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L'irraisonnable efficacité des mathématiques en économie

moderne
Philip Mirowski
Dans Rue Descartes 2012/2 (n° 74), pages 117 à 133
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.074.0117
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 26/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 37.65.21.119)

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PHILIP MIROWSKI
L’irraisonnable efficacité
des mathématiques
en économie moderne 1
« J’en suis venu à penser que l’analyse mathématique n’est pas une
manière parmi d’autres de pratiquer la théorie économique ;
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c’est en fait la seule possible. La théorie économique, c’est de l’analyse mathématique.
Le reste n’est qu’images et bavardages 2. »

Apparemment, dans le monde d’aujourd’hui, identifier économie et mathématiques est une


chose couramment admise. Pourtant, il fut un temps, durant les cent premières années
d’existence de la théorie néoclassique, où la place des mathématiques dans le raisonnement
économique et dans son expression faisait encore l’objet d’ardentes polémiques. Les modèles
mathématiques étaient alors considérés comme une partie, une partie seulement, du discours
économique 3 et il n’était pas rare de voir l’un des ténors de la discipline vanter d’un point de
vue proprement économique l’efficacité du recours à tel ou tel formalisme. Les expressions
mathématiques n’ont commencé à envahir les pages des principaux journaux économiques
qu’à partir du début des années 1930 4, au moment où s’amorçait l’irrésistible ascension de
l’école néoclassique 5, dans des contextes individuels et culturels variés. Il aurait été normal
dans ces conditions que le débat sur l’éventuelle importation des mathématiques au sein de
l’économie aille en s’intensifiant dans la première moitié du XXe siècle. Mais l’apparition
d’une tendance de plus en plus affirmée à confondre économie néoclassique et économie
mathématique (au grand dam de certains des fondateurs de l’école néoclassique, Alfred
Marshall 6 par exemple) a changé la donne. Une fois constituée parmi les économistes une
forme d’orthodoxie, juste après la Deuxième Guerre mondiale, il est apparu que :
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(a) les économistes avaient adopté une forme de vulgate selon laquelle la théorie économique
est équivalente à un secteur des mathématiques ; au point que certains économistes, au
demeurant fort distingués, commencèrent à répandre l’idée que les « outils » mathématiques
avaient été le véritable moteur du développement de la théorie économique moderne ;
(b) les économistes avaient été soumis à partir du début des années quarante, à un flot de
critiques venant des mathématiciens ; ce flot devait tarir dans les années quatre-vingt ;
(c) après la chute du mur de Berlin, l’économie néoclassique américaine ayant acquis une
prédominance mondiale, la question du rôle des mathématiques et de leurs implications a
cessé d’intéresser les économistes. Le silence ainsi imposé à l’expression de préoccupations
d’ordre méthodologique a coïncidé avec un relatif ralentissement de la course à qui atteindrait
le niveau mathématique le plus élevé, consciemment organisée par les éditeurs des journaux
les plus « top ».
Cette trajectoire curieuse explique que depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, la
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philosophie de l’économie soit restée pratiquement sans rapport avec la philosophie des
mathématiques, elle-même lieu de vifs débats dans la période de l’après-guerre. En sorte que
les trois grandes « écoles », logicisme, intuitionnisme et formalisme, qui se sont affrontées sur
la question des fondements des mathématiques, pas plus d’ailleurs que d’autres doctrines
philosophiques (le platonisme, le naturalisme ou le structuralisme) n’ont influé sur le
développement de l’économie moderne. (À noter que les philosophes, de leur côté, n’ont pas
non plus tenté d’analyser la pratique économique dans ces termes). Résultat : la conviction,
que rien pourtant ne vient étayer, que l’économie moderne est le simple et inexorable
déroulement d’un programme mathématique monolithique, n’a pas encore fait l’objet d’un
véritable examen critique.

Les mathématiciens qui se sont intéressés à l’économie ont adopté une tout autre position,
manifestant à l’endroit des pratiques en cours chez les économistes de sérieuses réserves :
manque de rigueur dans l’utilisation de la théorie des ensembles, absence de prise en compte
de la théorie des feuilletages, mauvaise interprétation du concept mathématique de
« complexité 7 ». Ces mathématiciens notent également, sur un plan moins technique, une
tendance à « masquer sous les mêmes oripeaux, à coups de formules et de théorèmes destinés
à impressionner le lecteur, aussi bien des idées scientifiquement brillantes que de pures et
simples âneries 8 ». Pour eux, il est clair que les mathématiques n’ont pas été, et ne sont pas,
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le moteur de l’économie ; mais, en tant que mathématiciens, ils ne se sentent pas tenus de
rechercher les raisons des pratiques qu’ils réprouvent.
Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que lorsqu’un économiste entreprend de discuter
sérieusement les effets produits par les mathématiques dans le champ de l’économie contem-
poraine, ses remarques soient tournées en dérision, voire même traitées de « débordement
émotionnel relevant du divan d’un psychanalyste 9 ». La réussite professionnelle de
l’économie moderne s’est accomplie en éliminant, ou plutôt en tournant en ridicule, toute
approche méthodologique de la question des rapports avec les mathématiques 10.

