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(I.)
LEO SPITZER.
1
Gianfranco Contini, dans son « Tombeau de Leo Spitzer » (1961 ; repris
dans Varianti e altra linguistica. Una raccolta di saggi, 1938-1968, Turin,
Einaudi, 1970), caractérisait avec justesse cette différence de placement
du regard, pour ainsi dire, chez le critique, selon l’objet qu’il s’agissait
d’éclairer : « …agli Essays in Stylistics (…) si affiancano lo stesso anno gli
Essays in Historical Semantics, agli auctores si accompagna la cultura ano-
nima o collettiva ; ma alle vicende delle parole espressive, immediata-
mente motivate, e perciò senza spessore e densità, subentrano nelle
prestazioni di maggior impegno le vicissitudini delle parole culturali,
intensamente storiche, nelle quali si ripete lo spaccato stesso della cultura.
Giustamente celebre è in quest’ ordine la minuziosa ricerca su ambiente »
(p. 657).
LEO SPITZER 115
2
« La notion d’harmonie du monde dans l’Antiquité et les premiers
siècles chrétiens » (trad. V. Betbeder, C. Carraud et I. Fabre), dans
L’Harmonie, sous la dir. de C. Carraud, Orléans, 2000, p. 15-108.
3
« Milieu and Ambiance », dans Essays in Historical Semantics, New York,
Vanni, 1948, p. 179-316. Le texte développait une étude antérieure,
« Milieu and Ambiance : an Essay in Historical Semantics », Philosophy
and Phenomenological Research, vol. 3, nº 1, sept. 1942, p. 1-42.
116 CONFÉRENCE
4
Trad. Jean Starobinski, dans « Leo Spitzer et la lecture stylistique »,
préface à Léo Spitzer, Études de style, trad. fr. É. Kaufholz, A. Coulon,
M. Foucault, Paris, Gallimard, 1970, 19802 (coll. “ Tel ”), p. 16-17. Le pas-
sage final, notamment, a marqué bien des esprits ; Carlo Ossola, par
exemple, a tenu à le mettre sous les yeux du lecteur au début de
deux de ses livres, Figurato e rimosso (Bologne, Il Mulino, 1988, p. 6) et
L’Avenir de nos origines (Grenoble, Jérôme Millon, 2004, p. 21).
LEO SPITZER 117
C. C.
5
Gianfranco Contini, op. cit., p. 660.
MILIEU ET AMBIANCE.
(I.)
LEO SPITZER.
D
ANS LES
91-119, Karl Michaëlsson, le célèbre linguiste suédois,
s’est penché sur une question d’un intérêt stimulant
pour les temps modernes. Prenant pour point de départ le mot
suédois stämning qui, selon l’ouvrage de Bellessort, La Suède
(1910), évoque l’idée d’une harmonie inexprimable entre les
hommes, les choses et les situations, et le comparant au néolo-
gisme français ambiance* (plus intellectuel et, à la différence de
stämning, inapplicable à l’état d’âme* de l’être humain), il trouve
dans ces deux termes l’expression de ce désir moderne et anti-
cartésien de pénétrer « les sombres tunnels de l’inexprimable »*.
Il remarque alors 1) qu’air ambiant* était une expression latini-
sée par les savants du XVIe siècle (les traducteurs d’Aristote,
Ambroise Paré, etc.), qui redoublait l’emploi d’ambire dans
Pline et Sénèque (hic ventus circumactus et ambiens locum… turbo
est) ; il montre ensuite 2) que les traductions du XVIIIe siècle de
Newton ont remis en vigueur l’utilisation d’ambiant* (milieu
ambiant* traduisant l’ambient medium anglais) : l’air ambiant* se
rencontre chez Rousseau et Lamartine ; 3) que, en même temps
que de nombreuses occurrences d’ambiance* (qui est attesté pour
la première fois chez Edmond de Goncourt), on trouve de fré-
quentes occurrences des mots atmosphère* et climat* ; 4) que aria
ambiante se rencontre en italien dès 1606 chez Galilée, tandis que
120 CONFÉRENCE
« les mondes sont nés de l’espace infini qui les contient tous ».
(Aristote répétera `—…ä aƒ¤ç, la genèse ultime de l’infini, …Ëμ
e≥≥›μ |≠μ`§ (aƒ¤éμ) ≤`® √|ƒ§Ä¤|§μ √cμ…` ≤`® √cμ…` ≤υy|ƒμkμ,
ibid., p. 7). Anaximandre continue alors, dans la logique de sa
théorie de la naissance des mondes par « détachement » de l’in-
fini (Fragment 10, Diels, ibid.) :
calqués sur les Grecs. Cicéron lui-même, dans ses écrits scienti-
fiques (et dans une moindre mesure dans ses discours) n’hési-
tait pas à créer des termes qui équivalaient à une traduction de
mots grecs (par exemple qualitas = √∑§∫…ä» : cf. L. Laurand, Étude
sur le style des discours de Cicéron, I, 80 ; Wackernagel, Vorlesungen
über Syntax, p. 115). Ainsi aucun obstacle technique ne s’oppo-
sait à l’invention d’un mot latin équivalent à …ª √|ƒ§Ä¤∑μ. Cepen-
dant, celui-ci ne semble pas avoir été créé : K.C. Reilly, Studies
in the Philosophical Terminology of Lucretius and Cicero (New York,
1909), écrit : « Je ne trouve aucun équivalent pour ce mot (i.e.
pour le √|ƒ§Ä¤∑μ d’Épicure) dans Cicéron ni dans Lucrèce »11.
En revanche, nous aurions pu nous attendre à rencontrer
le substantif ambiens ou l’expression aer ambiens, car le verbe
latin ambire n’avait pas seulement le sens littéral du verbe grec
√|ƒ§Ä¤|§μ, mais contenait également la même connotation de pro-
tection, d’étreinte [embrace] chaleureuse : cf. domis ambiri vitium
palmitibus ac sequacibus loris (Pline ; les variantes donnent amplecti)
et mundi omnes amplexibus ambimur, tegimur atque sustinemur
(Arnobe). De plus, l’air ambiant* du seizième siècle auquel
Michaëlsson se réfère ne peut être expliqué qu’en postulant un
aer ambiens (néo-)latin. En latin classique, je n’ai jamais pu trou-
ver cette expression ni ambiens employés comme substantifs
(rappelons-nous cependant que les traductions latines d’Aris-
tote sont perdues). Penchons-nous donc attentivement sur la
preuve que nous avons sous la main, et étudions un emploi du
verbe ambire (√|ƒ§Ä¤|§μ)12 lui-même en latin classique — emploi
qui allait rendre possible la création finale d’un aer ambiens.
