Vous êtes sur la page 1sur 77

MILIEU ET AMBIANCE.

(I.)

LEO SPITZER.

N s’était promis depuis longtemps de revenir à Spitzer, du

O moins à un versant de son œuvre, celui de la sémantique histo-


rique. Non que l’on n’ait pas gardé un souvenir précieux des
Études de style, savantes et délectables, où la finesse de l’analyse
composait avec la vigueur de la polémique. Spitzer était doué d’une
ouïe littéraire d’une extraordinaire acuité ; dans ce volume des
Études de style, la longue analyse de l’« effet de sourdine » chez
Racine en témoigne avec éclat. Mais les résultats étaient parfois discu-
tables, et l’économie générale, d’un équilibre précaire. Ce qui parais-
sait tenir à des habitudes académiques de disputatio portées à
quelques excès, qui se donnaient carrière dans un monde très restreint
et très artificiel. S’y préfiguraient les emballements d’initiés de la cri-
tique française des trente glorieuses : ses « animateurs » ne voyant pas,
en somme, que cette effervescence n’était possible qu’à proportion des
abondances naissantes. (Il y aurait beaucoup à dire sur de telles coïn-
cidences, et sur les conditions d’invention instrumentale dans les
époques techniques : nuançant, dictant même la vie de l’esprit, ou plu-
tôt ce que l’esprit désigne comme la vie à laquelle il consent.) Mais
surtout on restait dans ces Études du côté des écrivains individuels et
de la personnalité informant un « style », en quoi elles pouvaient faire
nombre avec tant d’autres livres de métier, l’attention de Spitzer pro-
cédant d’une méthode simplement plus rigoureuse qui gardait à
chaque instant le souvenir de l’ampleur des phénomènes de langue.
114 CONFÉRENCE

En revanche, d’autres essais jetaient sur l’histoire et la matière de la


vie de l’esprit un tout autre éclairage. Ne s’opposant nullement aux
analyses linguistiques et stylistiques, si problématique que fût le rap-
port qu’ils entretenaient avec elles, ils portaient sur l’épaisseur histo-
rique de certains mots, retraçaient leur parcours temporel, décri-
vaient le monde d’idées qui les entoure et qu’ils supposent. Au lieu
d’œuvres précises ou de phénomènes issus du système de la langue, ils
envisageaient un déploiement idéel ; au lieu de focaliser le regard sur
des objets constitués, ils dessinaient les contours de notions à la fois
mouvantes et entêtées qui sont de siècle en siècle comme les mains de
l’esprit, capables de saisir la proie du réel avec plus ou moins de puis-
sance et de façonner une vision du monde, des désirs, des attentes
pérennes1. Et ce souci, en effet, nous paraissait avoir plus de force et
de nécessité. Il déployait devant nous le paysage de la pensée, à partir
de quoi tracer des chemins qui sont ceux de nos choix particuliers ; et
donc, même si Spitzer ne le disait pas (hormis dans une étude passion-
nément erronée sur le mot « race »), il s’agissait finalement, en inter-
rogeant les variations d’ampleur et de vivacité de l’univers idéel
supporté par un mot, de savoir quelle place nous lui accordions
aujourd’hui, et sous quelles guises plus ou moins cohérentes et
fécondes nous envisagions notre existence. Interrogation qui nourrira
plus tard d’autres grands livres, comme, par exemple, celui de

1
Gianfranco Contini, dans son « Tombeau de Leo Spitzer » (1961 ; repris
dans Varianti e altra linguistica. Una raccolta di saggi, 1938-1968, Turin,
Einaudi, 1970), caractérisait avec justesse cette différence de placement
du regard, pour ainsi dire, chez le critique, selon l’objet qu’il s’agissait
d’éclairer : « …agli Essays in Stylistics (…) si affiancano lo stesso anno gli
Essays in Historical Semantics, agli auctores si accompagna la cultura ano-
nima o collettiva ; ma alle vicende delle parole espressive, immediata-
mente motivate, e perciò senza spessore e densità, subentrano nelle
prestazioni di maggior impegno le vicissitudini delle parole culturali,
intensamente storiche, nelle quali si ripete lo spaccato stesso della cultura.
Giustamente celebre è in quest’ ordine la minuziosa ricerca su ambiente »
(p. 657).
LEO SPITZER 115

Jean Starobinski sur Action et réaction, cette passionnante biogra-


phie de deux mots en face à face. Nous avions sous les yeux une tradi-
tion de signification : quelle serait notre négociation avec elle ?
Ce versant de l’œuvre de Spitzer nous semble donc particulière-
ment riche. Nous avions commencé de le parcourir dans une publica-
tion parente de celle-ci, où nous avions traduit les trois premiers cha-
pitres d’une étude décisive de 1944-1945, Classical and Christian
Ideas of World Harmony. Prolegomena to an Interpretation of
the Word « Stimmung », reprise et réagencée en volume trois ans
après la mort de Spitzer, en 1963 2 ; nous présenterons d’ici peu au lec-
teur, dans ces pages, la traduction des deux derniers chapitres. Restait
donc à permettre au lecteur français d’accéder plus aisément à l’autre
des deux essais de sémantique historique les plus importants, celui que
Spitzer consacra aux mots de milieu et d’ambiance3. Cet essai est
d’une richesse et d’une ampleur considérables ; on comprendra donc
que nous le publiions en deux livraisons, en regrettant une nouvelle
fois qu’il nous faille pallier ainsi, c’est-à-dire dans une revue et avec la
précarité de ce type de publication, les manquements de l’édition fran-
çaise — nous dont le métier n’est précisément pas l’édition au sens cou-
rant du terme, et qui nous occupons de ces choses au retour du travail.
Le lecteur déplorera peut-être, en lisant ces pages, que l’effort
de traduction ne se soit pas porté sur tous les textes cités par Spitzer,
et que ceux-ci aient été laissés dans leur langue originale ; qu’il
veuille bien croire qu’il ne s’agit là ni de désinvolture, ni de paresse.
D’une part, traduire l’ensemble des textes allégués eût signifié un
accroissement déraisonnable du nombre de pages de ce numéro, dont

2
« La notion d’harmonie du monde dans l’Antiquité et les premiers
siècles chrétiens » (trad. V. Betbeder, C. Carraud et I. Fabre), dans
L’Harmonie, sous la dir. de C. Carraud, Orléans, 2000, p. 15-108.
3
« Milieu and Ambiance », dans Essays in Historical Semantics, New York,
Vanni, 1948, p. 179-316. Le texte développait une étude antérieure,
« Milieu and Ambiance : an Essay in Historical Semantics », Philosophy
and Phenomenological Research, vol. 3, nº 1, sept. 1942, p. 1-42.
116 CONFÉRENCE

les dimensions propres nous paraissent suffire à désigner ce que nous


entendons par allure et abondance de l’esprit ; et d’autre part, c’eût
été manquer à cette immersion dans l’histoire et les parentés à quoi
Spitzer nous convie avec une générosité qui n’a d’égale que la vaste
patience de ses lectures. Jean Starobinski évoquait ce « polyglottisme
vertigineux » dans la préface dont il faisait précéder la traduction
française des Études de style : il nous a semblé qu’il convenait d’en
respecter l’exigence.
Le même préfacier avait pris soin de traduire un extrait des
« Schlussaphorismen » par quoi Spitzer achevait en 1931 ses Roma-
nische Stil- und Literaturstudien ; sans doute n’y a-t-il pas d’auto-
portrait plus juste de l’homme discutable et singulier qu’est le critique
et le savant dans des temps troublés. Laissons donc Spitzer se présen-
ter lui-même4 :

Je ne puis me représenter aujourd’hui le travail


scientifique que comme une activité sur plusieurs plans.
Certes, je ne voudrais pas que le chercheur ressemblât
au chef qui dirige le Requiem de Berlioz et qui doit se
tourner vers cinq directions différentes. Mais il y a au
moins cinq plans différents qui s’emboîtent et qui s’in-
terpénètrent, comme c’est le cas dans tout ce qui est
vivant. Sur le premier plan, auquel appartient propre-
ment la spécialisation scientifique, le chercheur doit s’ef-
forcer d’apporter de la lumière sur une partie encore
obscure du domaine du savoir ; il doit mettre au jour

4
Trad. Jean Starobinski, dans « Leo Spitzer et la lecture stylistique »,
préface à Léo Spitzer, Études de style, trad. fr. É. Kaufholz, A. Coulon,
M. Foucault, Paris, Gallimard, 1970, 19802 (coll. “ Tel ”), p. 16-17. Le pas-
sage final, notamment, a marqué bien des esprits ; Carlo Ossola, par
exemple, a tenu à le mettre sous les yeux du lecteur au début de
deux de ses livres, Figurato e rimosso (Bologne, Il Mulino, 1988, p. 6) et
L’Avenir de nos origines (Grenoble, Jérôme Millon, 2004, p. 21).
LEO SPITZER 117

quelque chose de limité et de positif. Sur un second


plan, qui reste encore dans les limites de la science, il
cherche, par son travail, à enrichir la pratique méthodo-
logique : le travail positif, s’il n’est escorté d’aucune
réflexion de méthode, ne possède pas le facteur de mou-
vement, de dépassement, qui est le propre de toute vraie
science.
Sur le plan suivant, que l’on pourrait définir comme
celui de la philosophie, le chercheur précise sa position
personnelle face à la totalité du monde : son travail, par-
delà la soumission à l’objet, doit assurer un essor, à la fois
lyrique et métaphysique, à un besoin spirituel de
l’homme intérieur, il doit lui assurer une libération ana-
logue à celle qu’apporte l’œuvre d’art à l’artiste. Sur un
quatrième plan, humain et social, la recherche positive
est une constante rencontre dialoguée et dialectique avec
un homme déterminé, lié par la recherche ou par l’amitié :
l’étude étant dirigée à son adresse — Scheler, naguère,
s’en est pris à une philosophie « sans adresse » ! —
chaque ligne doit témoigner de sa présence, doit l’invo-
quer, et le provoquer. Enfin, je voudrais que le travail fût
écrit, pour ainsi dire, aux confins du Rien, en se cram-
ponnant au savoir contre l’assaut du Rien, avec une iro-
nie tournée contre soi et une énergie défensive —, qu’il
fût peut-être écrit en vue d’échapper au Rien. Seule la
part du Rien à l’intérieur du travail peut lui donner ce
caractère humble, problématique, cet effacement supé-
rieur qui accompagne tout noble effort ; il faut accepter
l’élément mort et « néantisant », sans lequel le vivant ne
peut être. Car si l’ouvrage doit pouvoir survivre à son
créateur, comme une balle qui rebondit ou une étincelle
qui propage le feu, et non comme un marbre tranquille et
détaché, il faut qu’il soit l’image de la lutte menée par son
créateur, transmettant aux lecteurs son impératif de lutte.
118 CONFÉRENCE

L’intégralité du matériau scientifique embrassé est


moins importante que la plus grande intégralité de l’atti-
tude humaine : si l’un des cinq éléments vient à man-
quer : ampleur du champ de connaissances, adéquation
de la méthode, libération métaphysique de soi à travers
la science, considération intérieure à un destinataire,
conscience du Rien, — alors les travaux ne sont pas
« complets », ils ne sont pas nécessaires, — et pour le
chercheur lui-même ils ne sont pas satisfaisants. Le vrai
chercheur partage la compagnie d’un objet, d’une réalité
supranaturelle, d’un homme — en face du Rien. Et cela
veut dire : n’être pas seul.

D’une inquiétude moins dramatique, peut-être, mais non sans


parenté profonde avec les lignes que Spitzer écrivait en 1931, l’anec-
dote que mentionne Gianfranco Contini dans l’hommage posthume
qu’il rendait au savant en 19615. Elle permet d’entrer dans cette vaste
étude sous le signe de l’humour (parfois grinçant et polémique), dont
Spitzer ne manquait pas (dans sa jeunesse viennoise, il assistait au
séminaire de linguistique de Meyer-Lübke en tenue de cavalier après
sa promenade au Prater, et prenait soin de faire sonner ses éperons
pour narguer de son opulence familiale ses condisciples antisémites).
Contini tenait cette anecdote de Pedro Salinas, qui fut collègue de
Spitzer à l’université John Hopkins de Baltimore. — Un visiteur peu
informé pénètre dans le bureau couvert de livres et salue le maître en
lui disant ingénument : « Comment allez-vous, maître ? Toujours en
plein travail, comme d’habitude ? » — « En plein travail ? », répond
Spitzer, « non, non, en plein bonheur, comme d’habitude, en plein
bonheur ».

C. C.

5
Gianfranco Contini, op. cit., p. 660.
MILIEU ET AMBIANCE.
(I.)

LEO SPITZER.

Studia neophilologica, XII (Uppsala, 1939-1940),

D
ANS LES
91-119, Karl Michaëlsson, le célèbre linguiste suédois,
s’est penché sur une question d’un intérêt stimulant
pour les temps modernes. Prenant pour point de départ le mot
suédois stämning qui, selon l’ouvrage de Bellessort, La Suède
(1910), évoque l’idée d’une harmonie inexprimable entre les
hommes, les choses et les situations, et le comparant au néolo-
gisme français ambiance* (plus intellectuel et, à la différence de
stämning, inapplicable à l’état d’âme* de l’être humain), il trouve
dans ces deux termes l’expression de ce désir moderne et anti-
cartésien de pénétrer « les sombres tunnels de l’inexprimable »*.
Il remarque alors 1) qu’air ambiant* était une expression latini-
sée par les savants du XVIe siècle (les traducteurs d’Aristote,
Ambroise Paré, etc.), qui redoublait l’emploi d’ambire dans
Pline et Sénèque (hic ventus circumactus et ambiens locum… turbo
est) ; il montre ensuite 2) que les traductions du XVIIIe siècle de
Newton ont remis en vigueur l’utilisation d’ambiant* (milieu
ambiant* traduisant l’ambient medium anglais) : l’air ambiant* se
rencontre chez Rousseau et Lamartine ; 3) que, en même temps
que de nombreuses occurrences d’ambiance* (qui est attesté pour
la première fois chez Edmond de Goncourt), on trouve de fré-
quentes occurrences des mots atmosphère* et climat* ; 4) que aria
ambiante se rencontre en italien dès 1606 chez Galilée, tandis que
120 CONFÉRENCE

le substantif ambiente, attesté également au XVIIe siècle, est assez


fréquent dans cette langue (cf. le dérivé moderne ambientarsi
— « s’acclimater ») et pourrait certainement avoir contribué
au développement de son parent français ; en espagnol,
el ambiente est attesté depuis 1692 (Michaëlsson ne remarque
pas qu’aire ambiente existe dès 1587 dans Monserrate, l’épopée de
Virues).
L’article de Michaëlsson est bien documenté et plein de
fines suggestions, mais il est gâté par l’oubli — caractéristique
des travaux par ailleurs méritoires de nombreux linguistes, en
Suède comme ailleurs — de se tourner directement vers l’his-
toire des idées, — préférant à la place consulter les dictionnaires
où celle-ci est présentée en grande partie comme un simple
sédiment pétrifié. Dans notre cas, l’oubli est d’autant plus sur-
prenant que l’auteur avait sous la main toute la matière néces-
saire pour établir au moins une histoire plus récente du mot
ambiance*. L’histoire de ce mot ne peut être séparée de celle de
medium = milieu* (on a vu que milieu ambiant* traduit l’ambient
medium de Newton) : à chaque pas, Michaëlsson est obligé de
traduire ambiance par « milieu »*, sans cependant jamais ren-
voyer à l’évolution de ce terme.
Aujourd’hui, chacun associe dans son esprit le mot milieu*
aux théories déterministes de Taine qui, se répandant dans
toute l’Europe, conduisirent à la fois à l’adoption du mot fran-
çais dans différentes langues et à la formation de termes indi-
gènes qui doivent servir à représenter le même concept (l’Um-
welt allemand ; le medio espagnol ; l’ambiente italien ;
l’environment anglais) : le concept d’une « agrégation d’in-
fluences ou de conditions qui découpent ou déterminent
l’être, le développement, la vie ou le comportement d’une per-
sonne ou d’une chose ». Depuis la publication de l’Histoire de
la littérature anglaise de Taine, dans laquelle il énonce sa théorie
du « milieu »*, la dette de Taine à l’égard des idées de Montes-
quieu et des Anciens a été reconnue (par exemple par Sainte-
LEO SPITZER 121

Beuve)1. Mais personne, à ma connaissance, n’a reconnu la filia-


tion qui existe entre le mot de Taine et le mot des Anciens. Quel
était ce mot ?
En grec, on trouve une expression, π √|ƒ§Ä¤›μ aéƒ ou …ª
√|ƒ§Ä¤∑μ, signifiant littéralement « ce qui entoure, enveloppe »
(du verbe √|ƒ§-Ĥ|§μ), et utilisée pour désigner l’air environnant :
l’espace, le ciel, l’atmosphère, le climat — le « milieu »* cosmique
de l’homme ; selon Anaximène, …ªμ ≤∫«¥∑μ √μ|◊¥` ≤`® aéƒ
√|ƒ§Ä¤|§, « l’univers est entouré d’esprit et d’atmosphère ».
L’idée que l’atmosphère ou le climat a une influence sur la
constitution humaine était connue d’Hippocrate, qui s’attachait
dans sa pensée à l’air que l’homme respire ; dans un commen-
taire du traité d’Hippocrate intitulé √|ƒ® ⁄Õ«|›˛ aμ¢ƒ‡√∑υ, on
rencontre l’affirmation suivante : π {Å ˆK√√∑≤ƒc…ä» x∑Õ≥|…`§
«υμ{§`…ߢ|«¢`§ …` …Ëμ â‡›μ «‡¥`…` …° …∑◊ √|ƒ§Ä¤∑μ…∑˛ å¥k˛
aă∑˛ ≤`…`«…c«|§, que l’on retrouve plus tard dans une traduc-
tion latine sous cette forme : « Voluit Hippocrates hoc in loco
aeri nos ambienti corpora comparari ». Hans Diller, dans Die
Überlieferung der hippokratischen Schrift √|ƒ® aă›μ Ã{c…›μ …∫√›μ
(Leipzig, 1932, p. 171) affirme que l’expression aéƒ å¥k» √|ƒ§Ä¤›μ
(« climat ») était précédée par ʃ`§ (« les saisons », à l’origine),
un terme courant chez Galien (ainsi que chez Hérodote ;
√μ|◊¥` ou ø aμ`√μ|Õ∑¥|μ dans le traité d’Hippocrate sus-
nommé) ; Diller date ce « Schlagwort » d’une évolution du qua-
trième siècle au plus tard. Il explique le remplacement de aéƒ
par des termes plus anciens en renvoyant à l’évolution de la
spéculation climatologique, du stade qu’elle avait atteint chez
Hippocrate (qui attribue les maladies épidémiques à l’air vicié)
jusqu’au stade plus récent de la pensée grecque qui concevait
l’air comme sujet à des « altérations » (~…|ƒ∑§‡«|§») : les qualités
physiologiques et psychologiques de l’homme dépendent des
« formes » changeantes de l’air : « Damit wird die Luft… zu einer
Substanz, die die Skala aller möglichen Erscheinungsformen
abschliesst » (remarquons que la dernière expression de Diller
122 CONFÉRENCE

refait écho à π aéƒ √|ƒ§Ä¤›μ). Selon les atomistes grecs, l’air


représentait l’espace dans lequel les atomes se meuvent ; chez
Démocrite les |©{›≥` envahissent l’homme par l’air, qui contient
des atomes de μ∑◊» et de ‹υ¤ç. Diogène d’Apollonie relie l’acte
de la pensée au degré d’humidité de l’air que l’homme respire.
L’école péripatéticienne avait coutume de parler de l’aéƒ comme
|œ≤ƒ`…∑», « bien tempéré », qui suggère lui-même ≤ƒk«§» (« cli-
mat » : le climat en tant que résultat d’un mélange de sécheresse,
de richesse, de chaleur et de froid) ; puis aéƒ seul devient syno-
nyme de « climat » ; on peut le rencontrer chez Empédocle. Enfin
(π) √|ƒ§Ä¤›μ est ajouté à cet aéƒ : dans les écrits d’Anaxarchos
d’Abdère, un disciple de Démocrite, on trouve une discussion
Ã√Ń flƒËμ ≤`® ≤ƒc«|›» …∑◊ √|ƒ§Ä¤∑μ…∑» — où le √|ƒ§Ä¤∑μ est
associé aux deux termes habituellement utilisés pour « climat » ;
c’est plus tard qu’il sera utilisé seul.
La forte influence du climat est reconnue par Polybe, qui
analyse longuement `• }≤ …∑◊ √|ƒ§Ä¤∑μ…∑» {§`⁄∑ƒ`ß (« les diffé-
rences provoquées par le climat ») ; et l’on voit chez Théo-
phraste l’affirmation suivante : « pour la croissance et la nourri-
ture, le climat (å …∑◊ aă∑» ≤ƒk«§» : littéralement «mélange de
l’air ») est le facteur le plus important… et le type d’air et de
vent qui prévaut dans cette région fait une grande différence (`¶
¤Ëƒ`§ {§`⁄ă∑υ«§… ≤`® …Ù a㧠√|ƒ§Ä¤∑μ…§ ≤`® …∑±» √μ|Õ¥`«§μ)
(L’Origine des plantes,VIII, vii, 6). Galien (De placitis Hippocratis et
Platonis, Iwan Müller éd., I, 442), se référant à Posidonius au
sujet de l’influence de la nature (du climat) sur les êtres
humains, fait dire à ce philosophe dans sa ⁄υ«§∑z웥ß` (je cite
le passage à partir de la traduction latine du seizième siècle) :

atque enim terras si spectes, non paulum mores hominum


inter se differre timiditate et audacia vel voluptatis et laboris stu-
dio, cum affectus animi motiones semper corporis sequantur habitum,
qui ex aeris ambientis temperatione (}≤ …ï» ≤`…d …ª √|ƒ§Ä¤∑μ
≤ƒc«|›»).
LEO SPITZER 123