Dans ce qui suit, je me tiendrai à bonne distance de l’idée, communément répandue, que les
mathématiques jouent dans tout travail scientifique soit le rôle de substitut, incontesté et
incontestable, de la logique et de la rationalité, soit celui, prophylactique, de contrepoison
souverain et universel immunisant contre tout risque d’erreur. Je me tiendrai également
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éloigné de la thèse qui consiste à identifier l’économie aux mathématiques. J’aborderai la
question en considérant l’usage des mathématiques en économie comme un ensemble de
pratiques, dotées de caractéristiques, modalités et justifications qui leur sont propres ;
j’adopterai donc le point de vue qui, en philosophie des mathématiques, privilégie, dans
l’étude la science telle qu’elle se fait, l’approche historique et quasi empirique.

Les arguments classiques (avant 1980) en faveur et contre la mathématisation de l’économie


C’est au milieu du XIXe siècle que la mathématisation des théories économiques a été
envisagée pour la première fois. Les partisans de cette idée, Augustin Cournot par exemple,
ont commencé leur carrière convaincus que l’extension des marchés allait induire dans
l’ensemble de la population un comportement « plus rationnel » et qu’à la limite, il serait
possible d’établir une correspondance entre ce comportement et la mécanique dite
« rationnelle », régie par des lois mathématiques. Dans le cas de Cournot, ces débuts furent
suivis d’une période de profond désenchantement et il abandonna l’économie mathématique
pour ne plus jamais y revenir 11. Quant aux économistes qui, au contraire de Cournot,
persévérèrent dans l’idée que l’économie devait impérativement trouver une expression
mathématique, ils se répartissent en deux groupes. Pour les uns, il y a dans l’économie
quelque chose d’intrinsèque qui oblige à utiliser les mathématiques – argument ontologique
généralement énoncé sous la forme : l’économie est « naturellement quantitative ». Pour les
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autres, l’argument est d’ordre linguistique : « Les mathématiques sont un langage 12 », écrit
de façon définitive Paul Samuelson. Les mathématiques sont un langage, mais pas n’importe
quel langage, un langage d’un genre supérieur, supposé produire des effets bénéfiques. Cette
position n’est pas très éloignée de celle à laquelle en philosophie des mathématiques on donne
le nom de « formalisme » – comme il est apparu lors de la brève liaison qu’ont entretenue
après la guerre une partie des économistes et certains mathématiciens de l’école de Bourbaki
(j’y reviendrai). Il n’est pas rare de voir les deux types d’arguments, ontologique et
linguistique, énoncés à quelques lignes d’intervalle par un même auteur ; ainsi de William
Stanley Jevons, l’un des pères de l’économie néoclassique, qui écrit : « Il est clair que si
l’économie doit être une science, ce ne peut être qu’une science mathématique […] ne serait-
ce que parce qu’elle [l’économie] traite de quantités […] Par nature, les symboles utilisés
dans les livres de mathématiques ne diffèrent pas du langage […] [Les symboles mathéma-
tiques] ne constituent pas le mode de raisonnement qu’ils incarnent ; ils ne font qu’en faciliter
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l’exposition et la compréhension 13. »

D’une certaine façon, l’argument ontologique découle simplement de la conception selon


laquelle Dieu a écrit le « Livre de la Nature » en langage mathématique. Au fur et à mesure
que l’économie politique s’éloignait de la philosophie morale dont elle était issue, elle se
débarrassait progressivement des arguments théologiques qui lui avaient servi de fondement
ontologique. L’économie politique a souvent cherché à faire de la « philosophie naturelle »
son cheval de Troie, sur la base du syllogisme suivant : la Science a montré que la Nature est
mathématique ; l’Économie est un phénomène de la Nature ; donc, l’Économie est
mathématique. Ce syllogisme est devenu obsolète au fur et à mesure qu’évoluaient les
conceptions ontologiques concernant la nature fondamentale de l’économie.
Tant que l’on a considéré que l’« économie » traitait d’un ensemble discret d’éléments
possédant une existence physique, la référence aux processus naturels n’a guère été questionnée.
Mais – ironie de l’histoire – cette situation correspond à une époque, celle de l’économie
politique classique, où les tentatives, limitées, de mathématisation de l’économie n’ont pas
abouti. Il a fallu attendre que l’économie prenne une orientation plus « mentaliste » – s’écartant
donc de la dimension physicaliste sur laquelle elle s’était construite jusqu’alors – pour que
s’installe une véritable recherche mathématique. Cette réorientation mentaliste se
prolongeant, l’économie s’est trouvée à partir de 1950 de plus en plus re-conceptualisée en
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traitement de l’information. Parallèlement, elle a pris du galon (épistémologique), passant du


statut d’étude d’une partie de l’expérience humaine à celui de discipline susceptible
d’embrasser toute forme d’activité, humaine et non-humaine 14. La référence au caractère
intrinsèquement quantitatif de l’économie, pour pertinente qu’elle ait été au départ, est ainsi
devenue inutile.

De cette trajectoire on retrouve la trace dans la littérature économique sous la forme de


débats endémiques portant sur la question de savoir si les entités que postule la théorie
économique sont mesurables ou ne le sont pas. Si l’économie était si manifestement de nature
quantitative, on comprendrait mal que les économistes aient pu dépenser tant de temps et
d’énergie à ce genre de controverses. Ces discussions qui ont commencé dès la fin du XIXe
siècle ont affecté toutes les écoles de pensée, aussi bien les marxistes qui se sont posé la
question de savoir si la valeur travail que privilégiait leur théorie était « mesurable » que les
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néoclassiques que la « mesurabilité » de l’utilité a longuement inquiétés.
Certes, l’introduction du discours mathématique dans une discipline n’est pas suspendue à la
question de la « mesurabilité » des grandeurs dont elle traite. Mais, par comparaison avec ce
qui s’est passé ailleurs, en physique et en psychologie par exemple, il est étonnant qu’on se
soit si peu préoccupé en économie d’assimiler les idées de cette branche des mathématiques
qui, sous le nom de « théorie de la mesure », analyse les représentations et les homéomor-
phismes 15.

