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Héran François. L'institution démotivée. De Fustel de Coulanges à Durkheim et au-delà. In: Revue française de sociologie,
1987, 28-1. pp. 67-97;
doi : 10.2307/3321446
https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1987_num_28_1_2368
La Cité antique (La Ciudad antigua) de Fustel de Coulanges privilegia el estudio de las formas
instituidas : leyes, ritos, formulas, reglas de parentesco... Asi, anuncia la « ciencia de las instituciones
» que debería ser la sociologia segun Durkheim y encuentra unos problemas equivalentes. El método
de Fustel consiste a repartir en dos edades separadas, protohistoria e historia, la tension permanente
que define las instituciones. De un lado, ellas no tienen más sentido que atribuidas a las creencias que
las han fundado, en este caso, la creencia en la supervivencia de los ancestros y la continuidad del
lazo social. Del otro, se revela que en la epoca historica los antiguos, ya encontraban en ella simples
formalidades. Esta « demotivación » inexorable de las instituciones, Fustel vislumbra que ella
manifiesta también el advenimiento de una cierta forma de racionalidad. Otra tension ligada a la
primera e igualmente resuelta sobre un esquema evolucionista, se manifiesta en la doble naturaleza
del lazo social donde se oponen un principio de exclusion y un principio universalista. El articulo
examina que estos diversos problemas son retomados por Durkheim como también por Weber quien
muestra al paso que él habia leido La Cité antique, al punto de plagiar algunas paginas.
Résumé
La Cité antique de Fustel de Coulanges privilégie l'étude des formes instituées : droit, rites, formules,
règles de parenté... Par là, elle annonce la « science des institutions » que devait être la sociologie
selon Durkheim et rencontre des problèmes équivalents. La méthode de Fustel consiste à répartir dans
deux âges séparés, protohistoire et histoire, la tension permanente qui définit les institutions. D'un
côté, elles n'ont de sens que rapportées aux croyances qui les ont fondées, en l'occurrence la
croyance dans la survie des ancêtres et la continuité du lien social. De l'autre, il s'avère qu'à l'époque
historique les anciens y voyaient déjà de simples formalités. Cette « démotivation » inexorable des
institutions, Fustel entrevoit qu'elle manifeste aussi l'avènement d'une certaine forme de rationalité.
Une autre tension, liée à la première et également résolue sur un schéma évolutionniste, se manifeste
dans la double nature du lien social, où s'opposent un principe d'exclusion et un principe universaliste.
L'article examine la façon dont ces divers problèmes sont repris par Durkheim, mais aussi par Weber,
dont on montre au passage qu'il avait lu La Cité antique, au point d'en décalquer certaines pages.
Abstract
François Héran : The deactivated institution. From Fustel de Coulanges to Durkheim and beyond.
The ancient City by Fustel de Coulanges privileges the study of institutionalized forms : law, rites,
formulae, rules of family relationships... In this way, it foretells of the "science of institutions" which
sociology should be according to Durkheim and encounters equivalent problems. Fustel's method was
to divide into two separate periods, proto-history and history, the permanent tension which defines
institutions. On the one hand, they are only meaningful when linked to the beliefs which set them up,
the belief, as it is, in the survival of ancestors, and in the continuity of the social bond. On the other, it
has been established that at the historical epoch, people already saw these as simple formalities.
Fustel foresees that this inexorable « deactivation » of institutions announces the coming of a certain
kind of rational thinking. Another tension linked to the first and also resolved using an evolutionistic
scheme, manifests itself in the double nature of the social bond, in which are opposed an exclusion
principle and a universalist principle. The article examines the way in which these different problems
are resumed by Durkheim, but also by Weber, who is shown to have read The ancient City to the point
of reproducing several pages.
Zusammenfassung
François Héran : Die demotivierte Institution.
Von Fustel de Coulanges bis Durkheim und darüber hinaus. La Cité antique von Fustel de Coulanges
befasst sich vorwiegend mit der Untersuchung der instituierten Formen : Recht, Riten, Formeln,
Verwandschaftsregeln usw. Damit ist sie ein Vorlàufer der Institutionswissenschaft wie Durkheim seine
Soziologie verstand, und sie stôsst auf àhnliche Problème. Die Methode von Fustel besteht darin, die
permanente Spannung, die die Institution definiert, in zwei getrennte Zeitalter aufzuteilen, Vorgeschichte
und Geschichte. Einerseits haben die Institutionen nur dann einen Sinn, wenn sie auf die Anschauungen
bezogen werden, auf die sie begrundet sind, das heisst hier der Glaube in ein Uberleben der Ahnen und ein
Fortdauern der sozialen Bindung. Andererseits zeigt sich, dass in der Geschichte die Alten darin bereits
pure Formalitäten sahen. Fustel ahnte bereits, dass dièse unausweichliche « Demotivierung » der
Institutionen auch ein Anzeichen fur das Aufkommen einer bestimmten Form der Rationalitàt war. Eine
andere Spannung, mit der ersten verbunden und ebenso in einem evolutionistischen Schema gelöst, zeigt
sich im Doppelwesen der sozialen Bindung, in der sich ein Ausschlussgrundsatz und ein universalistischer
Grundsatz gegentiberstehen. Der Aufsatz untersucht die Art wie Durkheim aber auch Weber dièse
Problème aufgenommen haben, wobei nebenbei gezeigt wird, dass Weber die Cité antique gelesen und
sogar bestimmte Seiten einfach übernommen hat.
R. franc. socioL, XXVIII, 1987, 67-97
François HÉRAN
L'institution démotivée
De Fustel de Coulanges
à Durkheim et au-delà
Résumé
La Cité antique de Fustel de Coulanges privilégie l'étude des formes instituées :
droit, rites, formules, règles de parenté... Par là, elle annonce la « science des
institutions » que devait être la sociologie selon Durkheim et rencontre des problèmes
équivalents. La méthode de Fustel consiste à répartir dans deux âges séparés,
protohistoire et histoire, la tension permanente qui définit les institutions. D'un côté,
elles n'ont de sens que rapportées aux croyances qui les ont fondées, en l'occurrence
la croyance dans la survie des ancêtres et la continuité du lien social. De l'autre, il
s'avère qu'à l'époque historique les anciens y voyaient déjà de simples formalités. Cette
« démotivation » inexorable des institutions, Fustel entrevoit qu'elle manifeste aussi
l'avènement d'une certaine forme de rationalité. Une autre tension, liée à la première
et également résolue sur un schéma évolutionniste, se manifeste dans la double nature
du lien social, où s'opposent un principe d'exclusion et un principe universaliste.
L'article examine la façon dont ces divers problèmes sont repris par Durkheim, mais
aussi par Weber, dont on montre au passage qu'il avait lu La Cité antique, au point
d'en décalquer certaines pages.
