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8 | 1997
Théorie de la littérature
Isabelle Kalinowski
Éditeur
CNRS Éditions
Référence électronique
Isabelle Kalinowski, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception », Revue germanique
internationale [En ligne], 8 | 1997, mis en ligne le 09 septembre 2011, consulté le 30 septembre 2016.
URL : http://rgi.revues.org/649 ; DOI : 10.4000/rgi.649
ISABELLE KALINOWSKI
1. R a i n e r W a r n i n g ( é d . ) , Rezeptionsästhetik, M ü n c h e n , 1975.
2 . Ibid,, p . 9.
Revue germanique internationale, 8/1997, 151 à 172
problématique en ce qui concerne Jauss. U n fossé sépare une esthétique
des effets (Wirkungsästhetik) d'une esthétique de la réception, u n e théorie du
destinataire (Adressät) d ' u n e théorie du récepteur (Rezipient). Ces diver-
gences expliquent que 1' « École de Constance » (le t e r m e ne fut d'ailleurs
1
j a m a i s q u ' u n e d é n o m i n a t i o n extérieure, c o m m e le souligne Warning ) ait
moins été m a r q u é e p a r une unité théorique que p a r u n e c o m m u n a u t é
d'intérêts scientifiques dans le contexte de la réforme universitaire alle-
m a n d e , p a r le projet de fonder une science de la littérature en r u p t u r e
avec la philologie allemande traditionnelle, « p a r la constitution d ' u n
d é p a r t e m e n t de science de la littérature, le p r e m i e r du genre, (...) et le
t o u r n a n t vers u n e théorie de la réception et des effets qui fut introduite
p a r L'histoire de la littérature comme provocation (1967) et La structure d'appel
2
des textes (1970) de Wolfgang Iser » .
Notre analyse ne p o r t e r a pas sur les antagonismes théoriques s'affir-
m a n t au sein d ' u n e « é c o l e » qui n ' a j a m a i s p r é t e n d u à l'unité, mais plu-
tôt sur les orientations p a r a d o x a l e m e n t divergentes qui se font j o u r dans
le projet m ê m e d'une esthétique de la réception, tel que l'a développé
Jauss dans ses principales publications, du premier « m a n i f e s t e » de 1967
à son ouvrage de 1982, Expérience esthétique et herméneutique littéraire.
I. UNE T H É O R I E LITTÉRAIRE DE LA P R O V O C A T I O N
1. Ibid.
2. H a n s - R o b e r t Jauss, Àsthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Francfort, 1982,
p. 19-20. Jauss est l'auteur de L'histoire de la littérature comme provocation.
3. O n n'abordera pas ici les travaux collectifs du groupe Poetik und Hermeneutik, dont l'ana-
lyse déborderait le cadre de cette étude. Le dernier ouvrage de Jauss, Wege des Verstehens (1994)
ne s'inscrit plus quant à lui dans le projet d'une esthétique de la réception.
4. J a u s s , Asthetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, op. cit. (désormais abrégé en
AELH), p . 736. (Les traductions françaises de Jauss sont réparties dans deux volumes: Pour une
esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Gallimard, 1978, et Pour une herméneutique littéraire, trad.
M . J a c o b , Gallimard, 1988.)
5. Jauss réinterprète ainsi une formule empruntée à R e n é Wellek et Austin W a r r e n ( Theory
qf literature, New York, 1955).
6. Roland Barthes, Les deux critiques, in Essais critiques, Paris, 1964.
versité de Constance L'histoire de la littérature comme provocation pour la science
de la littérature, J a u s s entendait bien distinguer u n e autre histoire de la lit-
térature de l'histoire littéraire traditionnelle, dominée p a r des « conven-
1
tions figées», de «fausses causalités» et u n «savoir p u r e m e n t antiqua-
rial ». « On ne trouve plus guère d'histoires de la littérature que dans les
rayonnages de bibliothèque de la bourgeoisie cultivée qui, faute d ' u n dic-
tionnaire de littérature mieux approprié, les consulte surtout p o u r trou-
2
ver la réponse à des quizz littéraires. » Elles se résument à « l'hypostase
3
d'une série de monographies qui, d'histoire, n ' o n t plus que le n o m » .
D a n s ces suites de chapitres organisés selon le fameux schéma « l ' h o m m e
et l'œuvre », qui se contentent de suivre le fil de la chronologie et d'ajou-
ter quelques vagues allusions à «l'esprit du t e m p s » , le choix des
« g r a n d e s œ u v r e s » semble aller de soi, et les critères esthétiques qui le
c o m m a n d e n t ne sont ni légitimés ni seulement mentionnés. J a u s s cite
Rilke : « Et de temps en temps vient u n éléphant blanc. »
La discipline est ainsi dominée p a r des conceptions « hypostasiées »
4
ou « substantialisées », dont J a u s s retrace la généalogie .
