KENOSE

Numéro 0
Postures

K
REVUE PHILOSOPHIQUE & POLITIQUE
1 REVUE KENOSE #0
KENOSE
revue philosophique & politique

Numéro # 0 : Postures

Ont participé à ce numéro:

Bernard Aspe, Neids Berdich, Stéphane

Legrand, Joan Larzac, Pierre Molin, Guillaume
Sibertin-Blanc & ceux de la revue Kénose.

Les photographies sont extraites de

Photographies 1985-1997 de Didier Combes.

didcombes@free.fr

revue@kenose.su
 SOMM AIRE
Numéro 0 : Postures
Automne/Hiver 2013-2014

Prélude 6 Kénose

Questions de conditions 9 Kénose

Lo còr escotelat 18 Pierre Molin

C’est la veille 21 Bernard Aspe

Révolution & Dieu 30 Joan Larzac

Délires de langue... 38 Guillaume Sibertin-Blanc

La normalité de l’anomie 63 Stéphane Legrand

Tout le pouvoir aux mauviettes! 71 Neids Berdich

Appel à contribution 76 Kénose

Illusrations : Photographies 1985-1997 de Didier Combes

REVUE KENOSE #0 36
37 REVUE KENOSE #0
 Délires de langue, schizoanalyse du savoir linguistique
lalangue, anagramme, homophonie scénique
D'un savoir d'une langue destructurée comme un
inconscient
Q uelque chose semble se passer dans
une région non marginale du paysage
intellectuel français, quelque part entre
1969-1971, et dans les parages de la langue.
Peut-être un après-coup de ce qui s'était
expérimenté ailleurs, chez Bataille en
particulier, chez Artaud certainement,
Beckett aussi, Roussel déjà, et qui
avait été refoulé par le paradigme du
symbolique, « ordre » ou « fonction ».
S'il fallait malgré tout marquer d'une
coupure, symbolique justement, cet
après-coup, je ne le localiserais pas entre
deux ou plusieurs oeuvres, entre deux ou
plusieurs auteurs, ni même entre différentes
« périodes » d'un même auteur, mais au
sein d'un livre lui-même fêlé, d'une brisure
d'autant plus troublante que ce livre, dit-
on, fut écrit dans la hâte des quelques mois
qu'un pronostic vital laissait à son auteur : en
ce moment de Logique du sens où, biffant d'une
sentence ladite logique élaborée autour des
paradoxes constitutifs du sens et de leur
mis en jeu par Lewis Caroll, Gilles Deleuze
en retourne la surface : pas une page d'Artaud
contre tout Caroll. Mais plutôt que labelliser un
n-ième turn dans ce siècle que l'on a déjà si
abondamment fait virer jusqu'au tournis, il
faudrait en étaler les incidences dans leur
dispersion, dans des entreprises non pas tout
à fait étrangères les unes aux autres, mais
suffisamment distinctes, et parfois même
franchement divergentes : en 1970, la
parution du Schizo et les langues et sa préface
« schizologique » par Deleuze ; quelque
mois plus tard, la parution de la Grammaire
REVUE KENOSE #0
de Jean-Pierre Brisset, et sa préface
angélique par Foucault, lui-même reprenant
et prolongeant la Schizologie de Deleuze,
qui déjà reprenait et prolongeait l'essai de
Foucault sur Raymond Roussel paru quatre
ans plus tôt. En 1970 encore, tandis que
Lacan prononce sa « Radiophonie »1, Lyotard
soutient sa thèse, qui paraîtra l'année suivante
sous le titre Discours, figure, au moment même
où Jean Starobinski édite quelques extraits
des cahiers de Saussure sur les anagrammes
assortis de ses commentaires si étrangement
biaisés, et où Lacan introduit dans son
séminaire (ou pire…) « lalangue », qu'il
retravaillera l'année suivante dans Encore,
soit celle où paraît ce qu'à croire encore
certains lacaniens le lacanisme à engendrer
de pire : L'Anti-Oedipe2.
Donnons-nous au moins, pour
commencer, quelques repères généraux.
Chacune de ces entreprises à sa manière
remit en jeu les savoirs de la langue, celui
dont la langue est l'objet, mais aussi celui
que la langue supporte à l'insu de toute
objectivation, ce qui posait inévitablement
le problème du rapport, ou du non-rapport,
du désaccord entre les deux. Mais chacune
réactivait dans le même temps une réflexion,
qui remontait tôt dans le siècle, et qui s'était
pour l'essentiel développée à l'état pratique,
au coeur de l'écriture littéraire, sur les
rapports entre langage et schizophrénie.
L'une de ses impulsions majeures se trouvait
dans la rencontre entre les avant-gardes,
leurs luttes contre l'académisme et aussi
contre le romantisme, avec la psychanalyse
freudienne, exemplairement dans les
expérimentations du surréalisme et du
dadaïsme. La psychanalyse freudienne y
produisit ses effets, moins pour ce qu'elle put
38
dire de la littérature, que pour sa conception
inédite du symptôme comme production et
machination de la lettre. Mais justement,
en troisième lieu, tous ces penseurs,
Foucault, Deleuze, Lyotard, Lacan
compris, semblaient se croiser au moins
sur ce point : l'insuffisance de la formule
freudienne qui un certain temps permit
d'articuler traitements schizophrénique
et poétique du langage : le schizophrène
traiterait les (représentations de) mots
comme des (représentations de) choses3. À
moins… ? À moins qu'il s'agît d'autant de
manières de ré-investiguer ce que l'énoncé
freudien conserve d'énigme, par-delà
l'opération réductrice que lui a fait subir
le premier Lacan4. Michel Arrivé a écrit à
ce sujet des choses éclairantes, en dépliant
les couches d'élaboration successives
de la notion de Wortvorstellung depuis
l'étude sur les aphasies de 1891 jusqu'aux
essais métapsychologiques de 1915 (en
particulier bien sûr « L'Inconscient »)
croisant les analyses du processus primaire
de L'Interprétation des rêves avec la réflexion
sur le langage des schizophrènes5.
Mais il faut prêter une importance
particulière à une dernière observation.
Que les premiers d'entre eux, Deleuze
et Foucault, se soient tournés vers des «
délires des langues », feraient penser à un
effet après-coup d'amplitude plus large.
Les élucubrations de savoir de Brisset
sont contemporaines de l'intervention
inaugurale de Saussure dans la science
linguistique ; elles le sont aussi d'un soudain
retour d'intérêt, dans la clinique, pour les
délires glossolales, qui avaient déjà frappé
l'attention des psychiatres dans les années
1840, sans donner lieu pourtant, même
abstraction faite des sources religieuses et
mystiques du phénomène glossolalique, à
une catégorisation nosologique spécifique.
Lorsqu'à nouveau les psychiatres s'y
confrontent au tournant du siècle, la chose
intrigue et surprend autrement : ceux-ci
se mettent à interpeller les linguistes, et
à leur demander… s'il s'agit, oui ou non,
d'une langue ! S'agit-il de la transformation
d'une langue existante, ou même d'une
langue inventée, mais bel et bien, oui ou
non, d'une langue ? Saussure, Théodore
Flournoy, Victor Henry se penchèrent sur
le problème (le fameux cas Hélène Smith).
39
Mais c'était les psychiatres qui interpellaient
ainsi les linguistes, non seulement en
position de sujets supposés savoir, mais en
détenteurs d'un métalangage – ce qui était
tout autre chose que simplement ce « bel
exemple de collaboration entre psychologues
et linguistes » dont Jakobson (on aime à
rappeler, comme il le faisait lui-même, son
intérêt pour la glossolalie), à propos de la
collaboration de Flournoy et Saussure, se
félicitera, intronisant les « manifestions
individuelles, délirantes, de la glossolalie » au
rayon de ces anomies psycho-pathologiques
du langage où doit venir se ressourcer
l'analyse structurale6. Il est sans doute vrai
qu'« il n'y a pas de métalangage » ; mais il y a
déjà tant de choses qu'il n'y a pas… Je serais
enclin à voir l'humour de la chose par un
autre biais : à savoir que ce métalangage que
demandaient les psychiatres aux linguistes
en guise de leur savoir, les linguistes eux-
mêmes pouvaient, auraient pu, mais aussi ne
pouvaient pas le reconnaître dans ces délires
où l'on se met à « parler en langues », et faire
valoir ce parler comme le savoir des langues
même. Il faudrait alors dire que le délire des
langues est le seul métalangage, mais qui
performe le langage au point de le rendre
intraitable par son propre savoir linguistique.
De là tout se passe comme si cette scène
philosophique du tournant des années 1960-
1970, par son rapport à la littérature, et par
son rapport à la clinique et la psychanalyse,
devenait elle-même la scène analytique du
désir de savoir qui supportait depuis l'origine
la linguistique structurale, cette linguistique
qui entendit précisément disqualifier la
question de l'origine, qui ne put le faire qu'en
refoulant son propre fantasme originaire, –
on le verra avec Brisset, mais aussi avec les
anagrammes saussuriens. En un mot : une
schizo-analyse du désir du linguiste, procédant
par une schizophrénisation de son signifiant, c'est-
à-dire du signifiant de son savoir, lui-même
érigé en position de signifiant-maître7. Mais
cela pourrait conduire de surcroît à poser
l'hypothèse que ce qui change, entre les
réflexions initiées au début du siècle et le
tournant des années 1960-1970, c'est le champ
du paradigme pathologique : du problème des
aphasies (pour reprendre deux repères usuels,
de l'étude sur les aphasies de Freud à celle
de Jakobson), à celui, précisément, des délires
de langue. Lacan rappelle l'essentiel de ce qui
REVUE KENOSE #0
s'est joué dans les premières, provoquant
à ses dires ce qui, par la psychanalyse, s'y
anticipait de linguistique :
On voit combien le formalisme fut
précieux à soutenir les premiers pas de la
linguistique. Mais c'est tout de même de
trébuchements dans les pas du langage,
dans la parole autrement dit, qu'elle a
été « anticipée ». Que le sujet ne soit pas
celui qui sache ce qu'il dit, quand bel et
bien se dit quelque chose par le mot qui
lui manque, mais aussi dans l'impair d'une
conduite qu'il croit sienne, cela ne rend
pas aisé de le loger dans la cervelle dont il
semble s'aider surtout à ce qu'elle dorme
(point que l'actuelle neurophysiologie
ne dément pas), voilà d'évidence l'ordre
de faits que Freud appelle l'inconscient.
Quelqu’un qui l’articule, au nom de Lacan,
dit que c’est ça ou rien d’autre.8
Mais l'on se demande si, dans les
délires des langues, ne se joue précisément
pas quelque chose de nature à rendre
négligeables les joutes toujours loisibles
des « anticipations » et des primautés au
calendrier des grandes découvertes : un
glissement d'un régime d'autonymie à un
autre, d'un type de discours sur les mots
aux lieux où ils manquent ou défaillent,
à un type de discours pris aux mots là où
ceux-ci défont eux-mêmes la structure de
langage dont ils sont censés faire effet.
Non pas le mot barré, occulté, censuré,
dévié en lapsus ou trait d'esprit, bref le
mot-acte-manqué-du-point-de-vue-du-
signifié-conscient-donc-réussi-du-point-de-
vue-de-la-chaîne-signifiante-inconsciente.
Mais le mot déchargé, proliférant sur lui-
même, essaimant à travers tout le langage,
le désegmentant en un masse non pas «
amorphe » mais liquide et tourbillonnante,
le re-segmentant en lui faisant rendre gorge
d'images sonores, visuelles, posturales
et théâtrales effarantes, envahissant
l'inconscient à lui en faire perdre son
latin, leçons de rhétorique métonymies et
métaphores comprises.
Il est vrai que Lacan lui-même s'est
efforcé de faire tenir ce qu'on suggère ici
de démarquer comme deux hypothèses
irréductibles dans une seule et même
formule, mais dont l'aspect contorsionné
n'en est que plus visible, lorsqu'il revint
sur son énoncé princeps de l'inconscient
REVUE KENOSE #0
symbolique, pour lui faire rendre en vérité
un son radicalement inédit : « L'inconscient,
d'être “structuré commun un langage”, c'est-
à-dire lalangue qu'il habite, est assujetti à
l'équivoque dont chacune se distingue. Une
langue entre autres n'est rien de plus que
l'intégrale des équivoques que son histoire y
a laissé persister »9. S'attachant à réévaluer
ce que Lacan a pu recueillir de la linguistique
de Damourette et Pichon, Michel Arrivé
a souligné le lien du concept lacanien de
lalangue, définie comme « intégrale des
équivoques », au phénomène linguistique
de la systémie homophonique, pour soutenir
qu'in fine la notion lacanienne de lalangue
vient définir le « modèle de la structure de
l'inconscient »10. Serait-ce à dire qu'il revient
au même de tenir l'inconscient « structuré
comme un langage » et « structuré sur le
modèle de lalangue » ? Ce qui pose à tout le
moins deux problèmes : savoir en quoi lalangue
fait structure ; et savoir ce qui, de lalangue,
peut faire « modèle ». Sur le premier point,
Patrice Maniglier a avancé des remarques
suggestives en pointant combien, de Saussure
à Freud, et de Freud à Saussure, la conception
saussurienne du système linguistique
trouvait dans son concept nodal de « signe »,
non pas l'opérateur d'une correspondance bi-
univoque entre les rapports entre signifiants
et les rapports entre signifiés, mais au
contraire une manière d'inscrire, déjà, leur
duplicité constitutive, logeant ainsi dans les
structures mêmes du sens – dans ce langage
où l'on aime voir le transcendantal de notre
anthropologie de la communication, de la
relation, de la communauté des significations
partageables –, la source aussi bien de toutes
les équivocités, creusant toute relation
d'un quiproquo, toute communication d'un
non-dit ou d'un sur-dit, toute signification
communautaire d'un non-sens circulant le
long de ses mailles litigieuses11. Soit cette «
bonne nouvelle », se réjouit Maniglier, « que
psychanalyse et littérature apportent à la
linguistique » :
les actes de langages ne renvoient pas à
des significations, mais déterminent des
signes. [Or] le signe se définit par la logique
singulière de cette détermination - que Freud
appelle « détermination plurielle ». Il s’agit
là d’une définition même du signe : si le rêve
a un sens, s’il fait signe, c’est parce qu’il est
surdéterminé. On sait que le chapitre sur le
40
 travail du rêve commence par la notion de
condensation : « on n’est jamais sûr d’avoir
complètement interprété un rêve ; lors
même qu’une solution paraît satisfaisante
et sans lacunes, il est toujours possible
que ce rêve ait eu encore un autre sens ».
Même, ajoute Freud, cette interprétation
est rigoureusement interminable […]. La
surdétermination est le mécanisme même
de production du sens. Le rapport du texte
manifeste au texte latent n’est pas un
rapport de codage au sens strict, parce qu’il
ne fait pas correspondre à chaque élément
d’un texte, un autre élément de l’autre,
par une correspondance biunivoque : « le
rêve n’est pas une projection fidèle ou une
projection point par point de la pensée
du rêve ». A chaque élément du rêve
correspond un multitude d’éléments des
pensées du rêve : « chacun des éléments
du rêve est surdéterminé, c’est-à-dire
représenté plusieurs fois dans les pensées
du rêve ». Or il se trouve que Freud dit
par ailleurs que les pensées du rêve, ce ne
sont rien d’autres que les relations même
des éléments : « Ce qui nous est fourni
par la pseudo-pensée du rêve, ce sont les
pensées même qui ont provoqué le rêve,
c’est-à-dire leur contenu, et non leurs
relations mutuelles, relations qui sont
vraiment toute la pensée ». Cela signifie
que ce qu’est un signe dépend de sa
relation aux autres signes (de sa position
dans un réseau symbolique), et donc que
la surdétermination est le mode même
de détermination des signes - que c’est à
cause d’elle (ou grâce à elle) que le signe
fait signe, en renvoyant toujours à d’autres
signes. Deux thèses donc, qui font
tout le problème à la fois spéculatif et
technique de la découverte freudienne :
d’une part le signe (la chose à dire) est
déterminé par sa position dans les réseaux
