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I • Introduction 19
l’alternance de l’un et de l’autre en même temps que leur composition mutuelle. À moins que la manière
même de concevoir le bonheur ne soit ce qui nous empêche de le trouver, ce qui laisserait envisager le
bonheur d’une manière inédite (question 3).
QUESTION 1 : Être heureux, sens où l’on exprime le jus d’un citron. Nietzsche
explique d’ailleurs après Leopardi, dans les pre-
est-ce réaliser tous ses désirs ? p. 34
mières lignes de sa considération inactuelle sur
l’histoire, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire
Problématisation pour la vie, que seule la vie animale est heureuse,
dépourvue qu’elle est de la conscience historique
L’être humain semble naturellement enclin à qui l’empêcherait d’adhérer pleinement au présent. Il
chercher le plaisir et à fuir la douleur, et il s’efforce faudrait dès lors revenir à cet état d’adéquation avec
ainsi de multiplier les plaisirs (leur durée, leur notre sensibilité animale pour s’attacher de nouveau
nombre et leur intensité). Or, c’est la satisfaction « au piquet de l’instant ». Telle semble être en pre-
des désirs qui procurent de tels plaisirs. On aurait mière analyse la position du sophiste Calliclès dans
ainsi une bonne idée de ce qu’est le bonheur à partir le Gorgias de Platon (texte p. 34) : loin de reposer sur
de ce qui lui fait obstacle : tout ce qui nous empêche la vertu, la vie réussie lui paraît être celle où l’on fait
de satisfaire nos désirs. Le problème est que le désir dépendre son bonheur de la satisfaction de toutes
renaît chaque fois du plaisir qui l’a réduit en cendres ses passions en n’obéissant qu’à ses propres désirs.
en le satisfaisant, si bien qu’un tel donjuanisme ne L’hédonisme de Calliclès repose ainsi sur un natu-
nous comble jamais de manière durable : le bon- ralisme des instincts qui donne le primat à l’expres-
heur ne serait pas un état stable, mais une fuite en sion immédiate de la vitalité animale, bafouée par les
avant dans le plaisir. Il semble donc que nous soyons normes sociales et morales que les faibles auraient
condamnés à chercher le bonheur dans le plaisir édictées pour contrôler les individus supérieurs par
sans jamais le trouver, ou bien à renoncer au désir leur puissance. Indépendamment donc des ques-
pour atteindre une forme de sérénité qui ne procure tions morales et politiques, le bonheur désigne selon
pas de plaisir. Comment être heureux, si la quête Calliclès l’épanouissement paroxystique de la vita-
du plaisir est tout aussi vaine que le renoncement lité organique.
au plaisir ? Une telle position pose un problème évident : ce
bonheur, exprimé dans l’instant, serait aussi épar-
Traitement du problème pillé que les différentes expériences hédoniques,
dans le sens où aucun fil rouge ne vient assurer à
ces différents plaisirs une cohérence et un sens,
Corpus parce que le caprice tyrannique de la passion n’est
■ Platon, Gorgias, 491e-492c pas l’objet d’une maîtrise susceptible de faire l’objet
■ Platon, Gorgias, 493d-494b d’un projet. Nietzsche le remarque en passant : le
■ Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse,
paradoxe du bonheur animal est qu’il est inconscient,
Lettre VIII oublié au moment même où il se vit, parce qu’il est
dépourvu de l’historicité susceptible de lui donner
■ Arthur Schopenhauer, Le Monde comme
une consistance ontologique qui serait existentielle,
volonté et comme représentation, §57 et non plus simplement vitale. C’est très précisé-
ment l’objection qu’élève Socrate à l’encontre de
Le bonheur paraît consister dans le fait de mener Calliclès dans le Gorgias de Platon (texte p. 35) :
une vie de jouissance, ce qui définit d’ailleurs la vie, le genre de vie que défend Calliclès ne saurait être
en principe réussie, des « bons vivants » qui profitent heureux, d’après Socrate, parce qu’elle ne serait
de l’instant et « cueillent le jour », ainsi que le cla- pas une vie, mais un ensemble discontinu de plai-
ment en chœur poètes et musiciens après Horace ; sirs qui auraient raison de notre individualité, bien
« chante la vie chante, comme si tu devais mourir loin d’en être l’expression ; nous serions, dans la vie
demain » devient une sorte de leitmotiv inspiré ici heureuse de Calliclès, des tyrans tyrannisés, entiè-
de Michel Fugain. Peut-être le bonheur résiderait rement dominés par nos appétits. Faisant allusion
dans cette pure immanence prise à l’expression du au mythe des Danaïdes, Socrate compare alors la vie
potentiel de vitalité que présente chaque instant, au de Calliclès à celle d’un homme qui ne cesserait de
20 Chapitre 2 • Le bonheur
remplir des tonneaux percés – le tonneau étant ici le sans ambivalence, puisque la réalité de l’objet y fait
symbole du corps désirant, poreux et constellé d’ori- défaut, est en ce sens le plus haut bonheur que l’être
fices où la matière transite sans jamais se figer. Bien humain puisse atteindre.