L a Querelle des Anciens et des Modernes constitue selon lui le t o u r n a n t
décisif qui rendit possible la constitution d ' u n e histoire de l'art. L a
fameuse « Querelle » a n n o n ç a n t la m o r t du classicisme français a m e n a
les « Anciens » comme les « M o d e r n e s » à u n constat c o m m u n : « L ' a r t
antique et l'art m o d e r n e ne [pouvaient] être évalués à l'aune de la
m ê m e perfection, parce que chaque époque a sa p r o p r e notion du
5
b e a u » . La « Q u e r e l l e » m a r q u a ainsi le passage du beau absolu au beau
relatif. P a r la suite, les Lumières achevèrent la transition entre u n e
6
«pluralité d'histoires» et u n e «philosophie de l'histoire» . Winckel-
m a n n considère encore que l'art antique a valeur de modèle, mais tient
sa perfection p o u r irrémédiablement perdue. Cette conscience histo-
rique fait naître chez Schiller l'idée que la b e a u t é de l'art antique tient
j u s t e m e n t à cette a p p a r t e n a n c e au passé : « Ce n'est pas la b e a u t é
objective de la poésie grecque en elle-même, mais bien plutôt la perte
irréparable de sa perfection naturelle, qui fonde ce qui en fait p o u r
7
nous u n idéal » .
5 . LaP, p. 210.
6 . Ibid.
7. Ibid., p . 9 6 .
H e r d e r va plus loin que W i n c k e l m a n n en élargissant la « t e m p o r a -
lité » de l'histoire de l'art à toutes les époques, et en opposant à l'idéalité
1
h e l l é n i q u e » la «multiplicité historique des beautés individuelles» . Il
p r é p a r e ainsi le passage de l'idée universaliste de l'Aufklärung à u n e plura-
lité d'entités historiques, à «l'histoire des individualités nationales dans
2
sa multiplicité » ( H u m b o l d t ) .
D a n s son Histoire de la littérature poétique nationale des Allemands, Gervi-
nus place insensiblement cette idée « au service de l'idéologie natio-
3
n a l e » . Le rejet de la conception universaliste de l'histoire, que G a d a m e r
4
décrit c o m m e u n e réaction contre la vision hégélienne de l'histoire ,
a m è n e les historiens du courant historiste à traiter les époques c o m m e des
sphères séparées. La question de leur cohésion se pose alors, et ni « l a
règle fondamentale de l'écriture de l'histoire, selon laquelle l'historien
5
doit s'effacer devant son objet et le faire apparaître en toute objectivité » ,
ni la légitimation théologique apportée p a r Leopold R a n k e à l'idée d ' u n e
« i m m é d i a t e t é de toutes les époques devant D i e u » ne peuvent la
résoudre. J a u s s se réfère ici à la critique de l'idéal d'objectivité de R a n k e
p a r Droysen. Ce dernier conteste la possibilité, p o u r l'historien, d ' a d o p t e r
le point de vue de Dieu sur l'histoire, et remet en cause l'idée que l'étude
du passé soit strictement désintéressée : « Ce qui fut ne nous intéresse pas
parce que cela a été, mais parce que cela est encore en u n certain sens,
6
parce que cela produit encore u n effet. » Ces arguments de Droysen s'ap-
pliquent aussi bien, aux yeux de J a u s s , à une critique des méthodes
«positivistes» de l'histoire littéraire traditionnelle et de leur p r é t e n d u e
objectivité. La dénégation de tout « intérêt de connaissance » fonde leur
illusoire scientificité.
1. Ibid., p . 211-214.
2. Humboldt, Über die Aufgabe des Geschichtsschreibers (1821), in Werke, Darmstadt,
1960, t. l , p . 602.
3. LaP, p . 149.
4. Hans-Georg Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, 1960, par exemple p . 186.
5. Gervinus, Geschichte der poetischen Nationalliteratur der Deutschen, in Schriften,
Berlin, 1962, p . 123.
6. Droysen, Historik: Vorlesung über Enzyklopädie und Methodologie der Geschichte, M u n i c h ,
1967, p. 35.
n o r m e esthétique inavouée, ni de n e pas moderniser le sens du texte
ancien sans en p r e n d r e conscience. »
J a u s s n e définit pas le « p o i n t d e vue » de l'interprète c o m m e u n p o i n t
de vue subjectif ou bien encore c o m m e u n point de vue socialement
d é t e r m i n é : il insiste surtout sur l'inscription de l'interprète dans u n e
époque d o n n é e . Les dernières lignes de son étude sur Iphigénie i n d i q u e n t
bien le caractère très général qu'il attribue à cette notion d e « p o i n t de
v u e » de l'interprète : « M ê m e u n e é p o q u e étrangère au m y t h e et éclairée
c o m m e la nôtre ne p e u t se soustraire à ce p r o b l è m e posé p a r l'Iphigénie
classique et sa postérité : le p r o b l è m e de savoir de quels mythes nous
2
sommes prisonniers, sans nous en r e n d r e compte » .
Droysen soulignait la nécessité d'envisager le fait historique « à la
lumière de la signification qu'il [avait] acquise » a u fil du temps et des
« effets » qu'il avait exercés. J a u s s élargit cette conception de 1' « événe-
m e n t » à l'histoire de la littérature, en définissant l ' œ u v r e littéraire p a r
son « unicité » et p a r ses « effets ». L ' i n t r o d u c t i o n du concept d'événe-
m e n t induit le rejet de toute « m é t a p h y s i q u e du b e a u i n t e m p o r e l ». J a u s s
critique le concept d ' œ u v r e « classique » auquel se réfère G a d a m e r ; il ne
voit en lui q u ' u n e « substantialisation » au sens strict du t e r m e : les
grands chefs-d'œuvre agiraient c o m m e de véritables substances sur les-
quelles le temps et la succession des générations de lecteurs n ' a u r a i e n t pas
de prise. C e « d o g m a t i s m e e s t h é t i q u e » rejoint le positivisme d a n s la
croyance en u n sens absolu et i m m é d i a t e m e n t accessible des œuvres.