(1) Cf. Moses I. Finley, « La cité antique : présent article feront référence à cette édi-
de Fustel de Coulanges à Max Weber et tion. Sur des points importants, nous avons
au-delà» (1977), Mythe, mémoire, histoire, bénéficié des observations critiques de F.
Paris, Flammarion, 1981, p. 97. Hartog, que nous tenons à remercier ici.
(2) Numa Denis Fustel de Coulanges, La Signalons également chez Albatros/Val-
Cité antique. Etude sur le culte, le droit, les monde, Paris, 1982, une autre édition de la
institutions de la Grèce et de Rome, Stras- Cité, avec une préface de Georges Dumézil :
bourg, 1864. Nombreuses rééditions chez « Réflexions sur La Cité antique», pp. 7-30.
Hachette à partir de 1865. Le texte publié La bibliographie de base est donnée par
dans la collection « Champs » par Flamma- A. Momigliano, « La Cité antique de Fustel
rion (Paris, 1984) et préfacé par François de Coulanges », dans Problèmes d'historio-
Hartog reproduit en fac-similé la dernière graphie ancienne et moderne, trad. A. Tachet,
édition courante d'Hachette. Les citations du Paris, Gallimard, 1983, pp. 402-423.
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Revue française de sociologie
(3) Cf. F. Héran, « L'assise statistique de ses Universitaires de France, 1984, et surtout :
la sociologie », Economie et statistique, J.-C. Chamboredon, « Emile Durkheim : le
n° 168, juillet-août 1984, pp. 23-36. social objet de science. Du moral au politi-
(4) Voir R. A. Nisbet, La tradition socio- que ? », Critique, n° 445-446, juin-juillet
logique (1966), trad. M. Azuelos, Paris, Pres- 1984, pp. 460-531.
François Hér an
que pas seulement par les relations personnelles qui ont pu exister entre
les deux hommes (5). Elle ne se limite pas non plus aux références
expresses : Durkheim a passé en vérité plus de temps à récuser les théories
de Fustel qu'à reconnaître sa dette (6). Pour prendre une mesure précise
de l'attrait du modèle fustélien sur les débuts de la sociologie durkhei-
mienne, il faut aussi s'astreindre à lire les textes dans le détail en
s'efforçant de ressaisir leur logique propre. Cette logique est elle-même
contraignante; il s'en faut de beaucoup que les auteurs la maîtrisent
totalement. Mais les problèmes qu'elle soulève, les apories sur lesquelles
elle débouche parfois sont particulièrement révélateurs des difficultés de
la pensée sociologique à l'état naissant, difficultés qui sont encore les
nôtres dans une large mesure. Le relevé des variations et, plus encore, des
invariants observables d'un auteur à l'autre multiplie les chances de mettre
en évidence certaines des catégories de pensée qui tendent à structurer le
raisonnement sociologique.
(5) Fustel de Coulanges avait été le hommes figurent dans Steven Lukes, Emile
directeur de l'Ecole normale de 1880 à 1883, Durkheim. His life and work. A historical and
soit à peu près au moment où Durkheim y critical study, New York/London, Harper &
était élève (1879-1882). La thèse complémen- Row, 1972, pp. 58-65. Cf. également A.
taire de Durkheim sur Montesquieu (1892) Momigliano, op. cit. et l'article déjà cité de
était dédiée à la mémoire de Fustel de J.-C. Chamboredon.
Coulanges, disparu trois ans plus tôt. Mais (6) L'examen détaillé de ces références et
l'on verra plus loin que sa thèse principale, des rapports entre histoire et sociologie à
De la division du travail social, renfermait cette époque fera l'objet d'un autre article, à
une sévère critique de la Cité. Les indications paraître dans les Annales (Esc).
les plus précises sur les rapports des deux
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Revue française de sociologie
De là, le cycle des révolutions, qui ne s'achèvera qu'avec l'avènement du
christianisme, où Fustel voit une religion dégagée de toute objectivation
rituelle et officielle. A une société entièrement réglée par les institutions
succède donc une association de consciences individuelles libres : autant
Fustel est objectiviste pour la société antique, autant il est subjectiviste
pour les modernes. Modèle à deux pôles, par conséquent, qu'il faudra
décrire plus en détail, mais dont on peut dire d'ores et déjà que seul le
premier peut être considéré comme annonciateur des théories durkhei-
miennes. Pour ce libéral qu'était Fustel, l'institution ne pouvait exercer son
empire absolu que dans une société ancienne, à jamais révolue : « L'on
constatera aisément que les mêmes règles ne peuvent plus régir
l'humanité » (7).
Dans un texte fameux, Durkheim a donné de l'institution une définition
très « fustélienne » : « On peut, sans dénaturer le sens de cette expression,
appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite
institués par la collectivité; la sociologie peut alors être définie : la science
des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement » (8). Comme il
apparaît dans de nombreux textes de Durkheim ou de ses disciples (9), le
mot d'institution recouvre un spectre très large de pratiques sociales
diversement « cristallisées ». En font partie les formes juridiques, certes,
mais aussi les conventions qui ont cours sur l'ensemble d'un territoire,
comme par exemple les divisions du temps (10), ainsi que nombre de
pratiques coutumières, telles les formules orales transmises de génération
en génération (1 1). Il s'agit toujours de « manières d'agir » qui ont peu à
peu « creusé leur lit », se sont consolidées en « manière d'être » et finissent
par opposer une « résistance » aux actions individuelles. Durkheim
n'oublie jamais qu'une institution, au sens résultatif du terme, est le
produit d'une institution au sens performatif, l'aboutissement provisoire
d'une action instituante. A la limite, le morphologique n'est jamais que du
physiologique consolidé ou « objectivé », terme souvent utilisé par
Durkheim. Il suit de là qu'il est plus économique, quand on veut étudier
(7) Cf. également la leçon d'ouverture du bel, Hidden rythms. Schedules and calendars
cours d'histoire ancienne que Fustel pro- /« social life, Chicago, University of Chicago
nonça en 1862 à l'Université de Strasbourg Press, 1981.
et que publie François Hartog en annexe à ( 1 1 ) Voir Les règles de la méthode socio-
son édition de la Cité. logique, op. cil., p. 9 : « L'habitude collective
(8) E. Durkheim, Les règles de la me- n'existe pas seulement à l'état d'immanence
thode sociologique, Préface de la 2e édition, (...), elle s'exprime une fois pour toutes dans
Paris, Alcan, 1901. une formule qui se répète de bouche en
(9) Voir, entre autres, les extraits rassem- bouche, qui se transmet par l'éducation, qui
blés dans F. Héran, « L'assise statistique... », se fixe même par écrit. Telle est l'origine et
art. cit., pp. 24-25. la nature des règles juridiques, morales, des
(10) Sur le calendrier comme institution. aphorismes et des dictons populaires, des
voir Les formes élémentaires de la vie reli- articles de foi où les sectes religieuses ou
gieuse. Le système totémique en Australie politiques condensent leurs croyances, des
(1912), Paris, P.u.k. 1985, T édition, p. 15, et codes de goût que dressent les écoles litté-
les bilans de François-A. Isambert, « Henri raires, etc. ». Cf. aussi De la division du
Hubert et la sociologie du temps», Revue travail social (1893), 9e édition, Paris, Pur,
française de sociologie, 20 (1), janvier-mars 1973, p. 144.
