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L E L I N G U I S T E ET L ’ I N C O N S C I E N T

FORMES SÉMIOTIQUES
COLLECTION DIRIGÉE PAR
ANNE HÉNAULT
MICHEL ARRIVÉ

Le linguiste et l’inconscient

Presses Universitaires de France


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

THÉORIE

Grammaire du français contemporain, Larousse, en collaboration avec trois autres auteurs, 1964.
La grammaire, lectures, Klincksieck, en collaboration avec Jean-Claude Chevalier, 1970.
Les langages de Jarry, essai de sémiotique littéraire, Klincksieck, 1972.
Lire Jarry, Bruxelles, Complexe et Paris, PUF, 1976.
La grammaire d’aujourd’hui, Flammarion, en collaboration avec Françoise Gadet et Michel Galmiche,
1986.
Linguistique et psychanalyse : Freud, Saussure, Hjelmslev, Lacan et les autres, Méridiens-Klincksieck, 1986.
Ouvrage traduit en anglais, en coréen, en espagnol et en portugais.
Réformer l’orthographe ?, PUF, 1993.
Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, PUF, 1994, puis Limoges, Lambert-Lucas, 2005.
Ouvrage traduit en espagnol, en italien et en portugais.
Verbes sages et verbes fous, Limoges, Lambert-Lucas, 2005.
À la recherche de Ferdinand de Saussure, PUF, 2007. Ouvrage traduit en arabe et en espagnol.

ÉDITION DE TEXTES

Peintures, dessins et gravures d’Alfred Jarry, Collège de ’Pataphysique et Cercle français du livre, 1968.
Œuvres complètes d’Alfred Jarry, 1er volume, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.

FICTION

Les remembrances du vieillard idiot, roman, Flammarion, 1977, Prix du Premier roman.
La réduction de peine, roman, Flammarion, 1978.
L’horloge sans balancier, roman, Flammarion, 1983.
L’éphémère ou la mort comme elle va, recueil de nouvelles, Méridiens-Klincksieck, 1989.
Une très vieille petite fille, roman, Champ Vallon, 2006.
La walkyrie et le professeur, roman, Champ Vallon, 2007.
26 bis rue Pougens, roman, Champ Vallon, 2009.

ISBN 978-2-13-056977-0
ISSN 0767-1970
Dépôt légal — 1re édition : 2008, octobre
© Presses Universitaires de France, 2008
6, avenue Reille, 75014 Paris
Ce livre est dédié à la mémoire
de Jacques Anis (1953-2005)
SOMMAIRE

Avant-propos 1

Chapitre Premier – Un linguiste lecteur de Freud 9

Chapitre VII – Mots et choses chez Freud 29

Chapitre III – Les mots dans l’inconscient, ou comment faire d’un


mot une chose 53

Chapitre IIV – Freud, le métalangage et l’autonymie 69

Chapitre IIV – Lacan grammairien 89


1 / « L’inconscient structuré comme un langage » 89

2 / La grammaire française modèle de l’inconscient ? 102

Chapitre IVI – Saussure était-il lacanien ? 125

Chapitre VII – Le sexe et la mort dans le langage 149

Index des noms 179

Index des notions 183


AVANT-PROPOS

Un linguiste, parler de l’inconscient ? Mieux (ou pis ?) : écrire un


livre sur l’inconscient ? Cela s’est déjà vu, certes. Plusieurs noms et plu-
sieurs titres viennent immédiatement à l’esprit. Mais qu’on y réflé-
chisse : le cas, tout compte fait, n’est point si fréquent. Le plus souvent,
le linguiste qui se mêle, sans trop s’emmêler, de l’inconscient est de sur-
croît analyste, et c’est sa qualité d’analyste, tout court, qu’il allègue.
Quand il ne l’est pas – et parfois même quand il l’est... – il risque fort
de se heurter, comment dire ? à une certaine mauvaise volonté, ou, à
tout le moins, une prudente réserve des analystes. Leurs réactions sont
diverses, du silence absolu à l’indignation la plus bruyante, en passant
par la curiosité étonnée et, parfois, par l’estime. Et les linguistes ? Il
faut bien avouer qu’à quelques rares, et notables, exceptions près, ils
s’intéressent assez peu aux problèmes de l’inconscient. Souvent les
curiosités de leurs collègues pour la psychanalyse ne leur paraissent
guère relever que du hobby pittoresque.
À vrai dire, on peut comprendre ces réactions. Le linguiste quand
il s’aventure dans les terres inconnues de l’inconscient ose franchir la
frontière sacro-sainte des disciplines. Ce qui suffit à le faire suspecter
tant par les analystes que par les linguistes. Qu’on ne proteste pas :
je pourrais donner quantité de preuves de ce que j’avance, d’autant
plus pertinentes qu’elles ne me concernent pas personnellement. C’est
pour une part la conséquence d’un phénomène spécifiquement fran-
çais, au moins dans ce qu’il a de tranché : la séparation rigoureuse
des disciplines, telle qu’elle est institutionnellement appuyée par diver-
ses structures, tant dans l’enseignement et la recherche que dans
l’édition. La situation est profondément différente dans de nombreux
autres pays.
2 Le linguiste et l’inconscient

Toutefois cet aspect des structures intellectuelles françaises n’est pas


seul en cause dans le cas du linguiste aux prises avec l’inconscient. Il
faut en outre tenir compte du caractère particulièrement étanche de la
limite qui sépare l’inconscient de tout autre objet possible pour un dis-
cours, scientifique ou non1. Et le réserve, selon eux, aux seuls analystes.
J’ai déjà franchi, à deux reprises, la frontière interdite. Par mes
livres Linguistique et psychanalyse (Méridiens-Klincksieck, 1986) et Langage
et psychanalyse, linguistique et inconscient (PUF, 1994, puis Lambert-Lucas,
2005). Je la franchis une fois de plus aujourd’hui. Je ne cherche pas à
m’excuser : je n’ai pas à le faire, j’adore franchir les frontières inter-
dites. J’en ai franchi plusieurs autres, par exemple celle qui sépare le
champ des « linguistes » de celui des « littéraires », ou celle qui se
dresse entre l’écriture « scientifique » (enfin, celle qu’on qualifie ainsi) et
l’écriture « fictionnelle » (enfin, celle que, derechef, on qualifie ainsi).
Est-il certain qu’elles soient à ce point séparées ? Pour ma part, je n’en
crois rien. Et je me suis parfois hasardé à brouiller les critères : ainsi
dans le dernier chapitre de À la recherche de Ferdinand de Saussure (PUF,
2007). Mais bien sûr les institutions résistent...
Je ne cherche même pas à me justifier. Je souhaite simplement
expliquer comment et pourquoi j’en suis venu, depuis déjà longtemps,
à écrire sur l’inconscient, et pourquoi je continue. Je vais donc donner,
pour quelques pages, très brèves, qu’on se rassure, dans une très simple
et très naïve autobiographie intellectuelle.
Des études littéraires classiques m’ont mené à l’agrégation de gram-
maire. De grammaire, oui, point de lettres. J’ai eu, de tout temps, un
goût marqué non pour l’acquisition des langues (j’ai assez peu le « don
des langues », qui n’est pas aussi mythique qu’on le dit) mais pour leur
description. À la grande surprise de mes parents, j’avais, enfant et ado-
lescent, pour livres de chevet des grammaires (latine, grecque, alle-
mande, auxquelles s’ajoutaient toutes celles qui me tombaient sous la
main) plutôt que des romans, car des bandes dessinées il n’était, en ces
temps très anciens, pas encore question. Et je revendiquais sans honte
la qualité de « fort en thème ».
Muni de l’agrégation, je me suis mis en tête de préparer une thèse.
Une bonne grosse thèse d’État, comme il était indispensable en cet âge
voisin de la préhistoire qu’était l’avant-mai 68. J’ai d’abord pensé à

1. Qu’on n’aperçoive ici aucune intention polémique : mon « discours scientifique ou non » vise
seulement à m’épargner la peine, inutile dans le cadre de ce livre, de poser la question de la scien-
tificité de la psychanalyse.
Avant-propos 3

l’histoire de la grammaire latine. Et puis, le souvenir d’une lecture faite


en classe de première, sur le conseil de l’excellent Philippe Van Tie-
ghem, reprise en classe de philo pour un exposé dans le cours, devenu
facultatif, du même Van Tieghem, m’a amené à la littérature française.
Enfin, une littérature assez singulière : celle d’Alfred Jarry, à commen-
cer par l’illustre Ubu roi, qui, comme on sait, « n’est pas de lui »,
comme disent bêtement, mais d’une certaine façon avec raison, les
analphabètes en ’pataphysique.
Restait un problème : comment concilier l’objet « littéraire », enfin,
donné comme tel, et mon goût pour la grammaire, qui s’était trans-
formé en goût pour la linguistique ? C’était le début des années 1960.
La stylistique continuait à vivoter, la sémiotique commençait à pointer.
C’est un mixte des deux qui m’a conduit, sous la houlette à la fois
bienveillante et désinvolte du bon recteur Antoine, à écrire une thèse à
laquelle j’ai donné pour titre Les langages de Jarry, essai de sémiotique litté-
raire. L’ouvrage, achevé depuis 1970, a été publié en 1972 chez Klinck-
sieck. En même temps que le premier volume des Œuvres complètes de
Jarry dans la Pléiade, que j’avais été contraint, faute, à l’époque, d’édi-
tion satisfaisante, de préparer à mon usage personnel.
Faut-il dire que de la psychanalyse je ne connaissais, au moment de
me lancer dans ma thèse, que les vagues traces que m’avaient laissées
mes souvenirs de la classe de philo ? Même pas de la khâgne. Car je ne
me rappelle pas que Louis Guillermit ni Maurice Savin aient jamais
vraiment parlé à leurs khâgneux de Freud ni de l’inconscient. Le pre-
mier, d’une admirable austérité, se souciait essentiellement de Platon et
de Kant, non sans citer parfois le Cours de linguistique générale de Ferdi-
nand de Saussure. Le second, moins austère – il avait publié un beau
roman – était animé par le modèle d’Alain, dont il avait été l’élève. Il
consacrait des monologues ininterrompus de deux heures à Hegel – il
le qualifiait, à son sens flatteusement, de « gros fromage » – et à quel-
ques autres, mais, sauf oubli total, jamais à Freud. Le nom de Lacan,
en cette fin des années 1950, pouvait (devait ?) leur être inconnu : il fal-
lait être bien introduit dans le milieu psychanalytique – ils ne l’étaient,
je crois, ni l’un ni l’autre – pour connaître les propos et les publica-
tions, encore assez confidentiels, du « Dr Lacan », dont la notoriété ne
dépassait pas les limites d’un cercle assez fermé.
C’est ma lecture, obstinée, de Jarry qui m’a amené à lire Freud et à
découvrir Lacan.
Pour Freud, ce fut assez simple. La permanence absolue des thèmes
sexuels, partout chez Jarry – sauf dans Ubu roi, où leur effacement
4 Le linguiste et l’inconscient

apparent ne fait que dénoncer leur présence souterraine – était une


incitation suffisante pour me plonger dans les œuvres de Freud, à
l’époque éditées en français de façon disparate. La forme de récits de
rêves qu’affectent de nombreux fragments des Minutes de sable mémorial
m’incitait particulièrement à lire L’interprétation des rêves, et à y découvrir
les manipulations verbales qui y sont constantes. Je commençais à y
reconnaître, à certains traits, celles auxquelles se livre Saussure dans sa
recherche des Anagrammes, telles que Starobinski commençait,
depuis 1964, à les révéler. Quant à L’amour absolu, ce très bref et peu
connu roman de Jarry met en scène l’Œdipe de façon si flagrante
qu’on peut se demander qui de Freud ou de Jarry est le précurseur de
l’autre : j’en reparlerai dès le chapitre premier.
Pour Lacan, ce fut plus indirect. C’est un peu par hasard, je crois
bien, qu’au cours des recherches bibliographiques prétendues « exhaus-
tives » qui s’imposaient pour la thèse que j’ai repéré le nom d’un cer-
tain « Dr Jacques Lacan ». Il avait, me disait-on, plusieurs fois cité
l’œuvre de Jarry. J’entreprends, non sans peine, d’exhumer les publica-
tions – actes de mystérieux et prestigieux congrès, périodiques inconnus
dans les modestes bibliothèques littéraires que je fréquente – où ses
remarques ont été publiées. Mais j’y renonce vite : la thèse avance,
nous sommes en 1966, et on annonce pour un avenir très proche la
publication des Écrits de Lacan. Je patiente donc quelques mois, les
Écrits paraissent en effet en octobre 1966. Je les acquiers aussitôt. Je
découvre, avec un intérêt tout de même légèrement déçu, les deux brè-
ves, quoique suggestives mentions qui sont faites de l’œuvre de Jarry1.
Je ne me contente pas de ces quelques lignes : je m’attaque à la lec-
ture complète des Écrits. Les difficultés, au début, sont considérables
pour un agrégé de grammaire (et d’ailleurs pour tout autre lecteur). Je
constate cependant deux aspects évidents du texte de Lacan. D’une
part il pose, avec insistance, que « l’inconscient est structuré comme un
langage ». D’autre part il se réfère, de façon presque aussi insistante, à
plusieurs linguistes, et notamment à l’un d’eux : Ferdinand de Saus-
sure. Il utilise à plusieurs reprises ce qu’il appelle l’ « algorithme du
signe », qu’il extrait, non toutefois sans lui apporter de considérables
modifications, du Cours de linguistique générale.

1. La première, p. 609, à propos de l’expression « pouvoir sentir son analyste », commente de


façon intéressante, mais tout de même trop rapide, la notion paradoxale de « sens littéral ». La
seconde, p. 660, analyse le -R- infixé dans le mot merdRe, très pertinemment, mais tout de même
trop brièvement, qualifié de « mot d’avant le commencement ».
Avant-propos 5

Engagé dans une thèse qui, de la stylistique, passe à la sémiotique,


je me sens, ou me veux linguiste – en dépit de la séparation alléguée
plus haut. J’ai collaboré à un manuel de grammaire française, et j’ai
écrit deux ou trois articles de syntaxe et de sémantique. Je lis Saussure
depuis plusieurs années, et je m’apprête à lui consacrer un chapitre
dans un ouvrage d’initiation à la linguistique. En somme je me flatte,
bien naïvement, certes, d’avoir quelques idées sur la structure du lan-
gage. J’apprends que l’inconscient est structuré comme un langage.
Sans trop faire attention à l’article indéfini qui, dans la formule de
Lacan, affecte le nom langage – ce qui, bien sûr, change tout ; sans trop
prendre garde au comme, qui laisse, quand même, quelque indépen-
dance aux deux objets donnés comme analogues ; sans trop tenir
compte de tout cela, je me dis – oh ! qu’on se rassure ! par pour beau-
coup plus d’un instant – que je sais comment est structuré l’inconscient.
Oui, telle est à l’époque ma naïveté. Mais je gage qu’elle a été aussi
celle des linguistes de ma génération quand ils se sont jetés sur les
Écrits. En outre, je crois comprendre les schémas par lesquels le Cours de
linguistique générale représente la structure du signe. Quoique légèrement
déconcerté par les mutations, très spectaculaires, quoique non dites,
que Lacan lui apporte, je me persuade que ces schémas qui me sont
devenus familiers me donnent un accès direct à l’inconscient structuré
comme un langage.
Certes, il faut déchanter assez vite. Pour toutes sortes de raisons qu’il
n’est sans doute pas utile de rappeler dès maintenant : elles ont été, à des
degrés divers, énoncées dans les nombreux textes, dont les miens, qui
ont décrit, je reste à Saussure, les discordances qui apparaissent entre les
schémas du Cours de linguistique générale et ce que Lacan nomme l’ « algo-
rithme saussurien ». Certaines de ces discordances seront évoquées,
quoique de façon inversée, dans le chapitre VI, « Saussure était-il laca-
nien ? » Mais, pour quitter Saussure, enfin, le Saussure explicite, j’ajoute
une raison supplémentaire. Au cours de ma lecture des Écrits, je
découvre, presque aussi redondant que celui de « l’inconscient structuré
comme un langage », un autre axiome lacanien : « Il n’y a pas de méta-
langage. » D’autant plus étonnant que souvent il voisine avec la réaffir-
mation de l’autre aphorisme. Pour le linguiste que je suis, la compatibi-
lité des deux assertions fait problème. Le langage, même s’il se présente
sous la forme d’un langage, n’est pas séparable du métalangage. La pra-
tique du linguiste est, constamment, celle du métalangage. Comment
est-il possible de parler d’un objet, l’inconscient, structuré comme un
langage et de dénier le métalangage ? La question est fondamentale. Elle
6 Le linguiste et l’inconscient

sera constamment sous-jacente dans les chapitres qu’on va lire, et don-


nera lieu au chapitre IV : « Freud, le métalangage et l’autonymie ».
Le livre que je publie aujourd’hui n’est pas, ne pouvait pas être, un
traité des relations entre langage et inconscient, ni même entre linguis-
tique et psychanalyse : le champ est trop étendu, le terrain est à la fois
tourmenté et glissant. La visée de mon livre est beaucoup plus modeste.
Il cherche à rendre compte de la démarche d’un linguiste cherchant à
entrer par la voie du langage dans le domaine de l’inconscient.
Où le conduit-elle, cette voie ? Et par quelles « grand-routes » ou
quels « sentiers d’éléphants », pour citer Lacan1 ? Je pourrais en rester
là, et inviter le lecteur à me suivre en cette longue – mais peu péril-
leuse – errance. Je crois cependant utile de jalonner un peu plus préci-
sément l’itinéraire qui a été suivi.
Le chapitre introductif conserve peut-être quelques traces de l’indis-
crète autobiographie intellectuelle qui s’affiche dans cet Avant-propos.
D’une certaine façon, c’est le récit de la lecture de Freud par un lin-
guiste. Il faut, certes, se méfier des lectures des spécialistes : ils sont ten-
tés de ne tirer des textes qu’ils lisent que ce qui concerne leur spécialité.
Un mathématicien pourrait lire Freud, et ne retenir de sa lecture que
les allusions, non nulles, certes, et souvent intéressantes que Freud fait à
l’arithmétique ou à l’algèbre : l’une de ces allusions sera citée et com-
mentée dans le chapitre IV. Le linguiste que je suis a procédé de la
même façon. Sa lecture de Freud a été volontairement myope. Il a
retenu tout ce qui touche au langage. Au langage dans tous les sens :
du plus large – cette faculté humaine qu’on met en œuvre dès qu’on
parle, et même quand on garde le silence – à d’autres moins extensifs,
notamment ces deux activités qui reçoivent de la lettre – gr0mma, lit-
tera – le même nom, l’une en grec, la grammaire (gramma-tikP), l’autre
en latin, la littérature (littera-tura).
Cette lecture de Freud était-elle aussi myope que le lecteur le crai-
gnait au départ ? Chemin faisant, il s’est progressivement avisé que,
peut-être, sa myopie était bénéfique : paradoxalement, elle lui paraissait
devenir la condition de sa lucidité. Il s’est trouvé confirmé dans ses
soupçons quand il a découvert la formule par laquelle Freud, en 1926
– c’est dans La question de l’analyse profane – décrit, à l’usage d’un « inter-
locuteur ignorant, mais impartial » la pratique de la psychanalyse :
entre le « patient » et le « médecin », « il ne se passe rien d’autre que

1. Dans Le Séminaire, Livre III : Les psychoses, p. 327.


Avant-propos 7

ceci : ils se parlent ». La psychanalyse est un exercice du langage. Pour-


quoi le linguiste garderait-il là-dessus le silence ?
Il était évidemment impossible de conserver la totalité de cette lec-
ture de Freud. Je n’en ai gardé que les éléments qui m’ont semblé les
plus pertinents. Parmi eux on trouvera, une confrontation qui, peut-
être, étonnera, entre Freud et Jarry à propos d’Œdipe. Littérature ?
Certes. Mais la littérature est envisagée ici, comme le fait Freud,
comme une pratique du langage. Elle entre donc de plein droit dans le
champ de ce livre.
Les trois chapitres suivants ont pour visée de préciser certains
aspects de la réflexion de Freud sur le langage. Le chapitre II pose la
question des mots et des choses. Problème fondamental : c’est la dis-
tinction entre les « représentations de mots » et les « représentations de
choses » qui, posée par Freud dès 1891, lui fournit le moyen de
« reconnaître » l’inconscient, selon la formule solennelle qu’il emploie
en 1915 dans l’illustre article qui porte pour titre le nom de
« L’Inconscient ».
Le chapitre III revient sur le mot, mais un mot spécifique : celui qui
se rencontre dans le rêve. C’est un récit de rêve, le rêve du PARA-écri-
vian, qui donne sa substance à ce chapitre. Analogue, en plusieurs
points, au célèbre rêve freudien de l’autodidasker, dans la Traumdeutung, il
permet de poser, sur le vif, le problème central de la transformation du
mot en chose.
La solution qui est suggérée au cours de ces deux chapitres éclaire,
peut-être, le problème du mot dans l’inconscient : y est-il présent ? Et
sous quelle forme ? En est-il absent ? Question au plus haut point con-
troversée, pour les arguments qu’elle donne, selon la réponse qu’elle
reçoit, aux partisans ou aux adversaires de « l’inconscient structuré
comme un langage ».
Le chapitre IV pose le problème du métalangage chez Freud,
notamment sous les espèces de l’autonymie, cette utilisation du langage
qui permet de désigner les mots : « Chaussure est un nom féminin. »
Une question est constamment présente dans ce chapitre : dans quelle
mesure Freud est-il à l’origine de l’aphorisme lacanien « Il n’y a pas de
métalangage » ?
De Freud on est progressivement passé à Lacan. Le chapitre V est
une longue enquête sur ce qu’il en est de la grammaire – et, plus généra-
lement, de la linguistique – dans l’enseignement de Lacan. On cherche à
illustrer par les détails de la réflexion de Lacan sur de modestes problè-
mes grammaticaux – certains temps du verbe, les pronoms personnels
8 Le linguiste et l’inconscient

de première personne, le ne « explétif » – le sens précis qu’il donnait à


l’aphorisme « L’inconscient est structuré comme un langage ». On ne
manque pas de s’interroger sur le choix spécifique qui est fait, presque
sans exception, de la grammaire d’une langue : le français.
Dans le chapitre VI on assiste au retour en force de Saussure. Pour
aborder dans ce chapitre le problème de la relation entre Lacan et
Saussure de façon renouvelée, j’en ai inversé la chronologie. Qu’on se
rassure : cette inversion n’est qu’apparemment ludique. Elle permet, je
crois, d’apercevoir plus clairement certains traits, jusqu’à présent occul-
tés, de cette relation.
Le chapitre VII a un statut complètement différent. Le linguiste
cesse de lire les analystes. Ce sont désormais les linguistes qui sont
interrogés – dans leurs propos et leurs silences – sur deux problèmes :
la présence dans le langage du sexe et de la mort. Sans complètement
négliger le lexique, j’ai privilégié la morphologie : la question qui est
posée se formule donc ainsi : qu’en est-il du sexe et de la mort à l’égard
de la morphologie des langues ?
Si on me demande où en est l’inconscient dans ce dernier chapitre,
je laisse au lecteur le soin de le découvrir, non sans lui rappeler, pour le
mettre sur la voie, la célèbre formule de Damourette et Pichon : « Le
système grammatical [dans leur patois, ils disent taxiématique, mais c’est
à peu près la même chose] d’une langue baigne en grande partie dans
l’inconscient. »

Avertissement relatif à la bibliographie

Visant le confort et, si possible, l’agrément du lecteur, j’ai choisi pour les indica-
tions bibliographiques les solutions suivantes :
1. Les ouvrages et articles allégués ou cités sont énumérés à la fin de chaque cha-
pitre. Au prix, modique, de quelques répétitions, cette solution évite des recherches
fastidieuses dans une trop abondante bibliographie générale.
2. Les textes cités sont, chaque fois que cela a semblé utile, référencés par la mention
complète du titre de l’item, accompagné de sa date. Je ne recours à la référence
par la seule date que dans le cas où il n’y a aucun risque d’ambiguïté. J’utilise
l’abréviation p. (éventuellement pp.) pour introduire le numéro de la (ou des)
pages. Cette solution évite les mentions parfois jugées énigmatiques du type
2006 : 72, à comprendre : item cité dans la bibliographie comme publié
en 2006, p. 72.
CHAPITRE PREMIER

UN LINGUISTE L ECTEUR DE FREUD

Par où commencer ? Vieille question, toujours bonne à poser. Pour-


quoi pas par le commencement ? Non : il convient, certes, de situer
avec précision le commencement. Mais il faut remonter bien avant
pour repérer de quelle façon s’est posé, historiquement, le problème du
langage dans ses relations avec l’inconscient.
Le commencement ? L’arbitraire, ici, s’impose. Convenons de le
dater du moment où la psychanalyse a été nommée. L’événement sur-
vient en 1896, dans un article que Freud publie, en français, sur
« L’hérédité et l’origine des névroses » :
Je dois mes résultats à l’emploi d’une nouvelle méthode de psychoanalyse (sic,
Freud confère au néologisme qu’il forme en français l’aspect qu’il conservera en
allemand1) au procédé explorateur de J. Breuer, un peu subtil, mais qu’on ne sau-
rait remplacer, tant il s’est montré fertile pour éclaircir les voies obscures de l’idéa-
tion inconsciente (Œuvres complètes, t. III, p. 115).

Quel est ce « procédé explorateur un peu subtil » qui est propre à


« éclaircir les voies obscures de l’idéation inconsciente » ? Freud le rap-
pelle dans son article. Car – c’est pour cela qu’il faut remonter avant le
commencement – le « procédé » a été élaboré dans un passé déjà éloi-
gné. C’est en 1880, seize ans avant, que Joseph Breuer, collègue et ami
de Freud, mène la cure d’une jeune personne autrichienne, Bertha
Pappenheim, qui passera à la postérité sous le pseudonyme monosylla-
bique qui lui est donné : Anna O. C’est la patiente elle-même qui
trouve le mot juste pour désigner la cure à laquelle elle est soumise :

1. Ce n’est qu’en 1909 que le mot français prendra, dans un article du Journal de psychologie normale
et pathologique, sa forme moderne psychanalyse.
10 Le linguiste et l’inconscient

[...] il devenait parfois difficile, même sous hypnose, de la faire parler. Elle avait
donné à ce procédé le nom bien approprié et sérieux de talking cure (cure par la
parole) et le nom humoristique de chimney sweeping (nettoyage de cheminée) (« His-
toires de malades », in Études sur l’hystérie, 1895-1981, pp. 21-22).

Nous sommes bien avant le commencement. La psychanalyse


n’existe pas encore : elle n’est pas nommée. La cure pratiquée par
Breuer n’est pas conforme à celle que Freud mettra en place plus tard.
Elle s’accompagne encore de différents gadgets, comme l’hypnose
– nommément alléguée dans le texte – et les médicaments, dont Breuer
fait un usage intensif. Et pourtant dès cette époque s’affiche la
connexion entre cure et parole1. De la part de la personne qui a le plus
d’autorité pour la signifier : la patiente elle-même. Comment la quali-
fier, cette connexion ? Intime serait insuffisant, consubstantielle inexact : la
cure ne se confond pas avec la parole au sens habituel du terme.
Disons-la simplement essentielle : la parole est indispensable à l’être
même de la cure.
Freud, on le sait, ne fera, dans la suite, qu’apurer la pratique de la
cure, en en éliminant tous les éléments annexes – hypnose, attouche-
ments, médecines et autres gadgets – dont elle pouvait s’accompagner
originellement.
Il convient de relever un point souvent occulté. La cure est liée à la
parole, certes. Mais elle n’est pas indifférente à la langue. À moins que
la langue ne soit pas indifférente à la cure. Anna O. est autrichienne,
sa langue maternelle est l’allemand. Et pourtant, à un moment de sa
cure, elle renonce totalement à l’allemand pour ne plus pratiquer que
l’anglais. C’est l’anglais qu’elle utilise pour dénommer la talking cure.
Breuer remarque à deux reprises cette substitution d’une langue
seconde à la langue maternelle :
La paraphasie disparut, mais elle ne s’exprimait plus qu’en anglais, en apparence
sans s’en rendre compte ; [...] quelques mois plus tard seulement j’arrivai à lui faire
comprendre qu’elle utilisait l’anglais. Toutefois elle n’avait pas cessé de com-
prendre son entourage qui s’exprimait en allemand (pp. 17-18).

1. Sans doute Freud et Breuer s’arrangent-ils, dans les présentations successives et évolutives qu’ils
feront des événements – car ils y reviendront à plusieurs reprises – pour marquer leur priorité par
rapport à Pierre Janet dans l’élaboration d’une méthode cathartique elle-même aux origines de la
psych(o)analyse. Les anecdotes prolifèrent, rapportées par de nombreux chroniqueurs, et utilement
résumées par Roudinesco et Plon (1997), sv. Pappenheim. Elles n’affectent pas l’essentiel : l’insis-
tance des deux protagonistes sur la fonction centrale de la parole dans la cure est un trait constant
de leurs propos. Le fait même que Freud y revient inlassablement est une preuve de l’importance
capitale qu’il attache à ce point de doctrine.
Un linguiste lecteur de Freud 11

Ainsi la compétence passive subsistait : Anna O. continuait à


comprendre l’allemand. Mais la compétence active avait disparu : au
moins pour la cure, elle n’utilisait que l’anglais. Et, Breuer le signale,
quoique de façon quelque peu ambiguë1, elle ne s’en avisait pas. Le
problème n’est pas de ceux qui déterminent le plus d’intérêt de la
part des commentateurs : Roudinesco et Plon n’en parlent pas dans
l’article, par ailleurs long et détaillé, qu’ils consacrent à Bertha Pap-
penheim. Il est cependant au plus haut point intéressant. Il révèle en
effet une question centrale : l’inconscient pourrait-il être en relation,
de quelque façon, non seulement avec le langage, mais encore avec
telle ou telle langue, dans sa spécificité ? Je ne peux m’empêcher de
penser ici à la figure du Président Schreber et à sa fameuse
Grundsprache, « langue fondamentale » ou « langue de fond » selon les
traducteurs. Cette Grundsprache, Freud le dit explicitement dans une
note souvent inaperçue des « Remarques psychanalytiques sur un cas
de paranoïa » (1910-1993, p. 285), est une « version » de l’inconscient.
Il se trouve que la Grundsprache, c’est une langue spécifique : l’alle-
mand, et même, si j’ose dire, un allemand très allemand, solennel,
hiératique, et pourvu de certaines propriétés qu’il a en commun avec
l’inconscient : ainsi celle de permettre à un mot de signifier son
propre contraire. Ici Schreber rencontre Abel et sa spéculation sur
« Le sens opposé des mots primitifs », qui, il faudra bien le rappeler
en deux mots quelque part, a tant séduit Freud. Se pourrait-il donc
que l’inconscient fût pour un Allemand – ou un germanophone –
structuré comme l’allemand, structuré comme le français pour un
Français ? On verra dans le chapitre V que Lacan, avec une sorte de
timidité d’autant plus significative qu’elle lui est en général fort inha-
bituelle, en vient, dans la suite de Damourette et Pichon2, à s’en poser
explicitement la question.
On remarque avec intérêt que la première mention qui est faite par
Freud de la « psychoanalyse » s’appuie sur le procédé de la talking cure,
même s’il n’est pas explicitement nommé.
La force des choses m’a conduit à adopter l’ordre chronologique.
Je ne le respecterai pas constamment. Mais pour l’instant je continue

1. On aura remarqué le « en apparence » par lequel il modalise sa remarque sur le fait qu’Anna
« ne se rendait pas compte » qu’elle parlait anglais.
2. Je signale une fois pour toutes qu’à la différence de Lacan et, d’une façon générale, des ana-
lystes quand ils parlent du « monstre dicéphale », je cite systématiquement les noms des deux têtes
dudit monstre. Sauf, naturellement, cela arrive, quand Pichon est le seul auteur. Le cas se ren-
contre aussi pour Damourette, mais pour des travaux extérieurs aux sujets traités ici.
12 Le linguiste et l’inconscient

à le suivre, et je passe de 1880 à 1891 – on est encore avant le com-


mencement. C’est en 1891 que Freud publie Zur Auffassung der Apha-
sien, généralement traduit par Contribution à la conception des aphasies.
Ouvrage d’un intérêt strictement technique ? Point du tout. Le jeune
neurologue qu’est encore Freud s’ébroue avec virtuosité dans tous les
aspects physiologiques du problème des aphasies, dont il connaît la
bibliographie de façon parfaite. Mais il procède, en complément, à
une mise en place du Sprachapparat, « appareil de langage », et décrit
par un schéma très... parlant les relations entre « représentations de
mots » et « représentations de choses ». Point encore, à cette époque
précoce, de relation explicite entre cette théorie du langage et l’in-
conscient, même si une lecture attentive permet d’en deviner
l’ébauche. C’est dans le chapitre II que sera décrite la connexion qui
s’établit entre l’analyse de l’Auffassung et la conception de l’Inconscient
qui sera mise en place dans l’illustre article précisément intitulé « L’in-
conscient », publié en 1915.
C’est pour la suite que je suis amené à bouleverser quelque peu,
dans ce premier chapitre, la chronologie des publications. Je passe, ici,
sur les trois grands livres des années 1900 : la Traumdeutung de 1900
(Interprétation des rêves), la Psychopathologie des Alltagslebens de 1901 (Psycho-
pathologie de la vie quotidienne) et le Witz und seine Beziehung zum Unbewussten
de 1905 (Le mot d’esprit et ses relations à l’inconscient)1 : il en sera question
dans les trois chapitres suivants. Et j’arrive à un texte qui, bizarrement,
reste encore assez méconnu. Il s’agit de « L’intérêt de la psychana-
lyse ». Nous sommes cette fois en 1913. La psychanalyse a déjà trouvé
sa place comme pratique thérapeutique et scientifique. Freud en est
devenu presque illustre. Il est sollicité par un périodique italien de très
haute vulgarisation scientifique, la revue Scientia : il s’agit de présenter
la psychanalyse à ses lecteurs. Freud prend le parti de composer son
article en spécifiant l’intérêt que peuvent – et doivent – porter à la psy-
chanalyse les autres sciences : le à essaie de rendre exactement le an du
titre allemand, « Das Interesse an der Psychoanalyse », qui est mal tra-
duit par le de de la version française traditionnelle. Freud s’acquitte de
ce travail de présentation de façon systématique. Il traite d’abord de
l’intérêt que portent – ou que devraient porter – à la psychanalyse les
sciences psychologiques. Il en vient, dans la seconde partie de l’article,

1. Je m’en tiens aux traductions devenues traditionnelles pour les titres de ces trois ouvrages. Elles
ne sont pas indiscutables. Pas plus que ne le sont certaines de celles qui leur été substituées dans
des éditions récentes.
Un linguiste lecteur de Freud 13

aux « sciences non psychologiques ». On constate alors plusieurs faits


intéressants. La linguistique – elle conserve son nom spécifiquement
germanique de Sprachwissenschaft, « Science du langage » et, indissolu-
blement, « Science des langues »1 – occupe la première place, avant
même la philosophie et la biologie, dans l’inventaire des sciences sus-
ceptibles de manifester de l’intérêt pour la psychanalyse. C’est elle aussi
qui donne lieu au développement le plus étoffé. Surtout, Freud accorde
une place centrale à l’apport de la science du langage à l’élaboration
du concept même d’inconscient. C’est dans ce texte qu’apparaît de la
façon la plus explicite le rôle joué dans la réflexion de Freud par deux
linguistes : Hans Sperber, fondateur d’une théorie de l’origine sexuelle
du langage (1912), et surtout l’illustre Carl Abel, auteur de la théorie
des sens opposés dans les langues primitives, théorie qu’il expose dans
de nombreux travaux, notamment dans son « Über den Gegensinn der
Urworte » (1880). Selon ce chercheur – égyptologue en son temps
reconnu par ses pairs – les « langues primitives », notamment l’égyp-
tien ancien, conféraient fréquemment, qu’on me passe l’emploi du
lexique saussurien, un même signifiant à deux signifiés contraires. Ainsi
les signifiés de « fort » et de « faible » peuvent être manifestés par le
même signifiant, à l’oral et à l’écrit – Abel insiste sur l’écriture, et
repère dans les hiéroglyphes des traits qui peuvent appuyer son hypo-
thèse2. Freud, on s’en souvient, compare souvent le rêve à l’écriture
hiéroglyphique. Il va jusqu’à y faire intervenir la notion de
« déterminant », qui permet, selon Abel, de lever l’équivoque dans le
cas où le même signifiant est propre à comporter deux signifiés
opposés :
L’auteur du rêve raconte par exemple : « Ma mère était également là » (Stekel
[référence bibliographique de Freud]). Un élément de cette sorte peut être com-
paré aux déterminants des hiéroglyphes : ils ne sont point prononcés, mais expli-
quent d’autres signes (1900-1967, p. 276).

L’aptitude des mots à signifier les deux contraires – toujours selon


Abel, elle subsiste parfois dans les langues modernes – explique le statut
particulier des deux adjectifs allemands heimlich et unheimlich : quoique le

1. L’allemand Sprache, de la même façon que l’anglais language, n’opère pas la distinction effectuée
par le français et les autres langues romanes entre langage et langue. De cette différence résultent de
considérables difficultés de traduction et de conceptualisation.
2. Marcos Lopes fait le point de façon décisive dans « Abel et les sens opposés en égyptien clas-
sique », 2004.
14 Le linguiste et l’inconscient

second inverse, par le préfixe négatif un-, le signifié du premier, ils n’en
sont pas moins aptes à prendre le même sens :
Heimlich est donc un mot qui développe sa signification en direction d’une ambiva-
lence, jusqu’à finir par coïncider avec son opposé unheimlich. Unheimlich est en
quelque sorte une espèce de heimlich1 (« Das Unheimliche », 1919, « L’inquiétant »,
in Œuvres complètes, XV, p. 159).
Abel signale aussi – et Freud relève avec intérêt dans l’article qu’il
consacre, sous le même titre, au plus explicite des travaux d’Abel – les
phénomènes de « métathèse » qui, selon lui, s’observent dans l’écriture
hiéroglyphique : on peut inverser l’ordre des hiéroglyphes sans que ce
changement affecte le sens du mot. Freud transpose le phénomène en
allemand : gut ( « bon » ) serait sans dommage signifié par tug. Il va
même jusqu’à préciser que « le phénomène de la métathèse a peut-être
des relations plus étroites encore que le sens opposé (antithèse) avec
l’élaboration du rêve » (« Sens opposés des mots primitifs » [ « Über
den Gegensinn der Urworte » ], 1910-1971, p. 67).
Qu’est-ce donc que ce phénomène que Freud désigne à la suite
d’Abel par son nom traditionnel de métathèse ? Ce n’est rien d’autre que
la mise en cause de ce que Saussure dénomme dans le Cours de linguis-
tique générale « le caractère linéaire du signifiant » et dans la recherche
sur les anagrammes la « consécutivité ». Cette mise en cause de la
consécutivité s’observe à tout instant dans le rêve comme dans la pra-
tique saussurienne de l’anagramme ; je reviendrai en détail sur ces pro-
blèmes dans le chapitre III.
Sperber et, surtout, Abel sont constamment convoqués par Freud
dès qu’il les a découverts. Ils lui fournissent en effet l’autorité, jugée par
lui indiscutable, de la Sprachwissenschaft pour appuyer un point de doc-
trine sur lequel il revient constamment : l’origine commune du langage
et de l’inconscient, telle qu’elle est manifestée explicitement dans L’inter-
prétation des rêves.
La thèse de Sperber enracine le langage dans l’expression de la
sexualité. Celle d’Abel confirme deux éléments importants. Il s’agit
d’une part de la possibilité dans les langues de la coexistence des sens
opposés, constante dans le rêve. Et d’autre part de la malléabilité du
signifiant, apte de ce fait à se soumettre, comme il le fait dans le rêve, à
la Verdichtung (condensation). Freud fait appel à lui à tout instant
de 1910 – c’est à ce moment qu’il le découvre et lui consacre l’article
1. Je continue à m’étonner que Freud en ce point n’ait pas cru nécessaire de faire appel une fois
de plus à l’autorité d’Abel. Peut-être a-t-il pensé qu’il n’avait plus sur un problème de ce genre à
faire intervenir le linguiste ni sa Sprachwissenschaft.
Un linguiste lecteur de Freud 15

enthousiaste qui a été signalé plus haut – à 1938, date de son dernier
ouvrage, l’Abrégé de psychanalyse, même si, à ce moment, il amplifie glo-
rieusement son nom en le pluralisant sous la forme de « certains lin-
guistes » (1938-1975, p. 33). Mais les exemples – notamment les illus-
tres adjectifs latins altus et sacer – restent inchangés.
La référence de Freud à Abel aura des conséquences importantes
sur l’histoire des relations entre linguistique et psychanalyse. Particu-
lièrement intéressé par la permanence de l’intérêt de Freud pour
Abel, Lacan demandera à Benveniste, en 1956, de prendre position
sur le problème. Benveniste, dans une conférence, puis dans un article
publié dans le premier numéro de La Psychanalyse, livre d’abord des
réflexions générales très lucides sur la fonction du langage – sous les
espèces de la parole et du discours – dans l’analyse. Quand il en vient
à Abel, les choses se gâtent : Benveniste procède à une démolition
totale de ses positions. Totalement justifiée, cette démolition ? Le pro-
blème, d’une atroce complexité, n’a pas à être repris ici, après les
innombrables interventions auxquelles il a donné lieu1. Je n’en retiens
que les retombées historiques. Lacan, au début, semble s’accommoder
tant bien que mal de la position de Benveniste. Mais peu à peu le
mécontentement monte, puis la colère, enfin le mépris. Car c’est vrai-
ment le mépris qui éclate, près de quinze ans après l’événement, dans
« Radiophonie » :
Cette carence du linguiste, j’ai pu l’éprouver d’une contribution que je demandai
au plus grand qui fût parmi les Français pour en illustrer le départ d’une revue de
ma façon (« Radiophonie », Scilicet, 2-3, 1970, p. 62, in Autres écrits, 2001, p. 410).

Déception ? Amertume ? Sans doute : en 1956, Lacan tenait à


l’approbation du linguiste. Mais, quinze ans après, ce qui reste, c’est
le mépris : le terme carence est dévastateur. Et on remarque que la
« carence » affecte non pas seulement « le plus grand [linguiste] qui
fût parmi les Français », mais le linguiste dans son essence même
de linguiste : c’est ce que manifeste l’emploi de l’article défini
– « défini défini », à comprendre « défini comme défini », comme on
verra, dans le chapitre VI, que dit Lacan – dans « cette carence du
linguiste ».
Je ne reviendrai pas plus longuement ici sur ces « deux linguistes
de Freud », comme j’ai cru pouvoir dire en 1986, d’autant que, sur

1. Je m’autorise à noter que j’ai cru faire le point sur le problème en 1994 dans Langage et psychana-
lyse, linguistique et inconscient (Arrivé, 1994-2005). Les articles de Marcos Lopes (2004) et de Robin
Seguy (2006) donnent de très utiles compléments.
16 Le linguiste et l’inconscient

Abel, Robin Seguy a, en 2006, fait le point de façon décisive. Mais ne


seraient-ils que deux ? Certainement pas : la curiosité de Freud pour
le langage était insatiable. Cependant la séparation des disciplines
était telle que le choix des références avait sans doute pour lui
quelque chose d’aléatoire. C’est la raison pour laquelle, en dépit de
circonstances pourtant favorables – on les verra apparaître plus bas, et
j’y reviendrai dans le chapitre II – il ne semble pas avoir eu accès de
façon déterminante à la réflexion de Saussure. Reste qu’il a lu de
nombreux travaux de linguistes. Après Valerie Greenberg (1997), Iza-
bel Vilela (2006) a cité les noms qui s’imposent. Aucun d’eux cepen-
dant n’approche l’importance qu’ont prise pour Freud Sperber et sur-
tout Abel.
La grammaire n’est apparemment pas la discipline linguistique qui
retient le plus l’attention de Freud. Du moins dans son discours expli-
cite : il n’en parle pas beaucoup, mais il s’en sert souvent comme méta-
phore (ou modèle ?) des opérations de l’inconscient. Les textes les plus
significatifs à cet égard sont « Pulsions et destin des pulsions », un frag-
ment des « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa » (Le
président Schreber) et « Un enfant est battu » ( « Ein Kind wird
geschlagen » ), dont je réserve l’examen pour la fin de ce chapitre. Je
reste pour l’instant aux Pulsions et à leur destin. C’est de toute évi-
dence un modèle linguistique, celui de la catégorie morphosyntaxique
de la voix, qui donne lieu aux deux premiers aspects que peut prendre
ce destin – les seuls à être étudiés dans l’article1. Le premier n’est autre
que le passage de l’actif au passif :
Des exemples du premier processus sont fournis par le couple d’opposés sadisme-
masochisme et plaisir à regarder-exhibition. Le renversement ne concerne que les
buts de la pulsion ; à la place du but actif : tourmenter, regarder est installé le but
passif : être tourmenté, être regardé (1915-1988, p. 172).

Le second trouve un modèle grammatical dans le passage de l’actif


non plus au passif, mais au moyen, sous la forme qu’il prend en alle-
mand – comme en français – du pronominal réfléchi :
Le retournement sur la personne propre nous est facile à concevoir en considérant
que le masochisme est précisément un sadisme retourné sur le moi propre et que
l’exhibition inclut en plus le fait de regarder le corps propre (ibid.).

1. Les deux autres sont la sublimation, réservée par Freud à une étude future, et le refoulement, qui
donne lieu à un autre article de la Métapsychologie.
Un linguiste lecteur de Freud 17

La métaphore grammaticale, jusque-là encore sous-jacente, s’expli-


cite à la fin de l’analyse de l’autopunition :
Le verbe actif se transforme, non en passif, mais en verbe moyen réfléchi (p. 173).

De 1915 je passe à 1926. Freud est amené à poser, dans un petit


livre, La question de l’analyse profane. Il entend par là l’analyse quand elle
est pratiquée par des non-médecins, des laïcs, comme il dit, d’un mot
qui, comme l’adjectif profane, comporte une évidente connotation reli-
gieuse. La question se posait alors avec acuité, à l’occasion d’un procès
intenté à Theodor Reik, qui pratiquait l’analyse sans être médecin. Elle
resurgit de temps en temps en divers lieux : on l’a vue réapparaître en
France en 2004. Elle a donné lieu alors à des débats qui évoquaient
précisément, jusque dans les mots – souvent des insultes – utilisés, les
débats qui se tenaient à Vienne près de quatre-vingts ans avant.
En 1926, Freud prend le parti de décrire à un « interlocuteur impar-
tial » ce qui se passe pendant la cure psychanalytique entre le patient et
le « médecin », car c’est ainsi qu’il nomme, en plusieurs points de son
texte, la personne, munie ou non du diplôme de médecin, à laquelle il
donne, en d’autres points, le nom d’ « analyste » :
Il ne se passe entre eux rien d’autre que ceci : ils se parlent. L’analyste n’utilise pas
d’instrument, pas même pour l’examen, ni ne prescrit de médicaments [...]. L’ana-
lyste fait venir le patient à une certaine heure de la journée, l’engage à parler, l’en-
tend, puis s’adresse à lui et l’engage à l’écouter (1926, in Œuvres complètes, XVIII,
p. 9).

L’analyse est ici décrite non seulement par ce qu’elle est, mais aussi
par ce qu’elle n’est pas. Pas d’ « instruments », plus de médicaments,
comme du temps de Breuer. « Rien d’autre », finalement, que le dis-
cours, sous les espèces du dialogue. Un dialogue qui obéit à des règles
assez rigides. Freud distingue plusieurs temps. Il y a d’abord l’interven-
tion initiale de l’analyste, qui invite le patient à parler : geste performa-
tif, généralement suivi d’effet. Le second temps est occupé par la parole
du patient. Elle se trouve ici décrite comme exclusive. Point d’interven-
tion prévue de l’analyste. Mais on sait, par différents témoignages, que
Freud ne s’interdisait pas d’intervenir dans les propos de ses patients.
Raymond de Saussure – oui, c’est bien le fils de Ferdinand –, long-
temps après la fin de son analyse, raconte, avec un reste d’acrimonie,
que « Freud parlait trop » (Arrivé, 1994-2005, p. 19). Vient enfin le
dernier temps de l’analyse : la prise de parole de l’analyste. Elle com-
porte, Freud y insiste, un nouveau geste performatif : l’invitation à
écouter.
18 Le linguiste et l’inconscient

Après avoir ainsi décrit la cure psychanalytique, Freud s’attarde un


instant sur la réaction de son interlocuteur, supposé « ignorant », mais
« impartial » :
Le visage de notre homme impartial témoigne maintenant d’un soulagement et
d’une détente indiscutables, mais trahit tout aussi nettement un certain dédain.
C’est comme s’il pensait : Rien que cela ? Des mots, des mots, et encore des mots,
comme dit le prince Hamlet (ibid.).

Il faut l’avouer : le « dédain » de « l’homme impartial » est compré-


hensible. Comment diable les mots, ces fétus de paille allégués avec
mépris par Hamlet, peuvent-ils avoir de l’effet sur le grain particulière-
ment coriace de la souffrance de l’âme ? On remarque ici la référence
au texte de Shakespeare, fréquente chez Freud. Pour lui, le texte litté-
raire intervient à titre d’exemple et, parfois – comme ici – d’autorité
dans le raisonnement. C’est qu’il faut bien Hamlet pour conforter l’opi-
nion de cet « ignorant » d’interlocuteur « impartial » ! Le geste est
constant chez Freud, même s’il n’intervient ici que pour un détail d’ar-
gumentation. Détail, comme ici, ou point de doctrine fondamental : il y
a pour Freud, j’y reviendrai, une parenté très proche entre le texte lit-
téraire et la psychanalyse.
Le pauvre interlocuteur impartial, en dépit de l’appui du prince
Hamlet, n’a qu’une explication assez pauvre à l’efficace prêtée au mot :
c’est de la Zauberei, de l’ « enchantement ». À sa grande surprise, Freud
acquiesce partiellement à son hypothèse :
Très juste, ce serait un procédé d’enchantement si l’action en était plus prompte.
L’enchantement a pour attribut essentiel la rapidité, pour ne pas dire la soudaineté
du succès [...] Mais après tout le mot à l’origine était un enchantement, une action
magique, et il a conservé encore beaucoup de son ancienne force (1926, in Œuvres
complètes, XVIII, p. 10).

On le voit : le véritable moteur de cet « enchantement » spécifique,


c’est le mot, ou, plus précisément, le Wort, le mot tel qu’il s’énonce
dans le discours, chargé de ce qui lui reste de son « ancienne force ».
C’est ce mot-là que Freud évoquera longuement dans Totem et tabou (j’y
reviendrai dans le chapitre IV) à propos de l’ « exorcisme » ou de
l’ « évocation » que constitue l’énonciation du nom du mort. C’est ce
mot-là que décrit Lacan, en ce point lecteur particulièrement vigilant
de Freud :
En allemand, das Wort est à la fois le mot et la parole (Le Séminaire, Livre VII :
L’Éthique de la psychanalyse, p. 68).
Un linguiste lecteur de Freud 19

C’est vrai : le Wort allemand, et spécifiquement freudien, tout


proche qu’il est de la parole vive, ne se confond pas entièrement avec
le mot français, qui insiste plus sur les aspects formels, notamment gra-
phiques, de l’unité linguistique. Quant à la magie – autre traduction
possible de la Zauberei – elle apparaît aussi, çà et là, dans le discours
de Lacan, parfois sous la figure de l’alchimie. Ces pratiques sont don-
nées par lui comme des images, il est vrai forcées, voire caricaturales,
de l’analyse, par exemple dans le Séminaire VIII, p. 143 à propos du
« pouvoir magique des mots », ou dans le Séminaire XI, p. 14 pour
l’alchimie.
Sans être magiques, les mots ont du pouvoir. Lacan décrit ce pou-
voir avec une grande simplicité en 1973 dans Télévision :
La guérison, c’est une demande qui part de la voix du souffrant, d’un qui souffre
de son corps ou de sa pensée. L’étonnant est qu’il y ait réponse [je crois ici
entendre « l’interlocuteur impartial » de Freud en 1926, M. A…], et que de tout
temps la médecine ait fait mouche avec des mots.
Comment était-ce avant que fût repéré l’inconscient ? Une pratique n’a pas
besoin d’être éclairée pour opérer : c’est ce qu’on peut en déduire (1973, p. 17, in
Autres écrits, p. 512-513).

1880-1926 : quarante-six ans se sont écoulés entre ces deux dates.


Freud est resté rigoureusement ferme sur ses positions. Je me hasarde à
les résumer en deux formules, la seconde, à vrai dire, émanant directe-
ment de la première : « Point de discours, point d’analyse » – c’est
bien, n’est-ce pas, ce que nous répètent Anna O. et le prince Hamlet ?
De ce fait – comment concevoir un discours sans langage ? – « Point
de langage, point d’analyse ». C’est ce que dit Lacan : « Il n’y a d’in-
conscient que chez l’être parlant » (Télévision, 1973, p. 15, in Autres écrits,
p. 511). Je vais trop vite en prétendant que inconscient vaut ici pour ana-
lyse ? Je ne crois pas : c’est bien Freud qui écrit, aussi littéralement que
possible, que « psychanalyse est le nom d’un procédé d’investigation de
processus animiques qui sont à peine accessibles autrement » (« “Psy-
chanalyse” et “Théorie de la libido” », Encyclopédie de la sexologie humaine,
1923, in Œuvres complètes, t. XVI, p. 183). Ces « processus animiques à
peine accessibles autrement », ce sont bien ceux de l’inconscient, n’est-
ce pas ? On ne peut donc séparer l’inconscient au sens freudien de la
psychanalyse.
« Il n’y a d’inconscient que chez l’être parlant. » C’est pourquoi les
animaux ne sont pas affectés par l’inconscient. Ils disposent, c’est vrai,
de systèmes de communication qui, pour certaines espèces, semblent
rendre de signalés services, plus efficaces peut-être, sait-on jamais ? que
20 Le linguiste et l’inconscient

les très étranges langues des humains. Mais justement ces très étranges
langues des humains ont des spécificités qui les distinguent – c’est en
tout cas ce que dit Lacan1 – des langages animaux :
Rien à faire donc avec ce qui s’imagine et se confirme en bien des points d’un lan-
gage animal.
Le réel là n’est pas à écarter d’une communication univoque dont aussi bien
les animaux, à nous donner le modèle, nous feraient leurs dauphins : une fonction
de code s’y exerce par où se fait la néguentropie de résultats d’observation. Bien
plus, des conduites vitales s’y organisent de symboles en tout semblables aux
nôtres [...], à ceci près que ces symboles ne sont jamais équivoques (« L’Étourdit »,
Scilicet, p. 47-48, in Autres écrits, p. 490-491).

Jamais équivoques ? C’est précisément en cela que – toujours selon


Lacan, bien sûr – ils se distinguent des langues humaines, qui sont,
elles, de façon permanente, travaillées par l’équivoque, par l’ensemble
des équivoques que leur histoire y laisse subsister. Ici Lacan est tout
proche de Saussure dans sa théorie de la diachronie et du « hasard »
qui y intervient, sans souci de finalité communicative (voir Saussure,
1916-1986 et Arrivé, 2007).
Le problème ne tient pas seulement à l’absence d’équivoque dans la
pratique animale de la communication. Est tout aussi absente chez les
animaux non certes la feinte – elle se rencontre – mais la feinte de
feinte :
[...] un animal ne feint pas de feindre. Il ne fait pas de traces dont la tromperie
consisterait à se faire prendre pour fausses, étant les vraies, c’est-à-dire celles qui
donneraient la bonne piste (Écrits, 1966, p. 807).

1. Le problème des relations entre les langues humaines et les systèmes de communication des
sociétés animales – parfois dénommés « langages animaux » – est entre tous complexe et
embrouillé. Un exemple : le collaborateur d’un ouvrage récent consacré aux Origines des langues et
du langage qui a été chargé du chapitre sur la communication animale veut à toute force sinon assi-
miler les langues humaines et les systèmes de communication des sociétés animales, au moins
« relativiser l’exception communicative de l’humain » (p. 77). Il est seulement dommage qu’il soit
brouillé avec les notions les plus élémentaires de la linguistique. Ainsi, il pense que la « seconde
articulation », c’est celle de la syntaxe : « Contrairement à ce que croient souvent les linguistes, les
communications animales ne sont pas dépourvues d’une double articulation. On trouve ainsi des
syntaxes simples chez les tamarins, les ouistitis nains, les capucins et les macaques rhésus » (p. 79).
Les linguistes ne dénient pas qu’il y ait des syntaxes dans certaines sociétés animales. Mais la
faculté de produire des phrases par « des syntaxes simples » n’a rien à voir avec la seconde articu-
lation. De la présence de l’authentique double articulation dans certaines sociétés animales l’au-
teur ne dit rien. Son argumentation s’en trouve entièrement annulée. Il se trouve d’ailleurs qu’un
autre collaborateur du même ouvrage, dans un autre chapitre, pose, en contradiction absolue avec
son collègue, que les « sociétés de singes » n’accèdent pas « à cette merveille : un système à double
articulation » (p. 212). Il confirme ainsi, quoique selon un autre critère, la coupure effectuée par
Lacan entre langage humain et systèmes de communication animaux.
Un linguiste lecteur de Freud 21

Par cette inaptitude à la feinte de feinte, l’animal se distingue du


juif polonais comme du japonais – autant dire de l’humain – qui, eux,
sont aptes à dire qu’ils vont à Cracovie pour faire croire qu’ils vont à
Lemberg alors qu’ils vont vraiment à Cracovie. Je reviendrai sur ce
problème dans le chapitre VI.
Lacan tient bon sur ce problème de l’opposition entre le langage
humain et « les langages animaux ». Il y revient, en termes très voisins,
dans Télévision, non sans faire la part à une prudente, quoique ludique,
exception :

Il n’y a d’inconscient que chez l’être parlant. Chez les autres, qui n’ont d’être qu’à
ce qu’ils soient nommés bien qu’ils s’imposent du réel, il y a de l’instinct, soit le
savoir qu’implique leur survie. Encore n’est-ce que pour notre pensée, peut-être là
inadéquate.
Restent les animaux en mal d’hommes, dits pour cela d’hommestiques, et que
pour cette raison parcourent des séismes, d’ailleurs fort courts, de l’inconscient
(Télévision, 1973, p. 15-16, in Autres écrits, p. 511).