J a u s s n e lui oppose pas l'idée d ' u n sens ouvert et p u r e m e n t arbitraire,
mais celle d ' u n e historicité du sens et de la valeur esthétique des œuvres.
En décrivant l'œuvre c o m m e u n é v é n e m e n t singulier, on s'affranchit n o n
seulement de toute conception n o r m a t i v e de l'art, mais surtout de toutes
les « notions hypostasiées de la tradition », qui p r é s u p p o s e n t u n e « conti-
nuité m é t a p h y s i q u e » de l'héritage culturel occidental. J a u s s songe ici à
Ernst R o b e r t C u r t i u s et à sa notion de topos : « La connaissance des per-
3
m a n e n c e s ne dispense pas de l'effort de la compréhension historique. »
D a n s Tradition historique et conscience de la modernité au présent, J a u s s nie p a r
exemple que le concept de m o d e r n i t é puisse être considéré c o m m e u n
héritage de l'Antiquité.
1. LaP, p . 184-185.
2. AELH, p . 735.
3. LaP,p. 153.
de la réception de J a u s s est u n e théorie syncrétique d o n t les éléments
sont e m p r u n t é s - de façon le plus souvent explicite - à d'autres
théoriciens.
P o u r accéder à 1' « historicité fascinante de la littérature », J a u s s défi-
nit d ' a b o r d le concept dans u n e perspective synchronique. Mais il refuse
de le r a p p o r t e r aux conditions historiques de la p r o d u c t i o n littéraire — à
1
la biographie des auteurs, à des « coordonnées économiques ou sociales»
qui r a m è n e r a i e n t l'œuvre à sa dimension de mimesis. L'historicité de
l'œuvre se définit à l'intérieur de la seule « série littéraire » c o m m e la
relation de r u p t u r e ou de continuité qui lie le texte a u x canons littéraires
de son temps (normes des genres, poétiques, etc.) et a u x autres p r o d u c -
tions littéraires présentes ou passées.
P o u r analyser l'historicité dans sa dimension d i a c h r o n i q u e , J a u s s se
réfère essentiellement à la théorie de « l'évolution littéraire » développée
p a r les formalistes russes (Victor Chlovski, Boris E i c h e n b a u m , Youri
Tynianov...). Ces derniers écartent le concept de «tradition» au profit
d ' u n e vision d y n a m i q u e de 1' « évolution », m a r q u é e p a r des r u p t u r e s
brutales et 1' « a u t o p r o d u c t i o n dialectique de formes nouvelles » (Boris
E i c h e n b a u m ) , qui font à leur t o u r l'objet d ' u n processus de canonisation,
puis de rejet, etc. C e p e n d a n t , l'historicité de la littérature ne s'épuise pas,
a u x yeux de J a u s s , d a n s u n e « succession de systèmes esthétiques for-
2
m e l s » . L'histoire de la littérature ne se réduit pas à u n e histoire des
auteurs et des œuvres. Ces dernières n ' o n t u n e histoire que dans la
mesure où elles sont lues : « Seule la m é d i a t i o n du lecteur fait entrer
3
l ' œ u v r e dans l'horizon d'expérience m o u v a n t d ' u n e continuité. » L a t r a -
dition « présuppose la réception », et les « modèles classiques eux-mêmes
ne sont présents q u e lorsqu'ils font l'objet d ' u n e r é c e p t i o n » . C'est la série
des réceptions, et n o n celle des œuvres, qui constitue le fil c o n d u c t e u r de
l'histoire littéraire.
Dès les années 1920, Y a n Mukarovsky et son successeur Felix
V o d i c k a (les « structuralistes de P r a g u e ») avaient analysé le rôle d e la
réception dans la constitution de la signification d ' u n e œ u v r e littéraire.
Selon R a i n e r W a r n i n g , l'esthétique de la réception trouve ainsi son ori-
+
gine dans le « structuralisme praguois » . Le texte de Vodicka repris dans
l'anthologie de W a r n i n g , L'histoire de la réception des œuvres littéraires, d a t e
de 1941. C e n'est que dans les années 1970 q u e les structuralistes de
P r a g u e furent traduits en a l l e m a n d ; J a u s s r e c o n n a î t avoir eu connais-
sance de leurs t r a v a u x avant qu'ils ne soient traduits, mais affirme que sa
1. Ibid., p . 155.
2. Ibid., p . 167.
3. Ibid., p . 169.
4. R. W a r n i n g , Rezeptionsästhetik als literaturwissenschaftliche Pragmatik, in Rezeptions-
ästhetik, op. cit., p . 10.
p r o p r e théorie était déjà élaborée avant qu'il ne découvre Vodicka
1
- coïncidence qui en illustrerait la validité .
