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IL Y A DU RAPPORT SEXUEL — ET APRÈS

Jean-Luc Nancy

Armand Colin | « Littérature »

2006/2 n° 142 | pages 30 à 40


ISSN 0047-4800
ISBN 9782200921804
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‡ JEAN-LUC NANCY, UNIVERSITÉ DE STRASBOURG

Il y a du rapport sexuel —
et après

Cet intitulé correspond tout simplement, d’abord, à l’intention de


prolonger un peu, pour le séminaire 1 de Mireille Calle-Gruber, la lecture

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du petit travail que j’avais consacré quelques années plus tôt à l’axiome
lacanien du «il n’y a pas de rapport sexuel» 2. On trouvera donc ici une
transcription approximative des propos que j’ai tenus dans ce séminaire,
eux-mêmes appuyés seulement sur quelques notes, puisque l’objet de la
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rencontre était avant tout l’échange avec les étudiants, et avec l’exposé
de Eberhard Gruber.
Bien entendu, je souhaiterais aussi que «et après» ouvre également
la possibilité d’un développement plus ample des perspectives esquissées.
Avec la question du «rapport» en général, nous n’en avons pas fini, et
ce que l’axiome lacanien semble avoir contribué à clore autant qu’à
ouvrir, cela devrait être remis en jeu de toutes les manières possibles.
Car le rapport, après tout, désigne sans doute ce qui, de notre pensée
toujours occupée de «sujet», de «genre» ou bien de «pluralité» et de
«singularité», reste encore le plus en chantier.
J’ajouterai encore une autre exploitation possible de ce «et après»
qui me vient ainsi dans l’après-coup du séminaire et pour présenter ces
notes. On l’aura déjà entendu suivi d’un point d’interrogation: «et
après?» — et sur le ton du défi querelleur qui convient à cette formule.
Et alors, qu’est-ce que ça nous fait? que nous veut-on avec ça? Or telle
est bien la question: que nous veut-il, ce rapport dont après tout nous
pourrions nous passer, et dont de plus en plus il devient manifeste, pour
le moins, que la reproduction de l’espèce n’est pas forcément tributaire
et peut être assurée autrement.
Autrement dit: après le rapport sexuel abouti dans un enfant, qu’y
a-t-il encore? Il y a justement encore le rapport. La question de la répéti-
tion du rapport sexuel pour lui-même — pour le plaisir! (savons-nous ce
que ça veut dire?) telle est bien la question — appartient à son essence
même. «Et après», c’est donc toujours aussi: après le rapport, un autre.
30 1. Ce séminaire de doctorat s’est tenu à l’Université Paris 8, le 28 janvier 2005. L’intervention
de Eberhard Gruber s’intitulait «26 entrées pour Jean-Luc Nancy: sur L’“il y a” du rapport
LITTÉRATURE sexuel».
N° 142 – JUIN 2006 2. Jean-Luc Nancy, L’«il y a» du rapport sexuel, Paris, Galilée, 2001.
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IL Y A DU RAPPORT SEXUEL — ET APRÈS ‡

Mais c’est aussi: après le rapport, et avant l’autre, quoi du rapport?


Rien, comme on le sait, une forme de tristesse, dit-on, un certain abat-
tement, c’est-à-dire plus précisément le battement qui sépare, pour un
temps plus ou moins long, un bref épuisement, une «satiété» (un
«assez!» un ne plus-pouvoir-aller-plus-loin qui se divise lui-même infi-
niment en plénitude et en évidemment), et le recommencement du rap-
port, c’est-à-dire du désir, de ses signes et de ses motions et émotions.

Je rappelle maintenant ce qu’était la très simple affirmation de mon


essai: l’axiome de Lacan prend sa ressource dans la double signification

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possible du mot «rapport» (comme du mot «relation»); le rapport-bilan
(«report» en anglais) et le rapport entendu comme activité qui va de
l’un à l’autre, ou mieux encore comme acte de l’entre-deux qui n’est ni
l’un, ni l’autre (ni aucun des deux, ni non plus leur unité assomptive, ni
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leur dualité simplement disjonctive). Il n’y a pas de bilan, compte rendu,