On a aperçu plus haut que Freud pour expliquer le rôle des mots
dans la cure psychanalytique pense immédiatement à alléguer et à citer
un texte littéraire, sous les espèces, dans ce cas, du drame d’Hamlet, de
Shakespeare. C’est devenu une banalité de répéter que les références
littéraires sont légion, en tout point de la réflexion de Freud. Il y a sans
doute quelque imprudence, voire un soupçon d’indiscrétion, à essayer
d’ « expliquer » ce goût de Freud pour la littérature. Le mieux est de
s’en tenir à avancer qu’il y a quelque connexion entre le texte littéraire
et la psychanalyse. Discours l’un et l’autre, et discours enfoncés, que
dis-je ? englués dans le langage, sans cet effort de surplomb métalin-
guistique que s’impose, nécessairement, en chacun de ces segments, le
discours des linguistes. La maxime « il n’y a pas de métalangage », que
je tiens pour ma part, j’y reviendrai dans le chapitre IV, comme freu-
dienne autant que lacanienne, vaut aussi bien pour le discours littéraire
que pour le discours analytique. Qu’on m’entende bien : il est fréquent,
certes, que le texte littéraire fasse apparaître en son sein à des frag-
ments d’apparence métalinguistique ou métasémiotique : le texte parle
de lui, c’est monnaie courante, à toute époque. Mais ce n’est qu’au
niveau du discours : il ne fait pas appel pour cela à un métalangage
formellement distinct.
L’avouerai-je ? Relisant le texte, cité plus haut, de cette définition
de la psychanalyse publiée en 1923, je me suis longtemps arrêté sur le
22 Le linguiste et l’inconscient

« à peine accessibles autrement » qui qualifie les « processus animiques


inconscients ». L’adverbe « à peine » marque que, difficilement, certes,
l’inconscient est cependant accessible par d’autres moyens que l’ana-
lyse. Mais quels sont ces autres moyens ? Freud ne consent pas à le dire
dans la suite de sa définition, qui envisage les aspects thérapeutiques,
puis proprement scientifiques de la psychanalyse. Se pourrait-il que
parmi les autres moyens présupposés par cet énigmatique « à peine »
figurât la littérature ? On imagine bien que je ne donnerai pas de
réponse à ma question angoissée.
Et pourtant, il est aisé de constater que la littérature est souvent,
pour Freud, l’une des « voies royales » vers l’inconscient. L’exemple qui
s’impose est évidemment celui du complexe d’Œdipe. Il est conceptua-
lisé, très tôt, sur le modèle du mythe grec, précisément sous la forme
« littéraire » qui lui est conférée dans l’Œdipe roi de Sophocle :
L’action de la pièce ne consiste en rien d’autre qu’en ce dévoilement, progressant
pas et pas et savamment différé – comparable au travail d’une psychanalyse –, au
terme duquel Œdipe est lui-même le meurtrier de Laïos, mais également le fils de
la victime du meurtre et de Jocaste (L’interprétation des rêves, p. 302).

On le voit : le cheminement du texte littéraire, en tout cas de ce


texte-là, est explicitement donné comme « comparable au travail d’une
psychanalyse ».
C’est précisément à propos de l’Œdipe que je m’autorise à faire
intervenir de façon peu attendue – j’ai pourtant annoncé cette inter-
vention dans l’Avant-propos – le texte d’Alfred Jarry. Jarry est contem-
porain de Freud, même s’il est plus jeune que lui de dix-sept ans (il est
né en 1873) et s’il est mort, en 1907, trente-deux ans avant lui. Il dis-
posait d’une très réelle culture germanique, au point d’avoir traduit,
sous le titre Les Silènes, le texte si étrange de Christian Dietrich Grabbe,
Scherz, Satire, Ironie und tiefere Bedeutung. Et d’avoir rendu compte du livre
de Haeckel sur L’État actuel des connaissances sur l’origine de l’homme. Il ne
semble pas cependant qu’il ait eu connaissance de quelque façon de ce
qui était déjà publié de l’œuvre de Freud. En tout cas, si je l’ai bien lu,
il ne cite jamais son nom, qui ne figure pas dans l’Index de ses Œuvres
complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade.
Jarry n’est pas seulement l’auteur d’Ubu roi, dont il n’est d’ailleurs
l’ « auteur » que d’une façon spécifique1. Il a écrit en outre sept

1. Je rappelle, d’un mot, qu’Ubu roi est originellement un texte de folklore potachique élaboré par
des lycéens, et repris ensuite par Jarry, non sans quelques modifications, dont la plus importante
est le nom même d’Ubu.
Un linguiste lecteur de Freud 23

romans. Le plus frappant d’entre eux est L’amour absolu, très bref texte
– quarante pages dans l’édition de la Pléiade – écrit en 1898 et dans les
premières semaines de 1899.
Aucun autre texte à ma connaissance ne met en scène de façon
aussi forte et ce qu’on n’appelait pas encore le complexe d’Œdipe. Le
personnage central du roman n’est autre que Dieu, ou, à tout le moins,
« un homme dans le genre de Dieu » (Œuvres complètes, t. 1, p. 920).
Dieu est son nom, à tous les sens que peut prendre cette expression,
notamment le sens littéral :
C’est un homme dans le genre de Dieu.
Et c’est pour cette raison ou pour une autre, la meilleure est que c’est son vrai
nom, qu’il y a écrit sur la porte :
– EMMANUEL DIEU (Œuvres complètes, t. 1, p. 920).

S’ensuit la biographie de ce « Dieu obscur, condamné à l’intérim


de la période secrète, de l’enfance à trente-trois ans » (p. 922). Dans le
chapitre « La » – dont le titre laisse non dit le substantif annoncé par
l’article féminin – le jeune Emmanuel Dieu rapporte quelques-uns de
ses souvenirs d’enfance, dans la classe des « Minimes » du lycée de la
ville :
Vers Emmanuel, par la cour, convergeaient les autres Minimes.
Peut-être souvenir des jupes de sa mère, haleine prise pour prononcer des
noms compliqués, peut-être parce qu’en effet ces petits étaient tous en robes plis-
sées de filles, il les appelait tous, en rapportant, grossies, les aventures de la classe
au couple notarial : La.
« La Mecqerbac, la Zinner, la Xavier » (Œuvres complètes, t. 1, p. 933).

Parmi ses camarades de la classe des Minimes, c’est « la Xavier »


qui détermine les émois, fortement teintés de sado-masochisme, du
jeune Emmanuel Dieu :
Il défaillit toute une après-midi d’une douleur joyeuse, à plat ventre devant les ver-
ges en faisceau d’une image terrifique du père Fouettard.
Et il guetta une bonne partie d’une soirée, le bois de supplice brandi, de des-
sous un canapé où on le croyait endormi, son camarade Xavier, dont les parents
fréquentaient chez le notaire.
Et le souvenir définitif de la classe des Minimes se schématisa en Xavier, les
traits oubliés pour la substitution linéamentaire de l’X qui blanchoie, aux portails
des enterrements, sous les têtes humaines des tentures :
La Mecqerbac, la Zinner, la...
La Mort (Œuvres complètes, t. 1, p. 934).

Texte assez fascinant : il met en scène le passage de l’attirance


homosexuelle à l’angoisse de mort, non sans être passé par le fantasme
24 Le linguiste et l’inconscient

de l’enfant battu. Comment ici ne pas évoquer l’étude de Freud,


comme je l’ai annoncé plus haut ? Dans la chronologie du récit de
Jarry, c’est la voix passive qui intervient en premier lieu : l’enfant est
battu – se veut battu – par le si bien nommé père Fouettard et en
éprouve une oxymorique « douleur joyeuse ». La transformation active
intervient en second lieu : l’enfant bat – souhaite battre – un autre
enfant. On s’en souvient : Freud dans son article s’intéresse moins à la
forme masculine du fantasme qu’à sa forme féminine. On retrouve
cependant le scénario mis en scène dans le roman.
On l’a aperçu : une étape est obligatoire dans l’errance du sujet.
C’est l’étape de la lettre – du signifiant ? – ici l’X, qui « substitue » ses
« linéaments » aux traits désormais « oubliés » du camarade précédem-
ment chéri. Ainsi se trouve restitué le nom occulté par le titre : celui de
la Mort. Il ne sera plus constamment nécessaire de la nommer : le son
du diapason, dans la suite du roman, y suffira :
« La », dit le diapason (Œuvres complètes, t. 1, p. 953).

Emmanuel Dieu est Dieu parce que Dieu est son nom. Ce n’est à
vrai dire pas la seule raison. Sa divinité – mieux : la certitude qu’il a de
sa divinité – a une autre origine. Il s’en explique ainsi :
Je suis le Fils, je suis ton fils, je suis l’Esprit, je suis ton mari de toute éternité, ton
mari et ton fils, très pure Jocaste.
Mais je suis le tout jeune époux dans le lit de ma bien-aimée ; c’est parce que
je m’aperçois que tu es vierge, ô ma mère, ma petite épouse, que je commence à
être sûr que c’est bien moi, Dieu (Œuvres complètes, t. 1, p. 924-925).

On le voit : le jeune Emmanuel accède à la certitude de sa divinité


parce qu’il est l’amant de sa mère, la Vierge. D’où la nécessité de son
nom – et l’on retrouve ici le nominalisme poétique qui domine, absolu-
ment, c’est le cas de le dire – l’ensemble de l’œuvre : comme on l’a vu
plus haut, Emmanuel est Dieu parce qu’il s’appelle Dieu.
Absolument, ai-je dit ? L’adverbe donne lieu dans L’amour absolu
à cette très insolite charade, qui surpasse, à l’avance, tout ce que
Lacan – il lisait Jarry, comme on a vu dans l’Avant-propos – pourra
élucubrer :
Monsieur Dieu, qui raisonne tout cela, doit être absolument fou.
Absolu-ment.
C’est une charade.
Ce que ne qualifie pas le premier mot est le sujet du second.
Tout dans l’univers se définit par ce verbe ou cet adjectif (Œuvres complètes, t. 1,
p. 951).
Un linguiste lecteur de Freud 25

Ici c’est le signifiant qui se libère : l’homophonie des deux ment – le


suffixe adverbial et la forme conjuguée du verbe mentir – en vient à pro-
duire une interprétation littérale de l’univers. En tout point du texte, le
langage est, souterrainement et, parfois, explicitement, soumis à de
semblables traitements. La négation même peut être atteinte, telle
qu’elle se manifeste par le mot pas, qui se transforme, sous l’effet de
l’homophonie, en un futile papillon, et, par là, s’annule, ou s’envole. Le
vouloir qu’elle affectait s’en trouve supprimé. Miriam, autrement dit
Myrrhe – autre nom de la Mort – va accepter de « ressusciter à la vie
des notaires » et d’y devenir l’amante de son fils, Emmanuel Dieu :
Et maintenant, ma petite Miriam, MYRRHE plutôt, toi qui es morte, ressuscite à la
vie des notaires.
Je ne veux pas !
Réveille-toi ! Pas quoi ? dis-le encore ?
Pas... Pas...
« ... Papillon » (Œuvres complètes, t. 1, p. 928).

Qu’on se rassure : je n’ai pas l’intention de me hasarder à spéculer


sur une « priorité » de Jarry par rapport à Freud – ils ont de toute
façon largement été précédés, l’un et l’autre, par Sophocle. Je me
hasarderai encore moins à me demander si Freud a pu, de quelle
façon ? par quels obscurs canaux ? lire L’amour absolu de Jarry. C’est
impossible : le texte n’a été, en 1899, reproduit, aux frais de l’auteur,
qu’à 50 exemplaires... Non, je ne ferai rien de tout cela. Je me conten-
terai d’attirer l’attention sur les analogies évidentes qui unissent ce texte
à tant d’éléments de la spéculation freudienne. Dans « Un enfant est
battu », Freud, dans une modeste parenthèse, remarque qu’un rêve
diurne d’un de ses patients « s’élevait presque au niveau d’une fiction
littéraire » (p. 133). S’il lui avait été donné de lire L’amour absolu, il y
aurait trouvé la « fiction littéraire » qui lui a manqué.

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CHAPITRE II

MOTS ET CHOSES CHEZ FREUD

Je vais commencer ce chapitre d’une façon mesquine, sordide, polé-


mique et désagréable. En faisant un sort à un infime détail d’un texte
publié en 2003. Une note, une toute petite note, dépourvue de toute
importance apparente. On la lit dans la contribution d’André Green
« Linguistique de la parole et psychisme non conscient » (2003). Évo-
quant le problème des éventuelles relations entre Ferdinand de Saus-
sure et Freud, Green se laisse aller à donner à la note 1 de son texte la
forme suivante :
Raymond de Saussure [fils de Ferdinand, M. A.] durant son analyse avec Freud
lui aurait communiqué sa thèse où étaient citées certaines idées de son père. On
sait que ce geste n’aura aucun écho dans l’œuvre du fondateur de la psychanalyse
(2003, p. 283).

André Green, nécessairement, est informé de la réalité de l’événe-


ment, rapporté dans des ouvrages qu’il connaît et qu’il cite. La thèse a
été si bien communiquée à Freud que celui-ci l’a préfacée et a même
rédigé deux notes intéressantes, scrupuleusement intégrées par Ray-
mond de Saussure à son ouvrage. La préface et les deux notes sont
connues par les éditions allemande, anglaise et française des Œuvres
complètes de Freud (pour l’édition française, dans le tome XVI, p. 159-
160). Il est bien exact que Raymond de Saussure, à propos du lapsus,
fait allusion, dans cet ouvrage préfacé (et de ce fait nécessairement lu...)
par Freud aux travaux de son père Ferdinand, dont le Cours de linguis-
tique générale est explicitement cité dans une note (1922, p. 83). Au fait,
pourquoi ne pas citer ce bref passage ? Il n’est pas dépourvu d’intérêt.
30 Le linguiste et l’inconscient

Il vise les lapsus linguæ1 et spécifiquement l’intervention dans certains


d’entre eux du principe de moindre effort :
Les linguistes ont étudié et classé ces différentes sortes de simplification que le
peuple emploie d’une façon courante.

Et un appel de note attire l’attention sur un ouvrage :


Voir à ce sujet F. de Saussure : Cours de linguistique (sic, sans générale), Payot, 1915.

André Green sait tout cela. Et pourtant, au moment de rapporter


ce fait bien connu de lui, ce qui lui vient sous la plume, c’est le condi-
tionnel, le « conditionnel d’altérité énonciative », selon la belle formule
de Haillet 2002 : il refuse de prendre en charge lui-même l’affirmation
d’un fait qu’il sait pourtant avéré. En somme, il le dénie. À tout le
moins son discours rejette dans l’incertain d’une assertion non vérifiée
la possibilité, pour Freud, d’avoir lu (ou entendu, car, je spécule, com-
ment Raymond aurait-il pu, dans son analyse, passer sous silence le
nom de son père ?) citer Ferdinand de Saussure2.
Le conditionnel du aurait communiqué n’est pas le seul élément remar-
quable de la note de Green. Il y a aussi le « on » de on sait. Car qui est
le on détenteur de ce savoir ? Et d’où le tient-il, ce savoir ? Au fait,
comment s’accommode-t-il, ce on supposé savoir, du doute qui plane
sur son origine même ?
On – si j’ose dire... – le voit : le discours de Green dans cette note
insignifiante est, c’est le moins qu’on puisse dire, litigieux. Et, surtout,
au plus haut point symptomatique. Il s’intègre (consciemment ou non ?)
dans ce qui est le projet même du travail de Green dans l’article cité et
dans de nombreuses autres publications, dont certaines seront alléguées
dans la suite : il s’agit d’interdire la possibilité même de quelque rela-
tion que ce soit entre linguistique et psychanalyse3. Sans faire l’histoire

1. Le problème du lapsus intéressait spécifiquement Raymond de Saussure, par le lien qu’il lui
semblait introduire entre la réflexion de son père et celle de Freud. Il s’en ouvre notamment dans
une lettre à Bally, dès 1916. Voir Arrivé, 1994-2005, p. 18-19.
2. La désinvolture de Green en ce point est d’autant plus étonnante et significative qu’elle
s’oppose totalement à la minutie avec laquelle, à l’ordinaire, il donne ses références. On s’en
assurera en lisant l’anecdote qu’il rapporte, à propos d’une erreur de date, dans son article
de 1977.
3. Green dans la publication, consacrée à Saussure, où apparaît cette note, est bien forcé de don-
ner un os à ronger aux linguistes qui l’ont invité à écrire. Cet os qu’il leur jette, c’est le projet
saussurien de linguistique de la parole. J’ai moi-même trop publié sur ce sujet (voir notamment
Arrivé, 1998, 1999 et 2007) pour contester l’existence de ce que j’ai, avant d’autres, contribué à
mettre en évidence. Il n’est cependant que trop évident que le projet saussurien de linguistique de
la parole, réel et assuré dans les intentions de l’auteur, n’a pas trouvé (faute de temps, peut-être ?)
Mots et choses chez Freud 31

– peu utile, somme toute – de cette entreprise de Green, je cite deux


phrases d’un travail un peu plus ancien, « Le langage au sein de la
théorie générale de la représentation », 1997) :
1 / Dans le segment de ce travail intitulé « Le langage des linguis-
tes », Green écrit froidement :
Il ne m’échappe nullement que je pourrais traiter mon sujet sans faire la moindre
référence à des travaux situés hors du champ de la psychanalyse. La matière est
suffisamment abondante pour se passer du reste (1997, p. 25).

Les linguistes apprécieront la façon dont leurs travaux sont leste-


ment évacués sous le beau nom de reste. Mais à la forme près, marquée
par l’énergie greenienne, le geste est fréquent de la part des psychana-
lystes. Green a au moins le mérite de connaître certains éléments de ce
« reste » qu’il évacue.
2 / Touché par un brusque souci de diplomatie, Green, qui a
entre-temps trouvé au moins un linguiste à sa convenance (il est vrai
que celui-ci est aussi psychanalyste...), est un peu plus modéré dans ses
appréciations. Il se contente de remarquer que « les rapports entre lin-
guistique et psychanalyse sont laborieux » (1997, p. 33).
Quand on lit ces textes – et ils prolifèrent, naturellement, pas seule-
ment sous la plume de Green – on se sent pris d’inquiétude. Il faut une
certaine dose de courage – dirai-je, sans jouer sur le mot, d’incons-
cience ? – pour continuer à travailler dans le champ des relations entre
linguistique et psychanalyse, voire dans celui des relations entre langage
et inconscient. Et notamment pour participer à un colloque qui pose la
question : « D’où ça parle ? », car tel est le titre de la rencontre où ce
chapitre a trouvé, anecdotiquement, l’une de ses origines. Pour se poser
cette question, il faut bien que ça (à tous les sens du mot ça ?) parle. Hor-
reur ! Propos lacanien : « L’inconscient, ça parle, ce qui le fait dépendre
du langage » (Télévision, 1973, p. 16). Si ça parle, il faut bien que ça parle
avec quelque chose. Pourquoi pas avec des mots ? Drôle de mot, ce mot
mot. Lacan rappelle quelque part que sous sa forme culinairement (et
presque étymologiquement) latinisée motus1 il signifie sa propre néga-

la réalisation effective à laquelle Saussure songeait. Il est donc à tout le moins hasardeux et/ou liti-
gieux de donner cette « linguistique de la parole » programmée, mise en place, mais finalement
non aboutie comme le seul point de contact possible entre linguistique et psychanalyse. À moins
naturellement qu’on ne cherche par là à laisser entendre que, tout compte fait, il n’y a pas de rela-
tion possible entre linguistique et psychanalyse...
1. Motus est attesté chez Richelet, avec le sens de « silence ». Mais l’étymon avait une forme *mot-
tum, altération du bas-latin muttum, « son émis ».
32 Le linguiste et l’inconscient

tion : le silence. Et de faire appel à La Fontaine : « Mot, c’est essentielle-


ment point de réponse. Mot, dit quelque part La Fontaine, c’est ce qui se
tait, c’est justement ce à quoi aucun mot n’est prononcé » (Le Séminaire,
Livre VII : L’Éthique de la psychanalyse, 1986, p. 68). Qu’on pense aussi à
l’illustre formule d’Adolphe Ripotois : « Le mot, c’est la mort sans en
avoir l’R » (voir Arrivé, Les remembrances du vieillard idiot, 1977).
Le mot, Freud s’y intéresse, de façon continue, tout au long de sa
carrière, de 1891 à 1938. Un exemple, entre mille possibles : en 1919,
à propos de l’adjectif allemand unheimlich, Freud se transforme à pro-
prement parler en lexicographe pour étudier le statut si particulier de
ce mot, qui en vient, dans certains cas, à prendre le même sens que son
« contraire » heimlich, dépourvu du préfixe négatif (« L’inquiétant »
[ « Das Unheimliche » ], 1919, in Œuvres complètes, t. XV, p. 148-188).
En même temps, le mot, c’est, pour Saussure, l’un des aspects que
peut prendre le signe. Et le signe, comme chacun sait, c’est, dans l’ultime
refonte opérée par Saussure, en juin 1911, de sa terminologie la combi-
naison d’un signifié et d’un signifiant. De la problématique du mot chez
Freud on se trouve donc amené par la force des choses – qui est ici la
force des mots – à la problématique du signifiant chez Lacan.
On aperçoit les horribles difficultés qui hérissent mon sujet. Car ce
n’est rien d’autre que le problème de l’inconscient. L’inconscient comme
concept – structuré ou non comme un langage – et l’inconscient comme
titre non seulement d’un, mais de deux articles fondamentaux :
1 / « L’inconscient », « Das Unbewusste » (1915 e, voir l’avertisse-
ment de la bibliographie) troisième texte de la Métapsychologie, publié
en 1915. Il faut avoir recours au texte allemand. La meilleure traduc-
tion française me paraît être non celle des Œuvres complètes (je n’argu-
mente pas) mais celle qui a été publiée en 1992, en même temps que le
texte allemand, par l’Unebévue dans un fascicule annexé à la revue.
2 / « L’inconscient, une étude psychanalytique », article à deux
voix de Jean Laplanche et Serge Leclaire, émanation du colloque de
Bonneval, publié en juillet 1961 dans Les Temps modernes.

La place du langage dans les réflexions de Freud donne lieu à des


appréciations étonnamment variées. André Green l’a remarqué avec la
grande lucidité qui est la sienne quand elle n’est pas obnubilée par son
antilacanisme passionné :
Les rapports de la pensée freudienne et du langage ne sont pas toujours clairs, ce
qui permet à certains de nos contemporains d’affirmer avec une égale conviction
Mots et choses chez Freud 33

que du langage il n’est que rarement question dans Freud, tandis que d’autres sou-
tiennent qu’il n’est question que de ça (Idées directrices pour une psychanalyse contempo-
raine, 2002, p. 270).

On ne saurait mieux dire. Le lecteur de Freud qui, comme moi, est


persuadé « qu’il n’est question que de ça » reste sur son étonnement
devant la permanence, incontestable, de l’opinion contraire. Pour le
mot cependant, aucune hésitation ne lui semble possible : il est de toute
évidence l’objet d’une curiosité spécifique de la part de Freud. Son pre-
mier ouvrage – Zur Auffassung der Aphasien, Contribution à la conception des
aphasies – comporte de façon absolument centrale une réflexion sur le
concept de mot (Wort) dans sa relation avec l’objet (Objekt) et la chose
(Sache). Le schéma par lequel Freud représente la structure des relations
entre la Wortvorstellung (représentation de mot) et l’Objektvorstellung
(représentation d’objet) est le suivant :

Schéma psychologique de la représentation de mot

Le schéma est commenté par un passage auquel on ne saurait être


trop attentif :
La représentation de mot apparaît comme un complexe représentatif clos, la
représentation d’objet comme un complexe ouvert. La représentation de mot n’est
pas reliée à la représentation d’objet par toutes ses parties constituantes, mais seu-
lement par l’image acoustique. Parmi les associations d’objet, ce sont les visuelles
qui représentent l’objet de la même façon que l’image sonore représente le mot.
Les liaisons de l’image sonore verbale avec les autres associations d’objet ne sont
pas indiquées (Conception des aphasies, 1891-1983, p. 127).

Pourquoi cette insistance sur ce passage ? C’est qu’il a à la fois une


importance indissolublement théorique et historique. Théorique, parce
34 Le linguiste et l’inconscient

qu’il donne une définition très claire du mot et de sa représentation


– le mot n’étant finalement pour Freud que sa propre représentation.
Historique, parce qu’il fixe de façon définitive la conception freudienne
du mot. Avec l’Auffassung, on est en 18911. Sautons d’un coup à 1923,
trente-deux ans plus tard. C’est à peu près exactement cette conception
du mot qui est reprise dans « Le Moi et le Ça », avec toutefois l’établis-
sement explicite d’une hiérarchie entre les diverses composantes de la
Wortvorstellung :
Les restes de mots sont essentiellement les descendants des perceptions acoustiques,
si bien que par là se trouve donnée en quelque sorte une origine sensorielle parti-
culière pour le système Pcs. Les constituants visuels de la représentation de mot,
on peut à la rigueur les négliger comme secondaires, acquis par la lecture, et de
même pour les images de mouvement du mot, qui, hormis chez les sourds-muets,
jouent le rôle de signe de soutien. C’est que le mot est à proprement parler le reste
mnésique du mot entendu (« Le Moi et le Ça », 1923 b - 1991, Œuvres complètes,
t. XVI, p. 265).

Qu’en est-il de la signification dans le schéma de 1891 ? On voit


sans difficulté qu’elle se définit comme la relation entre la Wortvorstellung
sous son aspect sonore et l’Objektvorstellung sous son aspect visuel, c’est-à-
dire entre la représentation de mot et la représentation d’objet : c’est le
trait oblique doublé qui représente cette relation.
Commençons par la représentation de mots. Elle présente trois
caractères :
1 / Elle est complexe et synthétique, précisément dans la mesure où
elle réunit quatre types d’images : à l’image sonore s’ajoutent non
seulement les images de lecture et d’écriture, mais encore l’image
de mouvement.
2 / Cependant, l’image sonore est privilégiée, puisque c’est avec elle, et
elle seule, que s’établit la relation avec la représentation d’objet.
En 1923, Freud en viendra à considérer les éléments visuels comme
« secondaires ».
3 / En dépit de sa complexité, la représentation de mot est un
complexe clos, et s’oppose par là à la représentation d’objet.
En opposition avec la représentation de mot, la représentation
d’objet constitue un « complexe ouvert », comme le manifestent les
lignes non achevées qui s’échappent de certaines de ses composantes. Il

1. ... et non en 1881, comme le répète à longueur de pages Julia Kristeva, dans un chapitre – au
demeurant intéressant – de Sens et non-sens de la révolte (1996, p. 60-68).
Mots et choses chez Freud 35

s’agit de toute évidence non du référent à l’état brut, mais du référent


tel qu’il est donné par les « représentations les plus hétérogènes, visuel-
les, acoustiques, tactiles, kinesthésiques et autres » (p. 127).
Quant à la signification, elle est définie sans la moindre équivoque
par le passage suivant :
Le mot acquiert sa signification par la liaison avec la « représentation d’objet », si
du moins nous limitons notre raisonnement aux substantifs (p. 127).

On comprend la portée de la limitation à la classe des substantifs :


c’est le cas de cette classe qui permet le mieux de faire comprendre la
signification comme une relation entre le mot et la perception d’une
réalité substantielle. Cette relation est plus difficile à saisir comme telle
dès qu’on sort, par exemple pour les verbes et les adjectifs, de la classe
des substantifs.
C’est de cette conception de la signification qu’est directement issue
la classification freudienne des aphasies, et spécifiquement la mise en
place de l’aphasie asymbolique. Freud insiste légitimement sur cette notion
– elle est nouvelle à son époque, et il le signale explicitement – en mar-
quant que le symbolique tient pour lui dans la relation entre représen-
tation de mot et représentation d’objet, et que du coup l’asymbolique
tient à la rupture de cette relation :
J’ai recours à la dénomination asymbolie dans un sens différent de celui qui est en
usage depuis Finkelburg, parce que la relation entre la représentation de mot et la
représentation d’objet me paraît mériter davantage l’intitulé de « symbolique » que
celle existant entre un objet et une représentation d’objet (p. 128).

On le voit : la composante sémantique de la représentation de mot


est envisagée de façon exclusive par sa relation avec la représentation
d’objet. C’est l’immédiateté de cette relation entre le mot et la chose
qui explique ce que Freud, en de très nombreux points, notamment
dans La question de l’analyse profane et, surtout, dans Totem et tabou, appelle
la puissance magique du mot : proférer le mot, c’est faire surgir la
chose. Je reviendrai sur ce problème dans le chapitre IV, consacré au
« Métalangage [et à] l’autonymie chez Freud ».
Je remarque au passage que cette conception est à l’opposé absolu de
celle de Saussure qui, à peu près à la même époque – 1891, c’est la date
des Conférences à l’Université de Genève – met en place une concep-
tion du « signe linguistique » – par exemple le mot – excluant toute prise
en compte de ce que Saussure appelle la chose. La forme des deux sché-
mas est fondamentalement différente : chez Saussure, le concept et l’image
acoustique – qui n’ont pas encore reçu les noms de signifié et de signifiant –
36 Le linguiste et l’inconscient

sont les deux faces, intimement unies, d’une entité unique, qui deviendra
le signe. C’est ce que marque la ligne qui les unit1. Chez Freud, les mots
sont à distance des choses : c’est ce que marque le tracé en forme de che-
min qui conduit des uns aux autres. C’est que la sémantique du schéma
freudien est une sémantique référentielle, à l’opposé de la sémantique
non référentielle qui est programmée par Saussure. Ailleurs, Freud par-
lera de Darstellung, en utilisant le concurrent de Vorstellung pour désigner
la « représentation », qui est ici la représentation de la chose par le mot
(Traumdeutung, 1900-1961, édition allemande, p. 251). La notion de
« valeur négative », fondamentale chez Saussure, semble en ce point
tout à fait absente de la réflexion de Freud.
Paul-Laurent Assoun remarque justement l’opposition entre Freud
et Saussure. Hélas ! S’il lit Freud avec pertinence, il se trompe du tout
au tout dans son interprétation de Saussure :
Pour Saussure, la « chose » qui, chez Freud, a son registre représentatif propre, est,
comme corrélât (sic) de concept, la moitié du signe linguistique (1992, p. 274).

Loin d’être « la moitié du signe linguistique », la chose est, de la


façon la plus explicite qui soit, éliminée de la conception saussurienne
du signe linguistique2. En ce point donc, aucune compatibilité n’est
possible entre Saussure et Freud. Si on tient à trouver quelque chose de
commun entre les deux réflexions, il faut chercher du côté de
l’ « image sonore » freudienne qui, terminologiquement, évoque assez
précisément l’ « image acoustique » saussurienne. Resterait à se deman-
der si les deux « images » sont conçues de la même façon : on se sou-
vient que chez Saussure elle est promise à se transformer en « signi-
fiant », ce qui a pour effet de la dépouiller de tout ce qu’elle pouvait
encore comporter de réalité substantielle. Il en va tout à fait
différemment chez Freud.
Avant de passer à la suite de la réflexion de Freud sur les mots et
les choses, il convient de poser une question : où en est l’inconscient
dans cette élaboration théorique du jeune Freud de 1891 ? À première
vue nulle part. Le mot unbewusste, sans majuscule, c’est-à-dire employé

1. On sait, bien sûr, que Lacan lira cette ligne qui les unit comme une barre qui les sépare. Faut-
il dire que je me garderai ici de parler de contre-sens ? La pensée de Saussure, profondément dia-
lectique, peut, par certains de ses aspects, se prêter à cette interprétation...
2. Je ne reviens pas sur ce problème, bien connu depuis Pichon (1937), Benveniste (1939) et plus
récemment repris par Hagège (2003), puis Arrivé (2007). Il faut toutefois éviter une erreur souvent
faite : la chose est évacuée du signe, elle ne l’est pas de l’acte de parole telle qu’il est évoqué, hélas,
en de trop brèves et trop imprécises allusions des sources manuscrites.
Mots et choses chez Freud 37

comme adjectif, apparaît plusieurs fois, mais visiblement avec le sens


habituel, « descriptif », comme Freud dira plus tard : ce qui est
« inconscient » est ce qui échappe provisoirement à la conscience. Est-
ce à dire que l’Unbewusste, cette fois avec la majuscule du substantif, est
totalement absent ? Peut-être pas. Mais il faut bien le chercher, comme
dans une de ces devinettes imagées où le chat (ou le diable) se dissimule
dans les branches d’un arbre ou dans les flammes de la cheminée. Je
crois l’avoir débusqué, en un point de la réflexion où semble se dessi-
ner, en creux, quelque chose de non explicitement énoncé qu’on est
tenté d’interpréter comme une préfiguration de l’inconscient. Au
moment où Freud entreprend d’étudier le problème mystérieux des
relations entre la « représentation » psychique – il n’est pas spécifié ici
s’il s’agit de la représentation de mot ou de chose – et son « corrélat
physiologique », la modification de la cellule nerveuse, il aborde la
difficulté de la façon suivante :
Quel est le corrélat physiologique de la représentation simple ou qui réapparaît
pour elle-même ? Visiblement pas quelque chose qui est au repos, mais plutôt
quelque chose qui est de la nature d’un processus. Ce processus n’est pas incompa-
tible avec la localisation. Il part d’un endroit particulier du cortex, et s’étend de là
sur tout le reste du cortex cérébral ou bien le long de voies particulières. Lorsqu’il
a eu cours, il laisse derrière lui une modification, la possibilité du souvenir. Il est
tout à fait douteux que quelque chose de psychique corresponde pareillement à
cette modification. Notre conscience ne présente rien de semblable qui, du côté
psychique, justifierait le nom d’ « image mnésique latente ». Cependant aussi sou-
vent qu’est stimulé le même état du cortex, renaît à nouveau le psychique sous la
forme d’une image mnésique (p. 106).

Le texte est d’une extrême difficulté. Il convient, pour le com-


prendre, d’en rapprocher deux phrases apparemment contradictoires.
D’une part la proposition négative, qui exclut de la conscience toute
possibilité d’ « image mnésique latente ». En ce point de la réflexion, le
psychique semble se réduire à la conscience. Mais aussitôt après sur-
vient une assertion positive, qui fait renaître à nouveau le psychique
sous la forme d’une « image mnésique ». Quel lieu peut-on affecter à la
renaissance de cette image, sinon l’inconscient, même s’il n’est pas
explicitement nommé ? Ainsi compris le texte préfigure, quoique sans
nommer explicitement l’Inconscient et le Préconscient, la façon dont
seront décrites, vingt-quatre ans plus tard, les relations entre « mémoire
consciente » et « traces mnésiques » :
La mémoire consciente paraît être totalement attachée au Cs ; elle est rigoureuse-
ment à séparer des traces de souvenir dans lesquelles se fixent les événements de
l’Ics (« L’inconscient », 1915 b - 1992, p. 29).
38 Le linguiste et l’inconscient

Je reviens à l’évolution de la réflexion de Freud sur la relation entre


mots et choses. Entre 1891 et 1923, il faut prévoir deux étapes : celle,
d’une part, des trois grands livres du début du siècle : L’interprétation des
rêves, La psychopathologie de la vie quotidienne et Le mot d’esprit dans ses relations
à l’inconscient. Celle, d’autre part, de l’article « L’inconscient », qui date
de 1915.

ÉTAPE DE 1 90 0-19 05

C’est l’époque des trois grands textes que sont la Traumdeutung, la


Psychopathologie des Alltagslebens et le Witz und seine Beziehung zum Unbewuss-
ten. Le donné linguistique, notamment sous les espèces du mot, prend
une place considérable dans ces trois textes. Il faut toutefois faire une
distinction entre les deux derniers et le premier.
Dans la Psychopathologie et plus encore dans le Witz, les analyses de
phénomènes de langage et spécifiquement de mots sont littéralement
envahissantes. Je rappelle que la Psychopathologie s’ouvre sur l’illustre
analyse de Signorelli et que le Witz s’ouvre pratiquement sur celle du
non moins illustre famillionnaire de Heinrich Heine. Ce sont des mots.
De drôles de mots, bien sûr. Ils ne ressemblent guère à ceux qui ont été
représentés par le schéma de 1891. Je prends comme exemple Signorelli.
C’est un nom propre. Il a été oublié. Pour repérer les raisons de son
oubli, le travail de Freud consiste à en reconstituer les morceaux épars,
en marge de toute contrainte proprement linguistique. Pour illustrer les
libertés prises à l’égard des contraintes proprement linguistiques, je cite,
entre quantité d’autres, deux faits. Le nom propre, en principe
dépourvu de contenu, fait cependant apparaître l’élément signifiant
signor. Et ce signor, mot italien, fait surgir son équivalent dans une autre
langue, l’allemand Herr. C’est que les langues dans l’inconscient ne
fonctionnent plus comme systèmes clos, mais comme réservoirs de
syllabes munies de sens ou plutôt de référents qu’elles évoquent.
Autre exemple, non moins illustre : famillionnaire. Ce Mischwort, ce
mot-valise – comme on dira un peu plus tard : Freud, sauf erreur, ne
connaît pas encore cette désignation – est à proprement parler un
« monstre de langue » qui condense l’un sur l’autre les deux mots fami-
lier et millionnaire en se donnant comme prétexte formel le segment
homophone mil(l)i qu’ils ont, de façon linguistiquement aléatoire, en
commun. Chacun se rappelle que d’innombrables opérations de ce
Mots et choses chez Freud 39

type sont disséquées par Freud avec une patience infinie dans ces deux
ouvrages.
Dans la Traumdeutung, les mots sont apparemment beaucoup moins
bien servis. Ils donnent toutefois lieu à un segment de l’ouvrage, et
Freud prend bien soin de préciser qu’en dépit du « petit nombre
d’exemples présentés ici, ce procédé est très fréquent » (Traumdeutung,
p. 262). L’analyse de ces quelques exemples (précisément 6) se situe à
l’extrême fin de la partie consacrée à la « condensation » (Verdichtung)
dans le chapitre sur « Le travail du rêve » : en somme, ce sont les mots
qui donnent les exemples les plus spectaculaires de ce premier aspect
du travail du rêve. Les syllabes se trouvent sous l’effet de la Verdichtung
précipitées et écrasées les unes contre les autres. Les mots, selon une
formule très fréquemment répétée par Freud, « sont traités comme des
choses ». J’aurai l’occasion, un peu plus tard dans ce chapitre, de reve-
nir sur le célèbre Autodidasker, qui, je le rappelle, a attiré tout particuliè-
rement l’attention de Lacan (Séminaire III, p. 269). Et je parlerai plus
longuement du problème de la transformation du mot en chose dans le
chapitre III précisément sous-titré « Comment faire d’un mot une
chose ? ».
Il faut préciser que le mot n’intervient pas dans la Traumdeutung seu-
lement comme objet de l’analyse : ses composantes, les lettres, les sylla-
bes et leur disposition dans le texte, fonctionnent comme modèle de
l’organisation du rêve. Je cite ici un fragment de la Traumdeutung, qui, si
j’ai bien lu, est assez rarement allégué par les commentateurs de
Freud :
Chaque fois que le rêve rapproche deux éléments, il garantit qu’il y a par là même
un rapport particulièrement étroit entre ce qui leur correspond dans les pensées du
rêve. Il en est de cela comme de notre écriture, ab indique une seule syllabe, a et b
séparés par un espace nous laissent comprendre que a est la dernière lettre d’un
mot, b la première d’un autre (1900-1967, p. 271).

C’est, ici, l’objet linguistique – l’enchaînement des mots dans le dis-


cours et les marques distinctes qui sont conférées aux différentes formes
de l’enchaînement – qui est donné comme analogue du rêve, et, peut-
être, comme modèle de celui-ci – à moins, bien sûr, que ce ne soit le
rêve qui soit le modèle de l’enchaînement du discours.
D’une façon apparemment paradoxale, l’objet linguistique qu’est le
mot semble perdre ses propriétés linguistiques quand il apparaît dans le
rêve, le lapsus ou le Witz. On remarque dans toutes ces analyses de
mots (Signorelli, famillionnaire, Autodidasker et tutti quanti) que les fonctions
40 Le linguiste et l’inconscient

proprement linguistiques sont effacées ou à tout le moins très fortement


perturbées. Ce qui ne signifie pas que ces mots soient « dépourvus de
sens », selon l’expression que, de loin en loin, Freud leur applique (par
exemple Traumdeutung, p. 262). Cette appréciation ne porte que sur
l’apparence des mots, tant qu’ils n’ont pas été analysés. Quand ils l’ont
été, ils sont chargés de sens. Mais ce sens se construit selon des procé-
dures qui ne sont pas celles des objets linguistiques.
L’étape suivante est celle de l’article « L’inconscient », publié
en 1915. Il est utile d’attirer l’attention sur certains traits de cet article :
1 / Je continue à m’étonner que les nombreux lecteurs de cet
article n’en aient guère commenté la forme, très bizarre : les six pre-
miers chapitres ont pour fonction d’énumérer les difficultés, les para-
doxes, les « énigmes », selon le terme freudien, du concept d’incons-
cient. Ces six chapitres ne font qu’annoncer, en creux, le septième, très
solennellement intitulé Die Agnoszierung des Unbewussten. Freud a fait le
choix d’un terme rare, d’origine latine, spécialement utilisé dans le
lexique juridique autrichien avec le sens de « reconnaissance ». Il s’agit
en fait d’établir en droit le concept d’inconscient :
Nous avons rassemblé dans les discussions précédentes tout ce qui peut à peu près
être énoncé sur l’Inconscient tant qu’on ne puise qu’à la connaissance de la vie du
rêve et des névroses de transfert. Cela ne fait certes pas beaucoup, cela donne par
endroits l’impression de manque de clarté et de confusion et fait regretter avant tout
de ne pas pouvoir agencer l’Inconscient à une connexion déjà connue ou de l’insérer
dans celle-ci. Seule l’analyse d’une des affections que nous nommons psychonévroses
narcissiques promet de nous livrer des conceptions qui nous rendront l’énigmatique
Inconscient plus proche et quasiment saisissable » (1915 e - 1992, p. 34).

2 / Je m’étonne également que peu de lecteurs marquent leur sur-


prise devant le choix fait par Freud du moyen d’accès à la « reconnais-
sance » de l’Inconscient. C’est une psychonévrose narcissique – nom-
mément la schizophrénie de Bleuler1 – qui nous est donnée
brutalement, sans un mot d’explication, comme devant enfin nous
fournir l’accès authentique à ce mystérieux objet qu’est encore
l’Inconscient. Au point que certains lecteurs de « L’inconscient » ont
pu, paradoxalement, le comprendre « bien davantage comme une
réflexion sur la schizophrénie que sur l’inconscient » (Claude Barazer,
« Remarques sur le langage dans la schizophrénie » 2003, p. 71).
Freud, on le verra, s’explique sur ce point avec une grande clarté : il

1. Freud fait avec une grande précision l’historique des connaissances sur cette affection, précé-
demment dénommée dementia præcox.
Mots et choses chez Freud 41

vise la schizophrénie, certes, mais au-delà de la schizophrénie et grâce


à elle, le problème de l’opposition entre (pré)conscient et inconscient.
Je le dis en toute candeur : ces quelques pages sont d’une difficulté
horrible. En général, chacun le sait, beaucoup le disent, Freud est
d’une grande transparence. Il lui arrive parfois, par exception, d’être
d’une obscurité absolue, même si chaque phrase, isolément, reste par-
faitement compréhensible. C’est par exemple ce qui se passe avec l’il-
lustre article « Die Verneinung ». À propos du dernier chapitre de
« L’inconscient », j’essaie de présenter l’argumentation de Freud telle
que je la comprends, sans être absolument certain de la pertinence de
mon analyse. Ce dont je suis, en revanche, à peu près certain, c’est de
la non-pertinence de celle d’Alain Costes (Lacan, le fourvoiement linguis-
tique, 2003, p. 40-42).
Freud commence par remarquer deux traits distinctifs de la schi-
zophrénie de Bleuler. C’est d’une part la disparition des investissements
d’objets : d’où l’état d’apathie des sujets et leur « inaptitude au trans-
fert », elle-même génératrice d’ « inaccessibilité thérapeutique ». Le
second trait est le fait que l’inconscient de ces sujets s’offre à ciel
ouvert : c’est ainsi que je crois pouvoir commenter le passage suivant :
Tous les observateurs ont été frappés par le fait que beaucoup de ce qui est
exprimé d’une façon consciente dans la schizophrénie n’est démontré que par la
psychanalyse [la cure psychanalytique, M. A.] dans le cas des névroses de transfert
(1915 e - 1992, p. 35).

J’insiste lourdement : ici, paradoxalement, l’Inconscient est cons-


cient. C’est donc que sa propriété essentielle n’est pas ce trait négatif
– Unbewusst, Inconscient. Il est en réalité caractérisé par des traits de
structure. C’est ce sur quoi insistera Lacan, sans toutefois s’appuyer
explicitement sur ce passage de Freud :
[...] nous pouvons d’emblée remarquer que ce n’est pas purement et simplement,
comme Freud l’a toujours souligné, de ce trait négatif d’être un Unbewusst, un non-
conscient, que l’inconscient tient son efficace. Traduisant Freud nous disons – l’in-
conscient, c’est un langage (1981, p. 20 ; on remarquera l’assimilation pure et
simple inconscient = langage, caractéristique de cette époque de la réflexion de
Lacan : Le Séminaire, Livre III : Les Psychoses (Lacan, 1981) remonte à 1955-1956
(voir sur ce point d’histoire la note 1, p. 47). Dans Télévision, 1973, p. 15, Lacan se
plaindra de nouveau du caractère « négatif » du mot Inconscient, « qui permet d’y
supposer n’importe quoi au monde, sans compter le reste »).

3 / C’est en ce point que le lecteur, et notamment le lecteur lin-


guiste, éprouve une troisième surprise. À propos des schizophrènes
dont il vient de décrire cliniquement l’affection, Freud prend comme
42 Le linguiste et l’inconscient

mode d’approche « un chemin insoupçonné » : c’est leur attitude parti-


culière à l’égard du langage :
On observe chez les schizophrènes, surtout dans les stades initiaux si instructifs, un
nombre d’altérations du langage (Veränderungen der Sprache ; on se souvient qu’en
allemand Sprache, c’est à la fois le langage et la langue) dont quelques-unes méritent
d’être considérées d’un point de vue particulier (1915 e - 1992, p. 35).

Les exemples, bizarrement, ne viennent pas tout de suite, ce qui


nuit à la clarté de l’exposé, car on en vient, en un premier temps, à
douter un instant de ce qu’ils sont censés illustrer. Mais le doute se dis-
sipe : ce sont bien les exemples qui « méritent d’être considérés d’un
point de vue particulier ». Ils sont devenus célèbres. C’est d’abord,
empruntée à Tausk, l’histoire de la jeune Emma et de son « retourneur
d’yeux », Augenverdreher, avec un jeu de mots intraduisible en français :
der Augenverdreher, c’est à la fois « le tartuffe, l’hypocrite, le papelard »,
et, littéralement, « celui qui retourne les yeux ». C’est ainsi que la jeune
fille schizophrène désigne – en s’expliquant, en discours indirect libre,
avec une grande lucidité – le fiancé avec lequel elle est en grave
conflit :
C’est un hypocrite, un Augenverdreher, il lui a retourné les yeux1, maintenant elle a
des yeux retournés, ce ne sont plus ses yeux, elle voit maintenant le monde avec
d’autres yeux (1915 e - 1992, p. 36).

Et Freud de commenter :
Je mets en relief à partir de cet exemple que la relation à l’organe, à l’œil s’est
érigée (sich aufgeworfen hat) comme substitut de l’ensemble du contenu (ibid.).

Il faut comprendre que l’organe, évidemment signifié par le mot œil,


fonctionne dans le discours de la jeune personne comme tenant lieu
de ses sentiments refoulés – et paradoxalement restés conscients – à
l’égard de son fiancé.
Un autre exemple est encore plus spectaculaire. C’est celui du
jeune schizophrène, un garçon celui-là, qui explique à tout venant l’ori-
gine de ses inhibitions. C’est qu’elle lui est parfaitement consciente.
Ainsi il a du mal à enfiler ses chaussettes. En effet, l’étirement qu’il leur
fait subir fait apparaître des trous, Löcher, et « jedes Loch [ist] ihm Symbol
der weiblichen Geschlechtöffnung », chaque trou est pour lui le symbole de

1. Je corrige la traduction, ici défaillante, de L’unebévue qui, sans doute pour éviter une répétition,
traduit « er hat ihr die Augen verdreht » par « il lui a tourné la tête », effaçant ainsi le sens littéral
de l’expression.
Mots et choses chez Freud 43

l’ouverture du sexe féminin. On voit que le mécanisme est le même


que celui de l’Augenverdreher : le mot trou – en dépit des différences consi-
dérables qui séparent les deux référents qu’il peut désigner : la maille
distendue d’une chaussette et l’ouverture du sexe de la femme – fonc-
tionne comme substitut de toute la chaîne des pensées du patient relati-
ves au sexe féminin1.
Dans ces deux cas, comme dans quelques autres incidemment cités
par Freud dans l’article, on observe « la prédominance de la relation
de mot (Wortbeziehung) sur la relation de chose (Sachbeziehung) » (p. 39).
On remarque aussi l’instance de la lettre – sous les aspects du « sens lit-
téral » – dans les pratiques sémiotiques sous-jacentes au comportement
des jeunes schizophrènes. À cet égard, mais à celui-là seulement, ils
font penser aux jeunes personnes des Études sur l’hystérie : Fraülein Elisa-
beth von R... prend « à la lettre » – avec le sens de « se tenant debout
toute seule » – l’expression administrative alleinstehend, « vivant seule »
(1895-1981, p. 120). Et Frau Cecilie reçoit comme une blessure phy-
sique le regard perçant que lui jette sa grand-mère (1895-1981, p. 143-
144).
C’est en ce point que surgit la conclusion, qui va dépasser le cas des
schizophrènes, dont il est dit, après coup, qu’il n’a été pris « que pour
autant que cela nous sembl[ait] indispensable à la connaissance de
l’Inconscient » (p. 40). Freud, après avoir rappelé l’absence d’investisse-
ment d’objet chez les schizophrènes, en vient à ce propos définitif et
triomphal :
Nous croyons donc tout d’un coup savoir ce qui différencie une représentation
consciente d’une représentation inconsciente. Les deux ne sont pas, comme nous
avons pensé, des inscriptions différentes du même contenu en des lieux psychiques
différents, ni non plus des états d’investissement fonctionnels différents en un
même lieu, mais la représentation consciente englobe la représentation de chose
plus la représentation de mot qui s’y rapporte. Seule est inconsciente la représenta-
tion de chose. Le système Ics contient les investissements de choses des objets, les
premiers et véritables investissements d’objets ; le système Pcs prend naissance en
surinvestissant cette représentation de chose par son nouage avec les
représentations de mots qui lui correspondent (p. 39).

1. Le fonctionnement des mots dans le rêve est, dans son mécanisme, comparable à celui des
mots de nos schizophrènes Ainsi, le célèbre Autodidasker de la Traumdeutung (1900-1965, p. 259)
condense, sous l’effet de différentes relations paronomastiques et anagrammatiques, toute une
chaîne de pensées, précisément « un sens comprimé ». La différence tient en ce que les mots du
rêve sont soumis au processus primaire après avoir été transformés en choses. C’est cette opération
qui leur confère leur aspect néologique si fortement insolite. Les mots des schizophrènes conser-
vent leur statut de mots : d’où leur persistance sous leur forme traditionnelle.
44 Le linguiste et l’inconscient

Cette conception de l’opposition entre Ics et Pcs (ou Cs : Freud est


variable sur ce point, notamment entre les éditions successives du texte,
dans des conditions qui mériteraient d’être étudiées de près) s’inscrit
définitivement dans l’appareil notionnel de Freud. En 1923, il reprend
la distinction, non sans présenter de façon un peu moins limitative les
éléments constitutifs de l’Ics :
La différence effective entre une représentation (une pensée) ics et une pcs consiste
en ce que la première s’accomplit sur un matériel quelconque, qui reste non
connu, alors que pour la seconde (la pcs) s’ajoute la mise en liaison avec des repré-
sentations de mots (...). La question : « Comment quelque chose devient-il cons-
cient ? » s’exprime de façon plus appropriée : « Comment quelque chose devient-il
préconscient ? » Et la réponse serait : « Par mise en relation avec les représenta-
tions de mots correspondantes » (« Le Moi et le Ça », 1923 b, p. 264).

Plus tard encore, dans l’Abrégé de psychanalyse, en 1938, Freud indi-


quera qu’un processus conditionné par la parole est assurément de
nature préconsciente (1938-1975, p. 25).
Il faut toutefois cheminer avec précaution dans les propos freudiens.
On a remarqué que dans le texte de 1923 Freud n’est point tout à fait
aussi déterminé qu’en 1915 sur la nature des éléments constitutifs de
l’Inconscient. Ce ne sont plus nécessairement des « représentations de
choses », mais, beaucoup plus prudemment, « un matériel quelconque,
qui reste non connu ». Est-il même impossible que parmi ces éléments se
glissent des « représentations de mots » ? Il semble bien en effet que cel-
les-ci ne soient point tout à fait inaptes à être inconscientes. Dans une
phrase souvent négligée par les lecteurs, Freud indique, il est vrai de
façon indirecte, que les représentations de mots peuvent avoir été
inconscientes. En effet, elles « sont des restes mnésiques. Elles furent un
jour des perceptions, et peuvent, comme tous les restes mnésiques, rede-
venir conscientes » (1923 b, p. 264). Je reviendrai dans le chapitre sui-
vant sur le problème de l’éventuelle présence de mots dans l’inconscient.

Il convient ici de s’arrêter un instant pour opérer le passage de


Freud à Lacan. En dépit du bémol (assez considérable, il faut l’avouer)
que constitue la dernière phrase citée, il est peu contestable que la dis-
tinction à laquelle parvient Freud au terme de l’article de 1915 est
ferme : les représentations de mots caractérisent le Préconscient et le
Conscient, et non l’Inconscient.
En ce point on peut être tenté de repérer une apparente discordance
entre Freud et Lacan. On croit la lire dans le contraste qui semble s’insti-
Mots et choses chez Freud 45

tuer entre les positions freudiennes qui viennent d’être mises en place et le
postulat fondamental de Lacan : « L’inconscient est structuré comme un
langage. » Comment les analystes se tirent-ils de cette difficulté ?
Réservons Lacan pour plus tard : c’est qu’il a, on s’en doute, son
mot à dire. Voyons les autres, non sans les répartir entre lacaniens et
non-lacaniens.
1 / Pour les premiers, enfin pour ceux qui lisent Freud, c’est bien
simple : il suffit de lire Freud de travers, ou de le lire de façon grave-
ment incomplète. C’est par exemple ce que fait Patrick Valas dans Les
di(t)mensions de la jouissance :
Freud dans son texte « L’inconscient » fait la distinction entre la représentation de
mot (Wortvorstellung) et la représentation de chose (Sachvorstellung) qui sont ensemble
dans l’inconscient (1998, p. 41-42).

Il faut avouer qu’il faut une dose considérable de bonne (ou de


mauvaise ?) volonté pour lire ainsi le texte freudien ! Mais on verra plus
bas que, paradoxalement, l’erreur de Patrick Valas indique peut-être la
direction à suivre pour résoudre le problème.
2 / Pour les seconds, c’est le triomphe. Ils croient trouver dans
« L’inconscient » la preuve incontestable de l’ « erreur » de Lacan – de
son « fourvoiement », comme dit avec délicatesse l’un d’entre eux.
Erreur par rapport à Freud, pour les plus timides ; erreur par rapport
au concept même d’inconscient pour les plus intrépides. Parmi quantité
d’autres, on peut de nouveau citer ici André Green. De livre en article,
d’article en livre, il ressasse sa vieille antienne :
La caractéristique du système inconscient, d’après Freud, est d’être formé de
représentations de choses exclusivement. Il est donc clair que le langage ne saurait
y avoir la moindre part (2003, p. 275 ; voir aussi, du même André Green, 2002,
p. 137-138, 270 et passim).

Déclaration de guerre ici tardive, mais qui fut, en d’autres temps,


plus précoce. Point si précoce, cependant, qu’on pourrait le penser :
car, on peut le rappeler, Green a été en son temps un auditeur assidu
du Séminaire de Lacan. Il y fait allusion dans son texte de 1984, p. 19,
rappelant son intervention de 1967 au Séminaire. Il y en avait déjà eu
deux en 1966. Et, toujours dans le texte de 1984, p. 168, il laisse passer
sans éclat de voix une mention du signifiant lacanien. En 2002, p. 274,
il le censure sévèrement, même (surtout ?) quand il est utilisé par d’au-
tres que Lacan : Anzieu, Laplanche, Rosolato.
Bizarrement, Green, dans le texte de 1997 cité plus haut, ne s’inter-
dit pas de citer le fragment de 1923 b où Freud envisage l’existence de
46 Le linguiste et l’inconscient

représentations de mots dans l’inconscient. Mais il ne consent pas à


s’interroger sur ce que ce texte comporte de différent par rapport à
« L’inconscient » (1997, p. 53-54).
Et Lacan lui-même ? Comment a-t-il lu la distinction posée par
Freud en 1915 ? Il en a été visiblement impressionné. Il semble en
effet avoir, dans un premier moment, repéré dans l’affectation des
Wortvorstellungen au Pcs-Cs une difficile compatibilité, voire une contra-
diction avec sa théorie de « l’inconscient structuré comme un lan-
gage ». C’est dans le Séminaire VII : L’Éthique, que, le 9 décembre 1959,
il signale la difficulté :
Je n’entrerai pas aujourd’hui dans la discussion de ce qui permettrait de répondre
à ce passage souvent invoqué, au moins comme un point d’interrogation, par ceux
d’entre vous que mes leçons incitent à lire Freud, et qui leur paraît faire objection
à l’accent que je mets sur l’articulation comme donnant la véritable structure de
l’inconscient. Ce passage a l’air d’aller là-contre, en opposant la Sachvorstellung
comme appartenant à l’inconscient, à la Wortvorstellung comme appartenant au
préconscient (1986, p. 56).

On le voit : Lacan use à la fois de la modalisation (on aura remar-


qué le paraît et le a l’air) et de la procrastination : il renvoie à plus tard
l’examen au fond du problème. Cependant, presque immédiatement, il
met le lecteur attentif sur la voie, je ne dis pas d’une solution, mais de la
solution :
À donner la solution qu’il semble proposer en opposant la Wortvorstellung à la Sach-
vorstellung, il y a une difficulté, une impasse, que Freud lui-même souligne, et qui
s’explique par l’état de la linguistique à son époque. Il a néanmoins admirablement
compris et formulé la distinction à faire entre l’opération du langage comme fonc-
tion, à savoir au moment où elle s’articule et joue en effet un rôle primordial dans
le préconscient, et la structure du langage selon laquelle s’ordonnent les éléments
mis en jeu dans l’inconscient. Entre, s’établissent ces coordinations, ces Bahnungen,
cette mise-en-chaîne, qui en domine l’économie (ibid., p. 57).