V o d i c k a p a r t du m ê m e constat que J a u s s : pas d'oeuvre sans « concré-
tisation » d a n s la p e r c e p t i o n d ' u n public. Le concept de « concrétisation »
est e m p r u n t é à R o m a n I n g a r d e n et à sa théorie p h é n o m é n o l o g i q u e de la
2
l i t t é r a t u r e , mais Vodicka lui d o n n e u n sens n o u v e a u : contre la concep-
tion statique d ' I n g a r d e n , il m o n t r e que les différentes concrétisations de
l'œuvre résultent d ' u n e tension entre l'œuvre et ses publics, qui est au
principe de 1' « évolution littéraire ». Les œuvres nouvelles p e u v e n t m o d i -
fier l'appréhension du public ; la transformation des n o r m e s p e u t susciter
q u a n t à elle de nouvelles concrétisations des œuvres anciennes.
J a u s s se trouve confronté à u n p r o b l è m e q u e V o d i c k a n'avait pas
résolu : le lecteur ne p e u t être assimilé au lieu abstrait où s'accomplirait
la m u t a t i o n des n o r m e s esthétiques. Si le lecteur est le c h a î n o n m a n q u a n t
entre la série chronologique des œuvres littéraires et l'histoire p r o p r e m e n t
dite, il faut nécessairement p r e n d r e en c o m p t e son insertion dans l'his-
toire n o n littéraire d ' u n e société d o n n é e : « L'évolution de la littérature,
c o m m e celle de la langue, ne se définit pas seulement d ' u n point de vue
i m m a n e n t , p a r le r a p p o r t entre synchronie et diachronie qui lui est
3
p r o p r e , mais aussi p a r son r a p p o r t a u processus général de l'histoire. »
Vodicka esquive la difficulté en se c o n t e n t a n t de j u x t a p o s e r les
aspects esthétiques (poids des n o r m e s traditionnelles, i m p a c t des œuvres
nouvelles, etc.) et « sociologiques », c o m m e d a n s l'extrait suivant : « Dès
q u ' u n e œ u v r e est intégrée d a n s de n o u v e a u x contextes de perception
(état de la l a n g u e modifié, n o u v e a u x postulats littéraires, structure
sociale modifiée, n o u v e a u système de valeurs intellectuelles et prati-
ques, etc.), on p e u t ressentir c o m m e esthétiquement efficaces des proprié-
4
tés de l ' œ u v r e qui n ' é t a i e n t pas perçues de cette m a n i è r e a u p a r a v a n t » .
N i Vodicka ni J a u s s n ' a p p o r t e n t u n e description précise des processus
de « concrétisation » et de la p a r t respective des n o r m e s littéraires et des
facteurs extralittéraires dans l'élaboration du sens des œuvres. D a n s L'es-
thétique de la réception. Bilan intermédiaire, J a u s s affirme c e p e n d a n t très expli-
5
citement le « p r i m a t » du « lecteur implicite » sur les lecteurs réels. L'ar-
g u m e n t qu'il invoque est de n a t u r e « m é t h o d o l o g i q u e » - dans la mesure
où il est plus facile d'étudier le rôle du lecteur implicite, il faut lui accor-
1. Jauss, Rezeptionsästhetik, Zwischenbilanz. Der Leser als Instanz einer neuen Geschichte
der Literatur, in Poetica, t. 7, 1975 (désormais cité RZW), P- 327.
2. R o m a n I n g a r d e n , Das literarische Kunstwerk, Halle, 1931.
3. LaP, p . 167.
4. Felix Vodicka, Die Rezeptionsgeschichte literarischer Werke, in Rezeptionsästhetik, éd.
p a r R. W a r n i n g , op. cit., p . 7 1 .
5. « Pour Wolfgang Iser, le lecteur implicite est "le caractère d'acte de lecture prescrit dans
le texte", (...) conçu c o m m e condition d'un effet possible, qui préoriente l'actualisation de la
signification, mais ne la détermine p a s » (voir Iser, Der implizite Léser. Kommunikationsformen des
Romans von Bunyan bis Beckett, M u n i c h , 1972).
d e r le p r i m a t « h e r m é n e u t i q u e » : « Distinguer le code p r o p r e à u n type
de lecteurs historiquement et socialement d é t e r m i n é du code p r o p r e à u n
rôle de lecteur prescrit p a r le texte littéraire, voilà l'exigence absolue
d ' u n e analyse h e r m é n e u t i q u e m e n t éclairée de l'expérience du lecteur.
É t a n t d o n n é q u e le rôle implicite de lecteur p e u t se lire d a n s des struc-
tures objectives du texte, et qu'il est d o n c plus i m m é d i a t e m e n t p e r c e p -
tible que le rôle explicite du lecteur, soumis à des conditions subjectives et
à des données sociales souvent dissimulées, il faut lui accorder u n p r i m a t
1
d'accès m é t h o d o l o g i q u e , p a r c e qu'il est plus facilement objectivable. »
T e l est le p a r a d o x e de 1' « h e r m é n e u t i q u e éclairée » de l'esthétique de
la réception : r e v e n d i q u a n t la nécessaire prise en c o m p t e de l'historicité
d u fait littéraire, elle recule devant la difficulté de son a p p r é h e n s i o n .
J a u s s semble rester prisonnier de la conception circulaire de l'histoire
qu'il critiquait chez les formalistes russes : « On p e u t appliquer à la forme
littéraire ou à l'unité artistique ce q u e Droysen disait de l'individualité
des peuples : "Ils c h a n g e n t dans la m e s u r e où ils ont u n e histoire et ils ont
2
u n e histoire d a n s la m e s u r e où ils c h a n g e n t " » .
