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DROIT INTERNATIONAL, DROITS DE L’HOMME ET POLITIQUE

Claude Lefort

Belin | « Po&sie »

2005/2 N° 112-113 | pages 183 à 196


ISSN 0152-0032
ISBN 9782701142227
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-poesie-2005-2-page-183.htm
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Claude Lefort

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Droit international, droits de l’homme et politique

Le droit international est-il du droit ? La question n’est pas neuve : elle fut posée dès
le lendemain de la Première Guerre mondiale quand la Société des nations se donna
pour tâche de fixer des règles auxquelles ses membres accepteraient de soumettre leurs
relations – encore qu’il ne s’agît à l’époque que d’un droit à l’échelle de l’Europe. Au-
paravant, ce qu’on avait nommé le droit des gens ne faisait que rappeler aux souverains
les limites qu’ils ne devaient pas outrepasser dans la conduite de la guerre. Quant aux
obligations qui découlaient des traités conclus entre des États, au terme d’un conflit,
leur respect dépendait de la bonne volonté des parties contractantes et chacune d’entre
elles était tentée de remettre en question le statu quo si le rapport des force se trouvait
modifié. La Société des nations, pour la première fois, prétendit assumer la responsa-
bilité de l’ordre européen en s’employant à instituer un état de paix permanent. Ce qui
ne signifiait pas, comme on l’a dit, que toute guerre était, désormais, mise hors la loi,
puisque le droit de légitime défense se voyait par elle reconnu et puisque le Pacte de
1928, dit Briand-Kellog (du nom de ses principaux protagonistes) faisait place à des
propositions relatives à un nouvel état de guerre.

Le droit international est-il du droit ? La question fait retour depuis la fin de la Se-
conde Guerre mondiale avec d’autant plus de force que les Nations-Unies définissent
les normes auxquelles devraient obéir tous les États, par-delà les frontières de l’Eu-
rope ; elles prétendent légiférer à l’échelle de la planète.
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En se situant sur le terrain juridique, les détracteurs du droit international mettent en
avant deux arguments. Le premier est que ce supposé droit ne dispose pas d’un organe
souverain muni de moyens propres de contrainte et, ainsi, susceptible de sanctionner les
États membres qui auraient violé leurs engagements. Le second est que ce supposé droit
reconnaît la pleine souveraineté des États et qu’on ne voit pas sur quelle base sociale qui
lui soit propre il prétend s’édifier. Le droit, dit-on, suppose l’existence d’une société dont
les limites sont définies et dont la cohésion se fonde à la fois sur le renoncement mutuel
de ses membres à la violence et sur la soumission à un pouvoir qui détient, selon la for-
mule de Max Weber « le monopole de la violence légitime ». Comme l’observe Agnès
Lejbowicz dans un ouvrage remarquable dont je m’inspire (Philosophie du droit inter-
national, Paris, PUF,1999), il n’y aurait, sous cette perspective, d’autre droit que le droit
interne. L’ordre de droit serait propre à l’État et se distinguerait de l’ordre international
qui serait de convention et n’exercerait pas une fonction d’intégration, mais seulement, de
convenance. Dans l’ordre de convention, chaque sujet déciderait ou non de se lier, selon
ce qui lui convient, et en sachant que les autres disposent de la même liberté d’évaluer
leur intérêt à se lier ou non. À cette argumentation on peut objecter, comme le note encore
Agnès Lejbowicz, que le droit international ne devient disqualifié que par ce qu’on le
définit en regard du droit de l’État et qu’alors, il se montre manifestement en défaut par
rapport à son modèle. Or nul juriste internationaliste ne conteste qu’il soit différent.

Première remarque : à supposer que le droit international ne recouvre que des


conventions, celles-ci n’ont pas été inventées en 1919. On en retrouve la trace aussi
loin qu’on remonte dans le temps et quel que soit le degré d’évolution des sociétés

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qu’on observe. Marcel Mauss, l’un des maîtres de la sociologie ou de l’ethnologie,
attire l’attention sur le fait qu’on ne connaît pas de sociétés isolées et que les relations
entre des sociétés au contact les unes des autres ont toujours donné lieu à des obligations
réciproques. La guerre montre Mauss dans son Essai sur le don est, en quelque sorte,
l’autre face de l’échange : au don que fait un groupe a un autre groupe doit répondre
un contre-don, lequel ouvre à l’échange, sinon il y a un motif de guerre. Le social ne se
conçoit qu’avec « l’inter-social ». Quant aux obligations auxquelles sont soumises les
relations entre individus et groupes à l’intérieur des sociétés dites archaïques, soit res-
treintes, soit même quand elles ont fusionné dans un royaume, si elles ne relèvent pas de
formules juridiques, elles sont fixées rigoureusement par la religion ou par les mythes.
Dans nombre de cas, les règles ne requièrent pas l’institution d’un pouvoir coercitif. Le
droit interne, lui-même, a son origine dans un pré-droit comme celui auquel obéissent
les relations entre sociétés distinctes. Sur ce point, les travaux de Louis Gernet sur la
Grèce ancienne restent précieux.
Deuxième remarque : le droit international moderne ne pourrait être disqualifié que
s’il aspirait à devenir le droit d’une communauté qui englobe les États, autrement dit, le
droit interne d’un super-État. Or ce n’est pas son objectif, puisqu’il reconnaît explicite-
ment la souveraineté des États. La Charte stipule, dans son article 2, que l’organisation
est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres (alinéa 1) et
qu’ « aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations-Unies à interve-
nir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence d’un État ». Alinéa
qui a suscité beaucoup de commentaires, puisqu’il semble réduire abusivement le rôle
de l’Organisation. Enfin, on doit observer que le droit international est l’ouvrage des
États, qu’il est élaboré par leurs représentants. Un tel droit est-il, pour autant, purement
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relationnel ? Il convient de se le demander. Mais on ne peut en juger qu’en prenant en
considération ses objectifs : maintien de la paix, de la sécurité collective, coopération
internationale, respect des Droits de l’homme. Ne doit-on pas admettre que le droit
international est du droit, au sens où le droit définit et cherche à établir des rapports
réguliers, entre les parties contractantes, qui se substituent aux rapports de force.