résultat, produit, accomplissement, «achievement» en anglais, du rapport
sexuel — et c’est précisément dans cette mesure qu’il y a bel et bien
«rapport sexuel».
Que le rapport, en son sens majeur en français (sens actif, «je n’ai
aucun rapport avec cette personne»), ne soit pas réductible à un état, ni à
une substance, ni à un terme, ce n’est pas une découverte philosophique
(ni mathématique). On pourrait écrire une longue histoire de la pensée
épistémologique et ontologique du rapport.
Le rapport n’est ni être, ni devenir. Sans doute faut-il du rapport,
quel qu’il soit, pour qu’un être devienne — quoi que ce soit — mais le
rapport lui-même n’est ni l’être, ni son devenir. Le rapport est en retrait
de ces catégories, à moins que ce ne soit l’inverse et qu’il convienne
plutôt de penser qu’il y a d’abord le rapport (tout simplement: d’abord
le groupe, les parents, puis l’enfant…; d’abord le langage, puis le sujet;
d’abord la différenciation, puis le genre ou la tendance ou valence
sexuelle).
«Au commencement est le rapport» devrait être la formule, si le
«est», ici, ne faisait contradiction. Mais il est certain que l’être, entendu
de manière ordinaire (substance, sujet, stance, terme), ne saurait être au
commencement, car comment sortirait-il de lui-même? Tel est le principe
de la pensée de Platon à Hegel et à nous…
L’être — toujours en ce sens, celui de l’ontologie classique, si on
veut et pour simplifier, distinguée de l’ontologie telle que Heidegger
l’ouvre après Hegel et la confie à Deleuze et Derrida — doit au contraire 31
apparaître comme ce qu’on obtient par soustraction du rapport. Quel-
LITTÉRATURE
qu’un, c’est quelqu’un retiré de tous ses rapports. Que reste-t-il? autre N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

question, que je laisse béante, ouverte sur le principe de la réponse: il


reste l’«un» toujours indéfiniment se retirant plus loin.

Retenons que «un = rien», aucune chose consistante. «Un» consiste


à se retirer de soi-même, si tout soi-même implique d’être pris dans
quelque rapport qui le différencie tout à la fois des autres et en lui-même
(pour qu’il soit «lui/même»). Le rapport désigne alors ce qui va de «un-
rien» à ou vers un autre «un-rien». Ce qui va du terme dont la position
se retire indéfiniment à l’autre terme qui se retire de même. Mais il n’y
a pas de «cela» qui «va» ainsi. Il n’y a pas un mobile-sujet de cette

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mobilité. Il y a une proximité: un avec l’autre, c’est-à-dire «près de»
(apud hoc).
La proximité est ici la catégorie majeure — la proximité ou l’inti-
mité, et en général un ordre du superlatif: le plus proche, le plus inté-
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rieur, ce qui pénètre le plus avant dans les parages, dans les aîtres, dans
le secret (dans le sacré?) de l’«un» comme de l’autre. L’important est
que le superlatif de la résorption de l’écart n’est qu’une intensification
extrême, non une annulation. Que veut dire «extrême» en général? Une
limite atteinte, non abolie. Toucher à la limite, voilà l’affaire du rapport.
(C’est aussi celle du toucher en tant que tel, et le rapport sexuel est
l’épiphanie du toucher: du baiser, du «baiser».)
La véritable catégorie n’est pas en définitive la proximité, mais
l’approche. Pas un état, mais un mouvement (mouvement local aussi bien
que variation d’intensité et transformation d’état). L’approche a deux
caractères essentiels: d’une part elle est interminable (puisque les termes
sont en fuite, asymptotiques), d’autre part (et conséquemment) elle a lieu
par zones, c’est-à-dire selon le discontinu, le fragmentaire, dans la logique
d’une non-unité. Il en résulte enfin que l’approche comporte en elle-
même l’avancée et le recul, la reprise répétitive de l’approche même.
(Non seulement, donc, la rythmique d’un acte sexuel, une logique rythmi-
que de la caresse, du frottement, de la répétition intensifiante, mais aussi
celle du recommencement des actes, sans programme définissable.)