D a n s le Bilan intermédiaire, J a u s s critique u n e étude e m p i r i q u e p o r t a n t
sur la réception d ' u n texte de Brecht auprès de j e u n e s élèves de lycées
techniques et d'enseignement général. Selon lui, l'intérêt d ' u n e telle
enquête est négligeable, d a n s la m e s u r e où elle ne p o r t e pas sur de « véri-
tables lecteurs », a u t r e m e n t dit sur des individus sensibles aux aspects lit-
téraires d ' u n texte : « L'analyse de la réception des textes littéraires ne
p e u t p r é t e n d r e a u titre de gloire de 1' " e m p i r i s m e " q u e dans la m e s u r e où
3
elle p r e n d en c o m p t e u n e expérience esthétiquement médiatisée. » Cette
objection éclaire la conception du lecteur qui est celle de J a u s s . La possi-
bilité de distinguer des «lecteurs véritables» de lecteurs d o n t le titre
serait seulement usurpé induit l'existence de critères discriminants qui
découleraient de la définition d ' u n e « j u s t e » lecture, soumise à la
«bonne» m é d i a t i o n esthétique. J a u s s recule d e v a n t u n e conséquence
possible du « c h a n g e m e n t de p a r a d i g m e » introduit p a r l'esthétique de la
réception : la dissolution du sens dans la diversité incontrôlable des lec-
tures «illégitimes».
L'horizon d'attente
1. RZW, p. 337.
2 . LaP, p. 230.
3 . RZW, p. 332.
4 . LaP, p . 2 0 0 .
(Horizontverschmelzung) et du « c h a n g e m e n t d'horizon » (Horizontwandel).
Vodicka avait parlé d ' « horizons d'intérêts et de connaissances ».
J a u s s ne définit pas le concept de m a n i è r e univoque. Il distingue
F « horizon d'attente historique et social » de F « horizon d'attente litté-
raire » ; ailleurs, il oppose F « horizon d'attente impliqué p a r le texte » à
F « horizon d'attente du lecteur » ; ailleurs encore, il d o n n e une définition
restrictive de Y Erwartungshorizont, comme «système de relations objecti-
vable des attentes qui résultent p o u r c h a q u e œ u v r e au m o m e n t histo-
rique de sa p a r u t i o n des présupposés du genre, de la forme et de la thé-
matique d'œuvres connues a u p a r a v a n t et de l'opposition entre langue
1
poétique et langue p r a t i q u e » .
D a n s le Bilan intermédiaire, J a u s s reconnaît la nécessité de clarifier le
terme et propose de distinguer (conformément à l'antithèse effet/réception)
l'horizon « littéraire impliqué p a r l'œuvre nouvelle» et l'horizon «social
prescrit p a r u n certain e n v i r o n n e m e n t » et « conditionné p a r l'apparte-
2
nance sociale et la biographie » . Le concept a p o u r fonction de faire le
départ entre u n e lecture individuelle et subjective et la réception p r o p r e -
m e n t dite. « Poser la question de la subjectivité de l'interprétation et du
goût de différents lecteurs n ' a de sens que dans la mesure où on a établi
quel horizon transsubjectif de compréhension détermine l'effet du
3
t e x t e » . Mais cet « h o r i z o n transsubjectif» de la réception se dessine dans
l'œuvre m ê m e : « U n e œ u v r e littéraire, m ê m e lorsqu'elle vient de
paraître, ne se présente pas c o m m e une nouveauté absolue dans u n désert
d'information, mais prédispose son public p a r des indications, des
signaux manifestes ou cachés, des caractéristiques familières, à une forme
4
de réception particulière. » L'horizon « social » est dès lors délaissé : « J e
ne contesterai pas q u ' e n introduisant le concept d'horizon d'attente, j e
suis resté encore tributaire de ses origines intralittéraires, et que le c a n o n
de n o r m e s esthétiques (le code) que l'on p e u t ainsi reconstruire p o u r u n
certain public littéraire p o u r r a i t et devrait être subdivisé sociologique-
ment, selon les niveaux d'attente des différents groupes, couches ou
classes, et rapporté aux intérêts et aux besoins de la situation historique et
5
économique qui les détermine. »
Ce reniement paradoxal d'objectifs théoriques néanmoins affirmés
s'appuie ici encore sur une caution h e r m é n e u t i q u e : « M o n questionne-
ment, écrit Jauss, est orienté vers u n objectif h e r m é n e u t i q u e plus
modeste. »
1. Ibid., p . 1 7 4 .
2 . RZW, p. 336.
3 . LaP, p . 1 7 6 .
4 . Ibid., p . 1 7 5 .
5. Postface à l'étude sur Iphigénie, AELH, p. 750.
Une théorie multiforme
1. AELH, p . 165.
2 . Ibid., p . 1 1 7 .
3 . Ibid., p . 2 9 .
4 . Ibid., p . 3 0 .