La critique du droit international trouve une autre source dans une conception pure-
ment politique des relations internationales. Les arguments, pour une part, rejoignent
ceux que j’ai signalé : à savoir, qu’il n’existe qu’un droit, le droit interne. Toutefois, ils
s’en distinguent du fait qu’ils invoquent la formation des États territoriaux, au début des
temps modernes, circonscrits dans leurs frontières (qui trouveront leur accomplissement
au xixe siècle sous la forme de l’État-nation). Ce moment marquerait l’instauration
d’une situation dans laquelle chaque État, se présentant comme une personne collec-
tive, ferait face aux autres sous la menace constante de la violence : « situation hobbe-
sienne », comme le note Raymond Aron, qui désigne l’état de nature. Dans son grand
livre Paix et guerre entre les nations (Paris, Calmann-Lévy, 1962), Aron ne néglige pas
le fait que les relations internationales s’intensifient, mais il juge que l’accroissement
des échanges, sous l’effet du commerce, les migrations de personnes, la multiplication
des organisations qui passent par-dessus les frontières des États attestent la réalité d’une
« société transnationale » sans, pour autant, affecter les caractéristiques du « système
international » qu’il définit ainsi : « l’ensemble constitué par des unités politiques qui
entretiennent les unes avec les autres des relations régulières et qui sont toutes suscep-
tibles d’être impliquées dans une guerre générale ». Ainsi faudrait-il admettre que la

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substance de la société transnationale se modifie – au point qu’on puisse parler à présent
d’un processus de mondialisation (le terme n’est pas encore accrédité du temps de R.
Aron), mais, en revanche, que le système lui-même ne change pas quand il implique un
nombre d’unités politiques de plus en plus considérable jusqu’à embrasser tous les États
de la planète. Comme mon souci n’est pas d’examiner les arguments d’Aron, je néglige
le fait que, pour accréditer la notion de système international et celle d’une essence
de la politique, il assimile abusivement, au moins un moment, les tribus, les cités, les
empires, et les États modernes, alors que son objectif est de montrer que ces États en
réalisant, chacun, la clôture d’une communauté politique (quel que soit le mode de légi-
timité, monarchique ou démocratique) deviennent radicalement étrangers les uns aux
autres et ne reconnaissent plus, chacun, que leur propre droit. Sous cette perspective, le
droit international serait, soit fictif, soit mensonger, puisqu’il ferait méconnaître le droit
que s’est arrogé chaque État de « se faire justice lui-même ». Cette dernière formule, si
l’on suit l’argument, ne s’applique pas seulement au cas de la légitime défense, puisque
nul critère ne permet de décider, en théorie, si l’objectif poursuivi par un État est ou
non légitime. Celui-ci apparaît comme seul juge de sa propre cause, soit qu’il souhaite
accroître sa puissance, soit qu’il ne veuille que protéger son indépendance.
Le droit paraît donc inconsistant et, en outre, dangereux, car en faisant de la guerre un
crime, nous dit Aron, il incite les dirigeants bellicistes à poursuivre leur combat au-delà
des limites qu’imposeraient les chances d’une négociation avantageuse, de crainte du
châtiment qui leur serait infligé s’ils n’étaient pas vainqueurs. Seule l’observation des
faits, l’intelligence des motifs de la conduite des acteurs, dans des situations variées et
à diverses époques, nous feraient découvrir les « constantes de la politique » ou même
une « essence de la politique ».
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Ces arguments se fondent sur le réalisme, mais, en fait, ce réalisme dissimule une
construction qui redouble celle de Hobbes. Celui-ci évoquait un état antérieur à l’état
social, dans lequel aurait régné la guerre de tous contre tous (sans d’ailleurs nier qu’il
pût s’agir d’une fiction) pour démontrer que l’ordre social exigeait la soumission de
chacun à l’autorité d’un seul, afin que soit préservée sa sécurité et que soit garanti
l’exercice de ses droits civils. Avec Aron, en revanche, l’état de nature n’est plus anté-
historique, il advient dans l’histoire sous l’effet de la clôture des États – chacun d’entre
eux obtenant l’obéissance de ses membres en les délivrant de la peur de la mort violente.
Mais, du même coup, l’interprétation ne peut plus se dissocier de l’exploration des faits.
Outre qu’on ne peut, je l’ai dit, confondre sous un même vocable toutes les communau-
tés politiques, traiter tous les États comme des variantes d’un même type (l’État-nation,
Aron en convient, n’est guère répandu avant 1914) on ne peut dissocier entièrement,
dans le cadre d’une analyse politique, le problème que pose la pluralité des États de
celui que pose la pluralité des régimes.