Mais, dira-t-on, « les prix et les quantités sont des nombres, la monnaie aussi » et cela suffit à
régler la question du caractère manifestement mathématique de l’économie. Or, comme
l’ont montré certains historiens de l’économie 16, jusqu’à la Renaissance, la plupart des
entités économiques ne présentaient pas la structure algébrique et la propriété d’invariance
requises pour pouvoir leur appliquer un traitement mathématique, même rudimentaire. De
fait, si l’on en croit certains historiens 17, les pratiques quantitatives que nous associons à la
fois aux sciences de la nature et à l’économie ont été introduites en Europe au même
moment, au début de l’époque moderne, par le truchement de croyances et d’activités qui
ont imposé aux phénomènes un caractère mathématique. Une chose est sûre en tout cas : rien
ne prouve que les prix, les unités de commodité et la monnaie aient toujours été conçus
comme des nombres, en un sens purement ontologique : ils dépendaient, et dépendent
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encore, d’un trop grand nombre d’autres pratiques sociales et peuvent être réarrangés de
mille et une manières ; leur caractère mathématique n’a rien de « naturel », ni de stable.
Justifier l’économie mathématique, par le fait que les nombres s’introduisent de façon
naturelle, c’est mettre la charrue devant les bœufs.
On pourrait penser que tout cela c’est de la vieille histoire et ne concerne en rien la situation
« moderne » – n’était cette déclaration d’un titulaire « moderne » (1983) du prix Nobel
d’économie, Gérard Debreu :« Après avoir choisi une unité de mesure pour chacune des
commodités et établi une convention de signe permettant de distinguer les entrées des
sorties, on peut décrire l’action d’un agent économique par un vecteur de l’espace des
commodités Rl. Le fait que l’espace des commodités ait une structure d’espace vectoriel sur
le corps des réels est la raison fondamentale pour laquelle la mathématisation de l’économie a
réussi 18. »
Cette version moderne de l’argument ontologique repose sur une prémisse qui est fausse.
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Aucune unité de commodité ne possède l’invariance phénoménologique permettant de
justifier l’imposition d’une algèbre, encore moins d’un espace topologique connexe. La
démonstration de cette insuffisance est aisée dans le cas d’une doctrine mentaliste comme
l’est la théorie néoclassique : l’exigence d’invariance y fait intervenir des états subjectifs
variables selon les éléments et les observateurs. Pour tout individu, en tant qu’individu,
chaque pomme est différente : certaines sont plus grosses, certaines ridées, d’autres
tachetées, certaines sont des Granny Smith, d’autres ont été trafiquées pour avoir le goût de
tomates… En sorte qu’on ne peut pas, pour les besoins de l’économie, bâtir un espace
euclidien qui puisse être considéré comme indépendant – contrairement à ce qui se passe en
physique newtonienne. L’objection ne disparaît pas si l’on adopte une perspective plus
objectiviste, faisant référence à la production physique des commodités – quitte à abandonner
la théorie néoclassique : en effet, il est en général impossible d’établir une correspondance
biunivoque entre les commodités (chacune représentée par un point de l’espace des
commodités) et les identités physiques 19. C’est pourquoi Debreu, en bon bourbakiste qu’il
est, renverse la situation : ce ne sont pas les propriétés topologiques des commodités qui
assurent la légitimité des mathématiques qu’il met en œuvre ; c’est, à l’inverse, le fonction-
nement de l’économie (le système des prix) qui impose une certaine topologie (pas
forcément euclidienne) ; cette topologie est déterminée par l’ensemble des pratiques
mathématiques des différents agents.
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Rôle et fonctions des mathématiques en économie néoclassique

Il est généralement admis aujourd’hui que la théorie économique néoclassique est née de la
Le modèle de la physique

volonté d’imiter les nouveaux formalismes introduits en physique à partir du milieu du XIXe
siècle, à la suite de l’« invention » du concept d’énergie par Helmholtz 20. De fait, les
principaux protagonistes de cette nouvelle économie, Léon Walras, William Stanley Jevons
ou Francis Edgeworth ont reconnu avoir cherché à « copier » la physique, afin de hâter l’accès
de l’économie au statut de science mathématique. Tout d’abord en établissant des analogies
entre concepts, faisant ainsi correspondre l’utilité en économie à l’énergie potentielle de la
physique, l’espace des commodités à des espaces euclidiens à n dimensions, le système des
prix à une force et le commerce à des mouvements dans l’espace. Plus tard, la notion
d’« équilibre », qui jusqu’alors avait tenu une place modeste dans les préoccupations des
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économistes fut importée « en bloc » de la physique. Et, avec le concept d’équilibre, la
technique de maximalisation permettant de le déterminer. Certes tous les concepts du
modèle énergétique ne trouvèrent pas un correspondant dans la nouvelle économie ; mais il
convient de prendre la mesure des sous-entendus ontologiques et épistémologiques qui furent
ainsi véhiculés, souvent sans discrimination, sous couvert d’emprunter aux physiciens
quelques uns de leurs « outils ».