signifiants ; d’autre part, il appartient
toujours à plusieurs réseaux signifiants
à la fois, qui ne sont pas superposables,
autrement dit, à partir desquels on ne
peut établir une sorte de forme abstraite
dans lequel seraient conservées les
relations, au détriment des termes. La
surdétermination est au plus près de ce
que la psychanalyse fait apparaître des
mécanismes du langage12.
Le problème cependant, est que le
« procédé psychotique », ou le « procédé
linguistique » dans la psychose, au sens
où Foucault et Deleuze ont cherché à
le penser, n'a plus rien à voir avec la
41
surdétermination du signe, et a fortiori avec le
devenir interminable de l'interprétation qui
en découle (c'est déjà pénible, comme dirait
Beckett, de penser que ça ait commencé).
Faut-il en conclure à un échec du signe ?
Deleuze et Foucault parièrent au contraire sur
la libération d'une puissance a-sémiologique
du signe, dont l'une des principales modalités
est la puissance de l'homophonie en ce qu'elle
introduit des processus à la fois sonores et
matériels impossibles à inscrire dans une
phonologie. Le jeu du signe n'est plus celui de
la duplicité que lui confèrent les mécanismes
de condensation. Peut-être est-ce, sinon un
abandon de toute rhétorique ou de toute
sémiologie des tropes, du moins une toute
autre rhétorique qui émerge du fond du
langage, à ce « moment » où il ne fait pas
encore, où il ne fait déjà plus, langage.
Si la psychanalyse et la littérature (mais
lesquelles ?) apportent à la linguistique la
bonne nouvelle, le procédé psychotique ne
lui promet que l'antéchrist, et ne lui tend
qu'une tâche destructrice : par exemple,
dit Deleuze de l'entreprise de Wolfson, lui
glisser ce petit secret que la linguistique n'a
pas d'autre désir inconscient, ne devrait pas
avoir d'autre tâche, fût-ce par amour de la
langue, « de détruire la langue maternelle »,
à l'instar de la traduction wolfsonienne qui,
« impliquant une décomposition phonétique
du mot, et ne se faisant pas dans une langue
déterminée, mais dans un magma qui réunit
toutes les langues contre la langue maternelle,
[en] est une destruction délibérée, une
annihilation concertée »… Mais laissons
pour l'instant Wolfson. Certaines figures
peuvent ici prendre valeur générale de ne pas
faire remonter à la surface du discours les
mécanismes du langage, mais au contraire
d'éroder ces mécanismes, non de les faire
apparaître en une surface épiphanique,
mais de les faire grincer jusqu'à l'usure.
Plutôt que la condensation métaphorique,
prolifère la puissance de l'épanorthose13,
comme cet interminable ressassement du
langage sur lui-même qui ne se corrige qu'à
force de se soustraire, qui ne s'ajoute qu'à
se ronger, et ne persévère qu'en marchant
à rebours, pour tendre, non vers le blanc
mallarméen d'un pur silence où le langage
se plaît encore à mirer sa limite sublime,
mais un bruit, un cri étouffé, un coassement,
un grognement d'une bouche encore pleine
REVUE KENOSE #0
de mots dévorés. Arrêtez de manger vos
mots ! dit le professeur de poésie. Mais les
figures atropiques, de l'éparnorthose, du
ressassement, du bégaiement, ne vivent
que de cette manducation averbale, qui
ne s'embarrasse guère du fin travail de
la segmentation phonique, et n'a ni la
règle d'école ni le scalpel chirurgical du
savant pour l'empêcher d'écraser les sons,
en re-brasser les morceaux durs et les
liquides, hésitant encore un instant à en
achever la dévoration ou à les recracher
et les abandonner à la parole, à supposer
d'ailleurs, comme dirait Molloy, que ça
fasse une différence. Ce qui devient
interminable, ce n'est pas l'interprétation
des signes duplices, c'est ce besognage de
signes dont les réseaux et les chaînes sont
devenues si glissants ou si coupants que
rien ne s'y prend, et qu'il faut donc encore
triturer interminablement, pour ne rien
dire, à supposer que c'est mieux que rien,
pour ne pas finir, à supposer que « ça » ait
ne serait-ce que commencé : demandez à
Malone de raconter ses rêves, ou à Molloy
d'associer librement, juste pour voir.
J'en tire, un peu rudement j'en
conviens, cette conséquence que si
lalangue n'est rien de plus que l'intégrale
de ses équivoques, elle est cela même qui
rend toute science linguistique impossible,
et constitue moins son objet que le point
de butée anomique et monstrueux sur
lequel elle devrait achopper au moment
même où elle croit trouver son objet14.
Cela conduirait à considérer que, pour
qu'une science linguistique soit possible,
le « système » ou la structure de la langue
ne peut comprendre les ressources de
l'équivoque sans comprendre aussi les
contraintes qui en inhibent le jeu. C'est
la perspective qu'adoptera Lyotard dans
Discours, figure, ce que l'on pourrait appeler,
en détournant l'expression de Foucault, son
hypothèse répressive, prêtant attention à
la manière dont la structure de la langue
écrase les virtualités « figurales » qui s'y
recèlent malgré elle. Mais c'est également
la perspective de Jean-Claude Milner
lorsqu'il montre que, de cette lalangue, «
une langue, entre autres », la singularité
ne rejoint jamais la particularité qui
permettrait de l'inscrire comme une parmi
d'autres langues, au sein d'un universel
REVUE KENOSE #0
du langage articulable ou « calculable » en
système linguistique. Il faut en conclure que
si le signe linguistique est constitutivement
« duplice », le système d'une langue, lui, ne
peut décidément jamais l'être tout à fait.
Et c'est ce qui distingue précisément une
langue de lalangue. Non pas que l'une soit
singulière et l'autre universelle, mais au
contraire au sens où « une langue » ne se
particularise qu'en spécifiant l'universel de
la langue comme système linguistique, là où
« lalangue » est toujours singulière, anomie
créatrice et créée – jamais « modèle » de quoi
que ce soit, fût-ce l'inconscient. Seulement
tout le problème est là : pour se distinguer
de lalangue, une langue, ou son savoir,
peuvent bien se satisfaire ici d'un criterium
épistémologique15, suffisant à circonscrire la
question transcendantale à quelle condition une
science des langues est-elle possible ?16 Mais cela ne
nous dit encore rien de la façon dont lalangue
se distingue d'une langue, l'asymétrie de leur
rapport le rendant irréversible.
C'est ce qui précisément, pour
Deleuze et Foucault, ne peut se régler
d'aucune position de « critère », ou ce qui fait
que cette distinction ou cette différenciation
n'appartient pas au registre pacifié d'une
simple décision théorique. Elle ne peut s'éclairer
que par l'intervention, chaque fois singulière,
d'un « procédé linguistique », ou contre-linguistique,
intervenant à la fois sur la langue par une contre-
effectuation schizophrénique de sa structure, et
sur le savoir linguistique par un contre-savoir
qui le parodie, l'humorise et, mettant en jeu son
impossibilité, fait de l'impossibilité d'un savoir
linguistique l'objet même de son savoir, ou plutôt
ce qu'il faut « performer » dans une élucubration
sachante de la langue. Ainsi du procédé de
Wolfson l'étudiant schizophrène en langue,
mettant toutes les ressources de son savoir pour
transformer (mais ce doit être un « saut »)
une lalangue en une autre – pour arracher
à la langue maternelle-anglaise lalangue
dont ramparder sa « tour de babil ». Ainsi du
procédé de Brisset, replongeant la langue
française dans le cloaque boueux de ses scènes
originaires. Non pas des anti-savoirs pourtant
: car qui doutera que Brisset et Wolfson aient
rien fait d'autre que d'affronter, dans le délire
de l'esprit et les affres du corps, le problème de
ce qu'il en est d'un savoir de la langue ?
42
Epreuve et contre-épreuve saussuriennes : n'ai pas voulu éloigner de vous la raison de
schizologie d'un désir de savoir fou
Le fondateur de la science
linguistique moderne, dit-on, avait peine
à écrire. Aux déboires des éditeurs et
commentateurs de Saussure, la chose a été
souvent notée, et Saussure lui-même ne le
déplorait pas sans en chercher des raisons
au sein même du champ qu'il entendait
refonder. Voici pourtant qu'au début du
siècle un objet devait subitement attirer sa
curiosité, bientôt accaparer tous ses esprits,
et le lancer dans une recherche qui trois
années durant l'absorbera dans un flux
d'écriture fiévreuse noircissant quelques
quatre-vingt-dix-neuf cahiers, sollicitant
ses étudiants, interpellant des collègues,
chargeant Charles Bally et Antoine Meillet
ses confidents les plus proches d'enquêter
pour lui, entamant des correspondances
pressées d'impatience à des destinataires
inconnus – C'est la raison qui fait que je n'ai pu
hésiter à m'adresser à vous, et qui doit me servir
d'excuse dans la liberté très grande que je prends ;
Grâce à la promesse si obligeante que vous avez bien
voulu me faire, je ne tarderai pas à être fixé, mieux
que par aucun calcul, sur ce point –, accumulant
les preuves, craignant des contre-épreuves,
pistant obsessionnellement les indices
dans des corpus toujours nouveaux, Vous
me prendrez pour quelqu'un qui a complètement
déraillé du bon sens, et qui n'est pas loin de l'idée
fixe en matière d'hypogrammes17, multipliant les
analyses comme autant d'aveux, redoutant
son propre succès à la prolifération de
preuves renforçant tant et si bien sa
conviction qu'il se croirait en proie à ses
propres hallucinations – ayant plusieurs fois
cherché ce qui me retenait comme significatif dans
ces syllabes, je ne l’ai pas trouvé d’abord parce que
j’étais uniquement attentif à Priamides, et après
coup je comprends que c’est la sollicitation que
recevait inconsciemment mon oreille vers Hector
qui créait ce sentiment de « quelque chose » qui
avait rapport aux noms évoqués dans les vers18 –,
se faisant à lui-même son contradicteur,
anticipant les objections, multipliant les
réponses, donnant à son hypothèse tant de
force qu'elle en vient à semer à nouveau
le doute sur le point le plus important, c'est-
à-dire de ce qu'il faut penser de la réalité ou
de la fantasmagorie de l'affaire entière19 – Je
43
doute qui provient de la surabondance même qui
s'offre en fait d'anagrammes20 –, se fixant des
ultimatums, chargeant ses correspondants
de trancher l'épreuve, jusqu'à l'épreuve
décisive, interprétant le silence de son
dernier correspondant « comme un signe
de désaveu », interrompant brutalement la
recherche saussurienne sur les anagrammes21.
C’est que cet objet de l’enquête n’en est
pas tout à fait un, plus et moins qu’un objet,
on dirait autre chose. D'abord, une énigme à
déceler, et plus encore un secret à faire avouer, car
l'énigme s'obstine et se retire obstinément : est-ce
qu'ils voulaient ça ?! Était-ce purement fortuit ou
appliquaient-ils de manière consciente, intentionnelle, ce
procédé ? Mais si tel était le cas, pourquoi n'en avoir
laissé nulle trace, aucun signe d'une tradition et
d'une transmission explicite ? Faut-il croire à une
autre intention elle-même enveloppée dans la
première, ou plutôt l'enveloppant pour n'en rien
laisser paraître – une intention de se cacher :
une volonté de dissimulation si accomplie que
plus rien n'y paraîtra voulu ? Et puis peut-être,
énigme encore, repliée dans la précédente déjà
double : l'énigme de la quête de Saussure lui-
même, quelle passion secrète lui ordonnait
cette recherche elle-même anagrammatique,
au bord de la folie, traversant tous les
atermoiements d'un sujet du savoir en proie
aux revirements les plus contrastés, de la
conviction inébranlable aux incertitudes
toujours renaissantes, de l'exaltation par de
nouvelles pièces venant à son secours aux
déceptions lorsqu'elles s'y refusent, et de
là à de nouvelles déceptions embarrassées
que tant d'exemples ne puissent « pas servir
à vérifier l'intention qui a pu présider à
la chose », et que même « plus le nombre
des exemples devient considérable, plus il
y a lieu de penser que c'est le jeu naturel
des chances sur les 24 lettres de l'alphabet
qui doit produire ces coïncidences quasi
régulièrement »22, au point que la recherche
ne cesse de s'affaiblir en se renforçant,
d'accroître le doute au fur et à mesure que la
conviction se renforce, et que cette « sorte de
foi » dont Saussure se dit traversé ne cesse de
travailler à rebours.
Roman Jakobson, Jean Starobinski,
Michel Arrivé parmi d'autres ne ménageront
pas leurs efforts pour rationaliser la
recherche saussurienne des anagrammes,
pour circonscrire et canaliser le vecteur
REVUE KENOSE #0
de folie qui la traverse jusqu'à l'angoisse
d'être en proie à quelque délire acoustique,
pour en tirer une leçon de sagesse, tirer la
morale de l'histoire à usage du linguiste
revenu à la raison de la pure science23.
Pourquoi fallut-il qu'il revienne à un
chantre de la signifiance comme Roland
Barthes d'être parmi les seuls sensibles à ce
devenir-fou du fondateur de la linguistique
moderne ? Peut-être un intérêt spécial,
non seulement pour la polysémie, pour
l'ambivalence qui travaille tout signifiable,
mais pour cette figure singulière de la
surdétermination qu'est la duplicité des
signes24. Ou bien peut-être une sensibilité
plus musicale que linguistique qu'avait
Barthes, en contrepoint du textualisme
du signifiant. Plus secrètement encore, je
crois, cette fascination qu'il avait pour les
hallucinations auditives de Flaubert et de
Schumann, dont il rapprochait lui-même
l'obsession anagrammatique de Saussure25.
Mais Jakobson et Starobinski ont beau
faire tout ce qu'ils peuvent, faire la part
entre l'obsession subjective de Saussure
et l'objectivité du questionnement qu'il
adresse à la structure de la langue,
démarquer les résidus d'une idéologie
de l'intention créatrice et les contraintes
phoniques universelles qu'il révèle à son
insu, dissocier l'imaginaire d'une origine
absolue et l'expérimentation pratique des
possibilités infinies de la langue, y mêler
le « bricolage » de la pensée sauvage lévi-
straussienne, y injecter la surdétermination
freudienne26… Rien n'y fait et, soupçon
pour soupçon, tant d'arguments avancés
ne paraissent en définitive que trahir eux-
mêmes l'excès qui s'empare de la pensée
saussurienne, et dénier le caractère
constitutif de cet excès pour une science
linguistique qui ne pourra se développer
comme telle qu'en le déniant.
Aussi peut-on résister à souscrire
davantage à l'observation de Michel
Arrivé considérant que l'enquête sur les
anagrammes s'autonomise des recherches
développées au fil des cours de linguistique27,
pour reconnaître au contraire le mérite des
tentatives faites pour replacer l'enquête
saussurienne sur les anagrammes au sein
de la problématique de la fondation d'une
linguistique scientifique, là même où elle
ne s'y inscrit pas paisiblement ni pour en
REVUE KENOSE #0
valider les conceptions, ni pour leur offrir un
terrain d'application ou d'illustration, mais
au contraire ne peut y figurer que comme une
anomie intraitable par le savoir linguistique
dont le Cours s'efforçait d'établir les conditions
et les fondements28. Il revient à Milner d'en
avoir proposé une formulation lacanienne
particulièrement forte, interrogeant ce
qui s'y énonçait – et s'y éprouvait – du sujet
du savoir, en l'occurrence du sujet de la
science linguistique, dans ce qu'il faut
bien appeler, plus qu'une « recherche
sur » les anagrammes, une épreuve, en son
sens pathétique, mais aussi en son sens
ordalique, car de toute évidence Saussure
jusqu'au bout en aura attendu une sentence,
un jugement de vérité qui devait trancher