La période qui s’inaugure après la Première guerre mondiale voit la naissance d’États
multinationaux au sein desquels se développent de graves tensions entre la nation domi-
nante et les minorités. L’empire tsariste qui n’avait d’ailleurs jamais été un État-nation
bascule dans une fédération d’un nouveau genre guidée par une idéologie totalitaire.
L’État allemand est soumis au régime nazi dont l’idéologie, fondée sur le racisme et
l’antisémitisme, nourrit le projet de l’élimination des sous-hommes – un projet qui se
concrétise par la création de camps de concentration et de camps voués à l’extermina-
tion des juifs. Comment, donc, réduire la Seconde guerre mondiale à un épisode de la

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lutte permanente entre États souverains, voir en elle une illustration des constantes de
la politique ou le signe d’un retour à l’état de nature ? Comment maintenir la formule
que l’État a le droit de se faire justice lui-même ? Enfin, si l’on observe la situation qui
s’établit après la Seconde Guerre mondiale, comment décrire l’antagonisme Est-Ouest
en le dissociant de l’alternative entre deux formes de sociétés, la démocratie libérale ou
le totalitarisme qui se présente sous le couvert du socialisme ?
Le droit international ne vient pas soudainement se rabattre sur un état de nature, il
émerge de l’histoire des relations internationales qui n’ont jamais été réductibles à la
pure logique de la violence. À supposer même que l’État se caractérise par le monopole
de la violence légitime, que sa légitimité lui soit procurée par la sécurité dont béné-
ficient les citoyens qui lui sont soumis, celui ou ceux qui ont en charge l’exercice de
la souveraineté demeurent toujours dans l’obligation de confirmer cette légitimité en
cherchant à obtenir le consentement, pour le moins, un certain degré de consentement
de la population – faute de quoi, l’État s’expose au risque d’une révolution. Or comment
ignorer que cette légitimation interne s’associe à la nécessité d’accréditer la légitimité
de l’État sur la scène internationale. En particulier, la guerre -guerre d’agression ou de
défense- requiert une justification, si hypocrite puisse-t-elle être, à la fois sur la scène
nationale et la scène internationale. C’est bien, d’ailleurs, parce qu’Aron tient compte
de ce phénomène qu’il juge impossible de trouver un critère objectif de l’agression : elle
est toujours motivée. Le droit de se faire justice soi-même suppose que l’État, quelle
que soit la cause qu’il défend, impute l’injustice et la violence à ses ennemis devant son
peuple et sur la scène internationale. Hitler, lui-même, prétendait répondre à l’injustice
dont avait été victime le peuple allemand lors du traité de Versailles. Ainsi le droit
international ne vient-il à s’imposer qu’en s’appuyant sur un usage ancien du « droit
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à » et du « droit de » qui caractérisait la politique des États. La tâche des Nations Unies
est, non d’éliminer la guerre – ce qui n’est pas en son pouvoir - mais de dégager la
notion même de droit de la diversité et de l’incompatibilité des revendications qui ont
provoqué le déchaînement de la violence. Cette tâche, déjà conçue par la S.D.N. est
redéfinie quand les peuples mesurent le nombre, autrefois inimaginable, des victimes
de la guerre mondiale, combattants et civils, et quand les États, pour répondre à leurs
aspirations, doivent se montrer décidés à coopérer. Je signale, au passage, qu’un tel
projet –l’engagement des États à assurer la paix entre les nations, ne naît pas en 1919 ;
il fut pour la première fois élaboré en 1815, lors du Congrès de Vienne, au terme des
guerres napoléoniennes qui avaient marqué un tournant dans l’histoire, puisqu’elles
firent quatre millions de mort dont un million et demi de Français. C’est ce qui fit dire
à Michelet, plus tard (quand il fut revenu de son admiration pour l’Empereur) avec un
remarquable pressentiment, que Napoléon avait inauguré la « mort de masse ». Mais
les grandes puissances de l’époque ne conclurent qu’un simple traité – lequel, toutefois,
fut respecté durant près de cinquante ans. Inutile de rappeler que le thème de la paix
perpétuelle avait fait l’objet de la réflexion de philosophes depuis longtemps, notam-
ment de l’abbé de Saint Pierre, de Rousseau et de Kant. Qu’il suffise de souligner que
l’idée d’instaurer la paix par le droit international n’est pas le produit de l’imagination
de juristes chargés par les États de dissimuler leurs ambitions, mais qu’elle a un ancrage
historique, sociologique et politique.
Je reviens à la question déjà posée : le droit international est-il purement conven-
tionnel, relationnel et conditionnel (j’entends par ce dernier terme que son application
dépendrait de sa compatibilité avec le droit interne des États) ? Conventionnel, on ne

