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Lacan : la psychanalyse, la mathématique et l'impossible

Laurent Carrive
Dans Essaim 2012/1 (n° 28), pages 113 à 121
Éditions Érès
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749232096
DOI 10.3917/ess.028.0113
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Lacan : la psychanalyse,
la mathématique et l’impossible

Laurent Carrive

L’abord des relations de Lacan aux mathématiques présente deux diffi-


cultés. D’une part, il convoque des champs très divers : la psychanalyse, les
mathématiques, la philosophie, la linguistique, l’histoire, auxquels s’ajoutent
certaines de leurs combinaisons comme la philosophie des mathématiques.
D’autre part, ces relations ne se limitent pas à un usage. Dès les débuts
de son enseignement, on observe une réversibilité des concepts de Lacan,
entre psychanalyse et mathématiques.
Le signifiant, jusqu’à la période du mathème (1966-1967), est mathé-
matique et la mathématique est du signifiant 1, ce que Milner justifie
par un rapport d’identité entre sujet du signifiant et sujet de la science
mathématisée.
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La lettre, identique à elle-même, assure à la mathématique sa trans-
missibilité intégrale. Les lettres bourbachiques, plus que de désigner des
assemblages littéraux, les font et les sont, elles « sont prises comme fonc-
tionnant comme ces assemblages mêmes 2 ».
La théorisation des quatre discours s’inspire explicitement dans
« L’étourdit », du discours de « la 3 » mathématique. Quant à la topologie,
même si Lacan ne la conçoit pas comme proprement mathématique, elle
« n’est pas faite pour nous guider dans la structure […] cette structure elle
l’est 4 ».
Pour faire fonctionner ces notions pivots à la fois en psychanalyse et
en mathématiques, Lacan n’en a souvent retenu que des pans sémantiques

1. J.-C. Milner, L’œuvre claire, Paris, Le Seuil, 1995, p. 106.


2. J. Lacan, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 46.
3. Lacan emploie les deux expressions « discours des mathématiques » et « discours de la mathé-
matique » dans un sens philosophique relativement courant.
4. J. Lacan, « L’étourdit », Scilicet, 4, Paris, Le Seuil, 1973, p. 40.

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communs aux deux champs et donc radicaux. Cela explique en partie que
la théorie du signifiant soit devenue minimaliste, que le mathème ait fini
par exclure la déductivité et que la notion même de mathématicité se soit
dépouillée avec les années, jusqu’à une stricte littéralité.
Parmi les notions charnières qui organisent ces différentes questions,
nous en avons choisi une, centrale : l’impossible. La fonction de l’impossible
se révèle aussi propre à ordonner le champ psychanalytique qu’à articuler
les ressorts cachés du progrès mathématique, jouant entre les deux le rôle
d’un pivot essentiel. D’un côté les différentes conceptions de l’impossible en
psychanalyse comprenant les limites du sujet face au langage, l’impossible
inscription du rapport sexuel et le réel comme impossible. De l’autre l’aporie
constitutive des mathématiques. L’impossible est incarné dans leur histoire
par de grands moments de doute, heurts contre un réel énigmatique.

Métalangage ?

Avant d’aborder le réel, impossible canonique de Lacan, intéressons-


nous à sa thèse : « Il n’y a pas de métalangage. » Celle-ci est paradoxale
puisque le métalangage reste une configuration omniprésente, qu’il soit
mathématique, métalangue ou encore métaphore. Dès que je parle de la
langue, je suis dans le métalangage. Alors pourquoi nier l’évidence du
métalangage ? La réponse est qu’il y a des métalangages, mais consti-
tués dans le seul langage qu’il y ait. La frontière séparant le métalangage
du langage n’est donc qu’une résistance illusoire à l’insaisissabilité du
langage. Tout métalangage rencontre à terme son point d’impossibilité,
voué à regagner la sphère du langage qu’il n’aura en un sens jamais quitté.
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Le métalangage n’existe ainsi que sur fond de langage. Il est son autre face
möbienne. La coprésence de l’impossible du métalangage et de l’ex-sis-
tence d’un métalangage n’est donc pas un paradoxe, les deux termes de
cette équivoque se soutenant mutuellement. L’absence de métalangage se
confirme de l’échec de toute tentative d’en établir. Et dire qu’il n’y a pas de
métalangage n’a de sens qu’à tenter d’en concevoir un, pour faire l’épreuve
de son impossibilité.