Dans les extraits suivants, ambire (en alternance avec amplecti,
coercere, circumfundere) est par exemple employé en référence à
l’étreinte de l’Océan :
*
La même diversité de termes pour représenter le verbe
√|ƒ§Ä¤|§μ se retrouve lorsqu’on arrive à la période médiévale, si
l’on en juge par la méthode de certains aristotéliciens étudiés par
A. Schneider, Die abendländische Spekulation des 12. Jhs. in ihrem
Verhältnis zur aristotelischen u. jüdisch-arabischen Philosophie (« Bei-
träge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters », 1915)15. On
trouve là (XVII, 4, pp. 30, 37) comme traductions de √|ƒ§Ä¤|§μ les
verbes concludere, circumscribere, capere, continere, coercere. (J’ajou-
terais l’aer conjunctum — l’« air ambiant » — de saint Thomas,
De coelo, III, 7.) Jean Scot Érigène : « Nil enim aliud est locus nisi
ambitus, quo unumquodque certis terminis concluditur » (cet
auteur inclut, parmi ces choses qui peuvent être limitées par
« leurs » espaces, des abstractions [incorporeal entities] comme la
grammaire et la rhétorique). Hugues de saint Victor : « corpus
dimensionem habens loco circumscribitur ». Jean Damascène :
« Locus corporeus est terminus continentis quo continetur id quod
continetur ; v. gr. aer continet ; corpus continetur »16. Jean de Salisbury :
« caelum… qui continet omnia » (selon sa théorie, l’air doit décrire
un mouvement circulaire ; étant plus léger que la matière, il ne
peut rester immobile ni, puisqu’il contient tout, se mouvoir en
ligne droite — une idée dérivée d’Aristote). Gilbert de la Porrée :
« locus in corpore capiente et circumscribente constitutus est ».
136 CONFÉRENCE
— l’espace est pénétré par les potenze, les forces de l’âme — plus
tard, les physiciens verront l’espace percé de forces interstellaires.
Nous avons noté que la cosmologie médiévale et celle des Grecs
ont beaucoup de points communs. Mais un élément important
pour la pensée grecque semble faire défaut aux écrivains de
cette époque : la chaleur et la vitalité — l’activité du √|ƒ§Ä¤∑μ ;
LEO SPITZER 139
Leo SPITZER.
(Traduit de l’anglais par Olivier Moroni.)
152 CONFÉRENCE
*
L’astérisque indique que le mot est en français dans le texte (note du
traducteur).
1
De même son contemporain, l’abbé Du Bos, parlait de climat, de
vapeur, etc. :
…les divers caractères de tous les peuples… sont modifiés par les diffé-
rences des expositions, des vapeurs, autant et plus encore que par celles
des lois et des habitudes. En effet, ces dernières oppositions ont en
elles-mêmes, dans le principe, de semblables causes physiques.
2
Cf. l’explication de Zeller dans Grundriss der Geschichte der griechischen
Philosophie (13e éd.), p. 33 :
2a
Quand, plusieurs siècles plus tard, Pascal devait dire : « l’univers me
comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée je le com-
prends », il jouait sur les deux significations de comprendre – « entourer »
et « attraper mentalement, comprendre par l’esprit » ; là où il y a deux
verbes distincts pour le français d’aujourd’hui, il n’y en a qu’un pour
les Anciens, √|ƒ§Ä¤|§μ. Et avant Pascal, le Luthérien Valentin Weigel
avait écrit dans DμË¢§ «|`υ…∫μ (1615) : « Die Welt traget mich, sie umgrei-
fet mich, ich trage die Welt und umgreife die Welt » (cf. Mahnke, Unend-
liche Sphäre, p. 121) — aujourd’hui umgreifen et begreifen sont des verbes
distincts pour les Allemands (cf. l’anglais comprise et comprehend).
2b
La survivance au Moyen Âge du concept d’« air » et d’« Âme-Monde »,
vus ensemble, est confirmée dans une représentation de l’harmonie
des sphères, sur une feuille de parchemin de Reims, du treizième siècle
— décrite comme suit par Charles de Tolnay, Journal of the Walters Art
Gallery, VI, 89 : « On y voit deux cercles concentriques, dont le plus
petit, représentant la Terre, est occupé par trois figures mythiques qui
ont percé le secret de la musica mundana [Orphée, Arion, Pythagore]…
Entre ce cercle et le second, on trouve le “ciel”, empli des images des
neuf Muses… symbolisant en même temps les neuf planètes. Au-dessus
de toute la composition se trouve une immense personnification de
l’Air, l’élément nécessaire au transport des tonalités musicales.
À chaque extrémité de cette figure, les quatre vents apparaissent per-
sonnifiés, exprimant la rotation de l’univers d’est en ouest. » Ainsi, la
figure gigantesque et ailée de l’Air, à la ressemblance de Zeus, emplit la
terre et le ciel, et s’étend au-delà de celui-ci : c’est une anima mundi
dont le souffle fait tourner ciel et terre — les sphères tournantes étant
bien contenues (√|ƒ§|¤∫¥|μ`§) dans les cercles concentriques. Bien que
cette peinture soit plane, à la manière médiévale, [i.e.] incapable de sug-
gérer l’aération caractéristique de la peinture de la Renaissance, l’illu-
sion d’un espace tridimensionnel est cependant créée grâce à la figure
tridimensionnelle représentant tout ensemble l’air et l’espace.
2c
D. Mahnke, Unendliche Sphäre, p. 239, note que dans la pensée
d’Anaximandre, le √|ƒ§Ä¤∑μ originel, qui caractérise l’e√|§ƒ∑μ, ne signi-
fie pas « enclore » (spatialement) mais « inclure » (logiquement) ; et
qu’un monde fini, avec une circonférence sphérique qui contient
spatialement toutes choses, peut advenir seulement quand le « mauvais »
(a{§≤ß`) représenté par l’individuation a pris place. — Anaxagore, qui
154 CONFÉRENCE
Zeus (la sphère céleste) est un vaste corps royal à l’intérieur duquel
toute chose est « contenue circulairement » : en d’autres termes,
√|ƒ§Ä¤|…`§ en Zeus.
3
À propos de cette idée trouvée chez les mystiques phrygiens et chez les
Hindous, cf. R. Eisler, Weltenmantel und Himmelszelt, II, 524 ; H. Lommel,
« Der Welt-Ei-Mythos im Rig-Veda » (Mélanges… Charles Bally, Genève,
1939, p. 214) ; Frobenius, Erlebte Erdteile, VII (Francfort, 1929, pp. 280 ff.) ;
et le Professeur Friedländer a cité en ma faveur le Grec Orphée (Diels,
Vorsokratiker, I, p. 11, vers 11-12) et Épiménide (ibid., T 34, 5). Dans le texte
sanscrit, c’est dans le soleil que se trouve le jaune de l’« œuf-monde », et
ce jaune peut évoluer en « oiseau-soleil ». Frobenius pense que le mythe
de l’« Urei » est relié essentiellement à la mer (« Urmeer »), lequel, en
Égypte et en Inde, est parfois représenté par le serpent enveloppant le
monde : l’œuf-monde flotte sur l’eau, ou s’y noie (cf. l’idée de saint
Augustin ridiculisée par Cyrano de Bergerac, selon laquelle la terre «
nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée »). Mais ici ne
nous intéresse que la parenté entre le « globe œuf-monde » et le cercle
formé par l’Océan. — Cf. également D. C. Allen, MLN LXI, 503.