Au premier rang de ces importations inconsciemment véhiculées, il faut mentionner le calcul,


élevé au rang de technique mathématique essentielle en économie. La possibilité d’une
expression mathématique avait bien été envisagée avant 1870 en économie politique ; mais
ces tentatives avaient été abandonnées, faute d’accord sur le type de formalisme à adopter. Au
XIXe siècle, la plupart de ceux qui avaient reçu une éducation scientifique connaissaient au
moins les rudiments de la mécanique classique, sorte de tronc commun en matière de
compétences scientifiques. C’est pour cette raison précisément que les premiers théoriciens
de l’économie néoclassique ont été qualifiés de « marginalistes » (appellation aujourd’hui
tombée en désuétude) : l’imitation de la physique classique des potentiels (et donc le calcul
différentiel) imposait une focalisation quasi obsessionnelle sur les « petites variations » de la
vie économique – avec comme conséquence l’élévation au statut de « lois » d’idées telles que
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celles d’« utilité marginale décroissante » et de « rendements décroissants ». Si l’on se


souvient que la conception que l’on se faisait de la rigueur au XIXe siècle impliquait que tout
modèle mathématique s’enracine dans une analogie physique, on conçoit que l’imitation de la
physique ait pu également fournir à l’économie une garantie mathématique de premier choix,
assurant la non contradiction interne du modèle. Imiter la physique était aussi un moyen de
propulser l’économie politique vers la sortie, au motif que la nouvelle économie était vierge
de toute emprunte idéologique 21.
Le recours à la mécanique classique a aussi imposé ce que l’on a parfois appelé une « norme de
fermeture » : l’économie est représentée par un système fermé, clos dans l’espace et dans le
temps, excluant toute possibilité d’engendrement de nouveaux éléments par composition
fonctionnelle. C’était dénier à l’histoire la possibilité d’intervenir dans l’économie politique
et réduire le temps au statut ontologique de simple variable d’indexation, à l’instar de l’orien-
tation dans l’espace. Que ces changements radicaux de perspective en matière d’économie
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politique n’aient pas été consciemment voulus par les pères de l’économie néoclassique, c’est
probable. Ils n’ont cessé d’affirmer que ce type de mathématiques leur était imposé par la
science elle-même ; et ils n’ont pas cherché à savoir de quelles conséquences ces mathéma-
tiques pouvaient être porteuses pour l’économie – laissant à leurs héritiers le soin d’explorer
par eux-mêmes les multiples façons dont leur propre conception du monde avait été
distendue, rétrécie et comprimée du fait qu’ils avaient cherché à imiter la physique.

Même si les premiers économistes néoclassiques ont eu à cœur de faire valoir leurs
La tentation du bourbakisme

compétences, réelles, dans le domaine des mathématiques, ce n’est qu’au bout de quatre-
vingts ans que s’est fait sentir l’influence « philosophique » des mathématiciens de métier sur
l’économie. Le contact avec la profession des mathématiciens fut établi à l’occasion de deux
événements pas totalement indépendants : l’entrée à la Commission Cowles 22, dans les
années cinquante, de cadres d’orientation bourbakiste d’une part ; et d’autre part, la
diffusion, lente mais continue à partir des années quarante, de thèmes inspirés par von
Neumann. Comme le fait remarquer Amy Dahan-Dalmedico 23, ces deux orientations sont le
reflet, au sein de l’économie, des deux principaux courants qui ont dominé l’histoire des
mathématiques dans la période qui va de la fin de la Deuxième Guerre mondiale aux années
soixante.
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Il peut paraître curieux de voir l’austère doctrine « philosophique » de Bourbaki, célèbre pour
avoir défendu la « pureté » des mathématiques, loin de toute idée d’application, s’introduire
dans un contexte aussi inévitablement « appliqué » que celui de l’économie néoclassique
– américaine qui plus est. L’histoire du bourbakisme aux États-Unis dans les années quarante,
particulièrement à l’Université de Chicago, est bien documentée ; on sait moins que la
Commission Cowles, qui s’est réunie à Chicago de 1938 à 1954, a servi de rampe de
lancement au bourbakisme à l’intérieur de la profession des économistes 24.

La plupart des économistes associent la Commission Cowles à l’invention et au dévelop-


pement de l’économétrie et se la représentent donc comme un bastion de l’empirisme
quantitatif. Cette description vaut à la rigueur pour les débuts, dans les années trente, de la
Commission. En 1948 lorsque Tjalling Koopmans prit la direction des opérations, les
chercheurs, qui avaient cherché à améliorer par des techniques statistiques l’évaluation
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empirique du modèle d’équilibre général de Walras 25, avaient été contraints d’abandonner
l’idée d’une justification empirique de l’équilibre pour se concentrer sur la construction d’un
modèle mathématique abstrait. Lorsque Gérard Debreu arriva en 1949 à la Commission, les
chercheurs étaient donc prêts à accepter toute autre forme de justification « philosophique » à
leurs travaux mathématiques.

Debreu était élève de Henri Cartan, l’un des membres fondateurs de Bourbaki ; il était acquis
à l’idée d’une approche rigoureuse, sans compromis ni concessions heuristiques ou
didactiques 26. Comme l’écrit André Weil, autre fondateur de Bourbaki, « La métaphysique
qui était devenue la mathématique pouvait maintenant faire l’objet d’un traité dont la beauté
froide ne pourrait nous émouvoir 27 ». La méthode axiomatique était liée à une idéologie
cherchant à libérer les mathématiques de toute dépendance à l’égard de la nécessité physique,
et l’axiomatique était le moyen de révéler les structures fondamentales à partir desquelles il
serait possible de déduire l’ensemble des mathématiques. Le groupe Bourbaki se voyait
comme le continuateur du programme « formaliste », mais un continuateur qui aurait poussé
beaucoup plus loin que n’avait imaginé Hilbert, pourtant à l’origine du programme
bourbakiste, la recherche d’un principe unitaire d’où découleraient toutes les mathématiques.
La tâche audacieuse consistant à réécrire collectivement toutes les mathématiques fut
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l’occasion de mettre en valeur le concept de « structure. Il s’agissait de développer les


mathématiques autour d’un « outil », plutôt que comme une réponse à des problèmes
rencontrés dans les sciences appliquées. Une fois déterminée la structure appropriée (généra-
lement algébrique ou topologique), toute une partie des mathématiques (l’analyse classique
en particulier) devenait sans objet, débarrassant les mathématiques de toute « leur camelote
axiomatique ».