Devant ce texte, Alain Costes s’étouffe d’indignation, et croit devoir


remarquer que « le distinguo : langage comme fonction/langage
comme structure ne doit rien à la plume de Freud » (2003, p. 42). Sans
doute. C’est d’ailleurs ce que Lacan laisse entendre en faisant allusion à
l’état de la linguistique vers 1915 (soit avant la publication du Cours de
linguistique générale). Mais laissons soupirer Alain Costes. Et revenons au
texte, difficile, de Lacan. On y repère une opposition entre deux
aspects du langage :
1 / Les opérations du langage – j’ose hasarder : les opérations énon-
ciatives – relèvent du préconscient. J’entends ici l’énonciation qui a pour
Mots et choses chez Freud 47

sujet le je, celui qui dit je en pensant que c’est bien lui qui dit je. Ça peut
arriver, n’est-ce pas ? C’est à ce niveau qu’appartiennent évidemment
les « représentations de mots » : il faut bien que le je de l’énonciation
consciente les ait à sa disposition pour énoncer son discours.
2 / Mais les éléments qui appartiennent à l’inconscient n’ont rien à
voir avec les opérations conscientes du langage. Ces éléments relèvent
non pas du langage comme opération, mais d’un langage comme structure.
C’est entre ces éléments – qui n’ont rien à voir avec les représentations
de mots – que s’institue l’articulation signifiante. À ce titre, et à ce titre
seulement, c’est-à-dire en tant qu’ils sont structurés comme1 un langage,
ils ont droit au nom – saussurien, faut-il le rappeler ? – de signifiant.
Ici il faut prendre garde : que serait un langage qui ne serait que
structure ? dépourvu de toute opération, ou possibilité d’opération ?
Sans doute perdrait-il la qualité de langage. C’est donc qu’il faut envi-
sager, pour ces éléments aussi, une possibilité d’opérations. Et j’ose me
répéter : d’opérations énonciatives. Ainsi se profile une autre énonciation,
dont le sujet n’a naturellement rien à voir avec le je du discours courant
(on a remarqué que je ne dis pas du disque-ourcourant, comme fait Lacan,
1975, p. 35). C’est de ce sujet qu’il est question dans la longue enquête
que constitue le texte « Subversion du sujet et dialectique du désir »,
1966, p. 793-827. Le linguiste aurait-il à se tenir coi sur ce sujet-là ?
Que non pas. Mais ce sera dans un autre chapitre, le chapitre V, que
je remettrai l’ouvrage en chantier.
Revenons à la structure. Il reste à dire ce que sont ces éléments
– les signifiants, pour les appeler par leur nom – dont la structure cons-
titue l’inconscient. C’est évidemment la tâche la plus difficile qui soit. Il
faut procéder avec prudence. Et d’abord de façon négative. Ces élé-
ments, ce ne sont pas des mots. Ou, plus précisément, ils ne peuvent
prendre l’aspect de mots que de façon accidentelle. Quand cela leur
arrive, ils ne sont pas mots au sens où le sont les mots du langage cou-
rant. C’est précisément en ce point que se situe l’erreur – on voit que
je ne mâche pas mes mots – de Green et de Costes. Ils ont – volontai-
rement ou non, je ne poserai pas la question – lu dans le texte de

1. On sait l’insistance de Lacan sur ce comme, qui a pris la place d’un par originel (voir par
exemple Lacan, Le Séminaire, Livre V, 1998, p. 60). La substitution – explicitement soulignée par
Lacan dans Le Séminaire, Livre XX, 1981, p. 46-47 – a notamment pour fonction de bien marquer
que les éléments « structurés » ne sont pas ceux du langage (ni de la langue) qui donne lieu, par
exemple, à la communication quotidienne. Elle marque en même temps l’isomorphisme entre les
structures des deux langages : ils n’ont en commun que leur structure, non leurs unités. On retrou-
vera ce problème dans le chapitre V.
48 Le linguiste et l’inconscient

Freud le terme Wort, « mot », avec le sens de signifiant. Ils ont cru (ou
simplement dit ?) que les mots étaient les seules unités possibles pour un
langage ou pour une entité structurée comme un langage. Du fait que
les mots sont, pour Freud, éliminés de l’inconscient (si toutefois on
omet opportunément de lire dans sa totalité le texte de 1923...), ils font
de Freud le pourfendeur avant la lettre de la conception de l’incons-
cient structuré comme un langage. Ils se trompent, évidemment. Ce
n’est que sur les mots que porte l’argumentation de Freud. Pas sur les
signifiants. Et qu’on ne me dise pas que Freud ne parle nulle part des
signifiants. Littéralement, c’est évidemment exact : il ne pouvait pas, le
mot lui manquait. C’est tout simplement qu’il leur donne un autre
nom. On lira ce nom dans les dernières lignes de ce chapitre.
La question est réglée négativement : les signifiants ne sont pas des
mots, en tout cas pas au sens linguistique du terme. Mais elle appelle
toujours une réponse positive. Il va sans dire que je ne la donnerai pas.
Je m’autoriserai simplement une remarque, inspirée, dans son départ,
par l’erreur de lecture – l’erreur est parfois le chemin vers la vérité –
signalée plus haut, de Patrick Valas : ces signifiants, ne pourraient-ils
pas par exemple être des « représentants de choses » ? Il suffirait à ces
éléments d’entrer dans un système où ils seraient « structurés comme
un langage ». Qu’est-ce qui les en empêche ? Rien. C’est ce qu’a très
bien aperçu, dès 1960, au colloque de Bonneval, Jean Laplanche1 dans
le quatrième chapitre du très bel article à deux voix « L’inconscient.
Une étude psychanalytique » :
Freud est amené à poser une distinction capitale, celle des représentations de cho-
ses (Sachvorstellungen) et des représentations de mots (Wortvorstellungen). Notons immé-
diatement que les unes comme les autres doivent être prises en toute rigueur pour
ce qu’elles sont : des éléments du langage, des signifiants (1960, p. 116).

Laplanche évite l’erreur de Green et de Costes : il ne confond pas


les mots et les signifiants, et il pose que ces derniers peuvent aussi être
des représentants de choses. Il en vient même à s’interroger sur l’ori-
gine de ces signifiants de l’inconscient. C’est en ce point qu’il en revient
à les désigner par le terme de mots, non sans l’affecter de la marque
– ici les guillemets – de la connotation autonymique. Car ils ne sont
mots que de façon métaphorique, précisément dans la mesure où ce

1. J’avoue que je me suis étonné de le voir, quarante-trois ans après, préfacer le livre d’Alain Cos-
tes. Il est vrai que cette préface n’en est à vrai dire pas une : Laplanche publie un « court texte
[sur la condensation et le déplacement ] qui était dans [s]es dossiers depuis un certain temps »
(2003, Préface, p. 11). Il est fort peu prolixe sur le texte de Costes.
Mots et choses chez Freud 49

qu’ils ont de commun avec les mots de la langue, c’est d’être structurés
comme eux :
Les « mots » qui le [l’inconscient, M. A.] composent sont des éléments empruntés
à l’imaginaire – notamment à l’imaginaire visuel mais élevés à la dignité de signi-
fiants (1960, p. 118).

Ainsi on en vient à comprendre l’apparente contradiction qui


semble opposer deux assertions énoncées par Lacan à quelques secon-
des d’intervalle, dans le même Séminaire XX. Il avance en effet d’abord
« qu’il est difficile de ne pas entrer dans la linguistique à partir du
moment où l’inconscient est découvert » (1975, p. 19 ; les deux verbes
sont à l’imparfait dans le texte de Lacan, car ils dépendent d’un je me
suis aperçu). Mais c’est pour donner ensuite l’étonnante précision sui-
vante : « Mon dire, que l’inconscient est structuré comme un langage,
n’est pas du champ de la linguistique » (1975, p. 20). Entrer dans la
linguistique est en effet indispensable pour avoir accès au concept de
structure : c’est la nécessité que marque la première phrase. Mais les
signifiants qui constituent ce langage n’ont avec les mots, objets du lin-
guiste, d’autre rapport – il est vrai fondamental – que d’être structurés
comme eux.

Il nous restera, mais plus tard, à accomplir une dernière étape, plus
difficile encore sans doute. De Laplanche elle nous fera revenir à
Lacan, puis à Freud. Elle consistera à se poser la double question sui-
vante : qu’en est-il du signifiant chez Lacan ? Et quel est son étymon
freudien ? Car je ne parle plus de son étymon saussurien, bien connu
désormais1. Pour cette étape, il nous faudra remonter à la Métapsycho-
logie. Mais un peu en amont de « L’inconscient » : au texte qui le pré-
cède immédiatement dans la Métapsychologie, « Die Verdrängung », « Le
refoulement ». C’est en effet dans ce texte qu’apparaît l’énigmatique
concept de Vorstellungsrepräsentanz, qui donne bien du fil à retordre aux
commentateurs et aux traducteurs. Laissons-les à leurs débats. L’essen-
tiel est de constater que c’est bien la Vorstellungsrepräsentanz qui est sou-
mise au refoulement et qui, par là même, est constitutive de l’incons-
cient (voir 1915 d - 1988, p. 191 ; les traducteurs de 1988 utilisent

1. On pourra se reporter, entre de très nombreuses références, à Arrivé (1986 et 1994-2005) ainsi
qu’à Vilela, Izabel (2001). L’excellent article de Marjolaine Hatzfeld (2001) pose les problèmes qui
n’ont pu être abordés ici, et qui le seront plus tard.
50 Le linguiste et l’inconscient

représentance de représentation, plus contestable encore que le traditionnel


représentant-représentation). Or c’est de la façon la plus explicite que Lacan
donne cette Vorstellungsrepräsentanz comme l’étymon freudien de « son »
signifiant :
C’est le signifiant qui est refoulé, car il n’y a pas d’autre sens à donner dans ces
textes [« Le refoulement », « L’inconscient », « Pulsions et destins des pulsions »,
M. A.] au mot Vorstellungsrepräsentanz (Écrits, 1966, p. 714).

Qu’en est-il maintenant de cette Vorstellungsrepräsentanz dans ses


éventuelles relations avec les deux autres Vorstellungen, celles dont nous
avons essayé de décrire le statut et le sort dans ce chapitre ? Ce sera un
travail à entreprendre dans un livre futur.

BIBLIOGRAPHIE

Avertissement. — Pour éviter de fausser les perspectives historiques, on a, pour Freud, Lacan
et Saussure, successivement indiqué la date de publication (ou de manifestation orale) originelle des
items cités et la date de l’édition utilisée pour la rédaction de cet article. Pour les Séminaires, on a
rappelé l’année où ils furent énoncés. En dépit de quelques oublis mineurs (la mention de La Fontaine
dans le Séminaire VII n’est pas relevée), l’Index référentiel du Séminaire 1952-1980
d’Henry Krutzen (Anthropos, 2000) m’a été très utile pour retrouver les fragments non situés du texte.

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CHAPITRE III

L ES M O T S DA NS L ’ I NC O NSC I ENT ,
OU
C O M M ENT F A I RE D’ UN M O T UNE C H O SE ?

D’une façon qui risque de paraître insolite, ce chapitre commence


par le récit d’un rêve. Le lecteur apercevra vite les raisons qui m’ont fait
choisir ce mode d’approche du problème annoncé par le biais, sans
doute peu attendu, du rêve. Sans plus de précautions, je m’engage dans
ce récit, rapporté au discours direct, à la première personne. Faut-il dire
que cette première personne est celle du rêveur, et non celle de l’auteur
du livre ? Et que le récit du rêve m’a été communiqué par écrit ?

RÊVE DU PARA-écrivian

Par téléphone, j’ai pris rendez-vous, la veille ou l’avant-veille, avec un marchand


d’armes, à qui je souhaite acheter, pour 2 200 , un fusil. Nous tombons d’accord
sur la vente.
Le jour dit, je me dirige en voiture vers le lieu du rendez-vous : « Vous me trou-
verez facilement, je serai assis dans le coin de la salle, sur la droite », m’a indiqué le
marchand dans notre conversation téléphonique. D’une façon qui me surprend légère-
ment, je suis moi-même muni d’un fusil, assez démodé, apparemment, sans être vrai-
ment ancien.
J’arrive au lieu prévu, dont je me dis qu’il ressemble vaguement à la gare, désaf-
fectée, d’Annonay. Je descends de voiture. J’ai pris mon fusil, sans trop réfléchir aux
raisons qui me l’ont fait prendre. Dans le coin du vaste local dans lequel je viens
d’entrer, sur la droite, est effectivement assis un personnage que j’identifie immédiate-
ment comme mon vendeur : un grand vieillard sec, avec une longue barbe grise. En
même temps que je le découvre, je constate avec surprise que le lieu, dans son
ensemble, est occupé par de nombreux autres vendeurs et acheteurs, à la manière d’un
54 Le linguiste et l’inconscient

vide-greniers. Il y a un grand brouhaha de beuveries, de conversations et de contesta-


tions. Et j’entends l’un des participants – un gros gaillard rougeaud et barbu – crier
à la cantonade qu’il achète un fusil pour 3 000 . Je suis immédiatement persuadé
qu’il s’agit de celui dont la vente avait été conclue avec moi la veille ou l’avant-veille.
Étonné, et même irrité, je me dirige vers le vieillard. Sans un mot, il prend en
main mon fusil. Il l’examine attentivement, lustre avec un chiffon la crosse métal-
lique, qui est en effet ternie, et, en certains points, rouillée. Après avoir longuement
réfléchi, il me dit qu’il est disposé à l’acheter. Je lui réponds que je ne suis pas venu
pour vendre mon fusil, mais, conformément à notre contrat téléphonique, pour acheter
le sien, au prix convenu de 2 200 . Il me répond, sans l’ombre d’une gêne, que le
fusil est vendu à quelqu’un d’autre pour 3 000 . Je suis un moment tenté de
prendre la parole à haute voix dans le local, pour dire que j’achète le fusil
pour 3 100 . Mon intention est de mettre le marchand dans l’embarras : le gros
rougeaud barbu va protester et, peut-être, s’en prendre au commerçant de mauvaise
foi. Mais j’y renonce, pensant que le fusil risque finalement de me rester sur les bras
au prix, trop élevé, de 3 100 . Je me retourne alors, très irrité, vers le vendeur
malhonnête, et lui demande s’il est vraiment marchand d’armes. Peut-il me donner
une carte professionnelle ? Fortement embarrassé, il se lève, ouvre un lourd dossier
cartonné placé derrière lui, le long du mur, et finit par en exhumer une carte, précé-
demment fixée par un trombone à une liasse de papiers, vieilles lettres froissées et
imprimés périmés. La carte elle-même est plutôt une photocopie, elle aussi froissée et
cornée. Son aspect évoque les cartes distribuées par certains marabouts africains pour
vanter leurs mérites de voyants ou de guérisseurs. Elle porte l’indication d’un nom
propre, certainement celui du vendeur. Je ne prête pas attention à ce nom, mais je
remarque précisément la mention qui le suit :

PARA-écrivian, Dakar,

Elle est ici reproduite littéralement : PARA est en majuscules, le reste en


minuscules, les lettres i et a ont été inversées dans la graphie du mot que j’identifie
immédiatement comme le nom écrivain. La mention de la ville de Dakar ne
m’étonne pas trop, puisque je viens de penser à un marabout africain.
Ces deux mots sont suivis de plusieurs autres indications, que je n’enregistre pas.
Je me dis, vaguement, que c’est sans doute l’indication de détails relatifs à l’obten-
tion d’un titre universitaire plus ou moins folklorique. J’ai bien remarqué, et inter-
prété comme une coquille, l’inversion des lettres i et a.
Je demande au marchand de m’expliquer ce que c’est qu’un PARA-écrivain,
car je restitue la bonne prononciation. Il est très embarrassé. Je lui déclare alors que
je sais très bien, moi, ce que c’est qu’un PARA-écrivain : je pense à la parapsy-
Les mots dans l’inconscient 55

chologie et je suis effectivement persuadé que je sais à peu près ce que c’est qu’un
PARA-écrivain. Je ne lui pose la question que pour l’emmerder (oui, je prononce
le verbe).
Il ne dit pas un mot. Dans un geste vengeur, je déchire la carte du PARA-écri-
vian, en prenant soin que la déchirure passe au milieu du mot. J’en jette les mor-
ceaux épars, de telle façon qu’il soit impossible de reconstituer la carte.

Je reviendrai en détail sur ce rêve au terme de ce chapitre. Pour


l’instant je me contente d’attirer l’attention sur les faits à vrai dire tout
à fait évidents qu’il révèle.
Le premier est qu’une partie importante du rêve est constituée par
un mot. Un néologisme absolu : PARA-écrivian, avec cette graphie spéci-
fique, tout à fait insolite – une partie en majuscules, l’autre en minus-
cules – et cette « coquille » qui inverse l’ordre de deux lettres, est un
hapax, au même titre que le sont les mots cités par Freud dans de
nombreux récits de rêves rapportés dans la Traumdeutung : norekdal, mais-
tollmütz, tutelrein, autodidasker, j’en passe. Comme le savent tous les lec-
teurs de la Traumdeutung, ces mots constituent, comme notre PARA-écri-
vian, soit la totalité, soit une partie considérable du rêve qui les met en
scène.
Deuxième fait : quoique totalement néologique, le mot laisse aisé-
ment reconnaître – comme ceux de Freud que je viens de citer – des
éléments linguistiques préexistants. Mais ils ont été soumis à des opéra-
tions qui les ont fortement transformés, dans leur forme et dans leur
sens. Selon toute vraisemblance, ces transformations les ont éloignés de
leur fonction originelle dans la langue, ici le français, à laquelle ils ont
été empruntés. On le verra peut-être plus tard.
Troisième fait : le mot PARA-écrivian est pour une part énigmatique.
Pour une part seulement, puisque le rêveur lui-même en décrypte deux
aspects : d’abord l’élément PARA, qui est, selon lui, le préfixe qu’on
trouve dans des formations telles que parapsychologie. Cependant, il ne
dit pas clairement quel sens le préfixe peut prendre quand il affecte le
mot écrivain. Ensuite l’inversion de deux lettres. Sur ce point le com-
mentaire du rêveur présente deux caractères : d’une part il relève avec
précision l’instance de la lettre, au sens littéral du terme, dans le rêve.
Il prend soin en effet de remarquer la divergence entre la mutation de
l’ordre des lettres et la manifestation orale, qui reste insensible à l’in-
version. C’est que la lettre a ici un fonctionnement autonome, qui n’af-
fecte pas l’aspect sonore du mot. Mais d’autre part il ne voit dans cette
inversion qu’une coquille, sans se demander si cette coquille a un sens,
56 Le linguiste et l’inconscient

et lequel. Attitude fréquente dans le rêve : les bizarreries les plus étran-
ges semblent absolument naturelles, et ne déterminent ni surprise, ni
tentative d’explication.
Quatrième et dernier fait : ce qui est plus énigmatique encore, c’est
la valeur référentielle du terme. En quoi ce vieux marchand d’armes-
brocanteur peut-il être qualifié d’écrivain, même si le mot est affecté par
une coquille vraisemblablement chargée de sens, même si le préfixe
PARA lui confère, peut-être, une nuance dépréciative ? Là encore le
rêveur ne marque aucune perplexité. C’est sans doute un indice pour
l’interprétation du mot.
Il convient de garder précisément en mémoire ce récit de rêve, et
plus spécifiquement le mot PARA-écrivian. Et j’entre maintenant dans le
vif de l’examen du problème du mot transformé en chose.
Pour rappeler d’abord ce qui me paraît une évidence : le problème
du statut du mot chez Freud est d’une extension intimidante. Pour une
raison simple : il est à proprement parler coextensif à la réflexion de
Freud. On a déjà aperçu, dans le chapitre précédent, l’essentiel des éta-
pes de cette longue réflexion. Je souhaite revenir ici en détail sur une
question qui a été implicitement posée dans le chapitre précédent, mais
qui n’y a pas trouvé de réponse.
Elle peut se formuler de la façon suivante : si, comme on l’a aperçu,
l’inconscient tel qu’il est conçu par Freud ne comporte pas de représen-
tations de mots, comment se fait-il qu’on rencontre des mots dans ces
formations de l’inconscient que sont par exemple le rêve, le Witz et le
lapsus ? J’entends naturellement non pas les mots qui servent à racon-
ter les rêves, mais les mots en tant que mots, tels qu’ils sont présentés
par exemple dans le rêve freudien de l’autodidasker ou dans le rêve ici
raconté du PARA-écrivian.
À cette question on peut d’abord entrevoir trois réponses. Les deux
premières sont très partielles et très insuffisantes. Il conviendra de leur
substituer une 3e réponse, qui aura l’avantage d’englober et d’éclairer
les deux premières.
1 / La première consiste à faire un sort au bémol, signalé dans le
chapitre précédent, qui s’observe dans le texte de 1923 (« Le Moi et le
Ça », voir p. 44). C’est un fait que ce texte semble bien laisser possible
la présence de représentations de mots comme éléments constitutifs de
l’inconscient. Cependant, ce texte, très rapide et très allusif, me semble
être l’un des seuls où cette position est adoptée. Nous apercevrons
cependant bien vite un autre texte, tout aussi rapide et allusif, qui
semble poser la même possibilité.
Les mots dans l’inconscient 57

2 / La deuxième solution est plus radicale. Elle consiste à poser que


les mots qui se rencontrent dans le rêve ne viennent pas de l’incons-
cient. Ils viennent directement des « restes du jour » :
[...] mots et paroles ne sont pas, dans le contenu du rêve, des néo-formations, mais
des formations reprenant des paroles du jour précédant le rêve (ou toutes autres
impressions fraîches, également à partir de choses lues) (« Complément métapsy-
chologique à la doctrine du rêve », 1917-1988, p. 251).

On le voit : il n’y a pas de contradiction entre l’absence des mots


dans l’inconscient et leur présence dans le rêve : restes de la vie – cons-
ciente – du jour, ils peuvent avoir une origine orale ( « des paroles » )
ou écrite ( « des choses lues » ). Ils s’introduisent dans le rêve à la
faveur de « l’abaissement de la censure entre Ics et Pcs qui caractérise le
sommeil » (ibid., p. 248).
Il faut l’avouer : la solution est élégante. Le problème est qu’elle
entre doublement en contradiction avec d’autres assertions freudiennes.
Première contradiction : dans les assez nombreux exemples de
« mots dans le rêve » analysés par Freud dans la Traumdeutung, il est
bien question, dans certains cas, de mots entendus ou lus plus ou moins
récemment : c’est le cas de Nora et Ekdal, qui, lus dans un article sur
Ibsen, fournissent par leur condensation le mot Norekdal. Mais c’est loin
d’être le cas le plus fréquent : il n’est que trop évident que les noms de
Fliess – l’ami, présent comme nom de station de train (!!!) dans le rêve
Hearsing ou celui d’Alex – le frère, qui apparaît, il est vrai de façon indi-
recte, dans le mot onirique autodidasker – et bien d’autres encore ne sont
pas des « paroles du jour précédant le rêve ».
Deuxième contradiction : elle est explicitée dans le passage de la
page 248 qui vient d’être allégué : il pose de la façon la plus explicite
que « la censure entre Pcs et Ics est très abaissée dans le sommeil, et
que le commerce entre les deux systèmes est plutôt facilité » (p. 248).
C’est à la faveur de cet abaissement que les mots s’introduisent dans
l’inconscient et resurgisent dans le rêve.
3 / La 3e solution, qui, on l’a compris, est à mes yeux la véritable
solution, peut à mon sens être formulée de la façon suivante : il y a
bien des mots dans l’inconscient, puisqu’il y en a dans le rêve, dont
« l’origine plonge dans l’inconscient » (Le rêve et son interprétation, p. 13).
Lacan, en ce point, lit Freud comme moi :
Ce ne sont pas les choses ici [dans le rêve] qui à Freud donnent le sens, mais les
points de concours qui se dégagent d’un texte, et d’une sorte de décalque dont il
rapplique le mot sur le mot, la phrase sur la phrase, le verbal sur le verbal, ceci
jusqu’au calembour.
58 Le linguiste et l’inconscient

Les obtus disent maintenant qu’il s’agit là du préconscient. C’est justement


dans la fonction de ce qui le tourmente, ce préconscient, de ce qui fait sa sensation
à lui, Freud le formule en ces termes, que le préconscient rencontre des mots dont
il n’a pas le contrôle. D’où lui viennent-ils ? Précisément de l’inconscient où il[s]
gîte[nt] comme refoulé[s]1, Freud ne le dit pas autrement (« Petit discours à
l’ORTF », 1966, in 2001, p. 222).

Mais ces mots y sont, selon la formule freudienne, transformés en


choses. Ils bénéficient à ce titre d’un statut spécifique : ils cumulent cer-
taines propriétés des mots qu’ils étaient précédemment et des caractères
qu’ils empruntent aux choses qu’ils sont devenus. C’est ce qui explique
que « ces mots ne soient pas à la dérive, c’est-à-dire que leur dérive ne
relève que d’une loi des mots » (Lacan, « Petit discours », 2001,
p. 222). « Loi des mots » ? Oui, certes, mais de ces mots spécifiques qui
gîtent dans l’inconscient. Elles ne se confondent pas avec celles que
Saussure affecte aux signes, à moins de faire subir à l’ « algorithme
saussurien » de notables distorsions.
Freud revient à de très nombreuses reprises sur ce traitement des
mots comme des choses, au point que cela en devient un véritable leit-
motiv, par exemple dans la Traumdeutung, notamment p. 257 et 262. Je
cite ici un texte sans doute moins connu que ceux de la Traumdeutung
qui sont généralement utilisés :
[dans la formation du rêve], des pensées sont transposées en images – pour la plu-
part visuelles –, des représentations de mots sont donc ramenées aux représenta-
tions de choses qui leur correspondent (« Complément métapsychologique à la
doctrine du rêve », 1917-1988, p. 251).

Le problème est que cette formule redondante, apparemment si


simple et si convaincante, est en réalité bien obscure : traiter les mots
comme des choses, ou encore « ramener les représentations de mots
aux représentations de choses qui leur correspondent », qu’est-ce que
ça veut dire au juste ?

1. À mon sens, le « il gîte comme refoulé » donné par l’édition doit être lu comme « ils gîtent
comme refoulés », où ils représente les mots. À l’oral du « Petit discours », aucune différence
entre le « il gîte comme refoulé » et le « ils gîtent comme refoulés », ce qui expliquerait l’er-
reur. Le singulier de « il gîte » ne pourrait représenter que « le préconscient ». Il paraît forte-
ment paradoxal de donner le préconscient comme refoulé. En revanche, le signifiant – qui
peut prendre l’aspect du mot – est précisément donné par Lacan comme l’objet du refoule-
ment. C’est ce qui est explicitement dit à propos de la Vorstellungsrepräsentanz, elle-même assi-
milée au signifiant. Voir sur ce point le texte des Écrits, 1966, p. 714 cité dans le chapitre
précédent, p. 50.
Les mots dans l’inconscient 59

Dans la Traumdeutung, si du moins je l’ai bien lue, Freud ne donne


pas de façon absolument claire la formulation théorique qu’on attend.
On la trouve dans « L’inconscient » :
Dans la schizophrénie, les mots sont soumis au même procès qui, des pensées du
rêve latentes, fait les images du rêve, et que nous avons appelé le processus pri-
maire psychique. Ils sont condensés, et transfèrent les uns aux autres leurs investis-
sements sans reste, par déplacement ; le procès peut aller si loin qu’un seul mot,
apte à cela du fait de multiples relations, assure la vicariance de toute une chaîne
de pensées (1915-1988, p. 237).

Cependant ce texte pleinement explicite à l’égard des particularités


langagières des schizophrènes ne vise le rêve que de façon indirecte.
C’est dans le « Complément métapsychologique » qu’on trouve la prise
en compte directe du rêve. Il faut ici citer assez longuement un texte
qui présente, on le verra sans peine, une difficulté :
La régression une fois effectuée, il reste une série d’investissements dans le système
Ics, investissements de souvenirs de choses sur lesquels le processus primaire psy-
chique exerce son action, jusqu’à ce qu’il ait, par condensations de ces souvenirs et
par déplacement des investissements les uns par rapport aux autres, configuré le
contenu du rêve manifeste. C’est seulement là où les représentations de mots dans
les restes du jour sont des restes de perceptions frais et actuels, et non pas expres-
sion de pensées, qu’elles sont traitées comme des représentations de choses et sont
en soi soumises aux influences de la condensation et du déplacement. D’où la règle
donnée dans L’interprétation des rêves, et depuis lors confirmée jusqu’à l’évidence, que
mots et paroles ne sont pas, dans le contenu du rêve, des néo-formations, mais des
formations reprenant des paroles du jour précédant le rêve [...]. Il est très remar-
quable que le travail du rêve s’en tient si peu aux représentations de mots ; il est à
chaque instant prêt à échanger les mots entre eux, jusqu’à ce qu’il trouve l’expres-
sion même qui offre à la présentation plastique le maniement le plus favorable
(« Complément métapsychologique à la doctrine du rêve », 1917-1988, p. 251).

On a repéré dans ce texte difficile à la fois la solution attendue et la


difficulté annoncée.
Je commence par la solution. Elle consiste à poser que transformer
les mots en choses, c’est les soumettre aux effets du processus primaire.
Les aspects de ce processus primaire sont la condensation et le déplace-
ment, comme nous l’avons entrevu plus haut à propos des exemples
allégués et comme nous allons le voir de façon un peu plus précise à
propos de Autodidasker. La condensation et le déplacement agissent au
profit de la figurabilité (Darstellbarkeit) – traduite ici par « présentation
plastique ». Le résultat de ces opérations sur les mots ? C’est qu’ils en
viennent purement et simplement à cesser d’être des mots au sens tra-
ditionnel du terme, sens qui, tout compte fait, est assez voisin de celui
60 Le linguiste et l’inconscient

qui est mis en place en 1891 dans l’Auffassung. Freud le reconnaît impli-
citement quand il remarque que le rêve est à tout instant « prêt à
échanger les mots entre eux ». Statut insolite pour des mots : le rêve
par exemple s’autorise à « échanger » « sexe féminin » et Categorie,
« uriner » et categorieren, ou d’ailleurs n’importe quoi d’autre (1900-
1967, p. 263). Non que ces substitutions soient dépourvues de toute
contrainte. Mais les contraintes qu’elles subissent sont celles du proces-
sus primaire, et non les contraintes linguistiques qui s’exercent sur les
mots dans leur usage conscient, et rendent difficile l’emploi de categorie-
ren pour « uriner ».
J’en viens maintenant à la difficulté. On l’aura remarqué en lisant
ce fragment du « Complément psychologique » : Freud semble bien
laisser dans le rêve une place, modeste, il est vrai, à des mots non sou-
mis aux processus primaires c’est-à-dire non transformés en choses. Ce
sont ceux qui sont « expression de pensées ». Il y a là un problème sur
lequel je continue à m’interroger : dans le « Complément », Freud ne
donne pas d’exemples de ces mots, et dans la Traumdeutung, à laquelle il
renvoie, je n’ai pas trouvé de cas de mots qui ne soient pas soumis aux
processus primaires.
Il nous resterait maintenant à étudier sur le vif la façon dont
les mots transformés en choses sont soumis aux processus primaires,
c’est-à-dire perdent leur statut de mots. Travail considérable : il devrait
être mené non seulement dans la Traumdeutung – où les exemples, on l’a
vu, sont peu nombreux – mais aussi dans la Psychopathologie et dans le
Witz, où ils sont innombrables. Car les procédés mis en œuvre, Freud
le répète à tout instant, sont identiques pour le mot de rêve, pour le
lapsus et pour le Witz.
Pour ne pas lasser mes lecteurs par des analyses littérales nécessaire-
ment très vétilleuses, je me contenterai de dire quelques mots d’autodi-
dasker, un peu moins fréquenté, peut-être, que Signorelli ou famillionnaire.
Voici comment s’engage l’analyse de ce mot de rêve dans la Traum-
deutung :

Un autre rêve se compose de deux fragments bien séparés. Le premier est le mot
AUTODIDASKER, que je me rappelle bien nettement ; le second reproduit un fan-
tasme sans grande importance qui m’est venu à l’esprit peu de jours avant. [...]
On peut aisément couper autodidasker en Autor (auteur), Autodidacte et Lasker
[nom propre d’un personnage mort de la syphilis] auquel se rattache le nom de
Lassalle [nom propre du socialiste allemand, mort en duel pour une femme]
(Freud, 1900-1967, p. 259 ; dans la suite, le « mot » (Wort) autodidasker est qualifié,
de façon très, si j’ose dire, métalinguistique, de néologisme (neugebildete).
Les mots dans l’inconscient 61

On voit comment la condensation a opéré : elle a constitué un


paquet unique de quatre unités, Autor, Autodidakte, Lasker et Lassalle
qu’elle a « condensées », au sens le plus matériel, c’est-à-dire le plus lit-
téral du terme. Le résultat est que tous les traits distinctifs du mot sont
effacés. Au risque d’entrer de façon trop vétilleuse dans la cuisine oni-
rique du travail du rêve, voyons ce qu’il en est.
Si on veut parler du signifiant, au sens saussurien, on voit bien qu’il
n’est plus soumis à la linéarité : pour lire autor, il faut aller chercher le r
à l’extrême fin de la séquence en enjambant les lettres intermédiaires.
Il n’est plus soumis à la distinctivité des phonèmes : pour lire le nom
propre Lasker, il faut tout bonnement restituer un L absent du mot
manifeste. Quant au pauvre Lassalle, il n’est présent que par sa pre-
mière syllabe, qu’il partage avec son compagnon d’infortune Lasker1.
J’ajoute encore que Lasker va faire surgir, par la voie de l’anagramme,
un nom propre supplémentaire, celui d’Alex, prénom d’un frère de
Freud. Là encore les lettres ont été manipulées, et d’ailleurs préalable-
ment remplacées par leurs équivalents phoniques : le -x d’Alex est inter-
prété comme un [ks] qui est donné, mais inversé, par le -sk- de Lasker.
Passons au signifié. Pour constater qu’il s’est purement et simple-
ment absenté : il n’est que trop évident qu’il est impossible de cerner le
« sens » d’autodidasker. Ce qui en tient lieu dans la structure sémiotique
très particulière de ce drôle de mot, c’est en réalité une chaîne de réfé-
rents qui s’emboîtent successivement les uns dans les autres. Car on
n’en a fini ni avec le duo de Lasker et Lassalle, ni avec Alex, qui abrège
Alexandre : on va voir surgir successivement Zola, d’abord sous la forme
inversée d’Aloz, puis, sous l’effet d’un déplacement de syllabe dans Alek-
sand-re, Sandoz. On retrouve la propriété signalée, dans le texte cité
p. 59, qu’a le mot onirique d’assurer « la vicariance de toute une
chaîne de pensées ».
La relation qui s’institue entre les mots ainsi produits et les objets
qu’ils visent reçoit de Freud un nom : c’est la Darstellung (1961, texte
allemand, p. 251), l’un des noms – en concurrence avec la Vorstellung –
de la « représentation ». La sémiotique très discrètement alléguée par le
terme freudien est de toute évidence une sémiotique de la référence, et
non de la signification. Et on ne s’étonne pas de repérer la prévalence

1. On vient d’apercevoir que les deux personnages sont présents dans le rêve à titre d’ « exemples
de l’influence fatale » de la femme sur l’homme : le premier, Eduard Lasker (1829-1884), a suc-
combé à la syphilis, maladie si bien désignée par l’adjectif dérivé du nom de Vénus ; le second, le
socialiste allemand Ferdinand Lassalle (1825-1864), « est mort dans un duel à cause d’une dame »
(p. 342-343 des Œuvres complètes, t. IV).
62 Le linguiste et l’inconscient

des noms propres parmi les mots produits par Autodidasker et les autres
mots oniriques : c’est que la relation entre le nom propre et son réfé-
rent exclut toute prise en compte d’un signifié.
Il est vain, on le voit, de chercher à utiliser les concepts saussuriens
pour décrire autodidasker comme ses homologues freudiens, et, sans
doute, comme le PARA-écrivian du rêveur de ce chapitre. La raison est
simple : ces formations ont cessé d’être des signes linguistiques.
Cependant, si le Saussure du Cours de linguistique générale se trouve ici
congédié, on ne peut s’empêcher de penser au Saussure des anagram-
mes, essentiellement à l’aide du beau livre de Starobinski, Les mots sous
les mots. Le fonctionnement du texte anagrammatique est, par certains
aspects, comparable à celui du mot du rêve. Pour fixer rapidement les
idées, je reprends l’exemple devenu illustre du vers extrait d’un « Vati-
cinium » (oracle) archaïque :
DONOM AMPLOM VICTOR AD MEA TEMPLA PORTATO

C’est le Dieu Apollon qui parle, dans un oracle délivré aux


Romains par la Pythie de Delphes. Le sens du vers est transparent :
« Que le vainqueur apporte à mes temples une offrande considérable ».
Mais Saussure ne se contente pas de ce sens de surface. Il repère, épar-
pillé, dans le désordre, dans les lettres du vers, un autre texte, ici réduit
à un mot : le nom du Dieu APOLO lui-même, sous la forme de son
nominatif latin et avec son orthographe archaïque, avec un seul L.
Mieux : ce mot est présent dans chacun des deux hémistiches du vers
de surface :
DONOM AMPLOM VICTOR /AD MEA TEMPLA PORTATO
DONOM AMPLOM VICTOR /AD MEA TEMPLA PORTATO

Il est de nouveau nécessaire ici d’entrer dans le détail de la cuisine


littérale de l’anagramme. Cette pratique culinaire ne devrait pas dérou-
ter les lecteurs de Freud, qui viennent d’assister à des exercices du
même style à propos du mot autodidasker. J’entre donc, pour un instant
seulement, dans la cuisine anagrammatique : pour lire le nom du Dieu
dans les lettres du texte de surface, il faut déplacer, dans chaque hémis-
tiche, le premier O pour le replacer entre le P et le L. À peu près
comme fait Freud pour lire le prénom de son frère Alex derrière le nom
de Lasker dans la formule autodidasker de son rêve. Freud, certes, est
encore plus acrobatique que Saussure : il ajoute sans barguigner la
lettre – le L – qui manque au nom de son frère. C’est que pour Freud
cet ajout ne porte pas à conséquence : c’est la routine du travail du
Les mots dans l’inconscient 63

rêve, soumis, entre autres, à la « condensation » (Verdichtung), c’est-à-


dire, comme on a vu, transformé en chose. Pour Saussure, c’est diffé-
rent : car ce bouleversement de l’ordre des lettres met en cause l’un des
deux « principes » fondamentaux du signe linguistique : son « caractère
linéaire ». En somme, l’objet « infiniment spécial » que Saussure
découvre dans le discours anagrammatique échappe aux règles qui
gouvernent le « mot humain en général ».
C’est que la pratique verbale à l’œuvre dans les textes anagramma-
tiques est soumise à des règles qui évoquent plutôt les fonctionnements
du processus primaire que les principes gouvernant le signe linguis-
tique. Saussure, nécessairement, s’en avise, et consacre un fragment
capital de sa réflexion à ce problème : il s’interroge avec la plus grande
lucidité sur l’exception à la linéarité qui lui est, scandaleusement, pré-
sentée par les textes anagrammatiques (Starobinski, 1971, p. 46-47,
voir aussi Arrivé, 2007). C’est l’un des seuls fragments de l’œuvre de
Saussure où se trouve confrontés, dans une sérénité apparente, les
résultats de l’analyse de la langue et l’examen du fonctionnement
atypique de la pratique anagrammatique :
Que les éléments qui forment un mot se suivent, c’est là une vérité qu’il vaudrait
mieux ne pas considérer, en linguistique1, comme une chose sans intérêt parce
qu’évidente, mais qui donne d’avance au contraire le principe central de toute
réflexion utile sur les mots. Dans un domaine infiniment spécial comme celui que
nous avons à traiter2, c’est toujours en vertu de la loi fondamentale du mot
humain en général que peut se poser une question comme celle de la consécutivité
ou non-consécutivité, et dès la première3.
Peut-on donner TAE par ta + te, c’est-à-dire inviter le lecteur non plus à une
juxtaposition dans la consécutivité, mais à une moyenne des impressions acousti-
ques hors du temps ? hors de l’ordre dans le temps qu’ont les éléments ? hors de
l’ordre linéaire qui est observé si je donne TAE par TA-AE ou TA – E, mais ne
l’est pas si je le donne par ta + te à amalgamer hors du temps comme je pourrais le
faire pour deux couleurs simultanées ? (Starobinski, 1971, p. 46-47).

C’est sans doute en ce point de la réflexion de Saussure qu’on voit


apparaître le plus clairement la prise en compte par le linguiste d’un fonc-
tionnement du langage en complète infraction avec ses règles habituelles.

1. C’est là la mention explicite que je viens d’annoncer. On aura aussi remarqué, à la première
ligne du texte, l’emploi du mot élément avec le sens qu’il a dans le CLG.
2. C’est évidemment la recherche sur les anagrammes que Saussure désigne ainsi, faisant le
double geste de la rattacher explicitement à la linguistique et d’en faire un « domaine infiniment
spécial ».
3. Ici Saussure, comme il lui arrive fréquemment dans cette recherche menée presque clandesti-
nement, et sans intention immédiate de publication, s’est interrompu au milieu de sa phrase. On a
constaté qu’il procède souvent de la même façon dans ses méditations proprement linguistiques.
64 Le linguiste et l’inconscient

Après ce bref intermède saussurien, revenons à Freud. Transformé


en chose, et soumis au processus primaire, le mot onirique cesse d’être
un mot au sens habituel du terme. C’est ce qui explique, je le signale
au passage, qu’il cesse aussi d’être soumis au métalangage. Le postulat
lacanien « il n’y a pas de métalangage » trouve ainsi son étymon épisté-
mologique chez Freud. Même s’il ne s’explicite pas ici. Pas plus qu’il ne
s’explicite dans la façon dont il refuse, constamment, de distinguer le
rêve du récit du rêve. Mais, informulé, il est constant.
Lacan, on le devine, s’intéresse de près aux formations verbales de
l’inconscient, qu’il s’agisse du Witz – avec le famillionnaire –, de l’oubli de
mot – c’est ici Signorelli qui est retenu – ou de la formation onirique.
C’est précisément à autodidasker que Lacan s’intéresse spécifiquement. Le
texte du Séminaire III commente avec minutie les manipulations littérales
qui ont produit cette formation. Je cite ces analyses, non sans corriger les
erreurs d’identification de noms propres qui, de façon évidente pour tout
lecteur attentif de Freud, ont été faites dans leur transcription :
Si cela [l’analyse des rêves] ressemble à quelque chose, c’est à un déchiffrage. Et la
dimension dont il s’agit est celle du signifiant. Prenez tel rêve de Freud, vous y ver-
rez dominer un mot comme Autodidasker. C’est un néologisme. De là on trouve Las-
ker [et non « l’Askel », comme fait lire l’éditeur] et quelques autres souvenirs. La
forme même du mot est absolument essentielle quand il s’agit d’interpréter. Une
première interprétation, orientation ou dichotomie, nous dirigera du côté de Las-
salle [et non « la salle », comme fait lire l’éditeur]1. On y retrouvera Alex, le frère
de Freud, par l’intermédiaire d’une autre transformation, purement phonétique et
verbale (Le Séminaire, Livre III : Les psychoses, p. 269).

Commentaire au plus haut point judicieux, jusque dans l’ambiguïté,


évidemment volontaire, que dis-je ? inévitable dans la réflexion de
Lacan, qui est ici conférée au terme signifiant. Le signifiant au sens saus-
surien ? Oui, certes, d’une certaine façon, c’est un « signifiant » qui est
manipulé dans le texte du rêve. Mais manipulé au point de cesser

1. Ces bévues sont fâcheuses, d’un double point de vue. Négativement, elles ont pour effet d’oc-
culter non seulement le « sens » du rêve – notamment l’influence déplorable de la femme sur les
deux pauvres Lasker et Lassalle, malencontreusement remplacés par « l’Askel » et « la salle » –
mais aussi les procédures anagrammatiques de sa formation, notamment l’irruption du nom
d’Alex, anagramme approximatif de Lasker. Du coup, l’analyse « du signifiant » à laquelle Lacan
soumet le mot autodidasker en devient complètement incompréhensible. Positivement, la mention de
« l’Askel » est particulièrement gênante : elle oriente du côté du Triskel, symbole celtique effective-
ment urilisé par Lacan comme modèle topologique, mais en d’autres temps (dans le Sémi-
naire XXII) et avec des visées entièrement différentes. On constate, à ses erreurs, que Jacques-Alain
Miller, l’éditeur, n’a pas la familiarité absolue avec le texte de Freud qu’on attend d’un lecteur
attentif de Lacan. En somme, c’est son droit. Mais il aurait dû prendre la précaution d’aller véri-
fier ses « leçons » – au vieux sens de « lectures » – dans le texte de la Traumdeutung.
Les mots dans l’inconscient 65

d’être un signifiant au sens strict qui est donné à ce terme par Saus-
sure. L’homophonie, qui est ici identité, fait passer le signifiant dans le
registre de l’inconscient :
Ce qui s’exprime à l’intérieur de l’appareil et du jeu du signifiant, est quelque
chose qui sort du fond du sujet, qui peut s’appeler son désir. Dès lors que ce désir
est pris dans le signifiant, c’est un désir signifié. Et nous voilà tous fascinés par la
signification de ce désir. Et nous, nous oublions, malgré les rappels de Freud, l’ap-
pareil du signifiant (Le Séminaire, Livre III : Les psychoses, p. 269).

S’il fallait être complet à l’égard du mot comme chose dans l’in-
conscient, il faudrait aussi insister sur un aspect fortement mis en évi-
dence par Freud : les attaches corporelles du mot, qui se manifestent de
façon exemplaire dans l’hystérie. C’est notamment l’illustre Frau
Cecilie (Freud et Breuer, Études sur l’hystérie, 1895-1981, p. 143-144) qui
a rendu le procédé illustre : la jeune personne prend le mot au pied de
la lettre, en donnant corps à son sens littéral. Le regard « perçant » que
lui a jeté autrefois sa grand-mère continue à l’atteindre au front, de
façon plus térébrante encore que le coup d’œil désapprobateur de
l’aïeule. Sous des formes tout à fait différentes, la relation aux organes
du corps se manifeste aussi dans le cas des schizophrènes. C’est ici l’il-
lustre exemple, dans « L’inconscient », de l’Augenverdreher, le « retour-
neur d’yeux » qui donne un exemple de ce que Freud appelle un « lan-
gage d’organe » (Organsprache). J’ai déjà abordé ces problèmes dans le
chapitre précédent. Je n’y reviens ici que pour insister sur le fait sui-
vant : dans le cas de l’hystérique comme dans celui du schizophrène le
mot tient au corps, au sens si j’ose dire le plus littéral du mot tenir : l’in-
conscient est inapte à le détacher de son ancrage corporel. Cet objet
spécifique qui s’accroche au corps est-il encore un mot ?
Il est temps de revenir au récit de rêve qui a tenu lieu d’introduc-
tion à ce chapitre. Le mot de rêve PARA-écrivian se trouve-t-il éclairé
par les remarques qui viennent d’être faites sur le statut du mot dans
l’inconscient ?
D’une certaine façon, mes analyses n’auront pas été inutiles à
l’égard de ce mot. Elles ont d’abord rendu compte de sa présence :
non, la présence de mots dans le rêve n’a rien d’insolite, c’est même
selon Freud – et, sans doute, selon l’expérience de chacun – un fait très
fréquent. On est tenté ici de penser à la formule Pôor(d)j’e-li du Psycha-
nalyser de Serge Leclaire (1968, 112-113), même si, c’est vrai, cette
« jaculation » n’a pas exactement – en tout cas pas explicitement dans
les propos de Leclaire – le statut d’un mot rêvé.
66 Le linguiste et l’inconscient

Mes analyses ont eu une autre utilité : elles nous ont fait recon-
naître comme caractéristiques du mot onirique certains faits présentés
par notre formation. J’insiste sur deux points :
1 / L’absence d’un élément. Je pense au nom du marchand d’ar-
mes-brocanteur. Le rêveur dit explicitement que ce nom est écrit sur
la carte. Mais il ne le lit pas, ou ne le réécrit pas, ce qui revient au
même : il est finalement absent. Quel sens conférer à cette absence ?
Elle ne peut avoir qu’une fonction celle de déplacer – au sens freu-
dien du terme – le prédicat PARA-écrivian. Contrairement à ce qui est
posé par le contenu de surface du rêve, le PARA-écrivian n’est sans
doute pas le marchand d’armes, puisque son nom est effacé. Qui
peut-il être ? En l’absence de toute autre possibilité, c’est vraisembla-
blement le rêveur lui-même qui se trouve visé par la qualification de
PARA-écrivian.
2 / La pertinence de la lettre, indépendamment de la manifestation
orale. Elle est soulignée dès l’Auffassung de 1891, puis dans la Traumdeu-
tung. Cette autonomie de la lettre est présente à deux reprises dans
notre mot : d’une part dans la mise en majuscules du préfixe PARA,
d’autre part dans le fait que le rêveur, tout en remarquant l’inversion
graphique des deux lettres i et a, ne donne pas à ce fait d’écriture la
conséquence orale qu’il devrait comporter : il lit écrivi-a-n, avec i et a
inversés, mais il prononce écrivain. Comment interpréter ce phéno-
mène ? De la façon la plus évidente : le mot comporte simultanément
deux sens selon qu’on en prend en compte la manifestation orale ou la
manifestation écrite. Pour l’oral, aucune difficulté : l’écrivain, c’est bien
l’écrivain, même s’il convient de tenir compte de l’inflexion apportée
par le préfixe majuscule PARA. Mais la forme littérale écrivi-a-n, de
quel sens spécifique se charge-t-elle ? On ne pourrait en dire quelque
chose que si on disposait des associations du rêveur. C’est pourquoi je
n’en dirai rien.

POST-SCRIPTU M

J’ai réussi à obtenir du rêveur quelques informations supplémen-


taires. Je les livre ici, non sans avoir obtenu son autorisation.
Après avoir, dans le passé, publié sans grand succès quatre romans,
le rêveur espérait rencontrer enfin le public important qu’il croyait
mériter avec son cinquième roman, qui venait de sortir en librairie.
Conformément à ce que laissait prévoir l’analyse immanente de son
Les mots dans l’inconscient 67

rêve, le mot PARA-écrivian est donc bien une désignation du rêveur, en


contradiction avec ce que laisse apparaître le récit de surface du rêve :
c’est le rêveur qui se donne le nom d’écrivain, non toutefois sans mar-
quer les réserves qu’appelle à ses yeux cette qualification : est-il écri-
vain ? Oui, sans doute, c’est bien ainsi qu’il lit le mot en dépit de la
modification, strictement graphique, qui en inverse deux lettres. Mais
de façon marginale, voire dégradée : seulement à la manière d’un
parapsychologue à côté d’un authentique psychologue.
Reste l’inversion d’écrivain en écrivian. Le rêveur se tient d’abord coi.
Puis brusquement lui vient une idée. Il attend chaque jour, dans l’an-
goisse, des articles sur son roman. L’un des critiques auxquels il tient le
plus porte un nom de consonance arménienne, avec le suffixe -ian qui
caractérise ces adjectifs dérivés que sont originellement les patronymes
arméniens, sur le modèle de Safirian ou Dalgalian. C’est le désir qu’il a
de voir paraître l’article de cet auteur au nom en -ian qui se fait jour
dans le rêve en bouleversant la structure graphique du mot écrivain, sans
l’atteindre dans sa prononciation.
La chaîne des idées portées par le PARA-écrivian est, certes, moins
longue et moins lourdement chargée que celle d’autodidasker. Elle n’en
est pas moins construite de la même façon.
Il ne resterait qu’à se retourner sur le reste du rêve. C’est ce que
fait Freud pour le rêve de l’autodidasker, qui, comme celui du PARA-écri-
vian – et à la différence de certains autres, qui se réduisent à un mot –
comporte en outre un long récit. Je n’en suis plus à une audace près :
je me hasarde, aidé par les remarques du rêveur.
Pour passer du statut, à ses yeux insuffisant, de PARA-écrivian à celui
d’authentique écrivain, en toutes lettres, le rêveur souhaite voir paraître
un long et élogieux article du prestigieux critique Martin-ian ou Ernest-
ian. Le désir qui est aux origines de ce rêve se manifeste dans les mani-
pulations du signifiant qui viennent d’être analysées. Mais il apparaît
en outre dans le rêve en tant que récit. Le rêveur cherche à obtenir le
bien convoité : il est disposé à le payer le prix nécessaire. Pour cela le
critique prend la figure du vieux marchand d’armes, et l’article se
transforme en fusil. La transaction n’aboutit pas : le marchand d’armes
préfère vendre le fusil à un autre amateur.
Le vieux fusil dont le rêveur s’est, à tout hasard muni pour son ren-
dez-vous ? Il hasarde que c’est sans doute une menace à l’égard du cri-
tique insuffisamment pressé de manifester son enthousiasme. Menace
dont l’inefficacité lui est cruellement signifiée par l’offre d’achat qui est
faite par le marchand : il ne saisit pas ce qu’il y a de menaçant dans
68 Le linguiste et l’inconscient

cette arme démodée, et la voit comme une simple marchandise qu’il


envisage d’acquérir, sans doute à bas prix.
Reste à rendre compte de la dernière séquence du rêve : le geste de
colère du rêveur, qui déchire la carte du marchand d’armes. Les faits
sont complexes.
Il faut d’abord apercevoir qu’ici la lettre se confond avec l’être. Le
texte – car c’est bien un texte, en dépit de sa brièveté de surface –
PARA-écrivian devient l’être qu’il désigne. L’être ? Le rêveur a un doute.
Ne serait-ce pas les êtres ? En ce point du rêve le nom se met à dési-
gner simultanément le marchand d’armes, c’est-à-dire le critique, et le
rêveur lui-même. Et c’est le monstre dicéphale constitué provisoirement
par le mot du rêve qui se trouve exterminé. Exterminé par le nom,
comme on dit prendre par la main : la déchirure divise le(s) sujet(s) en
séparant les deux parties de son/leur nom.

BIBLIOGRAPHIE

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Starobinski Jean (1971), Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure,
Paris, Gallimard.
CHAPITRE IV

F R E U D , L E M É T A L A N G A G E ET L ’ A U T O N Y M I E

Je l’ai dit dans l’Avant-propos : les problèmes du métalangage sont


constamment présents dans ce livre. Mais le plus souvent de façon sou-
terraine, ou par surgissements ponctuels. Le lecteur attentif aura sans
doute déjà repéré quelques-uns de ces surgissements. Je souhaite dans
ce chapitre aborder de front, à propos de Freud, les problèmes du
métalangage, en insistant sur l’aspect, un peu moins austère, peut-être,
qu’ils affectent dans l’autonymie.
Ce n’est cependant pas Freud qui est directement à l’origine de mes
interrogations sur le métalangage. C’est, on le devine, le célèbre apho-
risme lacanien « Il n’y a pas de métalangage ». Il n’est pas nécessaire
d’être un fervent lecteur de Lacan pour savoir que cette formule tient
une place de choix dans l’inventaire considérable des aphorismes néga-
tifs lacaniens, aux côtés par exemple du non moins célèbre « Il n’y a pas
de rapport sexuel ». Je m’étonne toujours que la mise en cause du méta-
langage ne semble pas émouvoir les linguistes beaucoup plus que celle
du rapport sexuel, qui les laisse d’une froideur de marbre. Car, à vrai
dire, comment continuer à être linguiste s’il est vrai, enfin s’il est tout à
fait vrai, qu’il n’y a pas de métalangage ? Or les prises de position expli-
cites des linguistes sont, en somme, rares et modérées. Je passerai sous
silence les positions des spécialistes du métalangage, par exemple Josette
Rey-Debove (Le métalangage, 1978-1997), ou Jacqueline Authier (Ces mots
qui ne vont pas de soi, boucles réflexives et non-coïncidences du dire, 1995) : elles ne
sont pas assez naïves. Je m’intéresserai à des linguistes qui rencontrent le
problème occasionnellement, au cours d’une démarche plus générale.
C’est tout au plus si une sourde inquiétude perce dans les propos de Syl-
vain Auroux quand il analyse les « refus du métalangage », refus au plu-
riel, car il met dans le même sac Heidegger, Wittgenstein et Lacan, en
70 Le linguiste et l’inconscient

dépit des différences considérables des contextes théoriques (La philosophie


du langage, 1996, p. 249-251). Il est vrai qu’il n’est peut-être pas directe-
ment menacé dans son être : philosophe du langage plutôt que linguiste,
il peut observer les choses du point de vue de Sirius. Claude Hagège
(L’homme de paroles, contribution linguistique aux sciences humaines, 1985, p. 288-
291) est beaucoup plus proche du terrain – et même du terreau – lin-
guistique. Il est pourtant à peine moins serein. Il est vrai que sa sérénité
s’explique sans doute par le fait qu’il réussit à évacuer le problème en
avançant que la négation vise le métalangage logique : ce n’est sans
doute pas indiscutable, et Hagège semble s’en douter un peu, puisqu’il
allègue aussi comme objet de la mise en cause le concept lacanien de
« lalangue », en passant prudemment sous silence la question des rela-
tions entre « lalangue » et la langue. Autrement dit, sa sérénité n’est
peut-être pas aussi justifiée qu’il le croit ou qu’il le dit. Partout ailleurs ou
presque chez les linguistes – on apercevra bientôt une exception –, c’est
le silence. Au fait, n’est-il pas possible de repérer dans le silence des lin-
guistes la trace de leur inquiétude ? Ne pas répéter la mise en cause – ne
pas lui donner droit de cité, c’est-à-dire d’être citée – c’est le meilleur
moyen de l’empêcher de nuire : non dite, elle n’existe plus.
Il se trouve que l’autonymie a à voir avec le métalangage. Elle n’en
est à vrai dire que l’aspect réflexif. Pour fixer les idées en reprenant les
notions mises en place il y a déjà une trentaine d’années par Josette
Rey-Debove, les « mots autonymes » sont des « mots métalinguisti-
ques ». Parmi les mots métalinguistiques, ils se distinguent des « mots
métalinguistiques stricto sensu ». En effet, le mot autonyme « signifie le
signe de même signifiant dont il est le nom, et ne signifie que cela »,
alors que le mot métalinguistique [stricto sensu] « signifie tout ce qui est
langagier, excepté le signe de même signifiant dont il serait le nom »
(1978-1997, p. 33-34).
Il n’est sans doute pas inutile d’éclairer par des exemples les défini-
tions un peu... abruptes de Josette Rey-Debove.
Un mot métalinguistique stricto sensu ? Le mot nom, ou le mot adjectif,
ou, plus simplement encore, le mot mot. Ils signifient des objets linguis-
tiques – des noms (table est un nom), des adjectifs (large est un adjectif),
des mots (table et large sont des mots) – mais ne se désignent pas eux-
mêmes. Les mots métalinguistiques stricto sensu constituent, au sein du
lexique d’une langue, un secteur spécifique qui ne sert que quand on a
à parler des mots. Cela arrive, à tout instant, à tout un chacun : l’en-
fant qui demande « qu’est-ce qu’il veut dire, ce mot-là ? » pratique le
métalangage et fait usage de mots et d’expressions métalinguistiques.
Freud, le métalangage et l’autonymie 71

Le linguiste, lui, quand il fait de la linguistique, ne peut éviter de faire


un usage constant des mots métalinguistiques. Même quand ces mots
métalinguistiques peuvent aussi, à l’occasion, faire partie du lexique
ordinaire : genre, nombre, masculin, féminin, singulier, pluriel ont alternative-
ment des emplois mondains et métalinguistiques.
Avec l’autonymie, on reste dans le métalangage. Mais le mot auto-
nyme a un fonctionnement tout différent du mot métalinguistique stricto
sensu. Il se signifie lui-même en tant que mot, et s’oppose par là au mot
dans son emploi « mondain », lorsqu’il désigne les objets du monde.
Quand je dis : « Je vais m’acheter une paire de chaussures », le mot
chaussures, utilisé de façon « mondaine », désigne cet objet du monde qui,
dans certaines civilisations, couvre et protège les pieds des humains.
Dans la phrase « le nom chaussure est du genre féminin », chaussure est
autonyme et désigne non plus la chose, mais le mot chaussure.
Il n’est en général pas difficile de repérer le mot ou l’expression
autonymes. On se sert d’indices formels. À l’écrit, ce sont les guillemets
ou la différence des caractères (ce sont généralement les italiques qui,
on le voit dans ce chapitre et dans l’ensemble du livre, ont cet office)
qui signalent l’autonymie. À l’oral, on recourt à un jeu complexe de
pauses et de spécificités d’intonation.
Indice plus décisif : le mot autonyme n’a pas de synonyme. Dans
l’emploi mondain qui s’observe dans « j’ai acheté une paire de chaussu-
res », chaussures peut sans grave dommage – au moins du point de l’in-
formation référentielle – être remplacé par souliers. Mais la substitution
devient impossible dans « chaussure est un nom féminin ». « * soulier est
un nom féminin » est un énoncé non impossible, certes – il vient d’être
énoncé – mais autocontradictoire et, de ce fait, peu acceptable.
Reste à définir la connotation ou, cela revient pratiquement au
même, la modalisation autonymique1. J’utilise avec mes étudiants
l’anecdote suivante :
Mon ami Jean-Paul, jusque-là complètement dépourvu d’argent, vient de gagner
7 millions d’euros au loto. Il m’a invité à déjeuner dans un « petit bistrot ». J’y suis
allé : le « petit bistrot », c’était un restaurant trois étoiles, il a payé 1 200 E pour
nous deux.