le noeud – Avaient-ils bien un procédé, manière
de faire et objet d'un savoir secret ? Repartant du
geste saussurien isolant la langue comme
forme ou « réseau de différences », Milner
ramène l'enquête des anagrammes, pour
pointer ce qu'elle symptomatise du sujet
du savoir linguistique, au concept même de
signe :
à la différence du signe des philosophes,
le signe saussurien ne représente pas : il
représente pour les autres signes. Mais à la
différence du signifiant de Lacan, nul n'a
jamais pu dire ce qu'il représentait : en fait,
il ne représente que lui-même, c'est-à-dire
un pur entrecroisement, un rien, dont on ne
peut même pas dire qu'il est un.
Car tel est le paradoxe : l'élément
même qui doit assurer le discernement, est
traversé de la multiplicité des oppositions
où il est pris ; il n'a pas de subsistance qui
assure l'instance de l'Un. C'est que le signe
s'ajuste à un silence : il est construit en sorte
que soit forclos le sujet, dont l'insistance et
la chute répétée cernent le Un de chacun
des signifiants dans sa relation avec un
autre, et confèrent à tous le Un-par-Un
qui les structure comme chaîne. Parmi les
propriétés du signe, le différentiel assure la
suture désirée : l'identité ne se soutient que
de l'absence de tout Soi pour le signe.
Dès lors, se construit, comme a priori,
la figure d'un retour du forclos : pour
Saussure, il ne pouvait s'opérer que par la
réapparition d'un Soi des unités de langue,
et qui fût rapportable à un sujet de désir.
C'est assez désigner les recherches sur les
anagrammes.29
Il n'est pas utile ici d'épiloguer sur
44
les contorsions qu'impose cette conception
du « signe saussurien », c'est-à-dire cette
conception lacanienne du signifiant
rétrojeté sur le texte de Saussure pour
signaler ce qui y fait défaut (le signe de
Saussure ne représente rien, n'est-ce
pas, mais il faut croire qu'on se demande
malgré tout ce qu'il représente puisqu'on
juge utile de constater que « nul n'a jamais su
dire ce qu'il représentait »). En l'occurrence
le défaut noté par Milner – le manque d'un
« soi » de la langue ou d'un sujet représenté
par un signifiant pour un autre – ouvre une
perspective particulièrement stimulante, à
considérer que ce qui s'en décrit ici répond
assez rigoureusement à ce que Lacan avait
identifié comme point nodal de l'étiologie
psychotique. Entendons : non pas que
Saussure soit psychotique, mais la structure
de la langue qu'il met au jour, ne tenant
comme structure qu'à forclore le signifiant-
maître qui soutiendrait la position d'un
sujet, est en soi psychotisante30.
De là, pour voir ce qu'il en
advient du sujet du savoir assujetti à
son épreuve, l'importance de repérer la
façon dont s'opère ce retour du forclos. Et
dans sa forme immédiate, ce retour est
immédiatement sonore. C'est d'entendre
résonner un nom hypogrammatique à
travers la chaîne du vers, et d'un vers
à l'autre, que s'amorce le « Postulat »,
comme dirait Clérambault, la conviction
inébranlable et sans cesse chancelante
ouvrant la quête passionnelle, quérulente,
de garanties, pour rendre justice d'un savoir
oublié. Mais avant d'examiner pour lui-
même ce point, retenons ces observations
importantes de Milner, relevant que
l'anagramme systématiquement « dénie
le signe saussurien ». D'abord parce
qu'il n'est pas différentiel : « chacun des
anagrammes repose sur un certain nom,
dont il distribue les phonèmes. Mais il est
clair que ce nom (propre ou commun), bien
qu'il soit un unité linguistique, n'est pas
traité dans ce qu'il a de différentiel : il a
une identité propre, un Soi, qu'il ne tire pas
du réseau d'oppositions où la linguistique
le saisirait ». Deuxièmement parce qu'il
n'est ni contingent ni arbitraire : « sa
fonction consiste à imposer une nécessité
aux phonèmes du vers, les soustrayant au
hasard qui marque les unités lexicales ».
45
Ensuite parce que le Nom, pris au niveau de la
signification, ne fonctionne pas comme un signifié
mais comme un « sens », et spécifiquement
comme une référence, et « c'est en tant que chose
du monde – et non comme élément d'une langue
– qu'il est la désignation globale de tout le vers.
En ce sens, il contrevient au dualisme : l'ordre
des signes et celui des choses se confondent,
et le second fonctionne comme cause à l'égard
du premier ». Enfin, mais c'est peut-être
le plus important, parce que l'anagramme
disconvient à la pulsation symbolique qui
organise le jeu paradigmatique de la
langue, d'absence et de présence. Ce qui
s'actualise subjectivement dans le registre
fuyant d'une allusivité généralisée, a pour
pendant sur le plan linguistique une
atteinte au principe même de toutes
les descriptions linguistiques ou
grammaticales : quelles que soient leurs
méthodes, celles-ci supposent le tiers
exclu ; deux unités sont soit totalement
distinctes, soit totalement confondues ;
une unité est soit présente dans une
séquence, soit absente. Or, si on considère
la séquence Cicuresque, anagramme de
Circe (ex. de Saussure, Starobinski, p. 150)
ou despotique, anagramme de désespoir
(exemple de Jakobson) : demander si les
formes appariées sont distinctes les unes des
autres n'a proprement plus de sens, puisque
l'anagramme est censé subsister réellement
dans la forme explicite ; de même, Circe ou
désespoir ne peuvent être dits uniquement
présents ou absents. L'anagramme en
tant que tel détermine un lieu où de telles
questions, essentielles pourtant à une
description, n'ont plus de statut.31
Ne serait-ce pas alors cette résistance
même que l'anagramme oppose aux conditions
d'objectivation de quelque chose comme la
langue, qui serait de nature à en révéler les
ressorts internes, et à faire ainsi venir au jour
ce que le discours de la science échoue à en
promettre ? Telle serait la fonction poétique
de l'anagramme, qui ferait tout son prix pour
la science linguistique elle-même. Comme
il ne sied guère à un homme de lettres de
dire du mal de la poésie, je ne m'en prêterai
certes pas l'intention ; et puis ça ferait
mauvais genre. Je m'autoriserai simplement
des conjectures de Saussure lui-même, parmi
celles qu'on jugera les plus hasardeuses,
mais qui sont peut-être, pour cette raison
REVUE KENOSE #0
que Saussure s'y risque pourtant, les
plus intéressantes. Considérant ce qu'en
reconstruisent les fragments sélectionnés
et commentés par Starobinski, l'attention
pourrait être retenue par ceci que le mot
hypogrammatique (à savoir si c'est un «
mot » au sens linguistique d'un lexème, on
se donne déjà une certaine aise) est souvent
supputé par Saussure comme étant mot
divin : nom sacré, de héros ou de roi, nom
de dieu. Que les poètes s'y rapportent –
c'est l'hypothèse même de Saussure –, mais
ne s'y rapportent qu'en taisant ce Nom, et
procédant anagrammatiquement d'une
façon qui le fait malgré tout entendre
sans le prononcer, pourrait déjà suffire à
s'interroger sur l'opportunité de confronter
le questionnement saussurien à l'idée
moderniste d'un travail poétique aux
prises avec le pur signifiant de la langue,
là où la quête du secret originaire, en ce
qu'elle recèle de mythologie, renvoie à une
toute autre scène. Non pourtant la scène
romantique du mythe du génie créateur,
où Starobinski a soupçonné la source de
l'aporie du questionnement saussurien.
Celui-ci ferait l'épreuve d'une homophonie
inhérente à la structure linguistique du
langage mais en excès sur ce qui peut
s'articuler dans une phonologie32 ; aussi
en cherchait-il la source au bon lieu mais
sous un mauvais présupposé : au bon
lieu, à savoir, suivant Jakobson, le lieu
poétique ; mais mauvais présupposé,
puisque Saussure persiste à y chercher
une cause intentionnelle, figurée sous les
espèces du poète. En renonçant à cette
représentation de la création poétique,
il se serait épargné une telle quête, et
aurait réduit cette anagrammatisation
furieusement proliférante, de son
statut subjectif d'épreuve aux allures de
fascination obsessionnelle, au paisible
constat d'un simple fait de structure. De
quoi rassurer l'idéal épistémologique
standard, d'être ainsi rétabli dans son bon
droit : le moins de subjectivité possible,
pour le plus d'objectivation possible. De
quoi aussi nourrir l'idéal symboliste du
poète, tout en le mettant au service d'une
aimable « transaction qui concilie l'une
avec l'autre la poésie et la science de la
langue »33. Patrice Maniglier formule très
bien cette position, disons, jakobsonienne,
REVUE KENOSE #0
lorsqu'il souligne que la recherche sur les
anagrammes
a commencé à partir d’une hypothèse sur la
poésie comme savoir sur le langage. Il s’agissait
d’abord d’une thèse sur la fonction de la poésie
pour les anciens indo-européens, qui disait en
gros que cette poésie n’avait pas pour vocation
d’introduire un peu de musique dans le
discours, ni de chanter les louanges de
Dieu, que sa « préoccupation » initiale
n’était ni esthétique, ni religieuse, mais
« phonique » : « le poète se livrait, et
avait pour ordinaire métier de se livrer à
l’analyse phonique des mots : c’est cette
science de la forme vocale des mots
qui faisaient très probablement, dès
les plus anciens temps indo-européens,
la supériorité, la qualité particulière,
du Kavis des Hindous, du Vates des
Latins, etc. ». La fonction de la poésie
est de faire entendre le signe, et plus
précisément ces sous-unités « incorporelles
» que sont les « phonèmes ». Car le premier
problème de Saussure, c’est précisément que
le phonème n’est pas sonore, que la langue
qu’on parle n’est pas faite de sons, mais
de pures coupures, d’articulations […].
Le véritable problème qui justifie selon
Saussure l’existence de la linguistique, ce
n’est pas qu’on ignore les lois formelles du
langage : c’est qu’on ne sait pas comment
les unités même du langage sont perçues, ni
même ce qui, exactement est perçu dans le
langage. Ce problème, encore aujourd’hui,
n’a pas été résolu.
C’est de ce point de vue que la poésie
est pour Saussure la première linguistique.
Il suggère même que la technique poétique
des anagrammes est responsable du
développement précoce de la science
grammaticale dans l’Inde antique […]. Ce
qui distingue cependant cette poésie de tout
discours savant, c’est qu’elle ne crée pas un «
métalangage » (comme l’est déjà l’alphabet
phonétique) pour saisir les articulations non-
phoniques du discours. Le poète fait jouer
le langage contre lui-même, pour mettre
en évidence les valeurs acoustiques dans
le poème même. Il travaille la « matière »
sonore afin que celle-ci révèle quelque chose
de sa « forme ».34
Seulement on peut également
entendre l'objection de Milner, que
Saussure visait tout autre chose, et qu'«
à la différence de Jakobson, la poésie de
l'intéressait guère et il ne se serait pas
contenté d'avoir rencontré un moyen d'en
46
parler vraisemblablement ; il entendait hymne du Rg-Vêda sans constater qu'il
avoir affaire à la vérité, dans la guise qui est la preuve d'une très ancienne analyse
seule comptait pour lui : la conjecture grammatico-poétique, tout à fait naturelle dès
sur l'indo-européen. Et par cette qu'il y avait une analyse phonicopoétique. Cet
hymne décline positivement le nom d'Agni,
conjecture, il lui importait peu d'avoir un
il serait très difficile en effet de penser
accès de plus aux formes culturelles de la que la succession de vers, commençant les
tradition humaniste : ce qu'il cherchait, uns par Agnim îdê – les autres par Agninâ
c'est un savoir. Les anagrammes doivent rayim açnavat, les autres par Agnayê, Agnê,
épeler le savoir initiatique, secret et etc. ne veuille rien dire pour le nom divin,
oublié, des poètes indo-européens, et s'il est et offre par pur hasard ces cas différents du
impossible de les prendre ainsi, mieux vaut nom, placés en tête des stances. Dès l'instant
les négliger, car alors ils ne valent pas ; aussi, où le poète était tenu, par la loi religieuse ou
la preuve décisive faisant défaut, Saussure poétique, d'imiter un nom, il est clair qu'après
se taira-t-il sur ce sujet »35. Ce n'est bien sûr avoir été conduit à en distinguer les syllabes, il se
trouvait, sans le vouloir, forcé d'en distinguer les
pas congédier la poésie au nom du savoir de
formes, puisque son analyse phonique, juste
l'indo-européen, mais bien en interroger le pour agninâ par exemple, ne se trouvait plus
lieu, là où Saussure lui-même ne cesse de se juste (phonétiquement) pour agnim, etc. Au
référer aux poètes antiques comme à cette simple point de vue phonique, il fallait donc
scène originaire, celle de « l'indo-européen » pour que le dieu, ou la loi poétique fussent
où se reflète l'origine de la science linguistique satisfaits, faire attention aux variétés du
elle-même. C'est même au coeur de son nom […].
hypothèse sur les anagrammes, et ce qu'il Je ne serais pas étonné que la science
lui arrive d'affirmer comme « [s]a thèse », une grammaticale de l'Inde, au double point de
fois posé que les symétries phoniques dans le vue phonique et morphologique, ne fût ainsi
une suite de traditions indo-européennes
vers ne peuvent s'expliquer uniquement par les
relatives aux procédés à suivre en poésie
règles rythmiques dictant les combinaisons pour confectionner un carmen, en tant
phonétiques : compte des formes du nom divin.
En ce qui concerne spécialement le
Un second principe, indépendant texte védique lui-même, et l'esprit dans
du vers même, s'alliait au premier pour lequel il s'est transmis depuis un temps
constituer la forme poétique reçue. Pour inaccessible, cet esprit se trouverait
satisfaire à cette seconde condition du éminemment conforme, par l'attachement à la
carmen, complètement indépendante de la lettre, au premier principe de la poésie indo-
constitution des pieds ou des ictus, j'affirme européenne, tel que je le conçois maintenant,
en effet (comme étant ma thèse dès ici) que le hors de tous facteurs spécialement hindous,
poète se livrait, et avait pour ordinaire ou spécialement hiératiques, à invoquer à
métier de se livrer à l'analyse phonique propos de cette superstition pour la lettre.37
des mots ; que c'est cette science de la forme
vocale des mots qui faisait probablement, dès Ce n'est certes pas le mythe
les plus anciens temps indo-européens, la
romantique du génie poétique qui hante
supériorité, la qualité particulière, du kavis
Saussure ; mais je ne crois pas non plus
des Hindous, du Vates des Latins, etc.36
que ce soit une inspiration « typiquement
“symboliste” ». Ce qui ne pouvait en
Dès lors, l'opposition ne passe pas
revanche manquer d'horizonner sa recherche
entre l'exigence impérieuse d'un savoir, et
remontant du vers saturnien jusqu'à ses
l'audace poétique révélant une vérité du
sources les plus profondes indo-européennes,
langage « insue » de sa science. Elle est
c'était le mythe de souveraineté, ces mythes
débordée par un mythe de l'origine qui est
de souveraineté eux-mêmes rituellement
l'origine de la linguistique dans un travail
inclus dans les institutions qui entourent le
poétique, qui n'initie les premières analyses
pouvoir souverain, et parmi elles l'institution
grammaticales et phonétiques qu'en étant
poétique38. Rimbaud et Mallarmé, en ce
lui-même assujetti à un pouvoir politico-
qu'ils rechargent une pensée moderne
religieux qui le charge de son invocation
de la signifiance qui peut d'autant mieux
édifiante et sacrée :
dénigrer le démocratisme des signifiés
communicables qu'elle a été dé-ritualisée,
Je ne veux pas passer sur le premier

