ainsi que par les nombreux couples
d’amour fou, les plus connus de la littérature profane, destinés à
servir d’exempla pour l’amour divin. La multiplicité des figures
d’amour n’est que le reflet de la pluralité des formes de croyance : à
l’icône byzantine, à la reine de Saba, aux amantes arabiques, Hind,
Layla, Maya, Buthayna, correspond la multiplicité des formes de
croyance, représentées dans le seul espace des écritures révélées par
les quatre Livres : Évangiles, Psaumes, Torah, Coran, lesquels offrent
les lettres qui orientent la méditation du spirituel. Et comme chaque
nom de femme évoquée n’est que la traduction du nom de la Dame
inspiratrice, Nizâm (Harmonia), la jeune Persane rencontrée à
La Mecque, de même convient-il d’interpréter en chaque forme de
croyance la révélation du Tout-Autre. Le dévoilement consiste donc
à traverser les voiles du multiple pour retrouver la vérité de l’Un.
C. J. : C’est dire que ceux qui sont voilés, en un sens péjoratif,
sont ceux qui ne perçoivent pas cette épiphanie divine dans
l’ensemble des Livres divins.
A. M. : Autant le dire, nous assimilons à ces voilés les
jurisconsultes et ceux qui mettent au premier rang la dimension
politico-juridique du Coran. Bref, ceux qui réduisent l’infini du
Coran à la pauvreté et à la misère de prescriptions totalement
dépassées par l’évolution humaine.
C. J. : Je voulais rappeler que l’expression « les voilés » ( al-
Mahjûbûn) est employée avec mépris par les spirituels ou les
philosophes mystiques. Mais la traduction française la plus
satisfaisante est : « les ignorants ». Henry Corbin traduisait : « les
ignorantins ». Il ne s’agit pas d’une ignorance ordinaire, car il s’agit
de ceux à qui est voilé le sens spirituel. Et, en ce cas, le voile est le
propre de celui qui croit au voile, qui pense à la lettre qu’il faut
simplement, pour faire plaisir à Dieu, que les femmes soient voilées,
sans comprendre ce que signifie le voile. Il s’agit des juristes, des
théologiens littéralistes et de tous ceux qui les suivent.
A. M. : Et les idéologues perturbateurs d’aujourd’hui !
C. J. : Ils sont les tenants du voile, pourrait-on dire, mais du voile
qui les offusque eux-mêmes ! D’où ceci, que le véritable fidèle est
celui qui dévoile le sens du mot « voile » et qui comprend
l’importance de cette théologie du voile, de cette mystique du voile,
que vous venez d’expliciter. De ce point, il est possible, le cas
échéant, d’évaluer les discours juridiques.
A. M. : Dans ce qui se passe à propos du voile, on imagine la
dégradation du propos. On est dans une parfaite illustration de la
méconnaissance du côté des non-musulmans, et de l’amnésie du côté
des musulmans.
C. J. : L’amnésie d’un certain nombre de musulmans, disons de
ceux qui ont intérêt à l’amnésie, de ceux qui tiennent absolument à
faire de ces affaires de voile un problème de fatwa, de conseil
juridique. Il n’est pas moins alarmant que ceux qui les contestent se
situent aussi sur le terrain de la législation. Parce que ce terrain de
la législation – je ne me prononce pas sur la question de savoir s’il
en faut une ou pas, ce n’est pas mon sujet – est miné. Nous avons
rappelé Ibn ‘Arabî, Râzî, Bistami, Suhrawardî, une somme de
références qui prouve que le véritable monde intellectuel de l’Islam,
y compris dans la sphère théologique, ne se ramène pas à ce terrain
juridique. Et il faudrait partir de cet immense univers d’exégèse
pour situer à sa véritable hauteur d’horizon la question de savoir si,
aujourd’hui, l’éducation des musulmans par les musulmans doit
prendre la forme d’une discussion juridique ou si elle doit élever la
compréhension du phénomène du voile à un degré infiniment plus
riche. Dans cette affaire, c’est l’horizon moral qui est à privilégier.
Car, enfin, le verset, pour y revenir une dernière fois, qui conseille
la pudeur aux femmes, aux filles des croyants, a une ampleur de
sens irréductible à l’ordre juridique. Cette prescription morale a des
résonances extrême ment sérieuses parce qu’elle va de pair avec ce
que vous avez appelé l’érotique. Elle signifie que la question du
désir, de l’amour, est une question prise infiniment au sérieux.
A. M. : Le kashf, érotiquement, c’est la mise à nu des corps. Et en
métaphysique, c’est la mise à nu des mystères, en d’autres termes
leur révélation, à travers l’entrée dans le monde de l’Invisible et de
l’Absence.
C. J. : Le malheur de notre culture occidentale face à l’islam ou
avec l’islam en son intérieur, maintenant, est de ne plus s’interroger
elle-même sur cette question du voile ou du dévoilement, le corps
étant devenu tout sauf un sujet d’interrogation métaphysique, étant
ramené à des questions médicales ou juridiques. Au fond, le droit
naturel occidental qui nous a fait tant de bien nous joue aussi ce
tour de nous empêcher de concevoir le corps pour ce qu’il est, c’est-
à-dire cette apparition tout à fait énigmatique d’un lieu de désir, et
donc aussi d’un lieu de danger pour parler comme Ibn ‘Arabî
commentant le « jour du danger », et par conséquent comme un lieu
infiniment différent de tous les corps célestes ou même terrestres,
quelque chose qui est, dans sa chair même, visité par l’esprit. Voilà
quelque chose que nos penseurs ont peut-être oublié, et il existe
aussi une amnésie occidentale qui favorise, hélas, les pires
malentendus et, par conséquent, les affrontements.