On le voit clairement : l’expression petit bistrot est incontestablement


utilisée de façon mondaine. Elle désigne bien un établissement où l’on

1. La différence entre les deux désignations de la même notion ne tient qu’au point de vue qui est
adopté. La connotation autonymique envisage le phénomène du point de vue de la structure du signe,
la modalisation autonymique en prend en compte les aspects énonciatifs.
72 Le linguiste et l’inconscient

se restaure. Mais elle est en même temps employée de façon autony-


mique : en utilisant l’expression petit bistrot pour la désigner en tant
qu’expression, le locuteur attire l’attention sur la spécificicité de cette
expression dans son contexte. Placée entre guillemets, à l’écrit, signalée,
à l’oral, par des marques identifiables, elle signale le caractère légère-
ment insolite de la désignation d’un restaurant de luxe par l’expression
petit bistrot.
La pratique de la modalisation autonymique semble aujourd’hui
devenir de plus en plus fréquente. Elle permet au sujet parlant de
prendre ses distances par rapport aux mots qu’il emploie, qui sont sou-
vent les mots des autres. Je me donne le petit plaisir d’en citer un
magnifique exemple, que j’aurai l’occasion de réutiliser dans la suite,
non plus pour sa forme, mais pour son contenu. C’est le titre d’un
article publié dans Le Monde le 15 mars 2008 :
Mobilisation pour un journaliste afghan condamné à mort pour « blasphème ».

Qu’en est-il au juste de l’abominable forfait dont s’est rendu cou-


pable Perwiz Kambakhsh, le journaliste afghan condamné à mort ? Il a
divulgué un texte « considérant que les prescriptions du Coran sur la
condition des femmes étaient contraires à la Déclaration universelle des
droits de l’homme ». Par ces propos, certes, il mettait en cause l’auto-
rité du texte sacré, et, par là, celle de son auteur divin. Le rédacteur de
l’article s’est interrogé sur le bien-fondé de la désignation du forfait par
le nom blasphème. C’est ce qu’il laisse entendre en recourant à la moda-
lisation autonymique, signalée par les guillemets.
La modalisation autonymique se manifeste souvent par l’oralisation
des guillemets : on dit explicitement qu’on met le mot « entre guille-
mets », avec toutes sortes de variantes : le gouvernement se flatte de « maintenir
le pouvoir d’achat », avec pas mal de guillemets. On observe également, depuis
une vingtaine d’années, la généralisation d’une mimique réalisée avec les
doigts imitant, autant que faire se peut, l’apparence des guillemets.
J’insiste au passage sur une évidence : la définition du métalangage
et, dans la foulée, de l’autonymie comme de la modalisation autony-
mique, est indissolublement liée à celle du signe. Point de signe – dans
notre cas de mot ou d’élément linguistique quelconque conceptualisé
comme signe – point de métalangage, ni d’autonymie.
Je reste dans la naïveté. À prendre les mots au pied de la lettre
– c’est comme cela qu’il faut toujours commencer par les prendre en
matière de langage, quitte, dans la suite, à les reprendre d’un autre
point de vue – la mise en cause du métalangage doit entraîner celle des
Freud, le métalangage et l’autonymie 73

mots métalinguistiques et, parmi ceux-ci, celle des mots autonymes. Or


sans mots autonymes, point, évidemment, d’autonymie possible. L’ex-
périence la plus quotidienne du discours linguistique – qui est, par défi-
nition, un discours métalinguistique – montre que ce discours ne peut
pas se passer de l’autonymie. Des séquences aussi simples et aussi cou-
rantes que « le nom chaussure est du genre féminin » ou « le mot soulier
comporte deux syllabes » recourent à la fois à des mots métalinguisti-
ques stricto sensu et à des mots autonymes.
Le problème de la subsistance de l’autonymie est donc posé de
façon, j’ose le dire, dramatique, par la formule de Lacan. Milner
– c’est le dernier naïf dont j’ai annoncé, plus haut, l’intervention – le
dit avec une grande clarté, à propos des guillemets, qu’il semble, ici,
donner comme constitutifs de l’autonymie :
Quand Lacan dit qu’il n’y a pas de métalangage, c’est une thèse qui revient à dire
que les guillemets sont une invention technique de l’ordre de l’écriture, quelque
chose qui à proprement parler n’existe pas dans la langue. Entre la mention et
l’usage, c’est toujours indistinguable (« La linguistique, la psychanalyse, la
science », 1984, p. 21).

L’impossible distinction entre la « mention » et l’ « usage » – entre le


cheval et le mot « cheval », mal isolé par les guillemets qui le cernent –
c’est bien, apparemment, la conséquence obligée de la négation laca-
nienne du métalangage. Or la pensée de Lacan se donne – et est souvent
donnée par de nombreux lecteurs autorisés – comme s’inscrivant dans la
suite de celle de Freud. Se pourrait-il donc que chez Freud aussi le méta-
langage, et du coup l’autonymie fussent atteints par la négation ?

C’est à cette question que m’amenait le premier moment de ma


réflexion. Il était, faut-il le rappeler ? empreint d’une totale naïveté.
C’est en ce point qu’il faut cesser d’être naïf, ou à tout le moins faire
passer la naïveté à un second niveau. En faisant quelques remarques
préalables. Elles sont au nombre de trois.

MÉTALANGAGE ET AUTONYMIE CHEZ FREUD ?

La première remarque est que le concept d’autonymie non plus que


celui de métalangage n’ont aucune place explicite dans la réflexion
freudienne. Il n’y a naturellement pas lieu de s’en étonner : sous leurs
74 Le linguiste et l’inconscient

noms modernes, les concepts de métalangage et d’autonymie ont été


introduits à une époque qui rendait difficile, voire impossible que
Freud les connût. Le premier a été introduit, sous les espèces du nom
polonais metajezyk, par Tarsky en 1931. Son introduction en linguistique
semble dater de la publication des Prolégomènes de Hjelmslev, en 1943,
sous la forme danoise metasprog. Mais la glossématique était déjà connue
dans le monde linguistique depuis la fin des années 1930 : le nom du
métalangage pouvait dès ce moment ne pas être tout à fait inconnu chez
les linguistes. Quant à l’autonymie, elle remonte sous ce nom – ou, plus
précisément, sous la forme des mots anglais autonym et autonymous – à
Carnap, qui les utilise en 1934 (Rey-Debove, Le métalangage, 1978
[1997], p. 86-87). 1931, 1934, voire la fin des années 1930 : Freud,
certes, était encore de ce monde, quoique pour peu de temps. Mais il
n’était guère familier avec les milieux culturels – de surcroît polonais et
danois pour deux d’entre eux – qui mettaient en place ces concepts. Il
ne pouvait donc les connaître sous les noms qu’ils étaient en train de
prendre et qu’ils ont gardés. Mais naturellement ils étaient déjà pré-
sents sous d’autres noms : je n’insiste pas, car il faudrait remonter à des
spéculations linguistiques très anciennes. Ainsi, la logique terministe,
développée à la fin du XIIe siècle, dénomme suppositio materialis, « suppo-
sition matérielle », le statut du mot homme dans les expressions « homme
a cinq lettres » ou « homme est un nom » (je traduis les exemples, évi-
demment cités en latin, langue dans laquelle leur époque imposait de
les formuler, par I. Rosier-Catach, « La suppositio materialis », 2003) : on
voit bien que c’est précisément notre autonymie. En outre, il n’est pas
nécessaire de conférer un nom à un concept pour mettre en usage – ou
refuser de mettre en usage – la réalité à laquelle il correspond : les
mots autonymiques prolifèrent non seulement dans le plus élémentaire
traité de grammaire, mais encore dans la conversation la plus quoti-
dienne sans que l’auteur dans le premier cas ou le locuteur dans le
second éprouve le besoin ou ait la possibilité de mettre en forme les
concepts de métalangage et d’autonymie. Il en va ainsi pour Freud :
j’aurai dans quelques instants l’occasion de le montrer.

LA RELATION FREUD-LACAN

Après tout, c’est Lacan qui met en cause l’existence du métalan-


gage. Ce n’est pas Freud. Ma première remarque me contraint à en
Freud, le métalangage et l’autonymie 75

convenir : Freud est évidemment empêché de mettre explicitement en


question des concepts qu’il ne nomme pas. Pour faire remonter la
mise en cause de Lacan à Freud – c’est indispensable pour dépouiller
de tout artifice l’examen de la question posée dans ce chapitre – il
faut évidemment faire l’hypothèse d’une continuité forte entre les
deux pensées. On sait que c’est là un problème difficile, sur lequel
s’écharpent depuis des lustres des bataillons d’analystes. Je ne pren-
drai naturellement pas position sur le problème dans son ensemble :
je n’ai pas plus – ni moins ? – d’autorité pour le faire que qui ce soit.
Mais je me hasarderai cependant à faire, spécifiquement sur le pro-
blème qui nous occupe, une hypothèse forte : l’aphorisme lacanien
« il n’y a pas de métalangage » a un antécédent freudien. Autre-
ment dit : c’est pour Freud autant que pour Lacan qu’il n’y a pas de
métalangage.
Pour pouvoir avancer cette proposition, il faut faire un bref détour
par le rêve. On va peut-être me dire : quel rapport avec le langage et
avec le métalangage ? Il faut ici se souvenir que le rêve est un objet
sémiotique. C’est l’opinion de Freud. Il n’utilise certes pas l’adjectif
sémiotique : il ne l’avait pas à sa disposition, pour des raisons historiques
du même type que celles qui l’empêchaient d’alléguer explicitement
métalangage ou autonymie. Mais l’ensemble des analyses de la Traumdeutung
– le rêve comme texte, le rêve comme écriture, le rêve comme traduc-
tion des pensées latentes en une autre langue – est à l’évidence l’exact
équivalent d’une définition sémiotique du rêve. Le rêve pour Freud est
un discours, et par là relève d’un langage.
Si le rêve est discours, il doit être possible d’y distinguer, comme
dans un autre discours, des strates. Par exemple il n’est pas insensé de
songer à distinguer le rêve tel qu’il est rêvé du rêve tel qu’il est rap-
porté, ou qu’il est commenté. Rapporter directement un discours
– comme on fait généralement pour un rêve, et comme Freud fait à
chaque page de la Traumdeutung – c’est une opération métalinguistique,
et le discours ainsi rapporté accède dans son entier au statut d’auto-
nyme (voir par exemple J. Authier-Revuz, « Repères dans le champ du
discours rapporté », 1992).
Il doit être également possible de distinguer au sein même du rêve
les éléments qu’il met en scène et les commentaires sur ces éléments.
Un exemple spectaculaire est celui du rêve qui se reconnaît lui-même
comme rêve : phénomène fréquent, et fréquemment allégué par Freud.
Dans ce cas, c’est à l’intérieur même du rêve-objet que se glissent des
commentaires métasémiotiques.
76 Le linguiste et l’inconscient

Sans compter que le rêve fait apparaître parfois des « mots », enfin
des choses qui ressemblent à des mots, qui ont bien l’air d’être
« cités » – on aura remarqué que je cite « cités » entre guillemets – et
donc de devenir d’authentiques autonymes. Pensez par exemple à l’il-
lustre rêve autodidasker, ou au moins illustre rêve du PARA-écrivian qui
ont été étudiés dans le chapitre précédent, mais sur lesquels je revien-
drai encore.
Ces mots – comme beaucoup d’autres du même type – ont bien
l’air d’être cités – c’est-à-dire d’être traités de façon autonymique – et
d’être décrits, expliqués et commentés, c’est-à-dire de donner lieu à des
gloses métalinguistiques. On a déjà aperçu, p. 60, qu’autodidasker est,
par Freud, qualifié, très métalinguistiquement, de neugebildete, « nouvel-
lement formé, néologisme ».
Ces distinctions de strates métalinguistiques ou métasémiotiques
dans le rêve sont si tentantes qu’elles sont effectivement assez commu-
nément pratiquées. Ainsi par exemple, L. Danon-Boileau pose comme
allant de soi que « le récit d’un rêve n’est pas le rêve » (Le sujet de
l’énonciation, p. 55). Et il est sans doute plus tentant encore de considé-
rer comme résultant d’une opération métalinguistique les commentai-
res qui sont faits périodiquement dans la Traumdeutung sur les mots du
rêve.
Il ne faut pas, à mon sens, se laisser aller à cette tentation-là. Freud
adopte un point de vue sémiotique quand il s’agit de saisir le statut lan-
gagier du rêve. Mais il s’écarte complètement de ce point de vue quand
il est question d’y distinguer et d’y séparer les strates hiérarchisées d’un
rêve-objet et de différentes strates superposées de gloses métalinguisti-
ques et métasémiotiques sur cet objet. Il est possible de le montrer.
Facile ? Dans un premier temps, oui. Les choses risquent de se
compliquer dans la suite.
Pour la distinction du rêve – le rêve tel qu’il est rêvé – et du récit
qui en est fait – le rêve tel qu’il est rapporté –, il est patent qu’elle n’est
jamais opérée par Freud. C’en est même étonnant : il ne se laisse
jamais aller – si du moins j’ai bien lu – à faire cette distinction pourtant
attirante par son apparente commodité. Une fois pourtant elle semble
tout près de faire surface : Freud remarque que « rien ne peut nous
garantir que nous connaissions [le rêve] tel qu’il a réellement eu lieu »
(L’interprétation des rêves, p. 436). Mais en fait la distinction n’intervient
que pour être prestement évacuée : le « rêve tel qu’il a eu lieu » n’aura
été fugitivement distingué du récit qui en est fait que pour marquer
l’impossibilité de leur séparation.
Freud, le métalangage et l’autonymie 77

Freud va plus loin : le doute lui-même qui, lors du récit, peut s’ins-
taller sur l’exactitude de celui-ci est formellement intégré au rêve, au
rêve tout court, sans clivage :
Quand à un élément déjà imprécis du rêve le doute vient encore s’ajouter, c’est
l’indice que cet élément est un rejeton direct des pensées du rêve que l’on voulait
bannir (p. 439).

Je m’autorise, imprudemment, à commenter : le doute a la même


valeur que l’imprécision. Mais le doute est de l’ordre du méta – on
doute au sujet du rêve – l’imprécision est de l’ordre de l’objet – elle gîte
au sein du rêve. Si les deux mécanismes ont la même fonction, c’est
qu’il n’y a pas de distinction entre un prétendu rêve-objet et les commen-
taires, ici dubitatifs, auxquels il donne lieu.
Reste le problème du rêve reconnu comme tel au sein du rêve. Ou,
plus grave encore, apparemment, du « rêve qui s’interprète lui-même »,
objet d’un article de Rank cité par Freud dans une note de la
page 300. Freud intègre ces faits dans le « répertoire des énigmes du
rêve » qu’il établit p. 360. Il s’avoue embarrassé pour résoudre ces
énigmes. Il est vrai que son embarras tient pour une part à l’impossibi-
lité où il est, pour des raisons personnelles, d’analyser exhaustivement
le rêve par lequel il illustre ces énigmes.
Il est en réalité plusieurs moyens d’aborder le problème. Le plus
simple est sans doute de le ramener au cas précédent : le fait de recon-
naître, au sein même du rêve, le rêve comme rêve a pour fonction de
jeter le doute sur les éléments qui déterminent ce jugement, et par là
d’indiquer le statut litigieux de ces éléments. Une remarque de Freud,
assez peu commentée, permet d’étayer cette hypothèse : c’est la très
étonnante comparaison du rêve avec des formules algébriques
recopiées dans le désordre :
Tout se passe comme si, dans une équation algébrique contenant, à côté des chif-
fres et des lettres, un signe + ou –, ou encore un signe de puissance ou de racine,
quelqu’un prenait pour des chiffres les signes des opérations et mettait dans le
désordre les signes des deux catégories (1961, édition allemande, p. 369, que je
retraduis, car la traduction française de 1967, p. 384, est fortement inexacte).

On le voit très clairement : le rêve est une écriture, c’est-à-dire un


objet sémiotique. Mais une écriture d’un type vraiment spécifique : elle
met sur le même plan les éléments de statut entièrement différent que
sont d’un côté les quantités signifiées par les chiffres et les lettres, de
l’autre côté les opérations effectuées sur ces quantités. Ce n’est qu’une
comparaison, certes. Je l’interprète pour ma part en prenant les chiffres
78 Le linguiste et l’inconscient

et les lettres pour des éléments du langage-objet et les signes tels que +
et – pour les opérations métalinguistiques effectuées sur ces objets. La
spécificité du rêve comme écriture est qu’il prend les uns pour les
autres et les mélange indistinctement : il n’y a pas de métalangage.
Mais, qu’on y prenne garde, il n’y a pas non plus de langage-objet. Les
deux langages ne subsistent que par leur opposition réciproque : dénier
l’existence de l’un, c’est, inévitablement, dénier celle de l’autre.
Reste le problème des « mots » du rêve, et de leur traitement appa-
remment « autonymique ». C’est là, comme je l’ai annoncé un peu plus
haut, que le problème se complique : je le réserve pour plus tard.
On a sans doute compris où je voulais en venir. Il s’agissait d’avan-
cer que l’analyse de Freud présuppose qu’il n’y a pas à distinguer, dans
le rêve, de couches distinctes de signification. En somme, il n’y a pas
de métarêve. Or le rêve est langage : on se trouve par là amené à
l’aphorisme lacanien. Et l’on ne s’étonnera pas de constater que Lacan
fait implicitement, à propos de la relation entre le rêve et le récit qui en
est fait, la même analyse que moi. À plusieurs reprises : je n’en cite que
deux :
[...] il apparaît clairement que seule l’intéresse [le l’, c’est Freud, évidemment]
l’élaboration du rêve en tant qu’elle se poursuit dans le récit lui-même, c’est-à-dire
que le rêve ne vaut que comme vecteur de cette parole. Si bien que tous les phé-
nomènes qu’il donne d’oubli, voire de doute, qui viennent entraver le récit sont à
interpréter comme signifiants dans cette parole (Écrits, 1966, p. 378 ; le texte,
« Introduction au commentaire de Jean Hyppolite », date de 1954).
Qu’est-ce que c’est que ces rêves, si ce n’est des rêves racontés ? C’est dans le
procès de leur récit que se lit ce que Freud appelle leur sens (1985, p. 11 ; la confé-
rence de Genève sur le symptôme, dont ce texte est extrait, est de vingt et un ans
postérieure, 1975, au texte précédent).

Le rêve n’est pas donné comme un objet donné à une analyse qui
le surplombe, mais comme un « procès » qui se constitue au fur et à
mesure que s’en énonce le récit.

LE MÉTALANGAGE MIS EN CAUSE PAR LACAN

Je serai extrêmement bref sur ce point, qui risquerait de nous


entraîner très loin. J’en dirai simplement ceci : le linguiste aurait tort de
se croire à l’abri de la mise en cause lacanienne – et, désormais,
freudo-lacanienne – du métalangage en disant que le langage dont il
est dit qu’il n’y a pas de métalangage est, et n’est que, le langage sur le
Freud, le métalangage et l’autonymie 79

modèle de quoi est structuré l’inconscient. Car en disant cela il sépare-


rait complètement deux noms homonymes, mais absolument pas syno-
nymes : le langage tel que les hommes le pratiquent et le langage
comme quoi l’inconscient est structuré. Cette séparation des deux lan-
gages aurait pour effet immédiat de vider de tout sens la réflexion de
Lacan, et, si on me suit, celle de Freud : elle priverait de toute relation
langage et inconscient. Si la réflexion de Freud et de Lacan a un sens,
il y a bien une relation entre le langage que pratiquent les hommes,
par exemple à des fins de communication, et le langage comme quoi
est structuré l’inconscient. Et il est donc inévitable que, de quelque
façon, le métalangage – et, du coup, l’autonymie – soient atteints par la
mise en cause freudo-lacanienne.
Et qu’on n’aille pas me dire que le linguiste est en droit de négliger
les positions de Freud et de Lacan. Il répéterait ainsi, en l’inversant, le
geste d’André Green rapporté dans le chapitre II, qui renvoie dans la
catégorie méprisée du « reste » les recherches des linguistes. Oui, le lin-
guiste pourrait faire ce geste. Mais du coup il s’interdirait de prendre
en compte cette évidence : le langage s’enracine dans l’inconscient.
Lisez pour cela non certes le monstre dicéphale de Damourette et
Pichon – c’est leur métier de le dire – mais ceux des linguistes qui sont
apparemment très éloignés de cette assertion. Pas Saussure, non, qui ne
l’est qu’apparemment, comme je montrerai dans le chapitre V. Ni
Guillaume, naturellement. Ni, parmi nos contemporains, Milner ou
Culioli. Mais Hjelmslev ou Chomsky, qui ont bien l’air de ne pas trop
penser à l’inconscient. Ils y pensent. Je pourrais le montrer.

Il est donc légitime de s’interroger sur les éventuelles conséquences


de la mise en cause freudo-lacanienne du métalangage à l’égard du
langage. J’entends ici désormais langage non seulement au sens propre,
mais encore de façon très limitative : ce qui va nous intéresser mainte-
nant, ce sont uniquement ces éléments du langage humain que l’on
nomme les mots. Sont-ils ou non propres à être traités de façon auto-
nymique dans la réflexion de Freud ?
On devine d’emblée que le problème se dédouble. On va distinguer
deux modes de traitement des mots : les mots tels qu’ils apparaissent à
la surface du discours théorique de Freud et les mots tels qu’ils font
l’objet de la réflexion de Freud.
Je serai extrêmement bref sur le premier point. On constate en effet
que dans son discours théorique de surface Freud fait un usage absolu-
80 Le linguiste et l’inconscient

ment normal, et, même, selon toute apparence, remarquablement


abondant, de l’autonymie et de la connotation (ou modalisation) auto-
nymique. Il suffit de feuilleter Freud à peu près n’importe où pour
trouver à tout instant des exemples des deux phénomènes. Ils sont par-
ticulièrement fréquents dans les trois ouvrages fondamentaux que sont
la Traumdeutung, le Witz et la Psychopathologie de la vie quotidienne, pour la
raison évidente que ces trois livres se donnent de façon diversement
importante des objets langagiers : qu’on pense par exemple, dans le
Witz, à l’illustrissime famillionnaire, traité dans sa première occurrence
– la citation des Tableaux de voyage de Heinrich Heine – en modalité
autonymique, puis en autonymie pour les longs commentaires métalin-
guistiques et métasémiotiques qui lui sont consacrés (1905-1988,
p. 56 et s.). Autre exemple tiré du Witz : le vaniteux affligé de quatre
talons d’Achille :
La vanité ? Oui, c’est l’un de ses quatre talons d’Achille (1905-1988, p. 72),

où la modalisation autonymique a pour fonction de souligner le carac-


tère insolite de la morphologie de ce vaniteux pourvu de quatre talons.
Mais, pour des raisons qu’il est facile de deviner dès maintenant, j’ex-
trais de Totem et tabou un autre exemple de modalisation autonymique,
privilégié par le fait qu’il porte sur le mot, déjà métalinguistique par
lui-même, du nom :
Une des plus bizarres, mais aussi des plus instructives coutumes du tabou se rap-
portant au deuil [...] consiste dans l’interdiction de prononcer le nom [en italiques,
marque de modalisation autonymique] du mort (Totem et tabou, 1924, p. 80).

On ne s’étonnera pas de cette pratique obstinée de l’autonymie


dans le discours freudien : la mise en cause du métalangage n’est
jamais qu’une mise en cause de ce qu’il y aurait de système spécifique
dans le métalangage, c’est-à-dire en gros la métalangue (voir Arrivé,
1985, 1986 et 1994-2005). La composante discursive du métalangage
ne saurait être mise en cause, au moins pour ce qui est de sa pratique :
ce serait mettre en cause le langage même, compte tenu de ce qui a été
aperçu plus haut : la suspension de l’opposition entre métalangage et
langage-objet. Or le métadiscours présuppose à la fois autonymie et
modalisation autonymique. Il est donc absolument normal et inévitable
que le discours freudien – et, comme, chacun le sait, le discours laca-
nien – fasse proliférer l’autonymie, sous ses deux formes.
Il est plus difficile d’apprécier ce qu’il en est de l’éventuel statut de
l’autonymie pour le mot tel qu’il est mis en place dans la réflexion de
Freud, le métalangage et l’autonymie 81

Freud sur l’inconscient. On a déjà vu, dans le chapitre précédent, com-


ment se construit la réflexion de Freud sur la présence des mots dans
l’inconscient. Il reste à poser à leur égard une question non encore
résolue : qu’en est-il du statut de ces mots quand ils font l’objet du
discours ?
Revenons à l’autodidasker ou au PARA-écrivian longuement étudiés
dans le chapitre précédent. S’agit-il de mots ? À première vue, oui,
même s’ils sont fortement insolites : inutile, par exemple, de les cher-
cher dans quelque dictionnaire que ce soit. C’est la conséquence de
leur caractère néologique, explicitement signalé, pour autodidasker par
Freud et tout aussi évident pour PARA-écrivian. Freud donne sans hési-
ter, à autodidasker et à ses assez nombreux pareils allégués dans la
Traumdeutung, l’appellation de Wort, équivalent aussi proche que pos-
sible de notre mot. Oui. Mais ces mots sont-ils des signes, au sens par
exemple saussurien du terme ? La question doit être posée, et précisé-
ment en termes saussuriens : car, je le rappelle, la notion d’autonymie
est liée de façon aussi étroite que possible à l’analyse saussurienne du
signe. Il faut ici se souvenir que la conception du métalangage à laquelle
se rattache la notion d’autonymie vient, chez les linguistes, de Hjelm-
slev, en ce point continuateur fidèle de Saussure. En somme, il n’y a
d’autonymie que pour le signe linguistique. Si les mots du rêve sont
des signes au sens saussurien, ils seront comme les autres signes
aptes à être traités de façon autonymique. Mais s’il se trouvait que ces
mots ne fussent point des signes, ils seraient exclus de tout accès à
l’autonymie.
On a vu ce qu’il en était dans le chapitre précédent : autodidasker, ses
pareils freudiens et le PARA-écrivian de l’écrivain rêveur ne peuvent en
rien être considérés comme des signes au sens saussurien : ils sont
dépourvus de signifiant comme de signifié. Je renvoie sur ce point aux
analyses qui ont été faites dans le chapitre précédent.
En somme, si paradoxal que cela puisse paraître, Autodidasker et ses
assez nombreux pareils qui sont allégués dans la Traumdeutung – par
exemple Norekdal, Maistollmütz et Erzefilisch – sont bien des « mots », en
tout cas sont désignés comme tels. Il en va évidemment de même pour
PARA-écrivian. Mais ils ne sont pas des signes au sens linguistique du
terme : ils ne peuvent en aucune façon être décrits en termes de rela-
tion entre un signifiant et un signifié. N’étant pas des signes, ils ne peu-
vent pas donner lieu au traitement autonymique. Celui-ci en effet, par
définition, ne peut prendre en charge que des signes. Naturellement on
peut « citer » les mots Autodidasker et PARA-écrivian et se livrer sur eux à
82 Le linguiste et l’inconscient

des gloses. Mais leur citation n’est, paradoxalement, pas autonymique,


et les gloses qui les visent ne sont pas métalinguistiques.
Le problème de l’aptitude de ces drôles de mots à la modalisation
autonymique se règle de la même façon. On constate d’ailleurs sans
difficulté qu’il n’est vraiment pas aisé de produire un énoncé tel que il a
fait un discours très « autodidasker » ou franchement « PARA-écrivian ». Qu’on
ne s’en étonne pas : pour conférer à un mot la forme de la modalisa-
tion autonymique, il faut qu’il ait signifiant et signifié. On a vu que ce
n’est pas le cas pour les mots du rêve. À moins qu’on ne leur en four-
nisse ultérieurement, par exemple par le commentaire qu’on en fait.
Mais ils perdent alors leur statut de mot onirique.

Ce n’est pas encore tout à fait le moment de conclure. Je me rends


compte en effet que certaines des remarques que j’ai formulées risquent
de paraître fortement paradoxales, au point sans doute, pour certains
lecteurs, d’être inacceptables. Il est vrai qu’elles sont peu vérifiables :
point dans l’inconscient de marques formelles comme celles qui jalon-
nent les discours et servent de garantie aux analyses des linguistes.
C’est pourquoi je souhaite essayer de donner des exemples, précisé-
ment dans certains types de discours, de faits comparables à ceux que
je viens de décrire : à savoir l’impossibilité pour certains mots d’accéder
au statut autonymique. Non sans prendre une précaution : l’impossibi-
lité, en matière de langage, est rarement matérielle. Elle se manifestera
sous la forme de l’interdiction.
La première piste nous est fournie par Freud lui-même dans Totem et
tabou. Étudiant les différentes manifestations du tabou des morts, il en
vient à noter une forme langagière de ce tabou. C’est le passage que j’ai
cité plus haut pour illustrer chez Freud un phénomène de modalisation
autonymique ; je le cite de nouveau pour ses aspects conceptuels :
Une des plus bizarres, mais aussi des plus instructives coutumes du tabou se rap-
portant au deuil chez les primitifs consiste dans l’interdiction de prononcer le nom
du mort (Totem et tabou, 1924, p. 80).

Freud décrit avec un grand luxe de détails les différentes formes,


variables selon les sociétés, de cette interdiction et les extensions diver-
ses auxquelles elle donne lieu. Dans certains cas en effet, elle s’étend
au-delà du nom du disparu, non seulement à ses homonymes – y com-
pris les noms communs –, mais encore à d’autres mots en relation plus
Freud, le métalangage et l’autonymie 83

ou moins directe avec lui. Il énumère également les punitions – souvent


très sévères – qui sanctionnent les infractions.
Qu’on n’aille surtout pas croire que ces pratiques soient exception-
nelles, ou complètement éteintes. Claude Hagège, dans Halte à la mort
des langues, 2000, insiste longuement sur l’extension du phénomène dans
de nombreuses langues africaines et australiennes. Dans la foulée de
Freud – quoique sans le citer explicitement – il relève des faits en tout
point analogues à ceux qui sont décrits dans Totem et tabou. Ainsi il suf-
fit, dans une langue australienne, que le nom d’un mort comporte les
phonèmes constituant le signifiant de l’eau pour que le nom de l’eau soit
atteint par le tabou, et remplacé par un signifiant de rechange (2000,
p. 53).
En français, le tabou se manifeste plus discrètement par la proliféra-
tion des euphémismes qui évitent de donner leur nom à la mort et, sur-
tout, au geste de mourir. D’où l’extrême abondance, notamment, des
équivalents argotiques du verbe mourir, en opposition avec l’absence
totale des substituts de vivre. Ces problèmes seront repris d’un autre
point de vue dans le chapitre VII.
Je reviens à Freud. L’explication qu’il donne de cet aspect langagier
du tabou est propre à mettre sur la bonne voie :
Ces tabous de noms apparaissent moins bizarres si l’on songe que pour le sauvage
le nom constitue une partie essentielle de la personnalité, une propriété impor-
tante, et qu’il possède toute sa signification concrète [...]. Les sauvages voient dans
le nom une partie de la personne et en font l’objet du tabou concernant le défunt.
Le fait d’appeler le mort par son nom se laisse ramener au contact avec le mort
(ibid., p. 82-83).

À l’égard de ce texte – qui date de près d’un siècle – il convient


naturellement de relever l’utilisation, conforme aux usages de l’époque,
de notions fortement datées, comme celle de sauvage. Il convient aussi
d’essayer d’être un peu plus précis. Le nom propre désigne directement
son référent, le mort. Pour détourner la célèbre formule de Ripotois,
« le mot, c’est le mort sans en avoir l’r »1. Il lui est attaché de façon
immédiate et indissoluble : prononcer ce nom, c’est rendre le mort pré-
sent, de façon aussi prégnante que par la vue. D’où l’interdiction, qui
n’entraîne évidemment pas l’impossibilité matérielle : les infractions
sont prévues, et évitées autant que possible par des sanctions sévères.
Resterait pour échapper à ces sanctions l’excuse de l’autonymie.
Elle consisterait pour le coupable à prétendre qu’il n’a pas énoncé le

1. On se souvient que chez Ripotois, c’est la, et non le mort qui ne manque pas d’-r.
84 Le linguiste et l’inconscient

nom – mondain – du référent, mais le nom – autonymique – du nom.


C’est ce que ne veut pas savoir l’instance à la fois sémiotique, juridique
et judiciaire qui a à se prononcer sur ces violations de la règle : pour
elle, il n’y a pas d’autonymie, usage mondain et mention autonymique
se confondent. On ne saurait mieux affirmer qu’ « il n’y a pas de méta-
langage ». La simple profération du signifiant entraîne la punition pres-
crite. C’est ce que suffit à montrer l’extension de l’interdit aux homo-
nymes du mot tabou et, comme on l’a vu chez Hagège, aux simples
syllabes homophones.
La deuxième piste est moins exotique que la première. C’est ici
Benveniste (« Blasphémie et euphémie », 1969-1974, p. 254-258) qui la
signale, à la suite d’ailleurs du Freud de Totem et tabou, qu’à son habi-
tude il cite de façon assez peu insistante. Il s’agit du blasphème, sous la
forme spécifique de la profération du nom de Dieu.
Comme Freud, Benveniste indique avec acuité la spécificité du phé-
nomène étudié :
On blasphème le nom de Dieu, car tout ce qu’on possède de Dieu est son nom. Par
là seulement on peut l’atteindre, pour l’émouvoir ou pour le blesser : en pronon-
çant son nom (ibid., p. 255).

On constate cependant que Benveniste ne fait pas appel au


concept d’autonymie, dont le nom, selon toute apparence, n’apparaît
pas dans les Problèmes de linguistique générale. Irai-je jusqu’à dire que son
analyse en perd une part de la pertinence qu’elle pouvait atteindre ?
Car il faut distinguer clairement entre l’emploi mondain et l’emploi
autonymique du nom de Dieu. Le premier en lui-même n’a rien de
blasphématoire : les prières les plus dévotes apostrophent Dieu explici-
tement. L’emploi mondain du nom de Dieu ne devient blasphéma-
toire que s’il s’accompagne d’insultes, d’outrages ou d’irrévérences
explicites : ainsi jarnidieu (atténuation transparente de je renie Dieu), mor-
dieu, tête-, corne- ou ventredieu constituent des blasphèmes bien que le
nom de Dieu y soit employé de façon exclusivement mondaine. D’où
le phénomène bien connu de leur atténuation euphémisante en -bleu.
Inversement nom de Dieu est un blasphème bien qu’il ne comporte
aucun outrage explicite. Il n’est outrageant que parce qu’il est autony-
mique, enfin, autant qu’il peut l’être. Car, pour citer autonymique-
ment le nom de Dieu, il faudrait que ce nom fût séparé de son réfé-
rent. Ce qui n’est pas le cas : Dieu est son nom, à tous les sens
– mondain et autonymique – de la phrase. C’est ce qui explique le
procédé, connu en divers temps et en divers lieux, de neutraliser le
Freud, le métalangage et l’autonymie 85

blasphème par la négation. Le bon Jean Aicard, dans son roman


Maurin des Maures, en donne une analyse pleinement pertinente :
– Noum dé pas Dioû !... fit-il, en voilà une, d’histoire ! Elle est drôle, celle-là ! [...]
Cette expression de noum dé pas Dioû est le juron des Provençaux qui ne veu-
lent jurer que pour rire... La négation pas, en effet, détruit le blasphème... Noum dé
pas Dioû est une galégeade à l’adresse du diable. Le diable croit qu’on jure... et il se
trouve bien attrapé !... (Maurin des Maures, p. 30-31 ; dans le Francion de Robert
Sorel on trouve, p. 209, un vertu non de Dieu qui illustre le même procédé).

Dieu est son nom, ai-je dit ? Si j’étais d’humeur à plaisanter sur un
sujet sacré, j’irai jusqu’à avancer que la meilleure preuve de cette asser-
tion est la substitution euphémisante nom de nom : la mention de Dieu y
a été remplacée de façon équivalente par celle de son nom. L’outrage
– et du coup le blasphème – consiste à faire comme si le nom de Dieu
pouvait être cité sans évoquer le référent spécifique qu’il appelle – au
sens, si j’ose dire, littéral du verbe appeler.
Un cas spécifique est constitué par les jurements du type pardieu. Ils
sont incontestablement blasphématoires – comme suffirait à l’attester
leur prudente euphémisation en parbleu ou pardi. Pourtant ils ne sem-
blent pas autonymiques. Et ils n’ont rien d’apparemment outrageant
dans leur sens littéral. Ils sont d’ailleurs admis quand ils accompagnent
l’acte performatif du serment :
Dieu défend les faux serments, et les serments inutiles ; mais il veut que quand la
nécessité et l’importance de la matière demandent que l’on jure, on le fasse en son
nom (Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Lausanne et
Berne, 1780, s. Jurement, t. XIX, p. 227).

Il faut ici passer par la notion d’emploi « en vain », ou d’emploi « à


tort » explicitement présente dans le texte biblique :
Tu ne prendras point le nom de l’Éternel, ton Dieu, en vain, car l’Éternel ne lais-
sera point impuni celui qui prendra son nom en vain (Exode, 20, 7 ; voir aussi
Lévitique, 19, 12).

C’est cet emploi « en vain » qui s’observe dans le jurement : le nom


de Dieu est énoncé sans nécessité, sa profération n’est pas justifiée
– comme elle l’est dans le serment – par l’acte à accomplir, la présence
de Dieu est sollicitée de façon inutile et frauduleuse. On se trouve donc
ramené au cas de l’autonymie. C’est l’autonymie qui est interdite et
punie, c’est-à-dire en principe rendue impossible.
On aurait tort de penser que le blasphème est en perte de vitesse. On
vient d’apercevoir qu’en Afghanistan – et en de nombreux autres
lieux – il expose toujours le coupable à la peine de mort. On observe
86 Le linguiste et l’inconscient

même que le concept de blasphème reçoit une extension considérable. Il


n’est plus même besoin, pour s’en rendre coupable, d’insulter le nom
de Dieu, ou de le prononcer « en vain ». Il suffit de laisser entendre,
même indirectement – comme faisait Perwiz Kambakhsh – que le texte
sacré ne dit peut-être pas la vérité.
Dans le tabou comme dans le blasphème, on voit comment se nouent
de façon inextricable les deux assertions opposées à l’égard du métalan-
gage et de l’autonymie. « Il n’y a pas d’autonymie » : c’est ce que disent
les lois qui punissent la profération du nom des morts ou du nom de Dieu.
Oui. Mais cette mise en cause de l’autonymie est fondée sur une analyse
métalinguistique du statut de ces mots : c’est donc qu’il y a du métalan-
gage et, du coup, de l’autonymie. À moins bien sûr que les mots qui sont
l’objet de ces gloses ne soient pas des signes : consubstantiels à l’être qu’ils
désignent – mieux : qu’ils incarnent – ils ne sont pas séparables de lui. Le
commentaire qui porte sur ces noms porte en réalité sur les êtres qu’ils
désignent, ou qu’ils sont : à leur égard il n’y a pas de métalangage.

On aura compris que les paradoxes où nous nous sommes englués


à propos du tabou et du blasphème nous ont déjà orientés vers notre
conclusion. Le statut des mots dans ces deux pratiques discursives n’est
sans doute pas très éloigné de celui que prennent les mots dans l’in-
conscient et dans ses productions : le rêve, l’hystérie ou la schizo-
phrénie. Les mots y fonctionnent sur des modes qui n’ont rien à voir
avec celui des signes linguistiques. C’est pour cela, on l’a vu dans le
chapitre précédent, que j’ai parfois osé des comparaisons avec Saus-
sure. Le Saussure, naturellement, de la recherche sur les anagrammes.
Les mots anagrammatisés décryptés dans le texte de surface échappent
aussi totalement que possible au régime du signe. Ici point de signi-
fiants – Saussure n’utilise jamais ce mot dans la recherche sur les ana-
grammes – mais des paquets de sons ou de lettres, segmentables en
dehors de toute contrainte de linéarité. Ici, point de signifiés – pas plus
que signifiant le mot signifié n’apparaît dans la recherche. Mais des réfé-
rents directement désignés par les mots du texte de surface. On s’en
souvient : les mots oniriques autodidasker et PARA-écrivian présentent des
traits pour l’essentiel comparables – non sans en ajouter d’autres, tout
aussi déviants par rapport au régime du signe. Comme les autres mots
oniriques, ceux de la Traumdeutung comme ceux des autres rêves, ils se
situent totalement à l’écart du modèle du signe linguistique. De même,
sans doute, que le verbe percer qui génère la douleur térébrante de Frau
Freud, le métalangage et l’autonymie 87

Cecilie. Des mots ? Pourquoi pas ? En tout cas Freud ne s’interdit pas
de les désigner comme tels. Mais des signes, évidemment pas. À l’égard
de ces objets on comprend que le traitement autonymique – qui pré-
suppose le statut de signe des objets qu’il affecte – soit absolument
impossible. De la même façon qu’il peut, dans certaines sociétés, être
interdit de nommer – c’est-à-dire d’appeler, à tous les sens du mot – un
mort par son nom. Au même titre que dans le texte biblique est rigou-
reusement interdite la profération autonymique du nom de Dieu.

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88 Le linguiste et l’inconscient

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CHAPITRE V

L A C A N GR A M M A I R I E N

1
L’INCONSCIENT STRUCTURÉ
COMME UN LANGAGE

« Regardez bien le côté formel, grammatical


des choses. »
Le Séminaire, Livre III : Les Psychoses, p. 236.

Il est indispensable, pour la bonne compréhension de ce long cha-


pitre sur « Lacan grammairien », d’indiquer de quelle façon j’ai tra-
vaillé pour le rédiger.
Une première phase du travail s’imposait de façon impérative : il
s’agissait de collecter tous les points du texte de Lacan où sont abordés
des problèmes de grammaire, au sens le plus habituel du mot : ques-
tions de morphologie et de syntaxe des langues, c’est-à-dire, on le verra
bientôt, principalement d’une langue : le français. Je me suis acquitté
de cette tâche avec les moyens du bord : le texte des Écrits, des volumes
publiés du Séminaire et des textes réunis dans les Autres écrits. J’ai relu cet
ensemble de façon exhaustive. Je me suis autorisé quelques regards
fugitifs et clandestins sur certains volumes non encore publiés du
Séminaire.
Cette première phase du travail m’a fourni une sorte d’index des
problèmes grammaticaux dans l’œuvre de Lacan. À ce moment deux
voies s’ouvraient pour poursuivre mon travail :
1 / La première consistait à construire selon les éléments four-
nis par l’index un traité de grammaire lacanienne, à en décrire le
contenu et à apprécier, du point de vue du linguiste, l’intérêt de cette
grammaire.
2 / La seconde consistait à mettre en relation l’ensemble des posi-
tions grammaticales de Lacan – ou telle ou telle partie privilégiée
d’entre elles – avec les conceptions développées par lui sur la structure
de l’inconscient.
90 Le linguiste et l’inconscient

La première de ces deux tâches n’est pas dépourvue d’intérêt. Cet


intérêt est cependant pour une large part négatif. Il tient à mon sens
dans les trois remarques suivantes :
1 / La grammaire, au sens habituel qui lui est conféré ici, n’est pas,
parmi les disciplines linguistiques, celle qui détermine le plus d’intérêt
de la part de Lacan. Elle est largement devancée par plusieurs autres
disciplines :
– Au premier rang apparaît sans conteste la réflexion générale sur
le signe, qui revient de façon particulièrement insistante, avec, naturel-
lement, la référence constante à Saussure. Je ne reviendrai que de
façon incidente sur les plus connus de ces problèmes, mais je n’hésiterai
pas à entrer dans le détail de ceux d’entre eux qui continuent à faire
difficulté : on sait que la relation de Lacan à Saussure n’est rien moins
que simple. Cependant, le problème de cette relation est abordé, d’un
point de vue inversé, dans le chapitre « Saussure était-il lacanien ? », ce
qui permet d’être, ici, un peu plus cursif.
– Au second rang des disciplines linguistiques privilégiées par
Lacan apparaissent, quantitativement à peu près ex æquo, deux disci-
plines bien différentes : la phonologie et l’étymologie. Sur la pre-
mière Lacan dispose d’une information où l’on croit reconnaître
essentiellement l’influence de Jakobson, qui avait Lacan « à la
bonne », comme il est rappelé dans le Séminaire XX (Encore), p. 20.
Il faut toutefois signaler que Lacan procède à une extension consi-
dérable de la notion de phonème, et en vient à lui faire désigner
indifféremment les unités strictement distinctives et les unités signifi-
catives, quelles que soient leurs dimensions : le sens de cette exten-
sion est évidemment de marquer l’unité des fonctionnements linguis-
tiques, fondées sur le régime de l’opposition réciproque. Ainsi les
deux célèbres « jaculations » fort et da (« là-bas » et « ici ») du bam-
bin d’ « Au-delà du principe de plaisir » (1920-1951) sont pour
Lacan des phonèmes :
La forme de mathématisation où s’inscrit la découverte du phonème comme fonction
des couples d’opposition formés par les plus petits éléments discriminatifs saisissa-
bles de la sémantique, nous mène aux fondements mêmes où la dernière doctrine
de Freud désigne, dans une connotation vocalique de la présence et de l’absence,
les sources subjectives de la fonction symbolique (Écrits, p. 284-285 ; voir aussi le
Séminaire V, p. 49, 63 et 222 ; XI, p. 60-61 et XX, p. 22).

Quant à l’étymologie, elle apparaît à tout instant dans la réflexion


de Lacan. C’est par une référence à « l’Ernout et Meillet » – auteurs du
Dictionnaire étymologique de la langue latine – que se justifie le Witz qui,
Lacan grammairien 91

en 1971, donne son titre à « Lituraterre »1 (Autres écrits, p. 11). Cepen-


dant Lacan n’y recourt jamais qu’avec quelque réserve. Ainsi, il s’inté-
resse dans la suite de Freud, à la relation entre Seele ( « âme » ) et selig
( « mort », et de ce fait « bienheureux » )2 : mais cette relation est pour
lui « bien moins étymologique (précisément diachronique) qu’homo-
phonique (précisément synchronique) » (Écrits, p. 569). De même il
déclare « attacher plus de poids », pour saisir l’opposition entre das Ding
et die Sache, au « repérage de l’usage du signifiant dans sa synchronie »
qu’aux « coups de sonde étymologiques » (Le Séminaire, Livre VII,
p. 56). Mais qu’on n’aille pas croire qu’il néglige complètement ces
coups de sonde : ainsi le nom français de la chose détermine les
remarques suivantes :
Allons-nous serrer dans le langage la constitution de l’objet, nous n’y pourrons que
constater qu’elle ne se rencontre qu’au niveau du concept, bien différent d’aucun
nominatif3, et que la chose, à se réduire bien évidemment au nom, se brise en le
double rayon divergent de la cause où elle a pris abri en notre langue et du rien à
qui elle a fait abandon de sa robe latine (rem) (Écrits, p. 498)4.

Quant au nom chose, Lacan en rappelle l’étymologie juridique dans


le Séminaire VII, p. 55. Il s’oppose, par son unicité, à la duplicité de ses
deux « équivalents » allemands Ding et Sache :
Nous n’avons en français qu’un seul mot, le mot de la chose, dérivant du latin causa.
Sa référence étymologique juridique nous indique ce qui se présente pour nous
comme l’enveloppe et la désignation du concret.

1. « Ce mot se légitime de l’Ernout et Meillet : lino, litura, liturarius. Il m’est venu, pourtant, de ce jeu
du mot dont il arrive qu’on fasse esprit : le contrepet revenant aux lèvres, le renversement à
l’oreille. » Litura, dérivé de lino, est le nom latin de la rature. Liturarius s’applique à un texte chargé
de ratures. Lacan trouve dans l’Ernout et Meillet « auspice d’être fondé d’un départ [...] de l’équi-
voque dont Joyce glisse d’a letter à a litter, d’une lettre (je traduis) à une ordure ».
2. C’est dans les « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa » (à propos du Président
Schreber, 1911-1993) que Freud pose le problème des relations entre les deux sens de selig :
« Cette sexualisation surprenante de la béatitude céleste nous donne l’impression que chez Schre-
ber le concept de béatitude pourrait être né de la condensation des deux significations principales
du mot allemand [selig] : défunt et heureux par les sens » (1911-1993, p. 252).
3. On comprendra ici nominatif non comme renvoyant au premier cas de la déclinaison, mais avec
le sens de « désignatif », « référentiel », en opposition avec le « niveau du concept ».
4. On se reportera également aux Écrits, p. 29 (sur purloined) et au Séminaire, Livre IV, p. 170 (sur
fétiche, fée, factice), p. 211 (sur tuer : il « vient du latin tutare qui veut dire conserver »), p. 306, sur « la
racine MR, qui est à la fois mère, mara et aussi la mer en français », Livre V, p. 94 (sur demander)
et 347 (sur la relation entre jallpV [phallus] et jl@y [veine]), Livre VII (p. 102, sur danger dans ses
relations étymologiques avec dame), 179-180 (toujours sur la dame, cette fois en relation avec « dom-
noyer, qui veut dire quelque chose comme caresser, batifoler »), p. 197-198 (sur les théories étymologi-
ques de Hans Sperber), p. 233 (sur l’étymologie de même) et p. 292 (sur émoi), Livre VIII, p. 244-
245 (sur les « ambiguïtés signifiantes » illustrées par l’histoire du mot réglisse), Livre XX, p. 85 (sur
3lPqeia), etc.
92 Le linguiste et l’inconscient

La grammaire apparaît donc, si je ne me trompe pas, au quatrième


rang des disciplines linguistiques utilisées par Lacan. Cependant, le cor-
pus est si vaste que, finalement, un très grand nombre de problèmes
grammaticaux sont plus ou moins fugitivement allégués : j’énumère,
naturellement sans souci d’exhaustivité, les problèmes d’accord du
verbe avec le sujet1, ceux des temps et aspects du verbe2, les questions
posées par la catégorie de la personne – j’y reviendrai plus bas. Lacan
s’intéresse de très près à la ponctuation, au point d’envisager « une
ponctuation sans texte » (Écrits, p. 388) : c’est une métaphore pour
signifier le sort de la castration lorsque, soumise à la Verwerfung, elle
réapparaît erratiquement dans le réel. On voit par là l’importance que
prend pour lui cet aspect non textuel de l’écriture3. La notion centrale
de la syntaxe – la phrase – est au cœur des préoccupations de Lacan.
Le problème répétitif qu’il se pose à son sujet est celui de la façon dont
se « boucle » le sens de la phrase :
Il y a phrase quand quelque chose se boucle au niveau du signifiant, soit tout ce
qui a été énoncé de signifiant, à sa place, entre le commencement et la ponctua-
tion (Le Séminaire, Livre V, p. 5144 ; voir aussi, sur ce « bouclage » du sens par son
dernier mot, Écrits, p. 838 et Le Séminaire, Livre III, p. 154-155, Livre V, p. 15
et 90).

Il serait en somme possible d’extraire de la réflexion de Lacan une


grammaire à peu près complète : elle comporterait des remarques sur
l’exclamation (Le Séminaire, Livre V, p. 63), l’interrogation (Écrits,
p. 661) et, bien sûr, d’abondants développements sur la négation : j’y
reviendrai dans la seconde section de ce chapitre.
2 / Les remarques de Lacan sur la grammaire concernent surtout
le français. Si on me demandait d’avancer une proportion, je dirais
sans doute à peu près 80 %. Les quelques autres langues sporadique-
ment alléguées sont le latin (par exemple pour les verbes déponents,
Le Séminaire, Livre III, p. 317-3185), le grec ancien (un peu plus sou-

1. C’est « le problème de la différence qu’il y a entre je suis la femme qui ne vous abandonnerai pas et je
suis la femme qui ne vous abandonnera pas » (Le Séminaire, Livre III, p. 308).
2. Lacan s’intéresse spécifiquement à cette distinction, qui lui permet de contourner élégamment
le problème de l’absence du temps dans l’inconscient. Ainsi il conseille à une « mouche du coche »
perturbée par ce problème de « retourner à la classe de grammaire pour distinguer les “formes
d’aspect” qui envisagent de l’énonciation ce qu’y devient le sujet de celles qui situent l’énoncé sur
la ligne des événements. Elle ne confondra pas alors le sujet de l’accompli avec la présence du
passé » (Écrits, p. 664 ; voir aussi p. 629 et Séminaire, Livre III, p. 322).
3. Voir aussi Écrits, p. 255, 310, 314-315, 373, 503, 806 et Séminaire, Livre III, p. 337.
4. Ce texte provient de notes prises par un auditeur et réélaborées par l’éditeur du Séminaire.
5. Lacan se réfère ici à l’article de Benveniste sur la voix moyenne (Benveniste, 1950-1966).
Lacan grammairien 93

vent, notamment pour le problème de la négation – spécifiquement


la comparaison du mP grec au ne français, voir notamment Le Sémi-
naire, Livre VII, p. 353) et, parmi les langues vivantes, à peu près
exclusivement l’anglais et l’allemand. La situation de quasi-monopole
accordée au français n’est pas dépourvue d’intérêt. Elle appuie, par
l’exemple de la pratique, un aspect de l’interprétation que je pro-
pose, plus bas, du postulat fondamental de « l’inconscient structuré
comme un langage » : c’est en effet, à mes yeux, la langue qui cons-
titue le modèle de la structure de l’inconscient. La langue dans la
mesure précisément où elle est doublée par son autre : lalangue. Et
quelle autre incarnation donner à lalangue que la langue maternelle1 ?
Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que l’in-
conscient est structuré, selon Lacan, comme le français. À vrai dire,
comment s’en étonner ? La « langue fondamentale » du Président
Schreber, c’est bien l’allemand, n’est-ce pas ? Et même un allemand
très allemand, si j’ose dire, « quelque peu archaïque, mais toujours
plein de vigueur, et très riche en euphémismes » (Schreber, 1903-
1975, p. 28-132). Or c’est bien cette « langue fondamentale » que
Freud assimile explicitement – enfin, presque... – à l’incons-
cient, dans une note souvent inaperçue des « Remarques psychanaly-
tiques » (1910-1993, p. 285)3. Ainsi voit-on Freud anticiper littérale-
ment sur Lacan, en énonçant avant lui la formule « l’inconscient est
langage », à condition toutefois de donner à langage le sens de
« langue maternelle ».
3 / Pour un très grand nombre des problèmes allégués par Lacan,
l’information grammaticale provient de sources assez faciles à identi-
fier, même si elles ne sont pas toujours explicitement citées. Au premier
rang de ces sources apparaît l’illustre couple de duettistes Damourette
et Pichon, notamment pour l’analyse de la négation française en deux
composantes, la discordance et la forclusion. Benveniste vient au second
rang. On sait que Lacan l’a beaucoup moins « à la bonne » que Jakob-
son, sans doute à la suite de la publication des « Remarques sur la
fonction du langage dans la découverte freudienne » (Benveniste, 1956-
1966). Mais avant l’incident – j’y ai fait allusion dans le chapitre pre-

1. Sur le problème des relations entre lalangue et le langage, on se reportera également au texte cité
dans la note 1 de la page 100.
2. La double pagination renvoie à la traduction française (premier chiffre) et à l’édition originale
allemande (deuxième chiffre).
3. La note se situe après la mention de « l’inconscient », et est ainsi formulée : « Selon Schreber
dans sa version en langue fondamentale ».
94 Le linguiste et l’inconscient

mier – comme après, il le lit. Ainsi c’est à lui qu’il se réfère pour parler
de la troisième personne :
Ladite troisième personne n’existe pas. Je vous dis cela au passage pour commen-
cer d’ébranler quelques principes certainement très tenaces dans vos esprits par le
fait de l’enseignement primaire de la grammaire. Il n’y a pas de 3e personne,
M. Benveniste l’a parfaitement démontré (Le Séminaire, Livre III, p. 314, voir aussi
p. 322).

Passage intéressant : il donne un exemple de la torsion conférée par


Lacan à l’enseignement de Benveniste. Celui-ci substitue à la notion de
3e personne la notion – il est vrai difficile à saisir – de non-personne1.
Lacan transforme cette substitution en négation, et pose l’aphorisme
« il n’y a pas de troisième personne » sur le modèle des célèbres for-
mules négatives « il n’y a pas de métalangage » ou « il n’y a pas de
rapport sexuel ».
Enfin, Gustave Guillaume, cité explicitement une fois, est utilisé
dans l’analyse de l’imparfait (voir plus bas)2.
On l’a sans doute compris d’après mes trois remarques : la pre-
mière voie qui s’offrait à moi – l’examen intrinsèque des positions de
Lacan sur la grammaire – ne manquait pas d’intérêt. Il est cependant
évident que la seconde voie sera, dans la visée de ce livre, beaucoup
plus intéressante. Elle consiste, je l’ai dit dans l’Avant-propos, à essayer
de mettre en lumière l’articulation des positions de Lacan sur la gram-
maire avec ses conceptions sur la structure de l’inconscient. C’est dans
cette seconde voie – « grand-route », faut-il espérer, et non « sentier
d’éléphant »3 – que je m’engage maintenant.
Une condition préalable s’impose toutefois : rappeler la façon dont
Lacan conçoit la structure de l’inconscient. C’est à la fois d’une
extrême simplicité et d’une extrême complexité. D’une extrême simpli-
cité en raison de l’insistance d’une formule le plus souvent identique à
elle-même4. Et d’une extrême complexité pour la raison que chacun
des termes qui la constituent fait problème. L’inconscient, par exemple,

1. D’excellents linguistes – je ne cite pas de nom, pour ne vexer personne – ont toujours achoppé
sur cette notion, mise en place dans « Structure des relations de personne dans le verbe », 1946-
1966, p. 225-236.
2. D’autres grammairiens et linguistes entrent aussi dans l’inventaire des informateurs de Lacan,
par exemple le duo homophone de Ferdinand Brunot et Charles Bruneau : Lacan gausse assez
cruellement (Écrits, p. 663 et 800) les propos qu’ils tiennent dans le Précis de grammaire historique de la
langue française (1931-1966) sur le ne dit « explétif » ou « expressif » (voir plus bas).
3. Les lecteurs du Séminaire III auront reconnu la métaphore filée par laquelle Lacan présente la
fonction du signifiant (p. 321-331).
4. On verra plus bas la façon dont doit s’interpréter ce le plus souvent.
Lacan grammairien 95

est-il aussi in-conscient – un-bewusst – que le nom le dit ? Lacan se plaint


à différentes reprises (par exemple dans Télévision [1973 a], p. 15) du
caractère négatif du mot, « qui permet d’y supposer n’importe quoi au
monde, sans compter le reste ». Le participe structuré est-il plus transpa-
rent ? Que non pas, car la notion qu’il présuppose – la structure – est
étroitement liée au langage, si étroitement que les deux objets en
viennent à se confondre :
Dans la mesure où l’inconscient y est intéressé, il y a deux versants que livre la
structure, soit le langage (Télévision, [1973 a], p. 18).