4
On rencontre cette image chez Brunetto Latini, dans l’anonyme en
ancien français Placides et Timeo, et plus tard chez Léonard de Vinci ;
cf. Solmi, Le fonti di Leonardo, p. 193 (qui cependant ne reconnaît pas
l’ancienne préhistoire de cette comparaison) :
5
Un écrivain aussi tardif que Fritz Mauthner écrit dans son Wörterbuch
der Philosophie : « Je suis incapable de savoir dans quelle mesure l’éther
peut être distingué de l’espace qu’il emplit. L’espace et la matière sont
aussi inséparables que l’espace immatériel est impensable. »
6
M. Lawrence Ecker a observé dans Language, XVI, 17, que la notion
abstraite de « lieu » est originellement inconnue de la plupart des
langues ; elle renvoie plutôt au « lieu où une certaine activité se
déroule » ; ainsi le mot grec …∫√∑» est « le lieu où l’on s’allonge » (cf. en
lituanien tékti = « il s’étire ») ; le (st)locus latin et l’allemand Stelle,
« le lieu où l’on s’arrête » — ou, selon Language, XVI, 91, « le lieu où
l’on est posé ».
7
C’est la philosophie de la Renaissance qui a privé l’espace de cette
caractéristique « substantielle » et qui a remplacé « l’espace fonctionnel »
(l’espace comme système) pour un espace substrat (ou un espace
agrégé) : un espace homogène systématiquement sujet à la construction
mathématique. C’est précisément Galilée qui, avec son dynamisme
nouveau, combattit si vigoureusement la physique aristotélicienne.
(Ainsi, en un sens, son aria ambiente et l’ambiente correspondent à
la terminologie des Grecs plutôt qu’à leurs conceptions.)
8
Un mot similaire est également employé par Platon à propos de
l’Océan : π √ă§∂ …∫√∑». Ainsi l’Océan était considéré comme un élé-
ment enveloppant la terre, comme le faisait l’éther (fi≤Ä`μ∑μ ΔÄ∑μ…`
√ă§∂ …éμ zïμ).
9
Ainsi, puisque le √|ƒ§Ä¤∑μ lui-même est entouré par des limites
ultimes, on peut le penser comme « intermédiaire » aussi bien que
comme « enveloppant ». Bien sûr, cela explique le fait que des époques
plus tardives aient pu se référer à cet espace comme medium.
10
Avec la notion physique d’espace transposée au royaume de l’âme, le
dolcestilnovista Guido Guinizelli écrit dans sa canzone Al cor gentil ripara
sempre amore :
156 CONFÉRENCE
Amor in gentil cor prende rivera (« prend pied », « prend ses quar-
tiers ») per so consimil loco (« comme son lieu naturel, réel, approprié »)
com’ adamas del ferro in la minera (« comme l’aimant dans le minerai de
fer »).
privé du « lieu naturel » de son influence sur les choses terrestres. Chez
le mystique allemand Maître Eckardt, on peut lire (éd. Bernt, p. 17) : « In
ihrem letzten Ziel suchen alle Kreaturen Ruhe, ob sie es selbst wissen
oder nicht. Im Stein wird die Bewegung nicht früher geendet, bis er auf
dem Boden liegt. Desgleichen tut das Feuer. Ebenso tun alle Geschöpfe :
sie suchen ihre natürliche Statt. Also sollte auch die liebende Seele
niemals ruhen als in Gott. »*
L’idée d’un «lieu naturel» a survécu au Moyen Âge ; Ronsard, dans son
Hymne des daimons (A.-M. Schmidt éd.) représente Dieu peuplant l’uni-
vers de choses dont chacune est placée en son lieu propre (v. 59 ff.) :
(variante : « Il logea les Daimons au milieu des nuages, leur place desti-
née »)
Il faut que chaque chose y (dans un poème) soit mise en son lieu
Pascal :
Même des expressions aussi banales que chaque chose à sa place [each
thing in its proper place], il doit être remis à sa place [he should be put in his
place] peuvent avoir une « origine historique » (étroitement circons-
crite).
De cette notion d’un « lieu convenable à quelqu’un » est dérivée
l’expression technique des mathématiciens : the geometrical locus of,
le lieu géométrique de, der geometrische Ort von. On peut remarquer que
l’anglais (tout comme dans le cas de medium) a choisi le mot latin pour
distinguer le terme scientifique ; dans certains emplois de ce locus
(cf. NED) on peut encore voir la nuance aristotélicienne du « tout
entour » [all-embracing] √|ƒ§Ä¤∑μ = √μ|◊¥` :
Cheyne (1775) :
LEO SPITZER 159
11
On trouve, il est vrai, un circumstantia aeris chez Sénèque (sur lequel
vient se greffer le circumstantia angelorum de Tertullien). Mais circum-
stantia n’a jamais pu prendre fermement racine en latin comme réfé-
rence à l’air, à l’espace, au ciel, en raison peut-être de l’absence totale
de la nuance « caressante » qui caractérisait le mot grec. En effet, le
verbe circumstare avait même une connotation menaçante : ita multi cir-
cumstant qui nobis mortem minitantur (Cicéron) ; me… saevus circumstetit
horror (Virgile) ; circumstans nos peccatum (Vulgate). (L’emploi d’umgeben
par Goethe (= « von allen Seiten bedrängen ») est une évidente imita-
tion du latin circumstare : « Feierlich umgab der frühe Tod die
Knieende » [Iphigenie, v.1847]). De plus, chez Cicéron, le mot est
employé pour traduire le terme grec très précis aμ…§√|ƒß«…`«§»
[= « condensation », « réaction », « résistance »] (tout comme ce mot était
traduit en 1544 par l’humaniste Calcagnini par circumobsistentia) : là
encore, la référence se fait à une activité défavorable plutôt que béné-
fique ; pour cet emploi de circumstantia en latin ecclésiastique,
cf. Psaume 140 : « pone… ostium circumstantiae labiis meis », traduit par
von Wartburg (FEW) en « frein, barrière »* ; chez Tertullien, il est tra-
duit par « Druck, Gefahr, Unglück ». Plus tard encore, avec Thomas
d’Aquin, le côté défavorable devient arbitraire et contingent quand il
oppose circumstantia à substantia (cf. Shakespeare, Henry VI, acte II :
« not essentially, but by circumstance »). – Cependant, bien que circum-
LEO SPITZER 161
stantia aeris n’ait laissé aucune trace dans les langues modernes
(cf. pourtant, chez Amyot : « froidure, air circumstant », traduit par Gode-
froy par « ambiant »), la plupart d’entre elles comportent une « circons-
tance » (= les « choses » — les détails, les facteurs — qui nous entourent)
comparable au moins au milieu (selon Taine, les « circonstances »* sont
les composantes du milieu : ses facteurs internes sont, toujours selon
lui, les circonstances publiques*, les circonstances sociales*, les circonstances
enveloppantes*). En français, le sens défavorable semble s’être réduit,
tandis qu’en allemand et en anglais cette force s’est accrue : cf. dans ces
circonstances* comparé à unter diesen Umständen et à under these circum-
stances ; dans ces deux derniers exemples, la préposition suggère une
oppression que la préposition dans* n’opère pas. Et la force du singu-
lier dans une expression anglaise telle que he rises above limitations of
circumstance ne peut être imitée dans aucune autre langue. Il est pro-
bable qu’en anglais de telles épithètes comme (circonstances) « favo-
rables », « atténuantes » arrivèrent après « circonstances défavorables,
difficiles ». — Associée à ce mot, la suggestion de « pompe, cérémonie » —
comme par exemple dans Shakespeare : pride, pomp and circumstance of
glorious war (Othello, III, 3). En anglais, la force contrariante n’est pas
nécessairement présente ; la marche de Sir Edward Elgar, « Pomp and
Circumstance », est une musique d’orchestre commémorative. Cepen-
dant, quand la cérémonie dure au-delà de ce qui est dû, elle devient
irritante ; et dans l’expression don’t stand on ceremony !, il y a indubita-
blement un léger reproche. En français ne faites pas de circonstances ! et
en allemand keine Umstände !, la nuance est pleinement négative. — Sur
l’espagnol circumstancia, cf. annexe II.