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le définit comme tel qu’en contestant qu’il est du droit : j’ai déjà mentionné l’argument
de Weber et les objections auxquelles il se heurte. Le concevoir comme purement rela-
tionnel revient à le réduire à la définition d’un droit inter-étatique. Agnès Lejbowicz
écrit, il est vrai, dans un article intitulé « La question de la justice internationale » : « le
droit est du droit que les États élaborent en commun pour atteindre des objectifs qu’ils
ne peuvent atteindre isolément et, notamment, par la seule affirmation de leur puissance
souveraine ». L’auteur ajoute : « tout en créant des organisations internationales, les
États continuent à poursuivre leur propre objectif ». Cette dernière observation n’est pas
contestable bien qu’il y ait lieu de faire une réserve : certains des objectifs qui relevaient
de leur souveraineté deviennent condamnables suivant la juridiction internationale. Un
exemple suffira : les États se voient interdire de violer le droit des minorités. Sur ce
point, les Nations-Unies n’ont pas innové en proscrivant toute discrimination à leur
égard, qu’elles soient fondées sur la race, la religion ou la langue. Le droit des minorités
avait été affirmé par la Société des nations –sans, d’ailleurs, que fussent mesurés les
dangers que recélait la nouvelle conjoncture..
Le traité de Versailles au lendemain de la Première Guerre mondiale avait eu pour
effet de remodeler la carte de l’Europe centrale et orientale, donc de regrouper dans de
nouveaux États des populations hétérogènes. Plusieurs traités furent conclus qui impo-
saient notamment « le libre usage de la langue d’une minorité dans les relations privées,
la pratique de la religion, la presse ou les réunions publiques ». Patrick Wachsmann,
auteur d’un livre intitulé Les droits de l’homme – auquel j’emprunte ces observations
– souligne que la nouveauté radicale de ces traités réside en ceci qu’ils imposent aux
États considérés des obligations à l’égard de leurs propres ressortissants (Paris, Dalloz,
1999). Ces obligations bénéficient d’une garantie internationale. Une cour de justice
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permanente avait compétence pour examiner les plaintes des victimes de discrimination
et trancher des différends. Si catégorique que soit la reconnaissance de la souveraineté
des États dans le cadre des Nations-Unies, elle continue de s’associer à l’impératif de
protection des minorités, laquelle s’applique désormais au-delà de l’Europe, à tous les
États. Je ne tiens compte que de principes qu’il importe assurément de confronter avec
la réalité. Toutefois, le droit international ne doit pas prêter à une interprétation simpli-
ficatrice. L’article 2 de la Charte stipule dans son premier alinéa : « l’organisation est
fondée sur le principe de l’égalité de tous ses membres… » et dans le deuxième aliéna,
il est précisé que les États membres doivent remplir de bonne foi les obligations qu’ils
ont assumées aux termes de la présente Charte. Ces obligations ne sont-elles donc pas
limitées, voire effacées par la reconnaissance de la souveraineté des États ? Et que vient
faire la bonne foi quand il s’agit du droit ? On peut se le demander d’autant plus que
l’article 7 que j’ai déjà évoqué stipule qu’« aucune disposition de la présente Charte
n’autorise les Nations-Unis à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement
de la compétence nationale d’un État, ni n’oblige les membres à soumettre des affaires
de ce genre à une procédure de règlement de la présente Charte ».
Le principe de la souveraineté de l’État semble donc commander celui de la non-in-
gérence dans sa politique et dans son droit interne. Mais s’en tenir là serait oublier que
le sort des minorités relève de la compétence internationale. Je disais que je n’exami-
nais que les principes ; or ils comportent une contradiction dont chacun d’entre nous a
appris qu’elle pouvait devenir explosive dans certaines conjonctures. Le gouvernement
de Milosevicz pouvait-il se prévaloir de la souveraineté de l’État pour décider du sort
du Kosovo par des moyens d’une violence extrême ? Le droit international exigeait-il

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la protection d’une minorité dont la persécution s’était poursuivie pendant près de dix
ans et dont l’existence même se voyait menacée. Les Nations-Unies n’ont pas donné un
mandat d’intervention après l’échec de la dernière négociation, à Rambouillet, en 1999.
L’Organisation avait pourtant décidé auparavant l’envoi de Casques Bleus en Bosnie,
il est vrai, sans leur donner des moyens et sans les munir d’instructions qui auraient
permis d’éviter le massacre qui eut lieu à Srebrenica. Toutefois, c’est conformément
au droit international que l’OTAN – organisme régional reconnu par les Nations-Unies
a décidé de recourir à la force. Or, le fait est que les Nations-Unies ne purent après
coup que prendre acte de la nouvelle situation et qu’elles jouèrent alors un rôle déci-
sif – qu’elles le jouent encore, en assumant la responsabilité du maintien de la paix au
Kosovo et en Bosnie par la présence de forces armées et d’administrateurs civils. Nul
meilleur exemple du conflit suscité par l’interprétation de la compétence nationale et de
la compétence internationale, et aussi de l’intrication du droit et de la politique. J’ajoute
que ce débat eut une résonance considérable dans l’opinion publique internationale –
du moins à l’échelle de l’Europe –, cette opinion se divisant en deux courants, celui des
souverainistes et celui des internationalistes, les uns niant, les autres affirmant le droit
d’ingérence dans des situations extrêmes.

La Charte de 1945, contrairement à une opinion répandue, ne se borne pas à régler