Reste l’article : l’indéfini un. Ne semble-t-il pas laisser entendre, pré-


cisément, que le langage dont il est question n’est pas un, et que c’est
comme l’un d’eux, entre plusieurs, que l’inconscient est structuré ? Plu-
ralité qui fait problème, en tout cas pour les linguistes : ils ne plurali-
sent généralement pas le langage, sauf quand ils visent des objets – lan-
gages logiques, langages de programmation, etc. – qui, précisément, ne
relèvent pas du langage, au singulier. Mais il est d’emblée exclu que ce
soit à ce type de langages que renvoie la formule lacanienne. Il convient
donc de revenir sur cette formule, à la fois dans ce qu’elle a de simple
et de complexe.
1 / Ce qu’elle a de simple, c’est son insistance : elle revient à de très
nombreuses reprises dans le discours de Lacan. Ce n’était pas pour moi
le lieu d’en faire l’histoire. Je dirai simplement que je crois bien l’avoir
rencontrée une bonne vingtaine de fois dans ma relecture des Écrits et
du Séminaire. Pour en montrer la permanence et la centralité, je me
contenterai de remarquer que Lacan, après avoir conféré à la formule
sa forme canonique (par exemple dans les Écrits, p. 8681), en vient dans
la suite à la citer. Il rappelle parfois qu’elle vient de lui : c’est ce qu’on
observe en 1972 dans le Séminaire XX (« Mon dire, que l’inconscient est
structuré comme un langage, n’est pas du champ de la linguistique »,
p. 20). Mais parfois il procède comme si elle lui venait d’ailleurs que de
lui : ainsi dans « L’Étourdit » :
L’inconscient, d’être « structuré comme un langage », c’est-à-dire lalangue qu’il
habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue (Scilicet, 4 [1973 b],
p. 47 ; je reviendrai, plus bas sur ce fragment).

2 / Les choses cependant ne sont pas aussi simples qu’elles le


paraissent. En effet permanence ne signifie pas identité constante de la

1. Le texte, « La science et la vérité », est la leçon d’ouverture du séminaire de l’année 1965-


1966.
96 Le linguiste et l’inconscient

formule à elle-même : elle a évolué avec le temps. Ainsi en 1957 on la


trouve sous une forme différente :
Tout ce qui est de l’ordre de l’ordre de l’inconscient en tant qu’il est structuré par
le langage nous met devant le phénomène suivant : ce n’est ni le genre, ni la classe
mais seulement l’exemple particulier qui nous permet de saisir les propriétés les
plus significatives (Le Séminaire, Livre V, p. 60)1.

On a repéré les deux différences considérables qui écartent cette


forme ancienne de l’aphorisme de son aspect ultérieur : la préposition
par est à la place du comme et le langage bénéficie de l’article défini. Seize
ans plus tard, dans le Séminaire XX, Lacan récusera complètement la
conception de l’inconscient structuré par le/un langage :
Vous voyez qu’à conserver encore ce comme, je m’en tiens à l’ordre de ce que j’avance
quand je dis que l’inconscient est structuré comme un langage. Je dis comme pour ne pas
dire, j’y reviens toujours, que l’inconscient est structuré par un langage. L’inconscient
est structuré comme les assemblages dont il s’agit dans la théorie des ensembles sont
comme des lettres (Le Séminaire, Livre XX : Encore, p. 46-47).

On l’a compris : le par faisait intervenir une relation causale comme


le prouve la transformation active de la phrase (le langage structure l’in-
conscient). À cette relation causale, Lacan substitue la relation homolo-
gique manifestée par le comme. Et ce serait un autre problème que de se
demander comment le caractère strictement homologique de cette rela-
tion s’articule avec la proposition, elle aussi fréquente, qui pose que « la
condition de l’inconscient, c’est le langage » (Télévision [1973 a], p. 15) :
ici, point de relation causale, mais une présupposition : point de lan-
gage, point d’inconscient.
La seconde divergence, apparemment plus radicale, est sans doute
moins importante en dépit de son caractère spectaculaire. Elle consiste
en effet à supprimer purement et simplement le segment structuré comme
un et à poser l’identité entre langage et inconscient. C’est ce qui est
opéré sous la forme la plus brièvement catégorique : « L’inconscient est
langage », Écrits, p. 866. Ou, de façon médiate :
L’inconscient n’a lui-même pas d’autre structure au dernier terme qu’une structure
de langage (Le Séminaire, Livre VII, p. 42).

Certes, il n’y a pas équivalence formelle entre la métaphore – au sens


traditionnel de la rhétorique – de ces formules et la comparaison de

1. Deux ans plus tôt, Lacan procédait à une description métaphorique des relations entre langage
et inconscient : « L’inconscient est, dans son fond, structuré, tramé, chaîné de langage » (Le Sémi-
naire, Livre III, p. 135).
Lacan grammairien 97

l’aphorisme canonique. Toutefois, les deux propositions semblent viser


un référent identique. On pourrait sans doute le montrer en faisant une
analyse serrée – elle serait trop longue pour cet ouvrage – des conditions
dans lesquelles elles apparaissent dans la synchronie du même texte1.
Je n’ai, on s’en doute, aucun mépris pour ces problèmes d’analyse
littérale du texte. Je ne peux cependant que les renvoyer à un travail
d’histoire de la réflexion lacanienne. Et je me centre désormais sur le
problème capital : comment Lacan conçoit-il ce « un langage » dont il
dit que l’inconscient est structuré comme lui ? Le problème se pose de
façon redondante, et sous tous ses aspects, jusqu’à la question des origi-
nes, dans les Écrits et dans Le Séminaire. Les lecteurs assidus du Séminaire
se souviennent certainement des longues discussions sur la formule
biblique In principio erat verbum et des débats acharnés qu’elle entraîne
sur la traduction de verbum : verbe ? langage ? discours ? parole ? (Le
Séminaire, Livre II, p. 355 et s. et Livre VII, p. 12 et 354).
Qu’en est-il donc, j’y reviens, du langage tel que Lacan profère que
l’inconscient est structuré comme lui ? Sur cette question extrêmement
délicate, j’argumente maintenant la réponse déjà suggérée plus haut.
Comme les linguistes – en tout cas comme certains (la plupart ?)
d’entre eux, à commencer par Saussure – Lacan conçoit le langage
comme constitué de deux objets distincts. La difficulté est qu’il ne
donne pas toujours à ces deux objets les mêmes noms et qu’il établit de
nouvelles distinctions au sein des deux objets distingués.
La première dichotomie est celle qui est le plus souvent fixée par
l’opposition de la langue et de la parole. Pour la langue, je cite, parmi
beaucoup d’autres possibles, un fragment des Écrits extrait de « La
Direction de la cure », texte qui date de 1958 :
Notre doctrine du signifiant se fonde dans le fait que l’inconscient ait la structure
radicale du langage, qu’un matériel y joue selon des lois qui sont celles que
découvre l’étude des langues positives, des langues qui sont ou furent effectivement
parlées (Écrits, p. 594).

La proposition est dépourvue de toute ambiguïté et de toute obscu-


rité : la structure du langage, c’est celle qui s’observe dans les langues
réelles. C’est que, pour citer un fragment, légèrement antérieur (1955),
du Séminaire, « le langage [est] incarné dans une langue humaine » (Le
Séminaire, Livre II, p. 367).
Ici tout est clair. Enfin, le serait pleinement si Lacan donnait cons-
tamment le nom de langue à cette composante proprement structurale

1. Il s’agit en effet du texte « La science et la vérité », signalé plus haut.


98 Le linguiste et l’inconscient

du langage. Le problème, c’est qu’il le fait rarement, et même à vrai


dire presque jamais : il utilise le plus souvent langage à la place de langue.
C’est sans doute ce qui contribue à expliquer l’emploi de l’article indé-
fini un dans la forme canonique de la formule : car des langues il en
est, à la différence du langage, plus d’une. En somme langage est pris
alternativement avec le sens englobant que lui donnent généralement
les linguistes, et avec le sens limitatif de langue.
Quelle est maintenant la seconde composante du langage selon
Lacan ? Ici les linguistes n’auront aucune surprise terminologique :
conformément à leur attente saussurienne, ils trouveront la parole. De
nombreux segments du texte lacanien mettent en évidence cette oppo-
sition de la parole comme acte à la langue comme structure, à com-
mencer par cette très belle, quoique très rapide métaphore alphabé-
tique des Écrits :
L’abc de la structure du langage et le b a-ba oublié de la parole (Écrits, p. 321).
Il est sans doute utile de s’attarder un peu sur cette formule. On y voit
d’abord que langage y est, à ce qu’il me semble, employé avec le sens géné-
ralement conféré en linguistique à langue. On repère en outre l’opposition
du langage – nom lacanien de la langue – à la parole : le premier est structuré
par un ensemble de règles qui est ici métaphorisé par la succession
ordonnée des lettres de l’alphabet : la suite abc est l’image de toute règle.
La parole consiste à faire apparaître les unités dans leur suite discursive,
différente de celle des règles de l’alphabet : b suivi de a donne le petit seg-
ment de discours ba1. Enfin, on remarque que l’exemple d’unité linguis-
tique qui vient immédiatement sous la plume – c’est ici le cas de le dire –
de Lacan est précisément la lettre, « ce support matériel que le discours
concret emprunte au langage2 » (Écrits, p. 495). Mais cette référence à la
lettre n’est pas constante : c’est un contenu très voisin qui est articulé, sans
la métaphore de l’alphabet, dans le segment suivant :
La parole s’institue comme telle dans la structure du monde sémantique qui est
celui du langage (Le Séminaire, Livre I, p. 267).

1. Je me pose ici la petite question futile de savoir si Lacan pensait clairement, au moment de
mettre en place cette métaphore alphabétique, aux propos tenus par Freud sur la syllabe gra-
phique dans L’interprétation des rêves : « [Dans notre écriture] ab indique une seule syllabe, a et b
séparés par un espace nous laissent comprendre que a est la dernière lettre d’un mot, b la pre-
mière d’un autre » (Freud, 1900-1967, p. 271). Futile, j’en conviens, ma question. Mais le rappro-
chement, qui s’impose, montre clairement l’intérêt égal donné par les deux auteurs au signifiant
dans sa manifestation la plus littérale : la lettre de l’alphabet.
2. On constate qu’en ce point Lacan utilise comme prévu, langage avec le sens de langue et – c’est
une nouveauté – discours concret avec, selon moi, le sens de parole. Toutefois, cette équivalence entre
discours et parole n’est, hélas, pas une constante de la réflexion lacanienne.
Lacan grammairien 99

En ce point de son analyse le linguiste croit se trouver en terrain à


peu près connu : il retrouve une opposition qu’il connaît sous les
mêmes termes chez Saussure, sous d’autres termes dans d’autres appa-
reils terminologiques. Il est donc rassuré. A-t-il raison de l’être ? Que
non pas ! Il marche déjà, sans le savoir, en terrain miné. Pour plusieurs
raisons, dont voici les principales :
1 / L’opposition de la langue – est-il nécessaire de rappeler une fois
de plus qu’elle est souvent dénommée langage ? – est articulée avec l’op-
position saussurienne de la synchronie et de la diachronie. C’est ce qui
apparaît de façon plus ou moins nette dans plusieurs passages, le plus
explicite étant sans doute celui-ci :
Le système du signifiant ou du langage pour le décrire synchroniquement, le système du
discours [à comprendre, comme il a été dit dans la note 2 de la page 98, avec le sens
de parole] pour le décrire diachroniquement, l’enfant y entre d’emblée (Séminaire IV,
p. 261 ; voir aussi p. 299 ainsi que Séminaire V, p. 31 et 493 et Écrits, p. 658 et 805).

Ainsi le langage est doublement structuré : en tant que « système du


signifiant » (c’est l’abc dont il a été question plus haut, et l’on voit que
l’expression système du signifiant prend aussi le statut d’équivalent de
langue) et en tant que « système du discours » : c’est le b a-ba entrevu
plus haut, et c’est la parole qui, on le repère au passage, est aussi sys-
tème. Le premier système est de nature synchronique, le second de nature
diachronique. Il faut prendre garde à cette utilisation spécifiquement laca-
nienne de l’opposition saussurienne : pour Lacan, la synchronie, c’est le
mode d’existence du système du signifiant, c’est-à-dire la langue, alias le
langage. La diachronie, c’est la diachronie brève de l’acte de parole.
En ce point comme en d’autres, Lacan semble s’écarter au moins de la
lettre de l’enseignement saussurien : ce qu’il appelle la « diachronie du
discours » serait sans doute traduit en termes strictement saussuriens
par « caractère linéaire du signifiant ». Mais on sait qu’il existe une
relation – souterraine, allais-je dire : mais elle ne l’est point tant qu’il y
paraît – entre les deux notions saussuriennes de diachronie et de linéarité.
Je me suis expliqué sur ces problèmes dans Arrivé, 1995 ( « Diachronie
et linéarité » ) et 2007 (À la recherche de Ferdinand de Saussure), auxquels je
me contente de renvoyer1.

1. Sauf erreur ou oubli, Lacan n’utilise pas, ou utilise fort peu, l’opposition du syntagme au para-
digme. C’est sans doute que le couple de la synchronie et de la diachronie pose d’emblée l’inscrip-
tion des phénomènes, à commencer par ceux de la parole, dans le temps. – Il convient également
de remarquer que Lacan utilise aussi l’opposition synchronie/diachronie dans son sens strictement
saussurien : c’est ce qu’on a observé, plus haut, dans ses remarques sur l’étymologie.
100 Le linguiste et l’inconscient

2 / Pour le « système du signifiant », nom proprement lacanien de


la langue, le terrain n’est pas truffé de mines moins dangereuses. En
effet la structure de ce système n’est pas identique à celle que les lin-
guistes décrivent sous ce nom. J’entre ici dans un problème très vaste et
très ardu. Je ne l’aborderai pas directement : on a compris que ce n’est
rien d’autre que le problème même de la structure de l’inconscient. Je
me contenterai d’une remarque relative à l’histoire de la réflexion de
Lacan.
Le concept de la langue, avec la coupure, visible mais non audible
entre l’article et le nom, sera, assez tardivement, doublé par celui de
lalangue, en un seul mot graphique1. Lacan veut par là souligner la spé-
cificité de la structure de ce système, fondé notamment sur l’équivoque
et l’homophonie : c’est ce qui s’explicite dans le fragment déjà allégué
plus haut de « L’étourdit ». Je n’hésite pas, pour la raison qu’on va
voir, à en répéter la première phrase :
L’inconscient d’être « structuré comme un langage », c’est-à-dire lalangue qu’il
habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une langue entre
autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé
subsister (1973 b, p. 47).

Le lecteur attentif l’aura inévitablement remarqué : il est impos-


sible de déterminer quel référent vise le il qui habite lalangue. Est-ce
le langage ? Est-ce l’inconscient ? Mais l’inconscient n’est-il pas lan-
gage ? Ici la forme du texte se modèle sur le contenu qu’il articule :
ce qui structure lalangue, c’est « l’intégrale des équivoques » qui y
existent et qui y subsistent. On comprend alors l’insistance de Lacan à
la fois sur le problème théorique de l’équivoque et sur son maniement
discursif : on sait que la pratique de l’équivoque progresse au fur et à
mesure qu’on avance diachroniquement dans la production de Lacan.
Dès 1960, il remarquera avec délectation « le côté irrémédiablement
saugrenu que l’inconscient entretient de ses racines linguistiques »
(Écrits, p. 811). Saugrenu, il va de soi, parce que fondé sur l’équivoque.
L’équivoque qui, on l’a vu plus haut, fait passer de littérature à lituraterre
ou de a letter à a litter.

1. L’étymologie lacanienne du mot semble double : la suppression (par intégration) de l’article


défini est visible. Et d’autre part le mot évoque – quand on est prévenu... – la lallation, jeu prélin-
guistique de l’enfant s’essayant à acquérir sa langue maternelle. C’est du moins ce qui est indiqué
explicitement par Lacan, en 1975, dans la « Conférence à Genève sur le symptôme » : « [...] le
langage, ce langage qui n’a absolument pas d’existence théorique, intervient toujours sous la forme
de ce que j’appelle d’un mot que j’ai voulu faire aussi proche que possible du mot lallation-
lalangue » (Lacan, 1985, p. 11).
Lacan grammairien 101

On l’a compris : la « structure du signifiant » telle que l’envisage


Lacan ne se confond pas avec ce que les linguistes appellent la « struc-
ture de la langue ». Non certes qu’ils récusent l’équivoque et l’homo-
phonie : qu’on se reporte au CLG. Mais ils ne leur donnent pas la fonc-
tion à la fois fondamentale et fondatrice qui leur est conférée par
Lacan.
3 / J’en viens à la parole. Ici les faits semblent moins inquiétants.
En réalité ils le sont sans doute encore plus. En effet la parole laca-
nienne ne se confond pas, en dépit des premières apparences, avec la
parole saussurienne : c’est qu’elle se dédouble. Les deux objets qui
résultent de ce dédoublement sont d’un côté la parole pleine1 (parfois dite
parole véridique [Séminaire I, p. 59] ou encore vraie parole [Écrits, p. 351] ou
parole fondamentale [Séminaire III, p. 181]) et d’autre part la parole vide, qui
est parfois – hélas, pas toujours – assimilée au discours (Séminaire V,
p. 16) et, plus tard, au discours courant, orthographié, ludiquement, disque
ourcourant. Où se situe l’opposition entre ces deux types de parole ? Pré-
cisément dans le trait suivant : la parole pleine est acte. Je cite ici le
segment le plus explicite :
La parole pleine est celle qui vise, qui forme la vérité telle qu’elle s’établit dans la
reconnaissance de l’un par l’autre. La parole pleine est parole qui fait acte. Un des
sujets se trouve, après, autre qu’il n’était avant. C’est pourquoi cette dimension ne
peut être éludée de l’expérience analytique (Le Séminaire, Livre I, p. 125-126 ; voir
aussi Écrits, p. 351).

Texte fondamental, à mon sens, à la fois pour l’analyste et le lin-


guiste. Pour l’analyste, il marque avec la plus grande force le lien indis-
soluble entre théorie et pratique :
C’est le fondement ou la parole fondatrice – Tu es ceci, ma femme, mon maître, mille
autres choses. Ce tu es ceci, quand je le reçois, me fait dans la parole autre que je ne
suis (Le Séminaire, Livre III, p. 315).

Pour le linguiste, il fixe clairement à la fois ce qu’il y a de commun


et ce qui subsiste de différence entre ce qu’il entend par parole et le mot
homonyme de Lacan. En commun, à coup sûr, l’intersubjectivité : dans
les deux champs la parole institue une relation entre les sujets. Les dif-
férences tiennent dans la nature de cette relation. Pour l’analyste, la
parole est acte. Ici, bien sûr, le linguiste tend l’oreille : car il connaît
bien sous le nom d’énoncés performatifs, des faits de parole qui, eux aussi,
constituent des actes. Mais on voit tout de suite l’abîme qui sépare ces

1. Voir notamment Le Séminaire, Livre I, p. 61 et 268.


102 Le linguiste et l’inconscient

segments de discours de la parole pleine. Elle est, elle, continûment per-


formative, en chacun, même le plus apparemment anodin, de ses seg-
ments, en sorte qu’il faut, ici, parler de performativité généralisée. Et l’ac-
tion qu’elle produit est absolument spécifique : rien de moins que le
changement d’un des sujets. On est loin de l’effet des pauvres petits
énoncés performatifs : leur arrive-t-il jamais de changer le sujet ? Vaste
champ de perplexité, sans doute à peu près désert. Ce n’est de toute
façon pas le moment de l’explorer.
En somme, ce qui ressemblerait le plus à la parole, tout court, ce
serait peut-être la parole vide. Mais à celle-là, précisément, Lacan ne s’in-
téresse que pour la caractériser, négativement, par rapport à la parole
pleine.
On l’a repéré au long de cette première section : le champ commun
à la linguistique et à la psychanalyse est truffé de mines et de pièges. Il
reste qu’en dépit des dangers qu’on court à le parcourir, ce champ
commun est bien celui du langage, de la langue, de la parole. Pour ces
trois objets, il existe, chacun le sait, bien avant la linguistique, une très
vieille discipline : la grammaire. Quelle est la place qui lui est conférée
par Lacan dans sa réflexion ?

2
LA GRAMMAIRE FRANÇAISE MODÈLE
DE L’INCONSCIENT ?

On vient de le voir : Lacan manifeste pour la grammaire un intérêt


constant. Comment en irait-il autrement de la part de l’auteur pour qui
« l’inconscient, ça parle, ce qui le fait dépendre du langage » (1973 a,
p. 16) ? L’inconscient parle : il produit un discours. La nécessité d’une
grammaire de ce discours s’impose d’emblée :
Le désir du rêve n’est pas assumé par le sujet qui dit « Je » dans sa parole. Articulé
pourtant au lieu de l’Autre, il est discours, discours dont Freud a commencé
d’énoncer comme telle la grammaire (Écrits, p. 629 ; le texte est celui de « La
direction de la cure », qui date de 1958).

Et Lacan de s’engager d’emblée dans la grammaire de ce discours,


en mobilisant successivement (et peut-être un peu hâtivement pour la
seconde) les bonnes vieilles catégories grammaticales du mode et de
l’aspect :
Lacan grammairien 103

C’est ainsi que les vœux qu’il [le discours du rêve] constitue n’ont pas de flexion
optative pour modifier l’indicatif de leur formule. En quoi l’on verrait à une réfé-
rence linguistique que ce qu’on appelle l’aspect du verbe est ici celui de l’accompli
(vrai sens de Wunscherfüllung)1 (ibid.).

Alléguant, un peu plus tard, les curieux allers et retours de Freud


sur le problème de l’absence de la négation dans l’inconscient, Lacan
énonce que
c’est donc bien sur le support du signifiant que nous sommes dirigés par les propo-
sitions de Freud, et dès la première [celle des propositions freudiennes selon
laquelle il n’y aurait pas de négation dans l’inconscient, voir 1900-1967, p. 274-
275]. Faut-il souligner que les retours où s’enchevêtre la seconde [celle qui recon-
naît l’existence de certains moyens d’ « exprimer le non », 1900-1967, p. 281-283]
marquent par les repères toujours grammaticaux que Freud donne à ses reprises
qu’il s’agit bien d’un ordre du discours ? (Écrits, p. 659 ; il s’agit de la « Remarque
sur le rapport de Daniel Lagache », qui date de 1960).

Si « l’inconscient est structuré comme un langage », il faut bien que


de quelque façon il soit réglé par une grammaire. Il faut ici lire Lacan
à la lettre. Et faire l’inventaire des questions de grammaire sur les-
quelles il prend position. L’hypothèse est que chacune de ces positions
et l’ensemble qu’elles constituent montrent de quelle façon l’inconscient
est structuré comme un langage.
La difficulté, c’est que ledit inventaire des questions de grammaire
sur lesquelles se penche Lacan est considérable. Même si, comme on
vient de l’apercevoir, la prise en compte de la grammaire est double-
ment limitée :
– La grammaire n’est sans doute pas celle des disciplines linguisti-
ques qui retiennent le plus souvent l’auteur : on a vu plus haut qu’elle
reste distancée d’assez loin par la réflexion générale sur le problème de
signe, et, mais de peu, par la phonologie et l’étymologie ;
– C’est, on l’a également vu plus haut, la grammaire d’une langue :
la sienne, qui retient presque exclusivement Lacan, à quelques excep-
tions près. À cette préférence accordée à la grammaire française, il
fournit parfois une discrète justification :
Je vous prie de vous arrêter aujourd’hui avec moi sur quelques exemples dont la
portée linguistique nous est, à nous français, tout à fait sensible (Le Séminaire,
Livre III, p. 315). Le problème ainsi annoncé est celui de l’accord en personne du
verbe dans les phrases telles que tu es celui qui me suivras/suivra).

1. On peut chicaner : Wunscherfüllung, c’est plutôt – comme suffit à l’indiquer le suffixe -ung – l’ac-
complissement que l’accompli.
104 Le linguiste et l’inconscient

En dépit de cette double limitation, le corpus – pourtant réduit, à


deux exceptions près (les Séminaires VI et XV), à l’œuvre publiée de
Lacan – couvre à peu près toutes les questions de grammaire traitées
dans les manuels. Le traitement que leur confère Lacan a une particu-
larité commune, à mon sens jamais démentie : elles ne sont pas étu-
diées gratuitement, pour le plaisir de parler grammaire, mais exclusive-
ment dans l’intention de mieux cerner les relations entre langage et
inconscient. Il serait donc de bonne méthode de traiter tous les problè-
mes grammaticaux allégués par Lacan : chacun d’eux recèle, à sa
façon, une indication sur la façon dont « l’inconscient est structuré
comme un langage ». Cependant ces indications sont parfois cursives
ou allusives. Elles restent même parfois à peu près implicites. C’est
pourquoi j’ai fait un choix dans les problèmes grammaticaux offerts au
lecteur : j’ai retenu – d’une façon qui, j’en conviens, risque de paraître
légèrement arbitraire – les problèmes qui m’ont semblé illustrer de la
façon la plus transparente les relations entre langage et inconscient. Ils
sont au nombre de trois :
1 / Le problème des temps du verbe.
2 / Le problème des shifters, dénomination anglaise, conservée par
Lacan, des embrayeurs ou indicateurs.
3 / Le problème de la négation et, plus spécifiquement, celui des
deux éléments de la négation française.
J’aurais aimé traiter un quatrième problème : celui de l’accord en
personne du verbe dans les structures du type tu es celui qui me suivras/suivra,
en jonction avec le problème des verbes déponents latins et de la voix
moyenne (Séminaire III, p. 307-308, 315-319, 322, Séminaire V, p. 150-151,
Écrits, p. 445). J’y ai finalement renoncé. Il m’a en effet semblé que les faits
assez ténus (« la différence ne s’entend pas », Lacan le remarque dans
le Séminaire III, p. 316) sont, certes, fort bien analysés :
Quand je dis par exemple tu es la femme qui ne m’abandonnera pas, a, je manifeste une
beaucoup plus grande certitude concernant le comportement de ma partenaire
que quand je dis tu es la femme qui ne m’abandonneras pas, a, s. Pour faire sentir la dif-
férence qui ne s’entend pas, je manifeste, dans le premier cas, une beaucoup plus
grande certitude, et, dans le second, une beaucoup plus grande confiance (Sémi-
naire III, p. 316).

Mais le parti qui en est tiré en conclusion paraît se noyer dans une
considération très – trop ? – générale sur le signifiant :
L’importance de ces distinctions est de montrer que le changement d’accent, la
plénitude que le tu confère à l’autre, et qui est aussi bien ce qu’il en reçoit, est
essentiellement lié au signifiant (Séminaire III, p. 318-319).
Lacan grammairien 105

On constatera que les trois problèmes abordés (il en irait peut-être


de même du quatrième) sont intimement liés, au point parfois d’être
inséparables. C’est ce qui fait que l’ordre de leur exposition, néanmoins
fondé sur des critères d’intelligibilité, est, fondamentalement, peu
pertinent.

LE PROBLÈME DES TEMPS DU VERBE

Parmi les temps du verbe – français, il va sans dire, le plus sou-


vent – Lacan s’intéresse surtout au présent, au futur antérieur et à l’im-
parfait. Du présent je ne soufflerai mot dans cette première section : il
est en effet explicitement intégré à l’inventaire des shifters :
(...) le sujet y est désigné par les shifters (soit : Je, toutes les particules et flexions
fixant sa présence comme sujet du discours, et avec elles le présent de la chrono-
logie) (Écrits, p. 664).

Il sera donc évoqué à ce titre.


Le futur antérieur et l’imparfait sont, chacun à sa façon, les formes
verbales spécifiques du statut du sujet de l’inconscient.

Le futur antérieur

De façon générale, Lacan ne néglige nullement le problème de l’as-


pect verbal. On a aperçu plus haut qu’il repérait de l’accompli dans le
discours du rêve. Et, dans la « Remarque sur le rapport de Daniel
Lagache », il invite telle impertinente « mouche du coche » à
distinguer le temps de la chronologie, les « formes d’aspect » qui envisagent de
l’énonciation ce qu’y devient le sujet, de celles qui situent l’énoncé sur la ligne des
événements. Elle [la mouche du coche] ne confondra pas alors le sujet de l’accom-
pli avec la présence du passé (Écrits, p. 664).

Pour le futur antérieur, il n’est question que de sa valeur tempo-


relle, celle qui lui permet de situer un procès dans l’avenir comme
antérieur à un autre procès. Ce qui est retenu par Lacan de cette
valeur, c’est le caractère évanescent de l’action qu’elle désigne : non
encore réalisée au moment de l’énonciation, déjà révolue par son
enfoncement dans le passé au moment où s’effectue le procès auquel
elle est donnée comme antérieure.
106 Le linguiste et l’inconscient

Cette analyse se manifeste implicitement, dans la langue-objet, par


l’emploi du futur antérieur pour décrire le mode d’existence temporel
de l’inconscient. C’est ce qui s’observe notamment dans le Séminaire I,
lors de la séance du 7 avril 1954 :
D’une part, l’inconscient est [...] quelque chose de négatif, d’idéalement inacces-
sible. D’autre part, c’est quelque chose de quasi réel. Enfin, c’est quelque chose qui
sera réalisé dans le symbolique ou, plus exactement, qui, grâce au progrès symbo-
lique dans l’analyse, aura été [souligné par Lacan] (Séminaire I, p. 181 ; voir un autre
exemple p. 182).

Mais dès le rapport de Rome (qui date de septembre 1953), Lacan


avait théorisé métalinguistiquement cet emploi du futur antérieur de la
façon suivante :
Je m’identifie dans le langage, mais seulement à m’y perdre comme un objet. Ce
qui se réalise dans mon histoire n’est pas le passé défini de ce qui fut, ni même le
parfait de ce qui a été dans ce que je suis1, mais le futur antérieur de ce que j’aurai
été pour ce que je suis en train de devenir (Écrits, p. 299-300).

Plus tard, en 1960, dans « Subversion du sujet et dialectique du


désir », les étapes du parcours du sujet sur le graphe du désir seront
décrites comme donnant lieu à un « effet de rétroversion par quoi le
sujet à chaque étape devient ce qu’il était comme d’avant et ne s’an-
nonce : il aura été – qu’au futur antérieur » (Écrits, p. 808).

L’imparfait

D’une façon apparemment paradoxale, le mode d’existence tempo-


relle signifié par l’imparfait n’est pas pour Lacan fondamentalement
différent de celui du futur antérieur. Pour apercevoir cette parenté
lacanienne entre ces deux formes si différentes, il faut avoir repéré que,
orienté par Damourette et Pichon, et, surtout, ici, par Gustave Guil-
laume, il pose l’unicité absolue des valeurs de l’imparfait. La référence
– unique, si j’ai bien lu – à Guillaume se rencontre dans le Sémi-
naire XV, le 10 janvier 1968 :
Est-ce que dans ce « je pense », « j’y suis » ? Il est tout à fait certain que la révéla-
tion du « je pense » de l’inconscient implique [...] quelque chose qui, au niveau de
ce que le cogito de Descartes nous fait toucher de l’implication du « donc je suis »
est cette dimension que j’appellerai du désamorçage qui fait que le plus sûrement

1. On aperçoit ici une nouvelle trace de l’intérêt de Lacan pour la catégorie de l’aspect, dont une
des positions est ici envisagée sous le nom benvenistien de parfait, autre nom de l’accompli.
Lacan grammairien 107

je pense, à m’en apercevoir, j’y étais, mais exactement comme on dit – vous savez
que j’ai déjà usé de cet exemple, mais l’expérience m’apprend qu’il n’est pas vain
de se répéter – c’est au même sens où, selon l’exemple extrait des remarques du
linguiste Guillaume, au même sens que cet emploi très spécifique de l’imparfait en
français qui fait toute l’ambiguïté de l’expression « un instant plus tard la bombe
éclatait ». Ce qui veut dire que justement elle n’éclate pas (Séminaire XV, p. 79).

Lacan ne conteste pas la portée du cogito cartésien à l’égard du


sujet de l’inconscient. À une réserve près, mais elle est de taille : le je
suis cartésien se voit substitué un j’y étais. Encore cet imparfait est-il à
comprendre comme celui que commente Guillaume1 à propos de
l’exemple un instant après/plus tard le train déraillait, légèrement modifié
pour les besoins de la cause. Tant pour le train que pour la bombe,
l’événement peut ou non s’être produit. Non sans avoir noté ce « sus-
pens » – c’est le terme guillaumien – sous la forme de l’ « ambiguïté »,
Lacan opte, ici, pour le non-accès de l’action à l’événement. Tel est le
statut du sujet de l’inconscient : « désamorcé » juste avant d’advenir, un
peu comme celui qui, sujet d’un aura été, n’aura frôlé l’accès à l’être que
pour devenir ce qu’il était déjà. « Désamorcé », comme la bombe juste
avant d’éclater.
Quelques années plus tôt, l’analyse proposée – dépourvue de toute
référence explicite à Guillaume – était très voisine :
Il n’y subsiste que cet être dont l’avènement ne se saisit qu’à n’être plus. Tel le
rencontre le temps le plus ambigu de la morphologie du verbe en français, celui
que l’on désigne comme l’imparfait. Il était là contient la même duplicité où se sus-
pend : un instant plus tard la bombe éclatait, quand, faute de contexte, on n’en peut
déduire si l’événement en est arrivé ou non (Écrits, p. 678).

Cette analyse, on l’aperçoit vite, est assez litigieuse du point de vue


linguistique. C’est que Lacan a quelque peu distordu l’analyse guillau-
mienne. Et sur deux points :
1 / Guillaume, certes, pose bien l’hypothèse de l’unicité de l’impar-
fait (comme de tous les autres temps). Lacan semble donc s’inscrire
dans sa continuité. Mais contrairement à Guillaume – et, à vrai dire, à
toute analyse linguistique de l’imparfait – il voit cette unicité dans
– j’ose le dire – la duplicité : j’entends qu’il pose que l’imparfait est tou-
jours ambigu, dans il était là tout comme dans l’exemple du train ou de

1. Guillaume revient à différentes reprises sur le problème. L’analyse la plus détaillée se rencontre
aux pages 189-195, puis 198-199 des Leçons de linguistique 1938-1939, qui, publiées en 1992, ont
nécessairement échappé à Lacan. Mais il peut avoir eu accès à la réédition, publiée en 1965, de
Temps et verbe, dont la première édition remonte à 1929. Le problème y est traité, dans le même
cadre théorique que dans les Leçons, quoique plus brièvement, p. 68-69.
108 Le linguiste et l’inconscient

la bombe. Ce qui n’est pas du tout ce que dit Guillaume : l’ambiguïté


de l’exemple du train qui hésite à dérailler ne tient qu’à la « visée de
discours » qui, selon le choix opéré entre un instant après et un instant plus
tard, fait basculer la « décadence d’accompli » de l’imparfait du côté
positif (et le train déraille, la bombe éclate) ou du côté négatif (et le
train poursuit son chemin, la bombe est « désamorcée). Rien de ce bas-
culement n’est possible avec les tranquilles imparfaits du type il était là,
qui n’ont absolument rien d’ambigu.
2 / Une fois posées cette « ambiguïté », cette « duplicité » fonda-
mentales de l’imparfait, Lacan lève constamment l’équivoque en faveur
du non-avènement du procès : d’où le statut spécifique de « cet être
dont l’avènement ne se saisit qu’à n’être plus ».
On trouvera un autre exemple de ce sophisme – faut-il dire que,
comme Lacan, je ne confère aucune valeur péjorative à ce terme1 ? –
dans l’illustre analyse du rêve Il ne savait pas qu’il était mort. Lacan l’uti-
lise à trois reprises (Séminaire VI, non consulté sur ce point, Sémi-
naire VII, p. 36 et 289, Écrits, p. 801-802). Phrase paradoxale, qui tient
la vie suspendue à l’ignorance où le sujet est maintenu de sa propre
mort2. Lacan en attribue le paradoxe à la valeur ambiguë de l’im-
parfait :
Il ne savait pas... Un peu plus il savait, ah ! que jamais ceci n’arrive ! Plutôt qu’il
sache, que Je meure. Oui, c’est ainsi que Je viens là, là où c’était : qui donc savait
que J’étais mort ?
Être de non-étant, c’est ainsi qu’advient Je comme sujet qui se conjugue de la
double aporie d’une subsistance véritable qui s’abolit de son savoir et d’un discours
où c’est la mort qui soutient l’existence (Écrits, p. 802).

Oui. Mais la double aporie qui soutient paradoxalement l’advenue


de Je comme sujet ne vient pas de la valeur de l’imparfait. Pour une
raison simple : l’imparfait n’a pas dans ce cas la valeur que lui attribue
Lacan, comme le montre surabondamment le fait que la « double
aporie » subsiste si le verbe est énoncé au présent : il ne sait pas qu’il est
mort. Mais Lacan persiste. Et, dans son commentaire du célèbre apho-
risme freudien Wo Es war soll Ich werden, il continue à attribuer à l’im-
parfait la valeur d’ « imminence contrecarrée », qu’il n’a pas. Lacan est
d’ailleurs sur la voie de le reconnaître implicitement, puisqu’il note que

1. On le verra plus clairement plus bas, lors de l’allusion au « sophisme » des trois prisonniers.
2. Inversement, M. Valdemar n’est maintenu en survie que par la profération périodique, dans le
sommeil hypnotique où il a été plongé in articulo mortis, de l’assertion je suis mort (Séminaire II,
p. 270) : s’il parle, c’est qu’il vit, en dépit de sa mort.
Lacan grammairien 109

l’imparfait traduit ici le prétérit allemand, totalement inapte à se


charger de cette valeur :
Le français dit : Là où c’était... Usons de la faveur qu’il nous offre d’un imparfait
distinct. Là où c’était à l’instant même, là où c’était pour un peu, entre cette
extinction qui luit encore et cette éclosion qui achoppe, Je peux venir à l’être de
disparaître de mon dit (Écrits, p. 801).

Reste une question difficile : quel est au juste le sujet qui est affecté
par le statut temporel si spécifique du futur antérieur et de l’imparfait
tel que le conçoit Lacan ? Car on aura remarqué que l’ « être de non
étant » qui (s’) énonce sous ces formes temporelles n’est jamais désigné
que par je. Je, et non moi et encore moins le Moi, en allemand Ich, et
non das Ich1 : car dans l’aphorisme freudien Ich n’est pas nominalisé par
l’article das. Lacan par cette remarque – formulée quelques années
avant dans « La chose freudienne » – cherche à éliminer l’interpréta-
tion de Ich par « Le Moi ». Et, comme si l’absence de l’article das dans
la formule freudienne ne suffisait pas, il traduit Ich par je et, pour justi-
fier sa traduction, allègue fugitivement un problème de grammaire his-
torique du français : le remplacement d’un « ce suis-je » ancien par le
« c’est moi » moderne2 :
Ich, je, là dois-je (comme on annonçait : ce suis-je, avant qu’on dise : c’est moi),
werden, devenir, c’est-à-dire non pas survenir, ni même advenir, mais venir au
jour de ce lieu même en tant qu’il est lieu d’être (Écrits, p. 417).

C’est bien le sujet de l’inconscient qui est ici en cause, comme il est
dit presque explicitement dans la conclusion de l’analyse du rêve il ne
savait pas qu’il était mort :
(...) cet il ne savait pas, à l’imparfait, garde le champ radical de l’énonciation, c’est-à-
dire du rapport du sujet le plus foncier avec l’articulation signifiante. C’est dire
qu’il n’en est pas l’agent, mais le support, pour autant qu’il ne saurait même en
supporter les conséquences. C’est dans son rapport à l’articulation signifiante que
lui, comme sujet, surgit comme sa conséquence (Séminaire VII, p. 258-259).

1. Faut-il rappeler qu’en allemand il n’existe pas d’opposition morphologique correspondant à


celle qui, en français, distingue la « forme conjointe » je de la « forme disjointe » moi ? L’opposition
ich/mich a un tout autre statut, strictement casuel (nominatif/accusatif).
2. La substitution s’est opérée progressivement à partir de la seconde moitié du XVe siècle selon
Brunot, 1905, p. 465-466 et peut-être un peu plus tôt selon Moignet (1965). On remarquera l’inté-
rêt de Lacan pour ce problème qui, quoique très spectaculaire, est fort peu mis en valeur par les
historiens de la langue auxquels il pouvait avoir accès. Le plus vraisemblable est que, une fois de
plus, c’est L’essai de grammaire de la langue française de Damourette et Pichon qui a mis Lacan sur
cette piste : voir t. IV, 1940, p. 573-580.
110 Le linguiste et l’inconscient

LE PROBLÈME DES SHIFTERS

Si j’ai bien lu, Lacan n’utilise pas le terme embrayeur, introduit par
Ruwet en 1968 dans sa traduction des Essais de linguistique générale de
Jakobson (1963), précisément de l’article « Les embrayeurs, les catégo-
ries verbales et le verbe russe », publié en anglais en 1957. Il recourt au
terme anglais originel shifter (venu à Jakobson de Jespersen, 1922). Il
utilise aussi, mais plus rarement, le terme indicateur (parfois cité inexac-
tement sous la forme indicatif) qui est le terme benvenistien (Benveniste,
1956-1966, p. 2531). Je m’autoriserai, plus bas, à émettre une conjec-
ture sur le silence observé par Lacan à l’égard du mot embrayeur, que,
de toute évidence, notamment chronologique, il connaît.
Il ne faut pas s’embrouiller avec les embrayeurs : outre la contrepè-
terie, on risque la confusion. C’est pourquoi je me laisse aller à une
brève mise au point notionnelle.
Je prends pour exemple l’embrayeur par excellence : je – ou, natu-
rellement, ses différentes réalisations flexionnelles : en français me et
moi. On vient en effet d’apercevoir, par le sort que leur fait Lacan dans
sa théorie du sujet, qu’elles sont au plus haut point signifiantes. Mais
elles ont exactement le même statut de shifter que je. La propriété com-
mune à ces formes – embrayeurs actantiels – est d’avoir simultanément
pour référents le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. C’est
cette coalescence des deux sujets qui a pour effet immédiat de faire
changer (to shift)2 le référent dès que change le sujet d’énonciation. Elle
explique également certaines propriétés désormais bien connues des
énoncés comportant l’embrayeur je. Par exemple je peux dire je sais que
Francis est venu et je ne sais pas si Francis est venu, mais je ne peux pas dire,
au moins dans les conditions normales (1)*je ne sais pas que Francis est

1. Ce texte de Benveniste, « La nature des pronoms », a originellement été publié en 1956 dans le
recueil... For Roman Jakobson. Il est donc antérieur à l’article de Jakobson lui-même. Mais celui-ci à
son tour repose, pour la partie de mise en place conceptuelle, sur deux conférences prononcées
par Jakobson en 1950, et dont Benveniste peut avoir eu connaissance. Sur ces problèmes de chro-
nologie, voir Normand (1985) et Perret (1988).
2. On constate que le terme embrayeur introduit une métaphore mécanique, et, spécifiquement,
automobile qui n’était pas présente sous cette forme dans le terme shifter : le mot « embrayeur »,
comme le dit Ruwet dans sa « NDT », « nous a paru propre à désigner ces unités du code qui
“embrayent” le message sur la situation » (Jakobson, 1963, p. 178). Tout conducteur sait la diffé-
rence qui existe entre changer de vitesse (to shift [gears]) et embrayer (to let [in the clutch]). Il est à remar-
quer que le terme shifter n’aurait aucunement pu donner lieu au développement d’une théorie du
débrayage dans la suite de celle de l’embrayage.
Lacan grammairien 111

venu ni (2) *je sais si Francis est venu : c’est que le même sujet désigné par
je – en tant que sujet de l’énoncé – est nécessairement empêché – en
tant que sujet de l’énonciation – de marquer à la fois – ce qu’opère le
présent – son ignorance sur ce qu’il pose comme avéré (exemple 1) ou
son savoir sur ce qu’il met en doute (exemple 2)1.
Jusque-là, tout est clair : c’est qu’on ne vise que le référent de je. Dès
qu’on passe au problème du signifié, les choses changent : on a le choix
entre la cacophonie et le silence2. Et pourtant il est indispensable de sup-
poser un signifié au shifter comme à tout autre élément linguistique :
c’est précisément la condition qui lui permet de prendre en charge un
référent. Pour ne pas entrer ici dans des débats confus (et largement hors
de saison), je me contenterai d’une formule qui risque de paraître déce-
vante par son apparence tautologique : le signifié de je, c’est la propriété
qu’il a de conjoindre le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation3. Pro-
priété absolument spécifique, qu’il ne partage, avec des modalités qui ne
diffèrent pour chacun d’eux que par la composante retenue de l’instance
d’énonciation, qu’avec les autres embrayeurs : composante actantielle
pour je, tu et leurs dérivés, temporelle pour aujourd’hui, hier, demain et tutti
quanti, composante spatiale pour ici, là et leurs pareils.
Qu’en est-il maintenant de la position de Lacan à l’égard des shif-
ters ? Au départ, c’est très simple. Lacan tombe d’accord sur le fait que
le shifter désigne, dans l’énoncé, le sujet de l’énonciation.
La structure du langage une fois reconnue dans l’inconscient, quelle sorte du sujet
pouvons-nous lui concevoir ?
On peut ici tenter dans un souci de méthode de partir de la définition stricte-
ment linguistique du Je comme signifiant : où il n’est rien que le shifter ou indicatif
qui dans le sujet de l’énoncé désigne le sujet en tant qu’il parle actuellement (Écrits,
p. 800 ; voir aussi p. 663-664, avec une allusion au « présent de la chronologie »,
ce temps du verbe que, de façon très légitime – et très benvenistienne – il intègre à
la classe des « indicateurs »).

Jusqu’ici, tout va bien : Lacan marche exactement dans les pas de


Jakobson et de Benveniste, présent, comme je l’ai annoncé plus haut,
par la présence du terme indicatif, repris, à un lapsus prêt sur le suffixe,

1. Successivement se sont intéressés à ce problème Borillo (1976), Milner (1978), Martin (1983-
1987 a) et Culioli (1990).
2. Le silence ? Très souvent. La cacophonie ? J’avoue que j’ai du mal à accorder un... sens à la
formule de Milner : « Le sens de je, c’est la profération du signifiant “je” » (1978, p. 78 ; tant qu’il
s’agissait du référent, l’analyse de Milner était pleinement acceptable : « Le référent de je, c’est
celui qui emploie je » (1975-1976, p. 70).
3. On aura en effet repéré que cette formule se distingue de la définition référentielle par l’intro-
duction de la notion de propriété, qui, dans sa spécificité, constitue le signifié de je.
112 Le linguiste et l’inconscient

à l’indicateur benvenistien. C’est aussitôt après que surgit la divergence


fondamentale : elle tient à ce que Lacan s’insurge contre l’idée que le
shifter puisse signifier le sujet de l’énonciation :
C’est dire qu’il désigne le sujet de l’énonciation, mais qu’il ne le signifie pas.
Comme il est évident au fait que tout signifiant du sujet de l’énonciation peut
manquer dans l’énoncé, outre qu’il y en a qui diffèrent du Je, et pas seulement ce
qu’on appelle insuffisamment les cas de la première personne du singulier, y adjoi-
gnît-on son logement dans l’invocation plurielle, voire dans le Soi de l’autosugges-
tion (ibid.).

Je passe sous silence l’argumentation, qui me paraît assez faible : ce


n’est pas parce que le signifiant peut « manquer » qu’il est dépourvu de
signifié quand il ne manque pas. Il me semble d’ailleurs que Lacan,
quatre ans plus tôt, ne conférait pas la même portée à une remarque
assez voisine :
[...] le je n’est jamais là où il apparaît sous la forme d’un signifiant particulier. Le je est
le je de celui qui prononce le discours. Tout ce qui se dit a sous soi un je qui le pro-
nonce. C’est à l’intérieur de cette énonciation que le tu apparaît1 (Séminaire III, p. 310).

La principale difficulté tient à la disjonction opérée par Lacan entre


désignation et signification. Cette disjonction pose en effet trois ques-
tions assez troublantes :
1 / Qu’en est-il de la possibilité même de cette disjonction ? Un élé-
ment linguistique, quel qu’il soit, peut-il désigner sans signifier ? On se
souvient que cette possibilité a été longtemps soutenue pour les noms
propres, qui ne sont pas sans quelque rapport avec les embrayeurs.
Mais on sait aussi que cette théorie de la « viduité » des noms propres
est depuis longtemps mise en cause (voir notamment Martin, 1983-
1987 b et Gary-Prieur, 1994). Quoi qu’il en soit, Lacan, au moins dans
ce que j’ai lu, ne lève pas ce lièvre : il fait comme s’il lui était évident
que les shifters peuvent désigner sans signifier.
2 / Si le sujet de l’énonciation n’est pas signifié par le shifter je, se
peut-il qu’il soit signifié par un autre élément ? Et lequel ? La réponse
fuse immédiatement :
Nous pensons avoir reconnu le sujet de l’énonciation dans le signifiant qu’est le ne
dit par les grammairiens ne explétif (ibid.).

1. Il est évidemment difficile en lisant ce texte de ne pas penser à l’article de Benveniste « Struc-
ture des relations de personne dans le verbe », où se trouvent notamment les formulations suivan-
tes : « Disant “je”, je ne peux pas ne pas parler de moi. À la 2e personne, “tu” est nécessairement
désigné par “je” et ne peut être pensé hors d’une situation posée à partir de “je” ; et en même
temps “je” énonce quelque chose comme prédicat de “tu” » (1946-1966, p. 229).
Lacan grammairien 113

On le voit par cet exemple : le problème des shifters est pour Lacan
étroitement lié à celui de la négation, du moins de la négation fran-
çaise, et de l’un des éléments qu’elle se donne : le ne, effectivement « dit
explétif » quand il se manifeste seul. Je suis donc amené à retarder
quelque peu l’examen de ce problème, qui apparaîtra de lui-même lors
de l’étude de la négation.
3 / À voir les choses sous l’aspect « formel, grammatical » – selon
l’exigence de Lacan – un fait apparaît clairement : si le je de l’énoncé
désigne sans le signifier le sujet d’énonciation, proprement signifié par
un autre élément – le ne prétendu explétif – c’est que la coalescence des
deux sujets est à proprement parler impossible. Serait-ce donc qu’il y a
entre l’énoncé et l’énonciation un clivage complet, une discordance
absolue ? Là encore la réponse de Lacan est totalement assurée : oui, il
y a bien « béance », « discordance », Spaltung – division, scission, cli-
vage – entre l’énoncé et l’énonciation. Les textes où s’affiche cette scis-
sion sont nombreux et concordants, tant dans les Séminaires, notam-
ment V, p. 15-19, VII, p. 353 (avec une analyse peut-être un peu trop
subtile du mP du grec ancien1) et XI, p. 127-128 que dans les Écrits
(notamment p. 664 et 800). En plusieurs de ces occurrences la discor-
dance des deux lignes est illustrée par le graphe dit de « l’ouvre-bou-
teille » (Écrits, p. 815), qui, sous sa forme primitive – la plus simple – se
présente ainsi2 :

1. L’excès de subtilité tient à mon sens à ce que Lacan veut à toute force faire du mP du grec
ancien l’équivalent du ne du français. Aucun helléniste ne peut accepter cette assimilation : le mP
du grec ancien constitue à lui seul une négation, au contraire du ne français. Sauf dans certains cas
absolument spécifiques, il ne se combine pas avec l’autre mot négatif du grec, o£. Mais les analyses
un peu spécieuses auxquelles Lacan s’est livré pour sa démonstration lui ont permis d’énoncer
avec une totale clarté deux propositions : « [le ne] n’a aucune raison d’être, si ce n’est que c’est le
sujet lui-même », et « le mP est là pour la Spaltung de l’énonciation et de l’énoncé » (p. 353).
2. C’est sous cette forme qu’elle a été présentée, sauf erreur la première fois, dans le Sémi-
naire V. Faut-il rappeler que la mise en place de ce graphe s’appuie sur l’analyse grammaticale de
l’illustre Witz du famillionnaire dans Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient ?
114 Le linguiste et l’inconscient

On le voit, au sens le plus concret du terme : les deux niveaux ne


font que se croiser, et c’est dans leur entre-deux, au sens le plus littéral
du mot, que se situe le signifiant du sujet de l’énonciation :
Le ne a sa place flottante entre les deux niveaux du graphe dont je vous ai appris à
faire usage pour en retrouver la distinction : celui de l’énonciation et celui de
l’énoncé. En énonçant je crains... quelque chose, je le fais surgir dans son existence, et
du même coup dans son existence de vœu – qu’il vienne. C’est là que s’introduit
ce petit ne, qui montre la discordance de l’énonciation à l’énoncé (Séminaire VII,
p. 79)1.

Dans cette discordance de l’énonciation à l’énoncé, on s’aperçoit


qu’on retrouve l’analyse, citée dès les premières lignes de ce chapitre,
sur le « désir du rêve », qui n’est pas « assumé par le sujet qui dit : “Je”
dans sa parole ». Si on rapproche les deux propos, on constate que le
désir du rêve s’assimile à la chaîne de l’énonciation (dite, dans les Écrits,
p. 660, « énonciation inconsciente »), articulée au lieu de l’Autre, tandis
que le discours assumé par je forme la chaîne de l’énoncé : comment
pourrait-il y avoir coalescence entre les sujets de ces deux discours ? En
somme, pour Lacan, il y a bien des shifters – au sens qu’il donne à cette
notion (voir plus haut). Mais, on commence à le comprendre, il n’y a
pas d’embrayeurs : car ils auraient pour effet d’assimiler deux sujets qui
sont par définition étrangers l’un à l’autre2.

LE PROBLÈME DE LA NÉGATION

De même que le problème des temps du verbe nous avait amenés de


lui-même à celui des shifters, celui des shifters vient de nous conduire à
poser la question de la négation. Ou du moins d’un de ses aspects : celui
de la négation française. Car il nous sera malheureusement impossible
d’aborder dans toute son ampleur le problème de la négation : c’est cer-
tainement celui des chapitres de la grammaire qui a retenu de la façon la
plus intense l’attention de Lacan, tant dans les Écrits que dans la quasi-
totalité des Séminaires. Rien d’étonnant dans cette prolifération : c’est que
le problème de la négation est aussi au centre de la réflexion de Freud.

1. Le graphe de l’ouvre-bouteille dans les formes successives, de plus en plus complexes, qui lui
sont données par la suite, pose de très difficiles problèmes. J’en ai abordé quelques-uns dans
Arrivé (1994-2005).
2. On a compris que c’est de cette façon que je tente d’expliquer l’obstination de Lacan à s’en
tenir au terme anglais shifter, bien qu’il connaisse très bien – il la cite dans une note des Écrits,
p. 495 – la traduction de Ruwet, qui date de 1963.
Lacan grammairien 115

Depuis les allers et retours qui se manifestent dans la Traumdeutung sur le


statut de la négation dans le rêve – y en a-t-il ? n’y en a-t-il pas ?1 – jus-
qu’au très énigmatique et très fascinant article sur « Die Verneinung »2
(1925-1992), qui met en relation négation et pulsion de mort, la néga-
tion, notamment au sens de ce qu’il appelle le « symbole de la néga-
tion », revient constamment dans la réflexion de Freud. Lacan ici com-
mence par mettre ses pas dans les traces de Freud.
Mais Freud n’a jamais porté intérêt à la spécificité de la négation
française. À la différence de l’allemand, qui, comme beaucoup d’autres
langues, comporte un « symbole négatif » unique, le français comporte
une négation à deux termes : le ne et un second terme, variable selon la
portée de la négation ou la catégorie de l’objet visé : de pas et plus à
jamais et à personne, en passant par guère (qui n’est pas tout à fait une
négation) et par le restrictif que (qui ne l’est pas du tout, mais s’accom-
mode cependant du ne). Spécificité supplémentaire : le premier terme et
certains des seconds peuvent donner lieu, séparément à des emplois
non négatifs, en tout cas susceptibles d’être analysés comme tels. C’est
ce qu’ont fait notamment Damourette et Pichon, qui donnent à ces
deux termes les noms de discordantiel et de forclusif, et aux opérations
qu’ils marquent les noms corrélatifs de discordance et de forclusion.
Lecteur assidu des deux grammairiens, familier de l’un d’entre eux3,
Lacan retient les deux notions. Il donne à l’une comme à l’autre une
place décisive dans sa conception de « l’inconscient structuré comme
un langage ».

La forclusion
Sur la forclusion je serai assez bref. Je commence par citer la déci-
sion définitive par laquelle Lacan, à l’extrême fin du Séminaire III, se
décide, après les neuf bons mois de réflexion qui se sont écoulés depuis

1. Voir les textes cités au début de ce chapitre.


2. On n’a à mon sens pas suffisamment remarqué la forme de ce mot, qui, littéralement, signifie
« l’acte de dire “non” » et s’oppose à la Bejahung, « acte de dire “oui” » (voir par exemple les allu-
sions de Lacan à cette opposition dans le Séminaire III, p. 58, 95 et 98). Il est difficile en français de
traduire correctement ces deux mots, et notamment d’établir la distinction nécessaire entre Vernei-
nung et Negation, également présent dans l’allemand de Freud, notamment dans le composé Nega-
tionssymbol, « symbole de négation », c’est-à-dire « marque linguistique de la négation ».
3. Il s’agit d’Édouard Pichon, déjà entrevu dans certains chapitres, dont je rappellerai seulement
ici que, médecin de formation, mais grammairien de goût et, pratiquement, de métier, il fut le
premier linguiste – car, incontestablement, il mérite ce titre – à devenir psychanalyste, donnant un
exemple qui, avec pas mal d’années de retard, sera suivi par de nombreux autres. On trouvera des
détails dans Arrivé (1994-2005) et Roudinesco (1982 et 1986).
116 Le linguiste et l’inconscient

le début du séminaire, à traduire par le terme grammatical de forclusion


le concept freudien de Verwerfung :
Il est impossible de méconnaître, dans la phénoménologie de la psychose, l’origina-
lité du signifiant comme tel. Ce qu’il y a de tangible dans le phénomène de tout ce
qui se déroule dans la psychose, c’est qu’il s’agit de l’abord par le sujet d’un signi-
fiant comme tel, et de l’impossibilité de cet abord. Je ne reviens pas sur la notion
de Verwerfung dont je suis parti, et pour laquelle, tout bien réfléchi, je vous propose
d’adopter définitivement cette traduction que je crois la meilleure : la forclusion
(Séminaire III, p. 361).

