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Jean-Luc Nancy
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Il y a du rapport sexuel —
et après
rencontre était avant tout l’échange avec les étudiants, et avec l’exposé
de Eberhard Gruber.
Bien entendu, je souhaiterais aussi que «et après» ouvre également
la possibilité d’un développement plus ample des perspectives esquissées.
Avec la question du «rapport» en général, nous n’en avons pas fini, et
ce que l’axiome lacanien semble avoir contribué à clore autant qu’à
ouvrir, cela devrait être remis en jeu de toutes les manières possibles.
Car le rapport, après tout, désigne sans doute ce qui, de notre pensée
toujours occupée de «sujet», de «genre» ou bien de «pluralité» et de
«singularité», reste encore le plus en chantier.
J’ajouterai encore une autre exploitation possible de ce «et après»
qui me vient ainsi dans l’après-coup du séminaire et pour présenter ces
notes. On l’aura déjà entendu suivi d’un point d’interrogation: «et
après?» — et sur le ton du défi querelleur qui convient à cette formule.
Et alors, qu’est-ce que ça nous fait? que nous veut-on avec ça? Or telle
est bien la question: que nous veut-il, ce rapport dont après tout nous
pourrions nous passer, et dont de plus en plus il devient manifeste, pour
le moins, que la reproduction de l’espèce n’est pas forcément tributaire
et peut être assurée autrement.
Autrement dit: après le rapport sexuel abouti dans un enfant, qu’y
a-t-il encore? Il y a justement encore le rapport. La question de la répéti-
tion du rapport sexuel pour lui-même — pour le plaisir! (savons-nous ce
que ça veut dire?) telle est bien la question — appartient à son essence
même. «Et après», c’est donc toujours aussi: après le rapport, un autre.
30 1. Ce séminaire de doctorat s’est tenu à l’Université Paris 8, le 28 janvier 2005. L’intervention
de Eberhard Gruber s’intitulait «26 entrées pour Jean-Luc Nancy: sur L’“il y a” du rapport
LITTÉRATURE sexuel».
N° 142 – JUIN 2006 2. Jean-Luc Nancy, L’«il y a» du rapport sexuel, Paris, Galilée, 2001.
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rieur, ce qui pénètre le plus avant dans les parages, dans les aîtres, dans
le secret (dans le sacré?) de l’«un» comme de l’autre. L’important est
que le superlatif de la résorption de l’écart n’est qu’une intensification
extrême, non une annulation. Que veut dire «extrême» en général? Une
limite atteinte, non abolie. Toucher à la limite, voilà l’affaire du rapport.
(C’est aussi celle du toucher en tant que tel, et le rapport sexuel est
l’épiphanie du toucher: du baiser, du «baiser».)
La véritable catégorie n’est pas en définitive la proximité, mais
l’approche. Pas un état, mais un mouvement (mouvement local aussi bien
que variation d’intensité et transformation d’état). L’approche a deux
caractères essentiels: d’une part elle est interminable (puisque les termes
sont en fuite, asymptotiques), d’autre part (et conséquemment) elle a lieu
par zones, c’est-à-dire selon le discontinu, le fragmentaire, dans la logique
d’une non-unité. Il en résulte enfin que l’approche comporte en elle-
même l’avancée et le recul, la reprise répétitive de l’approche même.
(Non seulement, donc, la rythmique d’un acte sexuel, une logique rythmi-
que de la caresse, du frottement, de la répétition intensifiante, mais aussi
celle du recommencement des actes, sans programme définissable.)
ici seulement le fait que ces zones plus déterminées ne se révèlent que
dans le contexte d’un zonage d’ensemble et dans l’approche générale
d’un corps discontinué, si je peux dire, distingué de son schème unitaire.)
La répétition de l’approche fait aller-retour de l’«un» introuvable
ou toujours plus reculé à la zone, au local, au détail. Il en va ici comme
dans le mouvement du peintre, du photographe, peut-être aussi du musi-
cien, de l’artiste en général: l’approche d’une unité qui est exclusivement
le fait de ses parties ou de ses détails (au point qu’il est douteux si l’on
est en droit de dire «ses» détails). Qu’est-ce qui fait l’art d’une image?
L’aller-retour de ses détails à son tout.
L’exercice de cette approche se nomme l’attention. L’attention, la
tension vers et la dilection, l’élection préférentielle et la mise en valeur
sur un objet, mais intensité se portant vers (ou sur, ou à même, au contact
de) une localité avec laquelle il s’agit non pas de se confondre, mais de
se faire «lieu» avec, dans sa contiguïté et dans sa contagion. Cet «avoir
lieu» se nomme «plaisir» parce qu’il donne accès à l’unité dans la zone,
y perdant l’unité assomptive ou subsomptive (intégrée, perceptive, orga-
nisée) au profit d’une unité éclatée, c’est-à-dire en son éclat, éclatante.
(De manière générale, on opposera toutes les valeurs du a- ou du
ad- (attention, adresse, adhésion, addiction, adoration, aversion…) à celles
du in- (intention, invasion, intrusion, inspection, incorporation…). Mais
le «a-» n’est pas pour autant le contradictoire du «in-» : il forme l’ex-
position de l’in-terne ou de l’in-time en tant que ce dernier ne subsiste
pas en soi comme dans une unité.)
ANNEXE À L’ANNEXE
Christian Prigent, «Un gros fil rouge ciré», dans L’intenable, Paris,
POL, 2004; Jean-Luc Nancy, L’«il y a» du rapport sexuel, Paris, Galilée,
2001; Jonathan Safran Foer, Tout est illuminé, trad. J. Huet et J.-P.
Caraso, Paris, Le Seuil, 2003 pour la page 266 ici évoquée, et qui n’est,
comme la dernière page d’Ulysse, qu’une référence entre un million
d’autres possibles dans la littérature: celle-ci n’étant pas par hasard le
lieu véritable où peut être donnée à l’exclamation une parole capable,
pour un instant, de la porter; pour cette raison, la bibliographie littéraire
est ici par principe impossible à délimiter. On préférera donc déroger à
la bibliographie pour citer seulement Apollinaire dans un des Poèmes à
Madeleine:
Voilà de quoi est fait le chant symphonique de l’amour qui bruit dans la conque
de Vénus
Il y a le chant de l’amour de jadis
Le bruit des baisers éperdus des amants illustres
Les cris d’amour des mortelles violées par les dieux
Les virilités des héros fabuleux érigés comme des cierges vont et viennent
comme une rumeur obscène
Il y a aussi les cris de folie des bacchantes folles d’amour pour avoir mangé
l’hippomane secrété par la vulve des juments en chaleur
Les cris d’amour des félins dans les jongles 39
La rumeur sourde des sèves montant dans les plantes tropicales
LITTÉRATURE
Le fracas des marées N° 142 – JUIN 2006
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