12
Le préfixe amb-, à l’évidence, ne correspond pas historiquement à
√|ƒ§ mais à a¥⁄§- (e¥⁄›). Ce dernier, cependant, qui, de même que le
latin ambi- (ambo), signifiait « des deux côtés (droit et gauche) », a été
finalement supplanté, comme le montre W. Pax (Wörter und Sachen,
XVIII, 16), par √|ƒ§- qui signifiait d’abord « vers l’avant », ensuite
« autour ». Suivant une évolution similaire en latin, amb- tendait à être
remplacé par circum-, lequel correspondait plus ou moins au deuxième
emploi de √|ƒ§-. Amb- ne disparut pas complètement : outre les formes
figées telles que anculus (= a¥⁄ß√∑≥∑»), un mot du culte, on l’employait
comme élément vivant dans les verbes exprimant une idée d’étreinte
(amplecti, ambire). Face à de tels verbes, circum- ne put jamais s’imposer ;
l’amant ne désire pas tant achever un mouvement circulaire
que simplement entourer de ses bras son aimée ; voilà pourquoi
162 CONFÉRENCE
13
Ce verbe, tout comme √|ƒ§Ä¤|§μ, s’appliquait aussi à l’étreinte du par-
ticulier par le général : « littera utrimque vocales amplectitur » (Martia-
nus Capella).
LEO SPITZER 163
14
Il existe un passage éclairant dans le De rep. de Cicéron (II, 4) où
l’écrivain romain s’enorgueillit du fait que, cependant que le littoral ita-
lien est habité par les Grecs navigateurs [maritime Greeks], Rome, par sa
situation plus intérieure, est prédestinée à être le centre d’un empire
continental indéfectible ; selon lui, les institutions grecques « fluctuent »
à cause de leur caractère marin et instable.
15
On peut noter cependant, dans une traduction latine sans doute
médiévale d’un commentaire grec de Galien provenant selon H. Diller
(Überlieferung der hippokratischen Schrif √|ƒß aă›μ Ã{c…›μ …∫√›μ, Leip-
zig, 1932, p. 112) d’une version arabe du neuvième siècle, un écho du
grec π aïƒ √|ƒ§Ä¤›μ å¥k» : « Voluit Hippocrates hoc in loco aeri nos
ambienti corpora comparari » ; cela semblerait être la preuve d’une
manière traditionnelle de rendre √|ƒ§Ä¤›μ par ambiens.
16
La présence de l’expression latine insérée dans l’ancien espagnol ver-
naculaire de Berceo : « Continens e contentum, fue todo astragado »
(Milagros, v.1301) = « toute l’église (contenant et contenu) fut dévastée »
— fait assurément écho à l’enseignement médiéval de la physique en
latin.
17
La compacité organique du «Ë¥` √|ƒ§Ä¤∑μ se relâche avec l’introduc-
tion de l’idée d’un « espace imaginaire circumambiant », où l’espace
tend à se mêler à l’infinité de l’imagination [boundlessness of imagina-
tion]. Descartes (Adam-Tannery éd., III, 387) poursuit dans cette veine
quand il dénonce les erreurs de ces interprètes de saint Thomas « qui
ne le [le lieu] conçoivent pas comme ils doivent, et qui supposent que
superficies corporis ambientis soit une partie du corps circonjacent » ; évo-
quant l’externum locus, il écrit dans un passage en latin (VII, 78) :
(Ces deux extraits sont cités dans l’« Index scolastico-cartésien » [1912]
d’É. Gilson, s.v. lieu.)
164 CONFÉRENCE
17a
Un penseur néo-platonicien tel que Jean Scot Érigène (cf. Mahnke,
pp. 190-95) opposerait l’univers à Dieu. Le premier est visible, fini, c’est
un orbis absolutus, une sphère close comprise dans la circonférence
extérieure de l’espace (extra universitatem ambitus ou circumscriptio) ; le
second est infinitus et incircumscriptus et comprend tout (ambit) sans que
rien ne le comprenne ; en ce sens, Scot Érigène cite une pensée de
Denys l’Aréopagite : « omnia enim in seipso unum [l’Un] uniformiter
praeambit et circumprehendit » (praeambire — « comprendre depuis le
début » — ajoute une connotation temporelle à une connotation spa-
tiale). Dans une autre citation de Denys, le composé coambire est
employé : « Dieu est en Lui et autour de Lui le fondateur de toute exis-
tence et de toutes choses existantes ; il comprend tout en Lui simpliciter
et incircumfinite coambiens ». Ici, co- renforce et régénère le pouvoir affai-
bli du préfixe originel amb- ; Dieu est le Contenant du Monde, bien que
son action de contenir n’ait pas de limites. — Mahnke cite également
des conjectures arabes issues des théories émanationnistes néo-plato-
niciennes qui traitent d’une « Umgebungssphäre » (ainsi que Mahnke
l’appelle : cela serait-il en latin une sphaera ambiens ?), qui constitue le
premier degré de l’émanation divine à travers quoi l’Un influence tout
l’univers.
18
(Un écho de l’idée du «Ë¥` √|ƒ§Ä¤∑μ.) « Le corps plus large contient
la plus grande capacité de bien faire » — cape prolongeant la réfé-
rence au latin capere (« avoir la capacité »). Dans le passage « tosto che
luogo (l’espace) lì la (l’âme) circonscrive » (Purgatoire, XXV, 88), on
sent que dans l’autre monde même l’ombre (l’âme) d’un mort est
circonscrite dans l’espace ; et on nous dit (v. 94) que l’aere vicin (Voss-
ler traduit « die Luftumgebung », Die göttliche Komödie, II, 125) est
figuré (« informé ») par les capacités intellectuelles résiduelles de
l’âme.