Discours mathématique

Le discours mathématique, pour Lacan, se pense dans le contexte


du langage, sans lequel il ne serait pas énonçable. L’impossible comme
absence de métalangage s’y rapporte immédiatement.
Dans le séminaire D’un Autre à l’autre, Lacan distingue un discours
mathématique proprement dit, où la mathématique fait ses progrès, d’un

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autre – « métalangage » au sens de Tarski – réduit à une pure écriture et pour-


chassant l’équivoque 5, à savoir le « langage » formel de la logique moderne.
Le second d’artifice, échoue à s’emparer du premier, mais en révèle pour
une part l’étoffe 6. L’incomplétude gödelienne se lit alors comme révélant la
présence du sujet qui a fait la coupure séparant ces deux discours.

Le dire, le dit et la mathématique

Le discours mathématique doit être situé à partir de la logique du


dire et du dit. Cette logique, qui s’ordonne de l’impossible « modique »,
« L’étourdit » nous en livre le principe :
C’est ainsi que le dit ne va pas sans dire. Mais si le dit se pose toujours en
vérité, fût-ce à ne jamais dépasser un midit (comme je m’exprime), le dire ne s’y
couple que d’y ex-sister, soit de n’être pas de la dit-mension de la vérité 7.

Comme on le voit ensuite, cette logique du dire exprime le fond de


la conception lacanienne de la mathématique : « Il est facile de rendre
cela sensible dans le discours de la mathématique où constamment le
dit se renouvelle de prendre sujet d’un dire plutôt que d’aucune réalité,
quitte, ce dire, à le sommer de la suite proprement logique qu’il implique
comme dit 8. »
L’invention mathématique découle du dire, le dire d’Euclide, de
Cantor…
Le dit vrai s’implique d’une parole qui le dit. Le dit en mathématiques
constitue la part du langage mathématique posée en vérité et dont la mise
à l’épreuve par l’effectuation d’opérations en révélera la limite de mi-dit.
Le dit issu de ce dire est sommé « de la suite proprement logique qu’il
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implique comme dit », en amont pour lui assurer un statut axiomatique,
en aval jusqu’à rencontrer son impossibilité d’être vérité toute. À partir de
quoi un nouveau tour s’amorce, où seul un dire, qui ne se fonde d’aucune
réalité, pourra renouveler le dit épuisé, d’une autre prétention de dit. Ce
renouvellement se fait en longeant le « mur de l’impossible », des quatre
impossibles successifs de la merveilleuse efflorescence, issus des décou-
vertes de l’analyse cantorienne : l’inconsistance, l’incomplétude, l’indé-
montrabilité et l’indécidabilité.
Le discours de l’analyste est ainsi mis en analogie avec le discours
mathématique. Car le langage mathématique s’organise en discours
mathématique dans la logique formelle, comme l’inconscient s’ordonne

5. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, séance du 8 janvier 1969, version ALI.


6. Ibid.
7. J. Lacan, « L’étourdit », op. cit., p. 8.
8. Ibid.

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en discours 9 dans l’analyse, suivant la ronde. L’affinité entre langage du


mathématicien et inconscient se situe au niveau du rapport à la question
de la vérité : « […] le mathématicien a avec son langage le même embarras
que nous avec l’inconscient, à le traduire de cette pensée qu’il ne sait pas
de quoi il parle, fût-ce à l’assurer d’être vrai (Russell) 10 ».