1979, pp. 183-204. ainsi que Eviatar Zeruba-
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François H ér an
objectivement un phénomène social, de jeter d'abord son dévolu sur les
formes les plus extérieures, les plus établies. Question de méthode :
objectiver scientifiquement ce qui est déjà objectivé institutionnellement
dans la société, c'est alléger les frais de construction de l'objet. Mais aussi
question de fond : il y a plus de réalité sociale dans les formes invariantes
que dans les mouvements de surface. Chaque forme sociale se voit ainsi
assigner, plus ou moins spontanément, un coefficient d'objectivité ou de
résistance, qui oriente fortement les choix méthodologiques du sociologue.
On pourrait parler à ce sujet d'un véritable « morphologisme
méthodologique ».
Dans le parcours intellectuel de Durkheim, ce thème se met en place
dès l'époque du cours sur la famille, professé en 1888(12). Ce qu'il faut
étudier dans la famille, expliquait-il, c'est sa « structure », « le système
complet des relations » entre ses membres, son « état constitutionnel ».
Pour ce faire, il convient d'examiner « ces manières d'agir consolidées par
l'usage qu'on appelle les coutumes, le droit, les mœurs ». Par « coutume »,
on entendra « ce qu'il y a de commun et de constant dans toutes les
conduites individuelles ». La coutume « exprime donc exactement la
structure de la famille ou plutôt, elle est cette structure elle-même ». Les
mœurs correspondent aux formes « diffuses » de cette structure, le droit
aux formes « fixées » (13). Entre les deux, le choix du sociologue est
simple : c'est évidemment le droit qui constitue la meilleure source sur la
structure de la famille. De fait, rien de plus juridique que la classification
des types familiaux proposée par Durkheim : contrats, règles de
succession, régime de filiation en constituent l'ossature. Mais à défaut de
documents juridiques, peut-on se rabattre sur les mœurs ? Oui, pour autant
qu'elles sont « bien établies ». Et Durkheim de citer l'exemple des
nomenclatures de parenté étudiées par Lewis Morgan. Ce même exemple
sera repris en 1903 par le jeune durkheimien qu'était François Simiand
dans son article contre l'histoire « événementielle ». A la différence de
Charles Seignobos, qui insistait sur la subjectivité des documents
historiques, Simiand soutenait que le document perdait tout caractère subjectif
si la recherche était « tournée vers l'institution et non vers l'événement » :
une nomenclature de parenté, un code officiel livraient un accès « direct »
à la forme sociale étudiée (14). C'était reprendre un vieil argument
méthodologique déjà avancé au xvnr siècle par les partisans de l'histoire
institutionnelle de l'Antiquité (15). La représentation que Durkheim et ses
(12) E. Durkheim, Textes présentés par science sociale», Revue de synthèse histori-
V. Karady, Paris, Editions de Minuit, 1975, que, 1903, p. 21.
t. 3, pp. 12-20. (15) « II est beaucoup plus sûr de citer
(13) Cette typologie des formes n'est pas une médaille qu'un auteur, disait Addison,
sans évoquer celle que Montesquieu met en car vous ne faites pas appel alors à Suétone
œuvre dans L'Esprit des Lois en distinguant ou à Lampride, mais à l'empereur en
perles mœurs, les manières et les lois comme sonne ou au Sénat romain tout entier » (cité
autant de degrés de formalisation des condui- par A. Momigliano, « L'histoire ancienne et
tes, susceptibles néanmoins de communiquer l'Antiquaire» (1950), Problèmes d'historio-
(Livre xix, chap. 12 ss.). graphie..., op. cit., p. 266).
(14) F. Simiand, « Méthode historique et
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Revue française de sociologie
disciples se font du document n'évoque jamais les enjeux sociaux qui ont
pu présider à sa construction ni les effets de sélection ainsi introduits (16).
Sous une forme extrême, La Cité antique illustrait déjà cette attitude. Fustel
portait un crédit absolu à la source sacrée et officielle : « Nous savons que
dans ces archives les faits étaient religieusement déposés à mesure qu'ils
se produisaient (...). Il était matériellement impossible d'altérer ces
documents (...), le mensonge volontaire ne se conçoit pas; car il eût été
impie; il eût violé la sainteté des annales et altéré la religion (...). Or c'est
pour l'historien qui cherche à percer l'obscurité de ces vieux temps, un
puissant motif de confiance, que de savoir que, s'il a affaire à des erreurs,
il n'a pas affaire à l'imposture... » (pp. 200-201). C'est pourquoi Fustel
exprimait sa méfiance envers les historiens individuels comme Hérodote
ou Thucydide, et privilégiait en revanche l'historiographie des «
annalistes » et des « antiquaires » tels Varron ou Verrius Flaccus, relayés quelques
siècles plus tard par des érudits comme Aulu-Gelle ou Macrobe (p. 202),
ou encore Denys d'Halicarnasse, Tite-Live, Plutarque et Pausanias, autant
d'auteurs qui restent à ce jour les sources privilégiées des historiens
modernes s'intéressant aux institutions archaïques (17).
La Cité antique faisait une large place aux techniques officielles de mise
en forme et d'enregistrement dans les sociétés anciennes. On trouve dans
le troisième livre un chapitre intitulé « Les rituels et les annales », qui
développe spécialement ce thème en insistant sur le rôle du clergé. Fustel
évoque surtout les annales des cités, où les prêtres consignaient « tous les
événements qui pouvaient se rapporter à la religion » (p. 198). Il n'oublie
pas pour autant les traditions orales, mais les ramène à des « hymnes
sacrés et immuables », qui « fixaient les souvenirs et ravivaient
perpétuellement la tradition » (p. 201). Dans le domaine juridique également,
les lois non écrites étaient versifiées et chantées et constituaient, au même
titre que les lois écrites, des « textes invariables » (p. 224). Rien ne
distinguait donc les deux modes de tradition, également contrôlés par
l'institution : les prêtres qui rédigeaient les annales et ceux qui récitaient
les formules sacrées « étaient les mêmes ». Ecrit ou oral, le rituel était une
technique officielle de réactivation, véritable culte des origines qui
stabilisait la mémoire collective, comme le culte des morts stabilisait la lignée
familiale. C'est pourquoi il nous est encore possible de reconstituer la
fondation des villes antiques à partir de textes tardifs. Caton, Cicéron,
Varron, Ovide ou Plutarque peuvent nous parler de la fondation de Rome
parce que, comme tout citoyen, ils assistaient chaque année à la fête
anniversaire du « jour natal » de la ville (pp. 156, 159). Leur situation était
finalement comparable à celle d'un chrétien du xixe siècle qui raconterait
les origines du christianisme d'après le rituel commémoratif de la messe :
l'observance des rites de l'histoire suffit à faire l'histoire. Dans un tel
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François Héran
schéma, l'oralité n'intéresse Fustel que pour autant qu'elle est prise en
charge par l'institution. On comprend que sa brève allusion aux «
légendes » populaires au début de l'ouvrage ne soit plus développée dans la
suite : sa théorie s'oppose radicalement à celle de Niebuhr, qui voyait dans
les récits sur les origines de Rome le produit de la créativité populaire;
seules l'intéressent les productions orales des agents officiellement
mandatés (paterfamilias, prêtre, pontife...).