19
Les forces variables sont appelées virtutes ou dignitates : au Moyen Âge
chaque entité (et en particulier les realia telles que les abstractions)
avait sa virtus, proprietas ou dignitas intrinsèque ; G. Crocioni (Lingua
nostra, II, 29) a reconnu dans une dignitate de la Vita Nuova une dignità
planetaria — une des cinq qualités attribuées à l’ascension [ascent]
d’une planète. De cette dignitas rerum, « qualité particulière » (qui ren-
voie à l’Antiquité : chez Plaute et chez Pline elle signifiait une « valeur
intrinsèque » ; cf. gr. a∂ß›«§»), dérive la signification « qualité de choix »
LEO SPITZER 165
(angl. dainty, anc. fr. daintier[s]), « friandise »*. Cette dernière significa-
tion a pu prendre sa source directement dans la « Jägersprache », ainsi
que l’affirme von Wartburg (FEW, s.v. dignitas). Mais ultimement, digni-
tas renvoie au langage des philosophes anciens qui avaient tendance à
parler de la « dignité des choses » — un versant important omis par von
Wartburg. Dans ce contexte, je mentionnerai le commentaire de
La Pharsale de Lucain par Arnulfe, lequel vivait à Orléans au douzième
siècle :
Denn was ein element ist, dasselbig ist auch ein astrum. Denn ohn
ein astrum mögen sie nicht leben... Nun von dem astro der Erde zu
reden, wissend das in ihm alle himmlische Operation auch liegend :
dann das astrum ist verborgen, die corpora sind offenbar.
Boccace, Décaméron [chaque plante était là, dit-il] « …la quale il nos-
tro aere pastica » — que les éditeurs traduisent par : « il nostro clima ».
— Rabelais, Pantagruel, chap. XXXII : « la ville, la quelle je trouvay belle,
bien forte et en bel air ». [Par ailleurs, cet emploi de air fournit un indice
quant à la formation de beaucoup de noms de lieux dans les langues
romanes (et dans les pays anglo-saxons également) : Belair, Bellaria, etc.]
Ailleurs dans l’œuvre de Rabelais (Tiers Livre) on trouve un aër qui rap-
pelle encore plus fortement ≤ƒk«§» :
par l’aër et tout ce ciel est son bruyt et nom (i.e. celui de Diogène)
jusques à present resté memorable et celebre assez
Also ists mit den Gnomis in den Bergen, die Erden ist ihr Lufft, und
ist ihr Chaos; dann im Chaos lebt ein jegliches Ding, das ist ein jeglich
Ding wohnet im Chaos, get und steht darinn... Das ist so vil, als wenig
uns der Lufft hindert zu gehen, also wenig werden die gehindert von
Berg unnd Felsen.
Quella che si chiama aria del viso, viene dal costume e dalla interna
disposizione dell’anima che s’affaccia, per dir cosi, al volto, e si mostra a’
riguardanti.
Un siècle plus tôt, Firenzola avait proposé une explication plus natura-
liste de l’aria d’une femme, le concevant comme la manifestation d’une
« santé morale », d’un climat tempéré, pour ainsi dire. — Il est intéres-
sant de voir que ce mot s’appliquait aussi aux chevaux pur-sang, en par-
ticulier pour faire référence à leur pas :
21
La continuité lexicologique entre les traductions scolastiques d’Aris-
tote et celles de l’humaniste byzantin Argyropoulos — lequel favorisa
l’entrée dans la Renaissance par son enseignement à Florence — a été
récemment établie par E. Lerch dans son article « Aristoteles, die Loko-
motive und das Automobil » (Studia neophilologica, XII, 3 [1940]) :
…ª ≤§μä…ªμ ≤`…d …∫√∑μ pour la faculté de locomotion des animaux et
172 CONFÉRENCE
des êtres humains a été traduit par Thomas d’Aquin par motivum secun-
dum locum, et chez Argyropoulos par loco motivum (et cette expression
est l’ancêtre de la locomotive). La continuité entre notre héritage cultu-
rel et la Grèce ancienne est rendue manifeste par le fait que nos plus
modernes inventions techniques tirent leurs noms de la pensée philo-
sophique antique. — Il est intéressant de noter que le même Argyro-
poulos qui répète le neutre scolastique motivum n’a pas osé créer un
neutre ambiens : on ne peut qu’inférer qu’il ne l’a pas trouvé chez les
Scolastiques qui, eux, n’auraient probablement pas hésité devant la for-
mation d’un genre aussi ambigu que l’est ambiens : ce sont eux qui
inventèrent les substantifs ingrediens, agens, differens, expediens, etc.,
[lacune] … est peut-être simplement dû au fait que la voie n’était pas
encore frayée, à cause de l’acception commune que le verbe ambire a
dans la référence en question. — Chez les Romains cependant, le parti-
cipe présent substantivé était très rare. Les exceptions se trouvent pour
la plupart dans le langage philosophique (cf. consequens chez Cicéron) ;
un peu plus fréquente, la forme plurielle est apparue (cf. le nascentia de
Paulin de Nole, devenu naissance en français : v. Stolz-Schmalz, Latei-
nische Grammatik5, § 66a). La relative absence de participe présent
neutre fait partie d’un phénomène latin plus large : l’absence du neutre
abstrait en général. Selon Deutschbein (« Der Sinn des germanischen
Neutrums » [Euphorion, XXXVIII, 1937, p. 401]) et selon Stegmann von
Pritzwald (Wörter und Sachen, 1938-39, p. 234) l’adjectif neutre abstrait
qu’on trouve par exemple dans das Göttliche ou dans …ª ¢|±∑μ, n’est
connu que du grec ou des langues germaniques (même si l’on peut
mentionner des emplois en latin aussi occasionnels que honestum,
bonum — sans conteste des imitations du grec). Car dans l’emploi
neutre du participe passé latin il n’y a aucune abstraction : per neglecta
= « aux endroits laissés sans surveillance » ; in occultis templi = « dans les
parties secrètes du temple », etc. Un tel emploi représente plutôt une
« Verdinglichung » (qui plus est, une « Verdinglichung » qui traverse la
langue : remarquer que c’est « res divinae » qui est l’équivalent de « das
Göttliche »). Cependant, je ne peux suivre les auteurs dans leur convic-
tion selon laquelle le neutre en grec (et en allemand) illustre, comme ils
disent, « die transzendentale Realität, das überindividuelle Urbild, den
Archetyp der Dinge und Erscheinungen », telle qu’elle est incarnée
dans la philosophie platonicienne et allemande. Cela revient à particu-
lièrement surestimer l’influence du langage sur la philosophie ! En réa-
lité, Spinoza écrivant en un latin où manquait la souplesse de l’infinitif
neutre grec a simplement eu recours au procédé de « l’emprunt » de
l’article « philosophique » …∫, l’incluant à son latin (de petits îlots de
LEO SPITZER 173
grec dans le texte latin) : les manques du latin ne l’ont pas empêché de
faire de la philosophie ! Et peut-on dire que l’Angleterre a échoué à
produire des philosophes, alors que sa langue manque ouvertement
d’une forme spéciale pour le neutre ? (Le volume de R. Otto, Das Hei-
lige, devait être traduit en anglais par « The Idea of the Holy » [« L’Idée
de sacré »] — une traduction éminemment appropriée, me semble-t-il.)
Ou bien, à l’inverse, puisque l’espagnol — seul parmi les langues
romanes — possède une forme particulière d’abstractions adjectivales
(lo hermoso, correspondant à …ª ≤`≥ªμ = das Schöne), il devrait s’en-
suivre, selon la même logique, que l’Espagne ait engendré les plus
grands philosophes de tous les pays romans. Et pourquoi ces Alle-
mands patriotes ne mentionnent-ils pas le neutre dans les langues
slaves ?