5. Sur la position de Jauss p a r r a p p o r t à G a d a m e r et A d o r n o , voir AELH, p . 26 et 28.
II. GENÈSES. P O L É M I Q U E S
1. LaP, p . 158.
2. Ibid.
3. Marx/Engels, Werke, t. X I I I , Berlin, 1959, p . 640 (LaP, p . 159).
1
leur r é c e p t i o n » ) . Sa critique se déplace dès lors sur le terrain de la
fonction de la littérature : « On n'est pas tenu de voir et de reconnaître
a priori la fonction sociale de la littérature dans la négation, mais aussi
et en premier lieu dans la constitution d'un sens qui s'impose objective-
2
ment » . E n soulignant la fonction normative de la littérature, J a u s s m e t
p a r a d o x a l e m e n t entre parenthèses la question de la réception ; le
contenu du texte apparaît c o m m e u n donné, le texte contient u n certain
modèle communicationnel qui lui d o n n e le pouvoir d'exercer u n certain
effet. Ne rejoint-on pas ainsi une forme tout aussi peu dialectique de
« t h é o r i e du reflet», qui ferait cette fois du lecteur le récepteur passif
d ' u n stimulus littéraire ? L'étude La douceur du foyer le m o n t r e de
façon exemplaire. Fondée sur u n travail collectif de séminaire, elle ana-
lyse la fonction communicative de la poésie à partir d ' u n corpus de
700 poèmes français de 1857, mais sans jamais se référer aux modalités
effectives de leur réception.
L a « douceur du foyer » symbolise la chaleur de la famille bourgeoise
et la douce stabilité de ses valeurs. Le modèle communicationnel est
p a r a d o x a l e m e n t défini ici c o m m e u n instrument de « dissimulation idéo-
l o g i q u e » , destiné à «affirmer (...) la valeur des n o r m e s sociales» trans-
mises « de génération en génération, expliquées aux descendants et défen-
dues contre les revendications d'autres groupes ou de classes
3
défavorisées » . D a n s le m ê m e texte, cette fonction de la littérature se voit
cependant connotée de façon positive, lorsque J a u s s en fait valoir l'im-
p o r t a n c e p o u r u n « lecteur j e u n e ou encore inexpérimenté », dont
4
l' « expérience future » se trouve ainsi « préfigurée » . La dimension nor-
mative de l'œuvre littéraire se trouve ainsi tout à la fois défendue et
dénoncée en raison de son trop évident impact idéologique.
Cette contradiction n'est pas sans rappeler la position de J a u s s à
l'égard d'une histoire sociale du lecteur, d o n t il affirme tout à la fois la
légitimité, voire la nécessité, et l'impossibilité h e r m é n e u t i q u e , et d o n t il
nie dans le m ê m e temps la notion m ê m e en d o n n a n t une définition très
restrictive du «véritable l e c t e u r » . C o m m e n t expliquer ce p a r a d o x e ?
P o u r q u o i J a u s s juge-t-il nécessaire d'invoquer M a r x , de situer sa p r o p r e
5
théorie dans l'héritage critique de celle d ' A d o r n o ? Cette ambiguïté per-
sonnelle ne manifeste sans doute sa dimension de cohérence que dans la
mesure où on la perçoit c o m m e u n e position dans le c h a m p intellectuel
allemand de l'après-68 : toute forme de « provocation » à l'égard de la
théorie littéraire traditionnelle renvoie à cette époque dans la proximité
1. LaP, p. 166.
2. Boris Eichenbaum, Aufsàtze zur Théorie und Geschichte der Literatur, Francfort, 1965, p. 47.
3 . LaP, p . 1 6 6 .
4 . Ibid., p . 1 6 7 .
5 . Ibid., p . 1 9 2 .
6 . Ibid., p . 1 9 3 .
7. Ibid., p . 192 ; voir aussi AELH, p . 160.
8. Ibid., p . 2 4 0 .
1
tion historique d ' u n e œ u v r e et fait a p p a r a î t r e son r a n g esthétique» ) o u
encore du degré d ' « o u v e r t u r e et de d é p e n d a n c e [de l'œuvre] à l'égard
2
de la réception » .
L a critique du concept d ' « innovation » chez les formalistes russes
s'élabore suivant les m ê m e s présupposés q u e la critique du concept de
« négativité » chez A d o r n o . D a n s la perspective de la réception, innova-
tion et négation n e sauraient être des valeurs absolues ; mais surtout,
J a u s s se refuse à privilégier a priori la dimension négative, ou subversive,
de la littérature, et c h e r c h e à en réhabiliter la valeur n o r m a t i v e . C e fai-
sant - La douceur du foyer en est l'illustration — il est conscient d u risque
i n h é r e n t à ce renversement, qui revient à légitimer p u r e m e n t et simple-
m e n t des contenus que lui-même désigne c o m m e « i d é o l o g i q u e s » , ou
encore la dimension p u r e m e n t reproductive de certaines formes litté-
raires. La défense du « plaisir esthétique » d a n s la Petite apologie s'expose
au m ê m e péril : d é n o n c e r le parti pris ascétique de certaines philosophies
de l'art, vouloir délimiter u n espace de libre-arbitre du sujet esthétique,
c'est t r a n s p o r t e r 1' « expérience esthétique » dans u n lieu abstrait, où le
plaisir de l'art ne courrait plus le d a n g e r de se reporter sur les offres de
c o n s o m m a t i o n de l'industrie culturelle. Les partis pris « ascétiques » de
Rousseau ou d ' A d o r n o ne se situent pas, c o m m e l'affirme J a u s s , dans
l'horizon d ' u n e réflexion sur la moralité de l'art ; ils découlent de la prise
de conscience d ' u n lien indissociable entre les œuvres artistiques et leur
réception dans u n e société d o n n é e , d o n t elles viennent cautionner les
faux-semblants, à u n certain m o m e n t de l'histoire.
