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BAKOUNINE

Philosophe politique russe né en 1814. C’est l’un des plus


importants représentants de l’anarchisme, un courant du
socialisme qui prône l’abolition de l’État, l’abolition de toute
forme d’autorité. Rappelons qu’anarchie vient du grec ANARKIA,
constitué de AN qui est un préfixe privatif et de ARKHÊ qui signifie
commandement, pouvoir, autorité. Donc anarchie = absence
d’autorité. Et l’autorité, c’est ce que les anarchistes combattent.

C’est la grande différence entre les communistes et les


anarchistes : les communistes sont pour l’État (pour l’autorité de
l’État, en tout cas), comme structure transitionnelle entre le
capitalisme et le socialisme. Un État au service des travailleurs
plutôt qu’au service des propriétaires. Les anarchistes, quant à
eux, pensent qu’il n’y a rien à attendre de bon de la part de l’État,
que l’État ne peut avoir pour effet que de maintenir la domination
et que toute structure dirigeante porte en elle le germe de
l’oppression.

L’idée fondamentale des anarchistes, c’est qu’on aura beau


former des dirigeants pour qu’ils défendent les intérêts des
travailleurs, dans les faits, dans la pratique concrète du pouvoir,
ça ne se passe pas comme ça… Les hommes de pouvoir ne
s’intéressent qu’au pouvoir, pas à la classe sociale que ce pouvoir
est censé défendre. Il y a de ce point de vue-là un réalisme
anthropologique des anarchistes, à savoir l’idée que l’être humain
n’est pas un être pur, qu’il est à l’image de sa situation matérielle
et que faire partie d’une structure dirigeante, c’est être condamné
à se comporter comme un dirigeant. Autrement dit : à écraser la
liberté du peuple.
La liberté, c’est ça, le combat des anarchistes. Ou plutôt : la liberté
et l’égalité. Les deux sont inséparables pour eux. Pourquoi? Parce
que dans une société où les individus sont libres, il n’y a pas
d’oppression et dans une société où il n’y a pas d’oppression, il n’y
a pas d’inégalités. Quand les anarchistes refusent l’autorité, ils
refusent à la fois ce qui opprime leur liberté et ce qui créé
l’inégalité. L’inégalité entre les dominants et les dominés.

Sur la question de la liberté et de l’égalité, Bakounine considère


qu’on a tort d’opposer ces deux notions. Dans les cours
d’éducation civique, au collège, quand on veut nous expliquer la
différence entre la gauche et la droite, on vous dit que la gauche
défend l’égalité (le socialisme) et que la droite défend la liberté (le
libéralisme) et le sous-entendu, c’est que l’un exclut l’autre, qu’il
faut choisir entre la liberté et l’égalité, ou en tout cas que le fait
de favoriser l’une se fait toujours au détriment de l’autre… Pour
Bakounine, ça n’a pas de sens. La liberté et l’égalité ne sont pas
contradictoires, elles sont complémentaires. C’est d’ailleurs pour
ça qu’au lieu de parler d’anarchisme, certains préfèrent parler de
socialisme libertaire, une expression beaucoup plus précise
conceptuellement, puisqu’elle unifie l’égalité sociale avec la
liberté individuelle.

Ce qu’il faut donc retenir, c’est que pour Bakounine (et pour les
anarchistes en général), le projet politique est celui d’une société
libre et égalitaire, c’est-à-dire une société dans laquelle aucun
groupe d’individus n’est en position d’asservir qui que ce soit à sa
volonté et à ses intérêts.
Maintenant que toutes ces distinctions ont été faites, il va falloir
qu’on parle de Dieu. Alors là, on pourrait se demander ce que ça a
à voir… Eh bien, ce que ça a à voir, c’est que pour Bakounine, Dieu
est l’archétype ultime de l’autorité et que pour lui, il y a un
continuum. Il y a même un lien de causalité entre la soumission
des travailleurs à l’État capitaliste et la soumission des travailleurs
à Dieu. Pour Bakounine, Dieu n’est pas simplement un objet de
croyance, Dieu c’est la matrice originelle de la domination,
l’organe suprême de la domination, l’autorité qui rend possible
toutes les autres autorités et la thèse de Bakounine, c’est que tant
que subsistera la croyance en Dieu, l’émancipation des
travailleurs n’aura pas lieu. En d’autres termes, ce qu’on va tenter
de comprendre ici, c’est pourquoi, selon Bakounine, la croyance
en Dieu empêche toute révolution.

