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FICHE TECHNIQUE SUR LE BONHEUR

I- Qu’est-ce que le bonheur ?

Du latin bonum augurum, ce qui est « de bonne augure » c’est-à-dire ce qui annonce ou
présage un événement favorable, le terme bonheur signifie d’abord une « chance favorable
(même signification dans Happiness, de Happen, arriver par hasard) (…) »1. Dès lors, si le
bonheur dépend de la chance ou du hasard, d’une heureuse surprise, d’un don gratuit, serait-il
soumis aux aléas de la fortune (hasard des circonstances), donc à l’arbitraire, irrationnel et
imprévisible ? Dépendrait-il d’une volonté capricieuse étrangère au sujet, ou de la volonté et
des efforts du sujet lui-même ?

Le terme bonheur se définit généralement comme un état de satisfaction complète et


durable (par distinction du plaisir et de la joie que l’on considère généralement comme étant
éphémères), comme un état de plénitude d’où le manque, la souffrance, l’inquiétude et le
trouble sont absents (je suis heureux = je suis comblé, plus rien ne me manque). Le bonheur
reposerait sur ce sentiment d’être comblé ici et maintenant : je ne suis plus dans l’attente de ce
qui va venir ; c’est la joie d’être là. Le désir suprême serait celui que cet instant de bonheur
(« être saturé de bien-être », ne pas s’attendre à autre chose) s’éternise.

Néanmoins, la satisfaction durable est-elle compatible avec la condition humaine ? Est-elle


accessible à l’échelle humaine à cause de l’inscription des hommes dans le temps, de
l’impossibilité d’échapper au devenir ? Par ailleurs, une telle satisfaction ne génère-t-elle pas
l’ennui ? Et si l’on s’habitue au bonheur, continue-t-il à nous procurer la même satisfaction ?
Continue-t-il à être le bonheur ?

II- Les principales représentations du bonheur ou les éthiques du bonheur

1) L’hédonisme ou le bonheur comme satisfaction inconditionnelle des désirs

Du grec hêdonê qui signifie plaisir, l’hédonisme est une doctrine qui prend pour principe
unique de l’éthique qu’il faut rechercher le plaisir et éviter la douleur, assimilant ainsi le
bonheur au plaisir. Pour l’hédonisme, le bonheur consiste en effet dans la satisfaction
inconditionnelle (sans condition et sans discernement) des désirs et dans l’accumulation des
plaisirs. Ainsi, pour être heureux, l’homme doit saisir toutes les occasions qui lui permettent
d’éprouver du plaisir, de quelque nature qu’il soit, car il n’est pas sûr que le plaisir qui se
présente maintenant se présentera à nouveau.

1
Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie
Parmi les principaux représentants de l’hédonisme :

a) Aristippe de Cyrène (v. 435-356 av. J.-C.) : les cyrénaïques assimilent le bonheur à la
somme des plaisirs (la quantité prévaut sur la qualité) et à la jouissance de l’instant présent
(immédiateté) ; ils font de la satisfaction de tous les désirs le bien suprême.

b) Dans le Gorgias de Platon, le sophiste Calliclès soutient aussi que la satisfaction


inconditionnelle des désirs est la condition du bonheur (cf. le dialogue entre Calliclès et Socrate
dans le Gorgias de Platon). En effet, Calliclès inverse les valeurs prônées par les philosophes
grecs (Socrate, Platon et plus tard Aristote et Epicure) en affirmant que la démesure et
l’intempérance sont des vertus (principes de l’éthique donc du bien vivre) et non des vices, car
elles sont une preuve de puissance, de supériorité, de force, de courage ainsi que le propre
d’une élite, tandis que la mesure et la tempérance sont des signes de faiblesse et de lâcheté.
L’éthique conforme à la nature et qui conduit au bonheur consiste donc à poursuivre sans
aucune restriction tous les plaisirs en donnant libre cours à ses désirs. En revanche, l’éthique
conforme à la raison (celle des philosophes grecs) qui appelle au discernement entre les désirs
et à la modération et à la mesure dans leur satisfaction est, du point de vue de Calliclès, une
éthique contre-nature.