Le réel comme impossible et la logique

Lacan disait qu’un certain réel est atteint quand surgit un dire qui
va pouvoir ex-sister au dit 11. Le réel comme impossible apparaît dès le
séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. La logique est
science du réel. Le réel désigne l’impossible. Puis à la première page de
« L’étourdit » : « C’est de la logique que [le discours psychanalytique], […]
touche au réel à le rencontrer comme impossible, en quoi c’est ce discours
qui la porte, à sa puissance dernière : science ai-je dit, du réel 12. »
Dans le séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan isole
ce qu’il dit être la vraie question, qui incite par son insistance « à nous y
mettre plus que jamais, à la logique » : la question du rapport profond
qu’il pourrait y avoir entre l’usage psychanalytique de la logique et « la
question que posent les logiciens, à savoir, sur quoi, en fait, a-t-elle prise,
la logique 13 ».
On peut être frappé, dit Lacan, dans la manière de faire du psycha-
nalyste, d’une certaine absence de logique. Ou du moins y voit-on un
« désordre à la logique », et en particulier un certain « renversement » :
« […] il est fréquent de voir poussée en avant l’objection, qu’on tirera
en psychanalyse la même conclusion de faits qu’on dira improprement
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contradictoires, car les faits ne peuvent guère l’être contradictoires, ils
peuvent être opposés, jouant en sens contraire 14 […] ».
La contradiction est renvoyée là où elle s’ancre, à savoir au lieu du
jugement. Il n’y a pas contradiction de faits, mais de jugements. Bien qu’ils
soient le siège de contradictions, on ne peut nier ni le symptôme, ni l’in-
conscient. En prendre la mesure, c’est reporter son jugement et admettre
le compromis. Cet impossible est en fait le premier enjeu d’une logique
psychanalytique distincte de la logique classique, premier des quatre
impossibles de l’efflorescence étudiée dans « L’étourdit ».

9. Ibid., p. 9.
10. Ibid.
11. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 25.
12. J. Lacan, « L’étourdit », op. cit., p. 5-6.
13. J. Lacan, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du 24 février 1965, version ALI.
14. Ibid.

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Lacan : la psychanalyse, la mathématique et l’impossible • 117

« Hors champ(s) »

L’impossible désignant le réel présente un autre caractère commun


aux mathématiques et à la psychanalyse : sa dimension « hors champ ».
Lacan caractérise le réel comme impossible, d’être séparé du champ
du principe de plaisir 15. Dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse, durant la séance sur le démontage de la pulsion, il nous
prévient des précautions à prendre pour aborder cette catégorie négative.
« […] l’impossible n’est pas forcément le contraire du possible 16 ». Puis il
définit l’impossible comme le réel, en tant que désexualisé, faisant appa-
raître dans son économie quelque chose de nouveau : « […] l’impossible.
[…] présent dans l’autre champ comme essentiel ; […] si présent qu’il n’y
est jamais reconnu comme tel 17 ».
En philosophie des mathématiques, la notion d’impossible, historique
(la crise) ou heuristique individuelle (le procès d’invention), correspond
à la rencontre d’un obstacle excédant le cadre axiomatico-déductif. Mais
elle désigne plutôt un « hors-champ ». Expliquons-nous. Le philosophe et
logicien H. Scholz, dans un article 18 de 1928, pose la question suivante :
« Pourquoi les Grecs n’ont-ils pas construit les nombres irrationnels ? »
La réponse à cette question est que l’arithmétique grecque était fondée
sur l’entier. Comment comprendre cette réponse ? J.-T. Desanti, dans La
philosophie silencieuse 19, met l’accent sur le non-sens qu’il y a à formuler un
questionnement mathématique passé dans les termes d’un savoir présent.
Les rapports d’entiers étaient bien utilisés en Grèce antique, mais toujours
ramenés à des entiers. Dans sa lecture de Scholz, M. Fichant 20 explique
que le véritable arithméticien grec s’interdisait par exemple de dire qu’une
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quantité a est égale aux 3/5 d’une quantité b. Il disait à la place que la
quantité a, ajoutée cinq fois, est égale à la quantité b, ajoutée trois fois 21. La
difficulté des Grecs à penser l’irrationnel fut donc d’abord celle de penser
le rationnel comme nombre et non comme rapport de nombres entiers.
Ainsi, dans ce cas princeps, l’impossible ne désigne pas l’entrave en elle-
même, c’est-à-dire l’excès de la figure sur le nombre, mais un hors-théorie,
qui ne peut être reconnu comme tel et ne s’imposera qu’à l’issue d’un acte de
thématisation ultérieur, celle du nombre rationnel en tant que tel.