En abolissant à peu près toute différence entre tradition orale et
tradition écrite parce que le clergé transmettait les formules ne varietur,
Fustel rompt avec la théorie du xvnr qui voulait que toute tradition orale
fût mensongère en raison des manipulations intéressées ou des distorsions
de l'imagination (la façon dont Hume aborde la question dans ses écrits
sur la religion en constitue un bon exemple). Il déconcerte également notre
vision actuelle du problème, car nous sommes plutôt habitués à considérer
que la formulation orale se distingue radicalement du texte écrit par la
dose d'improvisation personnelle qu'elle autorise et par sa capacité
d'ajustement aux attentes variables du public. Mais est-il sûr que cette
thèse soit complètement acquise ? A y regarder de près, elle est l'objet de
divergences importantes entre des auteurs qui ont récemment repris la
question (18). Jack Goody, par exemple, est convaincu qu'on a surestimé
le poids des structures formulaires anonymes (formulaic patterns) dans la
description des traditions orales et que les sociétés traditionnelles avaient
bel et bien leurs « intellectuels » capables d'innover. Mais Eric Havelock,
à qui Jack Goody doit pourtant beaucoup, estime quant à lui que le
véritable partage ne se fait pas exactement entre l'oral et l'écrit, mais entre,
d'une part, les formulations stéréotypées prédéfinies par les institutions,
dont relèvent aussi bien l'expression orale de type formulaire que les
écritures syllabaires des bureaucraties du Proche-Orient, et, d'autre part,
l'écriture alphabétique, qui a l'avantage de multiplier les possibilités
d'enchaînements syntagmatiques et d'autoriser ainsi l'expression des
nuances individuelles. En somme, pour Havelock, le degré de liberté des
énonciateurs ne se laisse pas déduire intrinsèquement de l'opposition
oral/écrit; c'est le rapport des textes ou des paroles à l'institution qui
importe. On peut dire que Fustel de Coulanges annonce ce type d'analyse,
même si, comme toujours, il s'empresse de lui donner un tour radical (19).
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Revue française de sociologie
L'institution démotivée
Dès les débuts de l'époque historique, les institutions ne sont plus que
du « latin » pour leurs utilisateurs. Les formules rituelles, nous dit Fustel,
sont à ce point reçues qu'elles deviennent des formalités
incompréhensibles. Faisant allusion aux Ephesia grammata et à toutes les formules
sacrées en général, il note qu'elles étaient « tellement antiques que
beaucoup de mots n'étaient plus compris et n'appartenaient même plus à
la langue grecque » (p. 176) (20). De même, ce refrain sacramentel de
l'hymne nuptial à Rome, « dont les Romains du temps d'Horace ne
comprenaient pas le sens et qui étaient probablement le reste sacré et
inviolable d'une antique formule » (p. 46). De façon générale, l'objecti-
vation de la croyance a plus de solidité que la croyance elle-même : la Cité
parle de ces « vieilles croyances, qui à la longue disparurent des esprits,
mais qui laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes
de langage, dont l'incrédule même ne pouvait pas s'affranchir » (p. 25).
Si aux origines la croyance fait le rite, force est d'admettre qu'à l'époque
historique le rite cesse d'être habité par la croyance. Sa raison d'être n'est
plus en lui-même, mais dans la nécessité de perpétuer le lien entre les
générations. Le souci majeur des Anciens était « que les formules ne
tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas modifiés » (p. 197).
Routinisation, désenchantement, dirait-on dans le langage de Weber.
Mais le langage de Saussure serait ici plus précis : on pourrait parler de
la démotivation des formules. En principe, à la différence des signes
élémentaires, les formations syntagmatiques ne sont pas « arbitraires »,
mais « motivées ». Cependant, expliquait Saussure, les locuteurs sont trop
familiers de ces formules reçues et si peu en position de pouvoir les
remettre en cause que leur composition devient dans la pratique
inanalysable. L'érosion phonétique peut alors faire son œuvre et obscurcir les
composants du syntagme au point de le « démotiver » complètement (21).
Il est révélateur de voir avec quelle facilité la sémiologie institutionnelle
de Fustel se laisse reformuler dans le langage de la linguistique saussu-
rienne. Celle-ci, en effet, définit explicitement la langue comme «
institution », sous la double influence de Whitney (22) et Durkheim (23) : les
constructions formulaires ne sont qu'un cas particulier des « solidarités
(20) Sur les Ephesia grammata, voir aussi l'érosion phonétique a inégalement « démo-
M. Mauss et H. Hubert, « Esquisse d'une tivé » les trois syntagmes.
théorie générale de la magie », Année socio- (22) Cf. T. de Mauro, « Notes biographi-
logique, 1902-1903, repris dans M. Mauss, ques et critiques sur F. de Saussure », annexe
Sociologie
5e éd., 1973.et anthropologie, Paris, Puf, 1950, à l'édition
Pans, Payot,du 1972,
Courspp.
de 333,
linguistique
361 et 387.
générale,
(21) Ainsi « vache » est-il encore percep- (23) Cf. W. Doroszewski, « Quelques
tible dans « vacher », explique Saussure, remarques sur les rapports de la sociologie et
« bouc » ne l'est plus guère dans « boucher », de la linguistique : E. Durkheim et F. de
tandis que « brebis » a totalement disparu de Saussure » (1931), repris dans Essais sur le
« berger », pourtant issu de berbicarius : langage, présentés par J.-C. Pariente, Paris,
Ed. de Minuit, 1969, pp. 97-109.
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François Héran
(28) Cf. E. Benveniste, « Problèmes se- raie, Paris, Gallimard, 1966, pp. 289-307.
mantiques de la reconstruction» (1954), (29) F. de Saussure, Cours..., op. cit.,
repris dans Problèmes de linguistique gêné- PP- 106-110.