(Cf. également Strabon, II, 3, 6 : « Indos Aethiopibus praestare…


quia robustiores sint minusque aeris siccitate adusti. »)
De même chez Aristote (√|ƒ® ⇛μ z|μÄ«|›», p. 782, b31), on
nous dit que π aéƒ π √|ƒ§Ä¤›μ est la cause originelle de « l’humi-
dité » des Scythes et des Thraces, et de la « sécheresse » des Éthio-
piens : les Grecs, vivant entre les régions plus froides de l’Europe
et le climat plus chaud de l’Asie, possèdent un ¥Ä«∑μ de disposi-
tion — ne tombant ni dans un courage extrême et une pensée
trop étroite (une caractéristique européenne), ni dans cette pensi-
vité mêlée de couardise (typique des Asiatiques). Voilà qui
annonce clairement la théorie de Montesquieu sur l’influence du
climat (ou de la nature) sur le corps et l’esprit de l’homme2.
« Climat », suivant l’opinion des Anciens, a donc la même
efficacité générale pour les êtres vivants que celle qu’on a cou-
tume d’assigner au « milieu »* : il transforme les conditions de
vie, et la vie elle-même. Diller parle du « milieu* (climatique) »
des philosophes antiques ; Pollenz, dans son Hippocrates, de
la « Schrift über die Umwelt ». Mais je dirais que le terme grec
(aéƒ) π √|ƒ§Ä¤›μ est toujours trop identifié à l’« air » matériel
pour être rapproché du concept de milieu* de Taine — cet
« ensemble de conditions… » (Montesquieu, si souvent désigné
comme le précurseur de Taine, s’inscrivait bien plus dans la tra-
dition d’Hippocrate ; ses chapitres de L’Esprit des lois inspirés
par le philosophe grec envisagent l’« air », le « climat » exclusive-
ment et spécifiquement comme des facteurs déterminants de la
constitution et du caractère des différents peuples). En même
temps, cet aéƒ √|ƒ§Ä¤›μ était pourvu de qualités confinant au
spirituel : puisque l’air avait une influence dans l’acte de per-
cevoir, il finit par évoquer une espèce de « Welt-Seele ». C’est
pourquoi on trouve dans le Timée de Platon (33b) que le
Démiurge a créé le Monde comme « un tout parfait composé de
tous les tout », ayant la forme d’une sphère, étant donné que
c’est la plus parfaite des formes, et la plus adaptée au monde :
124 CONFÉRENCE

…Ù {Å …d √cμ…` }μ `Ã…Ù âÙ` √|ƒ§Ä¤|§μ ¥Ä≥≥∑μ…§ â‡È √ƒÄ√∑μ eμ


|©ñ «¤ï¥` …ª √|ƒ||§≥é⁄∑» }μ `Ã…Ù √cμ…` π√∫«` «¤ç¥`…`, « pour
l’Être vivant qui en lui contient tous les êtres vivants, cette
forme est la plus adéquate qui embrasse toutes les formes pos-
sibles ». Et l’Âme-Monde a été placée (34b) au centre du monde
de sorte qu’elle puisse s’étendre à tout son corps et au delà (…ª
«Ë¥` aυ…° √|ƒ§|≤c≥υ‹|μ) — L’Âme-Monde entoure de l’exté-
rieur2a (remarquons le préfixe √|ƒ§– repris pour la troisième
fois) la sphère physique du monde ; elle est donc véritablement
née comme un « dieu joyeux », (d’après les Lois, ce dieu, qui a
un début, un milieu et une fin, s’achemine sans détour vers son
but en marchant circulairement, selon sa nature) : elle embrasse
tout [all-embracing] tant d’un point de vue logique2b que spatial,
l’absoluité de son étreinte [its all-embracingness] étant non seule-
ment le signe de sa puissance mais aussi celui de sa perfection
esthétique.
Sextus Empiricus représente cette Âme-Monde comme douée
de raison et de perception (…ª √|ƒ§Ä¤∑μ å¥k» ≥∑z§≤∫μ …| Ωμ ≤`®
⁄ƒ|μïƒ|») : pendant notre sommeil nous ne perdons pas ni la raison
ni notre faculté de percevoir, mais notre « symphysis » avec l’élé-
ment qui nous entoure (¤›ƒßâ|…`§ …ï» √ƒª» …ª √|ƒ§Ä¤∑μ «υ¥⁄υß`»
π }μ 奱μ μ∑◊») ; ou, pour reprendre les mots de la traduction de
Reinhardt : «Verwachsenheit mit dem umgebenden Element».
Cicéron a développé une théorie selon laquelle l’air n’est pas
seulement ce par quoi nous voyons et entendons mais ce qui
voit et entend avec nous : ipseque aer nobiscum videt, nobiscum
audit (De nat. deorum, II, 83) — une notion « sympathique » de la
perception que Reinhardt, qui la fait remonter aux premières
idées grecques, explique en référence à l’activité réciproque
entre le macrocosme et le microcosme : tout comme notre capacité
auditive est « aérienne », et notre capacité visuelle « lumineuse »
(cf. Goethe : « wär’ nicht das Auge sonnenhaft… »), l’air lui-même
est pénétré de phénomènes acoustiques, et la lumière de phéno-
mènes visuels. Par conséquent, la « sympathie » entre le cosmos
LEO SPITZER 125

et l’homme constitue une sorte de milieu aimant autour de ce


dernier. Reinhardt écrit (traduisant littéralement …ª √|ƒ§Ä¤∑μ) :
« das Umgebende, die Luft, ist… wie mit einem geistigen, geheim-
nisvollen Fluidum erfüllt, das in den Menschen dringt und
einströmt ; dies, dies ist die Erkenntnis : überströmen aus dem
Makrokosmos in den Mikrokosmos ». L’idée d’une affinité fon-
damentale du √|ƒ§Ä¤∑μ avec (et son sentiment d’appartenance à)
l’âme qui perçoit (sent) se prolonge dans le Christianisme (résu-
mée dans le principe augustinien : similitudo est causa amoris). Et
cette ancienne idée d’un « medium de perception » dans sa rela-
tion avec l’univers aimant se retrouve probablement jusqu’à un
certain point dans l’expression de Newton parlant de l’espace
(le medium éthéré) comme d’un « sensorium de Dieu ».
Les exemples ci-dessus montrent que l’« air » en question
est moins associé au « climat » qu’à l’« espace ». En réalité, c’est
dans cette dernière association qu’on pourra trouver l’utilisation
de …ª √|ƒ§Ä¤∑μ. Anaximandre nous apprend par exemple (sui-
vant le Fragment 11 : la réfutation d’Hyppolite, édité par Diels,
Fragmente der Vorsokratiker, p. 16) :

aƒ¤äμ... …Ëμ ºμ…›μ ⁄Õ«§μ …§μ` …∑◊ a√|߃∑υ, }∂ †» zßμ|«¢`§ …∑Œ»


∑Àƒ`μ∑Œ» ≤`® …∑Œ» }μ `À…∑±» ≤∫«¥∑υ», …`Õ…äμ {ı aß{§∑υ |≠μ`§ ≤`®
az烛, íμ ≤`® √cμ…`» √|ƒ§Ä¤|§μ,

« les mondes sont nés de l’espace infini qui les contient tous ».
(Aristote répétera `—…ä aƒ¤ç, la genèse ultime de l’infini, …Ëμ
e≥≥›μ |≠μ`§ (aƒ¤éμ) ≤`® √|ƒ§Ä¤|§μ √cμ…` ≤`® √cμ…` ≤υy|ƒμkμ,
ibid., p. 7). Anaximandre continue alors, dans la logique de sa
théorie de la naissance des mondes par « détachement » de l’in-
fini (Fragment 10, Diels, ibid.) :

…ª }≤ …∑◊ a§{ß∑υ z∑μߥ∑υ ¢|ƒ¥∑◊ …| ≤`® ‹υ¤ƒ∑◊ ≤`…d …éμ


zÄμ|«§μ …∑◊{| …∑◊ ≤∫«¥∑υ a√∑≤ƒ§¢ïμ`§ ≤`ß …§μ` }≤ …∑Õ…∑υ ⁄≥∑zª»
«⁄`±ƒ`μ √|ƒ§⁄υïμ`§ …Ù √|ƒ® …éμ zéμ a㧠˻ …Ù {Äμ{ƒÈ ⁄≥∑§∫μ.
126 CONFÉRENCE

Cette image cosmo-organique de l’écorce de l’arbre compa-


rée à la sphère de feu entourant l’air qui, lui-même, entoure la
terre, et se développant à partir d’un germe (z∫짥∑») détaché
de l’infini — tout cela sera repris tout au long du Moyen Âge ;
on aperçoit déjà le ciel concentrique de Dante entourant l’uni-
vers, et l’on est témoin de l’incrustation et de la tension de l’in-
forme2c. Selon un fragment orphique préservé par Aristophane
(Oiseaux, 690, in Orphicorum fragmenta, p. 80), il y avait d’abord
le Chaos, la Nuit, l’Érèbe et le Tartare : dans les profondeurs
de l’Érèbe, la Nuit engendra un œuf duquel Éros est sorti :
celui-ci s’unit au Chaos près du Tartare, et devint l’ancêtre de la
race humaine aspirant à la lumière — si l’univers est un œuf3, sa
coquille serait alors la limite céleste de l’univers, et la terre en
tant que son centre serait le jaune de l’œuf4.
La théorie selon laquelle l’espace est rempli d’un fluide est
ancienne : pour Héraclite, l’espace (ou ce qui le remplit)5 équi-
valait au feu, à une sorte d’éther. Posidonius pensait que le
√|ƒ§Ä¤∑μ était rempli d’un fluide spirituel qui s’insinuait en
l’homme et lui apportait la connaissance : un débordement du
macrocosme dans le microcosme (Reinhardt, Sympathie
und Kosmos, p. 698). Les matérialistes de la période hellénistique
identifiaient cet éther ardent à la chaleur vitale d’Aristote, et pos-
tulaient un fluide vital qui pénétrait toutes choses. Le néoplato-
nicien Proclus décrivait l’espace comme une substance corporelle
animée qui, à travers la force pénétrante de l’air, s’infuse dans
la matière (cf. G. K. Chalmers, PMLA, LII, 1031). Athénée consi-
dérait le √Ä¥√…∑μ «…∑§¤|±∑μ (la quintessence) comme …ª {§ï≤∑μ
{§d √cμ…›μ √μ|◊¥` Ã⁄ı ∑‘ …d √cμ…` «υμĤ|«¢`§ ≤`® {§∑§≤|±«¢`§,
quelque chose apparenté à la Weltseele. Anaximène croyait que
« puisque l’âme est un être aérien qui est au-dessus de nous, le
souffle et l’air encerclent le cosmos tout entier ». Au sujet de
la « divinité gouvernante » de l’air et de l’âme, voir H. Kelsen,
The Journal of Unified Science, VIII, 74.
On doit rappeler que pour les Grecs, et même pour les
LEO SPITZER 127

scientifiques grecs, « toute chose est remplie de Dieu » (Thalès),


et que la science naturelle des Grecs n’est pas dénuée de
convictions religieuses ; L. Edelstein, Bulletin of the History of
Medicine, a insisté sur ce point : « …c’est cela le rationalisme et
l’empirisme grecs : ils sont influencés par les idées religieuses.
Dieu et Son action sont des pouvoirs admis par les physiciens
tant dans leur théorie que dans leur pratique. » Le livre hippo-
cratique sur la Maladie Sacrée affirme : « Cette maladie provient
des mêmes origines que les autres, des choses qui vont et vien-
nent dans le corps, du froid, du soleil, et du mouvement inces-
sant et changeant des vents. — Ces choses sont divines. » Pour les
physiciens qui ont suivi Platon et Aristote, la nature divine du
soleil, des étoiles et du climat n’est pas à remettre en cause, et,
de même, les forces du monde inférieur — l’air et l’eau — ne
sont pas privées de cette nature (voir par exemple Platon, Lois,
X, 8996 ; Aristote, Du Ciel, 288 a4-5). Pausanias écrit : « À Escu-
lape, ils [les Phéniciens] assignaient Apollon comme père, mais
aucune femme mortelle comme mère. Esculape est l’air, appor-
tant la santé à l’humanité aussi bien qu’à tous les animaux ;
Apollon est le soleil, et est appelé le père d’Esculape à bon
droit car le soleil, en adaptant sa course aux saisons, insuffle sa
force à l’air ». On comprend que de telles conceptions de l’« air »
et du √μ|◊¥`, et en conséquence du √|ƒ§Ä¤∑μ, soient teintées de
connotations religieuses.
La conception du √|ƒ§Ä¤∑μ que l’on trouve dans la Physique
d’Aristote est particulièrement importante ; en effet, il faut
remarquer que le Stagirite parle de l’espace comme d’un lieu
(…∫√∑»)6, comme d’un «Ë¥`, une sorte de corps physique plus
que mathématique7, puisqu’il compare l’espace à un vase, et les
objets à des liquides qui y seraient contenus (la langue grecque
associe √|ƒ§Ä¤|§μ à √|ƒ§∑¤ç — « la peau du fruit »)8. L’espace com-
prend à la fois les limites du corps contenant le plus éloigné
et celles du corps contenu ; la limite de l’espace universel est
la dernière sphère du ciel, l’enveloppe ultime pour ainsi dire,
128 CONFÉRENCE

au-delà de laquelle le ne plus ultra de la cosmologie aristotéli-


cienne érige devant nous un verboten !9 (cf. Aristote, Physique, IV,
5-7, cité par E. Cassirer, Individuum und Kosmos in der Philosophie
der Renaissance, 1927, p. 191). Dans le même sens, O. Hamelin
écrit dans Le système d’Aristote, 1931, p. 290:

L’espace, avons-nous dit, est « comme un vase ». C’est là une


métaphore sans doute, mais si juste qu’elle exprime adéquate-
ment la nature de l’espace, à l’exception d’un seul trait. Un vase se
transporte, l’espace non : un vase, c’est un lieu transportable ; l’es-
pace est un vase qu’on ne peut mouvoir. Il n’y a qu’à traduire cette
image en termes abstraits pour obtenir la définition cherchée :
« L’espace est la limite immobile et immédiate du contenant ». La
proposition que cette limite est immédiate veut dire qu’elle enve-
loppe sans aucun intermédiaire le contenu. Il faut bien com-
prendre d’ailleurs que la limite, ainsi caractérisée, du contenant
est contiguë («υμ|¤∫¥|μ∑μ) et non pas continue («υμ|¤Ä») avec celle
du contenu. Il ne peut y avoir ici continuité : il faut que le conte-
nant et le contenu soient séparés l’un de l’autre, autrement il n’y
aurait pas rapport de contenu à contenant, mais de partie à tout.
Mais, si la continuité est, comme nous le savons, une identité de
limite, la contiguïté est simplement une coïncidence de limites, et
la coïncidence n’empêche pas la dualité.

Ailleurs, Aristote écrit que chaque objet a son …∫√∑» naturel


et particulier : la chute à terre d’un objet lourd, de même que le
mouvement vers le haut d’un objet léger, est le mouvement
naturel vers sa place naturelle. Ici, on a l’idée de la « place (natu-
relle) de quelque chose » — l’ancêtre du (mi)lieu de quelqu’un* —
qui rejoint l’idée du √|ƒ§Ä¤∑μ10.
Combien enrichissant et révélateur de la pensée grecque est
le terme de √|ƒ§Ä¤∑μ : il illustre la capacité des Grecs à concevoir,
non pas une abstraction « froide » mais « chaude » : une abstrac-
tion visible [visualized] qui n’a pas coupé ses liens avec la vie,
LEO SPITZER 129

mais qui reste organique et proche du corporel. De plus, la


nuance chaude du √|ƒ§Ä¤∑μ est protectrice : la marque moderne
d’un déterminisme fataliste envisagé comme une force mena-
çante est absente. Plus encore, et toujours caractéristique des
Grecs, le terme visible [visualized] et abstrait recouvre un large
champ de la vie : …ª √|ƒ§Ä¤∑μ comprend [embraces] le climat, l’air
qui nourrit (spirituellement autant que physiquement : √μ|◊¥`),
l’environnement qui détermine, l’éther, l’espace, le lieu — et
l’océan entourant [embracing] la terre ; on le rencontre même
dans la phraséologie de la grammaire logique pour renvoyer à
un terme général (en relation avec un terme particulier) repré-
sentant une chose protectrice englobante [embracing] ou inclu-
sive [encompassing]. Car un homme équilibré et harmonieux est
apte, par nature, à se voir partout, et à voir les choses qui lui
sont relatives comme « embrassées » [embraced] et caressées :
capable de sentir qu’il est le centre d’un tout — l’embryon dans
l’œuf, l’arbre dans son écorce, la terre enveloppée dans l’éther.
C’est une forme intérieure, un modèle de pensée vivant, qui doit
se reproduire sans cesse : il s’accorde avec ce que Mommsen
(Römische Geschichte, I, 26) a dit de la pensée religieuse grecque
et de sa préférence pour « das Bildhafte » et la « gestaltende
Anschauung » – par opposition à la nature abstraite et concep-
tuelle de la pensée romaine. Pour les Grecs comme pour
Goethe le Grec, Denken et Anschauen ne font qu’un.
Le mot …ª √|ƒ§Ä¤∑μ, de toute évidence, n’est pas passé en latin,
et l’on peut peut-être se risquer à affirmer que c’est à cause du
purisme linguistique qui empêcha les Romains de « parler grec
en latin » — une procédure à laquelle s’opposa Cicéron en par-
ticulier : cf. son utilisation méticuleuse de vocantur (au lieu de
sunt) dans « ii qui mathematici vocantur, ii qui grammatici vocan-
tur » (Marouzeau, Traité de stylistique, p. 159). Et l’on doit rappeler
que les vieux poètes romains évitaient même l’emploi d’aether
(« Id quod nostri caelum memorant, Grai perhibent aethera »).
Mais ce purisme ne s’étendit pas à l’invention de néologismes
130 CONFÉRENCE

calqués sur les Grecs. Cicéron lui-même, dans ses écrits scienti-
fiques (et dans une moindre mesure dans ses discours) n’hési-
tait pas à créer des termes qui équivalaient à une traduction de
mots grecs (par exemple qualitas = √∑§∫…ä» : cf. L. Laurand, Étude
sur le style des discours de Cicéron, I, 80 ; Wackernagel, Vorlesungen
über Syntax, p. 115). Ainsi aucun obstacle technique ne s’oppo-
sait à l’invention d’un mot latin équivalent à …ª √|ƒ§Ä¤∑μ. Cepen-
dant, celui-ci ne semble pas avoir été créé : K.C. Reilly, Studies
in the Philosophical Terminology of Lucretius and Cicero (New York,
1909), écrit : « Je ne trouve aucun équivalent pour ce mot (i.e.
pour le √|ƒ§Ä¤∑μ d’Épicure) dans Cicéron ni dans Lucrèce »11.
En revanche, nous aurions pu nous attendre à rencontrer
le substantif ambiens ou l’expression aer ambiens, car le verbe
latin ambire n’avait pas seulement le sens littéral du verbe grec
√|ƒ§Ä¤|§μ, mais contenait également la même connotation de pro-
tection, d’étreinte [embrace] chaleureuse : cf. domis ambiri vitium
palmitibus ac sequacibus loris (Pline ; les variantes donnent amplecti)
et mundi omnes amplexibus ambimur, tegimur atque sustinemur
(Arnobe). De plus, l’air ambiant* du seizième siècle auquel
Michaëlsson se réfère ne peut être expliqué qu’en postulant un
aer ambiens (néo-)latin. En latin classique, je n’ai jamais pu trou-
ver cette expression ni ambiens employés comme substantifs
(rappelons-nous cependant que les traductions latines d’Aris-
tote sont perdues). Penchons-nous donc attentivement sur la
preuve que nous avons sous la main, et étudions un emploi du
verbe ambire (√|ƒ§Ä¤|§μ)12 lui-même en latin classique — emploi
qui allait rendre possible la création finale d’un aer ambiens.
Dans les extraits suivants, ambire (en alternance avec amplecti,
coercere, circumfundere) est par exemple employé en référence à
l’étreinte de l’Océan :

Catulle, LXIV, 31. — Oceanusque mari totum amplectitur orbem.


Ovide, Fast., 81-82. — Oceanus… qui terram liquidis, qua patet,
ambit aquis (variante : amplectitur).
LEO SPITZER 131

Ovide, Métam., I, 30. — circumfluus umor (l’Océan)… solidumque


coercuit orbem.
Ovide, Métam., I, 37. — jussit (freta) et ambitae circumdare litora
terrae.
Cicéron, Somn. Scip., 13. — omnis enim terra… parva quaedam
insula est circumfusa illo maris quod Atlanticum magnum, quem
Oceanum appellatis in terris.

C’est dans de tels exemples de l’emploi d’ambire que nous


trouvons le germe véritable d’(aer) ambiens, et non pas dans ceux
que Michaëlsson a tirés du ThLL, qui contiennent l’idée de
« révolution », de « courir selon un axe » (cf. Macrobe, l.c., I, xxxi :
« quod eadem signa Saturnus annis triginta, luna diebus viginti
octo ambit et permeat » ; un concept similaire se perçoit sous la
forme dérivée ambitus).
Je n’ai pas trouvé le verbe ambire employé en référence pré-
cise à l’air, à l’espace entourant la terre. Mais la qualité « céleste
» de √|ƒ§Ä¤∑μ est suggérée dans le passage suivant du commen-
taire de Macrobe sur le Somnium Scipionis (une œuvre qui faisait
autorité au Moyen Âge chez Dante, Chrétien de Troyes, etc.) ; ici,
dans une description des orbes célestes, ambire apparaît comme
une variante plus poétique de continere :

Verum solis circo superiorum stellarum circos certum est esse


majores, si eo quod continetur id quod continet majus est, cum hic sit
caelestium sphaerarum ordo, ut a superiore unaquaeque inferior
ambiatur.

(Déjà nous avons ici la tournure de phrase à la Galilée notée


plus haut — cf. également « circulos per quem sol discurrit a
Mercurii circulo, ut inferior ambitur », I, xix).