Comme il fallait s’y attendre, Debreu produisit sa propre version du bourbakisme à destination
des économistes sous la forme d’un volume intitulé The Theory of Value (1959) ; on y retrouve
tout ce qui caractérise le style de Bourbaki : mépris affiché à l’encontre de l’analyse et du calcul,
fascination pour la topologie, élitisme revendiqué, affirmation, sans autre forme de procès, que le
modèle de l’équilibre général de Walras est la structure engendrant toute l’économie, usage
horripilant de l’abstraction, allégeance dévote à la méthode axiomatique. De plus, le livre ne
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contenait rien de « nouveau » en dehors de quelques allusions à une redéfinition de la commodité
sur les états du monde. Comme il fallait également s’y attendre, Debreu niait que l’économie
néoclassique soit née de l’imitation de la physique, ne serait-ce que pour couper le système de
Walras de tout lien avec une quelconque nécessité physique – ce qui était pourtant bien le cas à
l’origine. Les Bourbakistes de la Commission Cowles sont donc à l’origine de l’idée – depuis lors
abondamment serinée par bien des économistes orthodoxes – que l’ambition d’imiter la
physique, pour décisive qu’elle ait été lors de l’invention par Walras du concept d’équilibre
général, s’est rapidement trouvée reléguée au second rang par la force de conviction de la rigueur
telle que la conçoivent les mathématiciens 28. C’est à ce moment que, dans l’esprit de bien des
chercheurs, le champ de l’économie néoclassique s’est trouvé tout simplement rattaché à celui
des mathématiques.

Au delà des prix Nobel d’économie décernés à Debreu et à certains de ses collègues de la
Commission Cowles, on peut se demander si l’intermède bourbakiste a vraiment été une telle
réussite. Selon Leo Corry 29, le programme bourbakiste en économie a été, pour l’école
Bourbaki elle-même, un échec : les structures dont les prouesses avaient été annoncées à coup
de trompe se sont finalement révélées inopérantes. Ce que Corry résume ainsi : « Le travail
de Bourbaki est à l’origine de bien des contributions importantes en mathématiques ; une
chose est sûre : le concept de structure n’en fait pas partie ».
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L’interprétation de l’histoire des mathématiques telle qu’elle a été revue par Bourbaki a été
démentie par les événements et l’épisode bourbakiste est régulièrement présenté comme
ayant été désastreux pour la profession des mathématiciens. Ce n’est pas le lieu de discuter ici
la justesse de cette opinion. Nous devons en revanche nous poser la question de savoir ce qu’il
en a été s’agissant de l’économie néoclassique. Parmi les arguments à charge, l’un des
premiers qui vient à l’esprit s’énonce ainsi : la Commission Cowles est plus célèbre pour avoir
fourni la démonstration de ce qu’elle ne pouvait faire que pour avoir promu de nouvelles
pistes de recherche au sein même de l’économie. En effet, si c’est à juste titre que l’on
considère comme un exploit la démonstration donnée par Arrow et Debreu, en se fondant
sur des hypothèses relativement faibles, de l’existence d’un équilibre général, il n’en reste pas
moins que l’unicité et la stabilité de cet équilibre (dans les mêmes conditions peu restrictives)
n’ont pu être établies. La littérature sur la question fait apparaître une suite de culs-de-sac
d’où n’émerge aucun consensus. Plus inquiétant aux yeux de certains commentateurs est le
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fait que Debreu et deux de ses collaborateurs ont montré que l’équilibre général de Walras
n’impose aucune restriction aux fonctions de demande 30 – en contradiction avec la théorie de
la demande traditionnelle. Il ne serait pas difficile de multiplier les exemples d’économistes
contemporains déplorant les excès du formalisme – tout comme le font aujourd’hui beaucoup
de leurs collègues mathématiciens. Même son de cloche du côté de la physique, à l’encontre
de la tendance qu’ont certains, en particulier dans le domaine de la théorie des cordes, à se
retirer hors du monde, « désencordés 31 » en quelque sorte, dans un isolement splendide mais
maniaque, là où tout n’est que calme, volupté et mathématiques.