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François H ér an
Dès les premières pages de la Cité, cette pétition de principe trouve une
illustration insolite mais exemplaire dans l'interprétation des pratiques
funéraires : les offrandes au tombeau familial étaient bel et bien destinées
à nourrir les défunts (p. 13), l'inscription « Ici repose N... » signifiait la
croyance en une réelle survie de l'ancêtre, et ainsi de suite. Autant de
signes à prendre à la lettre, puisque la lettre, à ce stade, objective l'esprit
en toute transparence. Mais très vite, il s'avère qu'un tel postulat n'est pas
tenable. Il suffit de poursuivre la lecture de la Cité pour découvrir la
singulière autonomie dont dispose la lettre par rapport à l'esprit,
l'institution par rapport à la croyance. N'est-ce pas vrai d'abord de la formule
tombale elle-même : « Ici repose... » ? Cette formule, « de siècle en siècle,
est arrivée jusqu'à nous » (p. 9). Autant dire que la survie d'un ancêtre n'est
rien à côté de la survie de ces énoncés tournés une fois pour toutes, où
se manifeste la formidable résistance des institutions (Fustel aurait pu
d'ailleurs évoquer à l'appui de ce raisonnement l'archaïsme de notre
« ci-gît », syntagme dont les termes ont disparu de la langue parlée, mais
qui est directement issu du hic jacet latin). On peut appliquer au culte des
morts ce que Fustel dit du culte des dieux : « Toutes ces formules et ces
pratiques avaient été léguées par les ancêtres qui en avaient éprouvé
l'efficacité. Il n'y avait pas à innover. On devait se reposer sur ce que ces
ancêtres avaient fait, et la suprême piété consistait à faire comme eux »
(p. 197). Phrase révélatrice : ce n'est pas tant du repos des morts qu'il est
question que du repos des vivants. Il s'agit de fournir à ces derniers des
formules reposantes, permettant d'accomplir les yeux fermés les rites
d'entretien de la mémoire lignagère, sans avoir à réinventer à chaque décès
de nouvelles relations avec les morts. Nous voilà loin du réalisme
symbolique. Dans cette nouvelle optique, le tombeau est vide, il n'abrite
plus une âme en survie, c'est un signe permanent qu'il suffit d'entretenir
« à la marge » et au moindre coût. A une logique de l'expression succède
une logique de la tradition et de la conformité. Max Weber, parlant
précisément de la religion romaine, mettra en avant ce qu'il y a de
rationalité dans ce recours systématique à la « formule cultuelle éprouvée »
(die erprobte kultische Formel) (30).
La Ore forme donc sur ce point un diptyque qui se prête à deux lectures
opposées. A s'en tenir à la reconstitution imaginaire des origines qui
occupe les premières pages, on ne verrait qu'une théorie animiste des
institutions primitives, proche à certains égards de Tylor, comme Durk-
heim en fera d'ailleurs le reproche à Fustel (31). Mais le second volet
souligne au contraire tout l'arbitraire du rite. L'impératif majeur est la
survie du culte, non la survie des ancêtres. En somme, dès qu'il quitte la
protohistoire pour l'histoire, Fustel passe de la psychologie de l'âme à la
sociologie des institutions; la description des pratiques se fait plus réaliste.
Il découvre qu'elles peuvent être machinales, routinières (les Anglo-Saxons
77
Revue française de sociologie
(32) La formule est de Louis Dumont, Lukes (op. cit., p. 238), Smith connaissait
Une sous-caste de l'Inde du Sud. Organisation l'œuvre de Fustel par le biais de ses relations
sociale et religieuse des Pramalai Kallar, Pa- avec Mac Lennan, l'inventeur des notions
ris/La Haye, Mouton, 1957, p. 315. Voir sur d'endogamie et d'exogamie.
ce thème les analyses approfondies de P. (35) Voir la lettre adressée par Durkheim
Bourdieu dans Le sens pratique, op. cit., en novembre 1907 à la Revue néo-scolastique,
pp. 35-36. reprise dans Textes 1, p. 404, ainsi que S.
(33) W. R. Smith, Lectures on the religion Lukes, op. cit., pp. 237 s. et le 4e chapitre de
of the Semites, London, Black, 1894, p. 16. Totem et tabou.
(34) Selon les indications de Steven (36) Le socialisme, op. cit., p. 214.
78
François Reran
(37) Nombreux passages dans la Cité : Georges Dumézil dans sa préface à une
pp. 4, 142, 194, 416, etc. édition récente de la Cité, et certaines des
(38) Pascal, Pensées, fragment 252 dans fêtes décrites par Fustel n'avaient même pas
l'édition Brunschvicg, 821 dans l'édition lieu une fois par an. Cf. aussi S. Humphreys,
Lafuma. « Fustel de Coulanges The ancient City »,
(39) Ibid., Brunschvicg 251, Lafuma 219. dans The family, women and death. Compa-
:
(40) Esprit des Lois, xix, 17. rative studies, London, Routledge and Kegan
(41) Les Romains ne passaient pas leurs Paul, 1983, pp. 136 ss.
journées à accomplir des rites, rappelle
79
Revue française de sociologie
Le rite et la raison
de régulariser les liens avec les dieux par un « échange de bons offices »,
mais derrière ces partenaires apparents, c'est le lien social entre les
membres du groupe qui s'en trouve resserré (44). Tombe, foyer, temple,
propriété, annales, formules, recettes de famille ou récits de fondation, peu
importent le support d'identification et son contenu, toujours arbitraires
en définitive; l'essentiel est que le groupe, en se fixant sur tel ou tel de
ces objets, se fixe lui-même.
Les commentateurs n'ont pas manqué de relever l'analogie qui relie les
théories durkheimienne et fustélienne de la religion. Mais il ne suffit pas
de dire que l'hypothèse du « tout religieux » est présente chez nos deux
auteurs. Durkheim dénonçait, on l'a vu, l'« animisme » de La Cité antique
et rabattait Fustel sur Taylor. Ce faisant, il s'en prenait au premier volet
de la Cité, sans rien dire du second, où se trouve précisément souligné
l'arbitraire du rite. Or Les formes élémentaires de la vie religieuse
ressemblent fort à une critique que le second Fustel aurait faite du premier :
histoire contre protohistoire. Qu'on relise en effet la fameuse analyse des
churingas, ces objets rituels que les aborigènes australiens se transmettent
de génération en génération parce que, selon Durkheim, ils portent
l'emblème du groupe totémique. On y retrouve tout le problème de
l'arbitraire rituel et du tombeau vide. Le churinga, insiste Durkheim, n'est
pas sacré parce qu'il abriterait primitivement l'âme de l'ancêtre — thèse
animiste soutenue par certains ethnographes — mais parce qu'il est pour
le groupe un « signe de ralliement » (45). Signe insignifiant en soi : le
churinga n'est qu'un petit objet de bois ou de pierre de forme ovale. Un
historien le comparerait volontiers sous ce rapport à l'humble objet rituel
qu'est la festuca dans les contrats médiévaux (46). De plus, il porte un
emblème non figuratif, dont la signification, écrit textuellement Durkheim,
est « arbitraire », « fixée par convention » et reconnue de tous.