En l’absence d’exemples plus précis d’ambire renvoyant à


l’espace, on peut trouver plusieurs expressions parmi lesquelles
132 CONFÉRENCE

le concept d’« étreinte » [embrace] est fondamental : dans le pas-


sage suivant où Lucrèce écrit (V, 317) : denique jam tuere hoc, circum
supraque quod omnem continet amplexu terram, on peut remarquer
dans la dualité de la terminologie le désir d’indiquer en même
temps la qualité « caressante » de l’espace et sa relation avec les
objets qu’il entoure. Le verbe amplecti lui-même est employé ; le
ThLL note, à l’entrée amplecti II B (« de rebus ») que « subest
ubique quaedam imago » et donne les exemples suivants : Cicé-
ron : aera amplectitur inmensus aether (Aug. De civ., 4, 11) ; aether
terram tenero (!) circumjectu amplectitur (cf. Pacuvius : …complexu
continet terram = le √ă§∂ Ǥ∑μ…` d’Euripide) ; Mela : universum
uno ambitu se cunctaque amplectitur13.
À ces exemples j’ajoute un passage du Songe de Scipion
(IV, 9), qui, avec le commentaire de Macrobe, influença si forte-
ment la cosmologie du Moyen Âge (et en particulier celle de
Dante — cf. E. Moore, Studies in Dante, III, 14) :

Nonne aspicis quae in templa veneris ? Novem tibi orbibus vel


potius globis connexa sunt omnia, quorum unus est caelestis, exti-
mus, qui reliquos omnes complectitur, summus ipse deus, arcens et
continens ceteros…

où arcens équivaut à coercens si l’on compare à Cicéron dans


le De nat. deorum : « ipsius mundi, qui omnia complexu coercet
et continet » et (ibid., II, 91) : (la terre) « est circumfusa undique…
hac animali spirabilique natura cui nomen est aer » (ainsi « air »
= « nature » est un récipient vivant) ; et encore « hunc (l’air) rur-
sus amplectitur immensus aether » ; (98) : « …restat ultimus, et a
domiciliis nostris altissimus omnia cingens et coercens coeli com-
plexus, qui idem aether vocatur ». Cf. également le passage des
Métamorphoses d’Ovide (I, 12) qui décrit la période chaotique de
l’univers : « nec circumfuso pendebat in aere tellus » ; Lafaye tra-
duit « dans l’air environnant »*.
LEO SPITZER 133

À ce point de l’analyse, il est intéressant d’observer com-


ment procède Apulée dans sa traduction de l’œuvre grecque
√|ƒ® ≤∫«¥∑υ (cf. Siegfried Müller, « Das Verhältnis von Apulejus’
De mundo zu seiner Vorlage », Philologus, Suppl.-Bd. XXXII,
2, 1939, p. 22) ; l’expression grecque renvoyant à l’étreinte de
l’Océan : √|ƒ§|¤∫¥|μ∑μ (Asie) Ã√ª {Å …`Õ…ä» (la Méditerranée)
≤`® …∑◊ √ă§∂ ı[≤|`μ∑◊ est traduite par « constringiturque Oceani
cingulo et societate nostri maris » (auparavant ambitus pelagi était
utilisé pour la mer). C’est pourquoi Müller peut établir une « équi-
valence de traduction [Übersetzungsgleichung] » : √|ƒ§Ä¤|«¢`§ =
cingulo constringi. (On verra plus loin que les traductions médié-
vales ont simplement rendu ce mot par contineri.) À la page 44,
å «Õ¥√`«` ¥ß` μç«∑»... Ã√ª …ï» ıA…≥`μ…§≤ï» ≤`≥∑υ¥Äμä»
¢`≥c««ä» √|ƒ§ƒƒ|∑¥Äμä se retrouve traduit par « omnem hanc
terrenam immensitatem Atlantici maris ambitu coerceri insu-
lamque hanc esse cum omnibus insulis suis ; nam similes hic alias
et alias minores circumfundit Oceanus » ; ici √|ƒ§ƒƒ|±«¢`§ =
ambitu coerceri (cf. aussi le circumfundit dans l’expression de
Cicéron « quaedam insula est circumfusa illo mari »). Müller
nomme cette manière de traduire « Erweiterung aus der Vorlage
heraus » : une amplification qui rend explicite l’implicite :

« hanc terrenam immensitatem » wird frei hinzugefügt... ambitu


coerceri steht als vollerer Ausdruck für das einfache √|ƒ§ƒƒ|±«¢`§ ;
beide Erweiterungen haben offenbar den Sinn, diese ungewöhn-
liche Tatsache, dass der ganze Erdkreis eine Insel ist, durch eine
Antithese « immensitas – ambitu coerceri » noch mehr hervorzu-
heben… Seine Krönung erfährt der Satz aber mit dem letzten
Kolon « insulamque… cum insulis suis omnibus ».

Le Romain a un œil sur la bande la plus étroite de l’étendue


infinie : son regard suit la Méditerranée jusqu’aux colonnes
d’Hercule qui sont pour lui le point où la mer s’élargit ; mais
pour le Grec, c’est le point où l’Océan se rétrécit.
134 CONFÉRENCE

Tout comme pour √|ƒ§Ä¤∑μ employé dans le sens d’« espace »,


d’« éther », on voit que dans Apulée (l’éther) …c …| ¢|±` }¥√|ƒ§Ä¤›μ
«‡¥`…` est traduit par « quae divinas et inmortales vivacitates ignium
pascens » (remarquer à nouveau l’insistance sur les qualités protectrices
de l’« ambiente » : cf. le plus ancien aether sidera pascit de Lucrèce).
D’après ce qui précède, il devient évident que les écrivains
latins avaient beaucoup plus tendance à user de procédés stylis-
tiques tels que la variation ou l’amplification — et c’était le cas
même quand ils se trouvaient face à un phénomène aux limites
très précises : cf. le procédé de Cicéron quand il décrit les fron-
tières limitrophes d’un port : « non… portu illud oppidum clau-
ditur, sed urbe portus ipse cingitur et continetur » (Verr., 5, 96).
Ainsi la question se pose (et je ne me sens pas la compétence de
la résoudre) : les Romains utilisaient-ils des périphrases parce
que le terme technique √|ƒ§Ä¤|§μ (et √|ƒ§ƒƒ|±μ) était insuffisant,
ou bien cette insuffisance coïncidait-elle avec une habitude très
enracinée de la variation ? Mon sentiment, fondé sur le passage
de Cicéron cité à l’instant, me ferait pencher pour la dernière
conclusion ; mais il me semble également évident que les
Romains étaient incapables d’adapter dans leur propre langue
la richesse et l’ampleur du mot grec, et qu’ils furent par consé-
quent obligés d’avoir recours à des procédés de diversification
où ils morcelaient un concept en différentes parties qui leur
convenaient — bref, ils utilisaient plusieurs mots pour ce qui,
en grec, se concentrait en un seul : multa, non multum pourrait
être en ce sens la devise romaine. Il me paraît raisonnable d’af-
firmer que les Romains se sentaient moins bien protégés dans
l’univers, moins chez eux dans l’infini que les Grecs ; ils avaient
davantage tendance à se cramponner au sol, cette entité saisis-
sable, cette Mère Nature si chère aux Romains — au sein de
laquelle fleurissait le culte de tant de divinités chtoniennes. Le
geste de Brutus qui, revenant chez lui, embrasse le sol, n’est pas
seulement le symbole du patriote mais aussi celui du sentiment
de la terre chez le peuple romain14. Et à ce sol, ils pouvaient
LEO SPITZER 135

attribuer de sobres épithètes : le mot romain pour « continent »


est « ce qui tient ensemble » (terra continens) ; le mot grec est
ë√|§ƒ∑», qui est peut-être relié à e√|§ƒ∑», « infini » — quoique
son étymologie ne soit pas encore confirmée. Les Romains
étaient incapables de sentir la grandeur de la totalité qui les
étreint [of all-embracingness], et dans leur langue le substantif
ambiens manque, alors que différents verbes, dont ambire n’est
qu’un exemple parmi tant d’autres, luttent pour avoir l’honneur
de traduire le verbe grec √|ƒ§Ä¤|§μ.

*
La même diversité de termes pour représenter le verbe
√|ƒ§Ä¤|§μ se retrouve lorsqu’on arrive à la période médiévale, si
l’on en juge par la méthode de certains aristotéliciens étudiés par
A. Schneider, Die abendländische Spekulation des 12. Jhs. in ihrem
Verhältnis zur aristotelischen u. jüdisch-arabischen Philosophie (« Bei-
träge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters », 1915)15. On
trouve là (XVII, 4, pp. 30, 37) comme traductions de √|ƒ§Ä¤|§μ les
verbes concludere, circumscribere, capere, continere, coercere. (J’ajou-
terais l’aer conjunctum — l’« air ambiant » — de saint Thomas,
De coelo, III, 7.) Jean Scot Érigène : « Nil enim aliud est locus nisi
ambitus, quo unumquodque certis terminis concluditur » (cet
auteur inclut, parmi ces choses qui peuvent être limitées par
« leurs » espaces, des abstractions [incorporeal entities] comme la
grammaire et la rhétorique). Hugues de saint Victor : « corpus
dimensionem habens loco circumscribitur ». Jean Damascène :
« Locus corporeus est terminus continentis quo continetur id quod
continetur ; v. gr. aer continet ; corpus continetur »16. Jean de Salisbury :
« caelum… qui continet omnia » (selon sa théorie, l’air doit décrire
un mouvement circulaire ; étant plus léger que la matière, il ne
peut rester immobile ni, puisqu’il contient tout, se mouvoir en
ligne droite — une idée dérivée d’Aristote). Gilbert de la Porrée :
« locus in corpore capiente et circumscribente constitutus est ».
136 CONFÉRENCE

Cependant, le passage le plus important pour notre propos


se trouve chez le même Gilbert de la Porrée, qui consiste en la
réfutation de l’argument contre la théorie selon laquelle « le
lieu d’une chose est constitué par le corps qui la contient ».
L’argument contre cette théorie soulève l’objection selon
laquelle, si c’était vrai, la limite du ciel le plus éloigné (au-delà
duquel, selon la cosmologie aristotélicienne et médiévale, il n’y
a rien) serait son propre lieu ; la réfutation de Gilbert consiste
précisément à refuser un « lieu » à ce ciel ultime : « sed revocat
hoc in dubium postrema caeli facies extra quam nihil est. Haec
vero dici potest quod ipsa sibi locus sit, ut veteres exploratum
fecere quando id quod ambitur alterum et disjunctum ab eo est quod
ambit ». (Coercetur apparaît plus tard comme variante d’ambitur.)
Ici comme dans Macrobe, ambire est employé comme un équi-
valent du verbe grec √|ƒ§Ä¤|§μ (et à nouveau, d’ailleurs, employé
en relation avec une référence au ciel).
On trouve dans Ockham : « talia (que moventur et in aliquo
continentur) nota localiter non acquirunt aliquem rem sibi inhe-
rentem… sed tamen adquirunt locum ambientem », où locus ambiens
= …∫√∑» √|ƒ§Ä¤›μ et représente une variante du locus circumdans
ou du corpus circumdans qu’on trouve dans la fameuse défini-
tion thomiste du locus (Summa logicae, 3, 6) : « Est autem locus
superficies corporis continentis immobilis… superficies corporis
circumdantis illam, quae contigua est corpori circumdato, dicitur
esse locus ». Locus (circum)ambiens apparaît également dans les
commentaires tardifs de Thomas d’Aquin, par exemple dans le
de Physica auscultatione (1574) de Francisco de Toledo :

Locus est duplex : alter intrinsecus rei ipsi, alter extrinsecus.


Extrinsecus quidem est circumambiens ipsum corpus locatum, vide-
licet corpus continens, aut ejus superficies ultima, de quo locutus
est Aristoteles. Intrinsecus vero locus rei est spatium illud quod
ipsa res vere intra se occupat…
LEO SPITZER 137

Et dans la Summa philosophica (1609) d’Eustache de Saint-Paul :

…locus externus duplex est, realis nempe et imaginarius.


Realis est vera et realis superficies corporis continentis, imaginarius
vero est imaginaria superficies qua corpus quod a nullo alio cor-
pore continetur, ambiri concipitur quomodo Coelum Empyreum ambiri
a loco imaginario.17

Dans tous les passages ci-dessus, on reprend la définition


aristotélicienne de l’espace (du lieu) en tant que représentant la
limite du corps contenant aussi bien que du corps contenu17a.
Examinons à présent les extraits suivants qui concernent les
théories médiévales françaises, choisis dans La connaissance du
monde et de la nature au Moyen Âge (1911) de Ch.-V. Langlois.
Dans le chapitre « De la force du firmament », tiré de L’image du
monde (XIIIe siècle), p. 77, on trouve une affirmation qui résume
la théorie de la coquille d’œuf d’Anaximandre : « Le monde est
rond comme une pelote. Le ciel entoure la terre de toutes parts
comme “l’eschaille de l’œuf” ». (Le mot eschaille, « coque »*, ren-
voie à l’allemand schale.) Page 282, un passage tiré du dialogue
Placides et Timeo élabore cette « comparaison classique » : « Dieu
fit le firmament “tout à la ronde” et superposa à l’intérieur les
quatre éléments dans l’ordre de la pesanteur : terre, eau, air, feu.
Comparez la disposition concentrique des diverses parties d’un
œuf : la coque, c’est le firmament ; la peau blanche par-dessous,
c’est la terre ; le blanc c’est l’eau ; le jaune, c’est le feu. » Enfin,
dans Le livre du trésor de Brunetto Latini : « Le grand philo-
sophe Aristote dit qu’il y a un cinquième élément (quinta essen-
tia) : c’est “uns ciels reons qui environne et enclost dedanz soi touz
les autres elemenz” comme l’écaille d’un œuf. Admirable pré-
voyance de la nature, d’avoir fait rond ce ciel, et par conséquent,
le monde qu’il enserre ! Regardez les tonneaux et les curves des
charpentiers, les voûtes des maisons et des ponts : la forme
ronde est la meilleure. Le monde est comme un œuf, où les
138 CONFÉRENCE

diverses matières sont déposées concentriquement par ordre


de pesanteur… » (ici, environne et enclost rendent compte tous
deux de l’idée exprimée dans ambire).
En ce qui concerne l’astronomie de Dante (cf. E. Moore, l.c.),
je note d’abord le passage évoquant les ciels concentriques qui
entourent la terre (Paradis, II, 112) dans lequel se trouve le verbe
continere :

Dentro dal ciel della divina pace (l’empyrée)


Si gira un corpo (le premier Mobile), nella cui virtute
L’esser di tutto suo contento giace.
Lo ciel seguente (des étoiles fixes) c’ha tante vedute,
Quell’esser parte per diverse essenze
Da lui distinte e da lui contenute

— on retrouve ici l’idée aristotélicienne du manque de continuité


entre le « contenant » et le « contenu » — du √|ƒ§Ä¤∑μ et du
√|ƒ§|¤∫¥|μ∑μ. Cette idée qu’il y aurait des sphères absolument
closes autour du monde est à l’origine de celle de Dante selon
laquelle, plus un corps céleste est grand, plus il « contient » de
forces (Paradis, XXVIII, 64) :

Li cerchi corporai18 sono ampi ed arti,


Secondo il più e il meno della virtute,
Che si distende per tutte lor parti,
Maggior bontà vuol far maggior salute ;
Maggior salute maggior corpo cape

— l’espace est pénétré par les potenze, les forces de l’âme — plus
tard, les physiciens verront l’espace percé de forces interstellaires.
Nous avons noté que la cosmologie médiévale et celle des Grecs
ont beaucoup de points communs. Mais un élément important
pour la pensée grecque semble faire défaut aux écrivains de
cette époque : la chaleur et la vitalité — l’activité du √|ƒ§Ä¤∑μ ;
LEO SPITZER 139

on n’entend plus parler chez les écrivains médiévaux de cet


« éther ardent » par quoi l’espace était alors identifié. L’activité
de métamorphose dont parlaient les Grecs et que les physiciens
de la Renaissance allaient redécouvrir est peut-être remplacée
au Moyen Âge par des influences astrales : les influences actives
des étoiles sur les virtutes des hommes et des objets sur terre.
Dans le premier extrait de Dante que l’on a cité, et dans les
lignes qui vont suivre, il insiste sur la diversité de ces influences :
diverse essenze – varie differenze – la distinzione che dentro da sè
hanno – differenti membra (des) organi del mondo – (les cieux)
conformate a diverse potenze – virtù diversa fa diversa lega – la virtù
mista, etc.19
Venons-en à présent aux traductions d’Aristote datant de la
Renaissance. Les extraits suivants ont été copiés pour moi par
le Professeur Friedländer à partir de l’édition publiée par l’Aca-
démie de Prusse de Berlin (Vol. III), et l’on peut y voir comment
√|ƒ§Ä¤∑μ a été traduit :

De gener. et corr. : quod est universale et cuncta ambit continetque


(Vatable)
Meteor. : ob id quod ambit continetque (Vatable)
De gener. anim. : continens aer (Theodorus Lazas)
De mundo : in aere (Budé)20
De caelo : quod quidem caelos universos inquiunt continere (Argy-
ropoulos)21
De gener. et corr. : infinitum et id quod comprehendit atque continet
(Vatable)
De juvent. et senect. : totum illud quod nos ambit (Vatable)
Meteor. : in mundo terrae circumfuso ambientes magnitudines
(Vatable)
Phys. : continens ; quod haec omnia continet (Argyropoulos)

On remarque à partir de ces extraits combien la richesse synony-


mique des philosophes médiévaux a ouvert la voie à des termes
140 CONFÉRENCE

stéréotypés ; à la diversité à laquelle avaient abouti les Scolas-


tiques, lesquels, en reprenant la cosmologie aristotélicienne,
cherchaient toujours le mot approprié, ont succédé ici (en
omettant l’unique occurrence de comprehendere) les deux seuls
verbes continere et ambire. C’est donc un de ces deux verbes qui
allait permettre la formation de l’expression nominale équiva-
lente à √|ƒ§Ä¤|§μ ; et comme continens avait déjà un emploi parti-
culier (« le continent »), ambiens seul était disponible pour dési-
gner « l’espace en tant que contenant ». En italien, on trouve le
latinisme évident ambiente comme adjectif substantivé21a chez
Galilée — ayant ce sens-là :

In questa [costituzione] l’ambiente niente preme l’ambito, ed in


quella l’ambito punto non ispigne contro l’ambiente.22

Il y a donc une filiation linguistique partant du √|ƒ§Ä¤∑μ


aristotélicien et conduisant à l’italien ambiente en passant par
les traductions du Moyen Âge et de la Renaissance23.
Le caractère médiéval et chrétien donné au concept de
√|ƒ§Ä¤∑μ > ambiens, déjà sensible chez Arnobe, insiste sur l’amour
d’un Dieu personnel pour sa création et sur la nature finie de
cet univers : les forces physiques attractives (qui sont dans le
même temps des forces morales) traversent le cosmos : l’Amor
che muove il sole e l’altre stelle. Et Dieu, l’aimant [magnet] de
l’amour, s’y trouve et y travaille ; chez Dante il apparaît trônant
dans la plus lointaine sphère de feu qu’il y a dans le ciel : sa
création s’étend autour de lui (dispersée quoique pouvant
apparaître aux mortels), comme un livre relié par l’amour (legato
per amore in un volume). Ce livre du monde est une création
dense et finie.
Le Professeur Lovejoy semble voir, dans son ouvrage magis-
tral The Great Chain of Being, une antinomie entre la cosmologie
et la métaphysique médiévales : « Dans la pensée européenne,
on trouve l’anomalie selon laquelle un autre monde [otherworld-
LEO SPITZER 141

liness] métaphysique et pratique coexistait avec une finitude cos-


mologique » (p. 142). Cela dit, il faut préciser que si le christia-
nisme est lié à l’autre monde, son Dieu ne l’est pas. Au contraire
(comme on le voit chez Dante), Il est de ce monde, même si
extra-terrestre. La Terre et tout ce qu’elle contient, aussi bien
que le ciel qui la surplombe, sont le fruit de ses mains — et
l’objet de ses pensées. À nouveau, le Professeur Lovejoy oppose
la cosmologie médiévale à l’art médiéval :

Et — à la différence des villes et des autres réalités médiévales —


ce schéma cosmique avait les qualités essentielles d’une œuvre d’art
classique : en effet, on peut dire que l’univers est la réalité la plus
classique qui soit au Moyen Âge. Les hommes préféraient adorer
Dieu dans des églises gothiques, ce qui n’est pas surprenant,
puisque c’était en fait un édifice grec.

Cependant, je pense que ce n’est pas vraiment la flèche gothi-


que poignardant et transperçant le ciel (cette tardive manifesta-
tion d’un Unendlichkeitsdrang allemand), comme c’est le cas
dans l’église romaine primitive avec son imposante clôture du
Saint des Saints ou dans la coupole byzantine, image finie du
monde infini24, qui manifeste les parallèles typiquement médié-
vaux et méditerrano-orientaux avec la cosmologie inspirée des
Grecs. À la lumière de ces réflexions, l’anomalie dont parle le
Professeur Lovejoy me semble s’effacer. Le Moyen Âge est
davantage grec dans son aspect philosophique et dans son art
qu’on ne l’admet généralement. Son mode de pensée est allé à
la rencontre du visible et du fini, comme le montre sa capacité à
voir, comme chez les Grecs, les abstractions comme des person-
nalités ou des allégories bien définies.
Ainsi, des expressions telles qu’aer ambiens, locus ambiens,
qu’on trouve à la Renaissance, contiennent en elles des conno-
tations de bienfaisance, d’autolimitation heureuse, de finitude.
Bien entendu, pour les penseurs de la Renaissance qui aspi-
142 CONFÉRENCE

raient à la liberté du corps, de l’esprit et de l’âme, et qui cher-


chaient à les fondre dans l’infini, ces expressions ne pouvaient
impliquer que contrainte et emprisonnement — tout comme
cela tend à être vrai dans le cas des penseurs modernes devant
de tels concepts : il est intéressant de remarquer dans l’œuvre
de Lovejoy combien l’historien moderne, libéré de la théorie
en vase clos du monde médiéval, emploiera dans l’apprécia-
tion de cette époque des métaphores évoquant l’oppression
et l’absence d’air ; il voit des entraves [fetters], là où l’Antiquité
et le Moyen Âge ne voyaient que protection et bonté cares-
sante :

Le monde médiéval était… absolument délimité et clôturé25…


les hommes du quinzième siècle vivaient encore dans un univers
aussi fortifié que les villes qu’ils habitaient (p. 101).
…(un univers) limité et confiné… (p. 104)

Suivons le Professeur Lovejoy lorsqu’il trace les contours de la


révolution qui eut lieu dans la cosmologie de la Renaissance26 :
« le monde [de Copernic], bien que non-géocentrique, compor-
tait toujours un centre, toujours de forme sphérique, toujours
bien fortifié par la sphère la plus éloignée, se ipsam et omnia
continet »27 (p. 104). On reconnaît ici l’ambiens et l’ambitum médié-
vaux. « Précisément par les moyens du système héliocentrique,
il (Kepler) put trouver de nouvelles raisons pour concevoir le
monde comme absolument délimité et clos comme il l’avait été
dans le système de Ptolémée » (p. 106). Pour Kepler, l’univers
est une sphère, et ce pour des raisons métaphysiques : 1) parce
qu’une sphère a la plus grande contenance possible (encore le
motif continens-ambiens !), 2) parce que la sphère, tout comme
Dieu, est la plus parfaite des formes (Ronsard : En la forme ronde
gît la perfection qui toute en soi abonde). Le passage suivant rap-
pelle la relation √|ƒ§Ä¤∑μ — √|ƒ§∑¤ç :
LEO SPITZER 143

La fonction de la sphère extérieure consiste à « renvoyer et à mul-


tiplier la lumière du soleil, comme un mur opaque et illuminé ». On
peut également la décrire comme la peau, ou la chemise de l’univers
(mundi cutis sive tunica).

Le Professeur Lovejoy conclut que ce ne sont pas les théories


héliocentristes de Copernic et de Kepler qui furent à l’origine
de la révolution dans la cosmologie au cours des XVIe et
XVIIe siècles, mais cinq thèses dont deux nous intéressent ici : la
deuxième prône « la destruction du mur extérieur de l’univers
médiéval » ; la cinquième prône « l’affirmation de l’infinité réelle
de l’univers physique dans l’espace… ». Giordano Bruno sou-
tint qu’au-delà de l’univers, il ne pourrait y avoir que le néant
à cause de la nature infinie de l’essence divine (c’est l’idée d’un
« univers absolu »). Et pendant qu’un Galilée transige encore
avec les aristotéliciens qui voudraient un univers sphérique et
fini, Descartes rejette l’idée d’une sphère enveloppante (on doit
se rappeler son horreur de l’enfermement de l’univers « dans
une boule »), ce pour quoi Addison devait plus tard le remercier
— en des termes qui inspirèrent peut-être les métaphores du
Professeur Lovejoy citées plus haut. De plus, une génération
avant Addison, Fontenelle (1686) avait réussi à gagner le soutien
de sa marquise au sujet de sa théorie sur la pluralité des
mondes en avançant l’argument selon lequel l’univers avait été
étranglé par la cosmologie ancienne. Concernant Descartes,
Lovejoy poursuit :

(Descartes) a détruit ces orbes de verre que les fantaisies de


l’Antiquité avaient fixées au-dessus28… (il) a dédaigné le confine-
ment à l’intérieur des murs étroits29 et cristallins du monde aristo-
télicien.