2) Les critiques de l’hédonisme

a) La réponse de Socrate à Calliclès (cf. le dialogue entre Calliclès et Socrate dans le


Gorgias de Platon) :

- Socrate retorque d’abord à Calliclès que la satisfaction inconditionnelle des désirs n’épuise
pas le désir car le désir est insatiable, aucune satisfaction n’est en mesure de le satisfaire
définitivement2. Socrate compare en effet les désirs humains aux tonneaux de Danaïdes,
tonneaux sans fond, pourris, percés, qu’on ne peut jamais remplir. Dès lors, la sagesse ne
consiste pas à passer toute son existence à chercher une satisfaction vaine – car toujours
éphémère – de ses désirs, mais à soumettre les désirs au sage discernement de la raison. Ainsi,
l’éthique conforme à la nature de Calliclès, qui prône une obéissance aveugle à ses désirs, est,
pour Socrate, la cause de notre malheur.

- Par ailleurs, Socrate fait remarquer à Calliclès que tout plaisir n’est pas forcément un bien.
En effet, tout ce qui nous procure de la satisfaction ou du plaisir n’est pas nécessairement à
notre avantage ni pour notre bien ; davantage, il peut nuire aux autres. Dès lors, tous les plaisirs
ne sont pas également susceptibles d’être satisfaits car certains sont mauvais aussi bien pour
nous que pour les autres. C’est pourquoi, il faut impérativement discerner entre les désirs à la
lumière de la raison.

2
La satisfaction du désir est toujours décevante car il y a toujours un décalage entre ce à quoi je m’attendais
(l’objet idéalisé par le désir) et ce que j’obtiens effectivement (l’objet réel). Dès lors, tant que nous sommes
tiraillés par le désir de ce dont nous manquons nous ne pouvons pas être heureux.
b) Epicure : la hiérarchisation des désirs et le calcul des plaisirs

Dans sa Lettre à Ménécée, Epicure (341-270 av. J.-C.) affirme que « le plaisir est le
principe3 et la fin4 de la vie bienheureuse ». Néanmoins, à l’encontre des hédonistes, Epicure
refuse d’admettre que le bonheur consiste dans la satisfaction inconditionnelle des désirs car il
assimile le bonheur à l’ataraxie c’est-à-dire à l’absence de trouble de l’âme et du corps. Dès
lors, même si le plaisir est le principe du bonheur, tous les plaisirs ne se valent pas pour autant
d’où l’exigence d’une classification rationnelle des désirs et d’un calcul des plaisirs et des
peines issus de la satisfaction d’un désir donné, afin d’accéder au bonheur. Par conséquent,
plaisir et douleur immédiats ne sont pas les critères de la vie conforme à la fois à la raison et à
la nature ; bien au contraire l’homme doit calculer (grâce à la raison) les effets à long terme de
son désir.

Classification rationnelle des désirs selon Épicure

Désirs vains

Désirs insatiables dont la


satisfaction ne procure qu’un
Désirs naturels
plaisir éphémère ainsi que des
  plaisirs en mouvement, mêlés
d’agitation, et qui, pour cela,
sont l’occasion de souffrance à
long terme

Simplement
Nécessaires Artificiels Irréalisables
naturels

Pour la vie Pour la Pour la Sexualité, Ex : la Ex : le désir


(manger, boire, tranquillité du tranquillité de l’amour, la richesse, d'immortalité
dormir) corps (se l’âme (la variation des l’orgueil, la
protéger du philosophie et plaisirs, la gloire
froid, de la l’amitié) recherche de
chaleur, être à l'agréable
l’abri du
danger)

Par conséquent, pour Epicure, seuls les désirs naturels et nécessaires sont susceptibles
d’être satisfaits car ils sont faciles à satisfaire et ne génèrent pas la dépendance et la démesure.
Les autres désirs (naturels non nécessaires et vains) sont insatiables ou en plus difficiles à

3
Du grec arkhê, le terme principe signifie à la fois le commencement ou l’origine, le fondement et le
commandement (c’est-à-dire ce qui commande à quelque chose).
4
Du grec telos, la fin signifie à la fois la finalité ou le but et le terme ou l’aboutissement de quelque chose.
satisfaire ; ils engendrent ainsi la dépendance, la déception constante et la souffrance. Ils
constituent donc une source de douleur à long terme.