22
Le Professeur Migliorini a attiré mon attention sur un autre exemple
important d’un ambiente substantivé qui, cependant, ne renvoie pas à la
physique comme le faisait le terme de Galilée : dans un texte de 1634
(que je suis incapable d’authentifier ici), celui d’un certain Villani,
Ragionamento sulla poesia giocosa (p. 100), on trouve ambiente dans le
sens de « involucro corporeo » — « forme corporelle » : « Quando un
felice ambiente qualificherà un’altro corpo simigliantemente a quello
del gran Marone ».
23
Cf. la traduction par Mme du Chatelet des Principia mathematica de
Newton, citée par Brunot, Histoire de la langue française, VI, 1-2, p. 558 :
« Les corps ambiants sont à ceux qu’ils contiennent, comme toutes les par-
ties extérieures d’un corps sont à toutes les parties intérieures, ou
comme l’écorce est au noyau » : Mme du Chatelet ne disposait pas de
l’opposition ambiente-ambito dont Galilée disposait.
23
Cette interprétation, telle qu’elle a été publiée dans la première
version, peut paraître trop insister sur l’aspect de la seule continuité
lexicologique : le Professeur Olschki, dans la réfutation de mon hypo-
thèse (Philosophical Review, LII, 355), a insisté à juste titre sur la nou-
velle orientation scientifique de la mécanique de Galilée : « ce mot
[ambiente] n’apparaît jamais dans les textes philosophiques ou scien-
tifiques médiévaux, ni dans leurs traductions. Il a été de toute évi-
dence inventé par Galilée comme [sic !] un √|ƒ§Ä¤∑μ, un mot qui
174 CONFÉRENCE
24
Selon Philipp Schweinfurth (Deutsche Literaturzeitung, 1940, col. 531),
la « Pendentivkuppel » de Sainte-Sophie est « romano-hellénistique » et
correspond à la tendance à l’}√∑√ƒß` des cultes des mystères grecs :
« Der Himmel selbst sollte hier vergegenwärtigt werden, indes sich der
Allerhöchste regt, der hier täglich im Messopfer zugegen ist… : ˜Fƒz∑μ
a¥ß¥ä…∑μ ≤`® e≤…§≤ƒυ» }√® z°» ∑Àƒcμ§∑μ «⁄`߃›¥` (Nicet. Aconin.) ». —
Cf. aussi mes remarques dans la Revista de filología hispánica (1940),
p. 157, en référence à l’article de L. Blaga.
25
Le sentiment d’enfermement du Moyen Âge se voit dans les motifs et
les allégories de cette époque : cf. l’hortus conclusus dans lequel la Vierge
(Maria im Rosenhag ou Rosengärtlein), ou l’Église, est installée ; ou
encore les vers suivants, tirés de la poésie du troubadour provençal
Marcabru, décrivant le « Véritable Amour » :
« circulaire » au Moyen Âge, cf. Modern Language Notes, LV, p. 995). Ainsi,
un bâtiment ou un moteur réalisé « par compas »* (à l’origine « de
manière ordonnée ») en vint à signifier « [fait] à l’aide d’un compas ».
Cf. en ancien provençal garandar « embrasser, renfermer » (= « couvrir »
[encompass], à propos du ciel), formé à partir du radical de « garantir »
[to guarantee] à partir duquel le substantif garan est dérivé (garan — la
juste mesure : a compas et a guaran) > « limite, cercle » — le cercle repré-
sentant la limite idéale. — Que le Moyen Âge ait eu tendance à voir les
choses à l’intérieur d’un cadre est démontré également par l’évolution
du verbe decliner en ancien français. Dans le dernier vers très contro-
versé de la Chanson de Roland (« Ci falt la geste que Turoldus declinet »),
ce verbe apparaît dans le sens de « raconter, porter à la connaissance,
exposer ». H. K. Stone, le commentateur le plus récent (Mod. Phil.,
XXXIII, pp. 345 ff.), explique à juste titre ce sens particulier de decliner
comme un usage étendu d’un terme technique de grammaire (« décli-
ner », cf. Fr. décliner son nom, It. declinare il proprio nome), et sa thèse est
étayée par la preuve contenue dans ce passage en ancien provençal
(Flamenca) : « Tot jorn recorda e declina E despon sos motz e deriva (!) ».
Il n’est pas trop audacieux d’affirmer que l’homo litteratus médiéval (et
en particulier le troubadour provençal) se pensait grammaticus (voir les
traités de Scheludko et de Curtius). — Mais ce qui échappe à M. Stone,
c’est que l’idée profonde de raconter une histoire était pensée comme
un récit ordonné, progressant de son début jusqu’à sa fin, à la manière
de la déclinaison d’un paradigme qui inclut et contient toutes les
formes différentes d’un mot donné. L’idée d’un cadre général dans
lequel le particulier doit s’insérer, quelle que soit la référence, n’était
jamais absente de l’esprit des poètes médiévaux. Ainsi, un passage tel
que (Sainte-Foi) : « Hanc non fo senz qu’il non.l declin » (« jamais ne fut
sens qu’il [i.e. le livre qui servait de modèle au poète] ne l’expose »)
n’est pas une exagération « absurde » comme le pense M. Stone. C’est
plutôt une allusion à cette totalité des significations que tout livre idéal
(parmi lesquels la Bible en est l’exemple primordial) doit comprendre.
De même, dans le passage tiré de Marcabru : « [avisé est] Cel qui de
mon chant devina So que chascuns motz declina », les significations de
chaque mot sont présentées comme intégrées à une totalité. (Rien n’eût
été plus étranger à la mentalité médiévale qu’un concept comme celui
qui sous-tend l’évolution moderne de verbes comme to sketch
[Fr. esquisser, etc.] vers la signification de to set forth [exposer].) — Dans
son analyse de l’expression en A. Fr. chanter mauvaise chançon, parue
dans Rom. Rev., XXXVIII, 241, E. Faral cite un passage de la Chanson du
Chevalier au Cygne dans lequel un roi est blâmé pour crime dans les
178 CONFÉRENCE
chapitrer, faire la leçon, etc.) renvoient à une lecture des textes sacrés
(comme ici le Lévitique) sur la moralité devant un chapitre de moines
ou de prêtres, et dans lesquels les reproches particuliers adressés aux
membres du groupe étaient inclus. De même, en espagnol, echar las fies-
tas et decir los nombres de Pascua — « blâmer » — contiennent une réfé-
rence à l’annonce des jours de fête de la communauté, ainsi que l’expli-
cation de la variété des noms de ces jours dans lesquels on incorporait
la censure appropriée de péchés particuliers (cf. Schevill-Bonilla dans
leur édition des Novelas ejemplares, III, 350) ; la même explication est
valable pour leer la cartilla a alguno — « lire le catéchisme à quelqu’un »
= « le censurer ». Le calabrais lejere lu calennariu — blâmer quelqu’un,
doit avoir la même histoire que l’espagnol echar las fiestas, et de ce motif
semblable doit dériver l’expression florentine far l’albero a qc. [sc.