47 REVUE KENOSE #0
dé-sacralisée et laïcisée par eux, donnent
peut-être ici mauvaise mesure de ce que l'on
apprend par ailleurs auprès d'hellénistes
comme Jean-Pierre Vernant ou Marcel
Detienne, où l'on rencontre ces poètes attachés
au Souverain, chargés d'en dire la puissance
et, à l'instar du mnèmôn, d'en rappeler l'origine,
d'en narrer le temps généalogique d'« avant »
tout commencement, bref d'en réciter ex archès
l'avènement théo- ou cosmogonique tout en en
faisant parler la voix muette : le poète porte-
parole du « maître de vérité »39. Qu'on tienne
au moins là une raison autre que de licence
poétique pour laquelle le nom doit être tu,
bien qu'on ne doive finalement entendre que
lui ; qu'il doive résonner dans la chaîne comme
son seul et originaire Sujet, sans qu'on ose l'y
reconnaître prosaïquement comme son sujet
d'énonciation ; et qu'il doive imprégner la
parole d'une omniprésence sans figure, de
cette omniprésence propre à l'éminence
d'une cause absente ou « éloignée », qui ne se
donne pas dans ses effets, mais s'en retranche
infiniment en les donnant, – et l'on se met
à imaginer, à côté des prêtres, précédant
les historiographes royaux qui bientôt les
remplaceront, ces anciens poètes cultivant
la superstition de la lettre, experts en
oralité sacrée et maîtres des hallucinations
auditives.
De là, il devient difficile de
soutenir que la poésie qui intéressait
Saussure n'avait de « “préoccupation”
initiale ni esthétique, ni religieuse,
mais “phonique” », en faisant comme
si le phonisme n'était pas un problème
éminemment religieux, et même politico-
religieux, dans les conditions d'une oralité
sacrée où, comme l'a souligné Detienne, la
Voix est Puissance. Placer les poètes dans
la position de premiers producteurs d'un
« savoir sur la langage », c'est finalement
dresser au linguiste moderne un miroir
bien fidèle pour qu'il s'y reconnaisse (et
non pas de ces miroirs, pour reprendre la
belle formule du même commentateur, «
où nous ne nous reconnaissons pas nous-
mêmes »). Saussure découvrirait chez
les poètes anciens à la fois la source de
la linguistique et cette vérité poétique
du langage où s'excède ce qu'en peut
savoir la linguistique. Par où Saussure
découvrirait dans le Rg-Veda la révolution
symboliste, et l'Anagramme genuit
REVUE KENOSE #0
Mallarmé dans Saussure. Mais si l'on tient
l'hypothèse de ce qui, dans ce travail d'«
analyse phonico-poétique » que Saussure est
convaincu d'arracher au secret, s'allusionne
d'une pratique poétique où se condensent
l'appartenance native de la poésie indo-
européenne au corps de la souveraineté, et
les enjeux politico-religieux du phonisme qui
lui sont attachés, alors la tâche de ce poète
ancien qui « avait pour ordinaire métier de se
livrer à l'analyse phonique des mots » et qui
s'inventait ainsi en proto-linguiste, conduirait
à prendre acte, non pas d'une origine poétique
de la science linguistique, mais d'une origine
théologico-politique et de la poésie (comme le
remarqua une fois Bakhtine) et de la science
du langage (comme le savaient Deleuze et
Guattari)40.
L'aphonie du nom hypogrammatique
y trouve une nouvelle compréhension possible.
Faut-il souscrire à l'analogie suggérée par
Starobinski entre l'analyse saussurienne
des anagrammes et cette « redistribution
d'éléments fabriqués » par laquelle Lévi-
Strauss avait proposé de comprendre le
procédé « bricoleur » de la pensée sauvage41?
Cela aurait la commodité de démarquer
Saussure de Saussure, en dissociant
l'imaginaire du poète créateur qui anime
subjectivement sa recherche, et ce qu'il fait
pratiquement qui l'apparente à l'activité
mythopoétique d'un « écrivain producteur,
voire combinateur, usant d'un matériau
déjà présent et non pas créé ex nihilo […],
usant des possibilités infinies du langage
et coupant court à toute idée d'origine
absolue »42. Ce serait aussi fausser tout le
problème. Il est préférable de tenir cette
observation, sur laquelle Maniglier a insisté,
que tout le problème de Saussure vient du fait
que le phonème n'est pas lui-même audible,
puisqu'il n'est que pure coupure, si bien que
ce qui constitue la sonorité même du son n'est
pas lui-même sonore. De là la tâche du poète
: « le signe analysé devra être manifesté dans
son expression phonatoire même, mais ne
pourra l’être que sur le mode de l’évocation.
Ce qui est suggéré n’est précisément pas
phonique et ne saurait faire l’objet d’une
perception actuelle. Il est, comme le voudrait
Mallarmé, dans les blancs du discours, dans
ce qui ne s’entend pas, dans ce qui reste de
la consommation proprement phonique du
poème »43. – Mais cette analyse n'éclaire que
48
surgir pour lui même le blanc sonore d'un
inaudible phonisme pur, mais exactement
le contraire : pour creuser un trou noir,
cette « zone ultra-dense d'effondrement
de la matière sur elle-même »51, telle cette
« captation de toute sémiose par le réel –
à l'instar de rayons par le trou noir, cette
nécrose de la sémiose, trouve son “origine”,
selon la vulgate, dans un “événement” ni
symbolisé ni symbolisable : forclos », écrit
Gandon, qui ne manque pas de mettre en
lumière la positivité du procédé (à propos de
l'onymique et de chimaera), quelque chose
comme une « recréation du monde »52. Mais
même alors, ce procédé qu'il était lui-même
en train de manier, et dont il expérimentait
le savoir à l'état pratique, Saussure le
référait à un autre savoir obscur qu'un
poète-maître – un Autre de l'Autre – devait
venir garantir. Si bien que son procédé ne
pouvait se développer en un processus qui en
aurait fait chuter le semblant. Aussi son
procédé, tarissant le processus qu'il avait
ouvert, tourna court, et Saussure referma
le quatre-vingt-dix-neuvième cahier.
La langue originaire dans les révélations du
septième ange
Le centième cahier est ouvert par Brisset,
et prend teneur d'une grammaire, elle-
même insérée, ou plutôt extirpée d'une
histoire naturelle de l'animal humain
saisie aux lieux disparates de l'émergence
accidentelle, événementielle, et pour tout
dire hargneuse du langage. C'est qu'en un
sens Brisset est plus libre avec sa folie ; il
possède son procédé plus qu'il n'est possédé
par lui, et n'a plus besoin d'un savoir-maître
pour savoir qu'en faire. D'abord, il sait que
la linguistique est affaire de théologie.
C'est le grand diptyque de Brisset : qu'à
La Grammaire logique résolvant toutes les
difficultés et faisant connaître par l'analyse de la
parole la formation des langues et celle du genre
humain, réponde La Science de Dieu ou de
la Création de l'Homme, voilà dont il ne fait
point mystère ni secret53. C'en est déjà
trop pour la Revue universelle bibliographique
Polyblion qui l'épingle suppôt de combisme
et d'anticléricalisme borné. Mais c'est qu'il
est moins prêtre que prophète, et le second
49
est toujours insupportable au premier ;
aussi envisage-t-il, rapporte Foucault, de
« se faire lui-même l'éditeur d'une oeuvre
dont l'Apocalypse pourtant avait annoncé
l'imminence »54. C'est peu dire que le savoir
n'est plus à chercher au lieu de l'Autre. Peu
ou prou tous les livres de Brisset le disent,
Le Mystère de Dieu est accompli55, Les Prophéties
accomplies (Daniel et l'Apocalypse)56… Enfin, plus
nul écart ici entre un enseignement public
et une secrète recherche ésotérique, entre
le professeur et le savant fou. Brisset est
les deux, et tout est public chez cet homme
qui annonce la « Grande Nouvelle », publie
ses recherches par feuillets, et lance des
appels à contribution pour l'aider à diffuser
son savoir qui expliquera aux hommes par
quelles origines ancestrales leur est venu cet
accident qu'est le langage.
Foucault l'a bien montré, Brisset ne
s'intéresse déjà plus à la grammaire comparée.
D'abord parce qu'il n'y a rien à comparer,
rien qui vaille comme des langues données
dans leur pluralité, même disparates, même
incommensurables. Ce pour quoi Brisset
s'intéresse aussi peu à la comparaison qu'à
la traduction : il forme l'envers du procédé
qu'inventera Wolfson soixante ans plus
tard, bien que les effets respectifs puissent
eux-mêmes être comparés – et entre les
deux, une autre géographie, une autre
politique, entre le problème de la traduction
sur la terre d'exil de toutes les Minorités,
et le problème de l'origine dans le culte
historiographique de la Patrie républicaine ;
il faudra y revenir. Ensuite, parce qu'il n'y a
pas même de grammaire au sens strict. Des
usages et des normes, la langue originaire
est hors d'atteinte : elle ne relève pas de
l'usage, mais de l'événement. Et avant d'être
correct ou incorrect en usage, il faut que
du langage advienne, et le « métalangage »
brissetien ne prend forme que de l'informe
récit de cet advenue violente, dramatique
et drolatique.Ses usages et ses normes
ne pourront venir qu'après, bien plus
tard, dans un avenir infiniment différé.
La grammaire, en ce sens, est toujours
présomptive. Celle de Brisset, quant à elle,
loin de nous en promettre, n'œuvre qu'à son
érosion, sa soustraction, son exténuation.
On dirait plutôt, parfois, une étymologie,
sauf que rien ici ne se dérive des mots d'un
état de langue à un autre. Ce serait plutôt
REVUE KENOSE #0
faisant de la poésie une mise en acte de
ce qui, du signe et de la structure de la
langue, doit d'ordinaire s'absenter pour
qu'il y ait discours, il faut considérer aussi,
et à l'inverse, la façon dont l'hypogramme,
en se soustrayant à la différentielle du
phonème, exhausse et projette dans la
transcendance d'un Originaire un bloc
aphone indifférentiable, plein, qui ne tire
pas sa valeur du réseau d'oppositions où
la linguistique le saisirait47, qui ne donne
que ce qu'il n'a pas (les différentielles
phonétiques), et n'est pas affecté par ce
qu'il donne, bref, qui demeure extérieur à
ses effets, comme il appartient à toute cause
transcendante ou éloignée. Et lorsqu'« il »
sera différencié phonétiquement dans la
chaîne où il sera dispersé, membra disjoncta,
c'est pour autant précisément qu'« il » n'y
entrera pas lui-même, en personne, comme
signifiant phonique, mais seulement dans
le mode indécis, indécidable, de cette
allusivité sonore, par quoi l'hypogramme
excède la pulsation présence/absence,
actuelle/virtuelle, réglant l'actualisation
de la chaîne signifiante. On peut
évidemment rétorquer, encore une fois,
que tout cela est fiction puisqu'aussi bien
le nom hypogrammatique est « induit »,
en fait extrapolé, à partir des phonèmes
disjoints distribués dans la chaîne du
vers48. Seulement si le procédé d'analyse
manié par Saussure est le procédé de cette
extrapolation même, il est inséparable
de la conviction que le nom-thème est là,
caché, encrypté au lieu d'un savoir poético-
linguistique ésotérique, retiré dans le
secret éminent de sa réserve, conviction
à son tour inséparable de l'hallucination
auditive qui en sensibilise le « postulat ».
Si bien que ce double mouvement, du nom
originaire à la chaîne signifiante dont il est
la cause absente, de la chaîne signifiante
au mot-thème qui en est extrapolé, ne
fait que confirmer, dans sa circularité,
et dans l'indécidabilité qui en résulte, le
problème qui anime le délire saussurien
des anagrammes : celui d'une mythe de
l'origine, qui fait revenir du dehors, pour
un savoir linguistique qui dut forclore
l'énigme de la langue originaire, le savoir
originaire de la linguistique elle-même.
Rien de tout cela n'infirme,
mais confirme au contraire l'analyse de
REVUE KENOSE #0
Maniglier, quoiqu'évidemment sur une tout «
autre scène » : « Tout l’art anagrammatique
consiste à laisser une trace, à abandonner
le destinataire de l’anagramme sur une
impression à la fois vague et obsédante, qui
est l’expérience du nom restitué à son état de
signe non actualisé, qui ne se livre donc que
dans cette divination, dans cette suspicion,
dans cette présence douteuse et cependant
insistante. Le poème anagrammatique
donne l’expérience du signe », – et le signe
est le théogramme :
L’Empereur est le seul objet de toutes nos
pensées. Non point l’Empereur régnant…
Il en serait l’objet, veux-je dire, si nous le
connaissions, si nous avions à son sujet la
moindre précision ! […] Telle est la vision à