En se séparant des Scolastiques, Descartes n’a pas toujours


rejeté ni détruit catégoriquement : en certains cas, par sa nouvelle
144 CONFÉRENCE

interprétation et par les qualifications d’une théorie


qu’apparemment il acceptait, il parvient à miner de l’intérieur
la théorie elle-même. La physique aristotélicienne et scolastique,
par exemple, avait insisté sur le fait que toute action d’un corps
sur un autre pouvait survenir seulement par contact ; dans le
cas d’une activité à distance, la même chose était obtenue par
l’interposition de corps intermédiaires : cf. Eustache de Saint-
Paul : « omnis actio fit per contactum, quo fit ut nihil agat in dis-
tans nisi per aliquid medium ». Discutant cette théorie, Des-
cartes emploie l’ancienne terminologie (« …in sola enim
superficie fit contactus »), mais, comme le montre le passage
lorsqu’on le cite suffisamment longuement, l’ancienne théorie
a subi un étrange revirement :

…nihil plane illud esse a quo sensus nostri afficiantur praeter


solam illam superficiem, quae est terminus dimensionum ejus
corporis quod sentitur : in sola enim superficie fit contactus ; et
nullum sensum affici nisi per contactum, non ego solus, sed fere
omnes philosophi cum ipso Aristotele affirmant. Ita ut, exempli
causa, panis vel vinum non sentiatur nisi quatenus ejus superfi-
cies, vel immediate a sensus organo, vel mediante aere aliisve corpo-
ribus, ut ego judico, vel, ut ajunt plerique Philosophi : mediantibus
speciebus intentionalibus (= les images des choses que les objets
eux-mêmes transmettent à nos sens), attingitur. (VII, 249.)

[Revirement] car ce mediante aere aliisve corporibus ne fait allusion à


rien d’autre qu’à la célèbre invention de Descartes — « la matière
subtile »* : cette substance ténue dont il imaginait que tout l’espace
était rempli (faisant par là-même écho au √μ|◊¥` des Anciens et
anticipant l’« éther » des physiciens modernes) et qui selon lui pou-
vait également pénétrer dans les interstices de tous les corps — y
compris le corps humain. Ainsi, la « surface où tout contact doit
avoir lieu » se retrouve dans les mains de Descartes elle-même
transformée, conditionnée par ce nouvel élément qu’il a introduit.
LEO SPITZER 145

De ce fait, la nette séparation entre le corps et son √|ƒ§Ä¤∑μ


est abolie — séparation sur laquelle physiciens aristotéliciens et
thomistes avaient insisté. Le corps n’est plus entouré de manière
impénétrable, l’éther subtil — le même qui entoure les corps
célestes — se glisse par chaque pore et chaque crevasse. La
matière qui emplit le firmament nous emplit, nous et nos corps,
au même moment. On peut comprendre comment cette théorie
de la pénétration, du « creusement de l’intérieur », a dû avoir les
faveurs du temps de Descartes — époque dont la tendance était
loin du vieil ordre stable fondé sur la confiance en la netteté
des lignes de démarcation.
De plus, la distinction entre esprit et matière était même
menacée par l’introduction de la matière subtile*. Cet élément
était d’une part une substance matérielle, et cependant il était
supposé posséder des propriétés actives à la manière des esprits
vitaux*, des esprits animaux* qui pouvaient affecter l’organisme ;
cette hypothèse a dû permettre en quelque sorte de volatiliser,
de mélanger la nature bien trop solide de la matière — la « sub-
tilité » de cette « matière » a dû saper la fermeté du dualisme
cartésien lui-même !
La matière subtile* de Descartes n’a été acceptée par Newton
(qui l’appelle spiritus subtilis) que dans le cas d’une activité à un
minimum de distance : l’adhésion, la sensation, l’électricité et la
lumière. Mais au regard de la loi de la gravitation qui fonctionne
à travers « immensas distantias », Newton rejette complètement
l’efficacité d’un tel élément :

[vis gravitatis] agit non pro quantitate superficierum particula-


rum in quas agit (ut solent causae Mechanicae)30 sed pro quantitate
materiae solidae ; et unius actio in immensas distantias undique
extenditur… (p. 484 des Principia).

Les Principia mathematica naturalis philosophiae (1684) nous don-


nent une image de l’espace intersidéral traversé par des forces
146 CONFÉRENCE

vitales évoluant dans le vide31. Selon Newton, l’attraction des


étoiles est due à la tension dans l’éther : une masse attire l’autre
« comme la corde unit le cheval à son fardeau » (chapitre
De Mundi Systemate). Les corps matériels (selon les mots de
Bloch, La philosophie de Newton, 1909, p. 330) « …se cherchent
mutuellement, ou s’agitent l’un l’autre par des émanations, soit
qu’elles soient produites par l’action de l’éther, de l’air ou de tel
autre milieu qu’on voudra, corporel ou incorporel, qui pousse
l’un vers l’autre d’une manière quelconque les corps qui y
nagent ». De plus, la célèbre proposition du Deuxième Livre des
Principia qui souleva la violente opposition des Cartésiens, éta-
blissait ce fait : « si une sphère tourne d’un mouvement uni-
forme autour d’un axe de position donné, dans un fluide homo-
gène et infini, que le fluide soit mû circulairement par cette seule
impulsion, et que chaque partie de ce fluide continue uniformé-
ment dans son mouvement, les temps périodiques des parties
du fluide seront comme les carrés de leur distance du centre de
la sphère » (traduction de Mme du Chatelet).
En attribuant des qualités de transmission à l’éther (ou,
comme il le nomme habituellement, au medium éthéré, fluide,
vibrant), Newton n’était pas entièrement moderne. On a vu que
la physique aristotélicienne, acceptée par les Scolastiques,
admettait que l’air supporte ou favorise le mouvement d’un
projectile. Et l’on sait que Léonard de Vinci (qui définissait
l’air comme une sorte de fluide lourd, dilatable, compressible
et résistant entourant le globe) avait anticipé le principe de la
résistance de l’air de Newton — le même Léonard qui, tout en
se distinguant d’Aristote sur beaucoup de points, préservait
cependant jusqu’à une certaine limite l’harmonie des termes
anciens : « che cosa è la causa dell’impeto e del mezzo ove si
crea » (cité par Solmi, Le fonti di L. da Vinci, p. 74) : on a ici
l’impetus d’Albert de Saxe et l’impétuosité* d’Oresme (« une
qualite nouelle… et ceste qualite ou redeur fut aide en mouve-
ment naturell… »).
LEO SPITZER 147

Comme on l’a dit, Newton usait régulièrement du mot


medium, qu’il écrivît en anglais ou en latin, pour renvoyer à l’air,
à l’espace, à l’éther. En latin classique, le substantif medium avait
une double référence spatiale : le centre d’un objet, et le point
intermédiaire (une région, une substance) entre deux objets ou
plus32. Il paraîtrait évident que le second sens fût à la base de
l’aetherial (etc.) medium de Newton : l’air flottant entre tous les
corps. Mais il y a davantage qu’une référence spatiale : Newton
est principalement intéressé par les propriétés fonctionnelles
de l’éther, et medium signifie alors plutôt « (agent) intermédiaire »
[intermediary (agent)] que « moyen » [intermediate]. Pour un tel
usage de medium, on peut trouver son autorité, et celle de ses
précurseurs scolastiques, dans des expressions de l’époque
post-classique latine telles que : « deus… vos… dignos… faciat
vitae perpetuae per medium ({§d ¥|«§…|ß`»)… Christi” (canon.
Turner, I, 2, 1, p. 32hh 20). Ici nous avons l’exemple d’une inter-
prétation fonctionnelle d’une relation spatiale : celui qui se
trouve « entre » établit les relations entre des unités autrement
isolées, et sert d’intermédiaire, de « medium » de communica-
tion ou de transmission d’influences33. Cette interprétation
fonctionnelle s’est poursuivie durant la Latinité (cf. ut nihil agat
in distans nisi per aliquid medium cité plus haut — quoique la
relation spatiale soit plus évidente). Ainsi le terme medium
convenait admirablement pour désigner l’éther qui était consi-
déré par Newton essentiellement comme un convoyeur, un
transmetteur de forces attractives34 (cf. le mezzo de Léonard
« d’où provient l’impulsion du mouvement »).
Cependant, cela ne signifie pas que le medium de Newton
doive être au fond et tout le temps défini comme « moyen de
transmission des influences » — ou par une expression simi-
laire ; au vu de son aetherial medium, une telle traduction serait
au mieux maladroite — et au vu d’autres cas et particulièrement
dans l’Optique, medium ne pourrait assurément pas être traduit
si précisément, car ce substantif ne désignait pas exclusivement
148 CONFÉRENCE

l’air, mais pouvait renvoyer à tout élément, de quelque nature


qu’il fût :

Car la vérité de cette Proposition apparaîtra plus tard en obser-


vant que, par conséquent, la Réflexion est plus forte ou plus faible
dans la Superficie intercédant auprès de deux Mediums transpa-
rents (comme l’Air, le Verre, le Cristal, l’Arsenic blanc transparent,
les Diamants, &c), quand la Superficie a un plus grand ou un moin-
dre Pouvoir de réfraction (Optique, éd. Whittaker de 1931, p. 247).

… les vibrations dans le Medium ou la Substance réfractant ou


réfléchissant LLL (ibid., p. 180).

Une très faible variation d’inclinaison changera la Couleur


réfléchie, là où le Corps fin ou les petites Particules est plus rare
que le Medium ambiant (ibid., p. 254).

Hallucinantur igitur qui credunt agitationem partium Flam-


mae ad pressionem, per Medium ambiens, secum lineas propagan-
dam conducere (Principia, édition de 1714).

La seule interprétation qui convient toujours est simplement


« élément (ou substance) ». Ainsi l’aetherial (etc.) medium = « l’élé-
ment éthéré » (sc. l’air) ; transparent, refracting medium (medium
transparent, réfractant) = « tout élément ayant des propriétés trans-
parentes », « tout élément servant à aider la réfraction » ; ambient
medium = « tout élément entourant directement un corps ». En
même temps, il est également vrai qu’une connotation fonction-
nelle (d’intensité variable) reste présente dans le mot medium ;
le choix précis de ce mot en référence aux divers éléments
reflète le point de vue d’un scientifique conscient des potentia-
lités et des propriétés de tous les éléments qu’il a à traiter ; un
scientifique qui, dans ses expériences, dans la formulation de
ses théories, voit tout élément donné comme un « facteur » : en
LEO SPITZER 149

un sens, comme une entité active, un moyen vers une fin — au


sens le plus large, comme un moyen par lequel l’efficacité des
lois physiques se manifeste.
Ainsi, indépendamment de la multiplicité des éléments aux-
quels medium peut faire référence, celui-ci conserve peut-être une
« signification » permanente : c’est un élément envisagé comme
un facteur35. Cependant, pour des raisons pratiques, il convient
de diviser grossièrement la citation de Newton en deux parties
principales : 1) les expressions qui renvoient régulièrement à un
seul élément : aetherial, fluide, vibrating medium = l’air ou l’éther ;
2) les expressions qui renvoient à des éléments de types variés
et à différentes fonctions : transparent, refractant, ambient medium.
De ces dernières, celle qui semblerait la plus éloignée de aethe-
rial medium est ambient medium : expression sans couleur qui ne
révèle rien de la nature de l’élément ; on la trouve très fréquem-
ment dans les références les plus superficielles avec une portée
étroitement limitée, et on l’emploie car elle est pratique pour
insister sur l’élément qui entoure immédiatement toute sub-
stance donnée (on la rencontre dans la traduction latine de
l’Optique de Samuel Clark sous la forme medium circumjacens,
circumjectum)36. C’est aussi le moins vital de tous les mediums ;
il n’a besoin d’aucune propriété sauf la contiguïté. (Dans
l’Optique, écrit en anglais, ambient medium comporte l’adjectif
avec un a minuscule, alors que dans Aetherial medium, l’adjectif
comporte toujours un A majuscule !)
Il est remarquable qu’ambient doive régulièrement accompa-
gner le moindre de tous les mediums ; chez Newton, il est dépourvu
de la connotation « tout-englobante » [all-embracing] qu’à l’ori-
gine ambire partageait avec amplecti. Le « Tout » fait clairement
défaut dans son ambient medium à partir du moment où il ne
renvoie pas à la vaste étendue du firmament37, de même qu’am-
biens n’a plus de valeur « englobante » : aucun accent de chaleur
ni de bienfaisance n’émane de cette expression figée, employée
dans les plus insignifiantes des références. Que Newton ait été
150 CONFÉRENCE

insensible au caractère englobant d’ambient est comme le témoi-


gnage sémantique de la vérité qui se manifeste partout dans
sa description de l’univers : Newton a perdu le sentiment de
« l’homme et de son √|ƒ§Ä¤∑μ ». À présent, l’homme est seul dans
un cosmos infini et glacé traversé seulement par d’innom-
brables forces d’attraction, seul dans un univers gouverné selon
des lois rigides et dominé par un Dieu qui n’a aucun rapport
avec lui ; un Dieu qui, écrit Newton, devrait être appelé Deus et
non Dominus, qui implique une référence aux sujets humains
et aux fidèles (il admet que l’homme ose dire meus deus, tandis
que meus Aeternus serait impossible étant donné que la qualité
d’éternité, comme de toute-puissance, est absolue).
Dans cet univers newtonien de grandeur objective et infinie,
l’homme apparaît dans toute son insignifiance, submergé par
le Tout [the Whole, the All] ; il n’est rien, ou, au mieux, doué
de valeurs strictement relatives38. Il y avait ceux qui pouvaient
s’adapter à ce nouvel univers, comme Rousseau et Shaftesbury,
pour qui l’infinitisme du système newtonien encourageait un
élan vers une fusion mystique avec le Tout. Cependant, cette
vision d’un univers absolument indifférent à l’homme avait
quelque chose de fondamentalement lugubre : avec Copernic,
la Terre avait cessé d’être le centre39, avec Newton l’homme lui-
même avait déchu, et n’était plus « la mesure de toute chose ».
Il n’est donc pas difficile de comprendre qu’un Goethe voulût
défier ce système (dans ce que Croce, Critica, XXXVIII, 170,
appelle « la vaine et absurde polémique contre Newton »), mû
par le désir de sentir que son monde était protégé par une
atmosphère bienfaisante. Gundolf écrit :

Die Erde empfand er als ein kugelhaft in sich abgeschlossenes


Lebewesen, gleichsam mit einem eignen körperartigen Organis-
mus und eigner Atmosphäre, die er durch eigne Normen tätig und
leidend wissen wollte, ohne willkürlich masslose und zufällige
Eingriffe aus dem unermesslichen und gestaltlosen Weltraum.
LEO SPITZER 151

Mit andren Worten : seine Vorstellungsart war selbst bei Betrach-


tung der anorganischen Naturreiche, der Luft und der Steinwelt,
wesentlich bedingt durch das eigentliche Körpergefühl, auch hier
war ihm der menschliche Organismus, die begrenzte, in sich
abgeschlossene, aber von inneren eignen Bildungskräften erfüllte
Gestalt, das Mass, ja das Bild der Erscheinungen.
Seine ganze Naturlehre ist die ins Theoretische projizierte, auf
alle Naturreiche angewandte Umsetzung eines mit seinem Leib schon
gegebnen Instinkts, der ihn bis in die entlegensten Forschungen
hinein führte, und dieser Instinkt war eben der griechiesche, wie
er sich in dem Wort √cμ…›μ ¥Ä…⁄∑μ eμ¢ƒ›√∑» manifestiert, auf
deutsch : der Leib ist die Grundlage unsrer Erkenntnis, der Sinn
der Welt.40

Leo SPITZER.
(Traduit de l’anglais par Olivier Moroni.)
152 CONFÉRENCE

*
L’astérisque indique que le mot est en français dans le texte (note du
traducteur).

1
De même son contemporain, l’abbé Du Bos, parlait de climat, de
vapeur, etc. :

…les divers caractères de tous les peuples… sont modifiés par les diffé-
rences des expositions, des vapeurs, autant et plus encore que par celles
des lois et des habitudes. En effet, ces dernières oppositions ont en
elles-mêmes, dans le principe, de semblables causes physiques.

Au sujet des théories grecques ultérieures concernant le lien entre la cli-


matologie et la caractérologie, cf. H. Diller, « Wanderarzt und Aitiologe »
(Leipzig, 1932, pp. 115 ff.). Concernant la résurgence de ces théories
anciennes en France, cf. M. Brunschvig, L’abbé Du Bos rénovateur de la cri-
tique au XVIIIe siècle, et une thèse finnoise de Laurila ; pour leur résur-
gence en Angleterre, cf. l’article de Z. J. Finc, « Milton and the theory of
climatic influences » (Modern Language Quarterly, II, 67). Sainte-Beuve,
dans son essai sur l’Histoire de la littérature anglaise de Taine, relève une
identité fondamentale entre les idées d’Hippocrate, de Montesquieu et
de Taine sans cependant remarquer la continuité de l’enracinement lexi-
cal depuis les Grecs entre √|ƒ§Ä¤∑μ – ambiens – milieu.

2
Cf. l’explication de Zeller dans Grundriss der Geschichte der griechischen
Philosophie (13e éd.), p. 33 :

Als der Urstoff ist das Unbegrentze ungeworden und unvergänglich


und ebenso ewig ist seine Bewegung. Eine Folge dieser Bewegung ist
die « Ausscheidung » (}≤≤ƒßμ|«¢`§) bestimmter Stoffe. Zunächst trenn-
ten sich das Warme und das Kalte, aus beiden entstand das Feuchte ;
aus ihm sonderten sich die Erde, die Luft und der Feuerkreis ab, der
diese als kugelförmige Schale umgab. Indem der letztere zersprang, bil-
deten sich radförmige, mit Feuer gefüllte, mit Offnungen versehene
Hülsen, die, durch Luftströmungen bewegt, sich um die Erde in geneigt
horizontaler Richtung drehen ; das Feuer… gibt die Erscheinung der
durch den Himmelsraum ziehenden Gestirne… eine Vorstellung, die
aber in Wahrheit der erste uns bekannte Versuch ist, die regelmässige
Bewegung der Gestirne in der Weise der späteren Sphärentheorie
mechanisch zu erklären (p. 33).
LEO SPITZER 153

2a
Quand, plusieurs siècles plus tard, Pascal devait dire : « l’univers me
comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le com-
prends », il jouait sur les deux significations de comprendre – « entourer »
et « attraper mentalement, comprendre par l’esprit » ; là où il y a deux
verbes distincts pour le français d’aujourd’hui, il n’y en a qu’un pour
les Anciens, √|ƒ§Ä¤|§μ. Et avant Pascal, le Luthérien Valentin Weigel
avait écrit dans DμË¢§ «|`υ…∫μ (1615) : « Die Welt traget mich, sie umgrei-
fet mich, ich trage die Welt und umgreife die Welt » (cf. Mahnke, Unend-
liche Sphäre, p. 121) — aujourd’hui umgreifen et begreifen sont des verbes
distincts pour les Allemands (cf. l’anglais comprise et comprehend).

2b
La survivance au Moyen Âge du concept d’« air » et d’« Âme-Monde »,
vus ensemble, est confirmée dans une représentation de l’harmonie
des sphères, sur une feuille de parchemin de Reims, du treizième siècle
— décrite comme suit par Charles de Tolnay, Journal of the Walters Art
Gallery, VI, 89 : « On y voit deux cercles concentriques, dont le plus
petit, représentant la Terre, est occupé par trois figures mythiques qui
ont percé le secret de la musica mundana [Orphée, Arion, Pythagore]…
Entre ce cercle et le second, on trouve le “ciel”, empli des images des
neuf Muses… symbolisant en même temps les neuf planètes. Au-dessus
de toute la composition se trouve une immense personnification de
l’Air, l’élément nécessaire au transport des tonalités musicales.
À chaque extrémité de cette figure, les quatre vents apparaissent per-
sonnifiés, exprimant la rotation de l’univers d’est en ouest. » Ainsi, la
figure gigantesque et ailée de l’Air, à la ressemblance de Zeus, emplit la
terre et le ciel, et s’étend au-delà de celui-ci : c’est une anima mundi
dont le souffle fait tourner ciel et terre — les sphères tournantes étant
bien contenues (√|ƒ§|¤∫¥|μ`§) dans les cercles concentriques. Bien que
cette peinture soit plane, à la manière médiévale, [i.e.] incapable de sug-
gérer l’aération caractéristique de la peinture de la Renaissance, l’illu-
sion d’un espace tridimensionnel est cependant créée grâce à la figure
tridimensionnelle représentant tout ensemble l’air et l’espace.

2c
D. Mahnke, Unendliche Sphäre, p. 239, note que dans la pensée
d’Anaximandre, le √|ƒ§Ä¤∑μ originel, qui caractérise l’e√|§ƒ∑μ, ne signi-
fie pas « enclore » (spatialement) mais « inclure » (logiquement) ; et
qu’un monde fini, avec une circonférence sphérique qui contient
spatialement toutes choses, peut advenir seulement quand le « mauvais »
(a{§≤ß`) représenté par l’individuation a pris place. — Anaxagore, qui
154 CONFÉRENCE

prolonge Anaximandre, croit que l’air et l’éther, les « plus grandes »


substances infinies, se détachent d’un qui est composé d’une multi-
tude (√≥ï¢∑»). — Mahnke cite également l’Hymne orphique qui a
influencé le mysticisme géométrique de Platon et de Plotin, et dans
lequel nous trouvons le vers :

Öμ {Å {Ä¥`» x`«ß≥|§∑μ, }μ Û …c{| √cμ…` ≤υ≤≥|±…`§ :

Zeus (la sphère céleste) est un vaste corps royal à l’intérieur duquel
toute chose est « contenue circulairement » : en d’autres termes,
√|ƒ§Ä¤|…`§ en Zeus.
3
À propos de cette idée trouvée chez les mystiques phrygiens et chez les
Hindous, cf. R. Eisler, Weltenmantel und Himmelszelt, II, 524 ; H. Lommel,
« Der Welt-Ei-Mythos im Rig-Veda » (Mélanges… Charles Bally, Genève,
1939, p. 214) ; Frobenius, Erlebte Erdteile, VII (Francfort, 1929, pp. 280 ff.) ;
et le Professeur Friedländer a cité en ma faveur le Grec Orphée (Diels,
Vorsokratiker, I, p. 11, vers 11-12) et Épiménide (ibid., T 34, 5). Dans le texte
sanscrit, c’est dans le soleil que se trouve le jaune de l’« œuf-monde », et
ce jaune peut évoluer en « oiseau-soleil ». Frobenius pense que le mythe
de l’« Urei » est relié essentiellement à la mer (« Urmeer »), lequel, en
Égypte et en Inde, est parfois représenté par le serpent enveloppant le
monde : l’œuf-monde flotte sur l’eau, ou s’y noie (cf. l’idée de saint
Augustin ridiculisée par Cyrano de Bergerac, selon laquelle la terre «
nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée »). Mais ici ne
nous intéresse que la parenté entre le « globe œuf-monde » et le cercle
formé par l’Océan. — Cf. également D. C. Allen, MLN LXI, 503.
4
On rencontre cette image chez Brunetto Latini, dans l’anonyme en
ancien français Placides et Timeo, et plus tard chez Léonard de Vinci ;
cf. Solmi, Le fonti di Leonardo, p. 193 (qui cependant ne reconnaît pas
l’ancienne préhistoire de cette comparaison) :

Chè quando una cosa è rinchiusa e intorniata dentro dell’altra,


conviene, che quella che rinchiude tenga quella rinchiusa ; e conviene, che
quella che è rinchiusa sostenga quella che la rinchiude. La ragione,
come se ’l bianco dell’uovo, che aggira il tuorlo, non tenesse, e non lo
rinchiudesse dentro da sè, egli cadrebbe in sul guscio ; e se ’l tuorlo non
sostenesse l’albume, certo egli cadrebbe nel fondo dell’uovo… E questa
è la ragione perchè la terra è assisa nel miluogo di tutti i cerchi e di tutti i
torniamenti, cioè il fondo de’ cieli e delli elementi.
LEO SPITZER 155

5
Un écrivain aussi tardif que Fritz Mauthner écrit dans son Wörterbuch
der Philosophie : « Je suis incapable de savoir dans quelle mesure l’éther
peut être distingué de l’espace qu’il emplit. L’espace et la matière sont
aussi inséparables que l’espace immatériel est impensable. »

6
M. Lawrence Ecker a observé dans Language, XVI, 17, que la notion
abstraite de « lieu » est originellement inconnue de la plupart des
langues ; elle renvoie plutôt au « lieu où une certaine activité se
déroule » ; ainsi le mot grec …∫√∑» est « le lieu où l’on s’allonge » (cf. en
lituanien tékti = « il s’étire ») ; le (st)locus latin et l’allemand Stelle,
« le lieu où l’on s’arrête » — ou, selon Language, XVI, 91, « le lieu où
l’on est posé ».