plus raisonnable et pondérée semble être la concep-
Il ne saurait exister, de ce point de vue, de bonheur
tion du bonheur que propose Socrate par contraste
absolu, ce dernier étant réservé au seul être chez qui
et par provision 1, en imaginant cette fois-ci des ton-
l’essence coïncide avec l’existence, l’être avec l’avoir
neaux remplis, symboles des vertus de l’âme com-
et le fantasme avec la réalité, à savoir « l’Être existant
blée car tempérante : le bonheur consisterait alors à par lui-même » : Dieu. Mais si « le pays des chimères
ne satisfaire que ses besoins tout en maîtrisant tout est en ce monde le seul digne d’être habité », l’indi-
ce qui dépasse la juste mesure. Mais alors, objecte vidu ne peut passer sa vie dans ce seul monde oni-
Calliclès, une telle vie serait dénuée de plaisirs, et rique et doit bien, pour vivre, se confronter à l’opacité
l’homme qui la mène « vi[vrait] comme une pierre ». et à la résistance d’une réalité qui détruit ses illu-
L’alternative est donc la suivante : faut-il se com- sions. Voilà pourquoi le bonheur de la réjouissance
plaire dans la recherche du plaisir jusqu’à valoriser ne saurait être durable et continu. Si elle est moins
l’intensification des flux organiques, devenant sem- précaire que la jouissance, parce que nourrie par
blables à une vaste béance, tel l’oiseau qui fiente l’imagination qui la détermine à son gré, la réjouis-
en même temps qu’il mange, ou bien faut-il cher- sance ne saurait donc nous rendre pleinement heu-
cher à atteindre un état de sérénité absolue dans reux. On a remarqué d’ailleurs que, comme le désir
lequel nous n’aurions plus aucun désir, risquant qui vise l’obtention d’un objet, la réjouissance porte
cette fois d’être semblables à des morts-vivants, aussi la marque d’un vouloir qui souffre de l’absence
des « pierres » imperméables à la vie et au monde de son objet, même si elle en jouit sur le plan de
extérieur ? l’imaginaire. Entre le principe de réjouissance ima-
Si l’on examine ces deux thèses poussées jusqu’à ginaire et le principe de réalité, il y a de ce point de
leur extrême limite, on constate que deux concep- vue une analogie avec le rapport entre le plaisir de
tions opposées du bonheur peuvent être défendues posséder et la douleur de désirer, même si Rousseau
sur des fondements radicalement opposées. Si le renverse. Le désir ainsi nous malmène, entre le
l’espace entre le désir et le plaisir se réduit jusqu’à réel et l’imaginaire, entre la douleur de ne pas pos-
ce que le désir se confonde avec le plaisir, il est pos- séder et le plaisir de satisfaire un désir qui ne lui
sible de renverser la position de Calliclès, qui vou- offre qu’un repos momentané. Ne faudrait-il pas dès
drait que seul le plaisir existât au détriment du désir, lors, pour être heureux, s’arracher à cette oscilla-
conçu comme un appétit qui souffre de ne pas se tion tragique entre la douleur du désir et le plaisir de
satisfaire. N’y a-t-il pas en effet un plaisir ailleurs la satisfaction dont naîtra un nouveau désir ? C’est