Rares sont les mathématiciens de premier rang qui ont manifesté un intérêt constant et
John von Neumann et le tournant computationnel

soutenu pour l’économie. John von Neumann, au XXe siècle, a été le premier d’entre eux.
Raison, peut-être, pour laquelle la véritable nature de son héritage fait l’objet d’âpres
discussions, encore aujourd’hui, un demi-siècle après sa mort 32. On pourrait penser que
l’inventeur de la théorie des jeux (en 1928), l’homme qui a légué à l’économie tant de
critères et de démonstrations, occupe au Panthéon des économistes une position incontestée.
En réalité, les choses sont plus compliquées. Les économistes modernes orthodoxes lui
reprochent (sans que cela soit jamais vraiment dit) d’avoir explicitement détruit ce qu’ils
considèrent comme les deux piliers de l’économie néoclassique de l’après-guerre, à savoir
128 | PHILIP MIROWSKI

l’équilibre général de Walras et la solution de Nash en théorie des jeux. Dans son ouvrage
devenu classique, The Theory of Games and Economic Behavior, von Neumann appelait de ses
vœux de nouvelles mathématiques destinées à remplacer en économie le calcul newtonien,
parce que, disait-il, « il est peu probable que les astuces qui ont si bien marché en physique
réussissent dans le cas des phénomènes sociaux 33 ». À peu de temps de là, ayant abandonné
les « nouvelles mathématiques » qu’il avait introduites mais dont il n’était plus satisfait, von
Neumann se consacra, pour le reste de ses jours, à la construction de ce que l’on appelle
l’architecture de Neumann utilisée dans les ordinateurs modernes, ainsi qu’à l’élaboration de
ce que, pour faire vite, on peut désigner du nom d’approche computationnelle des mathéma-
tiques. Bien qu’il ait, dans sa correspondance et dans certains textes non publiés, suggéré
quelques applications de cette approche computationnelle au cas de l’économie, il ne publia
désormais plus rien qui puisse se comparer en la matière à The Theory of Games, laissant ainsi
ses successeurs dans un état d’incertitude qui n’est pas étranger au caractère ambigu de sa
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réputation.

Après la guerre, von Neumann fut l’un des chefs de file de la réaction anti-bourbakiste 34.
Ayant perdu confiance dans le programme formaliste de Hilbert après la publication des
théorèmes de Gödel, il abandonna complètement le filon axiomatique et rejoignit le camp de
ceux qui pensaient que la nouveauté en mathématiques ne pouvait venir que de l’immersion
dans les problèmes posés par les sciences appliquées (avec une préférence marquée pour
celles de ces sciences appliquées que souhaitait voir se développer le Pentagone, importante
source de crédits : dynamique non linéaire, étude du cerveau, évolution biologique et
surtout, calcul digital). S’il est vrai que l’ordinateur n’a été « inventé » par personne en
particulier, il n’en reste pas moins que c’est grâce à von Neumann que nous sommes entrés
dans l’Âge de la Cybernétique.

Von Neumann a posé les bases d’une théorie logique des automates (qu’il n’a pas eu le temps
de développer complètement) dans laquelle les automates sont considérés comme des entités
de traitement de l’information capables d’auto-régulation lors de leur interaction avec l’envi-
ronnement. Deux écoles se réclament aujourd’hui de von Neumann en économie
mathématique : ceux pour qui la tâche essentielle consiste à rendre « calculables » les modèles
néoclassiques, oubliant que von Neumann lui-même était opposé au modèle walrasien
PÉRIPHÉRIES | 129

d’équilibre général et même à la théorie de l’utilité ; et ceux qui entendent trancher le nœud
gordien, c’est-à-dire utiliser la théorie des automates de von Neumann pour totalement
renouveler la manière de concevoir la formalisation de l’économie.

L’un des éléments majeurs du changement porté par cette deuxième vague d’héritiers de von
Neumann a trait à la représentation des marchés : la microéconomique attache de moins en
moins d’importance à la caractérisation « correcte » des agents économiques et de leurs
capacités cognitives et se préoccupe de plus en plus de la caractérisation des marchés en tant
qu’algorithmes de calcul en perpétuelle évolution 35. De fait, l’économie s’était jusque là
intéressée plus aux agents, à leur nature et leur statut, qu’à la structure et à la composition des
marchés ; le mot « marché » désignait le phénomène d’échange lui-même, ce qui le rendait
effectivement redondant. Même lorsque certains des grands noms de l’économie
traditionnelle se sont sentis dans l’obligation de discuter le détail de l’offre et de la demande
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dans leur modèle – Walras, par exemple, introduisant l’idée d’une procédure de
tâtonnement vers l’équilibre –, l’historien de l’économie est frappé de constater à quel point
la séquence des activités qu’ils décrivent a peu à voir avec le fonctionnement de n’importe
quel marché contemporain 36. On peut dire la même chose des explications de la dynamique
des prix fournies dans les années cinquante qui sont loin de prendre en compte la complexité
et la diversité des différents types de marchés à cette époque. C’est là un fait historique auquel
on peut trouver de nombreuses explications. Pour ma part, j’y vois une conséquence néfaste,
une de plus, de la dépendance dans laquelle la tradition néoclassique s’est elle-même placée à
l’égard de la physique dont le mode d’explication passait pour être le prototype de l’expli-
cation scientifique. La physique de la deuxième partie du XIXe siècle, outre qu’elle avait
fourni le modèle de l’agent économique, soumis à des conditions formelles d’optimisation de
l’utilité sur l’espace des commodités, avait également et simultanément importé en économie
le cadre conceptuel auquel les explications et les lois qui les énoncent doivent se conformer.
Le réductionnisme inhérent à la physique classique suggérait l’idée que les « agents » sont
nécessairement porteurs d’une caractéristique commune (la masse et la localisation
ponctuelle en physique, la « rationalité » en économie,) et que, par conséquent, ils doivent
être traités tous de la même façon (comme le sont les particules de la physique classique).
D’autre part, la volonté d’imiter la physique imposait de considérer toute différence dans la
structure des marchés comme une complication de deuxième ordre par rapport à un effet de
130 | PHILIP MIROWSKI

premier ordre (par exemple, la compétition parfaite traitée comme un effet du second ordre
par rapport au premier ordre représenté par le monopole). C’est ainsi que Le Marché en est
venu à être modélisé par une entité relativement indifférenciée et homogène, abolissant la
diversité des marchés.