7
C’est la philosophie de la Renaissance qui a privé l’espace de cette
caractéristique « substantielle » et qui a remplacé « l’espace fonctionnel »
(l’espace comme système) pour un espace substrat (ou un espace
agrégé) : un espace homogène systématiquement sujet à la construction
mathématique. C’est précisément Galilée qui, avec son dynamisme
nouveau, combattit si vigoureusement la physique aristotélicienne.
(Ainsi, en un sens, son aria ambiente et l’ambiente correspondent à
la terminologie des Grecs plutôt qu’à leurs conceptions.)

8
Un mot similaire est également employé par Platon à propos de
l’Océan : π √ă§∂ …∫√∑». Ainsi l’Océan était considéré comme un élé-
ment enveloppant la terre, comme le faisait l’éther (fi≤Ä`μ∑μ ΔÄ∑μ…`
√ă§∂ …éμ zïμ).

9
Ainsi, puisque le √|ƒ§Ä¤∑μ lui-même est entouré par des limites
ultimes, on peut le penser comme « intermédiaire » aussi bien que
comme « enveloppant ». Bien sûr, cela explique le fait que des époques
plus tardives aient pu se référer à cet espace comme medium.

10
Avec la notion physique d’espace transposée au royaume de l’âme, le
dolcestilnovista Guido Guinizelli écrit dans sa canzone Al cor gentil ripara
sempre amore :
156 CONFÉRENCE

Amor in gentil cor prende rivera (« prend pied », « prend ses quar-
tiers ») per so consimil loco (« comme son lieu naturel, réel, approprié »)
com’ adamas del ferro in la minera (« comme l’aimant dans le minerai de
fer »).

Dans ces vers célèbres, nous trouvons le consimilis si fréquemment uti-


lisé par Lucrèce et qui suggère la « sympathie » entre l’objet et « son »
lieu — impliquant aussi l’amour, étant donné que, selon le mot
d’Augustin, similitudo est causa amoris ; cf. le vers profond d’Auzias
March, Poesies, LXXXVI, 229 : amant a mi per consemblant manera. Pour
l’emploi du pronom possessif, on peut comparer les expressions sua
morte mori, suo fato mori (et en français populaire mourir de sa belle (!)
mort), cf. W. Schulze, Kleine Schriften, p. 131 : « Der Tod des Kambyses »
— ou encore « payer une dette suo die ». — Si l’on compare suo consimil
loco à ambiens locus, il devient clair que le premier renvoie au lieu selon
le point de vue du « contenu » qui « entre dedans » — le second selon le
point de vue du « contenant » qui « protège » le contenu : il y a une har-
monie et une « sympathie » admirables entre les deux. Si l’on se tourne
vers le ciel médiéval, le dynamisme des corps célestes n’est rien d’autre
que leur effort pour atteindre leur propre « lieu naturel » attirés par
l’amour divin (l’Amor che muove il sole e l’altre stelle). Ou bien, si l’on se
tourne vers la terre : la théorie sociale statique des gradations décou-
verte au Moyen Âge (selon laquelle chacun doit rester à l’échelon
que Dieu lui a assigné sur l’échelle hiérarchique) peut être expliquée
(cf. G. Müller, Deutsche Vierteljahrsschrift, II, 689) par cette même théorie
du lieu naturel, authentique. C’est aussi cela, peut-être, qui sous-tend
ce qu’on a appelé la Standortgebundenheit des âmes dans l’Au-delà de
Dante : le locus penalis qui leur est assigné selon la théologie de Thomas
d’Aquin. À la lumière de cette idée d’un « lieu naturel », on peut com-
prendre ce que cela a pu signifier pour un esprit médiéval quand saint
Pierre, dans le Paradis de Dante, réprimande un groupe de personnes
pour avoir usurpé sa place :

Quegli ch’usurpa in terra il loco mio


Il loco mio, il loco mio, che vaca
Nella presenza del Figliuol di Dio (Par., XXVII, 22).

Les commentaires suggèrent un souvenir de Jérémie, VII, 12 : ite ad


locum meum in Silo, où Dieu parle de son Temple, la « Domus Dei », en
tant que locus meus ; ces mêmes commentaires notent la terrible « ripeti-
zione » de loco mio — d’autant plus terrible qu’un saint du Paradis a été
LEO SPITZER 157

privé du « lieu naturel » de son influence sur les choses terrestres. Chez
le mystique allemand Maître Eckardt, on peut lire (éd. Bernt, p. 17) : « In
ihrem letzten Ziel suchen alle Kreaturen Ruhe, ob sie es selbst wissen
oder nicht. Im Stein wird die Bewegung nicht früher geendet, bis er auf
dem Boden liegt. Desgleichen tut das Feuer. Ebenso tun alle Geschöpfe :
sie suchen ihre natürliche Statt. Also sollte auch die liebende Seele
niemals ruhen als in Gott. »*

[*Cet extrait est tiré du remarquable article de Bernhard Blume in MLN


LX, 295, « Das Motiv des Fallens in Rilke », où il montre que la concep-
tion de la nature chez Rilke — une nature tout particulièrement sans
défense et à la recherche de secours — l’a ramené, tout moderne qu’il
est, au vieux concept mystique du « se laisser tomber » volontairement,
obéissant par là à cette loi de la nature que l’homme peut toujours
— privilège malheureux — neutraliser [counteract] : « Eins muss er
[= l’homme] wieder können : fallen, geduldig in der Schwere ruhn, / der
sich vermass, den Vögeln allen / im Fliegen es zuvorzutun ».]

L’idée d’un «lieu naturel» a survécu au Moyen Âge ; Ronsard, dans son
Hymne des daimons (A.-M. Schmidt éd.) représente Dieu peuplant l’uni-
vers de choses dont chacune est placée en son lieu propre (v. 59 ff.) :

à celle fin qu’il n’y eût point de lieux


Vagues dans l’Univers (= horror vacui !), selon leurs natures
Qu’ils fussent tous remplys de propres creatures.

(Schmidt commente ainsi : « il s’agit…, par suite d’un raisonnement


analogique courant, du peuplement spécial des divers éléments du cos-
mos ».) Les démons ont des corps légers (v. 77 ff.), mais :

pesant quelque peu, afin que leur corps n’erre


trop haut jusques au ciel, habandonnant le lieu
qui leur est destiné par le vouloir de Dieu…

(variante : « Il logea les Daimons au milieu des nuages, leur place desti-
née »)

Ne plus qu’on voit l’exercite des nües


En un temps orageux egalement pendües
D’un juste poix en l’air n’y s’eslevant trop haut… (v. 83 ff.)
158 CONFÉRENCE

Selon E. Zilsel, Journal of the History of Ideas, I, 115, Copernic lui-même


prolongea la conception théologique médiévale de la nature : l’idée que
les objets d’une même nature exercent des influences « sympathiques »
les uns sur les autres (l’air tourne le long de la terre parce qu’il a partie
liée avec la nature de celle-ci — eandam sequatur naturam — parce que,
pourrait-on dire, il est consimilis à la terre). De même, il prolonge l’expli-
cation aristotélicienne du mouvement en référence à l’effort des objets
pour atteindre leur locus naturalis (selon quoi le mouvement « naturel »
des choses doit être rectiligne : extra locum esse produit un mouvement
circulaire, « artificiel »). Et même la comparaison du sentiment d’amour
avec la lutte des corps physiques pour leur propre lieu survit : P.O. Kris-
teller, International Science, I, 12, écrit : « Quand Ficin conçoit le désir de
Dieu comme un appétit naturel de l’âme et qu’il le compare au mouve-
ment naturel des éléments vers leur propre lieu, il se fonde clairement
sur un passage remarquable des Confessions (d’Augustin) dans lequel
l’amour de Dieu est défini comme une sorte de poids (pondus meum
amor meus) ». — Dans les textes du dix-septième siècle, on peut encore
rencontrer occasionnellement le suus locus :

Boileau, Art poétique :

Il faut que chaque chose y (dans un poème) soit mise en son lieu

Pascal :

L’homme ne sait à quel rang se mettre; il est visiblement tombé de


son vrai lieu, sans pouvoir se retrouver.

Même des expressions aussi banales que chaque chose à sa place [each
thing in its proper place], il doit être remis à sa place [he should be put in his
place] peuvent avoir une « origine historique » (étroitement circons-
crite).
De cette notion d’un « lieu convenable à quelqu’un » est dérivée
l’expression technique des mathématiciens : the geometrical locus of,
le lieu géométrique de, der geometrische Ort von. On peut remarquer que
l’anglais (tout comme dans le cas de medium) a choisi le mot latin pour
distinguer le terme scientifique ; dans certains emplois de ce locus
(cf. NED) on peut encore voir la nuance aristotélicienne du « tout
entour » [all-embracing] √|ƒ§Ä¤∑μ = √μ|◊¥` :

Cheyne (1775) :
LEO SPITZER 159

Et cependant l’espace ne doit pas être divisé, ni une de ses parties


séparée d’une autre. Étant donné que c’est le Locus universel de tous les
Corps, et qu’il les pénètre.

Bien entendu, le locus géométrique développa un sens technique bien


distinct du locus naturalis : celui-ci désigne un lieu qu’un objet peut (ou
ne peut pas) occuper, alors que le locus geometricus est ce lieu qu’un
objet doit occuper. — Quant à l’expression toute moderne l’homme et
son milieu, qui peut rappeler immédiatement le suo consimil loco, elle
suggère beaucoup moins, cependant, l’attitude de satisfaction posée
qu’on trouve exprimée au Moyen Âge à propos du système social ; elle
contient plutôt, peut-être, un soupir de regrets réprimé devant le fait
d’être si profondément enraciné dans son propre environnement — un
environnement aujourd’hui ressenti comme plus ou moins accidentel.
Un penseur tel que Rilke, cependant, qui croit fermement que chacun
meurt de « sa » propre mort (assurément, son idée est plus individua-
liste que celle que révèle l’expression sua morte mori), va à l’encontre de
ce sentiment moderne — bien qu’il parvienne seulement, après avoir
pris en compte la pensée déterministe moderne, à resituer le suo consi-
mil loco près du « lieu relativement le plus adéquat ». Dans les Lettres à un
jeune poète (1929), il écrit : « Wir sind ins Leben gesetzt, als in das Ele-
ment dem wir am meisten entsprechen, und wir, wenn wir stille halten,
durch ein glückliches Mimikry von allem, was uns umgibt, kaum zu
unterscheiden sind. Wir haben keinen Grund, gegen unsere Welt Miss-
trauen zu haben, denn sie ist nicht gegen uns » (tout se passe comme
s’il réagissait contre l’idée d’un Gegend, d’une contrée* = contra : « ce qui
se trouve face à et contre nous »). — Il existe un autre terme similaire,
« élément » [element] [= « quo vita continetur, deliciae »] ; on peut le ren-
contrer en italien dans les Novella, 11, de Sacchetti : [un homme] era un
elemento a chi in Ferrara capitava [« un élément amical pour qui arrivait à
Ferrare »] ; mais aussi en français à l’époque de Montaigne (estre hors de
leur element), en allemand à partir du seizième siècle (Günther), et en
anglais où « to be in one’s element » est attesté dès 1589. Cette expres-
sion rappelle des emplois proches de « air » (sein Lufft, Paracelse ; v. note 20)
qui suggèrent si vigoureusement l’idée de sympathie. On peut compa-
rer l’identification significative d’element et de welkin dans le discours
du Clown de La Nuit des rois : « who you are and what you would are not
of my welkin : I might say, element ; but the word is over-worn ». — En ce
sens, il est intéressant de noter la sévère critique de Pascal contre l’em-
ploi d’expressions anthropomorphiques dans le langage scientifique —
quoique de telles condamnations, comme celles citées ci-dessous,
160 CONFÉRENCE

soient de peu de poids lorsqu’elles sont dirigées contre les évolutions


du langage parlé :

[les philosophes] parlent des choses corporelles spirituellement et


des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps
tendent en bas, qu’ils aspirent à leur centre, qu’ils fuient la destruction,
qu’ils craignent le vide, qu’ils ont des inclinations, des sympathies, des
antipathies, qui sont toutes choses qui n’appartiennent qu’à l’esprit.
[Pensées, II, 72]

Cf. Descartes (Adam-Tannery, II, 223) : « la plupart la [la pesanteur]


prennent pour une vertu ou qualité interne en chacun des corps que
l’on nomme pesants qui le fait tendre vers le centre de la terre ». Pour
finir, on doit se rappeler la remarque de Leibniz à propos du conserva-
tisme du langage (Discours de métaphysique) : « nous voyons que ceux
qui suivent Copernic ne laissent pas de dire que le soleil se lève et se
couche ».

11
On trouve, il est vrai, un circumstantia aeris chez Sénèque (sur lequel
vient se greffer le circumstantia angelorum de Tertullien). Mais circum-
stantia n’a jamais pu prendre fermement racine en latin comme réfé-
rence à l’air, à l’espace, au ciel, en raison peut-être de l’absence totale
de la nuance « caressante » qui caractérisait le mot grec. En effet, le
verbe circumstare avait même une connotation menaçante : ita multi cir-
cumstant qui nobis mortem minitantur (Cicéron) ; me… saevus circumstetit
horror (Virgile) ; circumstans nos peccatum (Vulgate). (L’emploi d’umgeben
par Goethe (= « von allen Seiten bedrängen ») est une évidente imita-
tion du latin circumstare : « Feierlich umgab der frühe Tod die
Knieende » [Iphigenie, v.1847]). De plus, chez Cicéron, le mot est
employé pour traduire le terme grec très précis aμ…§√|ƒß«…`«§»
[= « condensation », « réaction », « résistance »] (tout comme ce mot était
traduit en 1544 par l’humaniste Calcagnini par circumobsistentia) : là
encore, la référence se fait à une activité défavorable plutôt que béné-
fique ; pour cet emploi de circumstantia en latin ecclésiastique,
cf. Psaume 140 : « pone… ostium circumstantiae labiis meis », traduit par
von Wartburg (FEW) en « frein, barrière »* ; chez Tertullien, il est tra-
duit par « Druck, Gefahr, Unglück ». Plus tard encore, avec Thomas
d’Aquin, le côté défavorable devient arbitraire et contingent quand il
oppose circumstantia à substantia (cf. Shakespeare, Henry VI, acte II :
« not essentially, but by circumstance »). – Cependant, bien que circum-
LEO SPITZER 161

stantia aeris n’ait laissé aucune trace dans les langues modernes
(cf. pourtant, chez Amyot : « froidure, air circumstant », traduit par Gode-
froy par « ambiant »), la plupart d’entre elles comportent une « circons-
tance » (= les « choses » — les détails, les facteurs — qui nous entourent)
comparable au moins au milieu (selon Taine, les « circonstances »* sont
les composantes du milieu : ses facteurs internes sont, toujours selon
lui, les circonstances publiques*, les circonstances sociales*, les circonstances
enveloppantes*). En français, le sens défavorable semble s’être réduit,
tandis qu’en allemand et en anglais cette force s’est accrue : cf. dans ces
circonstances* comparé à unter diesen Umständen et à under these circum-
stances ; dans ces deux derniers exemples, la préposition suggère une
oppression que la préposition dans* n’opère pas. Et la force du singu-
lier dans une expression anglaise telle que he rises above limitations of
circumstance ne peut être imitée dans aucune autre langue. Il est pro-
bable qu’en anglais de telles épithètes comme (circonstances) « favo-
rables », « atténuantes » arrivèrent après « circonstances défavorables,
difficiles ». — Associée à ce mot, la suggestion de « pompe, cérémonie » —
comme par exemple dans Shakespeare : pride, pomp and circumstance of
glorious war (Othello, III, 3). En anglais, la force contrariante n’est pas
nécessairement présente ; la marche de Sir Edward Elgar, « Pomp and
Circumstance », est une musique d’orchestre commémorative. Cepen-
dant, quand la cérémonie dure au-delà de ce qui est dû, elle devient
irritante ; et dans l’expression don’t stand on ceremony !, il y a indubita-
blement un léger reproche. En français ne faites pas de circonstances ! et
en allemand keine Umstände !, la nuance est pleinement négative. — Sur
l’espagnol circumstancia, cf. annexe II.

12
Le préfixe amb-, à l’évidence, ne correspond pas historiquement à
√|ƒ§ mais à a¥⁄§- (e¥⁄›). Ce dernier, cependant, qui, de même que le
latin ambi- (ambo), signifiait « des deux côtés (droit et gauche) », a été
finalement supplanté, comme le montre W. Pax (Wörter und Sachen,
XVIII, 16), par √|ƒ§- qui signifiait d’abord « vers l’avant », ensuite
« autour ». Suivant une évolution similaire en latin, amb- tendait à être
remplacé par circum-, lequel correspondait plus ou moins au deuxième
emploi de √|ƒ§-. Amb- ne disparut pas complètement : outre les formes
figées telles que anculus (= a¥⁄ß√∑≥∑»), un mot du culte, on l’employait
comme élément vivant dans les verbes exprimant une idée d’étreinte
(amplecti, ambire). Face à de tels verbes, circum- ne put jamais s’imposer ;
l’amant ne désire pas tant achever un mouvement circulaire
que simplement entourer de ses bras son aimée ; voilà pourquoi
162 CONFÉRENCE

amb- convenait parfaitement avec l’insistance placée sur « les deux


(bras) ». La nuance de protection et d’amour, rendue possible avec ce
préfixe, était assurément accentuée par le fait même qu’elle était réser-
vée presque exclusivement aux verbes de ce type. De plus, ambire n’a
jamais été supplanté par circumire : en dépit de toute la concurrence
proposée par le préfixe le plus récent, ambire a été conservé pour des
siècles, préservé par ce préfixe particulier, pour être au bout du
compte choisi comme le représentant de √|ƒ§Ä¤|§μ. — Dès lors, je ne
peux entièrement approuver la comparaison de M. Pax qui oppose
ambire à circumire : celle qui, en opposition avec l’encerclement attentif
et progressif d’un objet toujours à portée, correspond à la définition
de circumire, tandis qu’ambire décrit une agression impétueuse envers
un objet — une pénétration violente ou une invasion (« Eindringen ») :
il y voit de la violence quand j’y vois de la protection. Plus encore,
concernant circum, même s’il est attesté qu’au début il avait un sens
fade et très précis (décrivant un mouvement d’achèvement d’une tra-
jectoire circulaire), il n’en reste pas moins que, à partir du moment où
ce préfixe a été ressenti comme l’équivalent du grec √|ƒß, suggérant un
mouvement dynamique et très rapide, une grande partie de la vitalité
de ce dernier a été nécessairement léguée à circum. Il suffit de considé-
rer un verbe tel que circumfundere, qui traduit certains sens de
√|ƒ§Ä¤|§μ. — Circumamplecti, circumambire — verbes composés de pré-
fixes — sont des exemples totalement différents : ici, circum a été
ajouté au plus ancien amb- dont la force s’est atténuée. D’une manière
générale, on peut peut-être dire que cela s’est fait sans grand change-
ment de sens ; cependant, avec le cas de circumambire, tiré de saint
Jérôme (ThLL), l’idée de tourner « en rond » est certainement forte-
ment accentuée à un point qu’amb- seul n’aurait pu atteindre (noter le
vertigine !) : sphaera hanc ipsam terram circumambit vertigine et dicitur coe-
lum. — Dans Francisco de Toledo, on trouve circumambiens pour repré-
senter le « lieu extérieur » ; c’est là sans aucun doute l’origine du circu-
mambient anglais tel qu’il est appliqué à l’air par Adam en 1635. Ce
terme n’existe pas dans les langues romanes, mais on peut noter le
dérivé sémantique français circonvoisin.

13
Ce verbe, tout comme √|ƒ§Ä¤|§μ, s’appliquait aussi à l’étreinte du par-
ticulier par le général : « littera utrimque vocales amplectitur » (Martia-
nus Capella).
LEO SPITZER 163

14
Il existe un passage éclairant dans le De rep. de Cicéron (II, 4) où
l’écrivain romain s’enorgueillit du fait que, cependant que le littoral ita-
lien est habité par les Grecs navigateurs [maritime Greeks], Rome, par sa
situation plus intérieure, est prédestinée à être le centre d’un empire
continental indéfectible ; selon lui, les institutions grecques « fluctuent »
à cause de leur caractère marin et instable.

15
On peut noter cependant, dans une traduction latine sans doute
médiévale d’un commentaire grec de Galien provenant selon H. Diller
(Überlieferung der hippokratischen Schrif √|ƒß aă›μ Ã{c…›μ …∫√›μ, Leip-
zig, 1932, p. 112) d’une version arabe du neuvième siècle, un écho du
grec π aïƒ √|ƒ§Ä¤›μ å¥k» : « Voluit Hippocrates hoc in loco aeri nos
ambienti corpora comparari » ; cela semblerait être la preuve d’une
manière traditionnelle de rendre √|ƒ§Ä¤›μ par ambiens.