que dans la jouissance qui fait disparaître le désir, ce que suggère Schopenhauer (texte p. 37) dans le
mais dans le fait de désirer lui-même ? Ce plaisir §57 de son ouvrage intitulé Le Monde comme volonté
pris à désirer existe, et il récuse l’opposition binaire et représentation, où il fait ce diagnostic tragique :
entre le désir et le plaisir jusqu’à érotiser le désir « La vie donc oscille, comme un pendule, de droite
lui-même. Comme le soutient Rousseau (texte p. 36) à gauche, de la souffrance à l’ennui ». Souffrance
dans la lettre VIII de La Nouvelle Héloïse, le bon- de manquer de l’objet désiré – ou dans le cas de
heur ne consiste pas dans un état qui serait atteint Rousseau de manquer sa réalité –, ennui d’en épui-
lorsque le désir cesse d’exister parce que son objet ser trop rapidement le potentiel de jouissance quand
est atteint, mais dans l’espoir qui nous pousse à il nous est livré. Mais comment échapper à ce mou-
le désirer : « on n’est heureux qu’avant d’être heu- vement pendulaire ? La contemplation esthétique
reux », parce que le fantasme est toujours plus pro- nous offre certes une satisfaction qui n’est pas sen-
metteur que la réalisation qui abolit sa dimension sible, mais on ne saurait, on l’a dit, passer sa vie dans
imaginaire, qui lui est pourtant essentielle. Le bon- l’imaginaire. La seule solution serait de ne plus rien
heur ne résiderait donc pas dans une quelconque désirer et de mener l’existence ascétique, comme le
jouissance, mais dans la réjouissance qui précède suggérait déjà Socrate, ce qui permettrait d’atteindre
un bonheur serein où nous ne serions plus tirés à
et dépasse la jouissance, parce qu’elle n’est pas
hue et à dia entre la souffrance et l’ennui.
située sur le plan ontologique, mais psychologique.
Le plaisir de désirer, même s’il n’est pas un plaisir
22 Chapitre 2 • Le bonheur
êtres intelligibles. Cela étant dit, le principe de cette monde et des choses, où l’idée d’être « citoyen du
dilatation, si l’on veut que cette dernière soit effec- monde » est d’abord un sentiment progressivement
tive, doit être affectif, et non pas seulement formel, approfondi grâce à l’expérience du passé et l’antici-
comme l’explique Ludwig Feuerbach (texte p. 40) pation de l’état du monde auquel nous contribuons
dans ses Pensées sur la mort et l’immortalité : loin et que nous laisserons après nous. Nous retrouvons
d’être plénitude, l’être-pour-soi de l’individu rivé à ainsi « le courant de la vie » dont nous contribuons à
lui-même est un simple néant, parce que l’individu ne intensifier le flux, ce qui procure un immense senti-
se détermine que par sa relation à un autre que lui : ment de joie : celle de participer à l’augmentation de
la substance du moi ne se constitue, pour être « com- la vitalité dans le monde. La vie heureuse est donc à
blée », que par l’intensité des relations qu’elle noue la fois heureuse et vivante, et l’expression « vie heu-
avec autrui, si bien que la joie s’intensifie à mesure reuse » cesse d’apparaître, comme dans la doctrine
que notre substance ontologique s’enfle de sa subs- ascétique, comme un oxymore.