Pour comprendre ce que Bakounine reproche à Dieu ou, en tout


cas, ce qu’il reproche à la croyance en Dieu, on va s’appuyer sur
son livre Dieu et l’État, publié en 1882. Dieu et l’État, c’est
vraiment la référence en termes de littérature anarchiste athée et
dans ce livre, Boukanine se positionne philosophiquement par
rapport à un grand clivage qui traverse toute l’histoire de la
pensée. C’est un clivage bien connu en philosophie, puisque c’est
celui qui oppose l’idéalisme au matérialisme.

Boukanine est matérialiste, c’est-à-dire qu’il considère que le


monde n’est constitué que de matière et que tout ce qui existe
est : soit de NATURE matérielle (un ordinateur, une chaise, une
lampe, etc.), soit d’ORIGINE matérielle. Que veut dire origine
matérielle? Ça signifie être l’expression de phénomènes matériels.
Par exemple : la pensée. La pensée, c’est l’expression de l’activité
du cerveau, or le cerveau, c’est matériel, puisque c’est un organe.
Il ne faut pas confondre la pensée qui est un phénomène
immatériel) avec le cerveau (qui est l’origine matérielle de ce
phénomène immatériel). Il ne faut pas les confondre, nous dit
Bakounine, mais il faut comprendre que l’un est le produit de
l’autre, qu’il n’y aurait pas de pensée sans cerveau. Autrement
dit : l’origine des entités immatérielles (les idées, les sentiments,
les valeurs, etc.), c’est de la matière. C’est ça le matérialisme.

L’idéalisme, au contraire, c’est la conception qui consiste à dire


que les idées, que les entités spirituelles pour ainsi dire, existent
séparément de la matière. Certes, dans notre monde terrestre, les
idées sont incorporées dans la matière (ce qui est un pléonasme,
puisqu’incorporer, ça veut dire entrer dans un corps, entrer dans
la matière) et en ce sens, en effet : les idées ne sont pas des
entités qui flottent autour de nous. Elles s’incarnent, se
matérialisent, mais pour les idéalistes, ce n’est pas la matière qui
produit les idées, ce sont les idées qui investissent la matière.

On retrouve cela chez Platon (la théorie des essences, des formes
intelligibles). Pour Platon, la matière est quelque chose d’inerte et
d’indifférencié et il faut qu’un principe spirituel investisse la
matière pour lui donner une forme. Autrement dit, pour Platon,
un objet matériel, c’est la concrétisation définie d’une idée.

À l’époque moderne, l’opposition entre idéalisme et


matérialisme, c’est l’opposition entre Hegel et Marx. Pour Hegel,
les événements sont la concrétisation de l’idée, la concrétisation
de ce qu’il appelle « la raison universelle », tandis que pour Marx,
les idées sont au contraire la spiritualisation des événements. Les
événements. Les événements arrivent, ils se produisent sous
l’impulsion de forces matérielles et leur intelligence, c’est-à-dire
leur conversion en idées, arrive ensuite. Pour les matérialistes, ce
n’est pas que l’esprit n’existe pas, c’est que l’esprit n’existe pas en
tant que réalité séparée de la matière. Bakounine utilise une
image, il dit : « L’esprit, c’est une fleur dont les racines sont la
matière. La matière c’est la terre, c’est l’origine. La fleur, c’est
l’émanation aérienne, l’émanation céleste de la racine. »

Chez Bakounine, ce n’est pas le ciel qui gouverne la terre, c’est la


terre qui se prolonge dans le ciel, donc entre l’idéalisme et le
matérialisme, on a une totale opposition métaphysique et
d’ailleurs, même le mot métaphysique n’est pas approprié,
puisque justement, pour les matérialistes, il n’y a pas de dualisme
matière/esprit. La métaphysique, c’est quand on a : d’un côté la
matière (la physique, donc) et de l’autre l’esprit (ce qui est au-
delà du physique). Pour les matérialistes, il n’y a pas de
métaphysique, puisque l’esprit n’existe pas indépendamment du
physique : l’esprit est inclus dans le physique.