la fois désespérée et nourricière d’espérance
qu’a ce peuple de son Empereur ! Il ne sait
quel Empereur règne, et le nom même de
la dynastie lui demeure incertain. Dans nos
villages des Empereurs depuis longtemps
défunts montent au trône, et tel qui ne vit
plus que dans la légende vient de promulguer
un décret dont le prêtre donne lecture au
pied de l’autel.49
On ne conclura certes pas, avec
Jakobson et Starobinski, que Saussure
cherchait vainement le secret d'un procédé,
victime d'une idéologie de la création
poétique qui lui faisait projeter sur un Autre
le ressort d'une homophonie inhérente à
l'impersonnelle structure phonétique de la
langue. S'il était bien chimérique de croire
ce procédé déjà donné au lieu de l'Autre, le
procédé lui-même quant à lui ne l'était pas. Au
lieu de l'Autre, il est vrai, il n'y avait rien d'autre
à découvrir que la structure paranoïaque
de la langue et de son signifiant-maître
hypogrammatique. Et c'est précisément ce
dont Saussure dut faire l'épreuve, à son corps
défendant. Mais c'est aussi du sein de cette
épreuve qu'il inventa son procédé – l'analyse
anagrammatique développée à longueur de
pages et de cahiers –, qui lui permettait de
trouver une issue, en faisant fonctionner le
nom hypogrammatique, comme l'a si bien
montré Gandon, comme « un nom propre
absolutisé », capable de trouer la trame
du texte, faisant de chaque anagramme
« une opération positive d'extraction du
sens, une pratique d'effacements “non
récupérables” »50. Et non pas pour faire
50
partiellement le jeu de l'hypogramme, car
il ne s'agit pas de n'importe quel phonème
ni de n'importe quel « blanc », et ne rend
pas compte du jeu d'« évocation » – mais
l'on dirait plus justement : d'invocation – de
ce nom, sous cette forme hallucinatoire
le rendant omniprésent et pourtant
absent, dans son « impression vague et
obsédante ». Il ne suffit pas de dire que
« la fonction de la poésie est de faire
entendre le signe, et plus précisément
ces sous-unités “incorporelles” que sont
les “phonèmes” », en prêtant à Saussure
une vision mallarméenne des poètes
archaïques : car ceux-ci visaient à faire
entendre l'inaudible et l'imprononçable,
non pas en l'espèce des unités minimales
de la langue, mais en l'espèce du nom
divin au lieu d'un savoir ésotérique du
signifiant-maître. Prête-t-on au poète la
tâche symboliste de faire « jouer le langage
contre lui-même, pour mettre en évidence
les valeurs acoustiques dans le poème
même », et ainsi, travailler la « matière »
sonore à ce qu'elle « révèle quelque chose
de sa “forme” » ? Mais ce que découvre
Saussure, ou ce qu'il entend, c'est justement
le Un au-delà de la forme, non donné dans
ce qu'il donne, non donné dans la forme
dont il s'absente – l'Inconsommable.
Il faut alors tenir compte
essentiellement de ceci : que le « mot-
thème » n'est pas un mot, mais un nom
indicible. C'est un mot d'abord indisponible,
imprononcé, sinon imprononçable sous
quelque « loi religieuse ou poétique »
prohibant le « nom divin »44. Pour prendre
au sérieux la double suggestion, d'une
forclusion d'un signifiant maître (Milner),
et d'un retour auditif hallucinatoire
du forclos (Barthes), il faudrait aller
jusqu'à dire que ce « nom » précisément
ne peut pas être un « mot », pas même un
« mot sous les mots », parce qu'il n'est
pas inscrit dans la langue, et ne peut y
figurer comme un monème satisfaisant
des règles préexistantes de construction
morphologique et phonétique. Il est vrai
qu'on peut voir là une extrapolation
oiseuse, en insistant sur le fait que
l'hypogramme est nécessairement induit
à partir des phonèmes répartis dans la
chaîne du vers45 ; mais même alors on
doit continuer de faire comme si le « mot-
51
thème » constituait un matériau phonique
« déjà présent », bien qu'on ne puisse
l'assigner que dans l'opération interne à la chaîne
qui consiste à l'y diviser en parts et à y répartir ces
parts par distribution et combinaison. Les
deux schèmes que Starobinski oppose, du
« bricolage » poïétique, et de la « théologie
de l'émanation », renvoient l'un à l'autre
dans le moment même où ils paraissent
s'exclure l'un l'autre46. On s'engage ainsi
dans un cercle, lui-même caractéristique
d'une structure mythique, tel que le Nom
devient linguistiquement constructible à
partir de l'analyse de la chaîne (« grammatico-
poétique » et « phonico-poétique », comme
dit Saussure), analyse et chaîne qui pourtant le
supposent. Autrement dit l'hypogramme n'est
déterminable comme tel que rétroactivement,
ou récursivement, tout en étant présupposé.
La difficulté est alors que ce « mot », en son
statut de supposé d'un savoir, est un non-mot,
qui ne peut justement pas consister en
une « substance phonique » préexistante,
mais pas davantage comme une matrice
de coupures phonétiques, puisque
précisément il ne cesse de s'y refuser et d'y
soustraire, relançant la quête saussurienne
interminable. L'hypogramme n'est pas
un mot, pas même un nom, mais un nom
indiscible, à la fois impossible et interdit, et
en ce sens un paradoxal bloc aphone, aphone
puisqu'indécomposable ou inarticulable, pure
intensité sourde qui ne se développera dans
son extension phonique qu'en se décomposant
dans la chaîne syntagmatique du vers où il
sera ainsi à la fois inclus (comme phonèmes)
et exclu (comme intensité aphone), à la fois
omniprésent (dans l'obsession sonore du
vers) et absent ou en retrait (comme Nom).
S'il est vrai que l'oreille linguistique n'entend
que les articulations ou les coupures, alors
l'hypogramme ne peut être conçu comme la
« matière phonique » du travail « phonico-
poétique » sans être aussi ce qui renvoie ce
travail même à l'impossible d'un originaire
ou d'une transcendance : bloc insonore,
aphone, du type cri, souffle, écho. C'est ici
que les remarques de Milner, relevant ce qui
dans l'hypogramme saussurien contrevient
systématiquement au signe saussurien,
reprennent toute leur importance. Car
si l'on peut voir dans l'analyse « phonico-
poétique » des poètes anciens une sorte
d'analyse linguistique émergente, tout en
REVUE KENOSE #0
une archétymologie, qui ressasse les bribes
de langage en ce moment improbable où
elles n'émergeaient que pour être aussitôt
replongées dans le magma marécageux
de l'origine. Ce qui en subsiste en guise de
« mots » ne vaut guère plus qu'en l'espèce
de ces indices accidentellement perpétués
depuis cette autre scène qui ne s'occupait
guère de les fomenter. L'origine n'origine
rien, trop liquide, trop ruisselante, trop
capricieuse pour fonder ou inaugurer
quoi que ce soit. Et c'est ce que dit même
l'autonymie de base de l'étymologie
brissetienne – la double étymologie en fait,
ou la double gémellité comme dit Foucault
en détournant le grand motif mythologique
lévi-straussien, d'origine et d'imagination :
Eau rit, ore ist, oris. J'is noeud, gine. Oris
= gine = la gine urine, l'eau rit gine. Au rige
ist noeud. Origine. L'écoulement de l'eau
est à l'origine de la parole. L'inversion de
oris est rio, et rio ou rit eau, c'est le ruisseau.
Quant au mot gine, il s'applique bientôt à la
femelle : tu te limes à gine ? Tu te l'imagines.
Je me lime, à gine est ? Je me l'imaginais, On
ce, l'image ist né ; on ce, lime a gine ai, on se
l'imaginait. Lime a gine à sillon ; l'image ist,
noeud à sillon ; l'image ist, n'ai à sillon.57
L'état premier de la langue, ce n'était
donc pas un ensemble définissable de
symboles et de règles de construction ;
c'était une masse indéfinie d'énoncés, un
ruissellement de choses dites : derrière
les mots denotre dictionnaire, ce que
nous devons retrouver ce ne sont point
des constantes morphologiques, mais des
affirmations, des questions, des souhaits,
des commandements. Les mots, ce sont
des fragments de discours tracés par eux-
mêmes, des modalités d'énoncés figées et
réduites au neutre. Avant les mots, il y
avait les phrases ; avant le vocabulaire, il
y avait les énoncés ; avant les syllabes et
l'arrangement élémentaire des sons, il y
avait l'indéfini murmure de tout ce qui se
disait.58
C'est bien entendu Foucault lui-
même, l'« archéologue » des énoncés,
qui trouve ici son plus étrange miroir. Et
peut-être plus encore le généalogiste, car
c'est bien au sens généalogique, tel que
Foucault le développe dans « Nietzsche, la
généalogie, l'histoire », texte contemporain
de « Sept propos sur le septième ange »,
REVUE KENOSE #0
qu'il faut entendre l'origine chez Brisset,
reparcourant sous les signes les séries
contingentes des rapports de forces qui s'en
sont emparés, des dominations qui s'y sont
sédimentées, des complexes pulsionnels qui
s'y sont dramatisés en gestes obscènes, en
scènes hargneuses, en agressions féroces. Par
quoi l'origine brissetienne à son tour ne fait
mythe qu'en le parodiant, c'est-à-dire en le
dédoublant, ou plutôt en le démultipliant sur
lui-même59, chaque mot pouvant recevoir lui-
même plusieurs sources disparates, rejouant
le mythe de son origine d'une nouvelle
manière pour chaque mot, comme autant
de simulacres scéniques de cette drolatique
origine où l'on ne cesse à chaque fois d'entrer
par une nouvelle voie, au lieu d'en être sorti
une fois pour toutes.
En chacune de ses apparitions, le mot
a une nouvelle forme, il a une signification
différente, il désigne une réalité autre.
Son unité n'est donc ni morphologique,
ni sémantique, ni référentielle. Le mot
n'existe que de faire corps avec une scène
dans laquelle il surgit comme cri, murmure,
commandement, récit ; et son unité, il la
doit d'une part au fait que, de scène en
scène, malgré la diversité du décor, des
acteurs et des péripéties, c'est le même
bruit qui court, le même geste sonore qui
se détache de la mêlée, et flotte un instant
au-dessus de l'épisode, comme son enseigne
audible; d'autre part, au fait que ces scènes
forment une histoire, et s'enchaînent de
façon sensée selon les nécessités d'existence
des grenouilles ancestrales. Un mot, c'est le
paradoxe, le miracle, le merveilleux hasard
d'un même bruit que, pour des raisons
différentes, des personnages différents,
visant des choses différentes, font retentir
tout au long d'une histoire. C'est la série
improbable du dé qui, sept fois de suite,
tombe sur la même face, Peu importe qui
parle, et, quand il parle, pour quoi dire, et
en employant quel vocabulaire : le même
cliquetis, invraisemblablement, retentit.60
C'est l'occasion de distinguer le
procédé schizophrénique de Brisset du
procédé de Saussure. Comme Brisset,
on l'a vu, Saussure fit l'épreuve de ce qui
dans la langue l'excède ; comme chez
Brisset et Wolfson, l'homophonie figure
matériellement cet excès. Mais le procédé
schizophrénisant de Brisset semble lui être
barré, si bien que cet excès prend la forme
52
plus paranoïde par où « s'inclut dans le
réseau d'impossible de la langue, un “en
plus” qui s'en distingue ». Il n'empêche
que Saussure admet de nombreuses façons
de former des anagrammes, phoniques,
graphiques, s’étendant sur plusieurs vers,
dans l’ordre ou dans le désordre, si bien
qu'il n'a aucun mal à entendre dans le mot
latin « CondemnAVissE » (condamnerait) un
anagramme de « cave » (prenez garde !). Ce
serait un cas d'ailleurs riche de virtualités
pour le procédé brissetien. Prenons un
autre exemple de Saussure rapporté
par Starobinski, tel qu'Isis résonnerait
anagrammatiquement dans Osiris, comme
le condensé résiduel de son corps démembré.
On sait comment Brisset s'y prendrait pour
donner raison de cette entente. Car lui au
moins ne s'est pas contenté de dire qu'il
n'y a pas de métalangage, mais a créé un
procédé qui fait qu'il n'y en a effectivement
pas, en fictionnant le langage, par un
procédé qui en fait une mise en scène et
une mise en acte, théâtrale, posturale,
corporelle, déjà cinématographique, de
littéralisation où les corps s'injurient et les
mots poussent aux corps en de nouveaux
membres, et les corps et les mots de
s'agresser, s'étreindre, jusqu'à donner à voir la
scène de ce démembrement, sa sauvagerie,
et comment en sortent, arrachés comme
quelques membres sauvés de la dévoration
originaire, « Osis », « membres », « corps »,
comme ces bribes qu'à notre guise nous
prenons pour mots (ne sachant plus