tantialité éthique : c’est l’amour qui est le fondement
ontologique et éthique de cette extension du moi qui
est l’antithèse de sa dispersion hédoniste. QUESTION 3 : Le bonheur
À partir de ce principe, on comprend que l’indi- n’est-il qu’un mirage ? p. 42
vidu s’arrache au néant à mesure qu’il lie des rela-
tions avec des êtres et des entités qui, au-delà du
Transition et problématisation
sensible, touchent à l’intelligible. Ce n’est donc pas
un sacrifice de soi tout entier que réalise l’amour,
mais un sacrifice du moi sensible, qui est un néant Une telle cosmologie eudémoniste est assuré-
ontologique, raison pour laquelle l’amour ne revient ment séduisante par la hauteur de vue à laquelle elle
donc pas à renoncer à soi-même, ainsi que le défend nous élève, mais elle est aussi de nature à susciter
Feuerbach contre une forme sacrificielle de l’ascé- la panique de l’individu qui réalise qu’il n’est, selon
tisme. Je ne peux me réaliser, et en ce sens être heu- une métaphore bouddhiste canonique, que l’écume
reux, que dans et par un autre, puisque mon essence sur la vague de l’océan du devenir. Comment ne
ne s’objective qu’à travers lui : « En aimant, écrit pas se sentir englouti par ce sentiment que Romain
Feuerbach, je pose ma vie dans un autre, je me pose Rolland qualifie d’océanique, sans tomber dans le
moi-même, mon essence, non pas en moi-même, mysticisme de la « belle âme » incapable d’agir face
mais dans l’objet que j’aime. » Voilà pourquoi le bon- à l’ampleur de ce qu’elle ressent ? Du côté du petit
heur, que nous avions jusqu’ici conçu du point de vue moi comme du grand tout, nous paraissons ren-
du seul individu, se révèle comme quelque chose qui voyés du Charybde de la mesquinerie nombriliste au
advient non pas tant à un moi substantiel qu’à un moi Scylla des tourbillons mystiques. Est-il encore pos-
dont la substance s’accomplit dans l’être de la rela- sible de trouver le bonheur d’une manière mesu-
tion. Ainsi, l’abnégation ne doit être qu’un moyen et rée, qui échapperait à la fois à l’intempérance de
non une fin, comme le rappelle Bertrand Russell l’hédoniste individualiste et à la démesure océa-
(texte p. 41) dans La Conquête du bonheur : « On ne nique de l’hédonisme cosmique ?
demande pas à l’homme de se sacrifier mais de pla-
cer ses intérêts en dehors de soi », ce qui le conduit Traitement du problème
à défendre une forme nouvelle d’hédonisme où le
plaisir ne se trouverait ni dans le plaisir personnel,
ni dans celui du sacrifice conçu comme négativité, Corpus
mais un hédonisme moral où le bonheur s’identifie au ■ Épicure, Lettre à Ménécée
Bien, hédonisme universel où l’opposition entre moi ■ Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture,
et le reste du monde cesse d’apparaître comme évi- chap. II
dente. C’est la conscience de notre participation à un ■ Blaise Pascal, Pensées, éd. Lafuma 47,
tout plus vaste que nous qui occasionne notre senti- éd. Brunschvicg 172
ment d’intégration au service d’un eudémonisme en
■ René Descartes, Discours de la méthode,
quelque sorte impersonnel ; mais ce n’est pas l’eu-
partie III
démonisme formel des recettes du développement
(im)personnel, mais un eudémonisme cosmopolitique
qui atteint l’union du moi et du monde de manière Les deux positions symétriques évoquées ci-
scalaire et intégrée, et non sur la seule base, volonta- dessus offrent deux réponses très différentes au
riste, d’idéaux universalistes. Le problème que nous problème de la finitude. Nous allons mourir et devons
avions ainsi posé au départ trouve ici un élément trouver un sens à notre existence malgré la certitude
essentiel de sa résolution : le bonheur est atteint par de la mort. L’hédoniste se détourne de cette pensée
une élévation progressive de notre considération du pour s’immerger entièrement dans l’instant, tandis
24 Chapitre 2 • Le bonheur
Réciproquement, l’idéalisation projective du bon- Ce caractère tragique fait encore songer à la diffé-
heur nous renverrait à une procrastination perpé rence entre la conscience historique et le bonheur ani-
tuelle, si bien que nous nous demandons toujours, mal établie par Nietzsche. À cause de notre historicité,