Cela fait dire à Bakounine quelque chose d’extrêmement radical


(en tout cas, pour un philosophe), qui est que la métaphysique,
c’est l’autre nome de la psychologie! Traduction : quand les
hommes parlent d’entité abstraite, quand ils parlent d’esprit,
d’idées, d’essence, ils ne parlent pas de la réalité, ils parlent de
memes. Ils projettent à l’extérieur de memes les productions de
leur cerveau. En un mot, ils prennent leur fiction pour des réalités.
Une fiction, c’est une création spirituelle de l’imagination, donc la
fiction n’est réelle que dans la mesure où elle est la manifestation
d’une réalité qui est la réalité matérielle du cerveau.
Et encore… une fois que les idées existent, elles n’existent qu’en
tant que production, comme quand on fait un rêve. D’ailleurs, on
dit bien qu’on fait un rêve, on produit un rêve et ce n’est pas réel
au sens où ce qui se passe dans notre rêve n’est pas réel, mais le
rêve, lui, est un phénomène bien réel, un phénomène lié à
l’activité du cerveau et c’est là où on en arrive à la conclusion de
Bakounine qui est que : de la même façon que les idées sont des
productions du cerveau, Dieu est lui-même une production du
cerveau, Dieu est une fiction, un fantasme, fantasia, l’image, Dieu
est une image, il n’est pas une entité existant en et par elle-
même. C’est nous qui le faisons exister et la preuve que donne
Boukanine, c’est que comme par hasard, dans l’histoire de
l’humanité, Dieu a toujours emprunté les caractéristiques
matérielles et sociales de son époque.

Par exemple, dans l’Antiquité, la religion dominante, c’était le


polythéisme, chaque nation avait ses dieux et chaque dieu était
assigné à une fonction sociale (le dieu de la guerre, le dieu de
l’agriculture, le dieu des arts, etc.), comme si la religion épousait
parfaitement l’organisation matérielle des hommes. Ce n’est pas
que la religion épouse l’organisation sociale, c’est que la religion
est le prolongement spirituel de l’organisation sociale. Pendant la
préhistoire, avant que les nations existent, on avait l’animisme.
L’animisme, ça consistait à dire : Dieu est dans chaque chose. Il
est dans cette pierre, dans cet arbre, dans cet animal, etc. Là
encore, les hommes de la préhistoire avaient la religion de leur
environnement social, puisque leur environnement social,
c’étaient les éléments naturels. Même chose pour le
monothéisme, le christianisme, etc.
Boukanine nous dit que le monothéisme, c’est quand tous les
peuples ont le même dieu. Autrement dit, le monothéisme, c’est
la religion des nations unifiées. Unifiées par qui? Par quoi? Par
l’Empire. En l’occurrence, par l’Empire romain. Autrement dit, si le
dieu universel des Chrétiens est un dieu universel, le dieu de tous
les peuples, c’est parce que la colonisation romaine a entraîné
une unification des nations, il fallait donc le même dieu pour tout
le monde! Dieu est à l’image de ceux qui gouvernent. Il est le
reflet spirituel de la situation matérielle de ceux qui gouvernent.
On a le dieu de son imagination et on a l’imagination de sa
situation matérielle.

Bakounine ne méprise pas la religion au sens où ce qu’il cherche


d’abord, c’est à en comprendre les causes. En tant que
matérialiste, il considère que la cause de toutes les entités
idéales, de toutes les fictions, c’est l’esprit humain. Et l’esprit
humain est le reflet des sociétés humaines. Boukanine ne méprise
pas la religion, mais il pense que le moment est venu de s’en
émanciper. Le moment est venu de prendre conscience que c’est
nous qui avons inventé Dieu, parce qu’on en avait besoin, parce
que ça nous rassurait, parce que ça nous a permis de traverser
des épreuves comme l’enfant qui croit à la petite souris, parce
que si perdre une dent, ça fait mal, on supporte mieux la douleur
quand on donne un sens à cette douleur. Dieu est une fiction,
mais dans le développement de l’humanité, ce fut une fiction
nécessaire.