L’approche suppose rapport à la zone, à la détermination locale


(elle-même non entièrement déterminée, toute la peau peut devenir
«zone», précise Freud) et engage un corps dans une démultiplication de
32 sa propre unité. Il devient «ici» et «là». (Je laisse de côté la question
des spécifications de zones malgré tout sexuellement plus marquées, et
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006 des caractères de ces marques – oralité, analité, génitalité. Je considère
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ici seulement le fait que ces zones plus déterminées ne se révèlent que
dans le contexte d’un zonage d’ensemble et dans l’approche générale
d’un corps discontinué, si je peux dire, distingué de son schème unitaire.)
La répétition de l’approche fait aller-retour de l’«un» introuvable
ou toujours plus reculé à la zone, au local, au détail. Il en va ici comme
dans le mouvement du peintre, du photographe, peut-être aussi du musi-
cien, de l’artiste en général: l’approche d’une unité qui est exclusivement
le fait de ses parties ou de ses détails (au point qu’il est douteux si l’on
est en droit de dire «ses» détails). Qu’est-ce qui fait l’art d’une image?
L’aller-retour de ses détails à son tout.
L’exercice de cette approche se nomme l’attention. L’attention, la
tension vers et la dilection, l’élection préférentielle et la mise en valeur

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— le chérissement — de la zone, du détail (penser à Cézanne avec ses
«petites perceptions», à Wittgenstein demandant qu’on lui reproduise
«ce bleu-ci», aux musiques micro-tonales, etc.) — l’attention diffère de
l’intentionnalité phénoménologique en ce qu’elle n’est pas orientation
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sur un objet, mais intensité se portant vers (ou sur, ou à même, au contact
de) une localité avec laquelle il s’agit non pas de se confondre, mais de
se faire «lieu» avec, dans sa contiguïté et dans sa contagion. Cet «avoir
lieu» se nomme «plaisir» parce qu’il donne accès à l’unité dans la zone,
y perdant l’unité assomptive ou subsomptive (intégrée, perceptive, orga-
nisée) au profit d’une unité éclatée, c’est-à-dire en son éclat, éclatante.
(De manière générale, on opposera toutes les valeurs du a- ou du
ad- (attention, adresse, adhésion, addiction, adoration, aversion…) à celles
du in- (intention, invasion, intrusion, inspection, incorporation…). Mais
le «a-» n’est pas pour autant le contradictoire du «in-» : il forme l’ex-
position de l’in-terne ou de l’in-time en tant que ce dernier ne subsiste
pas en soi comme dans une unité.)

Si l’on a de cette façon posé l’incommensurabilité absolue du rap-


port en général il n’est pas de rapport commensurable à l’«un», que ce
soit l’un parmi deux ou plusieurs ou bien l’unité de ces deux ou plu-
sieurs, et le rapport n’offre pas non plus d’unité d’auto-mesure — alors
on pourra dire que le rapport sexuel représente l’incommensurabilité du
rapport valant pour elle-même, isolée et mise en jeu pour elle-même.
Dans le rapport sexuel, on joue le rapport kat’exochèn.
On pourra dire alors que tous les rapports peuvent être d’une cer-
taine manière achevés, accomplis, saturés et/ou épuisés (il se fait du lien,
de l’échange, de la rencontre, du partage, de l’association…), mais que 33
le rapport sexuel représente l’inaccomplissement du rapport — ou mieux
LITTÉRATURE
encore, on dira que le sexuel de tout rapport (langagier, social, affectif, N° 142 – JUIN 2006
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esthétique) se trouve dans sa dimension d’inaccomplissement. Il y a sexe


là où il n’y a pas production, résultat, position d’un terme quelconque.
Le sexe en tant que détermination corporelle — la «sexualité» ou
la «sexuation» — est la mise en rapport du corps. Le corps est lui-
même, de manière générale, la mise en rapport, il est même toujours-
déjà dans le rapport en tant qu’il est essentiellement ex-position («ex-
peausition» ai-je proposé ailleurs), extraversion, é-vasion, Le sexe est la
détermination de l’ex-position pour elle-même et sans autre fin (donc
sans fin, absolument).
Cela ne veut pas dire que «le sexe» est déterminé, bien au
contraire: cela laisse complètement ouverte, ici, la considération des dif-
férents sexes et de la façon dont il est possible de les distribuer ou non,