1. Ibid., p . 1 7 0 .
2 . Ibid., p . 2 4 0 .
3 . AELH, p. 26.
4. Ibid.
5. Gadamer, Wahrheit und Methode, op. cit., p . 273.
attaques ; sa rétrospective sur la Querelle des Anciens et des Modernes a
p o u r b u t de m o n t r e r , contre G a d a m e r , que nul modèle classique n e
p e u t plus revendiquer une normativité supratemporelle. Selon ce der-
nier, au contraire, « l e sens normatif présent dans le concept de littéra-
ture universelle signifie que les œuvres qui a p p a r t i e n n e n t à la littéra-
ture universelle restent parlantes alors m ê m e que le m o n d e auquel elles
1
s'adressent est devenu tout a u t r e » .
Le motif de la « r é h a b i l i t a t i o n de la t r a d i t i o n » va de pair, chez
G a d a m e r , avec u n e critique de l'Aufklärung. « Le préjugé fondamental
de l'Aufklärung est le préjugé contre les préjugés en général et, p a r là
2
m ê m e , la destitution de la tradition. » Le concept de « préjugé vrai »
de G a d a m e r , écrit J a u s s , « essentialise l'histoire au prix d'une répression
de ce qui va à contre-courant, de la nouveauté révoltante, de ce qui
3
n ' a pas de succès» . Il semblerait c e p e n d a n t que la critique à laquelle
J a u s s soumet p a r ailleurs les concepts de « négativité » et d ' « innova-
tion » soit fortement inspirée p a r la réhabilitation g a d a m é r i e n n e du
«préjugé vrai».
Rejetant l'ontologie de l'œuvre d'art, qui ne saisit pas l'art c o m m e
4
objet d'une esthétique, mais c o m m e le lieu d'une « exigence de vérité » ,
5
de la « perpétuation d ' u n pouvoir-dire i m m é d i a t » , J a u s s m e t en avant
F « ouverture de la signification ». T a n d i s que G a d a m e r souligne le pri-
m a t de l'histoire des effets ( « N o u s sommes toujours déjà soumis aux
6
effets de l'histoire des effets» ), J a u s s décrit la réception c o m m e u n p r o -
cessus dans lequel le lecteur p r e n d u n e p a r t active à l'élaboration de la
signification des textes. P o u r lui, le m o u v e m e n t de la tradition « c o m -
7
m e n c e avec le r é c e p t e u r » . Cette critique ne s'avère pas entièrement
fondée, dans la mesure où G a d a m e r lui-même précise dans Vérité et
méthode que « le c o m p r e n d r e n'est pas seulement une attitude reproduc-
tive, mais aussi u n e attitude p r o d u c t i v e » et q u e « l a saisie du sens
vrai (...) ne trouve pas son aboutissement quelque p a r t , mais est en
8
vérité u n processus infini » . Il observe en outre que « m ê m e la tradition
la plus authentique et la plus native ne s'accomplit pas de manière
naturelle grâce au pouvoir de p e r m a n e n c e de ce qui est là ; elle a
9
besoin d'être affirmée, saisie et e n t r e t e n u e » . Inversement, on p e u t dire
que l'idée d ' u n « contenu » de l'art qui se transmettrait par-delà les
générations de lecteurs, cette « substantialisation » que Jauss reproche à
1. Ibid., p . 1 5 4 .
2. Gadamer, op. cit., p. 255.
3 . LaP, p. 233.
4. Gadamer, op. cit., p. 156.
5. Ibid., p . 2 7 4 .
6. Ibid., p . 2 8 4 .
7. LaP, p . 2 3 4 .
8. Gadamer, op. cit., p. 282.
9 . Ibid., p . 2 6 5 .
G a d a m e r , se retrouve dans l'implicite de certains de ses propres tra-
v a u x : l'exemple de l'étude sur l'Iphigénie, où J a u s s attribuait à des
interprètes m o d e r n e s la mise au j o u r d ' u n contenu « o r i g i n e l » de
l'œuvre, a p u en témoigner.
Le véritable différend entre J a u s s et G a d a m e r p o r t e sans doute
davantage sur la notion d ' u n e science de la littérature. L ' « exigence
d'une analyse h e r m é n e u t i q u e m e n t éclairée de l'expérience du l e c t e u r » ,
qui consistait p o u r J a u s s , nous l'avons vu, à accorder u n « p r i m a t
m é t h o d o l o g i q u e » au « r ô l e du lecteur implicite», «lisible dans les
1
structures objectives du texte » - et donc à aller, selon l'axiome du Dis-
cours de la méthode, « du simple au complexe » —, va directement à r e n -
contre de l'herméneutique gadamérienne, dans la mesure où cette der-
nière n'aspire pas à l'objectivation d'une méthode, mais bien plutôt au
dévoilement d ' u n « contenu de vérité ». A l'instar de Heidegger, G a d a -
m e r refuse de se placer sur le terrain de la « science » et décrit 1' « objec-
tivité » c o m m e u n e illusion positiviste. « Les préjugés et préconceptions
qui occupent la conscience de l'interprète ne sont pas, en tant que tels,
2
à sa libre disposition » ; « Nous sommes constamment situés dans la tra-
dition, et cet être-situé n'est pas u n c o m p o r t e m e n t objectivable, de telle
sorte que ce que dit la tradition pourrait être pensé c o m m e u n autre,
3
c o m m e étranger. » L'interprète est ainsi situé dans u n cercle ontolo-
gique : « L e cercle du c o m p r e n d r e (...) décrit le c o m p r e n d r e c o m m e le
j e u de l'imbrication entre le m o u v e m e n t de la tradition et le mouve-
m e n t de l'interprète (...) ; il n'est d o n c en rien u n cercle " m é t h o d i q u e " ,
4
mais décrit u n m o m e n t ontologique structurel du c o m p r e n d r e » . Pour
J a u s s au contraire, la prise en compte de la position historique de l'in-
terprète n'exclut pas l'objectivité scientifique, mais en est la condition
m ê m e . L'aversion de G a d a m e r p o u r la m é t h o d e , et le regard condes-
5
c e n d a n t qu'il porte sur la « science de la littérature » , corrélats h e r m é -
6
neutiques de la critique heideggérienne de la technique , se retrouvent
c e p e n d a n t en creux dans les travaux de Jauss, dans l'absence de toute
méthodologie explicite d'analyse des textes littéraires.