16
La présence de l’expression latine insérée dans l’ancien espagnol ver-
naculaire de Berceo : « Continens e contentum, fue todo astragado »
(Milagros, v.1301) = « toute l’église (contenant et contenu) fut dévastée »
— fait assurément écho à l’enseignement médiéval de la physique en
latin.

17
La compacité organique du «Ë¥` √|ƒ§Ä¤∑μ se relâche avec l’introduc-
tion de l’idée d’un « espace imaginaire circumambiant », où l’espace
tend à se mêler à l’infinité de l’imagination [boundlessness of imagina-
tion]. Descartes (Adam-Tannery éd., III, 387) poursuit dans cette veine
quand il dénonce les erreurs de ces interprètes de saint Thomas « qui
ne le [le lieu] conçoivent pas comme ils doivent, et qui supposent que
superficies corporis ambientis soit une partie du corps circonjacent » ; évo-
quant l’externum locus, il écrit dans un passage en latin (VII, 78) :

Notandum est, per superficiem non hic intelligi ullam corporis


ambientis partem, sed solum terminum qui medium est inter corpus
ambiens et id quod ambitur, quique nihil aliud est quam modus…

(Ces deux extraits sont cités dans l’« Index scolastico-cartésien » [1912]
d’É. Gilson, s.v. lieu.)
164 CONFÉRENCE

17a
Un penseur néo-platonicien tel que Jean Scot Érigène (cf. Mahnke,
pp. 190-95) opposerait l’univers à Dieu. Le premier est visible, fini, c’est
un orbis absolutus, une sphère close comprise dans la circonférence
extérieure de l’espace (extra universitatem ambitus ou circumscriptio) ; le
second est infinitus et incircumscriptus et comprend tout (ambit) sans que
rien ne le comprenne ; en ce sens, Scot Érigène cite une pensée de
Denys l’Aréopagite : « omnia enim in seipso unum [l’Un] uniformiter
praeambit et circumprehendit » (praeambire — « comprendre depuis le
début » — ajoute une connotation temporelle à une connotation spa-
tiale). Dans une autre citation de Denys, le composé coambire est
employé : « Dieu est en Lui et autour de Lui le fondateur de toute exis-
tence et de toutes choses existantes ; il comprend tout en Lui simpliciter
et incircumfinite coambiens ». Ici, co- renforce et régénère le pouvoir affai-
bli du préfixe originel amb- ; Dieu est le Contenant du Monde, bien que
son action de contenir n’ait pas de limites. — Mahnke cite également
des conjectures arabes issues des théories émanationnistes néo-plato-
niciennes qui traitent d’une « Umgebungssphäre » (ainsi que Mahnke
l’appelle : cela serait-il en latin une sphaera ambiens ?), qui constitue le
premier degré de l’émanation divine à travers quoi l’Un influence tout
l’univers.

18
(Un écho de l’idée du «Ë¥` √|ƒ§Ä¤∑μ.) « Le corps plus large contient
la plus grande capacité de bien faire » — cape prolongeant la réfé-
rence au latin capere (« avoir la capacité »). Dans le passage « tosto che
luogo (l’espace) lì la (l’âme) circonscrive » (Purgatoire, XXV, 88), on
sent que dans l’autre monde même l’ombre (l’âme) d’un mort est
circonscrite dans l’espace ; et on nous dit (v. 94) que l’aere vicin (Voss-
ler traduit « die Luftumgebung », Die göttliche Komödie, II, 125) est
figuré (« informé ») par les capacités intellectuelles résiduelles de
l’âme.

19
Les forces variables sont appelées virtutes ou dignitates : au Moyen Âge
chaque entité (et en particulier les realia telles que les abstractions)
avait sa virtus, proprietas ou dignitas intrinsèque ; G. Crocioni (Lingua
nostra, II, 29) a reconnu dans une dignitate de la Vita Nuova une dignità
planetaria — une des cinq qualités attribuées à l’ascension [ascent]
d’une planète. De cette dignitas rerum, « qualité particulière » (qui ren-
voie à l’Antiquité : chez Plaute et chez Pline elle signifiait une « valeur
intrinsèque » ; cf. gr. a∂ß›«§»), dérive la signification « qualité de choix »
LEO SPITZER 165

(angl. dainty, anc. fr. daintier[s]), « friandise »*. Cette dernière significa-
tion a pu prendre sa source directement dans la « Jägersprache », ainsi
que l’affirme von Wartburg (FEW, s.v. dignitas). Mais ultimement, digni-
tas renvoie au langage des philosophes anciens qui avaient tendance à
parler de la « dignité des choses » — un versant important omis par von
Wartburg. Dans ce contexte, je mentionnerai le commentaire de
La Pharsale de Lucain par Arnulfe, lequel vivait à Orléans au douzième
siècle :

Nam anime dicuntur esse create ad numerum stellarum et que-


cumque anima dicitur nutriti cum sua stella

Ainsi, après la mort du corps, les âmes en possession des purgatoriae


virtutes reviennent ad comparem stellam (passage cité par Berthe M.
Marti dans Modern Language Quarterly, II, 10) ; cf. Ant. Viscardi, La lette-
ratura religiosa del medio evo romanzo (1932). — L’influence des étoiles
sur les corps terrestres est bien entendu une réminiscence de l’astrolo-
gie ancienne selon laquelle les astra représentaient des « éléments »
(«…∑§¤|±`) — cf. H. Diels, Elementum, p. 57 ; on rencontre encore cette
notion chez Paracelse :

Denn was ein element ist, dasselbig ist auch ein astrum. Denn ohn
ein astrum mögen sie nicht leben... Nun von dem astro der Erde zu
reden, wissend das in ihm alle himmlische Operation auch liegend :
dann das astrum ist verborgen, die corpora sind offenbar.

En Espagne au dix-septième siècle, Gracián fait encore écho à la


conception médiévale (Criticón, I, 2) :

Porque has de saber que no ay astro alguno en el cielo que no tenga


su diferente propiedad, assí como las yervas y las plantas de la tierra : unas
de las estrellas causan el calor, otras el frío, unas secan, otras humede-
cen, y desta suerte alternan otras muchas influencias, y con essa essen-
cial correspondencia unos a otros se corrigen y se templan

L’extrait illustre la combinaison d’une influence astrale et d’un climat


tempéré.

L’usage du mot aer seul comme un équivalent de √|ƒ§Ä¤∑μ se poursuit


20

dans les écrits de la Renaissance en langues romanes. J’ai rencontré


166 CONFÉRENCE

plusieurs passages dans lesquels le mot « air » a la connotation com-


plète de « climat » (tout comme en grec aéƒ = ≤ƒk«§») :

Boccace, Décaméron [chaque plante était là, dit-il] « …la quale il nos-
tro aere pastica » — que les éditeurs traduisent par : « il nostro clima ».
— Rabelais, Pantagruel, chap. XXXII : « la ville, la quelle je trouvay belle,
bien forte et en bel air ». [Par ailleurs, cet emploi de air fournit un indice
quant à la formation de beaucoup de noms de lieux dans les langues
romanes (et dans les pays anglo-saxons également) : Belair, Bellaria, etc.]

Ailleurs dans l’œuvre de Rabelais (Tiers Livre) on trouve un aër qui rap-
pelle encore plus fortement ≤ƒk«§» :

par l’aër et tout ce ciel est son bruyt et nom (i.e. celui de Diogène)
jusques à present resté memorable et celebre assez

Ici, l’air et le ciel protègent et préservent à eux deux la renommée —


présentée comme quelque chose de matériel, comme un son (« bruyt »).
— On peut encore une fois noter l’emploi de ce mot chez le physicien
Paré (le même qui employait l’expression air ambiant, « c’est-à-dire qui
est à l’entour » — cf. Michaëlsson) quand il parle de rechercher l’étiolo-
gie de la maladie dans l’« air » — à l’image de la croyance ancienne
selon laquelle l’air serait habité de démons. (On peut remarquer les
expressions toujours en usage comme coup d’air*, malaria, il a été frappé
d’un mauvais vent*, le portugais deu-lhe or ar) :

Je ne sçache homme si peu versé en la philosophie naturelle, ny en


astrologie, qui ne recherche en l’air la cause efficiente de tant de
maux… car d’où procederoient tant de pestes contagieuses… sinon de
l’air qui n’a esté chiche de son poison mais nous en a infecté à son plai-
sir ? D’où seroient venu tant de coqueluches, de pleuresies, d’apos-
themes, caterrhes, fluxions, grenouilles, crepaux, crapaux, sauterelles,
chenilles, araignees, mousches, hannetons, limaçons, serpens, viperes,
couleuvres, lezards, scorpions, et aspics…

Il est intéressant de voir que « fluxions » et « grenouilles » cohabitent


dans la liste des choses nourries par cet « air » ; pour Paré, cet élément
représentait non seulement une « cause efficiente » mais aussi un lieu
nourrissant : le milieu [home] des petits animaux. Cependant quand
Brissaud cite et commente ce passage, il renvoie en notes cette partie
de la phrase à partir de « grenouilles » — ce faisant, il divise en deux ce
LEO SPITZER 167

qui était un concept simple pour le scientifique du seizième siècle. Par


ailleurs, on peut noter l’emploi paracelsien de Luft ou de Chaos en réfé-
rence à « l’élément ou le lieu dans lequel un être organique peut vivre »
— emploi comparable à celui du suo consimil loco de Guinizelli (remar-
quer la présence du pronom possessif dans les citations suivantes !) :
R. Löwe, Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung, LXIII, 120, cite le
Liber de Nymphis, Sylphis, Pygmaeis et Salamandris (1590) :

Also ists mit den Gnomis in den Bergen, die Erden ist ihr Lufft, und
ist ihr Chaos; dann im Chaos lebt ein jegliches Ding, das ist ein jeglich
Ding wohnet im Chaos, get und steht darinn... Das ist so vil, als wenig
uns der Lufft hindert zu gehen, also wenig werden die gehindert von
Berg unnd Felsen.

« Water » est représenté comme « des Vischs Lufft » ; on dit de la sala-


mandre : « da ist das Feuer ihr Lufft, wie unser Lufft ist ». Plus tard, et
parce que le mot Chaos était également employé par Paracelse (dans le
mot composé Chaoskälte — cf. aussi son Lufftkälte) pour désigner la
vapeur produite par l’eau froide, van Helmont devait faire dériver le
mot gaz de chaos : en ce sens, « gaz » est conçu comme le produit de
l’« ambient air », de « suus aer (suus locus) ». — L’emploi du mot air dans
le sens de « manière, apparence » a été étudié par tous les étymologistes
de Diez à Dauzat (la plupart d’entre eux imbus de l’esprit du Wörter und
Sachen, si destructeur pour les choses de l’esprit), en référence à l’an-
cien français aire (= « aerie ») qui s’est supposément emboîté avec air
(Littré, von Wartburg). Personnellement, je suis opposé à cette interpré-
tation, estimant que air-« manière »* n’est rien d’autre que air = « atmo-
sphère ». L’expression air de cour* se rencontre déjà au seizième siècle
(cf. également l’allemand Hofluft, Klosterluft) : ici le mot est employé
dans son sens figuré pour suggérer l’atmosphère spirituelle, le climat
moral émanant d’un certain lieu. Parce que cette « atmosphère » indi-
quait une caractéristique qui distingue un lieu d’un autre, il devint pos-
sible d’employer le mot air dans un sens général, avec la signification
de « caractère dominant » ; Huguet classe sous cette définition des
exemples tels que un abrégé de l’air général des Arrest de la Cour* ; l’air
général de la cause* ; le principal air de l’Oratoire* — autant d’expressions
qui ne seraient plus possibles aujourd’hui. À ces exemples du
XVIe siècle, j’ajouterai un extrait de l’Apologie de Raymond Sebond, où
Montaigne, faisant métaphoriquement allusion à l’éther nourissant des
Anciens, appelle Le Tasse le plus formé à l’air de cette bien antique, naifve
et pure poesie ; cf. également le passage en quelque sorte plus ratonaliste
168 CONFÉRENCE

de Chapelain (XVIIe siècle, cité par Ch. A. Beall, La fortune du Tasse en


France) : l’aménité des inventions extravagantes [du Tasse]… qui avaient
accoutumé le monde à leur air. Ce qui reste de cette signification se
retrouve, peut-être, dans l’expression l’air du temps* (ital. l’aria del
tempo) — à partir de laquelle fut fabriqué sans aucun doute le moderne
et sophistiqué l’air du mois*. Cette expression, employée en tête de sec-
tion de la Nouvelle Revue Française, fut introduite en 1933 à une époque
où les affaires européennes franchissaient un dangereux palier de
confusion et d’incertitude — dans lequel il était de plus en plus diffi-
cile de distinguer un « caractère dominant »*. Dès lors, l’expression l’air
du mois* semblerait être une création ironique de la part de critiques
subtils qui cherchaient à capter l’essence si vaporeuse de l’histoire
d’un mois. — Air de cour*, en revanche, en référence à une atmosphère
spirituelle, n’indiquait pas seulement un « caractère dominant »* :
c’était aussi une expression descriptive — descriptive des apparences.
Ainsi, air pouvait signifier non seulement « essence, fond essentiel
[gist] » (comme dans les exemples de Huguet) mais aussi « manière,
apparence ». Indubitablement, l’air moderne renferme cette significa-
tion (qu’on trouve habituellement dans l’expression figée avoir l’air
[de]*) ; aujourd’hui, le mot est plutôt attribué aux personnes, mais il
s’étendait auparavant aux choses ; on lit dans Montaigne : « C’est une
ladrerie spirituelle qui a quelque air de santé » ; et dans Molière : « Vous
devriez un peu vous faire apprendre le bel air des choses » ; « Vos paroles,
le ton de votre voix, vos regards, vos pas, votre action et votre ajuste-
ment ont je ne sais quel air de qualité qui enchante les gens » (cf. Livet,
Lexique de Molière). On peut remarquer que dans le second exemple, air
est associé à la vague expression je ne sais quel (quoi)*, tant à la mode au
temps des « spirituelles » précieuses*. Et en effet, Andry de Boisregard
(1689), essayant de définir notre mot, est obligé d’avoir recours à cette
expression : « [air =] je ne sais quoi qui paraît en un instant, que la nature
donne et qu’on ne peut bien définir » (cette chose indéfinissable étant
ce que La Fontaine a appelé la grâce plus belle que la beauté* : « …que la
nature donne » = grâce*). Ainsi, au départ air = « manière »* contenait
quelque chose de l’aspect brumeux de l’air lui-même, de son intangibi-
lité. — On doit cependant noter une autre application intéressante
d’une figure météorologique, laquelle dut jouer un rôle dans l’ultime
évolution de air. Elle représente un concept émanant du mysticisme
amoureux du Moyen Âge (et de la Renaissance), un mysticisme qui
n’excluait pas l’amour physique, quoique divinisant la femme, et
même la femme. Et en tant que telle, elle était entourée, d’après les
poètes provençaux et italiens, d’un halo, d’une « atmosphère », qui per-
LEO SPITZER 169

mettait de lui opposer un voile de mystère, de suggérer qu’elle habitait


son propre monde, un monde divin et harmonieux — monde que
l’amant cherchait cependant à pénétrer. Selon un poète provençal,
respirer l’atmosphère dans laquelle vivait l’Aimée revenait à prendre
part à une communion spirituelle avec elle : Ab l’alen tir vas me l’aire
Qu’ieu sen venir de Proenza ; et Dante l’Italien sent dans le soupir de
l’Aimée l’émanation d’une âme douce qui veut une réponse à ses doux
soupirs :

e per che da la sua labbia si mova


un spirito soave pien d’amore
che va dicendo a l’anima : Sospira !

Le soupir de cette donna angelicata se compose donc tout ensemble


d’air et d’esprit (de même que son regard est une émanation lumineuse
néo-platonicienne). Chez Pétrarque, qui était si sensible aux qualités
spirituelles de l’air d’un paysage (suspiravi, fateor, ad italicum aerem
animo potius quam oculis apparentem, Le Familiari, Rossi éd., I, 157), la
Femme Divine se rapproche de plus en plus d’une déesse païenne de la
Nature ; sa beauté est celle du soleil, des étoiles, de l’aurore, de l’aube
— et plus les humeurs et les états d’esprit de l’Aimée deviennent
imprévisibles, plus l’idée d’un « climat » qui lui serait propre est accen-
tuée : Quel vago (!) appallidir… volendo mostrar l’aria del viso rannuvolata.
Dans le même passage, il compare son visage au ciel (qui peut s’obscur-
cir de nuages) ; cf. également ses vers : mi contendi l’aria del bel volto et
quell’aria dolce del bel viso adorno. Au dix-septième siècle, l’expression
aria del bel viso est définie comme suit par Salvini :

Quella che si chiama aria del viso, viene dal costume e dalla interna
disposizione dell’anima che s’affaccia, per dir cosi, al volto, e si mostra a’
riguardanti.

Un siècle plus tôt, Firenzola avait proposé une explication plus natura-
liste de l’aria d’une femme, le concevant comme la manifestation d’une
« santé morale », d’un climat tempéré, pour ainsi dire. — Il est intéres-
sant de voir que ce mot s’appliquait aussi aux chevaux pur-sang, en par-
ticulier pour faire référence à leur pas :

Certa cadenza e libertà di moto, che si accomoda alla disposizione


naturale di un cavallo, e lo fa operare con obbedienza, misura e propor-
zione (Tommaseo-Bellini)
170 CONFÉRENCE

Une grand’ quantité de tres-bons et beaux chevaux… qui sçavoient


aller de tous airs (Brantome, XVIe siècle)
Le moreau superbe, qui alloit a deux pas et un saut, et d’un tres-haut
et bel air (ibid.)

(remarquer également une expression comme se donner des airs* qui


devait être à l’origine une métaphore équestre). La sophistication des
courtisans amateurs de légendes équestres alla jusqu’à attribuer diffé-
rents « climats moraux » selon les différents pas — sophistication qui
consistait à distinguer toto coelo un pas d’un autre. Et peut-être avaient-
ils à l’esprit, à moitié ironiquement, l’»air» magique d’une belle femme
quand ils attribuaient l’air, l’aria à un pur-sang. Plus tard, par ricochet*,
le terme équestre a pu à nouveau se tourner vers la féminité, plus parti-
culièrement dans les cercles précieux* qui se délectaient de l’emploi
d’une terminologie sportive et guerrière dans les choses de l’amour,
comme dans toute chose spirituelle ; on peut penser que un bel air* est
retourné des écuries aux demeures humaines, où il était né. — Il est
possible en effet que le français moderne avoir l’air de*, employé pour
une personne, soit fondé en partie sur l’« air » attribué aux chevaux ; en
espagnol, on trouve l’expression, attestée par Covarrubias (1611), tener
Pedro el ayre de Juan = « es parecersele en el movimiento (!), o en el
cuerpo, o rostro » ; en français aussi, avoir l’air de* a pu au départ être
employé pour une personne en mouvement — comparant son propre
mouvement à celui d’un cheval ; le bel air* serait le pas idéal !
(L’exemple qui suit, de la plume de A. Castro, en espagnol moderne,
semble conserver à la fois le sens de « climat » et celui des « airs » attri-
bués aux personnes selon les attitudes des chevaux : « Savonarola se
mueve en medio de aires proféticos y maravillosos ».) — Dans une des
variantes de l’argot moderne espagnol (le xíriga des maçons des Astu-
ries) on rencontre une curieuse périphrase du pronom personnel :
miaire, tuaire, suaire, nuestrosaires, etc. (cf. Aurelio de Llano Roza de
Ampudia, Dialectos jergales asturianos [Oviedo, 1921]). J’ose voir dans cet
étrange suffixe notre aire, aria, air appliqué ironiquement à une per-
sonne qui se donne des airs*, se da aires de gran señor. Selon Dauzat
(Romania, XLVIII, 412) la même périphrase se trouve dans le « Bellaud »
(« argot des peigneurs de chanvre du Jura »*) : voutres èr = vous [« vos
airs »]. On peut de même faire le rapprochement avec une construction
similaire dans « l’argot des malfaiteurs »* : monan = moi [« mon an »] ;
votre an = vous [« votre an »] : cela représente une parodie de périphrase
d’un style autrefois très élevé — cf. Corneille : « un plus puissant démon
veille sur vos années ». — Ainsi tu (m’)as (tout) l’air d’un idiot* (et plus
LEO SPITZER 171

tard tu as l’air idiot*), complètement grammaticalisé [= sembler*, cf. tu as


l’air idiote*, pour une femme] peut être dû à une convergence des idées
d’« atmosphère » et d’« air > démarche, port ». Cet emploi est peut-être
une parodie de ces nobles conceptions — ce que sembleraient indiquer
les exemples italiens du seizième siècle qu’on rencontre si fréquem-
ment dans les comédies (ainsi que l’établissent Tommaseo-Bellini) : egli
mi ha l’aria del bel poltrone (Cecchi, Commedie) ; gli avevano aria d’aver
bisogno (G. B. Bell). Ces exemples peuvent être la suite parodique de
l’usage très élevé de ella ha una graziosa aria di fanciulla, de même que,
en français, tu as l’air d’un idiot* serait la parodie de vous avez l’air d’un
homme de qualité*. — Enfin, on doit noter une dernière signification
d’air, aria, laquelle apparaît d’abord en italien avant d’être empruntée
par le français, l’espagnol et l’anglais. Noter, dans l’extrait suivant de
Varchi (XVIe siècle), cité par Tommaso-Bellini, le parallélisme entre aria
et andare :

Non si ricordava delle proprie parole di quei versi, ma aveva nel


capo il suon di essi, cioè l’aria, o quella che diciamo l’andare.

Ainsi la cadence, le mouvement de la mélodie est présenté en contraste


avec les mots dont on a tenté de trouver une explication logique. De
plus, au même moment en français, on trouve air employé de telle sorte
qu’il suggère la traduction « accent » (ce mot lui-même représente un
terme original de musique appliqué à la prononciation) : « Elle parlait
bien, aveq un fort bel ayr, tant François que Hespaignol » (Brantôme) ;
« c’est la princesse… qui a le plus bel air de parler » (Marguerite
de Navarre). On doit noter un aura del parlare similaire au sein duquel
Le Tasse sent l’influence d’Amor (Le rime, II) :

E l’aura del parlar cortese e saggio [d’Amor]


Fra le rose [le teint de Dame Amour] spirar s’udia sovente.

L’aura del parlar = l’accent de l’amour (et d’Amour).