les relations des États. Son but (selon son 1er article) est de développer entre les nations
des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité des peuples et de
leur droit à disposer d’eux-mêmes – dernier principe qui est réaffirmé dans l’article 55.
Or ce principe est loin de s’accorder avec celui de la souveraineté des États, puisqu’il
admet tacitement que des peuples colonisés ou sous-tutelle sont susceptibles de faire
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valoir leurs revendications d’indépendance auprès des Nations-Unies pourvu qu’ils se
montrent capables de se donner un gouvernement et de souscrire aux obligations qui
lient les États membres. De fait, le nombre des États que comportait à l’origine l’orga-
nisation (une cinquantaine) a plus que triplé. Dira-t-on seulement que les relations inter-
étatiques se sont multipliées ? Ce serait ignorer la portée de la distinction entre peuple
et État. Agnès Lejbowicz attire l’attention sur le préambule de la Charte qui donne la
parole aux peuples. Il s’ouvre sur ces mots : « Nous peuples des Nations-Unies résolus
à… » puis, après l’énoncé des objectifs, il poursuit par ces mots : « Avons décidé d’as-
socier nos efforts pour réaliser ces desseins ». Il est vrai qu’en conséquence, mandat est
confié aux gouvernements, représentants des peuples, d’adopter la Charte et d’établir
l’organisation des Nations-Unies. Agnès Lejbowicz remarque que, dans un premier
temps, les peuples sont comme désemboîtés des États, puis réintégrés dans leur cadre.
Si formel que paraisse le désemboîtement, il n’est pas négligeable. En deça des États,
séparés, auxquel la Charte reconnaît l’égalité souveraine – et divisés puisqu’ils ont cha-
cun leurs objectifs propres – se dessine la pluralité des peuples qui trouve son expres-
sion dans des nations, lesquelles ne sont pas par essence hostiles les unes aux autres.
Les historiens du Moyen Âge ne contrediraient pas, je crois, ce tableau. En France,
du moins, le concept de nation n’apparaît d’abord que pour désigner des étrangers
provenant d’un même lieu de naissance et le vocable « français » (gens du même pays)
est employé avant que s’impose l’image de la France : celle-ci devenant liée à l’idée
d’une allégeance à un même souverain. La rédaction du Préambule peut être considérée
comme une ruse des auteurs qui s’entendraient pour apparaître comme les porte-pa-
role des peuples, mais ils déclinent leurs titres de légitimité. En outre, suffit-il de dire,

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comme le fait Agnès Lejbowicz, que le droit est élaboré par des États qui coopèrent
pour atteindre des objectifs que chacun ne pourrait atteindre isolément ? Outre qu’on
ne voit pas de quels objectifs il s’agit, c’est prêter à chaque membre une maîtrise de
son rôle dans le processus de coopération dont il y a lieu de douter. C’est écarter l’idée
que le droit international, dès lors que les États se décident à en faire l’objet d’une
délibération, les met à l’épreuve d’une exigence de logique avec laquelle leurs inté-
rêts doivent composer. Je dirais volontiers que l’élaboration en commun de principes
auxquels obéisse l’ensemble des États conduit ceux-ci à découvrir le commun comme
tel. Quoi donc ? L’espace dans lequel ils sont englobés et l’héritage d’un passé à partir
duquel ils ont pris forme et se sont différenciés.
Le maintien de la paix est assurément la tâche première que les Nations-Unies s’as-
signe car la guerre moderne ruine les peuples, contredit le processus de socialisation
qui se développe à l’échelle du monde, ébranle même l’édifice du droit interne des
États en suscitant un état d’exception ; mais la paix n’est que la condition de possibilité
de la diffusion du droit international et des droits de l’homme. Ainsi la coopération
joint-elle à l’objectif de prévenir ou régler les différends entre États, celui de définir
ce que les juristes appellent le « patrimoine de l’humanité ». De cette idée relèvent,
par exemple, un droit qui s’applique à l’espace du ciel, qui circonscrit les zones dont
les États revendiquent le contrôle au dessus de leur territoire ; un droit de la mer qui
soustrait à la liberté de navigation en haute mer des étendues contigües au littoral d’un
État et réglemente l’exploitation des fonds sous-marins. Mais ce n’est pas seulement
l’espace qui ne se laisse plus partager entre les États, comme le confirme un droit à
un environnement sain – lequel atteste l’insertion des États dans un même milieu de
vie. C’est aussi un temps commun qui se voit reconnu avec l’obligation faite à chacun
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d’entre eux de préserver sur son territoire des sites, des monuments et des œuvres qui,
en tant que témoignages de la diversité des créations humaines, ne leur appartiennent
pas. Ces nouveaux droits ne manifestent pas seulement une extension du champ de la
théorie juridique, ils naissent en réponse à des questions concrètes, inédites, surgies
au lendemain d’une guerre dévastatrice qui, en s’étendant au monde entier, a para-
doxalement donné consistance à la représentation d’une humanité en partage. Ainsi
patrimoine de l’humanité -faute de mieux, pourrait-on dire –, permet de qualifier ce
qui est inviolable dans la condition humaine. C’est négativement que cette condition se
fait reconnaître, au spectacle d’agressions qui excèdent toutes les catégories sous les-
quelles elles avaient été définies. Sous l’effet d’événements sans précédent les juristes
inventent des droits d’un nouveau genre et simultanément ces droits dévoilent l’inten-
tionnalité de l’ouvrage entier du droit international. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner
que soit rattaché à la notion de patrimoine commun le « crime contre l’humanité » qui
avait été pour la première fois établi par le tribunal militaire de Nüremberg. Il désignait
« l’assassinat, l’extermination, la réduction à l’esclavage ou tout autre acte inhumain
commis contre toute population civile, ou bien les persécutions pour des motifs poli-
tiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou ces persécutions sont commises à la
suite d’un crime contre la paix ou d’un crime de guerre ou en liaison avec ces crimes ».
Je cite le texte pour attirer l’attention sur le dernier alinéa qui ne tient pas compte des
persécutions exercées en temps de paix. Les juristes qui utilisent le concept de crime
contre l’humanité, en levant toute restriction à son application, trouvent ainsi le moyen
d’indiquer à partir de l’inhumain ce qui est essentiellement humain.

