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J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert (1960-1961), Seuil, Paris, 1991, p. 434.
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L’objet de la déception
Tout se vaut, toutes les choses se valent, tout est pareil. Que tout objet soit
indéfiniment substituable à un autre caractérise le rapport du sujet
mélancolique à la réalité et, plus précisément, à la valeur accordée à la réalité
qui, dans son cas, reste nulle. En effet, le mélancolique ne dénie pas la réalité
mais dénie qu’elle puisse avoir quoi que ce soit à faire avec lui ; autrement dit,
elle ne l’intéresse pas et, même, elle ne le concerne pas. Pour les autres, c’est très
bien, ils aiment des choses et ils ont des choses à faire. Mais moi, ça ne m’intéresse pas.
Différente du déni de la réalité, la figure mélancolique de la négativité vise bien
plus la qualité du rapport à la réalité que l’existence de celle-ci, en d’autres
termes, met en jeu la question de l’attribution plutôt que celle de l’existence.
C’est donc de l’intentionnalité qu’il s’agit au sens où le sujet refuse toute
proposition d’investissement, persuadé a priori de leur inanité3. Et, occupant
une place d’exception caractérisée par l’extrême lucidité dont il pense faire
preuve, le sujet mélancolique revendique une radicale solitude en comparaison
de tous les « autres » qui acceptent de verser dans l’illusion générale du sens.
Nous ne résistons pas à retranscrire, à ce propos, le rêve d’un patient sur ce
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W. Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens (1939) in Walter Benjamin, Charles Baudelaire, trad.
J. Lacoste, Payot, Paris, 1990, p. 200. On trouve encore la même citation plus condensée dans
Zentralpark : « Déduire l’aura comme projection dans la nature d’une expérience sociale parmi les
hommes : le regard reçoit une réponse. » (op. cit., p. 227)
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Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage La mélancolie. Études cliniques,
Anthropos, Paris, 2007 dont le chapitre IV traite de cette figure particulière de la négativité dans la
mélancolie que nous avons appelée « déni d’intention ».
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Op. cit., chapitre VIII, p. 105.
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Voir J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert, op. cit, p. 175.
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Voir S. Freud, « Névrose et psychose » (1924)
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J ; Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet (1956-1957), Seuil, Paris, 1994, p. 100-101.
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« Rien », XIe siècle. Du latin rem, accusatif de res « chose ». Féminin jusqu’au XVIe siècle, avec le
sens de « chose », on en trouve le masculin depuis le XVe ; il est devenu négatif au XVIe siècle avec
l’emploi de ne et pas.
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Le rien de l’impuissance
Comment le « je ne suis rien » du sujet mélancolique ne ferait-il pas alors
résonance avec le « manger le rien » de l’anorexique que Lacan évoque dans le
séminaire La relation d’objet et qui s’offre à l’enfant comme le seul recours pour
défier la toute-puissance maternelle dans le droit qu’elle se réserve d’accorder
ou non son amour ? Comme « le manger le rien » de l’enfant anorexique, le « je
suis le rien » (Ich bin das Nichts) du sujet mélancolique relève du plan
symbolique puisque « rien » réfère nécessairement à quelque chose – comme
nous l’évoquions plus haut - et qu’il répond alors, comme l’indique Lacan, à
« une satisfaction substitutive de la saturation symbolique ». Et de la même
façon, le désintérêt général mélancolique serait alors le « s’intéresser à rien »
symbolique face au réel qui transforme la réalité en une suite nécessaire de
leurres qui réduit le sujet à un état d’impuissance. Le négativisme remplit ici
toute sa fonction de mécanisme défensif face à la situation de déception
indéfiniment répétée qui caractérise la réalité et à laquelle le sujet mélancolique
refuse d’avoir affaire. Mais Lacan nous met en garde contre cette analyse trop
rapide du processus pathologique, qui porte essentiellement sur l’action mise
en œuvre, pour en reporter l’accent sur l’objet qui, parce qu’annulé
symboliquement avec le « rien », place l’autre, à son tour, dans une situation
d’impuissance. L’anorexique et le mélancolique parviennent ainsi à échanger
les rôles en réduisant l’autre à ce même état de dépendance dont ils ont pâti une
première fois et dont les effets constituent encore un danger. « On pourrait dire
un peu vite, écrit Lacan, et dire que le seul pouvoir que détient le sujet contre la
toute-puissance, c’est de dire non au niveau de l’action, et introduire ici la
dimension du négativisme […] ce n’est pas au niveau de l’action et sous la
forme du négativisme, que s’élabore la résistance à la toute-puissance dans la
relation de dépendance, c’est au niveau de l’objet, qui nous est apparu sous le
signe du rien. C’est au niveau de l’objet annulé en tant que symbolique, que
l’enfant met en échec sa dépendance, et précisément en se nourrissant de
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J. Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet, op. cit., p. 187.