21
La continuité lexicologique entre les traductions scolastiques d’Aris-
tote et celles de l’humaniste byzantin Argyropoulos — lequel favorisa
l’entrée dans la Renaissance par son enseignement à Florence — a été
récemment établie par E. Lerch dans son article « Aristoteles, die Loko-
motive und das Automobil » (Studia neophilologica, XII, 3 [1940]) :
…ª ≤§μä…ªμ ≤`…d …∫√∑μ pour la faculté de locomotion des animaux et
172 CONFÉRENCE

des êtres humains a été traduit par Thomas d’Aquin par motivum secun-
dum locum, et chez Argyropoulos par loco motivum (et cette expression
est l’ancêtre de la locomotive). La continuité entre notre héritage cultu-
rel et la Grèce ancienne est rendue manifeste par le fait que nos plus
modernes inventions techniques tirent leurs noms de la pensée philo-
sophique antique. — Il est intéressant de noter que le même Argyro-
poulos qui répète le neutre scolastique motivum n’a pas osé créer un
neutre ambiens : on ne peut qu’inférer qu’il ne l’a pas trouvé chez les
Scolastiques qui, eux, n’auraient probablement pas hésité devant la for-
mation d’un genre aussi ambigu que l’est ambiens : ce sont eux qui
inventèrent les substantifs ingrediens, agens, differens, expediens, etc.,
[lacune] … est peut-être simplement dû au fait que la voie n’était pas
encore frayée, à cause de l’acception commune que le verbe ambire a
dans la référence en question. — Chez les Romains cependant, le parti-
cipe présent substantivé était très rare. Les exceptions se trouvent pour
la plupart dans le langage philosophique (cf. consequens chez Cicéron) ;
un peu plus fréquente, la forme plurielle est apparue (cf. le nascentia de
Paulin de Nole, devenu naissance en français : v. Stolz-Schmalz, Latei-
nische Grammatik5, § 66a). La relative absence de participe présent
neutre fait partie d’un phénomène latin plus large : l’absence du neutre
abstrait en général. Selon Deutschbein (« Der Sinn des germanischen
Neutrums » [Euphorion, XXXVIII, 1937, p. 401]) et selon Stegmann von
Pritzwald (Wörter und Sachen, 1938-39, p. 234) l’adjectif neutre abstrait
qu’on trouve par exemple dans das Göttliche ou dans …ª ¢|±∑μ, n’est
connu que du grec ou des langues germaniques (même si l’on peut
mentionner des emplois en latin aussi occasionnels que honestum,
bonum — sans conteste des imitations du grec). Car dans l’emploi
neutre du participe passé latin il n’y a aucune abstraction : per neglecta
= « aux endroits laissés sans surveillance » ; in occultis templi = « dans les
parties secrètes du temple », etc. Un tel emploi représente plutôt une
« Verdinglichung » (qui plus est, une « Verdinglichung » qui traverse la
langue : remarquer que c’est « res divinae » qui est l’équivalent de « das
Göttliche »). Cependant, je ne peux suivre les auteurs dans leur convic-
tion selon laquelle le neutre en grec (et en allemand) illustre, comme ils
disent, « die transzendentale Realität, das überindividuelle Urbild, den
Archetyp der Dinge und Erscheinungen », telle qu’elle est incarnée
dans la philosophie platonicienne et allemande. Cela revient à particu-
lièrement surestimer l’influence du langage sur la philosophie ! En réa-
lité, Spinoza écrivant en un latin où manquait la souplesse de l’infinitif
neutre grec a simplement eu recours au procédé de « l’emprunt » de
l’article « philosophique » …∫, l’incluant à son latin (de petits îlots de
LEO SPITZER 173

grec dans le texte latin) : les manques du latin ne l’ont pas empêché de
faire de la philosophie ! Et peut-on dire que l’Angleterre a échoué à
produire des philosophes, alors que sa langue manque ouvertement
d’une forme spéciale pour le neutre ? (Le volume de R. Otto, Das Hei-
lige, devait être traduit en anglais par « The Idea of the Holy » [« L’Idée
de sacré »] — une traduction éminemment appropriée, me semble-t-il.)
Ou bien, à l’inverse, puisque l’espagnol — seul parmi les langues
romanes — possède une forme particulière d’abstractions adjectivales
(lo hermoso, correspondant à …ª ≤`≥ªμ = das Schöne), il devrait s’en-
suivre, selon la même logique, que l’Espagne ait engendré les plus
grands philosophes de tous les pays romans. Et pourquoi ces Alle-
mands patriotes ne mentionnent-ils pas le neutre dans les langues
slaves ?

22
Le Professeur Migliorini a attiré mon attention sur un autre exemple
important d’un ambiente substantivé qui, cependant, ne renvoie pas à la
physique comme le faisait le terme de Galilée : dans un texte de 1634
(que je suis incapable d’authentifier ici), celui d’un certain Villani,
Ragionamento sulla poesia giocosa (p. 100), on trouve ambiente dans le
sens de « involucro corporeo » — « forme corporelle » : « Quando un
felice ambiente qualificherà un’altro corpo simigliantemente a quello
del gran Marone ».

23
Cf. la traduction par Mme du Chatelet des Principia mathematica de
Newton, citée par Brunot, Histoire de la langue française, VI, 1-2, p. 558 :
« Les corps ambiants sont à ceux qu’ils contiennent, comme toutes les par-
ties extérieures d’un corps sont à toutes les parties intérieures, ou
comme l’écorce est au noyau » : Mme du Chatelet ne disposait pas de
l’opposition ambiente-ambito dont Galilée disposait.

23
Cette interprétation, telle qu’elle a été publiée dans la première
version, peut paraître trop insister sur l’aspect de la seule continuité
lexicologique : le Professeur Olschki, dans la réfutation de mon hypo-
thèse (Philosophical Review, LII, 355), a insisté à juste titre sur la nou-
velle orientation scientifique de la mécanique de Galilée : « ce mot
[ambiente] n’apparaît jamais dans les textes philosophiques ou scien-
tifiques médiévaux, ni dans leurs traductions. Il a été de toute évi-
dence inventé par Galilée comme [sic !] un √|ƒ§Ä¤∑μ, un mot qui
174 CONFÉRENCE

implique le repos, tout comme ambiente implique le mouvement.


L’histoire du mot momentum, comme une contrepartie dynamique du
concept aristotélicien de Δ∑√ç (qui signifiait pour Aristote seulement
la capacité à être mû), offre un exemple caractéristique de substituts
terminologiques similaires déterminés par de nouvelles conceptions
physiques » (cf. également l’ouvrage d’Olschki, Galilei und seine Zeit,
1927, p. 253 sq.). Pour autant, il me semble que la continuité lexicolo-
gique n’est pas sans signification : toute création nouvelle a partie
liée avec des traditions linguistiques qu’elle suit. Même si la concep-
tion de Galilée du √|ƒ§Ä¤∑μ n’est plus celle de Platon ni d’Aristote, le
mot ambiente est pourtant et certainement une continuation du mot
grec, en tant qu’il est prolongé dans l’usage en latin médiéval et
renaissant de ambiens ; ambiens = id quod ambit — ce que ne peut
contester le Professeur Olschki. — Dès lors, grâce à l’invention de
Galilée, ce fut l’italien, comme nous l’avons dit, qui, le premier parmi
les langues nationales, adopta ambiens. Michaelsson note ce fait et,
puisque selon lui l’italien ambiente a une connotation d’imprécision,
il cite von Wartburg pour dire que l’italien est par nature « moins car-
tésien » que les autres langues. Mais « l’imprécision » d’ambiente est à
interroger, même aujourd’hui. Au début, c’était un terme purement
scientifique, dans quelque langue qu’il apparût. C’était un mot néo-
latin avec les connotations les plus précises, et donc suffisamment
« cartésien » — même pour ceux qui limiteraient cette épithète au
royaume seul de la « clarté » et de la « raison ». — Au sujet du juge-
ment porté par Michaelsson sur la langue italienne, il y a un grand
danger à faire de telles généralisations apparemment « idéalistes », en
particulier quand elles viennent sous la plume d’un positiviste tel
que von Wartburg (lequel montrerait sans aucun doute que même les
positivistes peuvent faire preuve de souplesse d’esprit). En ce sens, la
cause de « l’idéalisme » lui-même est sérieusement mise à mal : à pré-
sent les opposants de l’idéalisme, désarmés, acceptent de telles géné-
ralisations « scientifiques », sans se rendre compte que ce qui pour-
rait passer comme un aperçu* (ce qui peut être instructif par son
audace même) n’est en réalité rien de plus qu’une édulcoration à la
manque d’une vérité ! L’historien des idées ne peut pas insister trop
fortement sur cette nouvelle superstition, ce « folklore linguistique ».
— De plus, Michaelsson, en faisant appel à cette généralisation pour
étayer son interprétation « imprécise » d’ambiente, semblerait suggé-
rer l’absurde conclusion selon laquelle toute langue qui contient des
expressions imprécises doit être imprécise elle-même : non scienti-
fique, non classique. Tous les peuples, de tout temps, n’ont-ils pas eu
LEO SPITZER 175

de la même manière leurs expressions — vagues aussi bien que pré-


cises ? En effet, la langue de Descartes, et de toute son époque, ado-
rait l’expression (par laquelle personne ne pouvait être moins précis)
« je ne sais quoi ». Chez Molière, on la trouve associée avec le tout
aussi vague air = « manière » : cf. note 20.

24
Selon Philipp Schweinfurth (Deutsche Literaturzeitung, 1940, col. 531),
la « Pendentivkuppel » de Sainte-Sophie est « romano-hellénistique » et
correspond à la tendance à l’}√∑√ƒß` des cultes des mystères grecs :
« Der Himmel selbst sollte hier vergegenwärtigt werden, indes sich der
Allerhöchste regt, der hier täglich im Messopfer zugegen ist… : ˜Fƒz∑μ
a¥ß¥ä…∑μ ≤`® e≤…§≤ƒυ» }√® z°» ∑Àƒcμ§∑μ «⁄`߃›¥` (Nicet. Aconin.) ». —
Cf. aussi mes remarques dans la Revista de filología hispánica (1940),
p. 157, en référence à l’article de L. Blaga.

25
Le sentiment d’enfermement du Moyen Âge se voit dans les motifs et
les allégories de cette époque : cf. l’hortus conclusus dans lequel la Vierge
(Maria im Rosenhag ou Rosengärtlein), ou l’Église, est installée ; ou
encore les vers suivants, tirés de la poésie du troubadour provençal
Marcabru, décrivant le « Véritable Amour » :

Nasquet en un gentil aire


e.l luoc on ilh es creguda
es claus de rama brancuda.

Le point jusqu’où ce sentiment envahit la pensée médiévale peut égale-


ment se voir dans le choix des mots opéré par Alain de Lille dans son
Anticlaudiamus quand il décrit la création par la Nature de la forme
diversifiée des choses :

Omnia sub numero claudens, sub pondere sistens,


Singula sub stabili mensura cuncta coercens.

Huizinga (« Über die Verknüpfung des Poetischen mit dem Theologi-


schen bei Alanus de Insulis ») relève que la source de ce passage se
trouve dans Lib. sap., XI, 21 : sed omnia in mensura et numero et pondere
disposuisti, et remarque qu’Alain a substitué à la place de disponere « die
prägnanteren Vorstellungen des Schliessens, des Festsetzens und des
Einegens » ; il ne va pas plus loin cependant, pour noter que le concept
176 CONFÉRENCE

de « modelage » est vu comme un acte de clôture. Du même auteur,


il cite ces vers traitant de la logique :

Quomodo res pingens descriptio claudit easdem


Nec sinit in varios descriptum currere vultus

et commente : « Der Akt des Einschliessens in den Begriff ist dem


Fixieren einse Bildes gleichgestellt ». Jusqu’à présent, nous avons vu
que le claudere (amplecti, coercere) de la terminologie logique est iden-
tique au claudere (amplecti, coercere) employé en référence à l’espace et
au ciel. On doit donc seulement comprendre que, chez Alain, la créa-
tion des formes et la formation des phrases (clauses !) suggère de même
une clôture [walling-in], un encadrement, une étreinte à l’intérieur d’un
cercle. — Dans le cantique de Thomas d’Aquin, Pange, lingua, gloriosi
mysterium, le poète dit du Christ : miro ordine clausit (sa vie). Cela ne
signifie pas seulement que le Christ soit mort « de manière mer-
veilleuse » (comme le traduit Beeson dans son Primer of Medieval Latin),
mais qu’il « a établi sa vie dans un ordre merveilleux » (« il l’a soumise
au concept d’ordre »). On ne peut se permettre de méconnaître la
saveur logique de ce mot. Tout concept « contient », comprend sa
propre signification et sa puissance (« vertu »), cf. les deux passages de
Dante ci-dessous : dans le premier (Enf., IX, 106) le poète, à la recherche
d’informations sur l’un des cercles de l’Enfer, se renseigne sur la condi-
zion che tal fortezza serra — les conditions qui définissent ce cercle sont
conçues comme étant emprisonnées dans une forteresse ; dans Paradis,
XVII, 36, Cacciaguida est décrit comme Chiuso e parvente del suo riso —
vers expliqué comme suit par Torraca : « avvolto nello splendore, che
dal suo riso scaturiva, e per esso splendore visibile ». Le poète apparaît
en même temps comme enveloppé dans le sourire (en puissance) divin
qui le définit, et comme extériorisant (en acte) le pouvoir de la sérénité
accumulée en lui : chiuso fait allusion aux potentialités supra-humaines
contenues dans cette âme humaine devenue un pur concept. — La
famille de mots anglaise compass, to compass, to encompass (avec l’étymon
français compas, compasser) propose un développement inverse. À l’ori-
gine, le verbe signifiait « mesurer (par des pas) » (= Vulg. Lat. comp-pass-
are) > « dessiner, concevoir un travail artistique », puis « décrire un
cercle, enfermer, entourer, contenir » ; l’idée de cercle était à l’origine
étrangère au mot comme l’indique son étymologie (passus, « pas »), et est
apparue seulement parce qu’au Moyen Âge l’objet bien conçu et bien
dessiné était nécessairement pensé comme circulaire et « contenant »
— le cercle représentant la forme géométrique idéale (à propos du style
LEO SPITZER 177

« circulaire » au Moyen Âge, cf. Modern Language Notes, LV, p. 995). Ainsi,
un bâtiment ou un moteur réalisé « par compas »* (à l’origine « de
manière ordonnée ») en vint à signifier « [fait] à l’aide d’un compas ».
Cf. en ancien provençal garandar « embrasser, renfermer » (= « couvrir »
[encompass], à propos du ciel), formé à partir du radical de « garantir »
[to guarantee] à partir duquel le substantif garan est dérivé (garan — la
juste mesure : a compas et a guaran) > « limite, cercle » — le cercle repré-
sentant la limite idéale. — Que le Moyen Âge ait eu tendance à voir les
choses à l’intérieur d’un cadre est démontré également par l’évolution
du verbe decliner en ancien français. Dans le dernier vers très contro-
versé de la Chanson de Roland (« Ci falt la geste que Turoldus declinet »),
ce verbe apparaît dans le sens de « raconter, porter à la connaissance,
exposer ». H. K. Stone, le commentateur le plus récent (Mod. Phil.,
XXXIII, pp. 345 ff.), explique à juste titre ce sens particulier de decliner
comme un usage étendu d’un terme technique de grammaire (« décli-
ner », cf. Fr. décliner son nom, It. declinare il proprio nome), et sa thèse est
étayée par la preuve contenue dans ce passage en ancien provençal
(Flamenca) : « Tot jorn recorda e declina E despon sos motz e deriva (!) ».
Il n’est pas trop audacieux d’affirmer que l’homo litteratus médiéval (et
en particulier le troubadour provençal) se pensait grammaticus (voir les
traités de Scheludko et de Curtius). — Mais ce qui échappe à M. Stone,
c’est que l’idée profonde de raconter une histoire était pensée comme
un récit ordonné, progressant de son début jusqu’à sa fin, à la manière
de la déclinaison d’un paradigme qui inclut et contient toutes les
formes différentes d’un mot donné. L’idée d’un cadre général dans
lequel le particulier doit s’insérer, quelle que soit la référence, n’était
jamais absente de l’esprit des poètes médiévaux. Ainsi, un passage tel
que (Sainte-Foi) : « Hanc non fo senz qu’il non.l declin » (« jamais ne fut
sens qu’il [i.e. le livre qui servait de modèle au poète] ne l’expose »)
n’est pas une exagération « absurde » comme le pense M. Stone. C’est
plutôt une allusion à cette totalité des significations que tout livre idéal
(parmi lesquels la Bible en est l’exemple primordial) doit comprendre.
De même, dans le passage tiré de Marcabru : « [avisé est] Cel qui de
mon chant devina So que chascuns motz declina », les significations de
chaque mot sont présentées comme intégrées à une totalité. (Rien n’eût
été plus étranger à la mentalité médiévale qu’un concept comme celui
qui sous-tend l’évolution moderne de verbes comme to sketch
[Fr. esquisser, etc.] vers la signification de to set forth [exposer].) — Dans
son analyse de l’expression en A. Fr. chanter mauvaise chançon, parue
dans Rom. Rev., XXXVIII, 241, E. Faral cite un passage de la Chanson du
Chevalier au Cygne dans lequel un roi est blâmé pour crime dans les
178 CONFÉRENCE

termes suivants : « Mais tu cantes et lis ore de tel grammaire / Dont tu ne


verras ja Jesu ens el viaire / Au jour du jugement » — une seule action
condamnable est vue alors à l’aune d’un cadre moral, et l’image de
« réciter une grammaire » s’offre spontanément au poète médiéval. (Une
variante de « réciter sa grammaire » : « réciter, prier selon un calendrier »,
employée métaphoriquement pour « mener une certaine vie », cf. la
scène dans une églogue espagnole de Lucas Fernandez, dans laquelle
un berger, incapable de reconnaître un ermite qu’il rencontre, lui dit :
« Gran famulario / debeis ser. ¿ Rezais ’n ese calendario ? ¿ Sois bisodia
o sois almario ? » J. E. Gillet, Hisp. Rev., XL, 69, interprète le passage :
« Tu dois être un grand érudit… Es-tu un fantôme, ou bien un exorciste
des âmes ? » ; ainsi la question « ¿ Rezais ’n ese calendario ? » doit signi-
fier « Mènes-tu ce genre de vie ? ») — Il existe également des déviations
facétieuses de ce motif (grammatical) : et en premier lieu, les énuméra-
tions, sous formes de calembours, de cas grammaticaux qu’on trouve
dans les Vagantenpoesie latines (cf. Frantzen, Neophil., V, 58 et 357) et
aussi parfois romanes (cf. Levy, Prov. Suppl.-Wb. s.v. genitiu ; Godefroy,
Compl. s.v. ablatif ; Dicc. hist. de la lengua esp., s.vv. ablativo, accusativo ;
Dicc. val.-cat.-balear. s.v. ablatiu, et FEW s.vv. ablativus, accusativus), —
au moyen desquelles l’auteur médiéval peut associer ses pensées dans
le cadre grammatical : « Vocativos oculos, / ablativos loculos / gerunt
mulieres. / Si dativus fueris, / genitivus fieri poteris… ». À nouveau, il y
a un jeu avec les conjugaisons verbales tel qu’on le rencontre par
exemple dans Milagros de Berceo, st. 238, où un sénateur romain très
influent est décrit comme ayant « en prendo prendis bien usada la mano
» : par la conjugaison du verbe latin « voler » on rend euphémiquement
et ironiquement compte de sa manie du vol ; (ce genre de caricature
populaire et bêtement scolaire [of class-room work] se retrouve jusqu’à
l’époque classique espagnole : [cf. C. Fontecha, Glosario de voces comen-
tadas…, p. 306] L. de Ubeda : « ni otras sciencias sino conjugar a rapio
rapis por meus mea meum » ; Cervantes, Entremés del rufián viudo, l. 254 :
« si viene alguno al rapio rapis, que me aguarde un poco », où, s’ajoutant
à cela, l’orateur, un coiffeur, joue sur la ressemblance entre le latin
rapere et l’espagnol rapar — « raser »). Et Eustache Deschamps a fustigé
la simonie sur le nom do das : cf. O. Müller, Das lat. Einschiebsel, Zürich,
1919, p. 114). — De plus, je voudrais attirer l’attention sur certaines
expressions modernes, dont l’origine remonte à de réelles pratiques
médiévales, et qui désignent le « blâme », la « censure » ; à l’origine, un
reproche individuel était inséré dans un cadre systématique — généra-
lement liturgique. C’est ainsi que des expressions allemandes telles que
jemand eine Lektion geben, abkapiteln, abkanzeln, die Leviten lesen (cf. Fr.
LEO SPITZER 179

chapitrer, faire la leçon, etc.) renvoient à une lecture des textes sacrés
(comme ici le Lévitique) sur la moralité devant un chapitre de moines
ou de prêtres, et dans lesquels les reproches particuliers adressés aux
membres du groupe étaient inclus. De même, en espagnol, echar las fies-
tas et decir los nombres de Pascua — « blâmer » — contiennent une réfé-
rence à l’annonce des jours de fête de la communauté, ainsi que l’expli-
cation de la variété des noms de ces jours dans lesquels on incorporait
la censure appropriée de péchés particuliers (cf. Schevill-Bonilla dans
leur édition des Novelas ejemplares, III, 350) ; la même explication est
valable pour leer la cartilla a alguno — « lire le catéchisme à quelqu’un »
= « le censurer ». Le calabrais lejere lu calennariu — blâmer quelqu’un,
doit avoir la même histoire que l’espagnol echar las fiestas, et de ce motif
semblable doit dériver l’expression florentine far l’albero a qc. [sc.
« réciter l’albero di famiglia — l’arbre généalogique de quelqu’un »] et
l’italien leggere la vita a qc. — qui, à son tour, n’est relié qu’indirecte-
ment au germanique Leviten lesen (cf. ma note dans Die Umschreibungen
des Hungers, p. 156, et A. Prati, Italia dialettale, VI, 270). Le cadre d’un
service religieux supra-personnel est également suggéré par le Fr. chan-
ter des antiennes à quelqu’un, l’It. cantare il mattutino, il vespro, ces expres-
sions signifiant toutes deux « faire des reproches à quelqu’un ». On
trouve encore un « cadre musical » pour le reproche dans l’it. battere,
cantare la solfa — « blâmer », ou chez Dante : suonare cotai note (d’où l’it.
suonarle a qc. — « blâmer quelqu’un ») ; à cela encore devrait être com-
paré le moyen haut allemand salfisiren — « expliquer », qui est un paral-
lèle sémantique au développement de l’A.Fr. decliner — « expliquer ».
— Pour finir, je mentionnerai en guise d’illustration à cette habitude
médiévale de placer tout phénomène dans un cadre, dans un tout clos,
le célèbre motif épique de la description de la beauté humaine qui
consiste à faire la liste des parties du corps de la tête aux pieds — un
procédé encore utilisé par l’Arioste dans sa description de la beauté
d’Alcine et que Lessing a dénoncé comme un empiètement de l’art pic-
tural sur l’art littéraire, sans prendre en considération que pour le lec-
teur médiéval l’idée de « totalité idéale » d’un corps magnifique était
plus importante que sa représentation graphique. Le plaisir esthétique
particulier que devait éprouver ce lecteur à ces « descriptions cano-
niques » était du même ordre que celui qu’il trouvait dans la déclinai-
son d’un paradigme complet.