dévorer, nous parlons, parlons, parlons…).
L'expression de Foucault est parfaite : un
procédé d'homophonie scénique.
Mais les choses sont encore
plus compliquées. En vérité le procédé
de Brisset ne consiste pas seulement à
extrapoler de virtualités d'anagramme
en scènes prodigieuses, car le procédé
des homophonies scéniques ne peut se
développer pour lui-même, à son tour,
sans renverser et tourner en dérision le
principe même de l'anagramme. Aussi ne
trouve-t-on rien chez Brisset de l'effet « trou
noir » signalé précédemment. Pas de trou
noir mais tout au contraire une diffraction
caléidoscopique de mots les plus communs,
qui fait de la recherche brissetienne de
l'origine des langues, loin d'une quête d'un
principe de leur formation dans l'histoire,
53
une manière au contraire d'« ouvrir chacune
sur une multiplicité sans limites ; définir
une unité stable dans une prolifération
d'énoncés ; retourner l'organisation du
système vers l'extériorité des choses dites ».
Ce n'est pas le mot absent, tel un bloc aphone
qui hante la chaîne d'une sonorité allusive et
obsédante, qu'il faut décrypter, désencrypter,
en arrachant à l'Autre le savoir secret de ce
procédé dissimulateur. C'est au contraire,
à partir d'un mot donné dans sa nudité
calme, redéplier toutes les choses affirmées,
les énoncés, interpellations, exclamations,
commandements et supplications, qui sont
venus s'y agglutiner. Ce n'est plus la loi de
l'Autre comme cause éminente, mais au
contraire une manière de rendre toute chose
à l'aléatoire, à sa contingence radicale. « Sous
un mot que nous prononçons, ce qui se cache, ce
n'est pas un autre mot, ni même plusieurs mots
soudés ensemble, c'est, la plupart du temps,
une phrase ou une série de phrases » ; non pas
un anagramme encrypté, un nom proscrit et
le secret de son savoir ou de sa loi phonétique,
mais bien « avant les syllabes et l'arrangement
élémentaire des sons, l'indéfini murmure de
tout ce qui se disait », bien avant la surlinéarité
temporelle et visagéifiée du signifiant, la
rumeur aléatoire d'organes sans écriture
et de paroles sans visage61. « Bien avant la
langue, on parlait. Mais de quoi parlait-on ?
Sinon de cet homme qui n'existait pas encore
puisqu'il n'était doté d'aucune langue ; sinon
de sa formation, de son lent arrachement
à l'animalité ; sinon du marécage auquel
échappait avec peine son existence de
têtard ? De sorte que sous les mots de notre
langue actuelle se font entendre des phrases
– prononcées dans ces mêmes mots ou
presque – par des hommes qui n'existaient
pas encore et qui parlaient de leur naissance
future. Il s'agit, dit Brisset, de “démontrer la
création de l'homme avec des matériaux que
nous allons prendre dans ta bouche, lecteur,
où Dieu les avait placés avant que l'homme
fût créé” »62.
Structure mythique à l'évidence,
que cette « création double et entrecroisée
de l'homme et des langues, sur fond d'un
immense discours antérieur ». Évoquons
alors un dernier aspect des généalogies
folles de Brisset pour en préciser la teneur.
Elles forment quelque chose comme un
« vocabulaire des institutions ». Ou plus
REVUE KENOSE #0
exactement, et plus fantastique encore,
c'est à la fois un vocabulaire des institutions
et une histoire naturelle de l'animal
humain, encastrés l'un dans l'autre. Pas
d'institution sans un traitement particulier
du corps, sans un nouvel investissement
collectif d'organes, sans un organe qui
apparaît soudain provoqué par un nouveau
découpage phonique (pous ce, vois ce pousse,
vois ce pouce !), ou sans un organe qu'on
arrache, ou encore un autre qu'on déplace
sur une nouvelle fonction. Mais à l'inverse,
tout événement de corps est à la fois fait de
langage et de virtualité institutionnelle,
comme le montre l'injurieuse origine du
marché :
Voici les salauds pris ; ils sont dans la
sale eau pris, dans la salle aux prix. Les pris
étaient les prisonniers que l'on devait
égorger. En attendant le jour des pris, qui
était aussi celui des prix, on les enfermait
dans une salle, une eau sale, où on leur
jetait des saloperies. Là on les insultait, on
les appelait salauds. Le pris avait du prix.
On le dévorait, et, pour tendre un piège,
on offrait du pris et du prix : c'est du prix.
C'est duperie, répondait le sage, n'accepte
pas de prix, ô homme, c'est duperie.63
Mais considérons plutôt un cas où
prime l'émergence « organique » d'un mot.
Par exemple l'origine corrélative du pouce
et du mot pouce, telle que Brisset la relate
dans La Grande Nouvelle, ou comme l'homme
sort de la grenouille, paru en fascicule séparé
en 1910 :
Le pouce.
La grenouille n’a pas de pouce, mais
elle a exactement à sa place un indice
qui n’a besoin que de se développer, pour
former un pouce semblable au nôtre.
Les pattes de devant de la grenouille
ressemblent déjà à des mains et elle se
suspend avec, ainsi qu’une personne ; elle
s’en sert pour repousser ce qu’on met à sa
bouche.
Vois ce pousse, vois ce pouce. Ainsi on
vit le pouce pousser.
Si le pouce avait été formé en même
temps que les doigts, il s’appellerait le
gros doigt ou bien les doigts seraient aussi
des pouces, ainsi que cela a lieu pour les
orteils déjà au complet chez la grenouille.
Mais il n’en est pas ainsi : le pouce n’est
pas un doigt et les doigts ne sont pas des
REVUE KENOSE #0
pouces. On dit tout naturellement : les
quatre doigts et le pouce. En général, dans
toutes les langues, le pouce semble avoir
populairement un nom différent des doigts,
tandis que les orteils ont un nom commun.
Les bras de la grenouille ne sont
nullement en rapport avec le développement
des jambes. Ils sont trop courts pour les
besoins du corps ; aussi le premier dont le
bras s’allongea fut-il considéré comme très
avantagé : il a le bras long, dit-on toujours,
de tout homme puissant. En allemand
comme en italien et peut-être dans toutes
les langues, avoir les bras longs est une
expression marquant la puissance. Cela
indique nécessairement une époque où les
bras étaient trop courts, comme le sont ceux
de la grenouille.
[…] Pous vaut prends. Prends est d’ailleurs
le premier de tout cri. Pousse, pouce. Le
pouce sert à prendre, ce n’est pourtant pas sa
fonction toute particulière. Voyons que pouce
vaut bien : prends ça. Tu me repousses, fais
hors, tu mens. – Tu me repousses fortement.
– Tu me pous ce bien, fors. Tu me pousses
bien fort. C’est clair. On voit en même temps
comment se forma la parole. On répétait ce
que l’on entendait, avec une idée nouvelle,
venant de ce que l’on éprouvait, voyait, etc.
Ce qui est clair, en premier lieu,
c'est qu'il n'y a pas lieu d'extraire le langage
comme une strate supplémentaire qui
se surajouterait à l'histoire naturelle de
l'anatomie humaine. On dirait même que
c'est précisément parce que le langage ne
peut être isolé sur une strate extérieure
distincte, qu'il ne peut être stabilisé en lui-
même par des strates intérieures, phoniques,
morphologiques, sémantiques. Il s'ensuit que
la question de savoir s'il y a ou non quelque
rapport bi-univoque entre signifiants et
signifiés n'a même plus lieu de se poser, et
les mots poussent au corps comme un nouvel
organe – comme le pouce pousse aux bras de
grenouille. Mais l'inverse n'est pas moins vrai,
car l'organe luimême survient à l'occasion du
mot émergent, conférant à la surprise de sa
profération son occasion ou son support. Un
darwinisme étrange, peut-être, où l'aléatoire
de la variation libre, événement de corps
ou avènement de langage, est doublement
sélectionné : d'abord par la double articulation
d'un montage anatomique et d'un montage
phonique, rendant le mot lui-même apte
à être répété, et donc à entrer dans de
nouvelles variations libres homophoniques :
54
« Voyons que pouce vaut bien : prends ça. Tu
me repousses, fais hors, tu mens. – Tu me
repousses fortement. – Tu me pous ce bien,
fors. Tu me pousses bien fort. C’est clair. On
voit en même temps comment se forma la
parole. On répétait ce que l’on entendait,
avec une idée nouvelle, venant de ce que
l’on éprouvait, voyait, etc. ». Ensuite, par
la concrétion de groupe ou « l'effet-société
» de ces quasi-mots repris en turbulentes
clameurs : « En ce eau sieds-té = sieds-toi
en cette eau. En seau sieds-té, en sauce y
était ; il était dans la sauce, en société. Le
premier océan était un seau, une sauce, ou
une mare, les ancêtres y étaient en société
»… Mais l'on pourrait voir tout autant en
Brisset un précurseur de Leroi-Gourhan, à
ceci près que, au lieu que l'affranchissement
anatomique de certaines parties libèrent
une fonction expressive distincte des
fonctions de préhension et de locomotion,
la fonction expressive (pousse !) ne cesse
de faire retour dans celles-ci, de les re-
diviser ou de les redifférencier. Ainsi par
exemple le mot pouce ne se définit pas
différentiellement par rapport à d'autres
mots (tousse, rousse, poule, pouffe), mais
par la disjonction qu'il introduit entre deux
parties du corps (pouce/doigts), entre deux
usages de la main « empoucée » (pousser/
prendre), entre deux orientations de la
même partie (bras tournant la main vers
le haut/nageoire la tournant vers le bas),
et de là entre deux avantages inégaux
dans une différentielle de pouvoir (bras
long/bras court), si bien que la locution
avoir le bras long, expression marquant la
puissance, « indique nécessairement une
époque où les bras étaient trop courts,
comme le sont ceux des grenouilles »…
La différentielle signifiante ne s'ébauche
que là où elle peut épouser les disjonctions
corporelles, posturales, gestuelles, qu'elle
n'a fait elle-même qu'esquisser, dans une
sorte de néoténie inversée. Récapitulons
donc brièvement la leçon d'anatomie
linguistique de la machine corporelle,
expérimentation à l'appui :
Première leçon (in vitro) : on porte
quelque chose à la bouche de la grenouille,
elle se sert de ce qui ressemble déjà à des
mains pour le repousser. Pas encore de
main, par encore de pouce, mais le geste
55
prépare le mot.
Deuxième leçon (in vivo) : « Vois
ce pousse, vois ce pouce. Ainsi on vit le
pouce pousser ». Avant que la main serve à
repousser, il a fallu que le pouce pousse sur
la main, et que l'on s'en étonne. L'organe
pousse, et prend le nom de son émergence
même, interloquée : Vois ! ceci pousse ! > Vois
ce pouce ! De la forme verbale à la forme
substantive qui en dérive par homophonie,
le nom enveloppe l'événement de corps et
l'exclamation de sa surprise.
Troisième leçon (contre-épreuve) :
si le pouce n'avait pas été nommé par la
singularité de son émergence, il aurait été
nommé communément au même titre que
les membres qu'il jouxte, par analogie ou
contiguïté avec les doigts : « il s'appellerait
le gros doigt ou bien les doigts seraient aussi
des pouces, ainsi que cela a lieu pour les
orteils déjà au complet chez la grenouille.
Mais il n'en est pas ainsi : le pouce n'est
pas un doigt et les doigts ne sont pas des
pouces », et Brisset sefait science de noter
qu'« en général, dans toutes les langues, le
pouce semble avoir populairement un nom
différent des doigts, tandis que les orteils ont
un nom commun ».
Quatrième leçon (de l'organe à
l'institution) : « Lorsque la grenouille étend
les bras, comme sur notre figure, […]
on remarquera sur la figure que l’avant-
dernier-doigt est le plus long, en relation
avec le quatrième orteil le plus allongé. Le
nom d’annulaire donné à ce doigt, qui porte
l’anneau symbolique du mariage, est dû à
cette particularité ».
Cinquième leçon (d'histoire d'exclusion
et de vol) : « Voyons que pouce vaut bien :
prends ça », soit : « Pous ce = prends cela ».
D'où la dérivation, la dérive suivante : « Tu
me repousses, [tu me] fais hors, tu mens » > « Tu
me repousses fortement [fais hors tue mens] », ou le
geste d'exclusion est conservé par le verbe,
mais fusionne aussi avec le mensonge dans
l'adverbe intensif fortement > « Tu me pous
[prends] ce bien, fors » > « Tu me pousses bien
fort », où l'embryon d'agôn autour d'un bien
pour lequel il aura fallu repousser autrui et
ruser de mensonge, se ré-enveloppe sous la
REVUE KENOSE #0
forme adverbiale bien fort qui n'en garde
trace ici encore que la valeur intensive.