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de les imputer ou non et d’impliquer ou de désimpliquer en la matière
des «identités» tant biologiques qu’ontologiques, sociologiques ou
autres. Peu importe la distribution des sexes et toutes les labilités et plas-
ticités dont elle est capable entre nous et en nous, seule compte ici la
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disposition générale de la sexion — pseudo-terme que j’emploie au pas-


sage, non pas pour évoquer le sectionnement (d’autant moins que l’éty-
mologie écarte ce rapprochement parfois tenté — et laisse le mot sexus
sans provenance claire), mais pour indiquer plutôt quelque chose comme
un s’ex-poser ou un s’ex-porter hors de soi avant même toute constitu-
tion en «soi», et donc un être-ex-posé et un être-en-rapport précédant et
ouvrant à l’avance tout «être» et tout «devenir» possible. Un transcen-
dantal, en somme, une condition de possibilité de l’être en tant qu’être-à,
ou bien un existential au sens de Heidegger (lequel ne fait pas du sexe
un tel existential; on se reportera aux analyses de Derrida à ce sujet).
Si l’on doit encore entendre quelque chose de la section dans le
sexe (de cette section de l’être-un dont le paradigme est donné dans le
Banquet par le discours d’Aristophane) il faudra que ce soit de telle
façon que l’Un auquel la section survient n’a jamais lieu, et où par con-
séquent la section l’aura toujours précédé. Elle n’est alors plus section,
elle n’est plus division ni séparation de quoi que ce soit. Elle est rapport
originaire, exposition originaire, et cela doit se comprendre aussi comme
exposition de l’origine elle-même: si l’origine «est» rapport, alors l’ori-
gine se dissipe dans le rapport.

Le rapport sexuel, c’est que nous soyons sans origine ni d’aucune


34 manière originaires de nous-mêmes. Le rapport est l’emportement archi-
originaire de l’autoconstitution, de l’autoengendrement. Cela vaut de tous
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006 les rapports et des rapports de rapports qui entretissent nos existences —
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mais le sexuel est en charge de la mise en évidence et de la mise en scène


de «cela» même.
C’est pourquoi il se divise lui-même en possibilité d’engendrement
d’un autre (lequel ne fera «résultat» ou troisième terme que de manière
fugitive, entrant à son tour dans la s’exion…) et en possibilité de rap-
port-sans-rapport, qui est ce dont nous parlons depuis le début.
Pas de résultat, pas de compte rendu, pas de raison rendue, mais
d’ailleurs pas de question posée: pas de fin, en aucun sens. Pas de ques-
tion, mais une adresse, un appel — le sex-appeal. Un appel qui n’appelle
à rien d’autre qu’à être entendu et non pas vraiment répondu, mais relancé
par l’autre en sorte que le rapport ait lieu, son allée et venue, son approche
et sa répétition.

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Dans le film de Clarence Brown, Épouse moi, l’homme a raconté à
la femme l’histoire des lucioles qui s’allument pour éveiller l’instinct
sexuel de leurs congénères, et plus tard la femme, de sa chambre isolée
mais d’où, par un espace ouvert en haut d’une cloison, un rayon de
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lumière peut se communiquer à la chambre de l’homme, se servira de la


torche électrique — confiée par l’homme, en l’absence d’éclairage dans
la chambre — pour se signaler à lui, pour signaler le désir. Ce clignotement
lumineux n’est pas traité seulement comme un signal: il devient ici,
entre la référence des lucioles et la fin du film qui arrive alors et ne nous
montre aucun rapport sexuel, le signe sans autre signification que lui-
même, non seulement signe d’un s’ex-poser mais signe lui-même entiè-
rement formé de sa propre exposition, de sa lumière, de sa brillance,
d’un éclat qui n’éclaire rien et qui seulement jaillit, qui jaillit comme un
spasme. Soi-même comme spasme lumineux dans la nuit du rapport.
J’ai parlé de désir: ce dont il est question n’est pas désir d’objet.
Ce n’est pas rapport à quelque chose, c’est rapport à (tension vers, at-
tention à) rien qu’au rapport même.

C’est pourquoi on peut ajouter une considération sur le langage du


ou dans le rapport sexuel. Lorsque nous parlons dans l’amour (puisque
c’est ainsi, aussi, qu’on désigne cet acte, et cela bien sûr demanderait
une autre attention), ce n’est pas pour dire autre chose que le rapport lui-
même (son désir, son plaisir). Cette tautologie de ce que je propose de
nommer l’exclamation érotique a ce caractère remarquable, d’être l’un
des usages (avec l’usage poétique et peut-être aussi avec l’usage phati-
que) où le langage se porte sur la limite de la signifiance. La formule-
schème en est l’exclamation répétée chez Sade: «Je jouis!». Il y a là 35
une redondance langagière du sexe, ou bien une redondance sexuelle du
LITTÉRATURE
langage qui porte l’un vers l’autre ces deux modes majeurs du rapport: N° 142 – JUIN 2006
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comme si l’un ne cessait d’approcher l’autre – sans jamais se confondre