15. J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 152.
16. Ibid., p. 152.
17. Ibid.
18. H. Scholz, « Warum haben die Griechen die Irrationalzalhlen nicht aufgebaut ? » dans H. Scholz
et H. Hasse, Die Grundlagen-Krisis der griechischen Mathematik, Kant-studien, vol. XXXIII, Issue 1-2,
1928, p. 35-72.
19. J.-T. Desanti, La philosophie silencieuse, Paris, Le Seuil, 1975, p. 156.
20. M. Fichant, « L’idée d’une histoire des sciences », dans M. Fichant et M. Pêcheux, Sur l’histoire des
sciences, Paris, François Maspero, 1969, p. 49-144.
21. Ibid., p. 128.

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Formules de la sexuation : l’impossible du rapport sexuel


et la logique du mathème

Lacan articule l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel aux formules


logiques de la sexuation. Ces formules présentées en 1972, dans le sémi-
naire Encore 22, sont construites à partir d’une insuffisance de la logique
aristotélicienne à rendre compte, pour fonder l’universelle affirmative, de
l’existence nécessaire d’une exception, à savoir une particulière négative.
De plus, il transforme les quantificateurs classiques, créant une double
rupture avec la logique mathématique conventionnelle.
Dans la logique des prédicats, une théorie comprenant à la fois la
formule ∀xΦx (tout sujet est soumis à la castration) et sa négation ∃xΦx
(il en existe au moins un qui n’est pas castré) est contradictoire.
L’exception phallique stérilise donc toute application de ce mathème
à un calcul classique. Pour contourner cette contradiction, une historienne
des sciences, A. Loparic 23, a tenté de construire une logique intégrant
l’exception lacanienne : ∃xΦx dans un calcul des prédicats classique.
Dans sa logique modifiée, l’exception à l’universelle semble ne plus être
mathématiquement contradictoire. Sans nous attarder sur sa méthode
mathématiquement intéressante, que peut-on dire d’une telle extension ?
L’impossibilité d’écrire le rapport sexuel signifie précisément qu’un tel
modèle est voué à l’échec. Sans même entrer dans les méandres d’une
preuve, il est clair que c’est dans le sens que prend le mathème qu’il faut
saisir en quoi de tels systèmes ne peuvent tenir.
La construction d’A. Loparic est supposée offrir la possibilité d’un
calcul et rien ne s’oppose, comme le note plus loin J.-M. Vappereau 24, à des
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tentatives d’écriture de ce non-rapport. C’est même leur échec à terme qui
confirme l’impossibilité d’y parvenir.
L’intention de Lacan n’a pourtant pas été de fournir un outil mathé-
matique calculatoire. Les jeux de lettres et de places offerts par ce mathème
sont certes là pour qu’on en fasse usage. Mais la non-déductivité du
mathème demeure un obstacle volontaire au calcul – exclusion des chaînes
de raisons – tant au sein d’un mathème, où le calcul se réduit à de rares
déplacements de lettres, qu’entre les mathèmes, qui ne se lient pas entre
eux. Ainsi, rétorque E. Doumit, cette construction est « suspecte au regard
de ce qu’énonce l’écriture lacanienne. Car à l’horizon de cette démarche se
profile l’affirmation d’un métalangage 25 ».

22. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 73-80.