Sixième leçon (d'histoire naturelle,

derechef) : où Brisset ajoute par ailleurs :
« Pous ce = prends cela. On commence à
prendre les jeunes pousses des herbes et des
bourgeons quand le pouce, alors jeune, se
forma. Avec la venue du pouce, l'ancêtre
devint herbivore », suivant l'investissement
collectif d'organes qui commande la
subordination de l'oralité alimentaire à la
prééminence du pouce, de ses événements
verbaux et de ses usages.

C.Q.F.D.

Guillaume Sibertin-Blanc.

REVUE KENOSE #0 56
 NOTES
1. Une version en est exposée par Lacan
dans son séminaire du 9 avril 1970,
reprenant un enregistrement fait la veille
pour la Radio-Télévision Belge, qui la
diffusera en juin de la même année. Une
troisième version sera réécrite pour sa
publication dans Scilicet 2/3, décembre
1970.
2. Il faudrait donner place également
ici à Barthes, et son « écoute » des
anagrammes : « Erté ou A la lettre » (1971)
(« c’est, en somme, que la poésie est
double : fil sur fil, lettre sur lettre, mot sur mot,
signifiant sur signifiant », Oeuvres, t. II, p. 1231) ;
« Saussure, le signe, la démocratie » (1973), qui
se termine en faisant des anagrammes l’envers
de la linguistique ; « Rasch » (1975) ; Roland
Barthes par Roland Barthes (1975).
3. C’est même l’un des points de départ de
la lecture deleuzienne de Louis Wolfson,
et l’introduction du concept de « procédé
linguistique ».
4. Voir en particulier J. Lacan, Séminaire
VII. L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960),
Paris, Seuil, 1986, p. 55-57 et suiv.
5. Voir M. Arrivé, « Freud et l’autonymie »,
in J. Authier-Revuz, M. Doury, S. Reboul-
Touré (dir.), Parler des mots : le fait autonymique
du discours, Paris, Presses Sorbonne
Nouvelle, 2003, pp. 317-333 ; et « Langage
et inconscient chez Freud : représentations
de mots et représentations de choses », in
Cliniques méditerranéennes, n° 68, 2003. Voir
également Linguistique et psychanalyse, Paris,
Méridiens-Klincksieck, 1986, Langage et
psychanalyse, linguistique et inconscient, Paris,
PUF, 1994 ; Le linguiste et l’inconscient, Paris,
PUF, 2008.
6. R. Jakobson, L. Waugh, La Charpente
phonique, 1980, p. 262 (« En tout cas,
quoiqu’il en soit des résultats dans ce cas
précis, voilà un bel exemple de collaboration
entre psychologues et linguistes qui devrait
être imité et inspirer de nouvelles
recherches en matière d’analyse structurale
des manifestations individuelles,
délirantes, de la glossolalie »).
7. Soit ce que Lacan, depuis L’Envers de la
psychanalyse, identifie dans sa combinatoire
des « quatre discours » comme la
détermination de base du « discours de
l’université ».
57
8. J. Lacan, « Radiophonie », art. cit.
9. J. Lacan, « L’Etourdit », Scilicet, 4, 1973,
p. 47.
10. M. Arrivé, « Pichon et Lacan : quelques
lieux de rencontre », Histoire Epistémologie
Langage, 11-II, 1989, p. 126.
11. P. Maniglier, « Surdétermination et
duplicité des signes : de Saussure à Freud »,
in Savoirs et clinique, « Transferts littéraires »,
n° 6-7, Erès, Ramonville Saint-Agne, octobre
2005. Maniglier retrouve ainsi ce qui avait
constitué déjà le trait le plus radical de la
sémiologie post-saussurienne pour Roland
Barthes, au-delà de la simple polysémie : « Et
pour finir ceci : contraire à ce que l’on attendrait,
ce n’est pas la polysémie (le multiple du sens)
qui est louée, recherchée ; c’est très exactement
l’amphibologie, la duplicité ; le fantasme n’est
pas d’entendre tout (n’importe quoi), c’est
d’entendre autre chose… » (Roland Barthes par
Roland Barthes, p. 73) ; et en rapport avec les
anagrammes saussuriens, Le Bruissement de
la langue, Paris, Seuil, p. 23 (« C’est, comme
l’a remarqué Benveniste, la découverte de la
“duplicité” du langage qui fait tout le prix de
la réflexion de Saussure »).
12. P. Maniglier, « Surdétermination et
duplicité des signes », art. cit.
13. Voir le « procédé mélancolique » plus que «
psychotique » de l’épanorthose, tel que l’analyse
Armelle Talbot dans son bel article sur le théâtre
de Jean-Luc Lagarce : « L’épanorthose : de la
parole comme expérience du temps », in Jean-Luc
Lagarce dans le mouvement dramatique, Besançon, Les
Solitaires Intempestifs, 2008, p. 255-269.
14. Par où Michel Arrivé trouve « la
justification théorique de la pratique du
jeu de mots homophonique dans le discours
lacanien. Si l’inconscient est structuré
comme un langage, lalangue, où règne
l’homophonie, et si, en outre, il n’y a pas
de métalangage, le seul moyen de dire
l’inconscient sera de se plier à toutes les
homophonies de la langue » (« Pichon et
Lacan », art. cit., p. 126). Arrivé apportant à
la question des rapports entre psychanalyste
et linguistique des contributions importantes
en position de linguiste lisant Lacan, l’on ne
peut évidemment pas lui reprocher de ne pas
se poser la question de ce qu’il adviendrait
de la linguistique si le linguiste en faisait. Il
faut donc aller voir là où l’on s’y est risqué :
REVUE KENOSE #0
Wolfson exemplairement, Brisset déjà, et
à mon sens également, au même moment,
Saussure lui-même.
15. Voir par exemple l’analyse de Milner des
« stratifications » de l’objet linguistique,
permettant d’en conjurer le travail de
l’équivoque : L’amour de la langue, op. cit.,
chap. 1.
16. Je simplifie ici exagérément. Repartant
du problème que Lacan avait extrapolé
de l’aporie de la logique aristotélicienne
concernant la négation portant sur
l’universel, et comprenant alors le « pas-
tout » de lalangue comme ce que la langue
doit inclure pour se totaliser, mais qu’elle
ne peut inclure sans faire chuter cette
totalisation imaginaire même, J.-C. Miller
montre que ce criterium épistémologique
s’inscrit nécessairement sur deux plans,
marquant le « tout ne peut pas se dire »
du double sens d’une impossibilité à la
fois logique et morale : « Comme Tout, [la
langue] ne cesse de rencontrer la possibilité
qu’elle est faite pour dénier – le pas-tout de
lalangue : ce qui se mesure élémentairement
à ceci que l’extralinguistique dont on
devrait garantir le Tout de la langue, il
n’en subsiste rien que par les noms qu’on
en profère. L’impossible qu’il y a dire tout
de lalangue dans la langue, se distribuera
sur le Tout en guise d’un prohibé, ce
qui se dit aussi : “quelque locution de
lalangue est prohibée.” Le domaine de cette
prohibition sera celui où la langue et lalangue
se confrontent » (L’amour de la langue, op. cit., p.
76). Par où Miller trouve confirmation de ceci,
« qu’à l’être parlant, ce qui est impossible
doive aussi être défendu », suivant « une
structure qui ne cesse d’opérer quand les
lois de la parole sont en cause » (ce qui, soit
dit en passant, désigne très exactement la
circularité logico-morale que Deleuze ne
cessera d’épingler dans les philosophies de
la transcendance, c’est-à-dire, en dernière
analyse, dans la théologie).
17. Lettre à Meillet du 9 octobre 1908,
Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 40, 1986,
p. 8.
18. F. Saussure, cité in J. Starobinski, Les
Mots sous les mots, op. cit., p. 55.
19. F. Saussure, ibid., p. 137.
20. F. Saussure, ibid., p. 132.
21. La recherche sur les anagrammes
s’étend de la fin décembre 1905 à la mi-
REVUE KENOSE #0
avril 1909 : son champ s’étend de la poésie
latine d’abord archaïque (Livius Andronicus,
Naevius, Ennius, Pacuvius, Plaute...), puis
classique (Virgile, Catulle, Tibule, Ovide,
Horace...), dans l’épopée homérique, les
hymnes védiques, la chanson de geste
germanique, enfin dans les textes en prose
(Pline, Cicéron, César, Valère Maxime…).
Francis Gandon rappelle : « L’année 1906
est celle de la seconde crise traversée par
Saussure. La première, en 1893-1894,
correspondait à l’intuition schizoïde d’une
impossibilité à jamais constituer comme
science ce dont l’objet apparaissait comme
irrémédiablement fissuré (la langue sous ses
hypostases diachronique et synchronique).
Les notes sur Whitney constituent, à cet
égard, un témoignage de premier ordre.
La seconde est causée, selon H. Parret [«
Réflexions saussuriennes sur le temps et
le moi », Cahiers Ferdinand de Saussure, n° 49,
Genève, Droz, 1995-1996], par l’impact des
Anagrammes ».
22. F. Saussure, Lettre à Giovanni Pascoli du
6 avril 1909, cité in J. Starobinski, Les Mots
sous les mots, op. cit., pp. 150-151.
23. La question des « deux Saussure
» est devenue un leitmotiv des études
saussuriennes depuis la deuxième moitié
des années 1970 : voir Recherches, 1974 ; L.-J.
Calvet, Pour ou contre Saussure, Paris-Genève,
Payot, 1975 (évoquant une « véritable
révolution » à propos des anagrammes) ;
et H. Parret, La Langue introuvable, Maspéro,
Paris, 1981, qui oppose tel docteur Jekyll et Mr
Hyde le « visage nocturne de Ferdinand » au
professeur genevois, tandis que M. Pêcheux et
F. Gadet voient à l’oeuvre une « schizophrénie »
nocturne défaisant le travail des « dichotomies
diurnes ».
24. Cécile Hanania remarque : « Si sa théorie
textuelle postule une pluralité radicale du texte,
il semble que soit venue se greffer sur elle une
autre écoute beaucoup plus fantasmatique, qui
lui fait goûter l’amphibologie du langage et
qui va le porter, plus généralement, vers tout
ce qui est susceptible de recevoir deux sens, et
plus encore, au prix d’un glissement subreptice,
deux sens contraires. Cette double écoute, il la
goûte avant tout, comme il le dira, dans : “les
addâd, ces mots arabes dont chacun a deux
sens absolument contraires [...] ; la tragédie
grecque, espace de la double entente [...] ; les
délires auditifs de Flaubert […] et de Saussure
58
(obsédé par l’écoute anagrammatique des
vers anciens)” » (C. Hanania, Roland Barthes et
l’étymologie, Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt
am Main, New York, Oxford, Wien, Peter
Lang, 2010, p. 108, citant Roland Barthes par
Roland Barthes, p. 73).
25. Dans « La mort de l’auteur », Barthes
rapproche l’obsession saussurienne des
anagrammes (qui à dire vrai n’obsédèrent
pas moins Barthes lui-même) aux « délires
auditifs » de Flaubert, mais aussi aux
addâd arabes (Oeuvres II, Paris, Seuil, 2002,
p. 495 et suiv.). Ailleurs, les résonances
se font entendre avec l’espace de la
tragédie grecque, comme « espace de la
double entente, dans lequel “le spectateur
entend toujours plus que ce que chaque
personnage profère pour son compte ou
celui de ses partenaires” » (Oeuvres III,
Paris, Seuil, 2002, p. 150, se référant aux
analyses de Jean-Pierre Vernant). Persida
Aslani a signalé cette ligne barthésienne
autour du motif de « l’écoute du double »,
dans sa belle étude Roland Barthes : L’écriture
de la théorie, Thèse de Doctorat, Université
Paris 7-Denis Diderot, 2005.
26. « Ici, le linguiste en vient à supposer
que les poètes composent leurs vers à la
façon dont la pensée mythique (selon Lévi-
Strauss) compose son système d’images.
Mais c’est finalement le linguiste qui se
p.rend au piège du procédé qu’il attribue
au poète. Faute de pouvoir prouver la
réalité du bricolage phonique pratique
(suppose-t-il) par le poète, il multiplie
les analyses qui, elles, sont à coup sûr du
bricolage : qu’il s’y prenne à revers du sens
qui aurait dû être celui de la composition
n’y change rien. L’analyse ne prétend que
faire en sens inverse le chemin suivi par le
travail du poète. Elle est l’image renversée
de cette méthode (supposée) de la création
poétique. Et le matériel phonique se
prête docilement à cette sollicitation » (J.
Starobinski, Les Mots sous les mots, op. cit., p.
152).
27. M. Arrivé y voit même une différence
notable entre les deux recherches «
ésotériques » de Saussure : celle sur la
légende germanique du Nibelungenlied,
qui finira d’ailleurs par donner lieu à
un enseignement public, et qui, si elle
