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Épicurisme

Pour commencer, on doit se débarrasser d’une préconception erronée qui circule et qui
est de dire que l’épicurisme, ce serait (ou se réduirait à) une philosophie de la
jouissance. Quand on dit «je suis épicurien», cela voudrait dire «j’aime les plaisirs de la
vie, les plaisirs terrestres». C’est assez facile de justifier, par exemple, la gourmandise
ou le penchant à l’alcool, aux drogues, à la chair (luxure), en se réclamant de la
philosophie d’Épicure. Cette interprétation est fausse car en réalité, Épicure explique
que le bonheur ne peut pas être atteint dans l’excès. Pour lui, nous avons un corps par le
biais duquel nous éprouvons des sensations et ces sensations s’éprouvent entre deux
intervalles qui sont: le plaisir et la douleur.

L’homme aspire naturellement au plaisir, c’est-à-dire que quand quelque chose lui
procure une sensation agréable, il aura tendance à se diriger vers cette chose et à
l’inverse, à fuir tout ce qui sera source de douleur. Le problème, c’est que parfois,
l’homme se trompe et souvent, il prend pour un plaisir, ce qui constitue davantage une
souffrance. C’est un paradoxe, mais ça s’illustre très bien par des exemples concrets.
Boire un verre de vin, en boire un deuxième, un troisième, finir la bouteille, ça peut
procurer beaucoup de plaisir, surtout si c’est du bon vin. Ça peut nous rendre heureux,
sur le moment. Pour les gens qui ne boivent pas, cela peut être par exemple vouloir finir
le pot de Nutella, alors qu’on vient de l’entamer, ça procure beaucoup de plaisir, mais le
problème c’est que le lendemain, le plaisir va laisser sa place à la douleur: la gueule de
bois pour l’alcool et la crise de fois pour le chocolat. Dans tous les cas, il y aura une
conséquence négative à ce plaisir.

Ce que dit Épicure, c’est que pour être heureux, il ne suffit pas de courir après le plaisir,
il faut modérer ce plaisir, de telle sorte qu’il ne soit que du plaisir. La philosophie
d’Épicure, c’est d’abord une philosophie de la modération. On peut aussi l’appeler une
philosophie de l’équilibre. Si cet équilibre est rompu, ça veut dire qu’on ne suit pas la
voie de la sagesse. On est dans une sorte de poursuite immature d’un plaisir qu’on ne
maîtrise pas et qui, par conséquent, nous maîtrise. Il n’y a pas de bonheur possible dans
l’excès. Le bonheur, c’est la résultante d’un comportement modéré, pondéré, équilibré.

Chez Épicure, il y a une classification des désirs. Petit rappel sémantique: le désir n’est
pas le plaisir. Le plaisir, c’est le résultat de la satisfaction d’un désir. Qu’est-ce qu’un
désir? Un désir est une force intérieure qui nous pousse vers un objet en vue de se
l’approprier. En philosophie, le terme «objet» peut s’appliquer à une personne. Désirer
une personne, ça veut dire que celle-ci devient l’objet de notre désir et ce désir, qui est
une force, c’est aussi un manque, parce par définition, on désire ce qu’on n’a pas.
Rousseau dit: «l’objet de notre désir cesse d’être désiré sitôt qu’on l’obtient» et pour lui,
le désir doit se suffire à lui-même. Le désir n’est pas le plaisir. Le plaisir est la
conséquence de la satisfaction du désir. J’obtiens l’objet que je désire, j’en tire du plaisir.
Pour Épicure, il existe trois sortes de désirs. Tout d’abord, les désirs naturels et
nécessaires (ex: manger, respirer, le désir sexuel (reproduction)). Épicure nous dit que
les désirs naturels et nécessaires doivent être satisfaits. Viennent ensuite les désirs
naturels non nécessaires (ex: manger est nécessaire, mais le mets n’a pas besoin d’être
raffiné car le but est de se nourrir seulement. Un steak et un verre de vin, ce n’est pas la
même chose qu’un morceau de pain et un verre d’eau, alors que ceux-ci suffiront). Les
désirs naturels non nécessaires peuvent être satisfaits avec modération. La modération,
c’est la limitation dans la satisfaction des désirs. Enfin, on retrouve les désirs non
naturels et non nécessaires (ex: manger un bon steak avec un bon verre de vin dans une
assiette en argent ornée de pierres précieuses). Là, pour Épicure, ce sont des désirs vains.
C’est une expression de dégénérescence car naturellement, l’homme n’éprouve pas ce
besoin. Il éprouve ce besoin à partir du moment où il y goûte et où il ne parvient pas à
maîtriser ce désir. En d’autres termes, les désirs non naturels et non nécessaires
témoignent d’un dérèglement, comme une pathologie. Quand on franchit cette limite des
besoins non naturels, on tombe dans l’addiction. L’alcoolisme ou la toxicomanie, c’est
ça: augmenter les doses progressivement pour retrouver cette sensation initiale qu’on ne
peut plus éprouver à partir du moment où on s’habitue au plaisir. On augmente alors les
doses et on se fait encore plus de mal.