« réciter l’albero di famiglia — l’arbre généalogique de quelqu’un »] et
l’italien leggere la vita a qc. — qui, à son tour, n’est relié qu’indirecte-
ment au germanique Leviten lesen (cf. ma note dans Die Umschreibungen
des Hungers, p. 156, et A. Prati, Italia dialettale, VI, 270). Le cadre d’un
service religieux supra-personnel est également suggéré par le Fr. chan-
ter des antiennes à quelqu’un, l’It. cantare il mattutino, il vespro, ces expres-
sions signifiant toutes deux « faire des reproches à quelqu’un ». On
trouve encore un « cadre musical » pour le reproche dans l’it. battere,
cantare la solfa — « blâmer », ou chez Dante : suonare cotai note (d’où l’it.
suonarle a qc. — « blâmer quelqu’un ») ; à cela encore devrait être com-
paré le moyen haut allemand salfisiren — « expliquer », qui est un paral-
lèle sémantique au développement de l’A.Fr. decliner — « expliquer ».
— Pour finir, je mentionnerai en guise d’illustration à cette habitude
médiévale de placer tout phénomène dans un cadre, dans un tout clos,
le célèbre motif épique de la description de la beauté humaine qui
consiste à faire la liste des parties du corps de la tête aux pieds — un
procédé encore utilisé par l’Arioste dans sa description de la beauté
d’Alcine et que Lessing a dénoncé comme un empiètement de l’art pic-
tural sur l’art littéraire, sans prendre en considération que pour le lec-
teur médiéval l’idée de « totalité idéale » d’un corps magnifique était
plus importante que sa représentation graphique. Le plaisir esthétique
particulier que devait éprouver ce lecteur à ces « descriptions cano-
niques » était du même ordre que celui qu’il trouvait dans la déclinai-
son d’un paradigme complet.
26
E. Cassirer voit chez Giordano Bruno le Weltgefühl de l’infinitisme
qui précéda la découverte savante de l’infini : cf. Individuum und Kosmos
180 CONFÉRENCE
in der Philosophie der Renaissance, 1917, pp. 197-198 ; c’est ce passage qui
m’a suggéré l’équation √|ƒ§Ä¤∑μ = ambiente :
27
De la même manière, l’Arioste reprend la cosmographie ancienne et
médiévale dans le passage du Roland furieux (XXXIV, 70) où il décrit la
visite d’Astolfe à la lune [il note la petite taille de ce corps en comparai-
son] :
noter aussi (X, 80) : « [o Saber alto e profundo] Quem cerca en derredor
esse rotundo Globo… » Il est très significatif que cette épopée de la
Renaissance qui raconte la découverte des nouveaux mondes au-delà
des colonnes d’Hercule, avec l’expansion de l’espace habitable d’une
nation européenne victorieuse qui s’est ensuivie, laisse toujours
inchangés le dôme médiéval au-dessus, et la notion médiévale d’espace.
— Le Lebensgefühl « confiné » se retrouve dans les Soledades (1613-14) de
Góngora, et prend place sur le rivage de l’océan : le poète chante les
prouesses des explorateurs qui ont repoussé notre horizon au-delà du
« bassin » méditerranéen (I, 400), au-delà du détroit de Gibraltar « fermé
par les deux clés d’Hercule » (402) — mais, après la manière horatienne,
c’est le thème : inculcar sus limites al mundo (412) sur lequel on insiste
plutôt que sur l’infinitude des nouveaux mondes. Même le petit oiseau
fuyant devant le faucon (II, 923-30) est défini comme une breve esfera de
182 CONFÉRENCE
viento, negra circumvestida piel, comme une petite sphère de vent envelop-
pée dans la peau, voltigeant dans les « murs liquides » (!) d’une arène dans
« l’élément diaphane » de l’air : l’oiseau dans le ciel devient un symbole
(ou mieux, une copie) de la terre — un globe microcosmique à l’intérieur
du Tout emmuré. Par conséquent, les contours arrêtés de l’art baroque
espagnol servent à limiter et à retenir les forces vitales et dynamiques
qu’il a enrôlées à son usage. Bien que la sérénité classique soit ébranlée
et que la vie elle-même devienne une tempête, ce trouble (miraculeuse-
ment calme) « repose » au sein d’un vase rigide et cristallin. (Cf. mon
article dans la Revista de filologiá hispánica, II, 1940, p. 169.) — Contrastant
avec de tels écrivains, Calvin fait figure de moderne — ainsi que le fait
remarquer A.-M. Schmidt dans Foi et vie, XXXVI (1935), p. 274 :
Il (dans Comment. sur le livre des psaumes, ad Ps. CIII, v. 26) dépeint le
ciel comme un milieu homogène où la loi toujours révisable de Dieu
règle le cours des astres et réfute la pernicieuse doctrine des sphères
concentriques de cristal, qui induit les chrétiens au paganisme de se
représenter la Trinité marchant sur la croûte du dernier ciel comme un
plancher translucide.
Noter : « Au XVIIe siècle, le fameux jésuite Kircher prétendait encore
que, par temps clair, on pourrait apercevoir, au-delà des astres, la splen-
deur du Paradis ».
Luego que el supremo Artifice tuvo acabada esta gran fábrica del
mundo, dizen trató repartirla, alojando en sus estancias sus vivientes.
Convocólos todos… fuéles mostrando los repartimientos y examinando a
LEO SPITZER 183
À noter que les éléments contiennent (abarcan) les êtres qui leur sont
reliés et qui restent à « leur » place — Standortgebundenheit !
28
Le Professeur Erik Vögelin réfute cette affirmation de Lovejoy, faisant
remarquer que les sphères cristallines aristotéliciennes avaient été
détruites par les calculs de Tycho Brahe sur sa comète, dans De nova et
nullius aevi prius visa stella (1573). Tycho montre que la trajectoire de la
comète coupe à travers les sphères cristallines et qu’elle doit être affec-
tée à la sphère des étoiles fixes, où l’ancienne cosmologie ne reconnais-
sait aucun changement. À partir de l’apparition de la comète que son
époque avait vue, et qu’il interpréta comme un miracle indicateur de
nouveaux événements à venir pour un monde vieillissant, Tycho Brahe
aboutit à la prédiction d’une nouvelle religion et d’un nouvel ordre
politique.
29
Le mot « étroits » [straits], soit dit en passant, nous rappelle que le
détroit de Gibraltar, les colonnes d’Hercule que l’Ulysse de Dante avait
toujours considérées comme un non più oltre, ont cessé de former les
limites du monde connu.