n’est pas mentionnée dans le Cours de
linguistique générale, n’en reprend pas moins
59
le questionnement sémiologique (le texte
de la légende étant alors « traité comme
manifestation d’un système de signes,
analogue à celui de la langue, et propre à
être décrit selon les mêmes méthodes ») ; –
et celle sur les anagrammes, qui au contraire
« s’éloigne fortement des concepts et des
méthodes de la linguistique, même si elle
prend pour objets des textes » (M. Arrivé,
« Un moment important dans l’histoire des
sciences humaines : l’oeuvre de Ferdinand de
Saussure », Conférence de rentrée de l’Ecole
Doctorale de l’Université de Lyon, 11 janvier
2012, doc. dactyl., pp. 9-10).
28. Mentionnons notamment le livre récent
de F. Bravo, Anagrammes. Sur une hypothèse de
Ferdinand de Saussure, Lambert-Lucas, 2011 ;
F. Gandon, De Dangereux édifices. Saussure lecteur
de Lucrèce : les cahiers d’anagrammes consacrés
au “De rerum natura”, Paris-Louvain, Peeters,
2002 (tout particulièrement le chap. 6, p.
163 et suiv.) ; et déjà J.-C. Milner, L’Amour
de la langue, Paris, Seuil, 1978, 2nde édition,
Verdier, 2009, chap. 6.
29. J.-C. Miller, L’amour de la langue, op. cit., pp.
79-80.
30. Bien que dans une perspective tout autre,
Francis Gandon travaille lui aussi ce schéma «
forclusif », voyant à l’oeuvre dans « la machine
anagrammatique » montée par Saussure sur
le De rerum natura le travail à l’oeuvre d’une «
consumation du sens » et d’un « effacement
du sujet » (F. Gandon, De Dangereux édifices,
op. cit., chap. 6, pp. 163-201, notamment p.
177 et suiv., considérant « les mots-thème
comme des trous dans la trame signifiante,
et le phénomène anagrammatique comme
une apparition : apparition, dans le réel du
texte, de ce qui, forclos, reste forcément hors
d’atteinte »).
31. J.-C. Milner, L’amour de la langue, op. cit.,
pp. 81-82.
32. Milner ici encore dit bien la situation
contradictoire où s’affronte le savoir
de la langue et le secret de lalangue, la
linguistique et l’anagramme : « D’une part,
[l’anagramme] est tout entier formulable en
termes de phonèmes, et suppose une analyse
fondée, quant à elle, sur le principe qui fait
contingente l’homophonie – en sorte que
celle-ci ne reçoit de statut que par un système
qui la dévalue – ; d’autre part, il dénomme
un réel qui excède toute phonologie possible
: par là, par l’incontournable de son réel, il
REVUE KENOSE #0
met la langue en excès, qu’on la prenne
en elle-même ou dans sa représentation
calculable : cette fonction d’excès, nous
l’appelons lalangue »
33. J.-C. Milner, L’amour de la langue, op. cit.,
p. 85.
34. P. Maniglier, « Surdétermination et
duplicité des signes », art. cit.
35. J.-C. Miller, L’amour de la langue, op. cit.,
p. 86.
36. F. Saussure, Ms. fr. 3963, cité in J.
Starobinski, Les Mots sous les mots, op. cit., p.
36.
37. Ibid., pp. 37-38.
38. Les études consacrées par J.-P. Vernant
à cette question sont fameuses : Les Origines
de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962, rééd.
1995, chap. VII (« Cosmogonies et mythes
de souveraineté ») ; Mythe et pensée chez les
Grecs, Paris, Maspero, 1974, tome I, chap.
I et II (« Structures du mythe », « Aspects
mythiques de la mémoire et du temps ») ;
et avec P. Vidal-Naquet, La Grèce ancienne, t.
1 : Du mythe à la raison, Paris, Maspero, 1965,
rééd. Seuil, « Point », 1990, chap. IV.
39. Voir les analyses de M. Détienne sur les
fonctions rituelles et cultuelles du poète
dans les institutions magicoreligieuses de la
souveraineté archaïque : Les Maîtres de vérité
dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1967,
rééd. Seuil, 1980 coll. « Agora-Pocket » (et
sur le « procès de laïcisation » corrélative
de la mémoire et de la parole poétique,
dont témoigne Simonide, pp. 164-166).
Sur le personnage social du mnèmôn, cf.
L. Gernet, « Le temps dans les formes
archaïques du droit » (1956), in Droits et
institutions en Grèce antique, Paris, Maspero,
1972, rééd. Garnier Flammarion, 1982.
40. Maniglier rappelle l’hypothèse de
Saussure suivant laquelle la « technique
poétique des anagrammes est responsable
du développement précoce de la science
grammaticale dans l’Inde antique » ; mais
il faut la lire jusqu’au bout : « Je ne serai
pas étonné que la science grammaticale
de l’Inde, au double point de vue phonique
et morphologique, ne fût ainsi une suite
de traditions indo-européennes relatives
aux procédés à suivre en poésie pour
confectionner un carmen, en tenant
compte des formes du nom divin »
41. J. Starobinski, Les Mots sous les mots, op.
cit., p. 151.
REVUE KENOSE #0
42. Cécile Hanania, Roland Barthes et
l’étymologie, op. cit., p. 221.
43. P. Maniglier, « Surdétermination et
duplicité des signes », art. cit.
44. Michel Arrivé fait le lien entre la
question des anagrammes et le problème
de la prohibition des noms, le blasphème ou
les tabous du deuil. Francis Gandon pour sa
part, analysant le cahier saussurien consacré
au De Natura Rerum, y relève que certains
anagrammes portent sur « ces noms qui ont
rapport aux Enfers » que Platon appelait à
bannir de la cité, « tous ces noms terribles
et qui épouvantes : Cocyte, Styx, défunts,
spectres, tout ce qu’il y a encore sur le
même patron, et dont le nom seul donne
le frisson à quiconque l’entend ! » (Platon,
La République, III, 387b-c, tr. fr. L. Robin,
Paris, Gallimard, Pléiade, 1950, pp. 936-
937). Il y voit l’indice que « dans cette “voix
étrange”, anonyme et plusieurs, qui parle
les Anagrammes, triomphe la mort. Ce qui
ne saurait, évidemment, surprendre. Une
approche quelque peu différente, celle de
la forclusion comme “purgation” radicale de
la symbolisation […] montrera en quoi la
paronomase, métaphore à la fois parodique et
purifiée du sens, reste justement l’expression
élective du travail de la mort » (F. Gandon, De
dangereux édifices, op. cit., pp. 177-178).
45. « Le mot thème n’ayant jamais fait l’objet
d’une exposition, il ne saurait être question
de le reconnaître : il faut le deviner, dans
une lecture attentive aux liens possibles de
phonèmes espacés. » (J. Starobinski, Les Mots
sous les mots, op. cit., p. 46).
46. Sur l’opposition de ces deux schémas,
voir les pages importantes de J. Starobinski,
op. cit., pp. 61-65. Starobinski conclut bien
entendu que Saussure « eût, à coup sûr,
repoussé toute interprétation émanatiste des
hypogrammes »…
47. J.-C. Milner, L’amour de la langue, op. cit.,
p. 81.
48. Sur ce mécanisme dit de « paralogisme
de l’extrapolation », voir G. Deleuze, F.
Guattari, L’Anti-Oedipe, op. cit.,
pp. 86-89, et 239-247.
49. F. Kafka, La Muraille de Chine, tr. fr. J.
Carrive et A. Vialatte, Paris, Gallimard,
1950, pp. 112-113.
50. F. Gandon, De Dangereux édifices, op. cit., p.
182.
51. L’analogie est avancée par Lotman au
60
milieu des années 1970, et Gandon l’entend qui met en cause la possibilité même d’une
ainsi : « Les Anagrammes provoquent sémiologie (ou d’une logique des signes
donc une courbure généralisée de l’espace et de leur duplicité) non moins que de la
textuel : ils attirent à eux l’étoffe sonore possibilité d’une « visagéification » (ou d’une
des mots, comme le trou noir piège les subordination du corps à la surlinéarité
rayons de la lumière » (De Dangereux édifices, du langage). Elle place sous le signe d’une
op. cit., p. 182). Il faudra examiner ailleurs écriture du désastre cette « catastrophe qui se
ce qu’il adviendrait ici du concept de « trou répercute sur les signes mêmes : c’est la fin du
noir » que construit Guattari au même langage lui-même qui nous arrive. Les formes
moment, et, bien que ses enjeux débordent de contenu, les corps se défont… » : l’humour
déjà à cette date le seul débat avec la de Brisset veut que cette catastrophe finale
psychanalyse lacanienne, où l’on pourrait du langage soit le secret originaire de son
voir une transformation-destruction du émergence – improbable cela va sans dire.
concept de forclusion. 62. Ibid., p. 18.
52. F. Gandon, De Dangereux édifices, op. cit., 63. J.-P. Brisset, cité in Foucault, ibid., p. 18.
p. 184. Gandon note d’ailleurs que ressurgit
ici, de façon surprenante, la question du
référent, « partout ailleurs répudié au profit
de la fonction symbolique (on aura noté
l’hésitation de Saussure : seuls les noms
géographiques sont concernés, puis une
note marginale élargit le cas à l’ensemble
des noms propres). […] Ici (onymique) et
là (chimaera), le référent intervient donc
directement, mince canton d’un univers
ayant gommé le signifié – échappant à
l’arbitraire par cela même. Canton ou
promesse ? » (Gandon, op. cit., p. 191)
53. La Grammaire logique, Paris, E. Leroux,
1883; in-18°, 176 p. ; La Science de Dieu ou la
Création de l’Homme (Paris, Chamuel, 1900;
in-18°, 252 p.) ; Les Origines humaines, 2e
édition de La Science de Dieu, entièrement
nouvelle (Angers, l’auteur, 1913; in-18°,
244 p.).
54. M. Foucault, « Le cycle des grenouilles »
(1962), Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994,
tome 1, pp. 203-204.
55. « En gare d’Angers, Saint-Serge,
l’auteur, 1890 » ; in-18°, 176 p.
56. « Angers, l’auteur, 1906 » ; in-18°, p. 299
57. J.-P. Brisset, cité in Foucault, « Sept
propos sur le septième ange », Paris,
Gallimard, 1994, tome 2, p. 18.
58. Ibid.
59. Cf. P. Klossowski, « Nietzsche, le
polythéisme et la parodie », in Un si funeste
désir, Paris, Gallimard, 1962.
60. M. Foucault, « Sept propos sur un
septième ange », op. cit., pp. 18-19.
61. Cf. Loreline Courret, « L’organe de la
lettre », 2013 (étude inédite), qui analyse,
sur le cas de Claude Simon, la façon dont
peut se libérer une substance d’expression

61 REVUE KENOSE #0
REVUE KENOSE #0 62
Nous souhaitions remercier Arnaud François et Guillaume Sibertin-Blanc pour leur
soutien ainsi qu’Anthony Lejuez sans qui nous n’aurions jamais eu les moyens de créer
cette revue.
Sans oublier nos ami(e)s.

J
Site
www.kenose.su

Contact
revue@kenose.su

J
Achevé d’imprimer
à Toulouse
Mai 2014
 C ’étaient cinq jeunes gens qui avaient tous le mauvais âge, entre vingt
et vingt-quatre ans ; l’avenir qui les attendait était brouillé comme
un désert plein de mirages, de pièges et de vastes solitudes. Ce soir-là,
ils n’y pensaient guère, ils espéraient seulement l’arrivée des grandes
vacances et la fin des examens.
– A la rentrée, dit Laforgue, nous pourrons donc publier cette revue,
puisqu’il se trouve des philanthropes assez naïfs pour nous confier des
argents qu’ils ne reverront pas. Nous la publierons, et au bout d’un certain
temps, elle mourra…
– Bien sûr, dit Rosenthal. Est-ce que l’un de vous est assez corrompu pour
croire que nous travaillons pour l’éternité ?
– Les revues meurent toujours, dit Bloyé. C’est une donnée immédiate
de l’expérience.
– Si je savais, reprit Rosenthal, qu’une seule de mes entreprises doive
m’engager pour la vie et me suivre comme une espèce de boulet ou de
chien fidèle, j’aimerais mieux me foutre à l’eau. Savoir ce qu’on sera, c’est
vivre comme les morts…
– Il faudrait, dit Laforgue, être absolument délivré de la peur de mourir.
– Pas de romantisme, dit Bloyé, ni d’angoisse métaphysique. Nous faisons
des projets de revue et nous avons des conversations élevées parce que
nous n’avons ni femmes ni argent ; il n’y a pas de quoi s’exciter. D’autre
part, il faut faire des choses, et on les fait. Ce ne sera pas toujours des
revues.
– Si on allait boire, dit Pluvinage.
– Allons, dit Jurien.

Nizan, La Conspiration.

Numéro # 0 : Postures

Ont participé à ce numéro:

Bernard Aspe, Neids Berdich, Stéphane Legrand, Joan Larzac, Pierre Molin,
Guillaume Sibertin-Blanc & ceux de la revue Kénose.

Les photographies sont extraites de Photographies 1985-1997 de Didier Combes.

Prix libre.
K