La philosophie d’Épicure n’est pas une philosophie de la jouissance sans entrave. C’est
une philosophie de la frugalité. C’est une philosophie de l’économie des plaisirs. On est
dans cette mentalité grecque de la maîtrise de soi, de l’équilibre, de la raison. Chez les
Grecs, il existe un terme pour désigner l’illimitation des désirs: l’hybris. C’est quand
l’homme outrepasse cette limitation naturelle de la satisfaction des désirs qui fait que
potentiellement, il peut désirer tout et n’importe quoi. Exemple: un millionnaire qui
nourrit le désir de devenir milliardaire. Se pose alors la question de la motivation:
qu’est-ce qu’il veut, de quoi a-t-il besoin qu’il n’ait pas encore? A priori, quand on est
millionnaire, on dort serein. Eh bien, celui qui est dans un état d’hybris ne dort pas
serein, parce qu’il lui faut plus, toujours plus. On est dans le domaine de la pathologie.
Pathos signifie passif et on est passif quand on subit. Le millionnaire voulant devenir
milliardaire, il est victime de sa propre passion, son hybris, sa propre illimitation. Pour
cet homme-là, la limitation est quelque chose qui a été oublié en cours de route et cet
homme aura plus de mal à devenir sage. L’idée, c’est qu’à partir du moment où on ne
maîtrise plus le désir, que c’est lui qui nous maîtrise, on s’écarte de la voie du bonheur et
de la sagesse authentique.

À plus grande échelle maintenant. De nos jours, dans les sociétés démocratiques, il n’y a
plus de tyran, car il n’y a plus besoin de tyran. On a affaire à des tuteurs, à des gens qui
nous guident et nous poussent de manière plus ou moins fine et rusée, vers des choses.
Et on sait qu’un peuple est d’autant plus gouvernable qu’il est lui-même son propre
maître. À partir du moment où on remplace la domination sur les corps (ce qui est le
principe de la tyrannie) par l’idéologie du désir, on n’a plus besoin de contraindre ou de
forcer. On n’a qu’à laisser la masse suivre ses désirs. Et si, en plus de ça, on conditionne
suffisamment bien cette masse de citoyens pour lui faire désirer des choses vaines, selon
la qualification d’Épicure, on obtient un peuple soumis. Soumis à ses propres désirs. Il
est évident qu’à partir du moment où on met les pieds dans un centre commercial, il sera
beaucoup plus efficace pour le système, que vous obéissiez à vos pulsions, à vos désirs
d’achat, de consommation (on sait à quel point l’acte d’achat, d’un point de vue
psychologique, traduit un manque). On est en plein coeur de ce dont parle Épicure:
l’hybris, l’illimitation. Le désir de trouver à l’extérieur de soir une satisfaction qu’on ne
parvient pas à trouver à l’intérieur de soi. Notre société n’est donc pas une société
épicurienne, on en est même assez loin! La société moderne a fait sauter la notion de
limite. À l’échelle collective, qu’entraînerait l’abolition de toute limite? La jungle.

Pour conclure: à partir du moment où on doit formuler une loi, c’est que la loi a été
perdue. C’est-à-dire qu’elle n’est plus en nous. Ce serait parfait si on n’avait plus besoin
de loi, si les hommes s’autogouvernaient. Or, dans un système où nous abandonnons
chaque jour notre souveraineté à des dirigeants, la loi est nécessaire, car un enfant qui
grandit sans règle dans une société avec des règles, ça ne devient pas un être libre, ça
devient un petit con!

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