Mais qu’est que la Verwerfung ? Je n’entrerai pas ici dans tous les
détails du problème, complexe, et au plus haut point générateur de
débats et de conflits, de la Verwerfung, dans ses relations avec la
Verdrängung, c’est-à-dire le refoulement. Chez Freud, quoique sous des
dénominations diverses, la Verwerfung « est exactement ce qui s’oppose à
la Bejahung [affirmation, introduction dans le sujet, littéralement “l’ac-
tion de dire ja, oui ”] primaire et constitue comme tel ce qui expulsé »
(Écrits, p. 387). Mais « de ce qui n’est pas laissé être dans cette Bejahung,
qu’advient-il donc ? » (ibid.). Objet de la Verwerfung, « ce qui n’est pas
venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel » (ibid.). Le Président
Schreber, dont les Mémoires donnent lieu à l’analyse, émaillée de lectu-
res de son texte, menée dans le Séminaire III, fournit un exemple para-
digmatique de ce phénomène.
Ainsi c’est un concept emprunté à des grammairiens qui donne son
nom lacanien, au terme de la réflexion du Séminaire III à l’une des opé-
rations fondamentales de l’inconscient. Et qu’on n’aille pas me dire,
surtout, que la forclusion qui traduit la Verwerfung vient directement du
lexique juridique, où elle trouve effectivement son origine ! Non que ce
dernier soit absent de la réflexion lacanienne. Mais comment se pour-
rait-il que Lacan ne pense pas à Damourette à Pichon au terme d’une
réflexion sur la négation ? Il connaît parfaitement cet aspect de leur
réflexion. Un peu plus tard, dans le Séminaire VI, en décembre 1958, il
affectera explicitement la forclusion – il est vrai prise dans le sens spécifi-
quement grammatical qu’elle prend dans l’Essai – à Pichon :
Pichon s’arrête à ceci de remarquable que chaque fois qu’en français nous avons
affaire à une forclusion pure et simple, il faut toujours que nous employions deux
termes : un « ne » et puis quelque chose qui ici est représenté par le « personne »,
qui pourrait l’être par le « pas » : je n’ai pas où loger, je n’ai rien à vous dire par
exemple (Séminaire VI, 10 décembre 1958, p. 152).

Ainsi, il reste étonnant de constater que Damourette ni même


Pichon ne sont explicitement nommés en ce point du Séminaire III où la
Lacan grammairien 117

forclusion « Damourettetpichonienne » se substitue à la Verwerfung freu-


dienne et aux différents équivalent que Lacan a précédemment essayés.
Lacan souhaitait-il occulter l’origine grammairienne du terme qu’il
propose ? C’est le soupçon qui me vient quand je constate que, sur
d’autres problèmes, moins centraux, les deux grammairiens (à vrai dire
surtout le second, Damourette n’étant allégué qu’une fois, p. 307) sont
désignés assez fréquemment (pp. 112, 307, 308, 313), soit par l’un de
leurs noms, soit par une désignation indirecte, quoique flatteuse : « un
grammairien sensationnel » (p. 253), soit enfin par l’allusion à l’amu-
sante formule, « des ombres d’hommes bâclés à la six-quatre-deux »,
par laquelle Pichon traduit une expression du Président Schreber
(pp. 91 et 238). Ce silence au moment décisif serait-il chargé de sens ?
Lacan aurait-il soumis à la « forclusion » le nom de ceux qui lui don-
nent le moyen de penser l’inconscient structuré comme un langage ?
J’avoue que je m’en suis un moment posé la question.

La discordance

L’analyse s’ébauche dans le Séminaire, Livre VI, en 1958-1959. Elle


reste à ce moment étroitement liée au problème de la négation. La dis-
cordance n’est pas encore séparée de la forclusion. Rien d’étonnant : on
vient de voir qu’il faut le concours des deux « taxièmes » – c’est le nom
que Damourette et Pichon donnent en leur patois aux morphèmes
grammaticaux – pour donner au français son semblant de négation :
Ce que je veux vous montrer, [c’est ce] qui nous indique en tout cas l’articulation
que donne Freud du fait de la négation, implique que la négation descende de
l’énonciation à l’énoncé, et comment en serions-nous étonnés puisque après tout,
toute négation dans l’énoncé comporte un certain paradoxe, puisqu’elle pose
quelque chose pour le poser en même temps, disons dans un certain nombre de
cas comme non-existant entre les deux quelque part, quelque part entre l’énoncia-
tion et l’énoncé, et dans ce plan où s’instaurent les discordances, où quelque chose
dans ma crainte devance le fait qu’il vienne et, souhaitant qu’il ne vienne pas, se
peut-il autrement que d’articuler ce « je crains qu’il vienne » comme un « je crains
qu’il ne vienne » accrochant au passage si je puis dire, ce ne de discordance qui se
distingue comme tel dans la négation du ne forclusif. (Le Séminaire, Livre VI,
10 décembre 1958, p. 152 ; à l’extrême fin de ce fragment, « ne forclusif » est vrai-
semblablement un lapsus pour « pas forclusif ». En tout cas chez Damourette et
Pichon le ne n’est jamais forclusif.)

On remarque en ce point que les concepts d’énoncé et d’énonciation


semblent bien pris dans le sens que leur donnent les linguistes : la néga-
118 Le linguiste et l’inconscient

tion est conçue comme un geste énonciatif (métalinguistique ?) portant


sur un énoncé préalable positif. Lacan reprendra cette conception (lui
vient-elle de Benveniste ? On se reportera aux Problèmes de linguistique
générale, 1966, p. 84) en 1979 (Ornicar, 17-18, p. 17).
C’est précisément en ce point qu’une inquiétude saisit Lacan : la
discordance qu’il met en scène n’est-elle pas une particularité pittoresque
de la grammaire d’une langue, le français ? Qu’en est-il des langues où,
comme en anglais, en allemand et en bien d’autres, la négation se
contente d’un seul terme ? Il s’en fait souffler l’objection par ses
auditeurs :
Vous me direz : ceci est un phénomène particulier à la langue française, vous
l’avez vous-même évoqué tout à l’heure en parlant du nicht allemand ou du not
anglais (Le Séminaire, Livre VI, 10 décembre 1958, p. 154-155).

Cette objection est la trace évidente d’une interrogation de Lacan :


n’est-il pas en train de saisir la structure d’une langue comme modèle de
la structure de l’inconscient ? Dès lors, comment se pose le problème
des relations entre une langue, entre toutes, et le un langage sur le modèle
de quoi l’inconscient est structuré ?
Lacan, on s’en doute, n’est pas homme à se laisser intimider par de
semblables vétilles. Il a sa réponse en poche : c’est la duplicité de la
négation en anglais :
Bien entendu, seulement l’important n’est pas là, l’important est que dans la
langue anglaise par exemple où nous articulons des choses analogues, à savoir que
nous nous apercevrons, et cela je ne peux pas vous faire y assister puisque je ne
suis pas ici pour vous faire un cours de linguistique, que c’est quelque chose d’ana-
logue qui se manifeste dans le fait qu’en anglais par exemple, la négation ne peut
pas s’appliquer d’une façon purement pure et simple au verbe en tant qu’il est le
verbe de l’énoncé, le verbe désignant le procès dans l’énoncé ; on ne dit pas : I eat
not, mais I dont eat (Le Séminaire, Livre VI, 10 décembre 1958, p. 155).

Il faut l’avouer : la réponse est assez bien venue. La duplicité du


verbe eat et de l’ « auxiliaire » I dont qui est indispensable pour en néga-
tiver le procès semble assez bien calquer la duplicité de l’acte d’énon-
ciation – I dont – et de l’énoncé – eat – sur lequel il s’exerce. Mais qu’en
est-il de l’allemand, du latin, et même du grec, où, en dépit de ce qui
est parfois allégué par Lacan (voir plus haut) la duplicité du o£ et du mP
a tout autre statut que celle du ne et du pas ? Lacan se tient coi. Pour-
quoi ? Je laisse à mon lecteur le soin de s’interroger, dans l’angoisse.
Une angoisse qui, à vrai dire, ne semble pas étreindre Lacan au même
degré.
Lacan grammairien 119

C’est un peu plus tard, en septembre 1960 au Congrès de Bonne-


val, que la discordance est, par Lacan, complètement disjointe de la
forclusion. Cette disjonction reste conforme à l’enseignement de
Damourette et Pichon, qui voient dans les deux « taxièmes » deux élé-
ments entièrement « indépendants » (1930, p. 144) qui ne se réunissent
que pour donner au français sa négation, ou ce qui en tient lieu : car ils
en viennent à penser, d’une façon formellement très lacanienne, qu’il
n’y a pas en français de négation (ibid., p. 146). Lacan s’inscrit pleine-
ment dans leur suite, au moins tant qu’il s’agit de séparer la discor-
dance de la forclusion : comme on vient de le voir, la forclusion se
substitue à la Verwerfung, tandis que la discordance s’inscrit dans la pro-
blématique des relations entre énoncé et énonciation. On reste, certes,
dans la théorie du sujet, mais dans des régions aussi lointaines que
possible.
On vient, plus haut, de l’apercevoir : le ne prétendu « explétif » ou
« expressif »1 n’a d’autre fonction que de « signifier » le « sujet de
l’énonciation ». Mais ce sujet est désormais conçu de tout autre façon
que par les linguistes :
Le sujet de ce désir est-il désigné par le Je du discours ? Que non, puisque celui-ci
n’est que le sujet de l’énoncé, lequel n’articule que la crainte et son objet, Je y
étant bien évidemment l’index de la présence qui l’énonce hic et nunc, soit en pos-
ture de shifter. Le sujet de l’énonciation en tant que perce son désir n’est pas ail-
leurs que dans ce ne [...] (Écrits, p. 664).

On s’en est rendu compte : je me suis autorisé à interrompre la


phrase de Lacan avant son terme. C’est que la suite de son propos m’a
longtemps paru énigmatique. Lacan poursuit en effet sa phrase en
dévoilant la « valeur » du ne :
Le sujet de l’énonciation en tant que perce son désir n’est pas ailleurs que dans ce
ne dont la valeur est à trouver dans une hâte en logique – ainsi appellerons-nous la
fonction à quoi s’épingle son emploi dans « avant qu’il ne vienne » (ibid.).

L’allusion à l’emploi de ne dans avant qu’il ne vienne a sans doute pour


origine la lecture de Damourette et Pichon, qui en parlent longuement
(1930, p. 134-135). Mais la notion que Lacan fait intervenir de « hâte
en logique » fait problème. Il entend sans doute que le ne marque l’im-
patience du sujet à voir s’accomplir son désir. Sujet ? Certes, mais quel
sujet ? C’est à n’en point douter le sujet de l’énonciation qui est affecté

1. Lacan se gausse assez cruellement des grammairiens – notamment Brunot et Bruneau (1931-
1966) – qui emploient l’un ou l’autre de ces adjectifs (Écrits, p. 663).
120 Le linguiste et l’inconscient

par cette « hâte » : on vient en effet de voir que c’est bien ce sujet
– indissolublement sujet du désir – qui est signifié par ne. Point question
donc du je du discours. Mais pour la « hâte » en elle-même, qu’en est-
il ? Il faut ici refeuilleter une fois de plus Écrits et Séminaires pour aperce-
voir un début de solution. La notion de « hâte en logique », sous sa
forme littérale ou sous des manifestations lexicales très voisines, appa-
raît en plusieurs autres points du texte de Lacan, par exemple dans
« Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau
sophisme » (Écrits, p. 664, note), dans « Fonction et champ de la
parole et du langage en psychanalyse » (Écrits, pp. 241, 256-257
et 287), enfin dans le Séminaire II, p. 334. Dans tous ces passages – assez
voisins dans le temps quant à leur élaboration1 – il est invariablement
question du même problème : la procédure par laquelle le sujet, au
terme d’un cheminement intersubjectif scandé, s’identifie pour ce qu’il
« aura été » – on aura compris que c’est intentionnellement que
j’emploie le futur antérieur, temps propre à signifier le statut du sujet
de l’inconscient :
L’auteur de ces lignes a tenté de démontrer en la logique d’un sophisme les res-
sorts du temps par où l’action humaine, en tant qu’elle s’ordonne de l’action de
l’autre, trouve dans la scansion de ses hésitations l’avènement de sa certitude, et
dans la décision qui la conclut donne à l’action de l’autre qu’elle inclut désormais,
avec sa sanction quant au passé, son sens à venir.
On y démontre que c’est la certitude anticipée par le sujet dans le temps pour
comprendre qui, par la hâte précipitant le moment de conclure, détermine chez
l’autre la décision qui fait du propre mouvement du sujet erreur ou vérité (Écrits,
p. 287).

Les lecteurs assidus de Lacan auront naturellement identifié le


« sophisme » – on comprend pourquoi, plus haut, j’ai employé ce
terme sans valeur péjorative : Lacan en fait autant (Écrits, p. 199)
– auquel il est ici fait allusion : c’est l’apologue des trois prisonniers.
Chacun d’eux est muni, dans le dos, d’un disque qu’il ne voit pas, mais
que voient ses deux compagnons. Blanc ou noir, le disque invisible ? À
eux de décider et d’expliquer les raisons de leur choix. Les conditions
– trop précises pour être exposées dans le détail ici – sont telles qu’ils
ne peuvent le faire qu’à condition d’observer le comportement de leurs
compagnons, et, leur conclusion tirée, de se hâter de la faire connaître :

1. Le premier, qui remonte à 1945, est cependant assez nettement antérieur aux deux autres, qui
datent respectivement de 1953 et 1955. Mais Lacan reviendra sur le problème beaucoup plus
tard, par exemple, en 1964, dans le Séminaire XI, p. 39, 56 et 107, où il est question de « hâte
identificatoire ».
Lacan grammairien 121

car chacun des trois a toutes les données pour faire en même temps le
même raisonnement sophistique.
Quelle est la fonction démonstrative de cet apologue répétitif et de
sa mise en relation avec le problème du ne ? Elle est nécessairement
double. Par l’apologue lui-même, Lacan cherche à faire saisir la fonc-
tion du temps d’abord dans le processus d’identification du sujet dans
ses relations aux autres sujets, puis dans l’acte de parole qui conclut ce
processus (Écrits, p. 213 et 287). Mais en mettant en relation l’apologue
et le problème du ne discordantiel, il va plus loin : il identifie un objet
de la langue porteur, à titre de signifié, d’une propriété de la parole. Il
constitue comme objets homologues la langue comme système « syn-
chronique » de signifiants, et la parole comme acte « diachronique » du
sujet. Il marque donc que c’est selon les deux niveaux de la langue et
de la parole que « l’inconscient est structuré comme un langage ».

BIBLIOGRAPHIE

Le lecteur l’aura repéré de lui-même : les références bibliographiques sont, dans le texte du cha-
pitre, données de façon variable selon les auteurs. Ce n’est pas par fantaisie, ni goût de l’insolite : c’est
simplement pour tenir compte des conditions différentes de la manifestation des divers textes cités :
1 / Pour Lacan, j’ai pris le parti de citer les items par leur titre. On sait en effet que les Écrits
rassemblent un grand nombre de textes de dates très variées (de 1936 à 1965...) et que les livres suc-
cessifs du Séminaire ont été publiés tardivement, dans un ordre qui n’a rien à voir avec celui dans
lequel Lacan les a énoncés. Les Autres écrits recueillent des textes parus de 1938 à 1976. Citer ces
textes selon leur date de publication aurait induit des idées fausses sur leur chronologie relative. On
trouvera ci-dessous les indications nécessaires de date et de lieu d’édition.

Écrits, 1966, Paris, Le Seuil.


Autres écrits, 2001, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre I : Les écrits techniques de Freud, 1953-1954, 1975, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre II : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse,
1954-1955, 1978, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre III : Les psychoses, 1955-1956, 1981, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre IV : La relation d’objet, 1956-1957, 1994, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient, 1957-1958, 1998, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre VI : Le désir et son interprétation, inédit.
Le Séminaire, Livre VII : L’éthique de la psychanalyse, 1959-1960, 1986, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre VIII : Le transfert, 1960-1961, 1991, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, 1973, Paris,
Le Seuil.
Le Séminaire, Livre XV : L’acte psychanalytique, inédit.
Le Séminaire, Livre XVII : L’envers de la psychanalyse, 1969-1970, 1991, Paris, Le Seuil.
Le Séminaire, Livre XX : Encore, 1972-1973, 1975, Paris, Le Seuil.
Quelques autres textes de Lacan ont été cités :
122 Le linguiste et l’inconscient

« Lituraterre », 1971, Littérature, 3, 3-10.


Télévision, 1973 a, Paris, Le Seuil.
« L’Étourdit », 1973 b, Scilicet, 4, p. 5-52.
« Conférence à Genève sur le symptôme », 1985, Le bloc-notes de la psychanalyse, p. 5-23.

2 / Pour Freud et Schreber, le problème qui se pose est celui de la divergence entre la première
date de publication en allemand et la date de la traduction utilisée. J’ai pris le parti de donner ces deux
dates :
Pour Freud :
1900-1967, L’interprétation des rêves, Paris, PUF.
1905-1988, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard.
1910-1993, « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa » (Le président
Schreber), in Œuvres complètes, vol. X, PUF, p. 231-304.
1920-1951, « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot,
p. 7-81.
1925-1992, « La négation » [ « Die Verneinung » ], in Œuvres complètes, vol. XVII, PUF,
p. 167-171.
Pour Schreber :
1903-1975, Mémoires d’un névropathe, Paris, Le Seuil.

3 / Le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure n’a été cité, sous l’abrévia-
tion traditionnelle CLG, que par l’édition standard, la seule que Lacan, selon toute apparence, ait
consultée.
4 / Enfin, les quelques autres textes cités l’ont été de façon traditionnelle :
Arrivé M. (1986), Linguistique et psychanalyse, Freud, Saussure, Hjelmslev, Lacan et les autres,
Paris, Méridiens-Klincksieck.
Arrivé M. (1994-2005), Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, Freud, Saussure,
Pichon, Lacan, Paris, PUF, puis Limoges, Lambert-Lucas.
Arrivé M. (1995), « Diachronie et linéarité », in Saussure aujourd’hui, Nanterre, LINX,
p. 139-145.
Arrivé M. (2007), À la recherche de Ferdinand de Saussure, Paris, PUF.
Benveniste Émile (1946-1966), « Structure des relations de personne dans le verbe », in
Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, p. 225-236.
Benveniste É. (1950-1966), « Actif et moyen dans le verbe », in Problèmes de linguistique
générale, Paris, Gallimard, p. 168-175.
Benveniste É. (1956-1966), « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte
freudienne », in Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, p. 75-87.
Borillo Andrée (1976) « Remarques sur l’interrogation indirecte en français », in Métho-
des en grammaire française, Paris, Klincksieck.
Brunot Ferdinand (1905), Histoire de la langue française des origines à 1900, t. I : De l’époque
latine à la Renaissance, Paris, Armand Colin.
Brunot Ferdinand et Bruneau Charles (1931-1966), Précis de grammaire historique de la
langue française, Paris, Masson.
Culioli Antoine (1990), Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations, t. I,
Gap et Paris, Ophrys.
Lacan grammairien 123

Damourette Jacques et Pichon Édouard (1930), Des mots à la pensée. Essai de grammaire de
la langue française, t. I, Paris, d’Artrey.
Damourette J. et Pichon É. (1940), Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue fran-
çaise, t. IV, Paris, d’Artrey.
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Paris, Champion.
Guillaume G. (1992), Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1938-1939, Lille, Presses
Universitaires de Lille et Québec, Presses de l’Université Laval.
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Paris, Minuit.
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Paris, Ramsay.
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Seuil.
CHAPITRE VI

SAUSSURE ÉTAIT-IL LACANIEN ?

La question, il faut l’avouer, a au premier abord de quoi déconcer-


ter. Comment Saussure aurait-il pu être « lacanien », en tout cas au
sens habituel de l’adjectif dérivé du nom de Lacan ? Pour être « laca-
nien » en ce sens strict, il convient de connaître les opinions de Lacan.
Les « lacaniens » d’aujourd’hui ont lu Lacan, ou, mais cela revient au
même, font comme s’ils l’avaient lu. Ce dont Saussure a été bien empê-
ché : quand il est mort en 1913, Lacan, né en 1901, était encore un
tout jeune collégien. Il était lui-même, à ce moment, tout à fait empê-
ché d’être saussurien : le texte qui a fait connaître le nom de Saussure
en dehors du cercle très restreint des linguistes indo-européanistes, l’il-
lustre Cours de linguistique générale, n’a été publié qu’en 1916. Lacan n’en
prendra connaissance, par l’intermédiaire d’Henri Delacroix, qu’au
début des années 1930 (Roudinesco, Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, his-
toire d’un système de pensée, 1993, p. 50-51). Et ne commencera à en tenir
compte sérieusement dans ses réflexions qu’au début des années 1950.
Mais je ne suis pas homme à me laisser intimider par ces sordides
considérations chronologiques. Il y a déjà pas mal de temps, je me suis
laissé aller à poser la question de savoir si Jarry avait lu Lacan et pou-
vait de ce fait être dit lacanien (Arrivé, « Lacan lecteur de Jarry, Jarry
lecteur de Lacan », 1985 puis Langage et psychanalyse, linguistique et incons-
cient, 1994-2005, p. 223-232). Sans même parler des problèmes théori-
ques, la difficulté chronologique était encore plus grave, Jarry étant
mort, lui, dès 1907.
J’ai donc accepté sans barguigner d’essayer de répondre à la ques-
tion qui m’était plaisamment posée : Saussure était-il lacanien1 ? La jus-

1. Pour l’anecdote, je précise que le responsable de la question était Cyril Veken, en vue d’une
mienne intervention qui se fit effectivement en février 2007, à l’Atelier de Linguisterie.
126 Le linguiste et l’inconscient

tification qu’on peut donner pour légitimer cette question est simple :
un appareil théorique, quel qu’il soit, peut rencontrer certaines posi-
tions d’un autre appareil théorique sans que l’auteur soit informé de
l’existence de cet appareil. C’est nécessairement ce qui se passe quand
le second appareil théorique a été mis en place longtemps après le pre-
mier. Une situation analogue, en littérature, est connue sous le nom de
« plagiat par anticipation ». C’est ainsi qu’on peut dire par exemple
que La vie mode d’emploi de Perec est victime d’un plagiat par anticipa-
tion de Zola, dans Pot-Bouille, lui-même victime du même forfait de la
part de Lesage, dans Le diable boiteux. En somme, Lesage et Zola sont,
d’une certaine façon, perecquiens, dans le sens où Saussure est, peut-
être, lacanien.
La tâche que j’ai entreprise est donc assez clairement définie. Il
s’agit de me demander si dans la réflexion de Saussure se rencontrent
des éléments qui, de quelque façon, se rapprochent de la réflexion de
Lacan. C’est donc de celle-ci qu’il convient de partir. Et non pas de
celle de Saussure, comme on a jusqu’à présent presque toujours fait,
comme j’ai fait moi-même dans mes deux livres de 1986 (Linguistique et
psychanalyse) et de 1994-2005 (cité plus haut). Naturellement cette inver-
sion du point de départ aura des effets sur la description.
Attaquons donc le problème. Pour aborder progressivement les
innombrables difficultés qu’il comporte, je crois qu’on peut, dans une pre-
mière approche, commencer par réfléchir sur l’une des assertions les plus
fortes et les plus répétitives du texte de Lacan : « L’inconscient est struc-
turé comme un langage. » Je n’entre pas tout de suite dans les problèmes
internes de l’évolution de la réflexion de Lacan : ils nous feraient poser des
questions pour l’instant peu utiles, telles que l’origine de la formule, sa
rapide mutation, puis les différentes inflexions qu’elle a pu prendre selon
les époques. Je serai sans doute forcé d’entrer dans certains de ces problè-
mes un peu plus tard. Pour l’instant, je me contente de remarquer une
évidence. La formulation même de l’assertion comporte quelques présup-
posés. Aucun d’entre eux n’est pleinement évident, et certains sont fran-
chement litigieux : nous allons notamment rencontrer, en même temps
que Lacan lui-même, des difficultés avec les articles qui déterminent et,
notamment, quantifient les objets mis en scène.
Premier présupposé : « Il y a l’Inconscient. » On remarque que
j’utilise, conformément à la forme de l’énoncé de Lacan, l’article défini,
ne me contentant pas de l’article partitif – « Il y a de l’inconscient » –
qui poserait l’inconscient d’une façon toute différente, comme il va
apparaître dans le second présupposé.
Saussure était-il lacanien ? 127

Second présupposé : « L’inconscient est structuré. » On se souvient


que, selon Lacan, le véritable trait distinctif de l’inconscient n’est pas,
contrairement à ce qu’un vain peuple pense, d’être inconscient. Lacan
procède en lexicologue : il constate que le nom français inconscient,
comme le mot allemand Unbewusste, comporte un préfixe négatif, in-
dans une langue, un- dans l’autre, affectant un adjectif nominalisé, cons-
cient en français, Bewusst en allemand. Mais cette analyse n’est pas perti-
nente pour rendre compte du concept freudien d’Inconscient. Je cite la
dernière manifestation de cette position, je veux dire la dernière en ter-
mes d’édition. Car en réalité elle remonte à 1967, même si elle a dû
attendre 2005 pour être révélée dans Mon enseignement. Mais on peut
trouver, çà et là, plusieurs autres traces plus ou moins explicites, avant
ou après 1967 :
L’inconscient freudien n’a absolument rien à faire avec ce qu’on a appelé jusqu’ici
« inconscient ».
On s’est servi de ce mot-là, mais que l’inconscient soit inconscient n’est pas ce
qui est caractéristique. L’inconscient n’est pas une caractéristique négative. Il y a
dans mon corps une foule de choses dont je ne suis pas conscient, ça ne fait abso-
lument pas partie de l’inconscient freudien (Lacan, 2005, p. 20 ; dès 1955 – dans le
Séminaire III, sur Les psychoses, 1981, p. 20, Lacan posait que « ce n’est pas purement
et simplement, comme Freud l’a toujours souligné, de ce trait négatif d’être un
Unbewusst – remarquez au passage l’article indéfini – que l’inconscient – remarquez
au passage l’article défini – tient son efficace ». De nouveau dans Télévision, 1973 b,
p. 15 [2001, p. 511] Lacan marque que « ce mot [l’inconscient] a l’inconvénient
d’être négatif ».)

En ce point, comme en beaucoup d’autres, Lacan a raison de mar-


quer qu’il ne fait qu’ « épeler » Freud. Je cite l’article fondamental
de 1915 sur « L’inconscient » :
[...] l’inconscientialité n’est qu’une marque distinctive du psychique, qui ne suffit
en aucune façon à sa caractérisation. Il y a des actes psychiques de dignité très
diverse, qui concordent cependant dans le fait d’être inconscients. L’inconscient
comprend, d’une part, des actes qui sont simplement latents, temporairement
inconscients, mais qui par ailleurs ne se différencient en rien des actes conscients,
et, d’autre part, des processus refoulés, qui, s’ils devenaient conscients, ne pour-
raient que trancher de la façon la plus criante sur le reste des processus conscients
(1915-1988, p. 211).

Mais quelle est donc la spécificité de l’inconscient, s’il n’est pas


caractérisé par son « inconscientialité » ? La réponse de Lacan nous
est déjà connue. Là encore on aurait l’embarras du choix pour don-
128 Le linguiste et l’inconscient

ner cette réponse. Je me contente de la forme qu’elle prend en 1967-


2005 :
Quand je m’exprime en disant que l’inconscient est structuré comme un langage,
c’est pour essayer de redonner sa vraie fonction à tout ce qui se structure sous
l’égide freudienne (2005, p. 40).

En ce point, il est indispensable d’analyser en deux temps la for-


mule de Lacan. Le premier temps est celui qui constitue le présupposé
que je viens d’énoncer. Il est, je le rappelle, le deuxième de ceux, au
nombre de quatre, que nous allons poser : « L’inconscient est struc-
turé. » C’est une évidence dès qu’a été énoncé l’entier du prédicat. On
sait même que pour certains lecteurs – je pense entre autres à Milner,
Le périple structural, figures et paradigmes, 2002, p. 145 et passim – « le prédi-
cat » être structuré comme un langage « risque incessamment d’être
tautologique ». À plusieurs reprises Lacan pose explicitement cette
équivalence entre structure et langage : il le fait, juste après la publication
des Écrits, en décembre 1966, dans son « Petit discours à l’ORTF » :
Mes Écrits rassemblent les bases de la structure dans une science qui est à cons-
truire – et structure veut dire langage –, pour autant que le langage comme réalité
fournit ici les fondements (1966-2001, p. 225).

Et il revient sur le problème en 1973 dans Télévision :


Dans la mesure où l’inconscient y est intéressé, il y a deux versants que livre la
structure, soit le langage (1973 b, p. 18 ; 2001, p. 513 ; en marge se trouve inscrit
le commentaire : Il n’est structure que de langage).

Et pourtant, en dépit de cette équivalence entre structure et langage, il


n’est pas possible de réduire le problème à celui de la structure. Il faut
donc réintroduire le « comme un langage ». Ne serait-ce que pour tenir
compte du fait que la relation posée entre langage et inconscient s’ins-
titue par le fait que
l’inconscient, ça parle, ce qui le fait dépendre du langage (Télévision, 1973 b, p. 16 ;
2001, p. 511).

Mais le « comme un langage » est plus rétif à l’extraction des pré-


supposés. Ils sont en effet au nombre de deux, et prendront donc, dans
mon exposé, le rang de troisième et de quatrième.
Commençons par le troisième. Faut-il lui donner la forme « il y a
des langages » ? C’est ce que semble suggérer l’emploi fait par Lacan
de l’article indéfini singulier un : si l’inconscient est structuré comme un
langage, c’est sans doute qu’il y a des langages, et que c’est comme l’un
Saussure était-il lacanien ? 129

d’eux que l’inconscient est structuré. Oui. Mais à cette détermination


par l’article indéfini s’opposent plusieurs arguments. Je passe rapide-
ment sur le fait que les linguistes, au moins quand ils sont francopho-
nes, parlent très rarement d’un langage au singulier et de langages au plu-
riel : c’est aux langues qu’ils réservent généralement l’article indéfini, au
singulier comme au pluriel. Mais on me dirait sans doute, si j’alléguais
cet argument, que Lacan en ce point ne pense guère à la linguistique ni
aux linguistes. Il le dit explicitement, en 1972, à l’occasion de la publi-
cation en japonais des Écrits :
Dans mon enseignement, la linguistique n’a qu’une valeur de référence initiatrice.

Il y revient, de façon plus explicite, toujours en 1972, dans le Sémi-


naire XX, Encore :
Mon dire, que l’inconscient est structuré comme un langage, n’est pas du champ
de la linguistique (Le Séminaire, Livre XX : Encore [1975], p. 20).

Ainsi, l’opinion des linguistes n’est pas recevable, en tout cas n’est
pas reçue par Lacan. Le principal argument pour récuser l’article indé-
fini dans la formulation du présupposé est que Lacan lui-même n’est
pas très ferme dans le choix de ce mode de détermination. On le voit
en effet, dans des conditions à vrai dire assez difficiles, passer, diachro-
niquement et synchroniquement, de l’article indéfini un à l’article
« défini défini », comme il dit (« L’Étourdit », 1973 a, p. 45 ; 2001,
p. 489) : l’article le. On remarque au passage que Lacan, notamment
par cette formule ludique « défini défini » – à comprendre « défini
comme défini » – est, en ce point comme en beaucoup d’autres, extrê-
mement attentif à ces problèmes de détermination par l’article, dans les
formes que leur donne la langue française.
L’alternance entre l’article défini et l’article indéfini a d’une part un
aspect diachronique : il faut ici le rappeler, le célèbre prédicat a com-
mencé par prendre une forme différente. En 1956, Lacan procédait à une
description métaphorique des relations entre langage et inconscient :
L’inconscient est, dans son fond, structuré, tramé, chaîné de langage (Le Séminaire,
Livre III : Les psychoses, 1981, p. 135).

L’année suivante, en 1957, dans le Séminaire V, Lacan conférait à son


analyse des relations entre langage et inconscient la forme suivante :
Tout ce qui est de l’ordre de l’ordre de l’inconscient en tant qu’il est structuré par
le langage nous met devant le phénomène suivant : ce n’est ni le genre, ni la classe
mais seulement l’exemple particulier qui nous permet de saisir les propriétés les
plus significatives (Le Séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient, 1998, p. 60).
130 Le linguiste et l’inconscient

Remarquons la double différence : celle qui sépare le par du comme


et celle qui oppose le le au un. Le passage diachronique du premier
– qui va se trouver récusé, souvent avec vigueur – au second trouve
peut-être son origine dans une hésitation de Lacan à propos du
concept de langage. Ne se confondrait-il pas parfois avec celui de langue ?
C’est ici « L’Étourdit », qui date de 1973, qu’il convient d’interroger :
Le langage ne peut désigner que la structure dont il y a effet de langages [au plu-
riel], ceux-ci plusieurs ouvrant l’usage de l’un d’entre eux qui donne à mon comme
sa très précise portée, celle du comme un langage, dont justement diverge de l’in-
conscient le sens commun (« L’Étourdit », 1973 a, p. 45 ; 2001, p. 489).

Quels sont-ils, ces langages au pluriel – ils sont explicitement dits plu-
sieurs – qui « ouvrent l’usage de l’un entre autres » ? Mon hypothèse est
que ce sont les langues. À condition que chacune d’entre elles soit
reconstruite sur le modèle de lalangue. C’est ce qui me paraît être dit
dans le passage suivant, toujours de « L’Étourdit » :
Ce dire [le dire de l’analyste] ne procède que du fait que l’inconscient, d’ « être
structuré comme un langage », c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équi-
voque dont chacune se distingue. Une langue entre autres n’est rien de plus que
l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister (« L’Étourdit »,
1973 a, p. 47 ; 2001, p. 490).

Texte fondamental, qui mériterait une très longue exégèse. J’insiste


sur quelques points :
1 / L’équivoque du il de qu’il habite : est-ce le langage ? ou l’in-
conscient ?
2 / La définition de « lalangue » comme « l’intégrale des équivo-
ques », justement – le texte lui-même en constitue un exemple – que
« son histoire y a laissé persister ».
3 / Le passage de lalangue, avec l’article défini agglutiné, à une langue,
avec l’article indéfini. La soudure n’est plus nécessaire, le pastout de
lalangue n’a plus besoin d’être exhibé dès qu’a cessé sa détermination
par l’article « défini défini ».
Concluons, en essayant de formuler les présupposés : le troisième se
dédouble :
Il y a le langage.
Il y a des langues, chacune d’elle étant construite sur le modèle de
lalangue.
Je le dis tout de suite, et sans insister sur un problème qui mériterait
de très longs commentaires, sans doute très litigieux : la pratique des-
criptive de Lacan incite à penser que c’est la structure de lalangue qui
Saussure était-il lacanien ? 131

est le modèle de la structure de l’inconscient. C’est ce qui est posé sans


apparence d’équivoque en 1973 dans le Séminaire XX, Encore :
C’est dans lalangue, et pas ailleurs, en tant qu’elle est interrogée comme langage,
que se dégage l’existence de ce qu’une linguistique primitive a désigné du terme de
stoicebon, élément, et ce n’est pas pour rien (1975 [c’est la date de publication de
ce séminaire tenu en 1972-1973], p. 130-131).

De la pratique descriptive que Lacan extrait de ces données théori-


ques, je ne donne que trois exemples – parmi quantité d’autres possi-
bles – empruntés pour les deux premiers à la grammaire française,
pour le troisième à la structure de la langue japonaise.
1 / Lacan confère une fonction spécifique à ce détail absolument
particulier à la langue française qu’est le « ne dit explétif », rebaptisé
discordantiel selon Damourette et Pichon. Ce ne prend une place cen-
trale dans l’analyse du sujet de l’énonciation (« Subversion du sujet et
dialectique du désir », 1960, in Écrits, 1966, 800-801). J’ai étudié ce
problème à loisir dans le chapitre « Lacan grammairien ».
2 / Lacan tire parti d’un autre trait, également spécifique au fran-
çais pour le détail des faits allégués : la répartition des pronoms person-
nels en deux séries opposées, dites par Damourette et Pichon « formes
ténues » et « étoffées » :
Il y a des pronoms personnels qui se déclinent1, je, me, tu, il, le, etc. Dans le registre
me, te, le, le pronom personnel est susceptible d’être élidé. Dans l’autre moi, toi, lui il
ne s’élide pas.
Vous voyez la différence. Je le veux, ou je veux lui ou elle, ce n’est pas la même
chose (Le Séminaire, Livre III : Les psychoses [1981], p. 291).

3 / Lacan tient des propos apparemment assez étranges au sujet du


japonais (« Lituraterre », 1971, in Autres écrits, 2001, p. 11-202, « Avis au
lecteur japonais », 1972, in Autres écrits, 2001 : 497-499). Ici, même si
les faits allégués par Lacan sont, sans doute, décrits par lui de façon
trop sommaire et, peut-être, insuffisamment informée, il convient d’en-
trer à sa suite dans le problème.

1. Par inattention, Lacan, dans le texte cité, désigne par la même notion de « déclinaison » deux
phénomènes morphologiques distincts : l’opposition de deux fonctions (je ou tu sujets, opposés à me,
te et moi, toi compléments : c’est effectivement une déclinaison) et l’opposition des formes « ténues »
aux formes « étoffées » : dans je le veux et je veux lui, le et lui ont la même fonction, et ne se distin-
guent que par le caractère ténu de le, étoffé de lui. En d’autres points (voir par exemple les Écrits,
1966, p. 809), il évite cette erreur terminologique, non toutefois sans en commettre une autre, plus
vénielle : celle de baptiser subtiles les formes ténues.
2. Le texte de Lituraterre reprend littéralement certains passages d’une conférence, apparemment
restée inédite, prononcée à Tokyo le 21 avril 1971.
132 Le linguiste et l’inconscient

Présentant, dans son « Avis au lecteur japonais », la traduction dans


sa langue des Écrits, il commence par rappeler explicitement l’axiome
de l’inconscient structuré comme un langage :
L’inconscient (– pour savoir ce que c’est, lire le discours que ces Écrits consignent
pour être celui de Rome –), l’inconscient, dis-je, est structuré comme un langage
(1972-2001, p. 498 ; la ponctuation, avec la redondance des parenthèses et des
tirets est bien celle du texte de 2001).

Ce qui survient immédiatement pour donner un point d’ancrage à


ce un langage comme quoi est structuré l’inconscient, c’est précisément
une langue, le japonais, saisie dans ses spécificités :
C’est ce qui permet à la langue japonaise d’en colmater les formations si parfaite-
ment que j’ai pu assister à la découverte par une Japonaise de ce que c’est qu’un mot
d’esprit : une Japonaise adulte. D’où se prouve que le mot d’esprit est au Japon la
dimension même du discours le plus commun (ibid.).

Comment s’explique aux yeux de Lacan cette propension constante


au Witz (traduit ici par « mot d’esprit ») – voie royale vers l’inconscient, au
même titre que le rêve1 – que présente la langue japonaise ? C’est une par-
ticularité de son écriture : les mêmes caractères empruntés à la notation
du chinois peuvent donner lieu à deux lectures, dites on-yomi (« lecture par
le son » : on donne au caractère le sens que lui confère le son auquel il est
associé) et kun-yomi (« lecture par le sens » : on donne au caractère le sens
qui lui est conféré par sa valeur idéographique). Dans sa conférence
de 1971, reprise... littéralement dans Lituraterre, Lacan s’exprime ainsi :
Je voudrais témoigner de ce qui se produit d’un fait déjà marqué : à savoir celui d’une
langue, le japonais, en tant que la travaille l’écriture. Qu’il y ait inclus dans la langue
japonaise un effet d’écriture, l’important est qu’il reste attaché à l’écriture et que ce qui
est porteur de l’effet d’écriture y soit une écriture spécialisée en ceci qu’en japonais elle
puisse se lire de deux prononciations différentes : en on-yomi sa prononciation en
caractère, le caractère se prononce comme tel distinctement, en kun-yomi la façon dont
se dit en japonais ce qu’il veut dire (Conférence du 21 avril 1971 et 1972-2001, p. 19).

Il est plus énigmatique et plus ludique dans « Avis au lecteur


japonais » :
Pour les êtres vraiment parlants, l’on-yomi suffit à commenter le kun-yomi. La pince
qu’ils font l’un avec l’autre, c’est le bien-être de ceux qu’ils forment à ce qu’ils en
sortent aussi frais que gaufre chaude (1972-2001, p. 498).

1. Je m’autorise ici de Lacan, qui, faisant l’inventaire de ces « choses qui arrivent au sujet dans sa
vie quotidienne », y trouve « les lapsus, troubles de la mémoire, rêves, plus le phénomène du mot
d’esprit, qui a une valeur essentielle dans la découverte freudienne parce qu’il permet de toucher
du doigt la cohérence parfaite qu’avait dans l’œuvre de Freud la relation du phénomène analy-
tique au langage » (Le Séminaire, Livre III : Les psychoses, p. 185).
Saussure était-il lacanien ? 133

C’est cette particularité qui rend tangible à chaque instant la distance de la


pensée, soit de l’inconscient, à la parole (ibid.).
Ou :
Singulièrement ceci semble porter le résultat qu’il n’y ait rien à défendre de
refoulé, puisque le refoulé lui-même trouve à se loger de la référence à la lettre.
En d’autres termes le sujet est divisé comme partout par le langage, mais un
de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture et l’autre de la parole
(Conférence du 21 avril 1971 et 1971-2001, p. 19).

Le résultat paradoxal est que la langue japonaise, par ce trait de


structure qui caractérise la relation entre l’écriture et le discours, colle
de façon si intime à la structure de l’inconscient qu’en fin de compte
personne qui habite cette langue n’a besoin d’être psychanalysé, sinon pour régula-
riser ses relations avec les machines à sous – voire avec des clients plus simplement
mécaniques (1972-2001, p. 498).

Lacan va même plus loin :


Si je ne craignais le malentendu, je dirais que pour qui parle japonais, c’est perfor-
mance usuelle que de dire la vérité par le mensonge, c’est-à-dire sans être un men-
teur (1972-2001, p. 498).

Il convient naturellement, pour apprécier ces propos, de tenir


compte des différents traits qui les caractérisent : quelque peu désinvol-
tes dans l’information, ils ont quelque chose de ludique, voire, sans
doute, de légèrement provocateur. Reste que c’est la prise en compte
d’une langue spécifique qui permet à Lacan, comme on vient de voir,
d’illustrer le principe de l’inconscient structuré comme un langage.
À vrai dire, le Japonais ou la « Japonaise adulte » ne font ici que
retrouver la performance du « menteur » dans « l’histoire juive du
dépouillement » :
Pourquoi me mens-tu, s’y exclame-t-on à bout de souffle, oui, pourquoi me mens-tu
en me disant que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg, alors
qu’en réalité c’est à Cracovie que tu vas ? (Écrits, 1966, p. 25, voir aussi 1966, p. 525,
1973, p. 127 et 1981, p. 47. Dans les Écrits, p. 807, Lacan remarque que « l’animal
ne feint pas de feindre », contrairement au juif polonais ou au japonais).

« Mensonge », selon toute vraisemblance, formulé dans la langue


des juifs polonais, le yiddisch : il est en tout cas rangé par Freud (Le mot
d’esprit, 1905-1988, p. 218-219) dans la classe des « histoires juives ».
On voit qu’ici le yiddisch rejoint, au-delà de toute parenté typologique
ou historique, le japonais. Ne serait-ce pas que toute langue, du fait
qu’elle relève du langage, présente des traits propres à faire apparaître
la structure de l’inconscient ? Il est en tout cas à remarquer que Freud
134 Le linguiste et l’inconscient

s’exprime, à propos de ses deux Juifs, exactement de la même façon


que Lacan à propos de ses Japonais :
Le second ment quand il dit la vérité, et il dit la vérité au moyen d’un mensonge
(1905-1988, p. 218-219).

Après ce détour par le Japon puis par la Pologne, il est possible de


revenir au quatrième et dernier postulat. Il vient de nous être fourni de
façon à peu près littérale par Lacan lui-même. C’est bien comme
lalangue que l’inconscient est structuré.
On le comprend : c’est cette duplicité de l’objet – le langage d’un
côté, les langues, chacune d’elle se construisant comme lalangue – qui
rend compte des hésitations de Lacan sur l’article à utiliser.
Qu’on se rassure. J’en ai à peu près fini avec Lacan. Je me contente,
très didactiquement, de récapituler les quatre présupposés que j’ai
extraits de l’assertion « l’inconscient est structuré comme un langage » :
Premier présupposé : « Il y a l’inconscient. »
Deuxième présupposé : « L’inconscient est structuré. »
Troisième présupposé : c’est celui qui se dédouble :
« Il y a le langage. »
« Il y a des langues, chacune d’entre elles se constituant en lalangue. »
Quatrième présupposé : « C’est comme lalangue que l’inconscient
est structuré. »
Avant d’en venir à Saussure, il convient évidemment de se poser une
question fondamentale : que faut-il demander à Saussure pour le qualifier
de lacanien ? Un excès est à éviter. Il consisterait à exiger de Saussure
qu’il tombât d’accord avec tous les présupposés lacaniens. Si tel était le
cas, Saussure ne serait pas lacanien : il serait Lacan, et du coup Lacan
serait Saussure. L’hypothèse est peu vraisemblable. Il convient d’être
moins exigeant : il suffira, pour poser la lacanité éventuelle de Saussure,
d’interroger chacun des présupposés. Quand ce sera fait, il nous sera pos-
sible de poser et de jauger cette lacanité. Elle sera posée, partiellement, s’il
y a accord de Saussure sur l’un au moins des présupposés de Lacan. Le
nombre des présupposés communs permettra de la jauger.
Premier présupposé. « Il y a l’inconscient. » Quelle est la position
de Saussure à l’égard de cette assertion de Lacan ?
À cette question, on voit comme possibles deux réponses contra-
dictoires.
La première consiste à dire que la question ne se pose pas. Certes,
Saussure fait un usage assez fréquent de l’adjectif inconscient et de l’ad-
verbe inconsciemment. Mais il s’agit, on le verra, du sens « descriptif »,
Saussure était-il lacanien ? 135

selon l’usage freudien du terme, de ces deux mots. Le nom subconscient


apparaît une fois dans l’édition standard du CLG (p. 178) et le nom
inconscience, le nom féminin, lui aussi une fois, dans les Écrits de linguis-
tique générale (p. 159). Sauf erreur ou oubli, le nom inconscient, masculin,
n’apparaît ni dans le Cours, ni dans les Écrits de linguistique générale. Il est
en tout cas absent de l’index des deux textes.
Ces détails lexicaux paraissent bien l’indiquer : on peut penser,
après un examen rapide, que la problématique de l’inconscient n’est pas
posée de façon vraiment explicite et significative dans les travaux lin-
guistiques de Saussure. C’est en tout cas ce que semble indiquer le
silence, sur ce point, de la quasi-totalité des spécialistes de Saussure
(j’entends ici le Saussure linguiste1) : à la réserve de Milner (notamment
dans L’Amour de la langue, 1978) et, chez d’autres, de quelques mentions
rapides, je ne suis guère en mesure de citer, outre certains de mes pré-
cédents travaux (notamment Arrivé, Linguistique et psychanalyse, 1986 et
Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, 1994-2005) que Akatane
Suenaga (Saussure, un système de paradoxes, Langue, parole, arbitraire et incons-
cient, 2005 et Izabel Vilela (« In principio erat verbum », 2005).
À ma question préalable il existe une autre réponse, exactement con-
tradictoire. Elle consiste à poser Saussure, pratiquement au même titre
que Freud, comme théoricien de l’inconscient. Il est vrai de façon indi-
recte. Cette seconde réponse, chacun l’aura compris, est celle de Lacan.
Il la formule, de façon plus ou moins explicite, en plusieurs points de ses
propos et de ses Écrits, jusqu’au début des années 1970. Je me contente-
rai de citer deux des formes qu’il a données à cette réponse.
La plus ancienne date de 1958. C’est l’époque où se formule chez
Lacan l’axiome de « l’inconscient structuré comme un langage » et où
s’opère avec insistance la référence à ce qu’il appelle « l’algorithme du
signe » saussurien.
Dans une communication à un congrès tenu à Barcelone en 1958,
Lacan s’élève avec vigueur contre l’intégration de la psychanalyse à
une « psychologie générale » académique, voire à « certaines assomp-
tions de la matière humaine sous les rubriques variées de la socio-
logie ». En opposition à ces tentatives d’Anschluss, il pose une concep-
tion que j’oserais qualifier de « structuraliste » de la psychanalyse,
même si le terme n’est pas utilisé ici, et si Lacan prend ses distances
avec le « structuralisme ». Et l’on ne s’étonne pas de voir apparaître

1. Il en va autrement pour ceux des saussuriens qui se sont intéressés à la recherche sur les ana-
grammes. Ici Starobinski (1971) et Wunderli (1972) ont été des précurseurs.
136 Le linguiste et l’inconscient

comme fondateurs de ce type de psychanalyse le couple de ces deux


contemporains que furent Freud et Saussure :
Il s’agit de la lecture suggestive de l’anticipation, faite par Freud, dans l’analyse de
l’inconscient, des formules mêmes où Ferdinand de Saussure, dix ans après la
Traumdeutung, fonde l’analyse des langues positives. Car la linguistique a déplacé le
centre de gravité des sciences, dont le titre, singulièrement inactuel d’être promu
depuis lors de sciences humaines, conserve un anthropocentrisme dont Freud a
affirmé que sa découverte ruinait le dernier bastion – en dénonçant l’autonomie
où le sujet conscient des philosophes maintenait l’attribut propre à l’âme dans la
tradition du zoologisme spiritualiste (Lacan, 1958-2001, p. 166-167).

À propos de ce texte, qui n’est peut-être pas d’une transparence


absolue, il faut insister sur les points suivants :
1 / Selon Lacan, la linguistique telle qu’elle a été refondée par Saus-
sure a eu pour effet de décentrer les sciences dites humaines, en mettant
en place un objet, la langue, donnée comme un « système », et réduisant
d’autant, voire supprimant, la place du « sujet conscient ». Telle est en
tout cas l’analyse de Lacan : on peut naturellement la contester.
2 / La psychanalyse telle qu’elle a été fondée par Freud a eu le
même effet en mettant en place l’inconscient. C’est précisément la
jonction effectuée après coup de Freud et de Saussure qui permet à
Lacan de mettre en place le concept de « sujet de l’inconscient ». C’est
ce que dit la célèbre définition du signifiant au sens lacanien : « Un
signifiant, c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant »
(Écrits, p. 819).
3 / L’analyse de l’inconscient par Freud rencontre précisément,
toujours selon Lacan, l’analyse de la langue par Saussure. C’est ce qui
est dit par l’illustre axiome : « L’inconscient est structuré comme un
langage. » Ce point de doctrine est redondant chez Lacan dans toute
sa réflexion autour de 1960.
4 / Du point de vue chronologique, Freud, selon Lacan, a anticipé
sur Saussure : les analyses de la Traumdeutung sont antérieures à celles
du Cours de linguistique générale.
C’est sur ce dernier point qu’il est nécessaire de donner dès mainte-
nant quelques précisions.
Lacan n’a guère eu connaissance de la réflexion de Saussure que par
la version standard du Cours de linguistique générale. Son allusion aux « dix
ans d’avance » de la Traumdeutung indique qu’il est informé, certainement
par la « Préface de la première édition », de la chronologie effective des
Cours prononcés par Saussure. C’est ce qui explique la facilité avec
laquelle il s’autorise, dans ce texte et dans plusieurs autres, à donner
Saussure était-il lacanien ? 137

Freud comme « anticipant » sur Saussure. En somme, tout en posant


l’importance de la réflexion de Saussure, Lacan cherche à la présenter
comme seconde – et, du coup, comme secondaire – par rapport à celle
de Freud. Il va de soi que la connaissance de l’histoire du texte saussu-
rien amène à corriger sérieusement ces spéculations chronologiques et
les conséquence que Lacan en tire sur l’histoire des deux disciplines. Pré-
cisons à sa décharge qu’il n’avait guère le moyen, en 1958, d’être
informé des états antérieurs de la réflexion de Saussure : s’il avait connu
les Conférences de 1891 ou le texte sur Whitney de 1894, il ne se serait
pas laissé aller à ces spéculations chronologiques.
On trouve une autre manifestation de la réponse de Lacan dans la
première des trois conférences qui sont révélées, depuis octobre 2005,
dans Mon enseignement. À propos de la Traumdeutung de Freud, Lacan, en
octobre 1967, prononce les paroles suivantes :
Ouvrez à n’importe quelle page le livre sur le rêve, qui est venu le premier, vous n’y
verrez parler que d’affaires de mots. Vous verrez Freud en parler d’une façon telle
que vous vous apercevrez qu’y sont écrites en toutes lettres, exactement, les lois de
structure que M. de Saussure a diffusées à travers le monde. Il n’en était d’ailleurs pas
le premier inventeur, mais il en a été l’ardent transmetteur, pour constituer ce qui se
fait actuellement de plus solide sous la rubrique de la linguistique (2005, p. 40).

Comme dans la première forme de la réponse de Lacan, on repère ici


quelques réserves. D’une part, Lacan ne tient Saussure que pour
l’ « ardent transmetteur », et non l’ « inventeur » des « lois de structure ».
C’est un topos fréquent de sa part : il renvoie ainsi, implicitement dans ce
passage, aux Stoïciens, à saint Augustin et à la tradition de la rhétorique,
sans consentir à mettre en exergue ce qui fait la spécificité de l’enseigne-
ment de Saussure. D’autre part, il insiste sur le fait qu’à ses yeux Saussure
n’est que le continuateur – sans le savoir – de Freud. Cette double réserve
sera conjointement explicitée par Lacan dans le texte, de six ans plus tar-
dif, de « L’Étourdit » : nous sommes à ce moment en 1973, et Lacan s’est
déjà fortement éloigné de la linguistique :
Qui ne peut voir en effet à me lire, voire à me l’avoir entendu dire en clair, que
l’analyste est dès Freud très en avance là-dessus sur le linguiste, sur Saussure par
exemple qui en reste à l’accès stoïcien, le même que celui de saint Augustin ?
(1973 a, p. 46 ; 2001, p. 489).

Cette double réserve est coutumière à Lacan et elle prend de la


force avec le temps, faisant contraste avec la révérence observée dans
les années antérieures, par exemple en 1957, au moment de « L’ins-
tance de la lettre dans l’inconscient ». Mais la réserve n’occulte pas l’es-
sentiel : les formulations saussuriennes sur le langage correspondent
138 Le linguiste et l’inconscient

aux formulations freudiennes sur l’inconscient. En somme Saussure,


sans le savoir, formule, comme Freud (avant ou après lui, peu importe)1
les lois de l’inconscient.
À ma question préalable répondent donc deux voix contradictoires.
Dans les cas de ce genre, il faut renvoyer dos à dos, si j’ose dire, les
deux avis opposés, et prendre le problème à bras le corps.
Comme on vient de l’apercevoir, l’adjectif inconscient et l’adverbe
inconsciemment sont souvent employés dans la version standard du Cours
de linguistique générale. Je partirai d’un exemple, qui nous permettra de
voir avec précision le problème. Dans le chapitre sur l’ « Immutabilité
et la mutabilité du signe » se trouve posée une comparaison entre les
changements qui interviennent dans la langue et ceux qui interviennent
dans les autres institutions sociales : par exemple les rites religieux, les
formes politiques, les régimes matrimoniaux, la mode vestimen-
taire, etc. Le texte pose une spécificité du changement linguistique : elle
tient au fait que, à la différence de ce qui s’observe, selon Saussure,
pour les autres institutions, « les sujets sont, dans une large mesure,
inconscients des lois de la langue » (CLG, 106). Je remarque au passage
que Saussure semble poser comme évident le caractère pleinement
« conscient » des mutations atteignant les autres institutions sociales : je
lui laisse la responsabilité de cette position, étrangère à mon propos
d’aujourd’hui (et vraisemblablement contestable, au moins pour cer-
taines des institutions citées), et je m’intéresse à ce que Saussure a véri-
tablement énoncé, sur la langue, dans son enseignement authentique. Il
s’est exprimé de façon assez nettement différente :
On pourrait invoquer ce fait que l’on n’applique pas la réflexion à la langue (dis-
tinction entre conscient et inconscient) et préciser le degré de conscience qui pré-
side en général aux faits de langage (Engler, 1968-1989, p. 162).

Les éditeurs, on le voit, se sont autorisés à modifier assez nettement


la lettre des propos tenus par Saussure dans son cours oral. Ils ont
notamment renoncé à l’emploi nominal des adjectifs conscient et incons-
cient. Toutefois, cet emploi nominal reste fortement ambigu : il s’agit à
mes yeux de l’emploi autonymique des deux adjectifs, et non pas de
leur accès au statut de concept. Quoi qu’il en soit, le texte du cours,
tant dans sa version orale que dans la forme qui lui est donnée par les
éditeurs de 1916, marque bien que, pour le Saussure qui parle précisé-

1. Lacan est persuadé – ou veut se persuader ? – de l’antériorité de Freud sur Saussure. C’est qu’il
ne connaît pas – mais comment le lui reprocher ? – les travaux de Saussure qu’Engler révélera
en 1974 (Engler, 1974-1990), notamment le projet d’article sur Whitney.
Saussure était-il lacanien ? 139

ment à ce moment, il y a une gradation qui fait, progressivement, pas-


ser de ce qui est inconscient – à comprendre, j’y insiste, comme temporaire-
ment inconscient – à ce qui est conscient – à comprendre dans le sens de
soumis à la « réflexion linguistique ». En somme, ce que Saussure nous
dit ici, c’est que quand nous employons un élément, quel qu’il soit, de
la langue, nous le faisons sans en faire l’objet d’une réflexion cons-
ciente : nous n’avons, Dieu merci, pas besoin de porter consciemment
attention à la programmation de la succession des sons dans notre dis-
cours. Cependant, il suffit d’un effort à tout instant possible pour faire
émerger ces faits à la conscience : c’est ce qui rend possible l’activité
métalinguistique, quel que soit son degré de technicité. L’enfant qui
épelle les lettres d’un mot la pratique autant que le linguiste qui en fait
la description phonologique.
Cette conception des « degrés » de la conscience linguistique est
manifestée de façon plus ou moins explicite dans d’autres passages du
Cours et des Écrits : on voit ainsi apparaître les deux notions intéressan-
tes de « conscience latente » et d’ « inconscience ».
La « conscience latente » – qui sera transformée en « subconscient »
par les éditeurs du Cours (p. 178) – est celle qui caractérise les rapports
associatifs dans leur opposition aux rapports syntagmatiques :
On pourrait représenter ces deux principes, ces deux activités qui se manifestent
synchroniquement par deux axes,
syntagmatique,
simultanément et sur un autre axe mentalement existant comme dans un nuage
[pensé dans une conscience latente] toutes les autres possibilités qui peuvent être
unies par association (Engler, 1968-1989, p. 293).

Quant à l’ « inconscience pure », elle est paradoxalement définie,


de façon différentielle, comme « un certain degré de conscience » :
[...] la notion de conscience est éminemment relative, de sorte qu’il ne s’agit que
de deux degrés de conscience dont le plus élevé est encore de l’inconscience pure
comparé au degré de réflexion qui accompagne la plupart de nos actes (Écrits,
p. 159).