Bakounine a été très influencé par Engel, puis par Marx. Le point
commun entre Marx et Engel étant la dialectique. La dialectique,
c’est l’idée selon laquelle les choses passent par des étapes et que
chaque nouvelle étape est une négation de la précédente. Dans
une vision dialectique de l’Histoire, on ne dit pas qu’un
événement est bon ou mauvais, on ne dit pas qu’une croyance est
vraie ou fausse, on dit qu’elle était historiquement nécessaire,
qu’il fallait passer par là, parce que c’est comme ça que le monde
fonctionne, par étapes successives et par autosuppression. Le
jardinier ne condamne pas le bourgeon au nom du fait qu’il
préfère la fleur, il sait que le bourgeon est une étape nécessaire
du développement de la fleur et la floraison, d’un point de vue
dialectique, ce sera la négation du bourgeon, comme le papillon
est la négation de la chenille : on n’arrive pas au papillon sans être
passé par la chenille, on n’arrive pas à la dernière étape avant
d’avoir parcouru toutes les étapes qui précèdent.

Pour Bakounine, c’est le même raisonnement pour la religion.


Selon lui, après l’animisme, après le polythéisme, après le
monothéisme, l’heure de la dernière étape est venue : l’athéisme.
Autrement dit, la dernière étape, c’est la prise de conscience que
Dieu est notre invention. La dernière étape, c’est celle du
retournement de la conscience humaine sur elle-même, qui
comprend alors que c’est elle qui a créé ce en quoi elle croit et
qui, si elle s’émancipe de cette croyance, fera advenir une
humanité libre, une humanité capable de s’autoorganiser. Elle
n’aura plus besoin de Dieu et parce qu’elle n’aura plus besoin de
Dieu, n’aura plus besoin de maître.

Pour Bakounine, Dieu est le père de toutes les autorités et entre


l’autorité de Dieu, l’autorité du capital et l’autorité de l’État, il n’y
a pas de différence de nature, mais une différence de degré, parce
que dans les trois cas, il s’agit de s’en remettre à une instance qui
prétend nous dire ce qui est bon pour nous et qui nous l’impose.

La critique anarchiste de l’autorité, c’est la critique de tout ce qui


part du postulat que les être humains ont besoin d’être tenus par
la main, qu’ils ont besoin d’être guidés, dirigés, et d’ailleurs, ça va
assez loin, puisque pour Bakounine, même l’autorité de la science
doit être contestée par la science en elle-même. Bakounine
respecte la science, il respecte tout ce qui va dans le sens d’une
compréhension rationnelle du monde, mais il rejette l’autorité de
la science, parce qu’il rejette la prétention de toute autorité à
nous indiquer la voie à suivre. Si la science devait gouverner, elle
se comporterait comme n’importe quelle instance de pouvoir :
elle opprimerait et obligerait les individus à se plier à sa volonté,
mais le fait est, qu’entre l’autorité de la science et l’autorité de
Dieu, c’est cette dernière que Bakounine combat. Pourquoi? Parce
qu’elle est absurde, logiquement absurde. Et qu’est-ce qui fait
que cette croyance est absurde? Selon Bakounine, c’est le fait que
cette croyance repose sur une contradiction. La contradiction
entre : d’un côté, un dieu parfait, un dieu auquel il ne manque
rien, et d’un autre côté, le besoin qu’a eu Dieu de créer le monde
et, qui plus est, un monde corrompu, un monde où le mal sévit. Si
Dieu existe, quel besoin a-t-il eu de créer notre monde? Quel
besoin a-t-il eu de le créer imparfait? Peut-être qu’il s’ennuyait…
Mais s’il s’ennuyait, c’est qu’il n’est pas parfait! C’est ça
l’absurdité fondamentale de la croyance en Dieu : l’incohérence.
L’incohérence érigée en mystère, pour lui donner plus de
profondeur, parce que dire « c’est absurde », ça oblige à cesser de
croire, alors que dire « c’est mystérieux », ça donne l’impression
qu’il y a un secret à dévoiler, ça donne l’impression d’appartenir à
une caste d’élus. Boukanine nous dit que les gens qui croient en
Dieu ne croient pas en lui malgré son absurdité, mais à cause de
son absurdité! Comme si plus une idée était absurde, plus il
devenait valorisant d’y croire. La réponse de Bakounine, c’est que
ce n’est pas parce qu’une chose est absurde qu’elle est profonde.
Si elle est absurde, c’est peut-être tout simplement qu’elle est
stupide, mais que le reconnaître, c’est reconnaître que depuis des
millénaires, nous croyons dans quelque chose de stupide et ça,
c’est compliqué…