23. A. Loparic, « Les négations et les univers du discours », dans colloque Lacan avec les philosophes,
Bibliothèque du Collège international de philosophie, Paris, Albin Michel, 1991, p. 239-264.
24. Ibid., p. 286.
25. Ibid., p. 265.

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Lacan : la psychanalyse, la mathématique et l’impossible • 119

Le mathème n’est pas un modèle. Pourtant l’usage de la lettre y est


permis, puisqu’il obéit aux règles littérales élémentaires des déplacements
et substitutions. Il est donc partiellement conforme aux principes de la
logique classique et de l’algèbre. Quel usage alors faire de cette calculabi-
lité locale ?

L’écrit et l’impossible métalangage

L’approche du métalangage va se faire par l’écrit, en tant que la lettre


offre à la mathématique sa positivité, sa transmissibilité.
Lacan dit de l’idéal métalangage qu’il le fait ex-sister 26 et bien plus
tard qu’il le fait « presque naître 27 ». Ce presque, dit-il, « souligne le fait
que ça n’est pas arrivé 28 ». Le métalangage, on n’y parvient pas dans le
langage. Il n’y a en fait, dit Lacan, qu’un « embryon de métalangage ». On
dérape toujours.
Les tentatives de métalangage sont malgré tout légion ; et c’est par
l’écriture qu’on s’efforce d’atteindre le langage. Toute question logique,
toute question sur l’ordre symbolique, se pose à partir de l’écrit. D’abord
parce que l’écrit n’est pas le langage, extérieur, il peut l’appréhender.
Ensuite et à l’inverse, parce que l’écrit en tant qu’il ne se construit que de
sa référence au langage, en tant que commandé par un effet de langage, en
est un témoin, une trace.
Enfin, l’écriture ne donne quelque chose pour Lacan qu’en mathémati-
ques, plus précisément en logique formelle où l’axiomatique est purement
littérale 29. Non seulement c’est dans la lettre que « gît le pouvoir de la mathé-
matique 30 », mais le seul usage efficient de la lettre est mathématique.
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L’impossible suspensif de la lettre et le mathème

La mathématicité du mathème, résume Milner, repose sur ce que les


lettres « articulent de suspensif », « c’est-à-dire d’impossible : l’infini [ou
le deux] comme inaccessible, la théorie du nombre comme traversée de la
faille du zéro, la topologie comme théorie arrachant la géométrie à toute
esthétique transcendantale 31 ».
Si le langage, dit Lacan, ne peut affronter le Zéro et le Un, c’est qu’il se
fonde du non-rapport sexuel, ce qui « trouve son reflet dans l’élaboration

26. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 108.


27. J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séance du 8 mars 1977, version ALI.
28. Ibid.
29. Ibid., séance du 17 mai 1977.
30. J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 19 mai 1971, version ALI.
31. J.-C. Milner, L’œuvre claire, op. cit., p. 132.

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par Frege de sa genèse logique des nombres 32 ». Quant à l’impossibilité


d’écrire le rapport sexuel, elle se rapporte à l’impossibilité de faire Un. La
« jouissance sexuelle est dominée, marquée par l’impossibilité d’établir
comme tel nulle part dans l’énonçable, ce seul Un qui nous intéresse, l’Un
de la relation du rapport sexuel 33 ».
L’impossible d’écriture est concrètement mathématique. Comme le
discours psychanalytique, le discours mathématique en rencontre l’aporie.
L’écriture, par exemple, de l’équation [x2+1 = 0] est un impossible dans
l’ensemble des nombres réels. Cette identité n’est pas fausse, elle n’est
qu’inconsistante au sens où aucun nombre réel ne la satisfait. Elle ne
cessera de ne pas s’écrire qu’à l’issue d’un acte, dire arbitraire d’un sujet,
dire du nombre i, qui assurera par un nouage la consistance littérale, maté-
rielle. Notons que, malgré l’excès du topologique sur la lettre, il demeure
que l’impossible d’écriture repose sur une propriété tout aussi essentielle
au nœud borroméen qu’à la lettre : il suffit qu’un(e) ne tienne pas pour que
la chaîne (littérale) se rompe.
Ainsi, les mathématiques n’évitent pas les apories, mais à la vérité s’en
accommodent, façonnant des compromis comme le ferait l’inconscient.