On l’a compris : le tableau des degrés de conscience qui est brossé


dans ces passages pose un degré faible, dénommé alternativement
« conscience latente » ou « inconscience ». Mais cette « inconscience »,
même quand elle est qualifiée de « pure », n’est jamais que l’un des
niveaux de la conscience, susceptible à son tour d’être caractérisé
comme « élevé » par rapport à d’autres encore plus bas.
Ces analyses ne sont en rien contradictoires à celles que donne
Freud dans l’illustre article de 1915 spécifiquement intitulé « L’incons-
140 Le linguiste et l’inconscient

cient ». Il tient, au sujet de certains actes psychiques « inconscients »


des propos très voisins de ceux de Saussure, jusque dans la termino-
logie (toutefois à manier avec précaution, en raison de la traduction). Il
faut cependant prendre garde à une disjonction fondamentale effectuée
par Freud : il marque clairement que le caractère inconscient de ces
actes n’a pas pour effet de les faire appartenir à l’inconscient « au sens
systématique ». Il faut ici rappeler le texte, cité plus haut, de l’article
de 1915. Il pose des « actes temporairement inconscients ». C’est cette
« conscience latente » qui reçoit dans l’article, immédiatement après
cette analyse, le nom d’ « inconscient descriptif ». Et c’est cette distinc-
tion entre les deux inconscients, l’un descriptif, l’autre topique, qui
amène Freud à mettre en place l’opposition du conscient et de l’incons-
cient par les abréviations Bw (de Bewusste) et Ubw (de Unbewusste) (trans-
crites en français par Cs et Ics). L’abréviation Ubw/Ics est réservée à
l’inconscient topique, et de ce fait échappe à l’ambiguïté du nom.
On l’a vu plus haut : Lacan reprend à son compte cette distinction
freudienne fondamentale, de façon explicite et répétitive.
Si nous en jugeons d’après les textes de Saussure jusqu’à présent
utilisés, il est évident que les processus inconscients qu’il analyse relè-
vent de l’inconscient descriptif, dont il décrit les fonctionnements en
des termes assez voisins de ceux de Freud. De l’inconscient systémique,
ou, pour jouer avec les articles, d’un inconscient systémique il semble
bien qu’il ne soit, dans ces textes, nullement question.
Jusqu’à présent donc, il semble bien que le premier présupposé
lacanien « Il y a l’inconscient » ne soit pas présent chez Saussure, qui
se contente d’un banal « Il y a de l’inconscient ».
Comme il arrive souvent chez Saussure, auteur par essence para-
doxal, il se trouve qu’un segment de son texte fait exception à ce que je
viens de décrire. Ce segment apparaît dans l’édition standard du Cours
(p. 163), sous une forme légèrement différente de ce que Saussure a
effectivement écrit. Je cite donc les sources manuscrites :
Toute règle, toute phrase, tout mot relatif aux choses du langage évoque nécessai-
rement le rapport a/b ou bien le rapport a/a’, sous peine de ne rien signifier du
tout si on l’analyse.
C’est précisément en effet [parce]1 que les termes a et b sont radicalement
incapables d’arriver comme tels aux régions de la conscience, laquelle perpétuelle-

1. Je me hasarde, sur le modèle des éditeurs de 1916, à rétablir ici un parce qui, apparemment
omis par Saussure (ou, sait-on jamais, oublié par Rudolf Engler ?) donne à son propos non seule-
ment sa pleine cohérence, mais encore la complétude de sa phrase.
Saussure était-il lacanien ? 141

ment n’aperçoit que la différence a/b, que chacun de ces termes reste exposé (ou
devient libre) en ce qui le concerne de se modifier selon d’autres lois que celles qui
résulteraient d’une pénétration constante de l’esprit (Engler, 1968-1989 p. 266 ;
Écrits de linguistique générale : 219 ; le texte d’où provient ce segment est l’illustre pro-
jet, en date de 1894, d’article pour Whitney, laissé inachevé par Saussure. Cité en
ce point pour son utilisation dans le CLG de 1916, il ne sera révélé in extenso que
dans Engler, 1974-1990, qui toutefois ne reproduira pas ce segment, déjà utilisé
dans 1968-1989).

Au risque de paraître vétilleux, j’insiste sur l’origine écrite de ce


fragment du Cours. En ce point Saussure ne parle pas, n’a pas parlé.
Pourquoi ? On ne peut que spéculer. Je ne me l’interdis pas. Et je me
demande si ce n’est pas la hardiesse de son hypothèse qui l’a conduit
à garder le silence. On constate en effet qu’en ce point il n’est plus
question de degrés de conscience ou d’inconscience : ce qui est posé,
c’est un inconscient à proprement parler topique. Et les objets qui le
constituent sont « radicalement incapables d’arriver comme tels aux
régions de la conscience ». Ces objets sont soumis à des lois, qui n’ont
aucun rapport avec celles qui, relevant du conscient, résulteraient
d’une pénétration constante de l’esprit. Quelles sont-elles donc, ces
lois de l’inconscient ? Ce sont celles qui déterminent, indépendam-
ment de toute intervention consciente du sujet parlant, l’évolution des
objets linguistiques, ou, à tout le moins, d’une partie d’entre eux :
ceux qui sont sujets aux changements phonétiques, inconscients, qui
s’opposent par là à ceux qui sont soumis à des changements analogi-
ques, conscients.
Il convient, certes, de se méfier des comparaisons trop faciles. Je
remarque simplement que ces analyses – qui remontent à 1894 – cor-
respondent d’assez près à celles du Freud de 1915. À deux différences
près, fondamentales. La première est que l’inconscient saussurien est
un inconscient langagier, strictement langagier. Les objets qui le consti-
tuent sont, et ne sont que, des objets langagiers. Mais ils sont, comme
les objets de l’inconscient freudien, soumis à des « processus » qui tran-
chent par rapport aux processus conscients. La seconde, sans doute liée
à la première, est que cet inconscient langagier est un inconscient sans
refoulement.
Il devient maintenant à peu près possible de répondre de façon
informée à la question relative à l’inconscient dans la réflexion linguis-
tique de Saussure. La réponse, on l’a compris, doit être scindée. D’un
côté Saussure recourt, de façon constante, mais dépourvue d’originalité
particulière, à une conception des degrés de conscience qui s’articule
142 Le linguiste et l’inconscient

assez bien avec les descriptions freudiennes de l’inconscient descriptif.


Un inconscient topique apparaît en un point, un point unique de la
réflexion de Saussure. Cette duplicité de la position saussurienne fait
évidemment problème. Les solutions à envisager se situent, on le verra
dans quelques instants, dans le cadre de l’opposition entre synchronie
et diachronie. L’inconscient descriptif intervient dans le fonctionnement
synchronique de la langue. C’est dans la diachronie qu’opère l’incons-
cient topique.
Concluons sur le présupposé 1 : il semble bien qu’il est posé par
Saussure, mais dans les conditions spécifiques que je viens de décrire.
Deuxième présupposé. « L’inconscient est structuré. » En ce point il
est particulièrement malaisé de répondre à la question de savoir si
Saussure tombe en accord avec cette assertion lacanienne. En un pre-
mier temps on est tenté de répondre que c’est le conscient qui est struc-
turé, précisément dans la mesure où c’est bien la conscience qui « n’a-
perçoit que la différence a/b ». C’est la différence même qui génère,
mieux, qui constitue la structure. Mais dire que la structure est cons-
ciente n’implique pas nécessairement que l’inconscient n’est pas struc-
turé. C’est en ce point qu’il faut, comme on vient de l’entrevoir, reve-
nir à la diachronie. Quand il étudie les « causes des changements
phonétiques », Saussure pose que le « principe des changements phoné-
tiques est purement psychologique » (CLG, p. 208 ; Engler, 1968-1988,
p. 343). De fait que les éléments ainsi soumis au changement sont
inconscients, leurs changements sont donc donnés comme obéissant à
des règles psychologiques nécessairement inconscientes. Ce sont les
« lois [autres] que celles qui résulteraient d’une pénétration constante
de l’esprit » dont il a été question plus haut. Saussure observe sur ces
lois, qu’il compare à celles de la mode vestimentaire, un silence pru-
dent : « Voilà le mystère » (ibid.). Faut-il reconnaître dans cette recon-
naissance d’un « mystère » la mise en place d’un inconscient compor-
tant des règles, c’est-à-dire nécessairement structuré ? On voit qu’il faut
laisser la question pendante.
Troisième présupposé lacanien. On s’en souvient : c’est celui qui se
dédouble, posant, dans la foulée, le langage et les langues. La situation
est évidemment inversée : Saussure, c’est une évidence, pose à la fois,
comme le fait Lacan, le langage et les langues.
Je ne ferai allusion ici que pour mémoire au sort réservé par Lacan
à la distinction des deux plans du signifiant et du signifié : on entrerait
ici dans la question inverse de celle que nous nous posons : « Lacan
était-il saussurien ? »
Saussure était-il lacanien ? 143

Pour rester dans celle qui nous intéresse, il convient d’insister sur
un point important. Les langues sont affectées par les deux auteurs des
mêmes caractères. Ce sont, dans la formulation saussurienne, « le
caractère linéaire du signifiant » (CLG, 103) et « l’arbitraire du signe »
(CLG, 100-102). Je donne les références nécessaires :
Pour le « caractère linéaire », Lacan marque, avec des nuances, son
accord avec Saussure en plusieurs points. Le plus explicite est ce seg-
ment du Séminaire III (1955-1956), sur lequel j’insiste lourdement :
Quand il parle, le sujet a à sa disposition l’ensemble du matériel de la langue, et
c’est à partir de là que se forme le discours concret. Il y a d’abord un ensemble
synchronique, qui est la langue en tant que système simultané de groupes d’opposi-
tions structurées, il y a ensuite ce qui se passe diachroniquement dans le temps, et
qui est le discours. On ne peut pas ne pas mettre le discours dans un certain sens
du temps, dans un sens qui est défini d’une façon linéaire, nous dit M. de Saussure
(1981, p. 66).

L’analyse de Lacan est, dans sa brutalité un peu schématique, très


pertinente. Il réussit en effet à mettre en relation les deux modes d’in-
tervention du temps sur la langue : le temps de la diachronie et celui de
la linéarité. Il me paraît vraisemblable qu’il est en ce point influencé
par la lecture que fait Maurice Merleau-Ponty1 du CLG. Celui-ci
marque en effet, d’une façon qui peut, au premier abord paraître assez
troublante, que Saussure distinguait « une linguistique synchronique de
la parole et une linguistique diachronique de la langue » (1953-1960,
p. 76).
Juste après, Lacan marque cependant ses distances avec la linéarité :
Il n’est pas tout à fait exact que ce soit une simple ligne, c’est plus probablement
un ensemble de plusieurs lignes, une portée. C’est dans ce diachronisme que s’ins-
talle le discours (1981, p. 66).

Nous sommes en 1956. Lacan est chronologiquement empêché de


connaître les travaux de Saussure sur les Anagrammes. En 1957, il tient
sur la linéarité, dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient », des
propos à peu près équivalents :
Il suffit d’écouter la poésie, ce qui sans doute était le cas de F. de Saussure, pour
que s’y fasse entendre une polyphonie et que tout discours s’avère s’aligner sur les
plusieurs portées d’une partition (Écrits, 1966, p. 503).

1. Lacan était un lecteur assidu de Maurice Merleau-Ponty. Il lui rendra hommage dans le
numéro spécial des Temps modernes en 1961 (2001, p. 175-184). Si j’ai bien lu, Saussure n’est pas
cité dans ce texte émouvant. Le signifiant y est allégué comme « syntaxe d’avant le sujet pour l’avè-
nement de ce sujet » (p. 182).
144 Le linguiste et l’inconscient

Mais quand il publie ce texte, en 1966, il a lu le premier article de


Starobinski sur les Anagrammes (paru en 1964 dans Le Mercure de France, il
sera repris par Starobinski dans son livre de 1971). À ce moment,
Lacan ajoute à son texte de 1957 la note suivante :
La publication par Jean Starobinski, dans Le Mercure de France de février 1964, des
notes laissées par Ferdinand de Saussure sur les anagrammes et leur usage hypo-
grammatique, depuis les vers saturniens jusqu’aux textes de Cicéron, nous donne
l’assurance dont nous manquions alors (ibid.).

Pour feindre d’être complet, il faudrait se poser une question


complexe que je résume d’un mot : le Saussure lacanien ne serait-il
pas plutôt le Saussure des anagrammes1 ? Mais il y faudrait un autre
chapitre. Il insisterait notamment sur le fait que la « chaîne » laca-
nienne prend peu la forme de l’Essaim, un « essaim signifiant, un
essaim bourdonnant », dont l’étymon ludique est évidemment à cher-
cher dans l’initiale S du signifiant muni de son numéro d’ordre. La
transformation de la « chaîne », nécessairement linéaire, en « essaim »,
qui pourtant ne cesse pas d’être linéaire, est décrite dans le Sémi-
naire XX, Encore :
Ce S1 de chaque signifiant, si je pose la question est-ce d’eux que je parle ? je l’écrirai
d’abord de sa relation avec S2. Et vous pourrez en mettre autant que vous vou-
drez. C’est l’essaim dont je parle :
S1 (S1 (S1 S1 ------ S2)) [Essaim qui, remarquons-le au passage, ne se présente
pas autrement que comme une chaîne]. L’S1, signifiant-maître, est ce qui assure
l’unité, l’unité de la copulation du sujet avec le savoir [...]. Le signifiant Un n’est
pas un signifiant quelconque. Il est l’ordre signifiant en tant qu’il s’instaure de l’en-
veloppement par où toute la chaîne subsiste (1975, p. 130-131).

Pour l’arbitraire, l’accord entre les deux appareils théoriques est


assuré. Dès 1957, dans « l’instance de la lettre dans l’inconscient », il
pose l’arbitraire comme inséparable de la distinction « primordiale » du
signifiant et du signifié. En 1969, dans Le Séminaire, Livre XVI : D’un
Autre à l’autre, il décrit la façon dont s’articulent « le Un » et le
« petit a » de la façon suivante :
J’ai souligné l’identité essentielle des deux séries parallèles, en vous disant que si
nous y placions un point de départ, choisi entre le a et le 1, ce n’était que de façon
tout arbitraire.
Arbitraire prend son sens du même accent que de Saussure donne à ce mot
quand il parle du caractère arbitraire du signifiant. [...] Tel est ce sens qu’il faut

1. On se reportera à Starobinski (1971), Wunderli (1972), Gandon (2002) et Arrivé (2007).


Saussure était-il lacanien ? 145

donner à ce qui se lit dans ce de Saussure – qu’un auteur sans doute hypercompé-
tent déclare que je trahis à plaisir1 – à savoir que, sans cet arbitraire, le langage
n’aurait, à proprement parler, aucun effet (2006 : 137).

C’est à peine si l’on peut subodorer un soupçon, à vrai dire


attendu, d’ultrasaussurianisme dans l’interprétation de Lacan, qui, à
l’articulation des années 1972 et 1973, dans le Séminaire XX, Encore,
substitue à l’arbitraire la contingence :
Aucun signifiant ne se produit comme éternel. C’est là sans doute ce que, plutôt
que de le qualifier d’arbitraire, Saussure eût pu tenter de formuler – le signifiant,
mieux eût valu l’avancer de la catégorie du contingent. Le signifiant répudie la
catégorie de l’éternel, et pourtant, singulièrement, il est de lui-même (1975 : 41 ; le
problème a déjà été abordé page 32 : Lacan y signifiait que « l’arbitraire faisait
glisser dans le discours du maître ». Position intéressante, qu’il faudrait discuter).

Resterait à préciser quels sont, chez Lacan, les objets affectés par la
linéarité et la contingence. Il s’agit, indissolublement, de la langue et du
langage sur le modèle de quoi est structuré l’inconscient. En poussant
plus loin l’analyse, on rencontrerait le problème du sujet, et de la défi-
nition du signifiant comme « ce qui représente un sujet pour un autre
signifiant ». Car c’est précisément cette chaîne du signifiant qui est à la
fois caractérisée comme touchée par la contingence et la linéarité.
Faut-il dire qu’en ces points Saussure cesse d’être lacanien, précisément
dans la mesure où ce qui est appelé signifiant par Lacan a cessé d’être
ce qu’est le signifiant saussurien, tout en en conservant les propriétés ?
Nous arrivons au terme de notre tâche, puisque nous abordons le
quatrième et dernier présupposé, que je me suis hasardé à formuler
comme suit : « C’est comme lalangue que l’inconscient est structuré. »
Ici on peut être bref. L’inconscient saussurien, s’il est structuré, ne
l’est que par des lois qui interviennent dans la diachronie. Ce n’est
donc pas dans la langue, même reconceptualisée sous la forme de
lalangue, qu’il peut trouver le modèle de sa structure.
Il devient possible d’apporter à la question « Saussure est-il laca-
nien ? » – on voit que je la reformule au présent – un début de
réponse. Le résultat est variable selon les points envisagés. Saussure – je
ne parle ici que du Saussure linguiste – est lacanien en deux occasions :
d’une part quand il pose l’inconscient, d’autre part quand il analyse le

1. Lacan vise ici Georges Mounin, qui venait de faire paraître, dans La Nouvelle Revue française du
1er janvier 1969, son article « Quelques traits du style de Lacan », où il émet en effet le regret que
« Lacan ait lu Saussure en diagonale » (Mounin, 1970 : 188).
146 Le linguiste et l’inconscient

langage et les langues comme systèmes structurés de différences. Il


cesse d’être lacanien précisément dans la mesure où la structure hypo-
thétique qu’il affecte à l’inconscient n’a pas pour modèle le langage.
Le bilan semble donc faible. Il doit être corrigé pour tenir compte
d’un phénomène qui est apparu clairement dans ce chapitre : c’est
l’analyse saussurienne du langage qui fournit à Lacan quelques-uns des
traits fondamentaux de la structure qu’il confère à l’Inconscient. Mais
en somme ici Saussure a cessé d’être lacanien : c’est Lacan qui se
révèle profondément saussurien.

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CHAPITRE VII

LE SEXE ET LA MORT DANS LE LANGAGE

Comme il a été dit dans l’Avant-propos, cet ultime chapitre se dis-


tingue fortement de tous les précédents. Il ne s’agit plus de repérer les
traits que peuvent avoir en commun le langage et l’inconscient. La
question qui est maintenant posée peut se formuler, très simplement,
de la façon suivante : comment le langage traite-t-il le sexe et la mort ?
Mais l’inconscient, me dira-t-on ? Est-il oublié dans la question
posée ? Dans un premier temps, il faut en convenir, il n’est pas direc-
tement pris en compte : ce sont les linguistes qui vont parler par ma
voix. Ils n’ont pas l’inconscient comme préoccupation immédiate. Mais
l’inconscient est obstiné. Se pourrait-il qu’il se fît jour de quelque façon
dans les structures linguistiques décryptées par les linguistes ? Voire,
peut-être, de façon plus inattendue, dans le discours même des lin-
guistes ? Ces deux problèmes, constamment sous-jacents, surgiront
d’eux-mêmes en plusieurs points : ce sera le moment de les évoquer
explicitement.
À la question posée une première réponse s’impose : le langage
– c’est-à-dire, ici, les langues en lesquelles il s’incarne – traite le sexe et
la mort en leur donnant des noms. Sans doute. Et, inévitablement, le
problème des noms conférés d’une part au sexe – et à tout ce qui
relève de la sexualité –, d’autre part à la mort ne sera pas totalement
absent de ce chapitre. Les deux secteurs du lexique ainsi identifiés pré-
sentent des spécificités notables : ils s’opposent entre eux, et se distin-
guent de la plupart des autres pans du lexique. Cependant ces spécifici-
tés, intéressantes, sont assez faciles à observer et à étudier.
Il en va autrement pour le statut des deux notions dans le système
morphologique des langues. C’est à ce problème de la morphologie du
sexe et de la mort – oserai-je, pour le second, le néologisme mortpho-
logie ? – que sera consacré l’essentiel de ce chapitre.
150 Le linguiste et l’inconscient

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est utile de poser quelques


points de terminologie.
Il existe dans les langues, dans toutes les langues, des systèmes de
classification qui répartissent les mots dans des classes différentes, par
exemple les noms et les verbes, pour choisir un exemple familier à
tous dans un grand nombre de langues. La classe des noms et la
classe des verbes se distinguent entre elles par le fait qu’elles sont
affectées par des catégories morphologiques, autrement dites grammaticales,
différentes : pour le nom, ces catégories sont, en français, le genre et
le nombre. On y ajoute parfois la catégorie de la détermination, qui
n’a toutefois pas le même type de manifestation formelle. Pour le
verbe, ce sont – toujours en français – la personne, le nombre, le
temps et l’aspect, le mode et la voix. La catégorie du nombre est
commune aux deux classes du nom et du verbe. Mais elle les affecte
de façon différente : de façon immédiate pour le nom, selon les carac-
tères quantitatifs de l’objet à désigner, sous l’effet de l’accord avec le
nom pour le verbe.
Les linguistes, à peu près tous les linguistes, ceux d’aujourd’hui et
ceux d’autrefois, s’accordent, en dépit de terminologies différentes, sur
le point suivant : les catégories morphologiques présentent toutes un
double aspect :
1 / Elles comportent des marques formelles qui distinguent les ter-
mes qu’elles affectent au niveau de la manifestation orale et, éventuelle-
ment, écrite : en français, un syntagme formé autour d’un nom mascu-
lin se distingue en général nettement d’un syntagme formé autour d’un
nom féminin : un étudiant travailleur / une étudiante travailleuse. Dans le
vocabulaire du Cours de linguistique générale de Saussure, qui reste d’usage
commode, cette composante manifeste des catégories grammaticales en
constitue le signifiant. On utilise parfois aussi le terme expression. On
recourt aussi au très vieux nom de forme, en dépit de son caractère trop
extensif.
2 / Elles comportent un aspect notionnel : dans l’exemple qui vient
d’être pris, l’élément notionnel est précisément la différence sexuelle.
Un étudiant travailleur marque normalement que l’étudiant visé est un
garçon, et s’oppose à une étudiante travailleuse, qui désigne forcément une
fille. Toutefois, le syntagme sous sa forme masculine peut, sous certai-
nes conditions, prendre un aspect « générique » et s’appliquer à une
population mixte : quand je dis un étudiant travailleur est assuré de réussir, la
population potentiellement visée est indifféremment masculine ou fémi-
nine. C’est que le masculin fonctionne comme genre indifférencié (mas-
Le sexe et la mort dans le langage 151

culin + féminin)1. C’est ce qui explique que l’accord de l’adjectif avec


un ensemble de noms masculins et féminins se fait au masculin : ce jeune
homme et cette jeune fille sont travailleurs. Pour cet aspect notionnel de la
catégorie morphologique on peut utiliser le terme saussurien de signifié,
qui s’oppose clairement au signifiant. On utilise avec la même valeur le
terme contenu, et le très vieux mot de sens, qui s’oppose alors à la forme.
On l’a compris : les précisions terminologiques qui viennent d’être
données ont fourni par elles-mêmes certains éléments de réponse à la
question posée. Il semble bien que dans une langue, le français, la diffé-
rence sexuelle donne lieu à une catégorie morphologique, celle qui reçoit
le très vieux nom de genre. Inversement il ne semble pas que l’opposition
entre la mort et la vie – ou entre le mort et le vif – soit formalisée, toujours en
français, par une catégorie morphologique. On ne trouve rien qui
marque au niveau du signifiant grammatical la différence entre un étudiant
vivant et un étudiant mort, au contraire de ce qui se passe selon que la per-
sonne visée est un homme ou une femme. Et qu’on n’aille pas alléguer les
oppositions du type corps/cadavre ou bistouri/scalpel : elles existent, certes,
mais ce sont des oppositions lexicales, et non pas grammaticales.
Avant d’entrer dans le détail des deux problèmes posés et de l’étendre
à d’autres langues, il est indispensable de rester encore quelques instants
dans la terminologie pour lever une ambiguïté relative au terme genre.
Le nom genre continue certes à désigner la catégorie morphologique.
Mais une ambiguïté s’est installée : il peut aussi être compris comme
signifiant ce que Irène Théry, dans un livre publié en 2007, appelle,
après bien d’autres, « le sexe social ». Je la cite, mais je pourrais citer
aussi bien toutes sortes d’autres références contemporaines, par
exemple celle de l’Organisation mondiale de la santé, qui dit exacte-
ment la même chose :
Jamais on n’a autant dit que le sexe est social. Un mot nouveau s’est même imposé
pour désigner ce sexe social, le « genre », traduit de l’anglais gender (La distinction de
sexe, 2007, p. 9).

Plus bas, dans le même livre, l’auteure précise :


Le terme nouveau de genre est apparu comme un outil formidable pour donner à
voir la dimension sociale de la différence des sexes et résumer d’un mot unique
tout ce qui concerne le masculin/féminin (ibid., p. 369).

1. Il convient d’insister sur cette notion de genre indifférencié, et de ne pas la confondre avec le
genre neutre : le genre indifférencié, qui en français comme dans beaucoup d’autres langues, a la
forme du masculin, recouvre et le masculin et le féminin. Le genre neutre, quand il existe, a des
formes spécifiques, et, comme son nom l’indique, n’est ni masculin, ni féminin.
152 Le linguiste et l’inconscient

Ambiguïté, ai-je dit ? À n’en pas douter, si on se fie au sens des


mots tels qu’ils sont utilisés aujourd’hui, en 2008. À condition toutefois
de prendre une précaution : précisément dans l’usage contemporain je
gage que dans une expression telle que « Genre et sexe : quel(s) rap-
port(s) ? » – c’est un titre très vraisemblable pour un article de revue ou
une communication à un colloque – l’interprétation grammaticale du
nom genre, qui reste évidemment possible, risque d’être souvent oubliée.
Personne, je le crains – sauf quelques obstinés grammairiens – ne pen-
serait plus à la catégorie morphologique en lisant cette formule dans les
conditions que je viens de suggérer1.
Quelques mots d’histoire du lexique. Revenons de vingt-cinq ans en
arrière, dans les années 1980. Dans notre expression « Genre et sexe :
quel(s) rapports ? », il n’y avait en ces temps encore proches aucun
risque d’ambiguïté. Le genre, il y a vingt-cinq ans, dans son opposition
au sexe, ce ne pouvait être que la catégorie grammaticale. Un indice
indiscutable : l’article genre du TLF, dans le volume 9, paru en 1981,
est, comme tous les articles de cet excellent dictionnaire, très complet
et très détaillé. Il ne comporte cependant aucune espèce d’allusion à
cet emploi du mot genre dans le sens de « sexe social ». C’est donc que
le nom genre a connu, depuis cette époque, une mutation sémantique
considérable, sur le mode de l’extension.
Il faudrait procéder à l’histoire de cette mutation. Pour l’ébaucher,
il est indispensable de poser quelques jalons sur l’histoire, ancienne et
récente, du mot.
C’est vraiment un très vieux mot que ce mot genre. Il représente en
français le latin genus, qui prend une forme en gener- à tous les cas autres
que le nominatif-accusatif singulier : ainsi s’explique la forme française
de genre, avec son [r] final. En ancien français le mot affectait, dans ses
premiers emplois (1124-1131) la forme gendre, sous l’effet de l’influence
analogique du verbe gendrer, qui subsiste dans engendrer. Bientôt refait en
genre, le mot avait déjà dans ces emplois très anciens l’un de ses sens
actuels : « sorte, type ».
Le nom genus du latin est du point de vue formel le pendant exact
du g@noV du grec. Les deux mots sont en effet construits l’un et l’autre

1. Je me laisse aller à donner une information anecdotique, mais néanmoins significative : lors
d’un colloque interdisciplinaire tenu en février 2008, j’avais effectivement donné à mon interven-
tion le titre « Genre et sexe : quel(s) rapport(s) ? » Mais j’ai constaté que les autres communica-
tions, sans exception, donnaient à genre le sens de « sexe social » : « De la différence des sexes aux
différences de sexe : les enjeux du genre », « La différence du sexe et du genre », etc. Pour éviter
la mauvaise interprétation de mon titre, j’ai ajouté à genre l’adjectif grammatical.
Le sexe et la mort dans le langage 153

sur une très vieille racine indo-européenne de forme gen-, qui donne
notamment au grec le verbe qui signifie « naître » et au latin celui qui
signifie « engendrer ». Cette racine gen- est complétée par l’une des
marques de la classe du nom, -oV en grec, -us en latin. Sous sa forme
grecque, le nom a fourni et fournit encore au français au fur et à
mesure des besoins, des mots aussi importants, à des titres divers, que
génétique, gène, génome, génocide, etc.
Pour le genre, c’est le mot sous sa forme latine genus qui a été utilisé en
français. Quoique pendant exact, du point de vue morphologique, du
g@noV grec, le genus latin n’a pas exactement le même inventaire de sens.
Il s’est notamment spécialisé dans deux sens spécifiques : le premier,
c’est le sexe au sens de « collectivité spécifiée par le sexe ». Le latin peut
ainsi parler de hominum genus virile ou muliebre, « le sexe masculin ou fémi-
nin de la population humaine ». Le second sens de genus, c’est le genre
grammatical, qui en latin comporte trois termes : le masculin, le féminin
et le neutre (étymologiquement : ne-uter, ni l’un ni l’autre). C’est cette
sexuation explicite de l’opposition mise en forme par la catégorie qui
explique le passage du sens « mondain » de « sexe » au sens linguistique
de « genre comme catégorie morphologique ».
En français, le mot genre a conservé une bonne part des sens de son
étymon latin genus, notamment le sens grammatical. Il en a ajouté pas
mal d’autres, par exemple celui qu’il prend dans la taxinomie botanique
ou zoologique. Il présente toutefois une originalité forte par rapport à
son étymon latin : jusqu’à une date très récente il n’a pas été utilisé
comme désignation de la notion de sexe. Il est vrai qu’on note, à date
très ancienne (aux alentours de 1200), quelques emplois de genre avec le
sens de « sexe ». Mais il s’agit de textes scientifiques directement traduits
du latin, où le nom genre ne fait que calquer le latin genus. Entre 1200 et
la fin du XXe siècle, genre n’a jamais été utilisé avec le sens de « sexe ».
Comment s’est installée la situation contemporaine, qui, en rupture
complète avec le passé du nom genre, permet de l’utiliser pour désigner
le « sexe social » ? Naturellement c’est l’effet d’un emprunt fait par le
français à l’anglais. La citation d’Irène Théry donnée plus haut le rap-
pelle. Les gender studies développées aux États-Unis à partir de la fin des
années 1950 ont eu pour effet, quand elles ont été connues en France,
de faire employer en français le nom genre avec le sens qu’elles don-
naient à gender. Je m’attarde encore un peu sur ces problèmes d’histoire
de la langue, et, ici, des langues, pour préciser quelques points.
Le nom anglais a la forme gender. D’où lui vient son -d- ? Pas du
latin, où il n’y a jamais eu de -d- dans le mot genus, generis. Il lui vient
154 Le linguiste et l’inconscient

de l’ancien français gendre, aperçu plus haut, auquel il a été emprunté à


date ancienne. On sait que c’est le cas d’un très grand nombre de mots
anglais, notamment dans les lexiques techniques.
Le mot gender a connu en anglais une évolution spécifique, assez net-
tement différente de son étymon français. Il s’est mis notamment à fonc-
tionner comme désignation du sexe, empiétant ainsi sur les emplois du
nom sex, emprunté au latin. Comment s’explique cette évolution particu-
lière ? Quoique je ne sois en rien spécialiste de l’anglais, ni même très
bon connaisseur de cette langue, j’ai jeté un coup d’œil sur quelques dic-
tionnaires et sur quelques travaux récents. Je n’ai rien trouvé qui expli-
quât clairement le phénomène. Je me hasarde donc, à mes risques et
périls, à une hypothèse, explication partielle de l’évolution ancienne du
terme anglais. La langue anglaise ne comporte pas à proprement parler
la catégorie du genre grammatical. Cela apparaît clairement à deux
indices incontestables. Le premier est lexical : contrairement à un dic-
tionnaire français, allemand, latin, espagnol, russe, etc., un dictionnaire
anglais ne comporte pas pour les noms l’indication « masculin, féminin,
éventuellement neutre ». Le second est syntaxique : on n’observe en
anglais aucun phénomène d’accord du déterminant ni de l’adjectif
épithète avec le nom. Cependant l’anglais connaît des oppositions de
formes pour les pronoms personnels de 3e personne : he pour les êtres
masculins, she pour les êtres féminins, it pour les êtres non sexués. Ces
différences de formes reçoivent le nom de gender. Mais on voit bien que
ces différences correspondent non à une classification linguistique des
noms, mais à la différence sexuelle des êtres qu’ils désignent : c’est sous
l’effet de ces emplois que le nom gender est passé de son sens grammatical
au sens biologique et/ou social de « sexe ». En somme l’évolution a été
inverse de celle qui s’est produite en latin : c’est le sens linguistique du
mot qui a exercé son influence sur son sens mondain.
Cette explication, que je livre à titre purement hypothétique, ne
peut de toute façon être que partielle. Il faudrait en plus tenir compte
des relations entre gender et sex, qui, naturellement, ne sont pas exacte-
ment semblables à celles qui s’observent en français entre genre et sexe.
Même si l’emprunt récent du sens anglais de gender tend, aujourd’hui, à
rapprocher les deux systèmes.
Resterait un dernier travail : dater l’acquisition du sens sexuel par
le mot genre dans l’usage français. Ce serait l’objet d’un minutieux tra-
vail d’enquête, en marge des préoccupations de ce livre. Je me suis
contenté de chercher les indices donnés par des titres d’ouvrages. Et
cette modeste recherche a eu des résultats surprenants. J’en cite quel-
Le sexe et la mort dans le langage 155

ques éléments. C’est dès 1968, aux États-Unis, qu’était publié l’illustre
ouvrage Sex and gender, de Robert J. Stoller. Cet ouvrage a été traduit
en français en 1978, mais sous le titre Recherches sur l’identité sexuelle.
Encore en 1989, le second livre du même Stoller, intitulé Presentations of
gender, est publié en français sous le titre Masculin ou féminin. Comme si
l’emploi du genre avec son sens anglais faisait encore difficulté au point
d’être écarté pour le titre d’un livre. L’ouvrage collectif dirigé par Luce
Irigaray Sexes et genres à travers les langues date de 1990. Le sens qu’il
donne à genre est exclusivement le sens linguistique. Il semble bien que
le premier ouvrage en français qui fasse apparaître dans son titre le
nom genre avec le sens de « sexe social » soit celui de Marie-Claude
Hurtig et Michèle Kail Sexe et genre, de la hiérarchie entre les sexes, paru
en 1991 aux Éditions du CNRS1. Mais cet ouvrage reprenait les com-
munications d’un colloque tenu en 1989. Il est donc vraisemblable que
l’emploi du mot genre avec le sens de « sexe social » était déjà commun
à ce moment chez les personnes spécialistes de ces problèmes. Quant
au premier emploi du mot avec ce sens, il est vraisemblablement
apparu dès 1978 dans l’ouvrage Recherches sur l’identité sexuelle. Il est peu
étonnant que le TLF publié en 1981, mais élaboré longtemps avant,
n’en ait pas tenu compte. À vrai dire, le Dictionnaire de l’Académie fran-
çaise, dans sa neuvième édition, dont le 2e tome est paru en 2000, ne
connaît toujours pas cette valeur sexuelle de genre.
On le voit : indispensable pour éclairer le sens du mot genre en fran-
çais, cette parenthèse sur l’histoire récente de ce détail lexical aura eu
l’avantage supplémentaire d’illustrer la façon dont le lexique s’est enri-
chi, de façon à la fois rapide et complexe, d’un terme nouveau pour
désigner le sexe. Ce n’est pas seulement l’inventaire des termes qui s’est
enrichi, c’est la structure du lexique, qui a fait apparaître, de façon
extrêmement rapide, une opposition jusque-là non formalisée, celle du
sexe comme catégorie biologique (sexe) et du sexe comme catégorie
sociale (genre), non sans quelque dommage pour l’ancien sens de genre,
qui subsiste, certes, comme nom de la catégorie morphologique, mais
non sans risque d’ambiguïté. Ainsi fonctionne la diachronie : sous l’effet
de processus inconscients, qui agissent sans souci des fonctions de com-
munication affectées aux langues. C’est du moins ainsi que je com-
prends ce qu’en dit Saussure (Saussure, CLG et Arrivé, À la recherche de
Ferdinand de Saussure).

1. L’ouvrage de Thomas Laqueur, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, est paru
en 1992.
156 Le linguiste et l’inconscient

GENRE GRAMMATICAL ET SEXE DANS LES LANGUES

Il devient désormais possible d’en venir en toute clarté à l’examen


du problème morphologique, en commençant par le genre.
Je le ferai de la façon suivante :
1 / Dans un premier temps, je jetterai un coup d’œil sur la
catégorie du genre dans les langues où elle existe et sur les catégo-
ries qui ont une fonction comparable dans les langues où elle n’existe
pas.
2 / Dans un second temps, j’en viendrai aux problèmes spécifiques
du français. C’est en effet sur le français qu’il sera le plus aisé d’obser-
ver les relations complexes qui s’observent entre la différence des gen-
res et la différence sexuelle.
Les Français et francophones « natifs » sont à ce point habitués à la
répartition des noms, de tous les noms, sans aucune exception, entre les
deux genres masculin et féminin qu’ils ont tendance à considérer cette
répartition des noms en deux groupes comme « naturelle » et néces-
saire. Quand ils apprennent des langues étrangères, ils rencontrent
généralement, dans les langues qui leur sont le plus souvent enseignées,
des répartitions du même type : l’espagnol, le portugais et l’italien se
comportent en gros comme le français, avec des noms masculins et
féminins ; l’allemand, le russe, le latin et le grec ancien ne se distin-
guent du français que par la présence d’un neutre, qui étonne assez
peu les francophones, précisément dans la mesure où il est défini, néga-
tivement, comme le genre de ce qui n’est ni masculin, ni féminin : en
somme, l’essentiel est conservé. L’anglais devrait les étonner davan-
tage : car, comme on vient de l’apercevoir, l’anglais ne comporte pas la
catégorie du genre au sens qui lui est donné pour les langues que je
viens de citer. Toutefois, l’anglais dispose, pour certains pronoms et,
dans des conditions différentes, pour les déterminants possessifs, d’une
opposition qui marque le sexe de la personne désignée, et oppose les
animés aux non-animés. Le résultat est que la distinction de sexe ainsi
opérée est parfois interprétée comme un phénomène d’accord avec le
nom, qui se trouve par là affublé d’un genre. Il devient alors possible
d’effacer presque entièrement la différence entre l’anglais et les langues
effectivement munies d’un genre : c’est ce que font beaucoup de gram-
maires de l’anglais, qui consacrent un chapitre au « genre » des noms
Le sexe et la mort dans le langage 157

anglais, ce qui est, du strict point de vue linguistique, extrêmement


contestable1.
En somme, les francophones vivent dans un univers linguistique où
les noms sont répartis en deux catégories. Ces deux catégories sont
opposées, traditionnellement, par les adjectifs masculin et féminin, qui
font allusion, de façon aussi explicite que possible à la différence
sexuelle. Cette terminologie est très ancienne : les grammairiens latins
l’ont traduite littéralement de leurs maîtres grecs, chez qui elle avait,
sous d’autres signifiants, exactement le même sens. Et les langues étran-
gères que les francophones apprennent communément ne viennent pas
mettre en cause gravement cet univers linguistique, puisque la seule
langue – l’anglais – qui s’écarte assez fortement du modèle familier leur
est décrite d’une façon telle que la différence est estompée.
Et pourtant, ce type de répartition des noms est loin d’être le seul. Je
passe d’abord sur un fait évident : pour qu’il y ait répartition des noms
en catégories, il faut qu’il existe des noms, distincts des autres classes, et
notamment des verbes. Or cette distinction des noms et des verbes n’a
pas dans toutes les langues l’évidence formelle qu’elle a en français et
dans les langues indo-européennes : elle est parfois difficile à faire (en
chinois), voire impossible (dans certaines langues amérindiennes). Il va
sans dire que dans ces langues le problème des genres ne se pose pas. Le
problème du sexe dans le langage s’y pose d’une tout autre façon.
J’en viens aux langues qui distinguent fortement les noms des autres
classes grammaticales. Comment répartissent-ils ces noms ? Et d’abord
les répartissent-elles ? Dans un premier temps, on distinguera deux
types de langues.
1 / Dans de nombreuses langues, l’inventaire des noms n’est tout
bonnement soumis à aucune classification grammaticale. On a aperçu
tout à l’heure que c’était, à strictement parler, le cas de l’anglais.
Cependant, comme on vient de voir, l’anglais distingue les pronoms
personnels de la 3e personne ainsi que les déterminants possessifs selon
le sexe de la personne désignée, ce qui détermine des retombées sur les
noms eux-mêmes. Il existe des langues où ces retombées sont impossi-
bles : non seulement elles ne distinguent pas de genre pour les noms,
mais encore elles utilisent la même forme pour les pronoms personnels,

1. Je saisis cette occasion pour prendre mes distances avec le gros livre de Greville Corbett, Gender,
publié en 1991. J’apprécie la documentation, la plupart du temps de première main, sur quelque
200 langues, mais je suis en désaccord la plupart du temps avec les positions de l’auteur, notam-
ment sur le problème du genre en anglais et sur la morphologie du genre en français.
158 Le linguiste et l’inconscient

quel que soit le sexe de la personne désignée. Pour illustrer de façon


spectaculaire ce phénomène, Damourette et Pichon dans leur Essai de
grammaire de la langue française observent que le titre du roman de George
Sand Elle et lui ne peut être traduit littéralement en hongrois, car elle et
lui ont pour équivalent le même mot, le monosyllabe ö (Essai, t. Ier,
§ 306, p. 362). Ce phénomène s’observe aussi en finnois (un seul mot,
hän, pour elle et lui) et dans les autres langues finno-ougriennes. Toute-
fois, les mots ö et hän s’emploient exclusivement pour les humains : on
emploie un autre pronom pour tous les autres noms. Des phénomènes
du même type s’observent dans de nombreuses autres langues, qui ne
sont pas toutes historiquement apparentées, comme le sont le finnois et
le hongrois.
Comment décrire ce phénomène d’indifférenciation sexuelle ? Faut-
il penser que les hongrois et les finnois ne conceptualisent pas linguisti-
quement la différence sexuelle ? À coup sûr non : dans le lexique, ils
utilisent des noms différents pour désigner l’homme et la femme, le mâle et
la femelle, le frère et la sœur1, etc. sans toutefois leur conférer des compor-
tements morphologiques différents. C’est que la différence sexuelle n’est
pas retenue dans leur langue comme critère de classification morpholo-
gique. Quand il est nécessaire de spécifier la différence sexuelle, on
recourt non à la grammaire – défaillante – mais au lexique, qui fournit
des éléments d’information, ou à la situation d’énonciation, qui en
fournit d’autres.
À vrai dire d’ailleurs, l’indifférenciation des pronoms quant au sexe
des personnes visées ne devrait pas étonner fondamentalement les fran-
cophones. En effet les pronoms français de la première et de la
deuxième personne présentent le même phénomène : hommes et fem-
mes disent le même je et adressent le même tu à leur interlocuteur, quel
que soit son sexe, ce qui doit laisser pantois d’étonnement les sujets
parlant le khasi (en Inde), le thaï, le koasati (langue amérindienne de
Louisiane) ainsi que de nombreuses langues sémitiques : ces langues en
effet distinguent entre deux je et deux tu, respectivement masculins et
féminins (Hagège, La structure des langues, p. 96). En français, la situation
d’énonciation lève l’équivoque, encore qu’il soit possible, dans certains
cas, de laisser planer le doute sur le sexe de tu, voire – par exemple
dans l’énonciation écrite – sur le sexe de je : il suffit d’éviter tout phéno-

1. Une telle distinction n’a rien de constant : le malais confère le même signifiant, sudara, indiffé-
remment au « frère » et à la « sœur ». Dans ce cas, c’est le lexique même qui néglige la différence
sexuelle.
Le sexe et la mort dans le langage 159

mène apparent d’accord. Qui vous dira si le je qui a écrit je suis pauvre et
triste est un homme ou une femme ?
Les adjectifs pauvre et triste, « épicènes », masquent le phénomène de
l’accord. Il serait marqué à l’écrit dans je suis gaie ou affligée, à l’oral et à
l’écrit dans je suis furieuse. Toutefois, l’accord en genre des adjectifs avec
je et tu présente une particularité. Comme je et tu ne comportent pas la
catégorie du genre, l’accord se fait non pas sous l’effet d’une contrainte
grammaticale, comme c’est le cas quand c’est un nom qui impose l’ac-
cord, mais par référence directe au sexe de la personne qui parle ou à
laquelle il s’adresse.
2 / Il semble cependant que l’absence de taxinomie morphologique
de l’inventaire des noms soit représentée dans un moins grand nombre
de langues que le phénomène inverse : leur répartition entre un certain
nombre de catégories. Ici, il est indispensable d’ouvrir une seconde
dichotomie, et de faire allusion – rapidement – à une distinction
importante, quoique toujours très problématique : celle des langues à
classes1 et celle des langues à genres. Le problème a donné lieu à des
débats complexes et forcenés, qui ont pu faire dire à certains que le
français est une langue à classes ! Ou à annuler la différence entre genre
et classe. Je me contenterai, très sommairement, des approximations
suivantes :
1 / Les classes, dans les langues qui comportent ce type de caté-
gorie, sont généralement nombreuses : 7 en kisie (langue des confins de
la Guinée, de la Sierra Leone et du Libéria, voir Milimouno, « Genre
et classes dans les langues à classes d’Afrique », 1989), 17 en kirundi
(langue bantoue, voir Mel’cuk et Bakiza, « Le problème des classes en
kirundi », 1987), 25 en poular du Fouta-Djalon (en Guinée), et jus-
qu’à 40, selon Claude Hagège (La structure des langues, 1982), en nasioi
(langue des îles Salomon). Hagège cependant signale que le taos (au
Mexique) ne comporte que 3 classes. En revanche, les genres sont peu
nombreux : jamais moins de deux, par définition – sinon on retombe
dans le cas des langues sans classification des noms – et jamais plus de
trois, du moins dans la terminologie la plus courante.
2 / Les classes comportent des marques explicites et régulières, sous
la forme, généralement, de préfixes ou de suffixes. Un exemple simple
est fourni, en kirundi, langue du Burundi, précisément par l’opposition

1. On se gardera de confondre cet emploi du mot classe pour désigner une catégorie nominale de
celui qui a été employé au début du chapitre quand il s’agissait de distinguer la classe des noms de
celle des verbes.
160 Le linguiste et l’inconscient

de ces deux mots : le nom de la langue présente la racine -rundi pré-


cédée de la marque préfixale ki- de la classe VII, où sont rangés, entre
autres, les noms de langues. Le nom du pays utilise la même racine,
mais affectée par le préfixe bu- de la classe XVI, qui accueille, entre
autres, les noms de pays.
Quant aux genres, ils ne comportent pas toujours de marques
constantes : en français, si le masculin étudiant se distingue morpholo-
giquement du féminin étudiante – comme beaucoup de « couples »
comportant un masculin et un féminin – il existe de très nombreux noms
dont l’aspect formel ne permet nullement de repérer le genre. Un
exemple spectaculaire est donné par les couples d’homonymes dont l’un
est masculin et l’autre féminin : un page, une page, le mousse, la mousse, le vase,
la vase, etc. Damourette et Pichon en énumèrent des dizaines. C’est
qu’en français, la forme d’un nom ne permet de l’identifier comme
masculin ou féminin que dans un nombre de cas limités, par exemple
ceux des suffixes du type -ier, -age, -ement, etc. pour le masculin -ade, -aille,
-esse, etc. pour le féminin. Même dans la graphie, le -e « muet » final
n’est en rien indicatif du genre pour les noms : il y a à peu près autant de
noms masculins que de noms féminins terminés par -e « muet » (47 % de
masculins, 53 % de féminins). C’est ce qui explique les très nombreux
cas d’hésitation sur le genre des mots, y compris de la part des gens les
plus cultivés et des linguistes professionnels (abaque, agrume, alluvion, alvéole,
autoroute, etc.). Une situation comparable se rencontre en allemand,
compliquée par l’existence du neutre, qui affecte certains noms animés :
das Kind (l’enfant), das Mädchen (la jeune fille), das Weib (la femme). Dans
d’autres langues, notamment les langues romanes autres que le français,
certaines régularités sont observées. Mais elles ne sont jamais dépour-
vues d’exception : l’espagnol mano est féminin, en dépit de son -o final,
généralement interprété comme marque de masculin. Dès le latin, la
marque -a, fréquente pour une série de noms féminins, n’en caractérise
pas moins d’assez nombreux noms masculins.
3 / L’investissement sémantique des classes n’est pas toujours totale-
ment transparent. Dans certaines langues, l’appartenance aux classes
est déterminée d’après certains traits perceptifs des objets signifiés :
objets longs, ronds, plats, pointus, ces qualités pouvant donner lieu à
des appréciations métaphoriques pas toujours évidentes. En kirundi, les
objets plutôt sphériques (l’œuf, la graine de sorgho, le soleil, l’ananas, le
sein, la fesse, etc.) sont dans la classe III. Cependant, la classe VII
accueille, à côté des noms des langues, ceux de l’épi de maïs, de la
ville, de l’animal, et du gros chat ; la classe XVI comprend, en plus des
Le sexe et la mort dans le langage 161

noms de pays, les noms de l’amitié, de la barbe, des fourmis en collecti-


vité et du pelage, sans qu’il soit toujours possible d’apercevoir d’une
façon absolument claire les traits sémantiques qui peuvent être com-
muns à tous ces noms. En revanche, le contenu notionnel des catégo-
ries de genre paraît, à première vue, à peu près homogène : en français
par exemple, il semble bien au premier abord que l’opposition du mas-
culin au féminin corresponde grossièrement, pour les animés, à la diffé-
rence sexuelle. Mais on voit dès maintenant, par les précautions que je
dois prendre et les limitations que je dois apporter à mon énoncé que
les choses, sans doute, sont plus complexes.
4 / Après l’énumération de ces différences entre classes et genres, il
faut noter un trait commun : classes et genres déterminent des phéno-
mènes d’accord, qui se manifestent de façon différemment extensive
selon les langues. Le nombre des types de mots qui sont affectés par
l’accord varie entre les langues, de même que le caractère plus ou
moins explicite des marques de l’accord.
Qu’en est-il dans les langues à classes de la différence sexuelle ? Il
semble bien que le trait sémantique de la différence sexuelle n’a pas
une place privilégiée dans l’inventaire des classes. Ni en kirundi, ni en
kisiei il n’existe de classes fondées sur le sexe des êtres désignés par les
noms. Comme en finnois ou en hongrois, la différence sexuelle ne
trouve à se dire qu’au niveau du lexique, et non de la grammaire.
Avant d’envisager la situation spécifique du français, il est utile de
remarquer que les genres eux-mêmes ne sont pas dans toutes les lan-
gues fondés sur la différence sexuelle. Une distinction très fréquem-
ment utilisée pour répartir les noms en genres est celle de l’animé
actif au non-animé passif. C’était notamment le cas en indo-européen.
Cette distinction se complète, dans d’autres langues, par des différen-
ciations des animés par exemple entre raisonnables / non raisonnables
(langues caucasiennes), ou supérieurs/inférieurs (langues dravidiennes).
Les taxinomies de ce type posent dans ses langues des problèmes inté-
ressants de répartition des humains entre raisonnables et déraisonna-
bles, supérieurs et inférieurs. L’indo-européen – mais il n’est pas le
seul dans ce cas – a choisi au sein de l’opposition animé / non-animé,
la différence sexuelle : d’où l’opposition d’un neutre (en principe non
animé, mais il y a des exceptions) à un animé, réparti entre masculin
et féminin. Quand j’aurai dit que l’évolution diachronique a, pour
certaines langues indo-européennes, notamment les langues romanes
et parmi elles le français, fait disparaître le neutre, en ne lui laissant,
parfois, que quelques infimes traces, je serai en mesure d’aborder, à
162 Le linguiste et l’inconscient

titre d’exemple, le problème du contenu notionnel de la catégorie du


genre en français.
On vient de le voir : les catégories grammaticales sont pourvues d’un
signifié, même si ce signifié n’est pas toujours livré immédiatement à
l’observateur. Nous voici donc affrontés à un problème important : quel
est le signifié, le contenu notionnel de la catégorie du genre en français ?
J’ai une opinion sur le problème. Mais ce n’est qu’une opinion, peut-être
déterminée, de façon obscure, par des facteurs idéologiques ou incons-
cients, dans lesquels le fait que je m’inscris dans l’un des deux sexes a
vraisemblablement sa part : il y aurait une étude intéressante à faire – à
ma connaissance, elle n’a été qu’ébauchée – sur les différences entre les
opinions émises sur le problème par les hommes et par les femmes. Quoi
qu’il en soit je ne chercherai pas à infliger mon opinion, je n’en ferai
même pas explicitement état : je traiterai le problème en présentant,
classées, les opinions généralement émises par les linguistes.
1 / Premier type d’opinion : le genre est dépourvu de contenu, c’est
une catégorie « vide ». Sa fonction est strictement syntaxique : assurer
la cohérence de l’énoncé par les phénomènes d’accord. Cette opinion
n’est pas très fréquente, mais il est cependant facile, à peu près à toute
époque, d’en trouver des représentants : je pourrais en citer plusieurs.
Je me contente de celui-ci, remarquable par son assurance :
On admettra sans peine que la distinction de genre n’a pas pour fonction d’expri-
mer une quelconque distinction d’ordre notionnel, ni même de rendre effective la
partition du lexique (Richard Renault, « Genre grammatical et typologie linguis-
tique », 1987, p 105).

Quelle est alors la fonction du genre ? S’appuyant sur certaines


remarques, à mon sens mal comprises, de Hjelmslev, l’auteur avance
qu’il constitue un « indice de concordance » dans le discours. Il est évi-
dent que le genre a effectivement la fonction, par l’accord, d’établir
l’homogénéité syntaxique du discours. Ce phénomène entraîne souvent
des conséquences pour l’interprétation référentielle de l’énoncé : dans
la phrase Isabelle est travailleuse, Paul est paresseux : elle réussira, il ne réussira
pas, l’accord en genre des pronoms personnels elle et il permet de repé-
rer les noms qu’ils représentent. Ce repérage se ferait autrement et
serait peut-être plus difficile en hongrois ou en finnois, puisqu’on utili-
serait le même mot pour il et elle. Le genre français a donc une fonc-
tion syntaxique. Est-ce à dire qu’il n’a que cette fonction, et qu’il est
dépourvu de contenu notionnel ? Il y a de nombreux contre-
arguments, de valeur inégale. Je n’en citerai que deux.
Le sexe et la mort dans le langage 163

D’abord cette opinion prend strictement à contre-pied la termino-


logie grammaticale, qui, depuis la nuit des temps – ou, en tout cas,
depuis les grammairiens grecs et latins (sans parler des autres...) – nous
dit que les genres masculin et féminin ont quelque chose à voir avec la
différence sexuelle. Il faut donc pour soutenir cette opinion penser que
depuis deux millénaires et demi la terminologie dit obstinément
quelque chose de faux.
Ensuite, l’opinion du genre dépourvu de contenu pose la catégorie
du genre comme faisant, elle seule, exception au fait, reconnu de tous,
que les catégories linguistiques sont pourvues d’un contenu. Personne,
à ma connaissance, n’a jamais soutenu que les catégories du nombre
ou du temps sont dépourvues de contenu. Pourquoi donc y aurait-il
une catégorie, une seule, qui ferait exception ?
2 / Second type d’opinions : celles des linguistes qui reconnaissent à
la catégorie du genre un contenu. Mais ils sont en désaccord sur la
nature de ce contenu. On observe deux possibilités.
2 .1 / Pour certains, le genre n’a pas de relation privilégiée avec la
différence sexuelle. L’opinion n’est pas aussi rare qu’on pourrait le pen-
ser : Damourette et Pichon, en leur temps, l’ont débusquée chez de
nombreux auteurs. On la trouve par exemple, à propos du français,
chez l’excellent grammairien danois Knud Togeby, dans la Structure
immanente de la langue française (1965, p. 141-144). À la suite notamment
de Louis Hjelmslev – cette fois bien compris – (« Animé et inanimé,
personnel et impersonnel », 1956-1971), il assure froidement, comme si
c’était une évidence absolue, que le masculin a pour contenu la
« concentration », le féminin l’ « expansion ». Il appuie cette opinion
sur les cas où la féminisation d’un nom masculin lui confère une valeur
augmentative (sablier, sablière ; poudrier, poudrière).
Là encore, les contre-arguments sautent aux yeux. Il existe, c’est
vrai, des cas où le féminin a une valeur augmentative. Mais il existe de
nombreux cas où il a une valeur diminutive : c’est ce qu’on observe
dans les couples camion, camionnette, cigare, cigarette, amour, amourette, etc.
ou, sans suffixe diminutif, bassin, bassine. Il semble que ce soit le cas le
plus fréquent, notamment quand on prend en compte, comme le fait
Milner (« Genre et dimension dans les diminutifs français », 1989) les
phénomènes d’opposition entre genres illustrés par les noms d’espèces
animales du type rat/souris. Je reviendrai plus bas sur les noms de ce
type.
D’autre part, Togeby ne peut échapper à l’évidence que, pour les
animés, l’opposition des genres signifie souvent la différence sexuelle. Il
164 Le linguiste et l’inconscient

se trouve donc en face du problème suivant : comment établir la rela-


tion entre concentration et masculin (je veux dire, ici, sexe masculin),
expansion et sexe féminin ? Problème ontologique, qui se trouve posé
en filigrane par sa théorie, mais sur lequel naturellement il se garde de
prendre position. Prudence raisonnable sur le plan philosophique,
certes, mais très fâcheuse pour la théorie linguistique qu’il cherche à
mettre en place...
On l’aura remarqué : ces deux premières classes d’opinions ont
pour trait commun d’exclure la différence sexuelle du champ du dicible
grammatical. Il y aurait lieu de s’interroger sur les origines – incons-
cientes, peut-être – de ce geste d’exclusion. Certains linguistes ne
seraient-ils pas amenés à ne pas admettre dans leur discours scienti-
fique le problème de la différence des sexes ?
2 .2 / J’en viens maintenant aux opinions les plus fréquentes : celles
qui affectent au genre le signifié de la différence sexuelle. Opinion
conforme, en somme, à celle que véhicule la terminologie. Est-ce à dire
qu’elle s’impose de façon évidente ? Elle se heurte d’emblée à deux dif-
ficultés, manifestées par les deux séries de faits suivantes :
— les non-animés ne sont par définition pas sexués. Comment, pour
ces noms, rendre compte de leur répartition entre masculins et
féminins ? En somme, pourquoi, en français – mais des exemples
du même type se rencontrent dans les langues qui comportent une
catégorie du genre de type comparable – le bassin est-il du masculin
et la bassine du féminin ? Est-ce le même problème que celui du
lapin et de la lapine ?
— même pour les animés, la correspondance entre genre et sexe est
loin d’être parfaite : comment s’explique cette discordance entre la
catégorie « naturelle », comme on dit traditionnellement, du sexe et
la catégorie linguistique du genre ? En somme, comment est-il pos-
sible qu’un homme soit une sentinelle, une recrue, une vigie et une femme
un mannequin ? Comment est-il possible de dire que Mme Cresson a été
la seule femme Premier ministre ? Et comment s’explique le fait qu’une
star, une vedette, une victime ou même une personne sont indifféremment
un homme ou une femme ?
Pour les non-animés, deux solutions sont possibles :
1 / On peut dire – on a effectivement dit – que le caractère sexuel
de la catégorie du genre est exclusivement réservé aux êtres animés.
Pour les non-animés, leur répartition est totalement arbitraire, et le
genre n’a, pour ces noms, qu’une fonction syntaxique.
Le sexe et la mort dans le langage 165

On voit d’emblée le contre-argument possible : cette théorie


implique la coupure de la catégorie : en gros, elle nous dit que l’opposi-
tion bassin/bassine n’a pas le même statut que l’opposition lapin/lapine,
en dépit du fait que du point de vue du signifiant, elle est marquée de
la même façon.
Elle se heurte en outre au contre-argument allégué plus haut, relatif
à la difficulté de concevoir une catégorie privée de contenu, même
quand ce caractère n’affecte qu’une partie de la classe affectée par la
catégorie.
2 / La seconde solution est plus pittoresque. Elle consiste à dire
que la valeur sexuelle de l’opposition des genres est pertinente pour
tous les noms, animés et non animés. Pour les animés, selon le critère
« naturel » du sexe. Pour les non animés, l’opposition sexuelle est méta-
phorique : ils sont métaphoriquement traités comme des êtres animés,
et le genre leur est attribué selon les traits masculin ou féminin que leur
attribue l’inconscient à l’œuvre dans la constante genèse de la langue.
Cette seconde solution est illustrée notamment par le célèbre Essai de
grammaire de la langue française de Damourette et Pichon. On a déjà
aperçu dans les chapitres précédents et au début de celui-ci la
silhouette de ce monstre dicéphale, et repéré qu’Édouard Pichon était
psychanalyste, explicitement reconnu par Lacan comme l’un de ses
maîtres – plus, à vrai dire, pour ses travaux grammaticaux que pour
ses publications en psychanalyse. La notion de genre est, dans
l’ouvrage des deux grammairiens, remplacée, de façon significative, par
celle de sexuisemblance, qui comme son nom l’indique est un sexe méta-
phorique. Le très important chapitre (t. Ier, chap. IV, pp. 355-423) que
les deux grammairiens lui consacrent vise à décrypter les motivations
qui déterminent la répartition métaphorique des non-animés entre les
deux termes de la sexuisemblance. Ces motivations relèvent selon eux
de l’énonciation du « locuteur » qui prend en compte le statut sexuel
de l’ « allocutaire » :

Dans le rapport de parole entre le locuteur et l’allocutaire, c’est la question du sexe


qui, comme dans tous les autres rapports sociaux, est primordiale pour les interlo-
cuteurs. Mais dans notre civilisation essentiellement amoureuse de la métaphore,
mode d’expression vivant et fécond, toutes les choses du monde extérieur apparais-
sent comme susceptibles de passer au locutif ou à l’allocutif, de devenir des person-
nes. C’est cette personnalité qu’exprime la sexuisemblance, en rangeant les choses
en deux compartiments que le locuteur conçoit respectivement l’un comme conte-
nant ce qui est semblable à lui, l’autre ce qui en est dissemblable (Essai, t. Ier,
p. 367).
166 Le linguiste et l’inconscient

Les deux auteurs ne le disent pas explicitement, tant, sans doute,


cela leur semble évident : les opérations qu’ils décrivent s’effectuent
non pas de façon consciente, mais dans l’inconscient du sujet parlant,
reconstruisant à chaque instant les catégories de sa langue.
S’ensuivent des morceaux de bravoure justement célèbres, par
exemple l’analyse du féminin du nom de la mer, étymologiquement
neutre en latin, ce qui aurait dû entraîner son passage au masculin en
français. Pour expliquer cette mutation insolite, les auteurs font inter-
venir explicitement – c’est assez rare dans l’Essai – des références
psychanalytiques :
Les psychanalystes nous assurent que, chez tous les peuples sur lesquels ont porté
leurs investigations, la mer est dans le rêve un symbole fréquent pour représenter la
mère. Ceci n’implique-t-il pas une tendance métaphorique à donner à la mer la
sexuisemblance féminine ? Cette tendance a dû être renforcée en français par l’ho-
mophonie entre le vocable mer et [la réalisation la plus ordinaire à l’oral] du mot
mère (Essai, t. Ier, p. 372).