Le problème de la croyance en Dieu n’est pas seulement dû à son


caractère absurde, c’est le fait que nous ayons donné à cette
absurdité un pouvoir sur nous, c’est le fait que nous ayons donné
à Dieu les pleins pouvoirs sur nos vies. Croire en Dieu, c’est placer
à l’intérieur de notre conscience un surveillant, un gendarme
auquel on délègue le pouvoir de nous sanctionner en cas de
manquement à ses lois. Et comme ce gendarme est omniscient,
on ne peut rien lui cacher, il a les clefs de notre conscience, raison
pour laquelle on est contraints de lui obéir.

On peut aussi faire le lien avec Freud. Pour Freud, l’homme a


inventé Dieu, parce qu’il avait besoin de réponses aux grandes
énigmes de l’Univers. L’origine du monde, le sens de l’existence,
la vie après la mort, etc. L’invention de Dieu par l’homme répond
d’abord à un besoin de sécurité psychique, un besoin d’apaiser
son angoisse. Tout cela est compréhensible, sauf qu’en voulant
apaiser notre angoisse, nous avons créé la névrose, le conflit
intérieur, le conflit entre la loi divine et le désir… Et puisqu’on ne
peut supprimer le désir, on ne peut que le contenir, le réprimer,
et que réprimer le désir, c’est créer une tension intérieure, alors
cette tension, lorsqu’on en est conscient, génère la culpabilité.
Dieu aime les hommes mais les hommes craignent Dieu et ce que
l’on craint, on s’y soumet. La croyance en Dieu va donc de paire
avec l’infériorisation de l’homme, ce que Bakounine résume en
disant que si Dieu est tout, l’homme n’est rien et si Dieu est le
maître, l’homme est son esclave et on ne peut pas sortir de ça. En
clair, si Bakounine rejette la croyance en Dieu, c’est parce que la
croyance en Dieu maintient les hommes dans la soumission
aveugle à l’autorité. Elle les maintient dans l’idée que nous avons
besoin d’une autorité pour nous guider. Elle nous maintient dans
la peur de la liberté. Pour Bakounine, combattre Dieu, c’est
combattre la fiction qui nous enchaîne.

Donc on l’aura compris : Bakounine n’est pas croyant. Pourtant,


ça ne l’empêche pas de rendre hommage à un personnage très
connu de la bible et ce personnage… c’est Satan! Alors
évidemment, il y a quelque chose de provocateur dans le fait de
rendre hommage à Satan, surtout au XIXe siècle, à une époque où
l’Église a encore une forte influence. Mais si Bakounine fait l’éloge
de Satan, c’est parce que Satan est un emblème : l’emblème de la
révolte. Satan, c’est celui qui s’est révolté contre Dieu, c’est celui
qui a refusé de se soumettre et c’est surtout celui qui a donné à
l’homme l’accès à la connaissance. C’est l’épisode du jardin
d’Éden, du fruit défendu. Et le fruit défendu, c’est le fruit de la
connaissance du bien et du mal…

Quand Satan s’introduit dans le jardin d’Eden, sous la figure du


serpent, il dit à Adam et Ève : « Si vous goûtez ce fruit, vous serez
comme Dieu, vous connaîtrez le bien et le mal », or Dieu ne
voulait pas qu’Adam et Ève aient cette connaissance. Il voulait les
maintenir dans l’ignorance et ce que dit Bakounine, c’est que c’est
exactement ce que font les gouvernements : ils cherchent à
maintenir les peuples dans l’ignorance, parce qu’un peuple
ignorant est beaucoup plus facile à dominer. Et c’est ça,
finalement, qui fait le lien entre la religion et la politique, entre
Dieu et l’État : l’ignorance, la nécessité de l’ignorance, parce que
l’ignorance engendre la soumission, alors que la connaissance
engendre l’insoumission. Satan est l’émancipateur du genre
humain, parce que Satan a appris à l’homme la désobéissance, or
pour Bakounine, c’est ça qui définit l’être humain : la capacité à
désobéir, la capacité à se révolter grâce à la pensée.