30
La dévalorisation qu’a subie l’adjectif mechanic (« comme une
machine ; sans l’intervention de la pensée ») date peut-être de la loi
anti-mécaniste de Newton. En France cependant, patrie du cartésia-
nisme, le renversement des valeurs illustré par l’emploi qu’on faisait de
ce mot est attesté bien plus tardivement qu’en Angleterre — pas avant
Buffon et Rousseau (en allemand on voit apparaître des preuves de ce
renversement en 1756). En effet, dans la France du dix-septième siècle,
la mécanique céleste de Descartes était envisagée comme la manifesta-
tion de la sagesse de Dieu : on trouve l’emploi du terme chez Bossuet
dans une expression plutôt élogieuse — et dans un contexte qui ne
laisse aucun doute quant à la sincérité de l’éloge :
Tout cela [la structure du corps] est d’une économie, et, s’il est permis
d’user de ce mot, d’une mécanique si admirable que…
184 CONFÉRENCE
31
Dans son Optique (1704) cependant, il semble hésiter entre cette idée
et une théorie « corpusculaire » ; il penche définitivement pour cette
dernière dans les dernières années de sa vie — ainsi que le note Whit-
taker dans son introduction à la réimpression de l’Optique en 1931.
32
On doit remarquer cependant que medium se trouve la plupart du
temps dans des locutions prépositionnelles : per medium, in medio, etc. ;
l’emploi du mot seul est rare (ainsi que le suggèrent volontiers les évo-
lutions ultérieures en ancien français : in medio se prolonge dans enmi,
per medium dans parmi — mais medium seul (= mi) n’a pas survécu en
tant qu’élément vivant du langage). Le grec ¥Ä«∑μ est l’équivalent du
latin medium (cf. Liddell-Scott), et se rencontre habituellement avec une
préposition ; le professeur Paul Friedländer, qui le premier a attiré mon
attention sur ce fait, explique que ¥Ä«∑μ employé seul représente pro-
bablement une abstraction plus tardive dérivée de locutions adver-
biales. L’esprit primitif est d’abord conscient d’une situation locale
immédiate, d’être lui-même « au milieu », ou de considérer un objet
comme déjà en relation intermédiaire à d’autres objets. L’idée abstraite
de la relation elle-même est un concept plus sophistiqué. — Ceci est
LEO SPITZER 185
33
Cette évolution fonctionnelle de l’idée d’intermédiaire est un phé-
nomène courant. En italien, le seul mot mezzo a longtemps recouvert
les deux significations (d’après Tommaseo-Bellini dont les exemples
s’étalent de Dante à Galilée) ; en français moderne, le moyen* (= angl.
« means ») est fondé sur Afr. moyen (= « intermédiaire » [intermediate]).
En anglais, on doit non seulement comparer « intermediate » — « inter-
mediary » mais aussi « mean » — « means » ; de plus, quoique le sub-
stantif medium se soit exclusivement limité à une signification fonc-
tionnelle, l’adjectif, lui, a gardé l’idée d’« intermédiaire » (de même que
le français avec l’adjectif moyen par opposition au nom le moyen). —
Le substantif anglais medium (comme means) est réservé à l’inanimé,
par opposition à « intermédiaire » [intermediary] : le « medium » de l’im-
pression, de l’aquarelle, etc. Il existe un cas, il est vrai, où on l’applique
à une personne : un « medium » spiritiste — mais cette personne n’est
qu’une chose qui permet passivement à la communication de passer ;
sa fonction est celle d’un canal à travers quoi le « fluide mediumnique
» entre les esprits et les vivants est censé s’écouler. Le mot n’est pas
attesté dans ce sens avant 1853, mais déjà au dix-huitième siècle, la voie
était préparée par les théories de Swedenborg (cf. Bloch s.v. medium,
qui remarque que le terme français a suivi le mot anglais dès 1856) ; il
est intéressant de voir que cet emploi de medium, illustrant le passage
d’un terme technique à un royaume spirituel, était précédé par un
emploi dont le mysticisme s’appuyait sur des fondements physiques
de ce genre. — Un dérivé tardif du √|ƒ§Ä¤∑μ apparaît peut-être dans le
périsprit des spiritistes : commentaire d’E. Bosc (Dict. des sciences
occultes, 1896) : « le corps de l’homme comporte une sorte d’enveloppe
subtile dénommée double aïthérique [remarquer cette forme grecque !]
et périsprit par les spirites ».
186 CONFÉRENCE
34
Ces forces d’attraction, même avec Newton, n’étaient évidemment pas
limitées à la seule pesanteur ; l’aetherial medium renvoie également à un
conducteur de lumière — ce qui est peut-être la signification technique
originale du mot medium qui renvoie à l’air. Des siècles avant Newton,
mezzo (diafano, transparente, etc.) se trouve chez Dante dans les passages
ayant trait à la perception (on doit noter également que les premières
occurrences de medium en anglais, à la fin du seizième siècle, renvoient à
l’optique, et que la première occurrence d’aetherial medium attestée en
anglais [1624] se trouve dans un contexte proche ; en grec, le mot ¥Ä«∑μ
était employé en référence à l’air en tant que medium de perception) :
lo primo agente, cioè Dio, pinge la sua virtù in cose per modo di
diritto raggio, e in cose per modo di splendore reverberato ; onde ne le
Intelligenze [= les anges] raggia la divina luce sanza mezzo, ne l’altri si
ripercute da queste Intelligenze prima illuminate… mostrerò differenza
di questi vocaboli, seconde Avicenna sente. Dico che l’usanza de’ filosofi
è di chiamare ‘raggio’, in quanto esso è per lo mezzo, dal principio al
primo corpo dove si termina ; di chiamare ‘splendore’, in quanto esso è
in altra parte alluminata ripercossa. Dico adunque che la divina virtù
sanza mezzo questo amore tragge a sua similitudine.
Cf. encore Thomas d’Aquin : « agens per voluntatem statim sine medio
potest producere quemcumque effectum » ; « omnes angeli (= Intelli-
genze)… immediate vident Dei essentiam ». Les commentateurs
modernes de l’extrait italien analysent : « Dante insiste nello spiegare
qual sia il modo onde Dio riduce a sua similitudine l’amore della
sapienza. Egli fa ciò senza mezzo…, senza usare d’altra causa o creatura,
ma immediatamente convertendolo a sè, come a fine ultimo ». — Enfin,
on notera le passage suivant, extrait du Paradis (XXVII, 73) ; la vision
des Beati qui avait été accordée un moment au poète s’estompe au fil
de l’intervention du mezzo :
35
Cf. le mot mezzo employé chez Galilée dans le sens d’« élément (com-
pris comme facteur) » : « [le mouvement ou la tranquillité] de’ diversi
corpi solidi ne’ diversi mezzi » ; « il peso d’altrettanta mole del mede-
simo mezzo » (Discorso intorno alle cose gallegianti, 1611).
36
Il est possible que l’expression ambient medium ait été un héritage tout
prêt pour Newton : mezzo ambiante se rencontre dans la première moi-
tié du siècle, chez Torricelli :
37
Roger Cote, dans sa préface à l’édition de 1713 des Principia, emploie
cependant l’expression « fluidum ambiens » en référence à l’espace
interstellaire.
38
On doit se rappeler le Micromégas de Voltaire, habitant des étoiles
qui n’avait pas de taille absolue, mais qui la voyait soumise à la variation
selon la taille du corps auquel il était comparé.
39
Cf. Nietzsche : « seit Kopernikus rollt der Mensch aus dem Zentrum
ins x ».
40
Dans sa biographie de Goethe, Gundolf insiste particulièrement sur
LEO SPITZER 189