Il faut cependant noter que les analyses de Damourette et Pichon


ne sont pas toujours dépourvues d’un certain antiféminisme, rendu à
mes yeux moins pernicieux par le fait qu’il est pleinement reconnu et
assumé comme tel, et prend même souvent des aspects très consciem-
ment ludiques et provocateurs. Attitude, je crois, assez rare à leur
époque (l’entre-deux-guerres), et qui s’écarte assez nettement de cer-
taines de celles, moins contrôlées ou plus sournoises, qui s’observent
encore aujourd’hui.
Il est sans doute impossible de trouver les éléments susceptibles de
valider pleinement les théories de ce type. Il apparaît cependant qu’il
est également difficile de les falsifier, contrairement à ce qui a été vu
pour les théories précédentes, qui se heurtent immédiatement à des
contre-arguments dévastateurs : je n’en connais pas pour les théories du
type Damourette et Pichon. En outre, il existe en leur faveur des indi-
ces assez forts : ce sont notamment les phénomènes bien connus de
personnification des êtres non animés ou des abstractions. La personni-
fication implique la sexualisation, et cette sexualisation se fait – sauf
exceptions rarissimes et acrobatiques – sur le modèle du genre gram-
matical. La Vérité et la Mort sont, en français, personnifiées sous l’as-
pect de femmes. Et l’on s’étonne toujours que le genre masculin du
grec q0natoV entraîne sa personnification sous la forme d’un homme :
ce qui oblige, dans les traductions françaises, à le transformer en Tré-
pas – ce qui, naturellement, change tout.
Le sexe et la mort dans le langage 167

Le cas des animés est rendu litigieux par la présence dans le lexique
de noms qui inversent le genre par rapport au sexe du référent.
Je laisse de côté le cas, pourtant fréquent, des animaux pourvus d’un
genre unique en dépit de leur différenciation sexuelle : on parle d’un
cachalot et d’une baleine sans tenir compte du fait qu’il y a des cachalots
femelles et des baleines mâles. L’existence pour une même espèce de deux
mots distinguant par le genre le mâle et la femelle est, selon Jean Dubois
(« Le genre dans les noms d’animaux », 1989), un fait exceptionnel : il n’y
a guère qu’une quarantaine d’espèces animales à bénéficier d’une telle
distinction, sur deux modèles : l’opposition morphologique du type
chien/chienne et l’opposition lexicale du type cerf/biche. Sur ces problèmes
de genre des espèces animales, Damourette et Pichon font des suggestions
intéressantes, notamment sur les oppositions qui s’observent entre des
espèces voisines, du type souris/rat, hibou/chouette ou grenouille/crapaud. Dans
la taxinomie zoologique naïve induite, notamment chez les enfants, par la
structure de la langue, les oppositions de ce type sont souvent interprétées
comme distinguant le mâle de la femelle. En général, le nom masculin
s’applique à l’espèce de grande dimension par rapport à l’autre espèce.
Le cas des discordances entre sexe et genre pour les humains est
également troublant pour l’étude des relations entre les deux notions.
Le phénomène le plus intéressant est évidemment celui des fonc-
tions traditionnellement réservées aux hommes au moment où elles
viennent à être occupées par des femmes. Se pose alors le problème de
la féminisation des noms désignant ces fonctions, par exemple celle de
Premier ministre. Le problème a donné lieu, depuis une bonne vingtaine
d’années, à de nombreux travaux et à des débats parfois passionnés.
Sur ce problème je me contente de cinq observations très générales.
Pour éviter tout malentendu, j’indique à l’avance que des observations
de ce type sont parfois utilisées comme arguments pour ou contre les
projets de féminisation. Pour ma part, je les livre à l’état brut, sans me
soucier de l’utilisation qui peut en être faite.
1 / Le projet de donner une forme féminine à tous les noms de
métiers et de fonctions repose sur le postulat implicite qu’il doit y avoir
un isomorphisme absolu entre la réalité « mondaine » du sexe et la
catégorie linguistique du genre : aucune fonction ne doit être assurée
par une femme sans bénéficier d’un nom féminin. Ce postulat n’est pas
totalement appuyé sur les données de la langue, qui, on l’a vu plus
haut, inverse dans certains cas le genre par rapport au sexe (cas de la
sentinelle ou du mannequin) ou donne un nom masculin ou féminin à des
êtres de l’un ou l’autre sexe (cas de l’individu ou de la personne).
168 Le linguiste et l’inconscient

2 / Contrairement à ce qui est parfois dit, il n’y a pas de genre


neutre en français. Pour qu’il y en ait un, il faudrait qu’il y ait, comme
en latin ou en allemand, une forme spécifique pour des noms et, éven-
tuellement, des adjectifs neutres. Ce phénomène n’existe pas en fran-
çais, sinon à titre absolument résiduel dans l’adjectif archaïsant pis.
Cette forme s’oppose à la forme « épicène » pire, commune au masculin
et au féminin : l’état est encore pire / la situation est encore pire / c’est encore pis.
On le voit : cette ultime relique du neutre morphologique latin donne,
c’est une exception unique, une forme spécifique à l’adjectif accordé
avec un pronom non animé. Dans tous les autres cas, les pronoms non
animés déterminent l’accord au masculin, qui n’est donc pas un neutre,
bien qu’il s’applique à un non-animé. – On se gardera de confondre le
problème du genre neutre avec celui du genre indifférencié, posé
page 150, note 1.
3 / Contrairement à ce qui est parfois dit, il n’y a pas d’obstacles
spécifiquement linguistiques à la féminisation des noms de métiers ou
de fonctions – de même qu’il n’en existe pas à la masculinisation des
noms de métiers traditionnellement féminins : l’exemple traditionnel est
celui de la sage-femme. Les seuls obstacles sont de caractère idéologique.
En somme, rien de linguistique n’interdit de dire que Mme Cresson reste
la seule femme à avoir été Première ministre. Naturellement se pose la ques-
tion de savoir pourquoi on ne le dit pas – et, dans la foulée, de se
demander qui est le on qui ne le dit pas.
4 / Le donné linguistique lexical, n’est pas, comme on le dit trop
souvent, totalement rebelle à l’intervention concertée de la volonté
humaine. Certes, cette intervention se heurte souvent à de graves obs-
tacles : on en a eu pour preuve, en 1990-1991, la virulence des opposi-
tions autour des projets – pourtant extrêmement modérés – de réforme
de l’orthographe. Mais l’expérience quotidienne montre que les inter-
ventions sur le lexique, à condition d’être pesées avec attention, peu-
vent être efficaces. Sur le problème des noms de métiers et de fonc-
tions, des décisions gouvernementales sont intervenues pour
recommander l’emploi des formes féminisées. Ce sont les circulaires du
11 mars 1986, du 6 octobre 1998 et 6 mars 2000. Il existe en France
depuis 1999 un Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, publié sous
le titre Femme, j’écris ton nom. Des dispositions du même ordre sont
intervenues dans les autres pays francophones.
5 / À l’inverse du lexique, les structures morphosyntaxiques offrent
une résistance beaucoup plus énergique à toute velléité de réforme.
Ainsi, le caractère de genre indifférencié (voir plus haut) du masculin
Le sexe et la mort dans le langage 169

français n’a jusqu’à présent été contourné que par la généralisation des
formules vocatives du type Français, Françaises ou travailleuses, travailleurs,
qui se sont substituées, dans le discours politique aux précédents Fran-
çais et travailleurs. Cependant, la propriété du masculin, ici masquée au
niveau du discours, subsiste dans les phénomènes d’accord, et ne pour-
rait y être annulée que par la manifestation redondante des éléments
accordés : ce jeune homme et cette jeune fille sont travailleur et travailleuse.
Avant d’en venir au problème de la mort et de son statut dans le
langage, je souhaite attirer tout particulièrement l’attention sur deux
points qui, quoique présents, sont sans doute restés pour une part
implicites dans ce chapitre.
Le premier a une portée très générale. Certains linguistes, à diffé-
rents moments de la réflexion sur le langage, ont émis l’opinion que la
catégorisation morphologique de l’opposition sexuelle n’est pas d’une
extrême utilité pour les fonctions de communication généralement
affectées aux langues. C’est un fait que la catégorie du genre semble
nettement moins utile à la communication que la catégorie du
nombre1. Les langues qui en sont privées ne semblent pas en éprouver
de graves inconvénients. On entend même souvent chanter les louan-
ges de l’anglais, qui a su éliminer le genre que lui avaient conféré ses
origines indo-européennes. Cependant, en dépit de cette fonctionnalité
contestée, la différence sexuelle donne lieu à une catégorisation mor-
phologique sous la forme du genre grammatical dans un nombre tout
compte fait important de langues. Elle y prend souvent une importance
considérable, au point d’influer, par sa terminologie, sur le lexique rela-
tif au sexe, comme on l’a observé à propos du latin, du français et de
l’anglais : c’est aujourd’hui le nom d’une catégorie grammaticale qu’on
donne au sexe ! On aperçoit la question à laquelle pourrait donner lieu
ce premier constat : comment s’explique cette propension d’un grand
nombre de langues à donner un statut linguistique si important à la
différence sexuelle ?
On retrouve ici le problème de l’éventuelle origine sexuelle du lan-
gage qui a longuement intéressé Freud, notamment dans la suite de
Hans Sperber, déjà évoqué dans le chapitre I. Cependant Sperber,

1. La catégorie du nombre, qui marque, à tout instant du discours, la quantité des objets désignés,
fonctionne d’une tout autre façon que le genre : un nom est, dans les conditions normales, pourvu
de façon constante d’un genre, mais est apte, selon les circonstances, à prendre la forme des deux
(ou plus de deux) nombres présents dans la structure morphologique de la langue. La catégorie du
nombre n’est, certes, pas universelle. Elle semble cependant plus rarement absente dans les lan-
gues que ne l’est celle du genre.
170 Le linguiste et l’inconscient

d’une façon qui continue à m’étonner, ne fait pas intervenir dans son
argumentation le problème grammatical du genre. Il se contente du
lexique, dans des conditions qui sont évoquées avec lucidité par Lacan :
Que des mots dont la signification était primitivement sexuelle aient fait tache
d’huile jusqu’à recouvrir des significations très éloignées ne veut pas dire pour
autant que tout le champ de la signification soit recouvert (Le Séminaire, Livre VII :
L’Éthique de la psychanalyse, p. 197).

C’est en effet ce que pose Sperber : le lexique des langues était ori-
ginellement limité à la désignation de ce qui était en relation avec le
sexe. Dans un déluge – pittoresque, érudit et, il faut l’avouer, souvent
presque convaincant – de références empruntées à de nombreuses lan-
gues, l’auteur décrit l’extension progressive des métaphores qui ont fait
« tache d’huile » en dehors du domaine sexuel pour générer l’entier du
lexique des langues. Et il énumère avec délectation les restes, non négli-
geables, qu’il repère, essentiellement dans les langues germaniques, de
cette signification originellement sexuelle des mots. Je laisse aux lec-
teurs francophones (et éventuellement autres...) le soin de trouver des
exemples du phénomène dans leur langue : ils ne manquent dans
aucune d’elles.
Le deuxième point à observer est au contraire limité, puisqu’il n’a
été allégué ici que sur un problème français et francophone. On
observe sur le problème de la féminisation des noms de métiers et de
fonctions le déchaînement de passions fortes. Les exemples foisonnent
dès que l’actualité met le problème à l’ordre du jour. On voit la ques-
tion que peut amener à poser ce constat : d’où vient la violence de ces
passions ?

LA MORT DANS LES LANGUES ET LE LANGAGE

Qu’en est-il de la mort dans le langage ? La question est complexe.


Elle mérite d’être posée successivement sous les deux formes suivantes :
1 / Qu’en est-il de la mort dans le système grammatical des lan-
gues ?
2 / Qu’en est-il de la mort dans le lexique des langues ?
Sera-t-il possible d’utiliser les éléments de réponse donnés à ces
deux questions pour en poser une troisième : celle du statut de la mort
dans l’inconscient du langage ?
Le sexe et la mort dans le langage 171

La mort dans le système grammatical des langues

Contrairement à ce qu’on vient de voir pour la différence des sexes,


il ne semble pas que l’opposition entre les êtres vivants et morts soit
prise en compte sous forme de catégorie morphologique dans aucune
langue. Elle ne se confondrait évidemment pas avec l’opposition de
l’animé au non-animé : des mots tels que homme, femme, animal relèvent
de l’animé, même quand les réalités qu’ils désignent sont des êtres
morts. Caillou, chariot, feu, philosophie relèvent du non-animé, et ne sont
donc nullement concernés par l’opposition de la vie à la mort.
Rien n’empêche cependant d’imaginer une langue qui connaîtrait
à titre de catégorie morphologique l’opposition de la vie à la mort.
Dans cette langue, les noms homme et femme changeraient de catégorie
selon que l’homme ou la femme dont on parle est vivant ou mort, exac-
tement comme on fait en français pour le nom ministre selon qu’il
s’agit d’un homme (le ministre) ou d’une femme (la ministre). Mais
aucun des inventaires réalisés sur un très grand nombre de langues ne
fait état d’un phénomène de variation morphologique selon le critère
de la vie opposée à la mort. Je m’appuie ici à la fois sur le livre très
ancien de Raoul de la Grasserie (1906) et sur celui, beaucoup plus
récent, de Greville Corbett (1991). Aucun des deux ne signale aucune
langue comportant un tel phénomène. Est-ce à dire qu’il n’est repré-
senté dans aucune langue ? C’est ce qu’il est impossible de dire en
toute certitude, compte tenu à la fois du nombre des langues (de
l’ordre de 6 000) et du peu de connaissance qu’on a d’un grand
nombre d’entre elles.
Admettons-le cependant, sous réserve de corrections qui ne pour-
raient être que mineures : la mort n’est pas présente en tant que telle
dans l’inventaire des catégories morphologiques. Une exception appa-
rente semble représentée dans certaines langues amérindiennes : Raoul
de la Grasserie fait état de l’utilisation de noms différents pour désigner
le frère ou la sœur selon que les parents de la phratrie sont vivants ou
morts. Toutefois cette opposition n’a pas pour effet de ranger les noms
opposés dans deux catégories différentes : il s’agit d’un phénomène
lexical et non grammatical.
Le français de son côté présente un phénomène marginal qui peut
être considéré comme constituant une marque grammaticale affectée à
un être humain mort. Il s’agit du mot feu, adjectif archaïsant s’appli-
quant à une personne morte. Cet adjectif, qui a pour étymon le latin
172 Le linguiste et l’inconscient

fatutum, « touché par le destin », a une double particularité : d’une part


il peut, d’une façon absolument insolite, se placer devant l’article.
D’autre part il ne prend pas la marque du féminin quand le nom
devant lequel il est placé est féminin : Feu la mère de Madame (titre d’une
pièce de Feydeau). Il existe des exemples où l’adjectif défunt présente le
même phénomène : défunt Maman (Eugène Sue). Ce double phénomène,
qui enfreint de façon absolue les règles syntaxiques et morphologiques
de la langue, confère à l’adjectif l’accord au masculin avec un nom
féminin : c’est l’unique trace en français d’une spécificité morpho-
logique conférée à la personne touchée par la mort. Cette marque n’est
apparente que pour les femmes, dont le nom cesse de déterminer
l’accord au féminin de l’adjectif. Dans ce seul cas, le genre masculin
accède au statut de genre de la mort.
L’adjectif feu est propre à déterminer quelques menus délires.
Lacan n’y échappe pas. Il commence, très raisonnablement, par
remarquer que « l’inconscient se soucie plus du signifiant que du
signifié ». Et, conformément à ce postulat, il laisse vagabonder le
signifiant de feu :
Feu mon père peut y [dans l’inconscient] vouloir dire que celui-ci était le feu de
Dieu, voire commander contre lui l’ordre de : feu ! (Écrits, p. 570).

Mais l’exception constituée par l’adjectif feu est un phénomène au


plus haut moins marginal. Elle n’entame en rien le fait général que la
mort ne trouve à peu près aucune place dans la structure grammaticale
des langues.
Un ultime exemple de cette absence est fourni par le statut du verbe
vivre. Il a tous les comportements des verbes imperfectifs : l’action que ces
verbes désignent est présentée comme susceptible de se prolonger sans
limitation de durée. C’est pour cette raison qu’en français ils prennent
généralement, aux temps composés, l’auxiliaire avoir, à l’inverse des
verbes perfectifs, qui s’accommodent le plus souvent de l’auxiliaire être.
En somme, le verbe vivre dans son comportement grammatical ne tient
pas compte de l’échéance de la mort. Il en va de même pour tous les
verbes imperfectifs ayant normalement un sujet humain : nous sommes
censés penser, souffrir, travailler, sans aucune limitation de durée, même
pas celle de la mort. Ainsi, dans les structures grammaticales du fran-
çais – et, à ce qu’il semble, de nombreuses autres langues – la mort
n’existe pas : nous sommes grammaticalement immortels.
Le sexe et la mort dans le langage 173

La mort dans le lexique des langues

On observe sur ce point le phénomène inverse de celui qui vient


d’être décrit pour les structures grammaticales : les langues disposent
d’un inventaire extrêmement étendu de mots pour désigner la mort
et, surtout, l’acte de mourir. On prendra pour exemple le français. Il
est certain que toutes les langues fourniraient des données du même
type.
Le verbe mourir est sans doute celui des verbes français qui dispose
du plus grand nombre de « synonymes », évidemment approchés,
comme tous les synonymes. Un Dictionnaire des synonymes fournit pour
mourir 38 substituts. Vivre n’en a que 14. Encore plusieurs d’entre eux
ont-ils le sens d’habiter : j’habite à Paris ou je demeure à Paris sont en effet
des substituts possibles de je vis à Paris. Est-ce à dire que habiter et demeu-
rer sont des « synonymes » de vivre ?
Parmi les « synonymes » de mourir, plusieurs sont originellement des
euphémismes. Ils ont tendance à perdre rapidement leur valeur euphé-
misante : c’est notamment le cas pour décéder et disparaître. D’autres
insistent sur différents aspects spécifiques de la mort : crever, en principe
réservé à la mort des animaux, s’applique aux humains avec une valeur
dépréciative. Trépasser comporte une valeur religieuse, en présentant la
mort comme le passage dans un autre monde. Périr, qui est avec dispa-
raître le seul de ces verbes à se construire aux temps composés avec
l’auxiliaire avoir, insiste sur la cessation des activités de la vie.
Si l’on se réfère à un récent Dictionnaire du français en liberté, on ne
trouve pas moins de 103 mots ou expressions pour mourir, alors que
vivre est, selon ce dictionnaire, entièrement privé de tout équivalent
« argotique, populaire ou familier ». Les intentions euphémisantes se
marquent ici par la formation d’expressions plus ou moins pitto-
resques ou amusantes du type de casser sa pipe ou avaler son bulletin de
naissance.
Il existe cependant une exception notable à cette prolifération lexi-
cale : il manque généralement un mot pour désigner le cadavre déjà
putréfié, mais non encore réduit à l’état de squelette. Bossuet est sans
doute imprudent d’évoquer, négativement, la totalité des langues. Il a
cependant l’appui du latin, car il ne fait, dans sa glorieuse assertion,
que citer un auteur latin :
Le corps prendra un autre nom, il deviendra, dit Tertullien, un je ne sais quoi qui
n’a de nom dans aucune langue (Sermon pour le jour de Pâques de 1685).
174 Le linguiste et l’inconscient

On voit cependant que ce n’est pas la mort, en ce point, qui ne


trouve pas de nom. Ce n’est qu’un objet dégradé par la mort.
À cette exception près, c’est la prolifération qui règne pour la dési-
gnation de la mort, comme si se constituait une compensation au fait
qu’elle est absente des structures grammaticales.
Il convient cependant de corriger cette remarque par le fait que
cette prolifération trouve, paradoxalement, son origine dans le phéno-
mène de tabou qui touche le nom de la mort : il faut bien trouver un
substitut au mot interdit, au risque évident de le faire aussitôt tomber à
son tour dans l’interdit. Ce phénomène, qui prend des aspects diffé-
rents selon les sociétés, a été étudié dans le chapitre IV.

La mort dans l’inconscient du langage

On vient d’apercevoir par les données grammaticales qui ont été


présentées plus haut que la mort, au contraire du sexe, est occultée par
les structures morphologiques des langues. Ce phénomène troublant
trouve peut-être son origine dans le fait que l’inconscient ne connaît
pas la mort. Freud y insiste à plusieurs reprises :
Dans l’inconscient il ne se trouve rien qui puisse donner un contenu à notre
concept d’anéantissement de la vie [...] Quelque chose de semblable à la mort n’a
jamais été vécu ou bien n’a laissé, comme l’évanouissement, aucune trace déce-
lable (Inhibition, symptôme et angoisse, in Œuvres complètes, t. XVII, p. 246).

D’où vient cette impossibilité pour l’inconscient de représenter la


mort ? L’explication est suggérée dans Le Moi et le Ça :
[L’angoisse de mort] pose à la psychanalyse un difficile problème, car la mort est
un concept abstrait au contenu négatif, pour lequel il ne peut être trouvé de cor-
respondance inconsciente (Le Moi et le Ça, in Œuvres complètes, t. XVI, p. 300).

Ainsi c’est parce qu’elle est un « concept abstrait au contenu néga-


tif » que la mort n’a pas de statut dans l’inconscient. L’inconscient,
Freud y insiste notamment dans L’interprétation des rêves, en est réduit,
pour exprimer tant bien que mal des contenus négatifs, à des tours de
passe-passe compliqués et alambiqués : c’est que, fondamentalement,
« l’inconscient ne connaît pas la négation ». D’une certaine façon, c’est
ce que Freud retient de l’enseignement de Carl Abel, évoqué dans le
chapitre I : l’identité des contraires – qui sont souvent des contradictoi-
res – suppose la non-existence de la négation, et par là de ce concept
entre tous négatif qu’est la mort. Freud va d’ailleurs jusqu’à faire surgir
Le sexe et la mort dans le langage 175

dans la conscience la plus élaborée la possibilité de l’absence de la


mort :
Notre biologie n’a pu encore décider si la mort est le destin nécessaire de tout être
vivant ou bien si elle n’est qu’un accident singulier, mais peut-être évitable, au sein
de la vie (« L’inquiétant », « Das Unheimliche », in Œuvres complètes, t. XV, p. 176).

Cependant, par un retournement qui n’est peut-être qu’apparem-


ment paradoxal, Freud en vient à donner la « pulsion de destruction »
comme origine de la négation :
L’étude du jugement nous donne accès à la compréhension de l’apparition d’une
fonction intellectuelle à partir du jeu des motions pulsionnelles primaires [...] L’af-
firmation – comme substitut de l’unification – appartient à l’Éros, la négation –
successeur de l’expulsion – à la pulsion de destruction (« La négation », « Die Ver-
neinung », in Œuvres complètes, t. XVII, p. 170).

Qu’on y prenne garde : il ne s’agit pas seulement de la négation


comme élément du jugement, mais, inséparablement, du « symbole de
la négation » : le non et le ne... pas du français, le nein – qui donne son
nom à la Verneinung, la négation – et le nicht de l’allemand.
Qu’on y réfléchisse un instant : que serait une langue qui ne dispo-
serait pas du « symbole de la négation » ? Une langue qui ne serait
jamais capable de mettre en cause la véracité d’aucune assertion ? Et
que serait le mode de pensée des hommes qui seraient prisonniers de
cette impossibilité ? On voit que la « pulsion de destruction » – qui
n’est qu’un autre nom de la « pulsion de mort » – est pour Freud à
l’origine d’une des composantes fondamentales du langage humain, et
par là de l’intelligence humaine.
Je prends clairement conscience, parvenu en ce point de mon livre,
que le modeste linguiste que je suis essaie, maladroitement, de se haus-
ser au-dessus de la chaussure – ne sutor supra crepidam – à laquelle il
devrait se borner. Mais, on l’a compris, je n’en suis plus à une impru-
dence près. Il se trouve d’ailleurs que dans cette ultime spéculation je
rencontre à la fois, après Freud, Lacan et Saussure.
C’est en effet Lacan qui, dans l’ « Introduction au commentaire de
Jean Hyppolite » – on se souvient que ce commentaire prend pour
objet l’article de Freud sur « La négation » – pose explicitement la
question de la relation entre mort et négation :
Ainsi la mort nous apporte la question de ce qui nie le discours, mais aussi de
savoir si c’est elle qui introduit la négation. Car la négativité du discours, en tant
qu’elle y fait être ce qui n’est pas, nous renvoie à la question de savoir ce que le
non-être, qui se manifeste dans l’ordre symbolique, doit à la réalité de la mort
(Écrits, pp. 379-380).
176 Le linguiste et l’inconscient

La portée de l’interrogation de Lacan est limitée au discours : c’est


dans le discours que la mort – si c’est bien elle – introduit la négation.
La réflexion de Saussure – précisément dans celles de ses compo-
santes qui sont reprises par Lacan – consiste à faire de la « négativité »
l’élément fondateur de la langue. Il est vrai que c’est, sans doute, dans
« L’essence double du langage » plutôt que dans le CLG qu’il pose dans
toute son austère rigueur le principe de la « négativité » :
La langue consiste donc en la corrélation de deux séries de faits :
1 / ne consistant chacun que dans des oppositions négatives ou dans des diffé-
rences, et non en des termes offrant une négativité en eux-mêmes ;
2 / n’existant chacun, dans leur négativité même, qu’autant qu’à chaque ins-
tant une DIFFÉRENCE du premier ordre vient s’incorporer dans une différence du
second et réciproquement (Écrits de linguistique générale, p. 73).

On le voit : chez Saussure la négativité n’est rien d’autre que ce qui


constitue la langue comme langue. On n’y rencontre une ombre de
positivité (on aura remarqué l’absence de ce terme en ce texte) que
dans le processus, indispensable, de l’ « incorporation » réciproque des
différences du « premier ordre » (celles des « signes », à comprendre à
cette époque comme les « signifiants ») dans celles du « second » (celles
des « significations », à comprendre à cette époque comme les
« signifiés »).
Qu’on rapproche maintenant le Saussure de « L’essence double »
du Freud de « La négation ». Si c’est bien la mort qui est à l’origine de
la négation, elle est, de ce fait, à l’origine de la langue et, nécessaire-
ment, du langage.

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INDEX DES NOMS

AVERTISSEMENT

On n’a relevé que les noms cités dans le texte et les notes de l’ouvrage, et non
ceux qui apparaissent dans les indications bibliographiques. Les noms composés en
caractères romains sont ceux des auteurs. On a composé en italiques les noms de
lieux et les noms de personnages.

Abel, Carl, 11, 13-16, 174. Cracovie, 21, 133.


Afghanistan, 85. Cresson, Édith, 164, 168.
Aicard, Jean, 85. Culioli, Antoine, 79, 111.
Alain, 3.
Alex[andre] (frère de Freud), 57, 61, 62, 64. Dakar, 54.
Annonay (gare d’), 53. Damourette, Jacques, 8, 11, 79, 93, 106,
Antoine, Gérald, 3. 109, 115-119, 131, 158, 160, 163, 165-
Anzieu, Didier, 45. 167.
Apollon, 62. Danon-Boileau, Laurent, 76.
Arrivé, Michel, 15, 17, 20, 30, 32, 36, 49, 63, Delacroix, Henri, 125.
80, 99, 114, 115, 125, 135, 144, 155. Delphes, 62.
Assoun, Paul-Laurent, 36. Descartes, René, 106.
Augustin, saint, 137. Dieu, 84-85, 87.
Auroux, Sylvain, 69-70. Dieu, Emmanuel, 22-25.
Authier-Revuz, Jacqueline, 69, 75. Dubois, Jean, 167.

Bakiza, Élie, 159. Emma, 42.


Bally, Charles, 30. Engler, Rudolf, 138-142.
Barazer, Claude, 40. Ernout, Alfred, 90-91.
Barcelone, 135. États-Unis, 153, 155.
Benveniste, Émile, 15, 36, 84, 92-94, 110-
112, 118. Feydeau, Georges, 172.
Bleuler, Eugen, 40, 41. Fliess, Wilhelm, 57.
Bonneval, 32, 48, 119. Fouettard, le père, 23-24.
Borillo, Andrée, 111. Fouta-Djalon, 159.
Bossuet, Jacques-Bénigne, 173. Francion, 85.
Breuer, Joseph, 9-11, 17, 65. Freud, Sigmund, 3, 4, 6, 7, 9-25, 29-50, 55-
Bruneau, Charles, 94, 119. 68, 69-87, 91, 93, 98, 102, 103, 114-116,
Brunot, Ferdinand, 94, 109, 119. 127, 132, 133, 135-141, 174, 175.
Burundi, 159.
Gandon, Francis, 144.
Carnap, Rudolph, 74. Gary-Prieur, Marie-Noëlle, 112.
Cecilie, Frau, 43, 65, 86-87. Genève, 35, 100.
Chomsky, Noam, 79. Grabbe, Christian-Dietrich, 22.
Cicéron, 144. Green, André, 29-32, 45-48, 79.
Corbett, Greville G., 157, 171. Greenberg, Valerie, 16.
Costes, Alain, 41, 46-48. Guillaume, Gustave, 79, 94, 106-108.
180 Le linguiste et l’inconscient

Guillermit, Louis, 3. Miller, Jacques-Alain, 64.


Guinée, 159. Milner, Jean-Claude, 73, 79, 111, 128, 135,
163.
Haeckel, Ernst, 22. Miriam, 25.
Hagège, Claude, 36, 70, 83, 84, 158. Moignet, Gérard, 109.
Haillet, Pierre, 30. Mounin, Georges, 145.
Hamlet, 18-19, 21.
Hatzfeld, Marjolaine, 49. Normand, Claudine, 110.
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich, 3.
Heidegger, Martin, 69. O, Anna. Voir aussi Pappenheim, Bertha, 9-
Heine, Heinrich, 38, 80. 11, 19.
Hjelmslev, Louis, 74, 79, 81, 162, 163. Œdipe, 4, 7, 22.
Hurtig, Marie-Claude, 155.
Hyppolite, Jean, 78, 175. Pappenheim, Bertha. Voir aussi O, Anna, 9-
11.
Ibsen, Henrik, 57. Perec, Georges, 126.
Irigaray, Luce, 155. Perret, Michèle, 110.
Pichon, Édouard, 8, 11, 36, 79, 93, 106, 109,
Jakobson, Roman, 90, 93, 110, 111. 115-119, 131, 158, 160, 163, 165-167.
Janet, Pierre, 10. Platon, 3.
Japon, 134. Plon, Michel, 10, 11.
Jarry, Alfred, 3, 4, 7, 22-25, 125. Pologne, 134.
Jespersen, Otto, 110.
Jocaste, 22, 24. R., Elisabeth von, 43.
Joyce, James, 91. Rank, Otto, 77.
Reik, Theodor, 17.
Kail, Michèle, 155. Renault, Richard, 162.
Kambakhsh, Perwiz, 72, 86. Rey-Debove, Josette, 69, 70, 74.
Kant, Emmanuel, 3. Richelet, Pierre, 31.
Kristeva, Julia, 34. Ripotois, Adolphe, 32, 83.
Rome, 106, 132.
Lacan, Jacques, 3-8, 11, 15, 18-21, 24, 31-32, Rosier-Catach, Irène, 74.
39, 41, 44-50, 57-58, 64-65, 69, 73-75, 78- Rosolato, Guy, 45.
79, 89-121, 125-146, 165, 170, 172, 175- Roudinesco, Élisabeth, 10, 11, 115, 125.
176. Ruwet, Nicolas, 110, 114.
La Fontaine, Jean de, 32.
Lagache, Daniel, 103, 105. Salomon (Îles), 159.
La Grasserie, Raoul de, 171. Sand, George, 158.
Laïos, 22. Saussure, Ferdinand de, 2-5, 8, 14, 16, 20,
Laplanche, Jean, 32, 45, 48-49. 29-32, 35-36, 58, 62-63, 79, 81, 86, 90, 97,
Laqueur, Thomas, 155. 99, 125-146, 150, 155, 175, 176.
Lasker, Eduard, 60-62, 64. Saussure, Raymond de, 17, 29-30.
Lassalle, Ferdinand, 60-61, 64. Savin, Maurice, 3.
Leclaire, Serge, 32, 65. Schreber, Daniel Paul, 11, 16, 91, 93.
Lemberg, 21, 133. Seguy, Robin, 15, 16.
Lesage, Alain-René, 126. Shakespeare, William, 18, 21.
Libéria, 159. Sierra-Leone, 159.
Lopes, Marcos, 13, 15. Sirius, 70.
Sophocle, 22, 25.
Martin, Robert, 111, 112. Sorel, Robert, 85.
Maurin des Maures, 85. Sperber, Hans, 13, 14, 16, 91, 169-170.
Meillet, Antoine, 90-91. Starobinski, Jean, 4, 62, 63, 135, 144.
Mel’cuk, Igor, 159. Stekel, Wilhelm, 13.
Merleau-Ponty, Maurice, 143. Stoller, Robert J., 155.
Mexique, 159. Sue, Eugène, 172.
Milimouno, Marcel-Tamba, 159. Suenaga, Akatane, 135.
Index des noms 181

Tarsky, Alfred, 74. Van Tieghem, Philippe, 3.


Tausk, Victor, 42. Veken, Cyril, 125.
Tertullien, 173. Vienne, 17.
Théry, Irène, 151, 153. Vierge (la), 24.
Togeby, Knud, 163-164. Vilela, Izabel, 16, 49, 135.
Tokyo, 131.
Whitney, William Dwight, 137, 138, 141.
Ubu, 3, 22. Witggentstein, Ludwig, 69.
Wunderli, Peter, 135, 144.
Valas, Patrick, 45, 48.
Valdemar, Monsieur, 108. Zola, Émile, 61, 126.
INDEX DES NOTIONS

AVERTISSEMENT

On a composé en caractères romains les noms français de notions. Apparais-


sent en italiques les noms de notions empruntés à d’autres langues, les noms des
langues et groupes de langues ainsi que les mots français ou étrangers qui donnent
lieu à une analyse théorique.

Accompli, 103, 105, 106. Arithmétique, 1, 6, 8.


Accomplissement, 103. Article, 5, 15, 23, 95, 96, 98, 109, 126-130,
Accord (grammatical), 92, 103, 150-151, 154, 134, 140.
156, 159, 161, 162, 168, 169, 172. Articulation, 46, 47.
Accusatif, 152. Articulation (double), 20.
Acoustique (image —, voir aussi signifiant), 35, Aspect, 92, 102, 103, 106, 150.
36. Associatifs (rapports —), 139.
Acte, 85, 99, 101-102, 121. Asymbolique (aphasie —), 35.
Actif (animé —), 161. Augenverdreher ( « retourneur d’yeux » ), 42-43.
Active (voix —), 16-17, 24. Augmentative (valeur —), 163.
Adjectif, 24, 35, 37, 127, 138, 150-151, 159, Autodidasker, 7, 39, 43, 55, 57, 59-64, 67, 81,
168, 171, 172. 82, 86.
Alchimie, 19. Autonymie, 6, 7, 35, 69-87, 138.
Algèbre, 6, 77. Autonymique (connotation, modalisation —),
Algorithme du signe, 4, 5, 58, 135. 48, 71-72, 80.
Allemand, 2, 10, 11, 13, 14, 16, 18, 32, 38, 91, Autre, 102, 114.
93, 109, 118, 154, 156, 160, 168. Auxiliaire, 172, 173.
Allocutaire, 165.
Allocutif, 165. Bejahung, 115, 116.
Alphabet, 98. Blasphème, 72, 84-86.
Altérité (énonciative), 30.
Ambiguïté, 107, 108, 151, 152, 155. Ça, 31, 56.
Amérindiennes (langues —), 158, 171. Cacophonie, 111.
Anagramme, 4, 14, 61-64, 86, 144. Calembour, 57.
Analyste, 1-2, 8, 11, 17, 45, 101, 115. Castration, 92.
Anglais, 10, 11, 93, 110, 114, 118, 151, 153- Catégorie, 16, 150-153, 155, 159, 162-164,
154, 156-157, 169. 166, 169, 171-172.
Angoisse, 23, 118, 174. Caucasiennes (langues —), 161.
Animaux, 19-21, 163, 167. Censure, 57.
Animés (noms —), 160, 161, 164, 165, 167. Chaîne, 144, 145.
Antérieur (futur —), 105-106, 120. Charade, 24.
Anthropocentrisme, 136. Chiffre, 77, 78.
Antiféminisme, 166. Chinois, 157.
Antilacanisme, 32. Chose, 29-50, 53-68, 91.
Antithèse (voir aussi contraires (sens –)), 14. Citation, 76, 81-82, 95.
Aphasies, 12, 33-36. Classe, 150, 159-161, 165.
Arbitraire (du signe), 143-145. Comme (voir aussi par), 5, 96, 128, 130.
184 Le linguiste et l’inconscient

Communication, 19, 20, 79, 155, 169. Équivoque, 13, 20-21, 95, 100, 101, 108, 130.
Concentration, 163, 164. Erzefilisch, 81.
Concept (chez Saussure, voir aussi signifié), Espagnol, 154, 156, 160.
35-36. Esprit (mot d’—), voir aussi Witz, 132.
Condensation (voir aussi Verdichtung), 14, 39, Essaim, 144.
48, 59, 61, 63, 91. Étoffées (formes —), 131.
Conditionnel, 30. Être, 68, 86.
Conscience, 37, 43, 138-142. Étymologie, 90-91, 99, 103.
Consécutivité, 14, 63. Euphémisme, 83-85, 93, 173.
Contenu, 151, 162-163, 165. Exclamation, 92.
Contingence, 145. Expansion, 163, 164.
Contraires (sens —), 11, 13-16, 32, 174. Explétif (ne —), 8, 94, 112-113, 119, 131.
Contrepet, 91, 110. Expressif (ne —), 94, 119.
Coquille, 54, 55. Expression, 71, 72, 150.
Cure, 9-11, 17, 18, 21, 41, 97.
Famillionnaire, 38, 39, 60, 64, 80, 113.
Da ( « ici » ), 90. Fantasme, 23-24, 60.
Danois, 74. Feinte, 20-21, 133.
Darstellbarkeit (voir aussi figurabilité), 59. Féminin (genre et sexe —), 7, 23, 43, 60, 71,
Déclinaison, 131. 73, 150, 151, 153-157, 160-161, 163-164,
Défini (art. —), 15, 95, 96, 126, 129, 130. 166-169, 172.
Défini (passé —), 106. Féminisation (des noms), 163, 167, 168,
Défunt, 172. 170.
Déplacement, 48, 59, 61, 66. Feu, 171-172.
Déponents (verbes —), 103. Figurabilité (voir aussi Darstellbarkeit), 59.
Descriptif (inconscient —), 37, 134, 140, Finnois, 158, 161, 162.
142. Finno-ougriennes (langues —), 158.
Désir, 65, 67, 106, 114, 119, 120. Forclusif, 115, 117.
Déterminant (du nom), 154, 156, 157. Forclusion (voir aussi Verwerfung), 93, 115-
Déterminant (dans l’écriture hyéroglyphique), 117.
13. Forme, 150-151.
Devinette, 37. Fort ( « là-bas » ), 90.
Diachronie, 20, 91, 99, 121, 142, 143, 145, Français, 8, 11, 16, 55, 89, 91-93, 102-121,
155, 161. 131, 151-154, 156, 160-169, 171-174.
Dictionnaire, 81, 152, 154.
Différence, 104, 141, 142, 146, 150-152, 156, Gender, 151-154, 157.
157, 163-164, 169, 176. Genre, 71, 73, 150-170.
Diminutifs (noms —), 163. Genus, 152-153.
Diminutive (valeur —), 163. Glose, 76, 82, 86.
Discordance, 93, 113-115, 117-121. Glossématique, 74.
Discordantiel, 115, 121, 131. Grammaire, 2, 3, 6, 8, 16-17, 89-121, 131.
Discours, 15, 17, 19, 75, 81-82, 97-99, 101- Graphe, 106, 113, 114.
103, 133, 162, 169, 176. Grec, 2, 92, 93, 113, 118, 152, 153, 156.
Discours courant, 47, 101. Grundsprache, 11, 93.
Disque ourcourant, 47, 101. Guillemets, 48, 71-73.
Doute (dans le rêve), 77.
Dravidiennes (langues —), 161. Hapax, 55.
Hasard, 20.
Écriture, 13, 77, 92, 98, 132, 133. Hâte en logique, 120-121.
Embrayeur, 103, 110-114. Hiéroglyphes, 13-14.
Enchantement, 18. Homonymes (noms —), 79, 82, 160.
Énoncé, 92, 110-111, 113, 114, 117-119. Homophonie, 25, 38, 65, 84, 91, 100, 101,
Énonciation, 18, 46-47, 92, 105, 109-114, 160, 166.
117-120, 131, 165. Hongrois, 158, 161, 162.
Épicène (adjectif —), 159, 168. Hypnose, 10.
Épithète (adjectif —), 154. Hystérie, 43, 65, 86.
Index des notions 185

Ich, 109. Littéral (sens —), 4, 23, 43, 55, 61, 65, 85,
Immortalité, 172. 114.
Imparfait, 94, 106-109. Littérature, 3, 6, 7, 18, 21-25, 91, 100, 126.
Imperfectifs (verbes —), 172. Locuteur, 72, 74, 165.
Impossibilité, 71, 82, 83, 85, 87. Locutif, 165.
Inconscience, 135, 139, 141.
Inconscient, 1-2, 4-6, 8-25, 29-50, 53-68, 69- Magie, 18-19, 35.
87, 89-121, 125-146, 149-176. Maistollmütz, 55, 81.
Indéfini (art. —), 5, 95, 98, 127-130, 140. Majuscule (lettre —), 36, 54, 55, 66.
Indicateur, 103, 110, 111. Malais, 158.
Indicatif, 103, 110, 111. Masculin (genre et sexe —), 71, 150-151,
Indifférencié (genre —), 150, 168. 153-157, 160, 161, 163, 164, 166-169, 172.
Indo-européen, 152, 161. Masculinisation (des noms), 168.
Indo-européennes (langues —), 157, 161, 169. Masochisme, 16-17, 23.
Interdiction, 82-84, 87, 174. Maternelle (langue —), 10, 93, 100.
Interrogation, 92. Mémoire, 37, 132.
Intersubjectivité, 101. Mensonge, 24-25, 133.
Italiques (caractères), 71. Mention, 73.
Italien, 38, 156. Merdre, 4.
Métadiscours, 80.
Metajezyk, 74.
Japonais, 129, 131-133.
Métalangage, 5-7, 21, 35, 64, 69-87, 94.
Je, 47, 102, 105-107, 109-112, 114-115, 119-
Métalangue, 80.
120, 158-159.
Métaphore, 16, 17, 48, 92, 94, 96, 98, 110,
Jurement, 85. 165, 170.
Métarêve, 78.
Khasi, 158. Métasémiotique, 21, 75, 76.
Kirundi, 159-161. Metasprog, 74.
Kisie, 159, 161. Métathèse, 14.
Koasati, 158. Mimique, 72.
Kun-yomi, 132. Minuscule (lettre —), 54, 55.
Mischwort, 38.
Lalangue, 70, 93, 95, 100, 130-131, 134, 145. Mnésique (image, reste, trace —), 34, 37, 44.
Lallation, 100. Mode (du verbe), 102, 150.
Langage, 4-25, 29-50, 69-87, 89-121, 125- Moi, 56, 109.
146, 149-176. Mondain (sens —), 71, 84, 153, 154.
Langage-objet, 78, 80. Morphème, 117.
Langue, 10-11, 13, 89, 92-93, 97-100, 118, Morphologie, 8, 89, 109, 149-152, 156-170,
121, 130, 132, 136, 143, 145, 150, 153, 171-172.
166, 171, 176. Mort, 8, 18, 23-25, 82-84, 87, 108, 149, 166,
Langue fondamentale (voir aussi 169, 170-176.
Grundsprache), 93. Mortphologie, 149.
Lapsus, 29-30, 39-40, 56, 117, 132. Mot, mots, 18-19, 29-50, 53-68, 69-87.
Latente (conscience —), 139. Mot (dans l’inconscient), 7, 44, 48, 53-68, 81.
Latin, 2, 90-92, 118, 152-154, 156, 168, 169. Mot-valise, 38.
Lettre, 6, 24, 39, 43, 54, 55, 62, 66-68, 77, Motus, 31.
78, 98, 100, 103, 133, 143. Moyenne (voix —), 16-17, 92, 103.
Lexique, 8, 70, 71, 149, 151, 152, 155, 158,
161, 168, 170, 171, 173-174. Nasioi, 159.
Linéaire (caractère — du signifiant), 14, 61, Négation, 25, 31-32, 73, 85, 92-94, 103, 114-
63, 86, 99, 143-144. 121, 174-176.
Linguiste, 1-2, 5, 8, 15, 30-31, 63, 69-71, 79- Négation (symbole de la —), 115, 118, 175.
82, 89, 97-101, 115, 117, 125, 129, 137, Negationssymbol, 115, 175.
139, 149-150, 164, 169, 175. Négative (valeur —), 36.
Linguistique, 3, 6, 13-15, 30-31, 46, 49, 63, Négativité, 175, 176.
71, 73-74, 95, 102, 129, 131, 136-137. Néologisme, 9, 55, 60, 64, 76, 81, 149.
186 Le linguiste et l’inconscient

Neutre (genre —), 150, 153, 154, 156, 160, Préconscient, 37, 41, 43-44, 46, 57-58.
161, 166, 168. Préfixe, 14, 32, 55, 56, 66, 127, 159-160.
Névrose, 9. Préposition, 96.
Nom, 18, 22, 23, 54, 62, 64, 66, 68, 70, 80, Présent, 105, 108, 109, 111.
82, 84-87, 91, 149-174. Prétérit, 109.
Nombre, 71, 150, 163, 169. Primaire (processus —), 43, 59, 60, 63, 64.
Nom propre, 38, 60-62, 64, 66, 83, 112. Prisonniers (les trois —), 108, 120-121.
Nominalisme, 24. Procès, 78, 105.
Nominatif, 62, 91, 152. Profane (analyse —), 6, 17-19.
Non animés (noms —), 161, 164, 165. Psychanalyse, 1, 3, 6-7, 9-10, 12-19, 21, 30-
Non-personne, 94. 31, 73, 102, 121-122, 130-131, 133, 135-
Norekdal, 55, 57, 81. 137, 174.
Psychoanalyse, 9, 11.
On-yomi, 132. Psychologie, 135.
Opposition, 90, 99, 131, 142, 143, 153, 161, Psychonévrose, 40.
163, 167, 171. Psychose, 116.
Optatif, 103. Pulsions, 16, 115, 175.
Organe (langage d’—), 42, 65. Punition, 83-86.
Orthographe, 62, 168.
Oubli, 38. R, 4, 32, 83.
Ouvre-bouteille, 113, 114. Rapport sexuel, 69, 94.
Récit de rêve, 4, 7, 53-68, 76, 78.
Par (voir aussi comme), 96, 130. Réel (le —), 116.
Paradigme, 99. Référence, 36, 61, 85.
PARA-écrivian, 7, 53-68, 81, 82, 86.
Référent, 35, 36, 38, 56, 61, 62, 83-86, 97,
Parfait, 106.
100, 110, 111, 167.
Parole, 10, 15, 18-19, 29-31, 36, 78, 97-99,
Refoulement, 16, 49, 50, 58, 116, 140.
101, 102, 121, 132, 143, 165.
Représentation de chose, 34, 44-46, 48, 58.
Partitif (art. —), 126.
Passé, 105. Représentation de mot, 33-34, 44-46, 48, 58.
Passif (non-animé —), 161. Rêve, 4, 7, 13, 25, 39, 43, 53-68, 75-78, 86,
Passive (voix —), 16-17, 24. 103, 114, 115, 132, 166.
Pastout, 130. Rêve-objet, 75-77.
’Pataphysique, 3. Romanes (langues —), 160, 161.
Perfectifs (verbes —), 172. Russe, 110, 154, 156.
Performatif (énoncé —), 17, 85, 101-102.
Performativité, 102. Sachvorstellung (voir aussi représentation de chose),
Personne (grammaticale), 53, 92, 94, 112. 45, 46, 48.
Personnels (pronoms —), 7-8, 131, 154, 157- Sadisme, 16, 23.
158, 162. Sado-masochisme, 23.
Personnification, 166. Schizophrénie, 40-43, 59, 86.
Phonème, 61, 90. Sémantique, 5, 36, 90.
Phonologie, 90, 103, 139. Sémitiques (langues —), 158.
Phrase, 57, 92. Sémiotique, 3, 5, 61, 84.
Pire, pis, 168. Sémiotique (objet —), 75, 77.
Plagiat, 126. Sens, 40, 55, 56, 61, 151-155.
Pleine (parole —), 101-102. Serment, 85.
Pluriel, 71, 129. Sex, 154.
Poésie, 24, 143. Sexe, 8, 43, 60, 149-170.
Polonais, 74. Sexualisation, 91, 166.
Polyphonie, 143. Sexuisemblance, 165-166.
Ponctuation, 92. Shifter, 103, 110-114.
Pôor(d)j’e-li, 65. Signe, 4, 5, 35-36, 63, 70, 86, 87, 90, 103,
Portugais, 156. 138, 176.
Possessifs (déterminants —), 156-157. Signifiant, 13, 14, 24, 25, 32, 35-36, 45, 47,
Poular, 159. 48, 50, 58, 61, 64, 65, 67, 70, 78, 86, 91,
Index des notions 187

94, 99, 101, 104, 121, 142, 145, 150, 151, Taxième, 117, 119.
172, 176. Temps, 7, 92, 103, 105-109, 150, 163.
Signification, 35-36, 61, 176. Ténues (formes —), 131.
Signifié, 13, 32, 35-36, 86, 111, 121, 142, Terminologie, 140, 150, 151, 163, 164, 169.
151, 162, 172, 176. Thaï, 158.
Signorelli, 38, 39, 60, 64. Topique (inconscient —), 140-142.
Silence, 6, 8, 32, 70, 110, 111, 135, 141, 142. Transfert, 41.
Singulier, 71, 128, 129. Triskel, 64.
Sonore (image —), 34, 36. Tu, 104, 111, 112, 158, 159.
Sophisme, 108, 120-121. Tutelrein, 55.
Spaltung, 113.
Sprachapparat ( « appareil de langage » ), 12. Univoque (communication —), 20.
Sprache ( « langue » et « langage » ), 13. Usage, 73.
Sprachwissenschaft, 13-14.
Structuralisme, 135. Verbe, 7, 24, 35, 92, 97, 105-109, 118, 150,
Structure, 41, 46, 47, 49, 89, 94-98, 100, 157, 172.
101, 118, 128, 133, 142, 146. Verbum, 97.
Stylistique, 3, 5. Verdichtung (voir aussi condensation), 14, 39, 63.
Subconscient, 134, 139. Verdrängung (voir aussi refoulement), 116.
Sublimation, 16. Véridique (parole —), 101.
Substantif, 23, 35, 37. Vérité, 101, 120, 133, 166.
Subtiles (formes —), 131. Verneinung (voir aussi négation), 41, 115, 175.
Suffixe, 67, 159, 160, 163. Verwerfung (voir aussi forclusion), 92, 116-117,
Sujet, 65, 92, 105-107, 109, 110-114, 119- 119.
121, 131, 136, 138, 143, 145, 166. Vide (parole —), 101, 102.
Suppositio materialis, 74. Vie, 151, 171.
Syllabe, 38, 39, 61, 73, 84, 98. Voix (active, passive, moyenne), 16-17, 150.
Symbole, 20, 42, 115, 166, 175. Voix (de l’être parlant), 19.
Symbolique (le —), 116. Vorstellungsrepräsentanz, 49-50, 58.
Symbolique (fonction —), 90.
Synchronie, 91, 99, 121, 142, 143. Witz, 39-40, 56, 90, 113, 132.
Synonyme, 71, 79, 173. Wort (voir aussi mot, mots), 18-19, 33, 48, 81.
Syntagmatique (axe, rapport —), 139. Wortvorstellung (voir aussi représentation de mot),
Syntagme, 99, 150-151. 34, 45, 46, 48.
Syntaxe, 20, 89, 92, 143, 162.
Système, 99, 100, 121, 136, 143, 146, 170. X, 23, 24.
Systémique (inconscient —), 140.
Yiddisch, 133.
Tabou, 18, 82-86, 174.
Talking cure, 10-11. Zauberei (voir aussi enchantement et magie), 18,
Taos, 159. 19.
Taxièmatique, 8. Zoologisme, 136.
FORMES SÉMIOTIQUES
COLLECTION DIRIGÉE PAR
ANNE HÉNAULT

Arrivé M., À la recherche de Ferdinand de Saussure


Arrivé M., Le linguiste et l’inconscient
Bertrand D., Fontanille J. (sous la dir.), Figures et régimes sémiotiques de la temporalité
Bordron J.-F., Descartes. Recherches sur les contraintes sémiotiques de la pensée discursive
Cadiot P. et Visetti Y.-M., Pour une théorie des formes sémantiques — Motifs, profils, thèmes
Coquet J.-C., La quête du sens — Le langage en question
Courtès J., Le conte populaire : poétique et mythologie (épuisé)
Darrault-Harris J. et Klein J.-P., Pour une psychiatrie de l’ellipse
Eagleton T., Critique et théorie littéraires. Une introduction (épuisé)
Eco U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin
Eco U., Sémiotique et philosophie du langage (2e éd.)
Eco U., Interprétation et surinterprétation (3e éd.)
Floch J.-M., Identités visuelles
Floch J.-M., Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les stratégies (4e éd.)
Floch J.-M., Une lecture de « Tintin au Tibet » (2e éd.)
Fontanille J., Sémiotique du visible — Des mondes de lumière (épuisé)
Fontanille J., Sémiotique et littérature — Essais de méthode
Geninasca J., La parole littéraire
Greimas A. J., Sémantique structurale — Recherche de méthode (3e éd.)
Greimas A. J., Des dieux et des hommes — Études de mythologie lithuanienne
Greimas A. J., La mode en 1830. De la lexicologie historique à la sémantique structurale
Groensteen T., Système de la bande dessinée
Hénault A., Les enjeux de la sémiotique (2e éd.)
Hénault A., Le pouvoir comme passion
Hénault A., Beyaert A. (sous la dir.), Ateliers de sémiotique visuelle
Hjelmslev L., Nouveaux essais
Landowski E., Présences de l’autre — Essais de socio-sémiotique II
Landowski E., Passions sans nom – Essais de socio-sémiotique III
Molinié G., Sémiostylistique
Pariente J.-C., Le langage à l’œuvre
Petitot-Cocorda J., Morphogenèse du sens. — I : Pour un schématisme de la structure
Quéré H., Intermittences du sens — Études sémiotiques (épuisé)
Rastier F., Sémantique interprétative (2e éd.)
Rastier F., Sémantique et recherches cognitives (2e éd.)
Rastier F., Arts et sciences du texte
Rastier F., Une introduction aux sciences de la culture
Vernant D., Du discours à l’action — Études pragmatiques
Visetti Y.-M. et Cadiot P., Motifs et proverbes. Essai de sémantique proverbiale
Zilberberg C., Raison et poétique du sens (épuisé)
Imprimé en France
par MD Impressions
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Octobre 2008 — No 54 686

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