En insistant sur la dimension communicative de l'œuvre, et en la
définissant c o m m e la transmission d'une norme, J a u s s se place dans l'hé-
ritage direct de la notion h e r m é n e u t i q u e traditionnelle à'application
1. RZW, p. 339.
2. Gadamer, op. cit., p. 279.
3 . Ibid., p . 2 6 6 .
4 . Ibid., p . 2 7 7 .
5. Dans un entretien, Gadamer déclarait, à propos de ses années d'apprentissage: «Puis
j'ai étudié la science de la littérature - c'était trop mauvais pour moi» (Entretien avec Dieter
Mersch et Ingeborg Breuer, SüddeutscheZeitung,10 février 1990).
6. « L'interprétation détechnicisée de la poésie constitue un enjeu proprement philoso-
phique » (Entretien de Jacques Le Rider et Philippe Forget avec Hans-Georg Gadamer, Le
Monde, 10 avril 1981).
(Anwendung), qui trouve son origine dans l ' h e r m é n e u t i q u e théologique
et son illustration dans Vérité et méthode. Cette forme de légitimation de
la littérature p a r sa fonction de cohésion sociale, qui s'affirme par-delà
la relativité historique des j u g e m e n t s esthétiques, renvoie à l'idée d ' u n e
« c o m m u n a u t é de préjugés » : « Le sens de l ' a p p a r t e n a n c e , c'est-à-dire
le m o m e n t de la tradition, s'accomplit d a n s l'attitude historico-hermé-
1
n e u t i q u e , p a r la c o m m u n a u t é de préjugés fondateurs », écrit G a d a m e r .
J a u s s n ' i g n o r e pas la signification particulière qui revint à u n e telle
notion de « c o m m u n a u t é » dans l'histoire de sa réception, en particulier
sous le nazisme. Sa critique des « substantialisations » ne p r e n d sens que
d a n s la perspective d ' u n e r u p t u r e avec u n certain passé allemand.
L ' e m b a r r a s de ses définitions de 1' « h o r i z o n d'attente » trouve sans
doute là son origine : p o u r q u o i , dès lors, n'avoir pas renoncé à u n tel
concept ?
E n reconnaissant officiellement son a p p a r t e n a n c e à la Waffen-SS a u
2
cours de la Seconde G u e r r e mondiale , J a u s s a dévoilé tout r é c e m m e n t
l'arrière-plan b i o g r a p h i q u e qui d o n n a i t p o u r lui u n e acuité particulière
au refus de la notion de « tradition n a t i o n a l e » : « J e m e suis efforcé de
réformer la structure surannée de l'université a l l e m a n d e » et de contre-
carrer « toute velléité de r e t o u r à l'idée de nationalité ou de race c o m m e
vecteurs signifiants dans les sciences h u m a i n e s » , déclarait-il dans son
entretien de septembre 1996 au Monde des Livres.
C e d o c u m e n t , qui p r e n d place dans la série complexe des « provoca-
tions » et « apologies » p a r le biais desquelles J a u s s a cherché à esquisser
les contours d ' u n e forme singulière de conservatisme critique, serait des-
tiné à briser u n « silence » qu'il ne définit pas d e p r i m e a b o r d c o m m e le
3
sien, mais c o m m e celui « des maîtres » . Placé sous le signe d u dédouble-
m e n t , d ' u n e i n c o m p r é h e n s i o n radicale à l'égard de son p r o p r e passé
(celui d ' u n « j e u n e h o m m e d e v e n u étranger », d a n s lequel il ne p e u t « se
reconnaître »), le p r o p o s de J a u s s situe le nazisme dans l'ordre de ce qui
é c h a p p e à l ' h e r m é n e u t i q u e ( « Le c o m p r e n d r e serait u n e m a n i è r e de l'ap-
p r o u v e r » ) . Le « s i l e n c e » de l ' h e r m é n e u t i q u e serait «lié à u n refus de
c o m p r e n d r e ce qui est i n h u m a i n » et opposé a u langage « périlleux » des
« analyses historiques et sociologiques » « d o n t la sophistication consiste à
tout expliquer ».
Censée é m a n e r d ' u n lieu n e u t r e où elle p o u r r a i t s'exprimer en toute