L'important est que les sentiments collectifs viennent « s'inscrire sur des choses
qui durent»; de ce fait, «ils deviennent eux-mêmes durables » (47).
Commentant ces pages, Claude Lévi-Strauss propose une interprétation
très fustélienne des churingas : tout en apportant la preuve tangible des
liens avec les ascendants, comme le font nos titres de propriété, ces
documents d'archivé « donnent une existence physique à l'histoire ». En
les sacralisant, les Australiens célèbrent le lien social qui les unit dans la
diachronie (48). Les objets et les rituels funéraires que décrit La Cité
antique ne sont-ils pas de la même façon les archives de la lignée ?
(44) Les formes élémentaires..., op. cit., ainsi en garde contre la tentation de l'inter-
pp. 495-496. prétation symbolique (« Le rituel symbolique
(45) Ibid., pp. 172-173. de la vassalité», dans Pour un autre Moyen
(46) Simple fétu ou bâtonnet, la festuca Age, Paris, Gallimard, 1977, spécialement
intervient dans les rites les plus divers sans pp. 375 ss).
qu'apparaisse un lien nécessaire entre le (47) Les formes élémentaires..., op. cit.,
signifiant et le signifié. L'instrument symbo- p. 331.
lique est d'abord là pour certifier qu'il s'agit (48) C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage,
d'un rite et non d'une improvisation privée. Paris, Pion, 1962, pp. 316-321.
Analysant ce très bel exemple, J. Le Goff met
81
Revue française de sociologie
(49) Les formes élémentaires..., op. cit., lectuel » et la troisième subsume les deux
p. 596. Dans un passage trop peu connu de premières (ibid., p. 27).
l'introduction, Durkheim souligne l'étroite (50) H. Hubert et M. Mauss, « Esquisse
parenté entre les notions d'outil, de catégorie d'une théorie générale de la magie », art. cité,
et ď institution : la première désigne, selon pp. 52 et 58.
ses propres termes, du «capital matériel (51) Voir K.H. Roloff, «Ritus», Glotta.
accumulé », la deuxième du « capital intel- Zeitschrift fur griechische und lateinische
Sprache, 33, 1954, pp. 36-65.
82
François H éran
présentée d'elle-même et sans qu'on eût à la chercher » (p. 221); institution
immotivée, sans justification autre qu'extrinsèque, « la loi antique n'a
jamais de considérants. Pourquoi en aurait-elle ? Elle n'est pas tenue de
donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont faite. Elle ne se
discute pas, elle s'impose; elle est une œuvre d'autorité» (p. 223). De
même, on l'a vu, la formule cultuelle se dépose et s'objective
immédiatement en outil, sans investissement préalable. Comme pour mieux marquer
l'arbitraire du rite, La Cité antique le double d'un arbitraire divin qui
confine au caprice : les pratiques rituelles ont pour origine un succès
imprévisible, et ces étranges produits de rencontre (Fustel en donne p. 196
une liste délibérément exotique) se fixent mystérieusement une fois pour
toutes, les morts ou les dieux étant toujours prêts à déclencher leur colère
au moindre vice de forme. Aussi ne voit-on jamais ce capital de gestes et
de formules « travailler »; il est reproduit ne varietur, sans autre possibilité
d'évolution que de se dégrader sur place. Economie un peu courte dont
on retrouve l'équivalent chez Durkheim quand il parle du « jeu
automatique de l'opération rituelle » dans Les formes élémentaires : « La
formule à prononcer, les mouvements à exécuter ayant en eux-mêmes la
source de leur efficacité, la perdraient s'ils n'étaient pas exactement
conformes au type consacré par le succès » (52).
Il ne faut pas croire qu'on puisse s'installer à si bon compte dans
l'institution. Cette situation-limite n'est que l'un des deux pôles entre
lesquels s'observe une tension permanente : ou bien les rites ne coûtent
rien, chaque génération héritant les siens de la génération précédente; ou
bien leur coût est extrême, parce que « cette religion si compliquée était
une source de terreurs pour les anciens », les prescriptions étaient si
nombreuses et si minutieuses que « l'on devait toujours craindre d'avoir
commis quelque négligence » (p. 186). En réalité, cette contradiction se
résorbe si l'on est attentif, comme le sont les spécialistes actuels de
l'Antiquité (53), à la relation conjoncturelle qui relie la dose
d'investissement religieux aux crises historiques. Dans les moments critiques
notamment, lors des grandes décisions qui engageaient la cité, l'exécution des
rites faisait l'objet d'une vigilance accrue de la part des divers
protagonistes. A l'instar de nos hommes politiques qui n'épluchent la Constitution
qu'à l'approche des crises de régime, les anciens cessaient alors de s'en
remettre simplement à la routine. Presque invisible jusque là, le coût de
(52) On trouve chez Pareto des réflexions genevois tourne, en définitive, sur la ques-
similaires, qu'il faudrait analyser en détail. tion saussurienne de la démotivation, comme
Les exemples empruntés aux religions en témoignent les critiques qu'il adresse
antiques surabondent dans le Traité de socio- également à la méthode étymologique et à la
logie générale. Pareto était un lecteur attentif quête des origines.
des grands manuels de Marquardt et (53) Voir les travaux de J.H. Liebe-
Mommsen, mais aussi de Fustel de Coulan- schuetz, J. Bayet, J. Scheid, etc. évoqués dans
ges. La Cité antique est, dans tout l'ouvrage, F. Héran, « Le rite et la croyance », Revue
le premier exemple donné du paralogisme de française de sociologie, 27(2), avril-juin 1986,
l'explication faussement logique des actes pp. 233 ss.
non logiques. La réflexion du sociologue
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François Hé ran
(60) Voir la préface, déjà citée, de F. n" 23, juin 1866, p. 373.
Hartog. (62) Textes 1, p. 242.
(61) Lettre du 15 mai 1866, adressée à la (63) L'évolution pédagogique en France
Revue critique d'histoire et de littérature, (1904), Paris, puf, 1969, pp. 380 et 385.
87
Revue française de sociologie
tout dire, « une seconde naissance » (p. 47). Fustel ne manque pas
d'observer que les Romains faisaient juridiquement de l'épouse la fille de
son mari, filiae loco, manière saisissante de reformuler le lien horizontal
dans le langage de la verticalité. Le principal objet du mariage dans ce
modèle n'est autre que la perpétuation du culte lignager : il s'agissait, « en
unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un
troisième qui fût apte à continuer ce culte » (p. 52). En revanche, aucune
stratégie matrimoniale ne peut permettre d'accroître le patrimoine foncier,
puisque Fustel imagine, sans preuve documentaire, que la femme n'a
aucune part à l'héritage dans sa famille d'origine. De même lui faut-il
postuler l'existence d'un « droit d'aînesse » pour assurer le fonctionnement
strict de Punifiliation : à l'origine du moins, le lignage a beau comprendre
parfois quelques milliers d'individus, il ne se segmente pas, les branches
cadettes restant subordonnées à la branche aînée.