La pensée rend autonome, l’ignorance rend dépendant. En ce


sens, le but de l’État, c’est de mettre le peuple sous tutelle, c’est
de l’infantiliser pour pouvoir se placer en instituteur, parce qu’on
obéit d’autant plus facilement qu’on a été habitué à obéir. On
obéit aussi d’autant plus facilement que l’obéissance est devenue
pour nous une seconde nature et c’est pour ça qu’il y a chez
Bakounine, l’idée que la religion est la matrice de toutes les
soumissions, parce qu’une obéissance en entraîne une autre. En
effet, si on est habitué à obéir à l’Être suprême, on peut
s’habituer à obéir à l’État.

C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé au moment de la


révolution française : le culte de l’Être suprême, ce n’était pas le
culte de Dieu, c’était le culte de l’État, le culte du bien commun,
donc l’État était censé être la concrétisation. Autant les
révolutionnaires ont combattu la religion chrétienne, autant ils
ont instauré à sa place, la religion civile. Un culte pour en
remplacer un autre! Mais l’effet est exactement le même :
l’asservissement du peuple à un idéal. Que cet idéal s’appelle Dieu
ou qu’il s’appelle l’État, ça ne change rien. Ça reste une fiction
donc la conséquence est une soumission qui elle, est bien réelle.

Répétons ce qui a été dit plus haut : si Dieu est tout, l’homme
n’est rien, puisqu’il ne peut rien y avoir en dehors du tout. De la
même façon, si l’État est tout, l’homme n’est rien, face à un idéal.
L’homme s’efface, il devient néant. La mécanique de la
soumission, c’est la mécanique de la néantisation. Non pas au
sens où Sartre disait que l’homme était néant, puisque pour
Sartre, être néant signifiait être absolument libre. Non, là, on
parle de néant au sens d’absence de valeur, d’absence de dignité,
au sens de déshumanisation.

L’idéalisme, c’est ce qui justifie que des individus meurent sur


l’hôtel de l’idéal. Un idéal, on lutte pour lui, on se sacrifie pour lui
et sacrifier signifie détruire au nom du sacré. Le sacré implique la
destruction de ceux qui le nient et ça, c’est totalement
indépendant de ce que prône le sacré en question, c’est
totalement indépendant de la nature de l’idéal en question. C’est
l’idéal lui-même qui mène à cela : au nom d’un idéal religieux, on
peut bien se permettre d’envoyer quelques infidèles au bûcher,
au nom d’un idéal politique, on peut bien se permettre d’envoyer
quelques dissidents dans des camps, et au nom de l’idéal
scientifique, on peut bien se permettre de dicter aux individus ce
qu’ils doivent penser…

C’est ce qui permet de comprendre cette phrase de Bakounine :


« Tout idéalisme conduit à l’esclavage. » En effet, tout idéalisme
conduit à l’esclavage, parce que tout idéalisme repose sur l’idée
selon laquelle il existerait quelque chose de supérieur à la
matière. Ce qui définit l’idéalisme, c’est la soumission à une
transcendance, c’est quand les instructions viennent d’en haut.
L’idéalisme part du haut et va vers le bas. Le matérialisme part du
bas et va vers le haut. Voilà pourquoi l’anarchisme est une
conséquence du matérialisme, une conséquence de l’idée selon
laquelle il n’existe rien en haut. Tout ce qui existe vient d’en bas,
de la matière, des individus. L’anarchisme, c’est quand les
instructions viennent d’en bas, ou plutôt… quand il n’y a plus
d’instruction. Précisément parce qu’il n’y a plus d’autorité pour
donner les instructions.