avec lui mais sans cesser de renvoyer à lui comme à sa condition ou
bien à son issue la plus éloignée et la plus secrète. Nous parlons pour
jouir et nous jouissons pour parler – c’est-à-dire aussi bien que chacun,
entre sexe et langage, se substitue à l’autre, que chacun exclut l’autre,
que chacun épuise l’autre et que chacun exalte l’autre;
«Je jouis!» — mais aussi «Tu jouis!», mais aussi «Viens!» (Blan-
chot, et Derrida, le «viens» d’une venue sans fin) — ne dit pas mais
profère — porte au dehors, ex-pose — l’«il y a» du rapport sexuel, de
ce rapport qu’en effet il y a chaque fois très exactement là où il n’y a
rien à en dire, rien à en rapporter 3.
Et après — on se tait, on recommencera, on y reviendra.

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ANNEXE: EXCLAMATIONS

Note liminaire: Cette rubrique n’a pas exactement le caractère


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encyclopédique d’un article de dictionnaire, en ce sens que son objet


n’est pas disponible à l’avance et susceptible d’être traité comme une
des données du champ général de cet ouvrage. C’est plutôt un objet en
attente de construction, comme en témoigne la difficulté qui a accompa-
gné le choix de l’intitulé de cette entrée, et qui subsiste dans la mesure
où seul le contexte de ce dictionnaire peut suggérer le sens précis qu’on
veut donner ici au terme «exclamations». Il s’agit de considérer la signi-
fication ou l’usage pornographique de l’usage de la parole dans le rap-
port sexuel. (On peut d’ailleurs trouver le mot employé dans certaines
descriptions à caractère général, du genre «l’orgasme peut être accom-
pagné d’exclamations ou de frissons». Mais il n’existe pas de terme
qu’on puisse dire propre à cette signification, ni même de connotation
prégnante comme c’est le cas du terme «position». Entre plusieurs rai-
sons possibles, on peut mettre en avant le fait qu’il s’agit d’un registre
très large où peuvent entrer des phrases entières, voire des discours,
aussi bien que des interjections, des cris, des gémissements: on est dans
une zone indéterminée, variable et située en limite du langage.)

«Oh, ciel, si Lucifer se mêlait de décharger, il écumerait moins, il


adresserait aux dieux des blasphèmes et des imprécations moins
épouvantables.» Cette comparaison sert à caractériser le comportement
de l’un des personnages de Sade (dans Les prospérités du vice, p. 171 de
36
3. Lors du séminaire, j’ai lu l’article «Exclamations» que j’ai rédigé sur ce sujet pour le Dic-
LITTÉRATURE tionnaire de la pornographie, paru aux Presses Universitaires de France en octobre 2005.
N° 142 – JUIN 2006 C’est ce texte qui figure ici en annexe.
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IL Y A DU RAPPORT SEXUEL — ET APRÈS ‡

l’édition UGE, 1969). Comme on le sait, chez Sade comme souvent


ailleurs dans la littérature érotique, des exclamations accompagnent
l’acte sexuel, et singulièrement son moment suprême. Il en va de même
dans le cinéma (porno ou non), ou encore dans quelques chansons (voir
Je vais et je viens de Gainsbourg ou bien Que je t’aime de Johnny
Hallyday).
Le registre des paroles ainsi prononcées, aussi bien que celui de
leur tonalité peut varier depuis le cri ou l’éructation jusqu’au murmure
ou au grognement — comme entre deux limites où le langage s’éva-
nouit. C’est ainsi qu’aux proférations obscènes et blasphématoires du
héros sadien peuvent se substituer de brèves émissions d’approbations
ou d’implorations, comme la série des «S’il te plaît» et des «Oui» dans