Le thème de la propriété privée n'a donc pas chez Fustel la signification
que certains commentateurs ont voulu lui donner (65). Selon Finley, « le
sujet de Fustel était l'origine de la propriété privée, l'origine de l'Etat, et
les 'révolutions' à l'intérieur de l'Etat antique ». Cette formule tend à
rabattre sur quelques problématiques bien constituées un ouvrage dont le
dessein était justement d'établir une synthèse logique transversale à tout
les thèmes particuliers. Or, la propriété privée n'est pour Fustel qu'une
objectivation parmi d'autres de cette loi générale d'exclusion qui règle,
selon lui, toutes les institutions de la société antique. En l'occurrence,
comme le montre l'absence d'enjeux territoriaux dans le choix du conjoint,
elle n'ajoute rien au principe d'exclusion, mais contribue à fixer
symboliquement l'identité de la lignée. Le fait important est que cette identité
n'a pas de contenu substantiel; de façon quasi structurale, elle naît de la
non-confusion des lignées. A lire les commentateurs, on finirait par oublier
que la Cité consacre tout au plus vingt à vingt-cinq pages à la question
du droit de propriété, ce qui ne couvre jamais que 5 % de la pagination
totale (66). Les vastes lignages exclusifs décrits par Fustel sont très loin de
la paysannerie parcellaire et atomisée imaginée par Marx dans Le dix-huit
Brumaire. De plus, « les anciens ont fondé le droit de propriété sur des
principes qui ne sont plus ceux des générations présentes » (p. 62). Sous
l'effet des révolutions successives qui ont fait éclater les cadres antiques,
la propriété « ne découle plus de la religion, mais du travail » (p. 464). Il
est donc difficile de soutenir que Fustel sacralise la propriété au sens où
les modernes entendent ce terme.
On pourrait s'interroger longuement sur le singulier destin de la gens
ou du genos dans l'histoire de l'anthropologie. Disons seulement ici ce qui
est de nature à éclairer les rapports de Durkheim à Fustel. A partir d'une
même réalité, la possession gentilice des biens et des appellations, des
conclusions radicalement opposées ont pu être tirées, et à peu près au
(65) Voir les articles déjà cités d'Arnaldo passages dispersés essentiellement dans le
Momigliano et Moses Finley. livre IV sur les révolutions.
(66) Soit le 6e chapitre du livre II et des
89
Revue française de sociologie
même moment. Les uns, comme Morgan, Maine, Engels, mais aussi
Durkheim et ses disciples, ont mis l'accent sur Г indivision de la gens ; les
autres, moins nombreux, et Fustel est de ceux-là, ont surtout vu son
caractère exclusif. D'où la dérive vers les thèses du « communisme
primitif » et de la « communauté sexuelle » d'un côté, vers les thèses de
la « propriété privée » chez les anciens de l'autre. Le conflit ira en
s'aggravant, comme en témoignera encore, vingt-cinq ans après La Cité
antique, l'ultime article de Fustel, qui est une solide attaque contre les
tenants du communisme originel. « Les idées généralement admises
aujourd'hui sur le caractère collectif des propriétés primitives avaient le
don de l'irriter tout particulièrement », disait Gabriel Monod, qui avait
enseigné l'histoire à l'Ecole normale sous son directorat (67). Il faut avoir
ce débat présent à l'esprit pour prendre l'exacte mesure de la principale
critique adressée par Durkheim à Fustel. Le texte est souvent cité : Fustel
a « posé l'idée religieuse, sans la faire dériver de rien; il en a déduit les
arrangements sociaux qu'il observait, alors qu'au contraire ce sont ces
derniers qui expliquent la puissance et la nature de l'idée religieuse ». Bref,
« il a pris la cause pour l'effet » (68). En réalité, poursuit Durkheim, si la
religion a tant d'importance dans la famille gentilice, c'est en raison de son
organisation « segmentaire ». Les lignages (que Durkheim appelle clans)
sont autant de segments juxtaposés, chaque segment formant une unité
indifférenciée, où les individus sont interchangeables. Et Durkheim
d'évoquer « le communisme, si souvent signalé chez ces peuples ».
En écrivant ces lignes, Durkheim n'ignorait pas que Fustel avait maintes
fois polémiqué contre cette thèse. Lorsqu'il tranche pour Glasson contre
Fustel à propos de la « communauté de village », il prend parti pour un
des grands adversaires de ce dernier (69). De la même façon, quand en
1903 il range Fustel au nombre des grands précurseurs de l'histoire
institutionnelle comparée (70), l'hommage est contrebalancé par la
mention sur le même plan de G. L. von Maurer, dont l'auteur de la Cité avait
pourtant sévèrement réfuté les thèses dans son dernier article (71). Ce qui
peut faire aujourd'hui un des plus sûrs mérites de l'œuvre de Fustel, à
savoir le refus obstiné de verser dans l'illusion du communisme archaïque,
était donc devenu au tournant du siècle la principale raison de son
déclassement, le rendant proprement incitable. Durkheim partagea sans
réserve cette illusion commune et ne s'en départit jamais. Pour cette raison,
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François Héran
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Revue française de sociologie
(74) Les formes élémentaires de la vie c'est qu'elle a apporté au monde une idée,
religieuse, p. 215. l'idée monothéiste, qui pouvait servir de
(75) Ibid., p. 280. centre de ralliement à tous les peuples »
(76) Ibid., pp. 416 et 608. Il s'agit là d'un (Durkheim, Le socialisme, op. cit., p. 210).
thème saint-simonien, que Durkheim avait (77) Mauss expliqua un jour à Raymond
par ailleurs résumé en ces termes : « Le Aron qu'il avait vu les volumes de L'Année
polythéisme ancien fragmentait le genre sociologique figurer en bonne place dans le
humain en une multitude de petites sociétés bureau de Weber. Cf. R. Aron, Les étapes de
ennemies les unes des autres (...). Ce qu'il y la pensée sociologique, Paris, Gallimard,
a eu d'essentiel dans la révolution chrétienne, 1967, p. 545.
92
François Héran
ne semble pas avoir été relevé jusqu'à présent, à savoir que Weber avait
lu Fustel de Coulanges (78).