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« Il s’agit de ce que j’appellerai, non pas le deuil, ni la dépression au sujet de la perte d’un objet, mais
un remords d’un certain type, déclenché par un dénouement qui est de l’ordre du suicide de l’objet. Un
remords donc, à propos d’un objet qui est entré à quelque titre dans le champ du désir, et qui, de son fait,
ou de quelque risque qu’il a couru dans l’aventure, a disparu. » (Le séminaire, Livre VIII : Le transfert,
op. cit., p. 459.)
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J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert, op. cit., p. 458.
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mélancolique - qui apparaît bien relever d’une privation - vers un temps plus
primaire, celui de la formation de l’image réelle qui donne la coloration à
l’investissement narcissique et, par conséquent, à la relation d’objet. Avant
même de s’apercevoir dans le miroir, le petit d’homme, au contact du premier
Autre, reçoit de celui-ci l’image qu’il portera en lui-même et qui le fera se
reconnaître parmi les humains. Sans pour autant qu’elle lui soit encore
singulière, cette impression de la forme humaine comportera déjà tout un lot
d’attributs (les indices de qualité) qui, en tant qu’éléments d’une expérience
vécue à son insu, celle du Nebenmensch, traceront les premiers frayages qui
conduiront au plaisir. La caractéristique de cette image réelle i(a), c’est qu’elle
ne pourra se laisser appréhender qu’à travers le reflet du miroir, autrement dit
sous une forme virtuelle, et que, dans cette réplique, elle perdra quelque chose
de son premier surgissement : l’objet (a).12 Et c’est sous la référence du manque
(x) qu’elle s’inscrira dans le miroir et y ménagera un point de fuite hors limite,
témoin du « toujours au-delà » du désir.
Deux hypothèses s’offrent alors concernant la formation de cette
organisation narcissique que recouvre la pathologie mélancolique selon qu’elle
se rapporte à l’image réelle ou à l’image virtuelle spéculaire. Concernant
l’image réelle, il s’agirait des plus grands troubles de l’organisation du moi
provoqués par de véritables carences desquelles on ne pourrait distinguer ce
qui relève du registre des soins vitaux de ce qui relève de celui du désir ; et le
découpage perceptif du monde s’en trouverait sans doute altéré. Quant à
l’image virtuelle, c’est à dire l’image à laquelle s’identifie le petit d’homme sous
l’assentiment de l’Autre, si elle dépend nécessairement des qualités de l’image
réelle, elle relève déjà du rapport à l’autre et de la dialectique du désir. En effet,
face à l’image du miroir, le petit d’homme va s’apercevoir que, non seulement
l’Autre maternel reste rivé à cet au-delà qui manque à l’image, mais encore que
la maîtrise du corps maternel lui échappe dans l’impuissance qu’il ressent à
pouvoir le diriger. Ainsi, au-delà de l’objet qu’il figure pour la mère, apparaît à
l’enfant « cette forme que l’objet d’amour est pris, captivé, retenu, dans quelque
chose que lui-même, en tant qu’objet, n’arrive pas à éteindre – à savoir une
nostalgie, qui se rapporte au propre manque de l’objet d’amour. »13
L’expérience spéculaire est donc essentiellement transitive, et l’image offre à
l’enfant ce point de tension laissé en blanc qui la fait à la fois s’animer et animer
les autres. C’est aussi, avec les marques sensorielles originelles propres à
l’image réelle – qui entreront déjà dans la structure signifiante de l’inconscient
(les Vorstellungen primitives) -, ce point de tension insaisissable qui organisera
notre perception en un découpage radicalement singulier de
Vorstellungsrepräsentanzen. Et c’est, précisément, ce découpage qui semble faire
12
Voir à ce propos notre article « Le narcissisme et la question de l’originaire », Psychanalyse, 9.
13
J. Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet, op. cit., p. 176.
9
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Voir J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII : Le transfert, le chapitre XXIV : L’identification par « ein
einziger Zug ».
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Voir à ce propos notre analyse d’Ivanov de Tchekhov dans « Ivanov ou la mélancolie sans défense »,
LEXI/Textes 7 (Revue du Théâtre National de la Colline), saison 2003-2004, L’Arche, Paris.
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J. Lacan, Le séminaire, Livre V : Les formations de l’inconscient (1957-1958), Seuil, Paris, 1998,
p. 245.
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du regard indéfiniment dépassé ? Ou bien encore que cet objet assumerait à son
tour cette fonction d’écran reprise à la réalité ? Dans la mesure où la venue au
regard de l’objet exige une découpe de l’espace et un travail de composition, on
pense tout naturellement à l’élaboration d’un paysage ou, plus généralement, à
celle d’un tableau. Et l’on connaît ces exemples célèbres de compositions
picturales pour lesquelles l’artiste demande à ce qu’elles soient contemplées
dans l’obscurité, uniquement éclairées par derrière à l’aide d’une petite lumière
destinée à diriger le regard sur un objet particulier du tableau. C’est alors
autour de cet objet « irradiant » que s’organisera tout le contexte perceptif17.