En conclusion
L’économie orthodoxe qui avait donc abordé le XXe siècle sur les traces de la physique, et
plus précisément de la mécanique classique, s’est ensuite (avec la Deuxième Guerre
mondiale) écartée de cette voie, et a procédé à une refondation complète de sa doctrine où,
pour dire les choses rapidement, l’agent économique a été reconceptualisé en processeur de
l’information, (c’est particulièrement vrai dans le cas de la théorie des jeux). Il est clair que ce
que l’on peut considérer comme le remaniement le plus important de l’économie dans les
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cent dernières années n’est pas sans rapport avec développement, pendant la guerre, des
ordinateurs et par la suite, de leur diffusion dans toutes les sphères du discours intellectuel (et
ce n’est pas fini ; nous n’avons encore rien vu…). À et égard, on peut considérer que von
Neumann est en partie à l’origine de cette transformation – en partie seulement. Les dévelop-
pements depuis les années quatre-vingt de la biologie et des sciences de l’information laissent
présager de nouvelles réorientations de l’économie qui, si ces prévisions se confirment,
devraient à nouveau affecter l’identité même de la discipline.

Traduit par Françoise Balibar

Philip Mirowski, professeur d'histoire de la pense e e conomique et de philosophie des sciences a l'Universite Notre Dame.

NOTES

1. [NdT] : Ce texte est la traduction partielle d’un travail de Philip Mirowski publié dans le vol. 13 du
Handbook of the Philosophy of Science : Philosophy of Economics, U. Mäki, ed, Elsevier BV, 2010. Nous
remeercioons Philip Mirowski de nous avoir autorisés à publier une traduction partielle de son texte. Le
titre de cet article est démarqué de celui choisi par Eugene Wigner (voir plus haut), à ceci près que le
PÉRIPHÉRIES | 131

mot « effectiveness » utilisé par Wigner a été remplacé par « efficacy » dans le titre de Mirowski ;
« efficacy » est le terme couramment employé pour parler de l’action d’un médicament ; « effectiveness »
est plus général et plus abstrait aussi ; la langue française ne permet pas de rendre la nuance autrement
que par des périphrases, inappropriées dans un titre.
2. Robert Lucas, in D. Warsh, Knowledge and the Wealth of Nations, New York, Norton, 2006.
3. [NdT] : Soit une pratique discursive comme une autre.
4. P. Mirowski, « The How, the When and the Why of Mathematics in Economics », Journal of Economic
Perspectives, (5), 1991, p. 145-158.
5. [NdT] : L’école néoclassique (on parle aussi de théorie néoclassique) est apparue à la fin du XIXe
siècle ; elle est devenue dominante, en Europe et aux États-Unis, dans les années 1950. Trois écoles sont
généralement considérées comme principales : l’école de Léon Walras (à Lausanne), celle de Carl Menger (à
Vienne en Autriche) et celle de William Stanley Jevons (à Cambridge en Angleterre). Même si leurs doctrines
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diffèrent sur certains points, ces écoles professent toutes que les processus économiques doivent être
étudiés de la même façon que les processus physiques, c’est-à-dire, pour la majorité des économistes néo-
classiques, en mathématisant la théorie économique.
6. [NdT] : Alfred Marshall (1842-1924 ) est considéré comme l’un des fondateurs de l’école néoclassique au Royaume–Uni.
7. Voir entre autres, M. Davis et al, Computability, Complexity and Languages, 2nd ed. San Diego, Morgan
Kaufmann, 1994 ; D. Saari, « Foliations Leaf through Economics », Macroeconomic Dynamics, (3), 1999,
p. 384-426 ; G. Israel, « The Science of Complexity : Epistemological Problems, Science in Context, (18),
2005, p. 479-509.
8. J. Schwartz, « The Pernicious Influence of Mathematics on Science », in M. Kac et al eds, Discrete
thoughts, Boston, Birkhauser, 1986, p. 19-25.
9. Voir A. Rubinstein, « Dilemnas of an Economic Theorist », Econometrica, (74), 2006, p. 865-883.
10. Voir à ce sujet, entre autres, P. Samuelson, « The To-be-expected Angst Created for Economics by
Mathematics», Eastern Economic Journal, (20), 1994, p. 267-273.
11. Voir P. De Ville et C. Ménard, « An Insolent Founding Father », European Economic Review, (33), 1989,
p. 494-502. Voir également la recension par C. Ménard du livre de Cournot Recherches sur les principes
mathématiques de la théorie des richesses, Annales (Économies, sociétés, civilisations), Sept.-Oct. 1975,
p. 1141-1145.
12. P. Samuelson, « The To-be-expected Angst… », op. cit.
13. W. S. Jevons, The Theory of Political Economy [1871], Baltimore, Penguin, 1970, p. 78. Trad. fr.,
V. Giard, E. Brière, Théorie de l’économie politique, 1909, Google Book.
132 | PHILIP MIROWSKI