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Cependant le crime contre l’humanité ne se laisse pas concevoir sous le signe du
commun, au sens que nous donnions à ce terme ; Que voudrait dire une humanité com-
mune à tous les hommes ? La notion de crime retient l’attention : Il n’y a, en effet, de
crime que là où la loi est violée. En l’occurrence, on ne peut entendre la loi au sens de
loi positive, ou même de loi fondamentale, celle qui façonne un régime, monarchique,
aristocratique ou démocratique ou même despotique, car le despote est censé jouer un
rôle déterminant dans le maintien de l’ordre cosmique. Il faut entendre la loi qui – de
quelque manière qu’elle s’énonce – structure les rapports entre les hommes, les situe
dans un espace délimité (si restreint ou étendu qu’il soit), c’est-à-dire la loi comme
source de l’obligation d’avoir des obligations et, symétriquement, comme source du
droit à avoir des droits – pour paraphraser la formule bien connue d’Hannah Arendt.
La notion de crime contre l’humanité s’est imposée en conséquence de l’aventure du
nazisme, car celui-ci a tendu à défaire les articulations du social, à détruire la notion
même d’obligation et la notion même de droit en créant une chaîne d’identifications
du haut en bas de l’échelle sociale au détenteur du pouvoir, en effaçant la distinction
entre pouvoir et loi. Comme le note Pierre Manent, le nazisme porte la marque d’un
universalisme – c’est le signe de sa modernité – mais il exprime un universalisme
« négatif » (Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 1999). Le crime
contre l’humanité ne s’appuie pas sur la croyance à une humanité une ; il est motivé
par l’idée d’une atteinte au fondement de toutes les formes de sociétés existant, au
fondement de la sociabilité ou, permettez-moi ce néologisme, de la socialité humaine.
Il est significatif que la qualification du crime contre l’humanité ait précédé de peu
l’inscription des droits de l’homme dans la Charte des Nations-Unies. Ils sont men-
tionnés dans son Préambule et dans plusieurs articles. Le droit international, disais-je,
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ne vient pas se rabattre artificiellement sur des relations entre les États ; les droits de
l’homme ne viennent pas davantage enjoliver la prose du droit international. Ils sont
formulés sous l’inspiration de la Déclaration de 1789. Si celle-ci, dans son article I,
établit que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, elle ne traite de
leur liberté et de leur égalité qu’en les appréhendant dans le cadre d’une vie sociale.
Ne négligeons pas qu’elle est une déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle
associe libertés politiques, libertés civiles et libertés individuelles (j’insiste sur le plu-
riel) qui ne se laissent pas détacher les unes des autres.
C’est une nouvelle définition de la communauté politique qu’elle avance, en affir-
mant la souveraineté de la nation et en la fondant sur la contribution de chacun à
la formation de la « volonté générale », en affirmant que nul ne peut s’approprier
le pouvoir, en séparant l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Simultanément, un
nouveau schéma de socialisation se dessine quand il est affirmé que « tous les ci-
toyens étant égaux,(ils) sont également admissibles à toutes les dignités, les places
et les emplois publics » et quand les hommes se voient reconnus le droit à la liberté
de croyance, d’opinion et d’expression . Ces libertés sont génératrices d’un espace
public dans lequel les hommes deviennent en communication les uns avec les autres
– par exemple, le droit de parler, pour l’un, étant, pour l’autre, le droit d’entendre. Un
article précise que « la libre communication des pensées et des opinions est un des
biens des plus précieux de l’homme ».
La Déclaration de 1789 avait déjà, disais-je, une portée universelle. C’est si vrai
qu’elle stipule dans son avant-dernier article, que toute société dans laquelle la garantie
des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a pas de consti-

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tution. Elle manifeste ainsi un universalisme polémique. En revanche, la Déclaration
de l’Assemblée des Nations-Unies en 1948, dès lors qu’elle est fondée sur le consensus
des représentants des États, s’interdit de contester la validité d’aucune des Constitu-
tions établies. Le principe de la souveraineté de l’État implique celui de la non-ingé-
rence dans son droit constitutionnel. Pourtant, elle se veut universelle et, formellement,
se présente comme l’héritière de la Déclaration de 89. Son premier article commence
par affirmer, pareillement, que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en
dignité et en droit ». Et les vingt articles suivants font place aux droits fondamentaux
qui consacrent les libertés politiques, civiles et individuelles. Mais le projet démocra-
tique, manifestement à l’origine de la Déclaration, ne se formule qu’au prix de conces-
sions qui affaiblissent sa portée. En premier lieu, les droits de l’homme sont présentés
comme un « idéal à atteindre », de telle sorte que l’incitation à les faire respecter n’est
pas de nature à troubler les gouvernements de type totalitaires ou autocratiques. En
second lieu, elle s’applique, dans la plupart de ses articles, à présenter les droits comme
ceux d’un sujet défini –c’est le cas de le dire- arbitrairement, lequel est dénommé « la
personne humaine », en français, ou « every one », en anglais. Il n’est pas exclu que
le souci de réduire le droit à une propriété de l’individu ait pu satisfaire à la fois à la
demande des juristes soviétiques, car cette abstraction masquait la signification poli-
tique des droits de l’homme, et à la demande de juristes américains, peu soucieux de se
prêter à l’idée de droits qui ne soient pas réductibles à ceux des individus..
Enfin – et là est l’innovation qui porte atteinte à l’esprit de la première Déclaration
– elle introduit des articles relatifs à des droits économiques et sociaux que l’État est
invité à appliquer compte tenu de ses ressources. Il est notamment fait état d’un droit
à la sécurité sociale, d’un droit au travail et, plus précisément, d’un droit au repos et
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aux loisirs, ainsi qu’à une limitation de la durée du travail et à des congés payés pério-
diques. L’article 28 porte à son plus haut degré l’abstraction et l’illusion du concret en
énonçant : « Toute personne a droit sur le plan social et international à ce que règne un
ordre tel que les droits et libertés puissent trouver place etc. » : ce qui revient à dire que
toute personne a droit à un droit social et international… La conjonction des droits éco-
nomiques et sociaux – du moins tels qu’ils sont formulés – avec des droits politiques et
civils a pour effet d’effacer la distinction entre droits fondamentaux et droits condition-
nés. Elle atteste un compromis qui ne réussit pas à dissimuler l’opposition entre repré-
sentants de deux types de régime. La divergence est en effet, si forte qu’elle conduira à
la rédaction de deux Pactes distincts en 1966, l’un relatif aux droits politiques, civils et
individuels, l’autre relatif aux droits économiques et sociaux : nouveau compromis qui
aura, du moins, le mérite de la clarté.