Ainsi, en procédant à cette hiérarchie rationnelle des désirs, Epicure détermine à la fois les
conditions de la liberté et du bonheur par rapport au plaisir : Epicure cherche en effet une
modalité de satisfaction du désir qui nous permette de l’éprouver sans en être dépendant mais
sans le réprimer non plus. L’épicurisme est donc un hédonisme « négatif » au sens où Epicure
définit le plaisir non comme jouissance mais comme ataraxie c’est-à-dire comme absence de
trouble, de douleur, de souffrance aussi bien au niveau du corps qu’au niveau de l’âme.

c) L’eudémonisme (du grec eudaïmon, « heureux »)

Le véritable bonheur selon Socrate et Platon

Pour Socrate et Platon, le bonheur véritable de l’homme consiste dans la libération de son
âme de sa caverne-prison, c’est-à-dire de son corps (qui est le tombeau de son âme), et dans la
contemplation de la Réalité éternelle et immuable dans le monde intelligible des Idées. Dès
lors, la philosophie qui consiste à nous apprendre à mourir est la voie privilégiée du bonheur.
Tout autre bonheur – en l’occurrence, celui qui consiste à satisfaire les désirs du corps – serait,
aux yeux de Platon, illusoire et inauthentique.

A son tour, Aristote (384-322 av. J.-C.) observe dans l’Ethique à Nicomaque, que les
différents biens (santé, richesse, confort, honneurs, divers plaisirs, etc.) ne sont pas désirés pour
eux-mêmes mais comme les moyens de nous procurer un bien suprême et parfait que tous les
hommes s’accordent à nommer bonheur. Celui-ci est recherché pour lui-même, il est à lui-
même sa propre fin ; le bonheur est ainsi le souverain bien, « ce qui se suffit à soi-même, ce
qui à soi seul rend la vie souhaitable et complète. »

Mais si tous s’accordent sur la fin, celle d’être heureux, ils ne s’accordent pas pour autant
sur les moyens d’y accéder. En effet, pour Aristote, le bonheur ne se définit pas par la
satisfaction aveugle de tous ses désirs mais consiste, pour chaque être, à remplir au mieux la
fonction naturelle qui lui est propre. Le bonheur est donc l'expression d'une excellence, c’est-
à-dire d'une vertu5. Or, l’excellence proprement humaine réside dans la rationalité, dans
l'activité de l'intellect. Ainsi, le bonheur humain doit essentiellement résider dans la vie
contemplative. Quant à la satisfaction des désirs du corps, Aristote préconise d’éviter les excès
et d’adopter en toute chose la règle de la juste mesure.

d) Le stoïcisme

« Tu espères, dit Epictète dans son Manuel, que tu seras heureux dès que tu auras obtenu
ce que tu désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plus tôt en possession, que tu auras mêmes
inquiétudes, mêmes chagrins, mêmes dégoûts, mêmes craintes, mêmes désirs. Le bonheur ne
consiste point à acquérir et à jouir, mais à ne pas désirer. Car il consiste à être libre. » Pour les

5
Du grec arètè, la vertu désigne « l’excellence, la perfection en toute sorte d’être, d’acte ou de fonction ». Aristote
cite comme exemple « la vertu du cheval, qui est de courir, de bien supporter son cavalier, de ne pas fuir devant
l’ennemi, etc. ».
stoïciens, le bonheur est synonyme de liberté ; or, le désir est synonyme d’esclavage. Pour être
heureux, il faut donc cesser de désirer ou, plus, précisément, cesser de désirer que les choses
arrivent comme nous désirons qu’elles arrivent car, dans ce cas, nous serons toujours déçus ou
frustrés. En effet, pour les stoïciens le principe de l’éthique ainsi que la condition du bonheur
et de la liberté reposent fondamentalement sur la vertu qui consiste à distinguer entre « ce qui
dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous » et à cesser de désirer que les choses qui ne
dépendent pas de nous arrivent comme nous le désirons.

Les seules choses qui dépendent de nous sont notre faculté de penser les choses et de les
vouloir (nos représentations, nos pensées, nos jugements, nos opinions, nos désirs, nos
aversions…). En revanche, la réalité extérieure et toutes les choses qui peuvent nous advenir
du dehors ou qui ne dépendent pas de notre volonté (la famille, le milieu social ou le pays dans
lesquels nous naissons, la beauté de notre corps, les jugements, les sentiments ou les opinions
des autres à notre égard, la maladie, les accidents, la mort, etc.) ainsi que l’ordre immuable de
la nature soumise à la nécessité, ne dépendent pas de nous. Pour être heureux, il faut donc
accorder notre vouloir à notre pouvoir c’est-à-dire au lieu de désirer que les choses arrivent
comme nous le désirons, plutôt désirer - ou au moins accepter - que les choses arrivent comme
elles arrivent. Pour Epictète (v.50-v.130), le bonheur consiste donc dans une existence en
parfait accord avec la nature c’est-à-dire dans l’acceptation de la nécessité et dans la soumission
du désir à la volonté qui assure à l’homme une maîtrise sur sa propre nature.

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