quelle que soit notre actuelle situation, s’il n’y aurait même un bonheur répété et continu nous rend mélan-
pas, finalement, de plus grand bonheur encore. coliques, ce qui confère à notre bonheur un caractère
« Cette femme unique, nous savons bien que c’eût tragicomique, comme le remarque le lecteur espiègle
été une autre qui l’eût été pour nous », écrit Proust qui prend connaissance du paradoxe de Goethe : « rien
dans Albertine disparue, « si nous avions été dans n’est plus difficile à supporter qu’une série de beaux
une autre ville que celle où nous l’avons rencon- jours ». Si le paradoxe confine à la caricature, c’est
trée », mais aussi : cet unique qui me comble de joie, pour servir de loupe destinée à travestir une vérité
si c’eût pu être un autre, n’aurait-il pas pu me rendre profonde : nous ne supportons pas d’être heureux,
encore plus heureux que je ne le suis ? Nous chas- si cela signifie qu’aucun perturbateur ne vient solli-
sons ainsi des chimères parce que la réalité du pré- citer notre force de résilience. Nous voulons mériter
sent est en concurrence avec des mondes possibles notre bonheur en ayant triomphé de ce qui s’y oppo-
qui nous font miroiter la possibilité d’une vie meil- sait, et ce que nous ne supportons pas, ici, ce serait
leure que celle que nous vivons. La déréalisation du un bonheur au petit bonheur la chance, qui nous serait
possible au sein du réel double celle de l’avoir-été tombé dessus sans que nous en soyons les créateurs.
Reste alors la solution de s’en rendre maîtres, pour
sur l’être : nécessairement éphémère, l’être est aussi
en être les agents en même temps que les auteurs.
nécessairement contingent, parce que nous savons
À cette fin, René Descartes (texte p. 45) invite dans
bien qu’il pourrait ne plus être ou être autrement.
le Discours de la méthode à se vaincre soi-même plu-
Projetant le concurrent actuel possible du bonheur
tôt que la fortune, de façon à « changer [s]es désirs »
actuel réel dans le futur, nous nous figurons que
et non « l’ordre du monde ». Au lieu de vouloir trans-
nous pourrions toujours être plus heureux. C’est
former le monde pour qu’il soit congru à nos désirs,
que, comme l’écrit Blaise Pascal (texte p. 44) dans
il est possible d’exercer un contrôle en amont de ce
ses Pensées, « Nous ne nous tenons jamais au temps
qui détermine nos désirs, à savoir nos pensées, pour
présent » et nous nous détournons de lui dans l’es- ne désirer finalement que ce qui est, c’est‑à-dire ce
poir d’un meilleur présent à venir. Bien sûr, Pascal que nous sommes : des êtres pensants. Considérant
parle ici du présent qui ne nous satisfait pas, mais uniquement comme désirable ce que l’entendement
cela vaudrait à plus forte raison pour nos satisfac- conçoit comme possible, la volonté ne se mouvrait
tions les plus intenses. Il y a aussi un divertisse- alors que vers ce qui est en notre pouvoir, ce qui par
ment dans le présent, qui consiste à se figurer que la force des choses et l’exercice doit nous conduire à
notre présent est parfait en scotomisant l’imparfait reconnaître que seul l’est le présent. Le présent, en
du présent pour l’idéaliser. Le diagnostic est impi- effet, est en notre pouvoir, non pas en tant qu’il nous
toyable : « nous ne vivons jamais, mais nous espérons est donné dans l’expérience sensible, mais en tant
de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il qu’il nous traverse dans l’expérience de la pensée
est inévitable que nous ne le soyons jamais. » La dis- qui le rassemble pour le posséder comme un état de
position au bonheur, y compris à même un bonheur possession où l’on n’est pas possédé, mais où l’on
donné dans le présent, nous empêche de le vivre et se possède sans posséder quoi que ce soit, sinon sa
de l’épouser pleinement dès le moment où ce bon- pensée. Ne disposant ainsi que de ce qu’il veut parce
heur devient conscience d’être heureux, parce que qu’il le conçoit de manière claire et distincte, le philo-
cette conscience nous désolidarise de son expé- sophe atteindrait le bonheur par ce regard détourné,
rience vécue immédiatement. le regard de la pensée qui est tout à elle-même.
26 Chapitre 2 • Le bonheur