14. Voir P. Mirowski, Machine Dreams, New York, Cambridge University Press, 2002.
15. Voir D. Krantz, R. Lutz, P. Suppes, A. Tversky, Foundations of Measurement, San Francisco Academic
Press, 1986.
16. Voir, par exemple, W. Kua, Measures and Men, Princeton Uiversity Press, 1986.
17. Voir R. Hadden, On the Shoulders of Merchants : Exchange and the Mathematical Conception of Nature,
Albany, SUNY Press, 1993.
18. G. Debreu, « Economic Theory in the Mathematical Mode », American Economic Review, (74), 1984, p. 267-278.
[NdT] : De Debreu, on peut lire en français, G. Debreu, Théorie de la valeur. Une analyse axiomatique de
l’équilibre économique, Paris, Dunod, 1984 — traduction de Theory of Value. An Axiomatic Analysis of
Economic Equilibrium, New York, Wiley, 1959.
19. [NdT] : Cela résulte de la définition même du concept de « commodité ». Voir P.-N. Giraud, Cours
d’économie professé à l’Université Paris-Dauphine (2003) : « Une commodité est une marchandise dont les
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producteurs s’adressent à un marché mondial où la concurrence porte uniquement sur le prix. Une commodité
est nécessairement un produit standardisé. Les spécificités liées à son origine naturelle (le gisement
particulier, etc.) sont effacées, rendant le produit comparable à des produits d’origine différente. »
20. Voir E. R. Weintraub, How Economics became a Mathematical Science, Durham, NC, Duke University Press,
2002 ; E. R. Weintraub, P. Mirowski, « The Pure and the Applied : Bourbakism Comes to Mathematical
Economics », Science in Context, (7), 1994, p. 245-272.
21. Ainsi Alfred Marshall, vantant les vertus du calcul différentiel (« auquel l’homme doit le contrôle
qu’il a depuis peu sur la nature ») et ajoutant : « elle [la nouvelle économie] est encore dans l’enfance ;
elle n’a pas de dogmes, pas de normes, pas d’orthodoxie […] ». A. Marshall, Principles of Economics [1890],
8e éd., Londres, Macmilan, 1920 ; trad. fr . F. Sauvaire-Jourdan, F. Savinien-Bouissy , Principes d’économie
politique, Paris, V. Biard et Brière, 1906, disponible sur Gallica.
22. [NdT] : Cowles Commission for Research in Economics, commission créée en 1932 (juste après la crise de
1929) par l’homme d’affaires et économiste Alfred Cowles.
23. A. Dalmedico, « An Image Conflict in Mathematics in 1945 », in A. Dalmedico et U. Bottazzini eds,
Changing Images in Mathematics, Londres, Routledge, 2001. Voir aussi A.Dahan-Dalmedico, « L’essor des
mathématiques appliquées aux États-Unis : l’implication de la seconde guerre mondiale », Revue d’histoire
des mathématiques, (2), 1996, p. 149–213.
24. Voir L. Corry, « Nicolas Bourbaki and the Concept of Mathematical Structure », Synthese, (22), 1992,
p. 315-348 ; J. Dieudonné, A Panorama of Pure Mathematics, New York, Academic Press, 1982. Voir également,
en français, P. Mongin, « L’axiomatique et les théories économiques », Revue Économique, 2003/1 (vol. 54).
PÉRIPHÉRIES | 133

25. [NdT] : Voir P. Mirowski, Machine Dreams, op. cit., chap. 5, où est relatée l’histoire, éminemment
politique, de la Commission Cowles. L’objectif de la Commission était explicitement d’établir un lien entre
l’économie et les mathématiques. La Commission Cowles a grandement bénéficié de l’afflux d’intellectuels
fuyant le nazisme, arrivés aux États-Unis entre 1930 et 1940. Ce qui lui valut par la suite de multiples
ennuis avec la Commission des activités anti-américaines durant la période maccarthyste. Sur Debreu, voir
particulièrement les pages 247 et 394.
26. [NdT] : « Nous étions tous préoccupés de ce que rien de ce que nous écrivions ne pouvait être utile à
l’enseignement » dira plus tard, Claude Chevalley, co-fondateur du groupe Bourbaki interrogé par D. Guedj
dans Mathematical Intelligncer, (7), 2, 1985, p. 18-22.
27. Cité par A. Dalmedico, « An Image Conflict… » in A. Dalmedico, U. Bottazzini, op. cit., p. 236.
28. Voir B. Ingrao, G. Israel, The Invisible Hand. Economic Equilibrium in the History of Science,
Cambridge, MIT Press, 1990 ; trad. ital. La Mano invisibile. L’equilibrio economico nella storia della
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scienza, Bari, Laterza, 1987.
29. L. Corry, « Mathematical Structures from Hilbert to Bourbaki », in A. Dalmedico, U. Bottazzini,
Changing Images…, op. cit., p. 167-185.
30. [NdT] : Une fonction de demande établit, par exemple, une relation entre le prix unitaire d’un bien et
la quantité qu’un consommateur est prêt à acheter à ce prix.
31. Voir J. Holt, « Unstrung » [désencordés], New Yorker, 2 Oct. 2006 ; L. Smolin, The Trouble with Physics,
New York, Harcourt, 2006.
32. P. Mirowski, Machine Dreams, op. cit., chapitre 3.
33. J. von Neumann, O. Morgenstern, The Theory of Games and Economic Behavior, New York, Wiley, 1944,
p. 6 ; trad. fr. Théorie des jeux et comportements économiques, Université des Sciences Sociales de
Toulouse, 1977.
34. A. Dahan -Dalmedico, «L’essor des mathématiques appliquées… », op. cit.
35. P. Mirowski, « Markets come to Bits : Markomata and the Future Computational Evolutionary Economics »,
Journal of Economic Behavior and Organiszation, (63), 2007, p. 209-242.
36. La légende (démentie depuis) veut que Walras se soit inspiré du fonctionnement de la Bourse de Paris.

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