Cette illustration didactique de la fonction de l’objet qui, à la fois, se fait voir et
fait voir le monde, montre bien cette alternative entre les deux figures possibles
de la contemplation selon que l’objet se détache de son contexte ou bien, au
contraire, selon qu’il y reste caché en continuant toutefois à témoigner de sa
présence par les effets de fascination qu’il produit. C’est le cas du tableau pour
cette dernière figure qui se rapporterait au mode de vision normal18, c’est le cas
de l’objet esthétique pour l’autre figure qui se rapporterait au mode de vision
mélancolique dans la mesure où elle doit nécessairement prendre appui sur la
réalité (Wirklichkeit) d’un objet pour maintenir le point de vue d’une
perspective.
Aussi bien, et pour ce qui concerne le statut de cet objet, il pourrait sans
doute s’apparenter à l’objet fétiche en bien des traits dont celui, essentiel, de
permettre au sujet d’entrevoir ce « laissé en blanc » dans l’image – que nous
avons mentionné plus haut, – en d’autres termes, cet au-delà de l’autre en ce
point de fuite de l’image que le sujet mélancolique ne vient pas occuper mais
dont il reste en éternelle nostalgie. « La perversion, écrit Lacan à propos de la
perversion fétichiste, a en effet la propriété de réaliser un mode d’accès à cet au-
delà de l’image de l’autre qui caractérise la dimension humaine. Mais elle ne le
réalise que dans des moments comme en produisent toujours les paroxysmes
des perversions, des moments syncopés à l’intérieur de l’histoire du sujet. On
observe une convergence ou une montée vers le moment qui peut être très
significativement qualifié de passage à l’acte. Pendant ce passage à l’acte,
17
Voir à ce propos notre article « Fonction du contexte dans le statut de l’objet esthétique » in Effets de
cadre. De la limite en art, sous la dir. de C. Doumet, Presses Universitaires de Vincennes (PUV), coll.
Esthétique, 2002 dans lequel nous évoquons les directives que le peintre Caspar David Friedrich donne au
poète russe Vassili Andreievitch Shukowski pour regarder les quatre tableaux sur papier transparent qu’il
lui a expédiés. Il s’agit, entre autres exemples, et pour la représentation de l’avare et de son trésor
enfermés dans un cercle magique, de placer une lampe derrière l’image du trésor pour en accuser l’effet
de séduction. (Voir C. D. Friedrich, Lettre à W. A. Shukowski du 12 décembre 1835, dans De la peinture
de paysage dans l’Allemagne romantique, Klincksieck, Paris)
18
Nous faisons la différence entre l’« objet artistique » élaboré autour de la Chose et reconnu
symboliquement comme tel, et l’« objet esthétique » à plus large extension, qui ne concerne que le sujet
dans les modalités de sa réceptivité sensible et dans sa capacité de contemplation. L’« objet artistique » se
trouve donc inclus dans la catégorie de l’« objet esthétique ».
12
quelque chose est réalisé, qui est fusion, et accès à cet au-delà. »19 On pense, bien
sûr, au rapt suicidaire par défenestration du sujet mélancolique et à
l’identification au rien de l’au-delà du miroir entendue, dans ce cas, comme
l’autre face de l’absolu. Mais, encore une fois, le rien n’est pas rien et se
constitue toujours symboliquement par rapport à quelque chose qui aurait
pu/dû être ou aurait disparu. Le revers du rien, pour le sujet mélancolique, se
rapprocherait alors bien plutôt de ce qui parviendrait à signifier ce « laissé en
blanc » du miroir, à savoir ces objets phalliques dont parle Lacan et qui ne
manquent pas de se laisser deviner par l’effet de surgissement qui accompagne,
comme en une épiphanie, la mise en valeur de l’objet esthétique. Il fait lever les
yeux, pour reprendre la définition de l’aura par W. Benjamin, et fait en un
instant, venir se confondre au premier plan le fond et le relief d’un paysage
dans une expérience de suspension du temps. C’est dire que la fusion tant
recherchée peut trouver à forger ses signifiants dans le réel perceptif et
répondre au danger du passage l’acte dans une activité de composition qui
consiste à instaurer une dynamique possible entre l’objet et son contexte, et ceci
indéfiniment.
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J.Lacan, Le séminaire, Livre IV : La relation d’objet, op. cit., p. 85.
20
Voir J. Lacan, Le séminaire, Livre VIII : Le transfert, plus particulièrement p. 443-445.
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Marie-Claude Lambotte
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RÉSUMÉ