Ces dernières observations sur les droits de l’homme n’induisent pas à conclure que
l’affirmation par les États de principes qui avaient été à la source de la démocratie
moderne resta sans portée et que la Déclaration n’eut d’autre effet que de masquer
le règne des rapports de force et la poursuite par chacun de ses objectifs politiques.
S’arrêter au constat que l’énoncé de ces droits n’a pas permis de procurer un cadre à
une justice internationale, ce serait oublier la fonction qu’ils ont eue dans l’opposition
au totalitarisme ; l’arme qu’ils ont constituée pour les dissidents soviétiques et les dis-
sidents dans l’Europe de l’Est. J’ai connu, en France, une époque où une large fraction
de la Gauche leur déniait toute portée politique et ne voyait en eux que l’expression
d’une protestation morale. Outre que toute forme de résistance en Union soviétique,

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morale ou religieuse, devenait de fait politique, l’action des dissidents avait tiré parti
des Accords d’Helsinki aux termes desquels les dirigeants soviétiques, devenus sou-
cieux de mettre un terme à la course aux armements, avaient accepté – sans en mesurer
les conséquences – une référence commune aux droits de l’homme. Cette référence, à
première vue, purement symbolique a contribué à ouvrir une brèche dans le système
totalitaire ; elle a procuré une caution internationale à tous ceux qui s’attachaient à révé-
ler l’ampleur du contrôle que le Parti exerçait sur le détail de la vie sociale et l’entier
assujettissement de la justice par le pouvoir politique. On ne peut négliger, non plus,
que dans la même période s’est dessiné un mouvement d’opposition se réclamant des
droits de l’homme en Amérique latine, tout particulièrement en Argentine et au Brésil,
mouvement rompant avec l’idéologie marxo-castriste et dont on mesure les effets à
considérer les changements politiques récemment survenus, non seulement dans ces
deux pays, mais en Uruguay et au Chili. On devrait observer, en outre, que depuis la
chute du communisme s’est accru considérablement dans le monde le nombre d’asso-
ciations affiliées à la Fédération internationale des droits de l’homme et d’organisations
non gouvernementales d’inspiration voisine. Elles se sont employées à faire connaître
et à dénoncer les crimes ou les transgressions du droit commis partout, y compris dans
les pays démocratiques et, tout particulièrement dans les circonstances où des États
violent, au nom d’impératifs militaires, les garanties qui sont dues aux prisonniers
et à la population civile. À présent, les méthodes auxquelles recourent les États-Unis
en Irak ou dans le camp de Guantanamo, comme celles auxquelles recourt Israël en
Palestine font l’objet de nombreuses demandes d’enquête par les organisations des
droits de l’homme et les organisations humanitaires. Celles-ci, enfin, se sont mobili-
sées avec succès pour faire adopter le statut de la Cour pénale internationale lors de la
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Conférence de Rome en 1998 (O. de Frouville, Les Temps modernes, oct.nov. 2000).
Si limitée que soit encore l’efficacité des associations des droits de l’homme, si
confuses que soient les décisions prises par les Nations-Unies, si discordantes que soient
les interprétations du droit international, on ne peut imaginer la disparition de l’Orga-
nisation, ni la répudiation du droit international par les grandes puissances, serait-ce
par les États-Unis. La guerre que les États-Unis ont mené en Irak a fait croire qu’ils
pouvaient exercer leur souveraineté sans se soucier de l’approbation des Nations-Unies
et décider eux-mêmes de ce qu’était le droit. La suite des événements enseigne qu’ils
cherchent à établir en Irak un gouvernement qui jouisse non seulement d’une légitimité
auprès de la population, mais d’une légitimité internationale ; elle enseigne qu’ils sont
en quête d’une implication des Nations-Unies dans la reconstruction de l’Irak et le
maintien de la paix civile. Qu’on pense, en outre, à la situation issue de la crise sur-
venue en ex-Yougoslavie. Une solution n’a pas encore été trouvée à une coexistence
pacifique durable entre populations d’origine ethnique différente. Mais c’est grâce à la
présence de forces armées sous mandat international, en Bosnie et au Kosovo, que la
sécurité et le fonctionnement des institutions sont pour l’essentiel assurés.
Le droit international se prête à deux fictions : l’une suivant laquelle il aurait pro-
curé aux États un langage leur permettant de poursuivre leurs objectifs propres et de
dissimuler aux yeux des peuples que leurs relations sont fondées sur une hostilité réci-
proque ; l’autre suivant laquelle l’ordre international requiert la suprématie du droit et
cette suprématie requiert la formation d’une autorité au-dessus des États qui devienne
l’organe d’une humanité souveraine. La première fiction fait ignorer que le droit inter-
national ne cesse d’être en gestation : il s’invente sous l’effet des défis que constituent