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une scène très délicate de Tout est illuminé de J.S. Foer. On peut alors
penser à l’expression religieuse d’«oraison jaculatoire» désignant une
prière très brève, monologique, répétée avec ferveur, expression dont la
résonance involontairement obscène a souvent fait sourire. L’oraison
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jaculatoire est au cœur de la tradition de l’hésychasme, dont le nom


désigne l’apaisement procuré par la répétition de l’exclamation fervente.
C’est sans hasard, peut-on imaginer, qu’un titre de film — Cris et
chuchotements — résume l’amplitude qui va d’une extrémité à l’autre
des possibilités exclamatoires ou exclamatives. Bien que le titre du film
ne soit pas exactement donné dans l’intention de ce qui doit nous occuper
ici, il reste que ce titre est volontiers détourné par des lieux ou des sites
pornographiques.
Même si l’écart entre les deux possibilités extrêmes est absolu et
oppose l’une à l’autre comme le comble de la cruauté jouisseuse au
comble de la joie amoureuse, un mince fil presque imperceptible relie
tous les registres de l’exclamation (que celle-ci soit en outre le fait et
l’expression, pour parler grec, d’un(e) éraste dans l’ardeur de posséder
ou bien d’un(e) éromène dans la ferveur d’être possédé), selon les diverses
combinaisons possibles des quatre déclarations élémentaires «je te prends/
je jouis/tu me prends/tu jouis». Ce fil continu correspond à un caractère
qu’on peut dire fondamentalement pornographique, même s’il ne l’est
parfois que de manière virtuelle ou tendancielle: quelque chose d’une
pornographie au moins possible, latente ou asymptotique semble appar-
tenir au fait même de la profération dans l’acte amoureux. Telle est la
raison qui a fait proposer cette entrée du dictionnaire.
Si l’on définit en effet la pornographie comme une exposition de
l’inexposable, et ce dernier non seulement au sens de l’indécent, mais
littéralement au sens du non-montrable, par exemple et précisément
l’émission de la liqueur sexuelle, féminine ou masculine, et l’émotion 37
de jouir (tout tourne ici autour de ces deux notions : l’émission et
LITTÉRATURE
l’émotion) — alors on comprend comment les exclamations, que leur N° 142 – JUIN 2006
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‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

sens soit directement sexuel ou plutôt amoureux (« je t’aime » appar-


tient aussi à l’un des registres évoqués : tout se joue dans l’intonation),
sont par elles-mêmes, déjà dans la réalité vécue, une forme inchoative
de pornographie, et pourquoi la pornographie qualifiée doit en faire
usage. La parole vient ici montrer ce qui ne se montre pas, ou bien elle
vient souligner qu’il y a un excès sur le montrable — comme un para-
doxal excès de sens sur la sensualité même et comme un supplément
d’aveu de l’inavouable.
Que cet usage, par ailleurs, soit bien plus fréquent dans la littéra-
ture que dans le cinéma ou dans les diverses espèces possibles de spec-
tacle porno (du moins l’auteur de l’article s’aventure-t-il à le conjecturer
à partir d’expériences limitées), cela peut sans doute tenir à des difficul-

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tés techniques (exigences de jeu, de prise de son, etc.), mais cela tient
aussi au fait que l’exclamation sexuelle peut être considérée aussi bien
comme une espèce de poésie in nuce que comme une exhibition porno-
graphique de second degré, doublant la vision sur le plan du langage.
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En effet l’exclamation — surtout sous la forme en quelque sorte


paradigmatique du «Je jouis!» — ou bien «Foutre! je n’en peux
plus…!», aussi bien d’ailleurs que «Oui!» (on pense à la dernière ligne
de Ulysse de Joyce) — sous cette forme, donc, dont le français permet
de rassembler l’essence dans l’assonance «oui, je (tu) jouis!» — ne pro-
fère rien d’autre qu’une évidence: elle énonce ce qui a lieu et qui, de
soi, n’a nul besoin d’être énoncé. Elle opère une tautologie de l’acte
dont l’usage de la langue offre peu d’équivalents (sinon, sans hasard, la
plainte «J’ai mal…»: mais celle-ci peut plus facilement comporter aussi
une information).
Cet usage de la parole renvoie à la fois à la tautologie (ou, mieux,
à la «tautégorie» selon le mot de Schelling pour parler du mythe) et à la
performativité : tout se passe comme si « je (tu) jouis » faisait effecti-
vement jouir, ou tout au moins comme si l’énonciation appartenait au
jouir, et comme si, par conséquent, jouir faisait dire, ou se dire, tout
autant que dire, et «le» dire (dire «ça») faisait jouir. D’où il faudrait
encore certainement s’aventurer à comprendre aussi que «le dire», lui-
même et absolument, est jouissance.
De même, et de proche en proche, faut-il comprendre les désigna-
tions de l’obscène et du «honteux» (gestes, parties du corps, goûts…)
comme des tentatives proprement désespérées de rejoindre le cœur dérobé
de la jouissance, d’en exhiber l’éclipse même. Le «désespoir» ici appar-
tient au savoir de l’impossible — mais en même temps il l’emporte au-
38 delà de cette trop simple désignation d’un «impossible»: car il en désigne
et il en forme en somme la possibilité même. C’est d’ailleurs aussi pour-
LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006 quoi, si la pornographie consiste à demeurer rivé au fantasme de l’exhi-
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IL Y A DU RAPPORT SEXUEL — ET APRÈS ‡