A. M. : Je pense que vous serez d’accord avec moi si je soumets
notre conversation, technique, libre, osant des rapprochements
audacieux, à un préalable, celui du refus intégral du voile comme
signe qui renvoie à l’inégalité juridique des sexes, à l’infériorité
féminine, afin, en ce qui me concerne, d’obstruer le chemin à la
propagation de cette conception du voile ; j’opterais dans le contexte
français pour une loi simple et évidente tenant s’il le faut en une
seule phrase, pour qu’elle n’engendre pas de casuistique : « Il est
formellement interdit de porter des signes religieux ostentatoires à
l’école. » Rien de plus, rien de moins ! Après avoir admis ce
préalable, nous pouvons discuter comme nous le faisons en jouissant
de l’immense liberté que nous accordent l’époque et la méthode qui
nous autorisent à visiter les saillies pensées dans les siècles
antérieurs et à les subvertir en les affranchissant des contraintes de
la croyance : c’est que nous ne parlons pas ni n’écrivons en des
temps de persécution, pour reprendre l’expression de Leo Strauss.
C. J. : Soit ! Ce qui est terrible dans la réduction au juridique –
c’est cela que je voulais dire –, c’est qu’on accorde en France un
statut prépondérant à certains discours juridiques nés en terre
d’islam dans le dialogue ou la réflexion sur ce que l’on nomme, d’un
terme fort impropre, l’« intégration ». Décision catastrophique car
l’infériorité juridique de la femme, tant pour ce qui est du
témoignage que du prix du sang, de la succession… bref, toutes ces
choses sont des inventions de juristes et appartiennent à un discours
parmi d’autres, parfaitement estimable, mais qui ne saurait
prétendre occuper tout l’espace. À ce statut juridique, il n’est rien à
répondre, si l’on se situe soi-même sur le terrain juridique et lui
seul, car il n’est alors qu’une seule réponse, loi contre loi. Or la
« loi » à laquelle répond une autre loi n’est pas un absolu, mais un
ensemble d’énoncés.
A. M. : Certes, mais alors il faudra soumettre de tels discours au
temps anthropologique et historique qui les a vus naître, pour les
dépouiller de leur prétention à l’universel et les rendre à leur cours
qui s’épuise.
C. J. : Ce qui est absolument insupportable, c’est l’attitude des
« ignorantins », de ces gens qui sont sous l’empire du voile : vouloir
faire passer ces discours historiques et ces constructions
jurisprudentielles pour l’essence même de l’islam. Nous n’avons pas
à céder, ici, un pouce au discours juridique. Le faire, c’est admettre
que la part que prendra de plus en plus l’islam à la culture
occidentale sera tout simplement une part régressive, foncièrement
obscurantiste. Et ne visant qu’à affaiblir ce qu’on appelle
généralement le règne de la liberté.
A. M. : Lorsque les intégristes nous servent la lettre coranique
hors de son contexte et dans sa nudité, nous nous trouvons parfois
confrontés à des injonctions bêtes et détestables. Nous n’accepterons
pas que le pire se fasse au nom de l’islam. Il me paraît essentiel que
l’approche du philosophe et du poète absorbe le fait coranique déjà
débordé par les saillies de la tradition : c’est ainsi que nous
cantonnerons au périssable la part caduque de la loi coranique, dont
les ennemis se saisissent pour tailler la bannière même de leur
croyance. Je pense que, par un exercice comme celui auquel nous
nous livrons, nous participons à ce travail d’absorption, de
débordement et de cantonnement.
1. Transcription de l’émission que nous animons, Cultures d’islam, diffusée par France
Culture le 25 janvier 2004. Une première version de ce texte a été publiée par
Esprit, juin 2004, no 305, p. 131-147.
2. Cf. Coran, XXXIII, 53 et XLII, 51.
3. Voir A. Meddeb, Les Dits de Bistami, Paris, Fayard, 1989.
4. Ibid., fr. 382.
5. Ibid., fr. 26 et 181.
6. Ibid., fr. 372.
7. Traduit sous le titre de Somme spirituelle, Paris-Arles, Sindbad-Actes Sud, 1986.
8. Les Dits de Bistami, op. cit., fr. 382.
9. Henry Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Paris,
Flammarion, 1958.
10. Trad. Maurice Gloton, op. cit. (supra, p. 26).
2
1
Obama au Caire
1. Une version légèrement différente de ce texte est parue dans Esprit sous le titre
« Barack Hussein Obama, merci ! », Paris, juillet 2009, no 356, p. 6-9.
2. Le texte officiel du discours est disponible en français à l’adresse suivante :
<www.whitehouse.gov/files/documents/anewbeginning/SPEECH_as_delivered-
French.pdf>.
3. Barack Obama, De la race en Amérique, Paris, Grasset, 2008.