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l’usage de la violence ou la menace d’un tel usage par un État, la manifestation ou la
menace d’un conflit ethnique, -phénomènes qui sont susceptibles d’avoir des consé-
quences d’une ampleur imprévisible et à une échelle considérable, étant donné les ca-
ractéristiques du monde présent. A ces défis il faudrait d’ailleurs ajouter ceux auxquels
tentent de répondre les agences des Nations-Unies. De cette gestation, le droit pénal
donne un exemple frappant. La cour pénale internationale, qui fut créée en 1998 et vit
le jour en 2002, a pour lointaine origine la Cour permanente de justice internationale,
mais celle-ci n’avait à connaître que des différends de caractère limité, sur plainte d’un
État ou de particuliers (contestation de tel tracé de frontière, accusation de piratage etc.)
et n’était habilité qu’à émettre des avis. La Convention de 1948, pour la prévention
et la répression du crime de génocide, en revanche impliquait l’existence d’une cour
criminelle, mais l’Union soviétique s’opposa à sa formation. Un tribunal pénal ne fut
donc décidé, pour la première fois, qu’en 1992 et à la condition que sa compétence fût
limitée aux crimes commis en ex-Yougoslavie. Dans le même esprit, un second tribunal
dit ad hoc, fut établi en 94, pour juger des crimes commis au Rwanda. La création d’une
Cour pénale internationale marque donc une évolution très sensible du droit.Nombre
de juristes en avaient exclu l’idée. Or, en dépit de toutes les réticences, notamment
de celles de grandes puissances, dont la France et les États-Unis – lesquels d’ailleurs,
continuent d’exiger l’introduction d’une clause en faveur de leurs ressortissants – le
projet a fini par prendre corps.
On nierait en vain qu’il s’agit d’un progrès du droit international, mais il importe
d’observer que l’événement ne met pas fin à son ambiguïté. On y verrait à tort l’affir-
mation d’une autorité suprême dans laquelle s’imprime la souveraineté de l’humanité
aux dépens des États, puisque seules des personnes sont susceptibles d’être jugées cou-
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pables de crimes pour lesquels la Cour est compétente (crime de guerre, crime contre
l’humanité, crime de génocide). Suivant le principe qui avait prévalu à Nuremberg,
les représentants de l’État, quel que soit leur rang, notamment le dirigeant suprême,
doivent rendre compte de leur conduite, tandis que l’État lui-même ne peut être que
tenu pour responsable des dommages infligés à des victimes. Nul doute que les Nations
Unies renieraient leur constitution en énonçant la culpabilité d’un État, puisque leur
définition juridique est liée à celle de l’État. Aussi bien observe-t-on leur souci, après
une intervention militaire, de redonner à la population qu’elles prennent en charge le
sens de son unité et de l’amener à prendre conscience du rôle néfaste qu’ont joué ceux
qui dirigeaient les affaires de l’État ou se prétendaient ses serviteurs..
C’est ce souci qui, dans de telles circonstances, incite l’Organisation, soit, de pré-
férence, à susciter ou soutenir des commissions dites « réconciliation et vérité », soit
à les combiner avec l’exercice de la justice pénale. D’un autre côté, comment ne pas
admettre que la souverainté de l’État soit atteinte quand l’un de ses représentants est
traduit devant une juridiction internationale ? Quelle immixtion plus forte dans les af-
faires d’un État ? Les juristes qui le nient ne veulent pas admettre que la signification
juridique et la signification politique de la souveraineté ne sont pas entièrement disso-
ciables. En outre, la définition récente de la compétence universelle habilite un juge,
quelle que soit sa nationalité, à poursuivre les auteurs de crimes majeurs, quel que soit
le territoire sur lequel ceux-ci ont été commis. Ce statut du juge accentue une tendance
du droit international, au point de le rendre exorbitant, car il contient la menace d’une
justice qui paraîtrait arbitraire aux yeux de la population à laquelle appartiennent les
accusés et, d’ailleurs, pourrait le devenir. Le droit, disais-je, est en gestation, mais cela

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ne signifie pas qu’il soit susceptible de se délivrer des contradictions qui résultent de
l’exigence de faire valoir un principe d’universalité tout en respectant l’irréductible
pluralité des communautés politiques.
Le droit international se dérobe tant à un point de vue formaliste qu’à un point
de vue réaliste. Non seulement il se développe en réponse à des événements dont il
tente d’intégrer les effets, mais il apparaît lui-même, au lendemain de la guerre mon-
diale, comme un événement : j’entends un événement du genre de ceux qui portent la
marque de l’institution, qui ouvrent la voie à une nouvelle expérience de la vie sociale
ou intersociale.Son interprétation relève d’une phénoménologie qui saisisse les signes
de sa fonction instituante, de son historicité et de son irréversibilté.
Claude Lefort

[Ce texte est issu de deux conférences faites à Buenos Aires en septembre 2004 et à Budapest
en décembre 2004.]
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