bition (et à l’exclamation comme surexhibition), l’amour en revanche


(ou comme on voudra le nommer) se défait du fantasme en revenant du
cri au murmure et au silence.
L’exclamation touche donc au centre de l’énigme pornographique.
D’une part elle ne dit rien: elle double l’acte d’une supposée nomination
(comme si «foutre!» pouvait nommer ce dont il s’agit…) mais elle n’est
en réalité, de cet acte, qu’une secousse de plus. Or il n’y a, de fait, rien à
dire ni à montrer. C’est ce qui fait l’impasse constitutive de la pornogra-
phie. Mais en même temps, l’impasse se dit, fût-ce dans ce non-dire
pourtant exclamé, fût-ce dans ce mal-dire, ce «blasphème» et cette
«imprécation» qui indexent l’exclamation moins sur la transgression
religieuse que sur une colère de la parole déchaînée contre elle-même,

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au point précis où elle ne peut qu’en dire trop ou trop peu. On pourrait
ainsi faire observer à Lacan que si le rapport sexuel «ne s’écrit pas»
(c’est-à-dire s’il n’y en a pas de «rapport», de relation consignée et
signifiante), en revanche il se dit, et il se dit jusqu’à — ou bien depuis
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— l’extrémité de son exclamation.

ANNEXE À L’ANNEXE

Christian Prigent, «Un gros fil rouge ciré», dans L’intenable, Paris,
POL, 2004; Jean-Luc Nancy, L’«il y a» du rapport sexuel, Paris, Galilée,
2001; Jonathan Safran Foer, Tout est illuminé, trad. J. Huet et J.-P.
Caraso, Paris, Le Seuil, 2003 pour la page 266 ici évoquée, et qui n’est,
comme la dernière page d’Ulysse, qu’une référence entre un million
d’autres possibles dans la littérature: celle-ci n’étant pas par hasard le
lieu véritable où peut être donnée à l’exclamation une parole capable,
pour un instant, de la porter; pour cette raison, la bibliographie littéraire
est ici par principe impossible à délimiter. On préférera donc déroger à
la bibliographie pour citer seulement Apollinaire dans un des Poèmes à
Madeleine:

Voilà de quoi est fait le chant symphonique de l’amour qui bruit dans la conque
de Vénus
Il y a le chant de l’amour de jadis
Le bruit des baisers éperdus des amants illustres
Les cris d’amour des mortelles violées par les dieux
Les virilités des héros fabuleux érigés comme des cierges vont et viennent
comme une rumeur obscène
Il y a aussi les cris de folie des bacchantes folles d’amour pour avoir mangé
l’hippomane secrété par la vulve des juments en chaleur
Les cris d’amour des félins dans les jongles 39
La rumeur sourde des sèves montant dans les plantes tropicales
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Le fracas des marées N° 142 – JUIN 2006
05-Litt. 142-Nancy Page 40 Vendredi, 18. août 2006 9:27 09

‡ LA DIFFÉRENCE SEXUELLE EN TOUS GENRES

Le tonnerre des artilleries où la forme obscène des canons accomplit le terrible


amour des peuples
Les vagues de la mer où naît la vie et la beauté
Et le chant victorieux que les premiers rayons de soleil faisaient chanter à
Memnon l’immobile
Il y a le cri des Sabines au moment de l’enlèvement
Le chant nuptial de la Sulamite
Je suis belle mais noire
Et le hurlement de Jason
Quand il trouva la toison
Et le mortel chant du cygne quand son duvet se pressait entre les cuisses
bleuâtres de Léda
Il y a le chant de tout l’amour du monde

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Il y a entre tes cuisses adorées Madeleine
La rumeur de tout l’amour comme le chant sacré de la mer bruit tout entier
dans le coquillage
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LITTÉRATURE
N° 142 – JUIN 2006

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