Weber, en effet, revient avec insistance sur l'exclusivisme de la religion
antique, aussi bien à l'échelle du groupe domestique et lignager (Sippe)
qu'à celle de la cité. Il souligne que le culte des ancêtres rendu par le chef
de la maisonnée « et notamment le chef de la gens » (un membre de phrase
omis dans la traduction française) a pour effet, quand il est associé à une
structure « patriarcale », de souder la gens par un lien nach aussen
exklusiv(19). Impossible d'offrir aux dieux de la lignée des sacrifices
provenant de personnes non apparentées : c'est par là que s'affirme le
principe agnatique. Comme Fustel, et avec aussi peu de documents, Weber
évoque le droit d'aînesse qui résulterait de cette législation sacrée. Les
mêmes descriptions sont étendues de la religion gentilice à la religion
poliade : « Toute association politique durable possède en règle générale
son dieu spécial qui garantit le succès politique de ses opérations. Au plus
fort de son évolution, il s'agit d'un dieu tout à fait exclusif vis-à-vis de
l'extérieur (durchaus exklusiv nach aussen) (...). Ainsi, l'étranger n'est pas
étranger seulement sur le plan politique mais aussi sur le plan
religieux » (80). A ce stade primitif, il n'existe pas encore de divinité
« interlocale » (81). Weber insiste sur le fait que cette sakrale Exklusivitàt
n'était pas seulement dirigée vers l'extérieur de la cité, mais qu'à l'intérieur
même elle excluait la plèbe. Fustel parlait de la « plèbe sans famille » et
« sans culte », Weber parle de la « plèbe sans lignage » (die sippenlose
Plebs) (82). Le rapprochement va plus loin quand il est question de la fin
du monde antique. Dans les deux cas, c'est l'avènement du christianisme
qui vient définitivement briser les exclusives du lignage et de la cité, et c'est
sur la plèbe qu'il s'appuie pour affirmer son universalisme. Si l'on ne
trouve plus dans la cité du haut Moyen Age la rituelle Exklusivitàt des
anciens, la cause doit en être cherchée, dit Weber, dans le christianisme
paulinien qui admit tout le monde aux repas communautaires, à
commencer par « la plèbe sans lignage » qui « soutenait par principe la
participation au rite sur un pied d'égalité (die rituelle Gleichstellung) » (83).
La convergence des deux auteurs tiendrait-elle simplement au fait que,
parlant des mêmes réalités, ils ne pouvaient manquer de procéder aux
mêmes constats ? Ou que, reprenant les mêmes informateurs antiques, ils
aient recueilli les mêmes informations ? En fait, il est possible de donner
(78) En dépit de son titre, « La Cité (79) M. Weber, Economie et société, op.
antique de Fustel de Coulanges à Weber... », cit., p. 440 {=Wirtschaft und Gesellschaft,
l'article déjà cité de M. Finley n'établit Tubingen, J.C.B. Mohr, 5e éd., 1980, p. 252).
aucune connexion entre les méthodes de (80) Ibid., p. 441 (édition allemande,
Fustel et de Weber, et ne consacre d'ailleurs p. 253).
que quatre pages à l'examen de La Cité (81) Max Weber, La ville ( = traduction
antique. Finley constate simplement que les par P. Fritsch des pp. 727-814 de Winschaft
préoccupations de Weber sur les relations und Gesellschaft), Paris. Aubier, 1982,
ville-campagne sont absentes de l'œuvre de p. 111.
Fustel. (82) Ibid, p. 58.
(83) Ibid, p. 58.
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nes. Rome, écrit Fustel, « était presque la seule cité que sa religion
municipale n'isolât pas de toutes les autres » (p. 428). Et plus loin :
« Comme toutes les villes, elle avait sa religion municipale (...); mais elle
était la seule ville qui fit servir cette religion à son agrandissement »
(p. 431). Voilà donc qu'entre en lice le facteur universaliste qu'attendait
l'histoire, clinamen quelque peu mystérieux puisqu'il a sa source dans
l'idiosyncrasie d'une unique cité. Mais tout s'enclenche, à commencer par
l'exogamie de cité à cité. Fustel réinterprète l'enlèvement des Sabines
comme la représentation du « droit de connubium » que les Romains
voulaient obtenir de tous leurs voisins (p. 429, note 1). Les échanges
matrimoniaux entre localités viennent briser les exclusives de la filiation
et de la citoyenneté. On comprend que Weber ait pu s'intéresser à cette
polarité, lui qui lisait dans l'histoire religieuse de l'Antiquité le premier
passage du « local » à l'« interlocal », du particularisme à l'universalisme,
et cherchait à entrevoir dans ce moment décisif l'anticipation des multiples
institutions qui nous environnent.
Le plagiat de La Cité antique dans un passage d'Economie et société n'est
pas qu'une anecdote pour historiens de la sociologie. La référence
commune de Weber et Durkheim à Fustel de Coulanges confirme, s'il en
était besoin, l'existence d'une sorte de cousinage entre la sociologie de
l'institutionnalisation du lien social et celle de l'établissement des formes
rationnelles. Nous avons déjà marqué à maintes reprises les rapports entre
démotivation et routinisation (cf. « la formule cultuelle éprouvée »). Au
sein de ce groupe clos minimal qu'est le clan, là-même où l'on pourrait
penser qu'elles nous étaient familières et directement intelligibles, il s'avère
que les formes instituées sont déjà des formalités arbitraires, des routines
qui standardisent à bon compte les pratiques. Dès lors, le problème crucial
de l'extension des institutions au-delà des frontières du groupe restreint,
dans un monde étranger d'où sont exclus le face-à-face et la saisie
immédiate du sens, se repose en d'autres termes. Entre l'étrangeté déjà
propre à toute forme démotivée dans la pratique quotidienne et l'étrangeté
des institutions supra-individuelles établies à grande échelle s'établit un
lien direct. La première prépare l'autre. D'une certaine manière, elle la
rend praticable. Sans doute sommes-nous plus sensibles à l'altérité des
institutions anciennes ou étrangères qu'à celle de nos propres pratiques,
plus impatients du joug des contraintes étatiques que de celui qu'imposent
les rites quotidiens. C'est pourquoi, dans l'histoire des méthodes d'objecti-
vation, Fustel a précédé Durkheim, et Durkheim précédé Schutz ou
Goffman. Mais sitôt qu'on la soumet à la réflexion, la pratique la plus
familière est aussi la plus étrangère, elle renferme déjà un fort coefficient
d'impersonnalité : nous sommes loin de toujours savoir ce que nous
faisons, sachant seulement que cela s'est toujours fait et qu'il reviendrait
trop cher (car cela coûterait le prix d'une révolution) d'imaginer d'autres
façons de faire. Pour reprendre l'exemple fustélien prolongé par Durkheim
et Weber, la découverte tardive des dieux inter-familiaux ou inter-locaux
ne fait qu'exposer sur le mode évolutionniste un fait de structure perma-
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nent : dès l'origine nos propres dieux nous sont aussi étrangers que les
dieux d'autrui. Constat désabusé dont la portée est double : d'un côté, il
relance toutes les tentatives, aussi nécessaires que désespérées, de
réappropriation ei de remotivation du sens. Mais, de l'autre, il rend la sociologie
possible, puisque nous sommes ainsi invités à regarder en face notre propre
part d'altérité.
François HÉRAN
Institut national d'études démographiques
27, rue du Commandeur, 75014 Paris
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