Pour Bakounine, il est dans l’essence même de tout idéalisme de


devenir une religion dans laquelle Dieu est remplacé par un idéal,
par l’État, par le capitalisme, par la science. Une religion qui,
comme toute religion, cherchera à s’imposer aux hommes de
manière dogmatique, autoritaire, élitiste. Une religion qui, même
si elle prône la raison, tue la raison en l’homme, puisqu’elle
l’invite à croire qu’il existe un idéal auquel il serait légitime de se
soumettre.

Il y a un dernier aspect de l’idéalisme que Bakounine évoque et


qu’il appelle l’abstraction. L’abstraction, c’est la transformation de
l’être humain en idée, en concept, un peu comme quand on dit :
« l’Homme a fait ceci, l’Homme a fait cela, l’Homme a construit les
pyramides, l’Homme a marché sur la Lune, etc. » Le problème est
que « l’Homme », ça ne veut rien dire. L’Homme, on ne le croisera
jamais dans la rue, l’Homme à proprement parler n’existe pas.
C’est une abstraction. Ce qui existe ce sont LES hommes, des
individus concrets, et dire « l’Homme », dire « le genre humain »,
c’est faire un premier pas vers la réification des individus, vers la
négation de leur humanité. Ce n’est pas l’Homme qui a construit
les pyramides, ce sont DES hommes, des hommes qui ont été
exploités par d’autres hommes, lesquels ont alors pu se prévaloir
de ce que d’autres avaient fait. L’abstraction permet
l’appropriation, l’abstraction permet de dire qu’on a fait ce que
d’autres que nous ont fait et donc pour Bakounine, l’abstraction
n’est pas simplement un abus de langage, c’est un instrument
d’oppression, un instrument de légitimation de l’exploitation.

En effet, l’abstraction a pour effet de dissimuler la relation


dominant-dominé. Je vous fais travailler 14h par jour? Mais
enfin… nous faisons partie de la même famille, la famille humaine!
C’est vous qui faites tout, c’est vous qui usez votre corps, à mon
bénéfice, mais comme je vous ai vendu le concept de genre
humain, vous n’avez pas l’impression de travailler pour moi, vous
travaillez pour le genre humain! Nous travaillons tous pour le
genre humain! C’est ça, la finalité de l’abstraction : la
dissimulation des rapports concrets, le déguisement de la réalité
concrète.

Donc ce n’est pas un problème de mots, c’est un problème


d’altération de la réalité et d’altération de la conscience de la
réalité. À chaque fois qu’il emploie le mot homme, le travailleur
devient le propagandiste de sa propre exploitation. Il se voile la
réalité de sa propre condition. Il vit dans ce que Marx appelait :
« la fausse conscience.»

Pour Bakounine, être matérialiste, ce n’est donc pas simplement


nier l’existence des entités spirituelles, ce n’est pas simplement
une position métaphysique, c’est une position politique. Parce
que c’est refuser de reconnaître les abstractions comme des
catégories valides, c’est refuser des catégories qui ont pour but de
dissimuler les rapports d’exploitation réels.

En résumé, être matérialiste, c’est faire primer la réalité humaine


sur n’importe quelle abstraction et sur n’importe quel idéal. Le
pouvoir, ce n’est pas seulement ce qui nous contraint, c’est
également ce qui en nous, rend possible cette contrainte : notre
acceptation, notre docilité. Or, la docilité n’est pas seulement une
affaire de tempérament, c’est également une affaire de croyance.
Si vous croyez qu’il existe une autorité qui a la légitimité de vous
dicter ce que vous devez faire, le problème ne vient pas de votre
obéissance, il vient de votre croyance. Votre obéissance part de
votre croyance. Voilà pourquoi, pour Bakounine, il faut extirper en
nous la croyance, extirper en nous les idoles et les idéaux. Opérer
un renversement des valeurs et ne plus situer ces valeurs dans le
ciel des idées, mais dans la Terre des hommes. Des hommes
capables de comprendre qu’ils sont les seuls maîtres à bord, les
seuls maîtres de leur existence, qu’ils sont libres, mais que dans
un monde régit par l’exploitation, cette liberté ne s’obtient qu’au
prix de la révolte.

La liberté ne se réclame pas, elle se prend.

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