26
E. Cassirer voit chez Giordano Bruno le Weltgefühl de l’infinitisme
qui précéda la découverte savante de l’infini : cf. Individuum und Kosmos
180 CONFÉRENCE

in der Philosophie der Renaissance, 1917, pp. 197-198 ; c’est ce passage qui
m’a suggéré l’équation √|ƒ§Ä¤∑μ = ambiente :

Das Unendliche als ein Instrument der exakten wissenschaftlichen


Erkenntnis ist ihm noch fremd : ja er hat es in seiner Lehre vom Mini-
mum in dieser seiner Funktion ausdrücklich bekämpft und abgewehrt.
Aber so wenig er die logische Struktur des neuen mathematisch-
Unendlichen durchschaut, so sehr umfasst er den unendlichen Kosmos
mit der ganzen Glut eines leidenschaftlichen Affekts. Dieser heroische
Affekt ist es, der sich jetzt gegen das « ne plus ultra » der mittelalterli-
chen dogmatischen Glaubenslehre wie der aristotelisch-scholastischen
Kosmologie zur Wehr setzt. Der freie Flug der Phantasie und der freie
Flug des Denkens darf nirgends durch feste räumlich-dingliche
Schranken gehemmt werden. So wendet sich Bruno vor allem und
immer von neuem gegen die Konzeption des Raumes als des
« Umschliessenden », des «Ë¥` √|ƒ§Ä¤∑μ der peripatetischen Physik.
Der Raum, in dem sich die Welt befindet, ist ihm nicht die äusserste
Umgrenzung, in der sie gewissermassen eingehüllt und eingebettet ruht :
er ist vielmehr das freie Medium der Bewegung, die sich ungehindert
über jede endliche Grenze und nach allen Richtungen hin erstreckt.
Diese Bewegung kann und darf kein Hemmnis in der « Natur » irgen-
deines Einzeldinges oder in der allgemeinen Beschaffenheit des Kos-
mos finden : denn sie selbst, in ihrer Universalität und ihrer Schran-
kenlosigkeit, ist es vielmehr, die die Natur als solche konstituierte. Der
unendliche Raum wird erfordet als das Vehikel der unendlichen Kraft ;
und diese ist wiederum nichts anderes als ein Ausdruck des unendli-
chen Lebens des Universums. Diese drei Momente sind für Brunos
Denken nirgends scharf geschieden ; wie in der stoischen und neupla-
tonischen Physik, auf die er sich stützt, so fliesst auch bei ihm der
Begriff des Raumes mit dem des Äthers und dieser wieder mit dem
Begriff der Weltseele zusammen. Auch hier ist somite in dynamisches
Motiv, das die Starrheit des aristotelisch-scholastischen Kosmos durch-
bricht und überwindet. Aber es ist nicht, wie bei Kepler und Galilei, die
Form der neuen Wissenschaft der Dynamik, sondern ein neues dyna-
misches Weltgefühl, das hier den Aussschlag gibt.

Plus loin, il cite Bruno (De Immenso et Innumerabilibus, I, i)

…Intrepidus spatium immensum sic findere pennis


Exorior, neque fama facit me impingere in orbes,
Quos falso statuit verus de principio error,
LEO SPITZER 181

Ut sub conficto reprimamur carcere vere,


Tanquam adamanteis cludatur moenibus totum.
Nam mihi mens melior…

27
De la même manière, l’Arioste reprend la cosmographie ancienne et
médiévale dans le passage du Roland furieux (XXXIV, 70) où il décrit la
visite d’Astolfe à la lune [il note la petite taille de ce corps en comparai-
son] :

Di ciò che in questi globi si raguna,


In questo ultimo globo della terra,
Mettendo il mar che la circonda e serra.

(Cf. également Marjorie Nicholson, A World in the Moon). Au sujet de


l’univers et de l’océan, Camoens s’exprime lui-même dans les Lusiades
(VI, 27) dans les mêmes termes de limitation :

Principe (Jupiter) que de juro senhoreias


De um pólo ao outro pólo o mar irado,
Tu, que as gentes da terra toda enfreias,
Que não passem o termo limitado ;
E tu, padre Oceano, que rodeas
O mundo universal e o tems cercado
E com justo decreto assi permites
Que dentro vivão só de seus limites…

noter aussi (X, 80) : « [o Saber alto e profundo] Quem cerca en derredor
esse rotundo Globo… » Il est très significatif que cette épopée de la
Renaissance qui raconte la découverte des nouveaux mondes au-delà
des colonnes d’Hercule, avec l’expansion de l’espace habitable d’une
nation européenne victorieuse qui s’est ensuivie, laisse toujours
inchangés le dôme médiéval au-dessus, et la notion médiévale d’espace.
— Le Lebensgefühl « confiné » se retrouve dans les Soledades (1613-14) de
Góngora, et prend place sur le rivage de l’océan : le poète chante les
prouesses des explorateurs qui ont repoussé notre horizon au-delà du
« bassin » méditerranéen (I, 400), au-delà du détroit de Gibraltar « fermé
par les deux clés d’Hercule » (402) — mais, après la manière horatienne,
c’est le thème : inculcar sus limites al mundo (412) sur lequel on insiste
plutôt que sur l’infinitude des nouveaux mondes. Même le petit oiseau
fuyant devant le faucon (II, 923-30) est défini comme une breve esfera de
182 CONFÉRENCE

viento, negra circumvestida piel, comme une petite sphère de vent envelop-
pée dans la peau, voltigeant dans les « murs liquides » (!) d’une arène dans
« l’élément diaphane » de l’air : l’oiseau dans le ciel devient un symbole
(ou mieux, une copie) de la terre — un globe microcosmique à l’intérieur
du Tout emmuré. Par conséquent, les contours arrêtés de l’art baroque
espagnol servent à limiter et à retenir les forces vitales et dynamiques
qu’il a enrôlées à son usage. Bien que la sérénité classique soit ébranlée
et que la vie elle-même devienne une tempête, ce trouble (miraculeuse-
ment calme) « repose » au sein d’un vase rigide et cristallin. (Cf. mon
article dans la Revista de filologiá hispánica, II, 1940, p. 169.) — Contrastant
avec de tels écrivains, Calvin fait figure de moderne — ainsi que le fait
remarquer A.-M. Schmidt dans Foi et vie, XXXVI (1935), p. 274 :

Il (dans Comment. sur le livre des psaumes, ad Ps. CIII, v. 26) dépeint le
ciel comme un milieu homogène où la loi toujours révisable de Dieu
règle le cours des astres et réfute la pernicieuse doctrine des sphères
concentriques de cristal, qui induit les chrétiens au paganisme de se
représenter la Trinité marchant sur la croûte du dernier ciel comme un
plancher translucide.
Noter : « Au XVIIe siècle, le fameux jésuite Kircher prétendait encore
que, par temps clair, on pourrait apercevoir, au-delà des astres, la splen-
deur du Paradis ».

Mais même ceux qui ne croyaient plus en « l’emmurement » [walled-in-


ness] du monde étaient souvent obligés d’employer des termes tels que
« entourer », à cause des conceptions dominantes de leur époque ;
cf. Pascal, Pensées, II, 72 :

L’homme a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de


mouvement pour vivre… d’air pour respirer —

où Pascal use d’une expression qui rappelle l’espace matériel aristotéli-


cien. De même Gracián, qui situe l’action de son roman allégorique
Criticón sur l’île de Sainte-Hélène — pour sa position représentative du
centre de l’empire espagnol, catholique et universel comprenant les
deux hémisphères, a recours au même type d’expression « comparti-
mentée » dans sa paraphrase de la création biblique :

Luego que el supremo Artifice tuvo acabada esta gran fábrica del
mundo, dizen trató repartirla, alojando en sus estancias sus vivientes.
Convocólos todos… fuéles mostrando los repartimientos y examinando a
LEO SPITZER 183

cada uno quál dellos escogía para su morada y vivienda… [L’homme]


obliga todos los elementos a que le tributen quanto abarcan, el ayre sus
aves, el mar sus peces…

À noter que les éléments contiennent (abarcan) les êtres qui leur sont
reliés et qui restent à « leur » place — Standortgebundenheit !

28
Le Professeur Erik Vögelin réfute cette affirmation de Lovejoy, faisant
remarquer que les sphères cristallines aristotéliciennes avaient été
détruites par les calculs de Tycho Brahe sur sa comète, dans De nova et
nullius aevi prius visa stella (1573). Tycho montre que la trajectoire de la
comète coupe à travers les sphères cristallines et qu’elle doit être affec-
tée à la sphère des étoiles fixes, où l’ancienne cosmologie ne reconnais-
sait aucun changement. À partir de l’apparition de la comète que son
époque avait vue, et qu’il interpréta comme un miracle indicateur de
nouveaux événements à venir pour un monde vieillissant, Tycho Brahe
aboutit à la prédiction d’une nouvelle religion et d’un nouvel ordre
politique.

29
Le mot « étroits » [straits], soit dit en passant, nous rappelle que le
détroit de Gibraltar, les colonnes d’Hercule que l’Ulysse de Dante avait
toujours considérées comme un non più oltre, ont cessé de former les
limites du monde connu.

30
La dévalorisation qu’a subie l’adjectif mechanic (« comme une
machine ; sans l’intervention de la pensée ») date peut-être de la loi
anti-mécaniste de Newton. En France cependant, patrie du cartésia-
nisme, le renversement des valeurs illustré par l’emploi qu’on faisait de
ce mot est attesté bien plus tardivement qu’en Angleterre — pas avant
Buffon et Rousseau (en allemand on voit apparaître des preuves de ce
renversement en 1756). En effet, dans la France du dix-septième siècle,
la mécanique céleste de Descartes était envisagée comme la manifesta-
tion de la sagesse de Dieu : on trouve l’emploi du terme chez Bossuet
dans une expression plutôt élogieuse — et dans un contexte qui ne
laisse aucun doute quant à la sincérité de l’éloge :

Tout cela [la structure du corps] est d’une économie, et, s’il est permis
d’user de ce mot, d’une mécanique si admirable que…
184 CONFÉRENCE

Fénelon, au sujet des mouvements des animaux qui, pour Descartes,


sont automatiques, écrit :

Des mouvements si justes et d’une si parfaite mécanique ne peuvent


se faire sans quelque industrie…

(cf. Littré, s.v. mécanique 2). De même Saint-Simon, ce propagateur tar-


dif des valeurs du dix-septième siècle dans le dix-huitième, emploie le
mot mécanique pour l’appliquer au fonctionnement de la vie de cour :
par opposition à la vague expression du seizième siècle air de cour*, sa
mécanique de la cour* suggèrerait que la vie de la cour, supérieure à la
vie du monde roturier, est comparable à celle des étoiles elles-mêmes,
réglée selon une mécanique céleste. Et il parle en termes solennels de
la mécanique des heures* dans l’existence du Roi Soleil Louis XIV
(cf. mon Rom. Stil-u. Literatur-Studien, II, 5) ; et pour rendre compte des
formalités impliquées dans une démarche à la cour de France, il
emploie l’expression la mécanique d’une chose*. (Il était nécessaire selon
Littré de consacrer un article complet [mécanique 2, n° 5] à cette parti-
cularité linguistique du duc.)

31
Dans son Optique (1704) cependant, il semble hésiter entre cette idée
et une théorie « corpusculaire » ; il penche définitivement pour cette
dernière dans les dernières années de sa vie — ainsi que le note Whit-
taker dans son introduction à la réimpression de l’Optique en 1931.

32
On doit remarquer cependant que medium se trouve la plupart du
temps dans des locutions prépositionnelles : per medium, in medio, etc. ;
l’emploi du mot seul est rare (ainsi que le suggèrent volontiers les évo-
lutions ultérieures en ancien français : in medio se prolonge dans enmi,
per medium dans parmi — mais medium seul (= mi) n’a pas survécu en
tant qu’élément vivant du langage). Le grec ¥Ä«∑μ est l’équivalent du
latin medium (cf. Liddell-Scott), et se rencontre habituellement avec une
préposition ; le professeur Paul Friedländer, qui le premier a attiré mon
attention sur ce fait, explique que ¥Ä«∑μ employé seul représente pro-
bablement une abstraction plus tardive dérivée de locutions adver-
biales. L’esprit primitif est d’abord conscient d’une situation locale
immédiate, d’être lui-même « au milieu », ou de considérer un objet
comme déjà en relation intermédiaire à d’autres objets. L’idée abstraite
de la relation elle-même est un concept plus sophistiqué. — Ceci est
LEO SPITZER 185

confirmé par l’analyse livrée par Brugmann (analyse corroborée par


Benveniste, Origines de la formation des noms, p. 98) au sujet du *medhios
indo-européen, racine supposée de ¥Ä«∑», medius, etc. Selon lui, son
origine résiderait dans un *me-dhi — avec un radical me- (cf. le grec ¥|-
…c) suivi d’une terminaison adverbiale, et signifiant « au milieu »* : c’est
de cela qu’aurait été extraite la forme adjectivale *medhios qui renvoie à
l’attribut d’une « appartenance à (quelque chose) au milieu » (cf. le grec
{|∂ß∑» = « relié au droit », dérivé du locatif *{Ä∂§ = « à droite »).

33
Cette évolution fonctionnelle de l’idée d’intermédiaire est un phé-
nomène courant. En italien, le seul mot mezzo a longtemps recouvert
les deux significations (d’après Tommaseo-Bellini dont les exemples
s’étalent de Dante à Galilée) ; en français moderne, le moyen* (= angl.
« means ») est fondé sur Afr. moyen (= « intermédiaire » [intermediate]).
En anglais, on doit non seulement comparer « intermediate » — « inter-
mediary » mais aussi « mean » — « means » ; de plus, quoique le sub-
stantif medium se soit exclusivement limité à une signification fonc-
tionnelle, l’adjectif, lui, a gardé l’idée d’« intermédiaire » (de même que
le français avec l’adjectif moyen par opposition au nom le moyen). —
Le substantif anglais medium (comme means) est réservé à l’inanimé,
par opposition à « intermédiaire » [intermediary] : le « medium » de l’im-
pression, de l’aquarelle, etc. Il existe un cas, il est vrai, où on l’applique
à une personne : un « medium » spiritiste — mais cette personne n’est
qu’une chose qui permet passivement à la communication de passer ;
sa fonction est celle d’un canal à travers quoi le « fluide mediumnique
» entre les esprits et les vivants est censé s’écouler. Le mot n’est pas
attesté dans ce sens avant 1853, mais déjà au dix-huitième siècle, la voie
était préparée par les théories de Swedenborg (cf. Bloch s.v. medium,
qui remarque que le terme français a suivi le mot anglais dès 1856) ; il
est intéressant de voir que cet emploi de medium, illustrant le passage
d’un terme technique à un royaume spirituel, était précédé par un
emploi dont le mysticisme s’appuyait sur des fondements physiques
de ce genre. — Un dérivé tardif du √|ƒ§Ä¤∑μ apparaît peut-être dans le
périsprit des spiritistes : commentaire d’E. Bosc (Dict. des sciences
occultes, 1896) : « le corps de l’homme comporte une sorte d’enveloppe
subtile dénommée double aïthérique [remarquer cette forme grecque !]
et périsprit par les spirites ».
186 CONFÉRENCE

34
Ces forces d’attraction, même avec Newton, n’étaient évidemment pas
limitées à la seule pesanteur ; l’aetherial medium renvoie également à un
conducteur de lumière — ce qui est peut-être la signification technique
originale du mot medium qui renvoie à l’air. Des siècles avant Newton,
mezzo (diafano, transparente, etc.) se trouve chez Dante dans les passages
ayant trait à la perception (on doit noter également que les premières
occurrences de medium en anglais, à la fin du seizième siècle, renvoient à
l’optique, et que la première occurrence d’aetherial medium attestée en
anglais [1624] se trouve dans un contexte proche ; en grec, le mot ¥Ä«∑μ
était employé en référence à l’air en tant que medium de perception) :

Queste cose visibili… vengono dentro a l’occhio… per lo mezzo dia-


fano… si quasi come in vetro trasparente. E ne l’acqua ch’è la pupilla de
l’occhio, questo discorso (= ce passage), che fa la forma visibile per lo
mezzo, sí compie, perchè quell’acqua è terminata che passar più non
può, ma quivi, a modo d’una palla percosa si ferma ; sí che la forma, che
nel mezzo transparente non pare [nell’acqua pura] lucida e terminata…
acciò che la visione sia verace, cioè cotale qual’è la cosa visibile in se,
conviene che lo mezzo per lo quale a l’occhio vien la forma sia senza
colore, e l’acqua de la pupilla similemente : altrimenti si macolerebbe la
forma visibile del color del mezzo e di quello de la pupilla… [la stella]
puote parere così [non chiara e non lucente] per lo mezzo che continua-
mente si trasmuta. Transmutasi questo mezzo di molta luce in poca luce,
sì come a la presenza del sole e a la sua assenza ; e a la presenza lo mezzo,
che è diafano, è tanto pieno di lume che è vincente de la stella…
(Convivio, III, ix, 6-12 ; Vol. IV de l’édition Barbi des Opere di Dante)

Les commentateurs de ce passage citent une phrase parallèle de


Thomas d’Aquin :

In corporibus specularibus aliquando apparet color clarus, quando


scilicet speculum est purum et mundum non habens aliquem colorem
extraneum, et medium similiter purum… quando aer vel aliud perspi-
cuum est in propria natura purum, et non aliquo coloratum, tunc habet
solum rationem medii, per quod videtur objectum, non autem habet ratio-
nem objecti…

Dans un autre passage du Convivio (III, xiv, 3-4), Dante introduit un


jugement normatif sur cette lumière qui a besoin d’un mezzo, l’assi-
gnant à un niveau inférieur de l’ordre hiérarchique, par comparaison
avec la Lumière Divine :
LEO SPITZER 187

lo primo agente, cioè Dio, pinge la sua virtù in cose per modo di
diritto raggio, e in cose per modo di splendore reverberato ; onde ne le
Intelligenze [= les anges] raggia la divina luce sanza mezzo, ne l’altri si
ripercute da queste Intelligenze prima illuminate… mostrerò differenza
di questi vocaboli, seconde Avicenna sente. Dico che l’usanza de’ filosofi
è di chiamare ‘raggio’, in quanto esso è per lo mezzo, dal principio al
primo corpo dove si termina ; di chiamare ‘splendore’, in quanto esso è
in altra parte alluminata ripercossa. Dico adunque che la divina virtù
sanza mezzo questo amore tragge a sua similitudine.

Cf. encore Thomas d’Aquin : « agens per voluntatem statim sine medio
potest producere quemcumque effectum » ; « omnes angeli (= Intelli-
genze)… immediate vident Dei essentiam ». Les commentateurs
modernes de l’extrait italien analysent : « Dante insiste nello spiegare
qual sia il modo onde Dio riduce a sua similitudine l’amore della
sapienza. Egli fa ciò senza mezzo…, senza usare d’altra causa o creatura,
ma immediatamente convertendolo a sè, come a fine ultimo ». — Enfin,
on notera le passage suivant, extrait du Paradis (XXVII, 73) ; la vision
des Beati qui avait été accordée un moment au poète s’estompe au fil
de l’intervention du mezzo :

Lo viso mio seguiva i suoi sembianti,


E segui in fin’ che il mezzo, per lo molto,
Gli tolse il trapassar del più avanti

(les commentateurs analysent : « lo spazio di mezzo tra l’occhio e i


vapori trionfanti »). Ainsi, dans le sillage de la vision béatifique (le but
élevé des chrétiens), l’idée du medium interposé est un rappel de la fini-
tude fondamentale de l’homme (qui a besoin de l’action médiatrice du
Christ appelée ¥|«§…|ß`, medium). Et il se pourrait bien que les attaches
théologiques de ce mot l’aient fait passer dans la physique de la Renais-
sance comme le medium optique. Cependant, on ne peut nier que déjà
dans la science thomiste medium ait été accepté comme un terme de
physique, sans même bénéficier de l’impulsion de la théologie, pour
renvoyer à l’espace qui entretient le mouvement. — Le Fremdwörter-
buch de Schulz-Basler cite une phrase allemande (Sturz, 1768) : « jedes
Volk ist gewohnt, durch ein eigenes Medium zu sehen » qui montre
combien le « medium de perception » pouvait développer une significa-
tion équivalente en quelque sorte à la « mentalité ». Goethe écrit en 1794 :
« durch das Medium seiner Persönlichkeit begreifen ».
188 CONFÉRENCE

35
Cf. le mot mezzo employé chez Galilée dans le sens d’« élément (com-
pris comme facteur) » : « [le mouvement ou la tranquillité] de’ diversi
corpi solidi ne’ diversi mezzi » ; « il peso d’altrettanta mole del mede-
simo mezzo » (Discorso intorno alle cose gallegianti, 1611).

36
Il est possible que l’expression ambient medium ait été un héritage tout
prêt pour Newton : mezzo ambiante se rencontre dans la première moi-
tié du siècle, chez Torricelli :

Sarebbe un effetto senza causa, cioè un assurdo in natura, se una


palla volasse attraverso per l’aria, impedita dal mezzo ambiente, e non
ajutata da potenza alcuna che l’accompagnasse.

On peut toutefois donner à ce mezzo ambiente une interprétation légè-


rement différente de celle attribuée à Newton. En italien, elle peut sim-
plement être l’équivalent d’aere ambiente — ou même d’ambiente seul
dans ce sens : cf. « I corpi leggieri essere mossi all’insù, scacciati
dall’impulsione, dall’ambiente più grave » (Galilée). — Le substantif
ambiente, cependant, n’a pas toujours renvoyé à l’air : on pouvait égale-
ment l’employer avec apparemment le sens exact de l’ambient medium
de Newton, en référence à tout élément de quelque sorte que ce fût qui
entoure un corps donné (cf. Galilée : il contenuto fosse una sfera solida e
l’ambiente un liquido — cité par Tommaseo-Bellini).

37
Roger Cote, dans sa préface à l’édition de 1713 des Principia, emploie
cependant l’expression « fluidum ambiens » en référence à l’espace
interstellaire.

38
On doit se rappeler le Micromégas de Voltaire, habitant des étoiles
qui n’avait pas de taille absolue, mais qui la voyait soumise à la variation
selon la taille du corps auquel il était comparé.

39
Cf. Nietzsche : « seit Kopernikus rollt der Mensch aus dem Zentrum
ins x ».

40
Dans sa biographie de Goethe, Gundolf insiste particulièrement sur
LEO SPITZER 189

les liens de celui-ci avec la culture grecque ; avec autant de pertinence,


il aurait pu prêter attention à son attrait pour le Moyen Âge (si, dans
l’école de Stefan George, l’on ne préférait pas le païen au chrétien), et à
la relation de celui-ci à son anthropocentrisme. — Bien entendu, si
Goethe avait été parfaitement cohérent, il aurait également dû s’oppo-
ser au système héliocentrique du monde de Copernic, et insister sur
l’homme « mesure de l’univers » — en parallèle à ce que le mystique
espagnol Louis de Grenade écrivit dans son Introducción al símbolo de
la fe :

…toda la tierra, solida y redonda, y recogida con su natural movimiento


dentro de sí misma, colocada en medio del mundo, vestida de flores, de yer-
bas, de árboles y de mieses… Pues, ¿ qué diré del linaje de los hombres,
los cuales puestos en medio de la tierra… Luego el aire… riega la tierra
con aguas… Y él tambien sostiene sobre sí el vuelo de las aves, y nos da
el aire con que se mantienen y sustentan los animales (chapitre « la
Tierra »)

Ici encore on retrouve une réminiscence du concept ancien de l’éther


nourrissant : aether pascit.

Vous aimerez peut-être aussi