Impossible, structure et formalisation

C’est par son dire que Lacan fait « ex-ister 34 » la formalisation comme
« idéal métalangage 35 », se défendant de l’exposer tel un discours sur l’être.
Or l’impossible comme réel ne s’inscrit que d’une impasse de la formalisa-
tion : « […] la formalisation mathématique en tant qu’elle est l’élaboration
la plus poussée qu’il […] ait été donné de produire de la signifiance 36 ».
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Dans le séminaire L’envers de la psychanalyse, le 14 janvier 1970, Lacan
expose une formulation de l’impossible comme fait de structure, qui
récapitule en quelque sorte les principaux caractères que nous avons déjà
examinés.
[…] ce que c’est que la structure. À poser d’une certaine façon la formalisation
du discours, et […] à l’intérieur de cette formalisation de s’accorder à soi-même
quelques règles […] destinées, cette formalisation, à la mettre à l’épreuve […] se
rencontre un tel élément d’impossibilité. […] Voilà ce qui est proprement à la base,
à la racine, ce qui est fait de structure et, dans la structure, ce qui nous intéresse au
niveau de l’expérience analytique 37.

32. J. Lacan, … Ou pire, séance du 3 mars 1972, version ALI.


33. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 13.
34. Ibid., p. 108.
35. Ibid.
36. Ibid., p. 86.
37. J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 50.

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Lacan : la psychanalyse, la mathématique et l’impossible • 121

Nous retrouvons dans cette définition la notion d’épreuve au sens où


elle atteint un certain réel.
Cette épreuve est également très lisible dans l’articulation de ce que
Cantor nommait : la formation correcte d’un concept. Dans Les fondements
d’une théorie générale des ensembles, Cantor s’explique sur ce que l’on doit
entendre par liberté de concevoir et de conceptualiser en mathématiques.
« La mathématique est pleinement libre dans son développement et ne
connaît qu’une seule obligation, […] ses concepts doivent être non contra-
dictoires en eux-mêmes et soutenir d’autre part avec les concepts déjà
formés antérieurement, déjà présents et assurés, des relations fixes, réglées
par les définitions 38. » Il détaille ensuite dans une note les étapes de la
formalisation correcte d’un concept mathématique.
Pour correctement former un concept, le processus est toujours le même :
– on pose un objet (Ding) dépourvu de propriétés, qui tout d’abord n’est rien qu’un
nom ou un signe A, et […]
– l’on réfère à celui-ci de manière ordonnée, des prédicats intelligibles divers, ou
même infiniment nombreux […],
– dont on peut connaître la signification par l’examen des notions déjà données, et
qui ne doivent pas se contredire entre eux. Ainsi se trouvent déterminées, les rela-
tions de A aux concepts déjà donnés et spécialement aux concepts apparentés […]
– quand on a mené ce procès jusqu’à son terme, toutes les conditions sont données
pour éveiller le concept A qui sommeillait en nous et il parvient à l’existence
tout achevé, revêtu de la réalité intrasubjective qui seule peut être requise des
concepts […], constater sa signification transcendantale est alors la tâche de la
métaphysique 39.
L’éveil du concept à l’issue de l’épreuve des relations correspond bien
à ce que l’on peut nommer : atteindre le réel comme impossible. Enfin, dire
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de ce concept qu’il sommeillait en nous, n’est-ce pas admettre qu’il fut pris
« sujet d’un dire » plutôt que d’une réalité ?

38. G. Cantor, Fondements d’une théorie générale des ensembles, paru en 1883 dans Mathematische
Annalen, XXI, p. 545-586, trad. J.-C. Milner, Cahiers pour l’analyse 10, p. 35-52, Paris, Société du
Graphe/Le Seuil, 1969, p. 48.
39. Ibid., p. 48.

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