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Faut-il désirer ou vouloir être heureux ?

Dans les années 1970, aux Etats-Unis, dans un contexte politique et social
morose, une révolution artistique eut lieu. Si la plupart des films de l’époque étaient
des films sombres et adultes, à propos de la corruption ou encore la guerre, le film de
Science Fiction Star Wars de George Lucas battit tous les records d’entrées. Si les
effets spéciaux nouveaux de l’époque ont pu permettre en partie d’intéresser un
certain public, nombre de critiques de l’époque soulignait aussi la fraîcheur
qu'apporte un film “positif” dans le paysage hollywoodien. Le film reprend en effet le
monomythe décrit par Joseph Campbell de la quête du héros, et oppose de façon
manichéenne un empire galactique à une rébellion, aux valeurs morales jugées
positives (amitié, courage, héroïsme…) et triomphent de façon totale à la fin du film.
Il semble ainsi qu’une partie relativement large d’un public se satisfait de voir comme
exemple une œuvre montrant le triomphe de ces valeurs-ci. On peut voir ici une
satisfaction claire d’un désir intérieur se projeter dans un objet artistique. Les films
les plus populaires aujourd’hui du cinéma hollywoodien, dont la taille et la place ont
drastiquement cru, se révèlent souvent plus sombres ou négatifs. En témoigne le film
The Joker, ayant réalisé plus d’un milliard de dollars au box office, mettant en scène
la longue virée pathétique et tragique d’un psychopathe qui finit par commettre
l’irréparable à de nombreuses reprises pris dans sa folie.Parallèlement se développe
sur les réseaux sociaux une sorte de discipline en mêlant d’autre, le “développement
personnel”, qui vise à rationaliser la vie des individus dans l’optique qu’ils
deviennent “une meilleure version d’eux même”, sur le plan certes physique, mais
aussi et sans doute surtout psychologique. Il semble ainsi que l’accession à une forme
de satisfaction prend aujourd’hui des formes différentes, mais reste une
préoccupation majeure. Cet état de satisfaction recherché à pour objectif d’être
heureux, soit l’accession à un bonheur. Le bonheur peut en un premier et général lieu
être défini comme une forme d’accomplissement, état plutôt durable satisfait
d’envies qu’aurait un individu. La variation des modalités menant à celui-ci ne peut
nous laisser sans interrogations. Durant certains temps, contexte social particulier
sans doute, c’est plus l’accomplissement de désirs internes qui semblait mener une
partie de la population à être heureuse, peut-être que momentanément. Une
recherche plus réfléchie de ce bonheur semble émerger récemment toutefois, bien
que cet objet ait été étudié depuis l’antiquité sous la plume notamment épicurienne.
Plus que des désirs, une pente naturelle à accomplir et à vouloir voir se réaliser
devant nous, le bonheur pourrait donc être plus le fruit d’une recherche, intelligente,
soit faisant appelle à la raison, ayant des buts définis qui faudrait accomplir . Elle
serait ainsi le fruit d’une volonté. N’est-il toutefois pas trop binaire de voir le
problème ainsi ? Le “bon chemin” vers bonheur, dans une forme universelle n’existe
sans doute pas, et demeure plus individuel. Des pistes peuvent toutefois nous amener
à penser ce problème.
Nous nous demanderons ainsi si le calcul rationnel d’objectifs pour nous
mener au bonheur contredit toujours l’assouvissement de nos désirs.
Si le bonheur d’une part ne peut être atteint par une simple accumulation et
assouvissement de désirs (I) , la raison et l’intelligence, soit la volonté poussent
l’homme à penser le bonheur comme une entité collective et peut mener le bonheur à
être en partie au moins durable quand il recherche de la sagesse (II). Toutefois, le
désir proprement dit n’est pas complètement à proscrire. La volonté et la raison
peuvent permettre de les choisir et d’aboutir à un bonheur durable (III).

Assouvir ses désirs, même pleinement, ne peut constituer une solution


réellement valide dans la quête du bonheur.
D’une part exaucer l’intégralité de ses désirs mène à d’évident conflits
d’usages. Deux individus peuvent avoir un désir complètement opposé. Elle mène à
l’affrontement des individus entre eux. Forme de retour à un état de nature, sauvage
ici. Le personnage de Calliclès lors d’un dialogue avec Socrate dans Gorgias de
Platon est clair sur le sujet: les forts doivent pouvoir assouvir leurs désirs au
détriment des faibles si nécessaire, car la nature les a voulu forts. Ce modèle ne peut
être viable donc à vaste échelle. Seuls les forts pourraient donc accéder au bonheur.
Si Platon est critique à l’égard du personnage de Calliclès au travers du dialogue qu’il
a avec Socrate, d’autres critiques se font encore plus fortes. Freud, psychanalyste et,
en un sens philosophe, pense lui que les acquis que nous apporte la civilisation, par
en partie la morale, est bénéfique. Cette civilisation pousserait nos désirs inconscient
à être réalisés dans d’autres objets. Le désir sexuel serait ainsi “sublimé” et se
retrouverait dans l’amour, qui permet de rendre socialement acceptable
l’assouvissement de ce désir. Si ce désir peut, de façon détournée, être assouvi dans
un contexte social, son accumulation ne mène pas nécessairement au bonheur.
D’autre part donc, l’accumulation de désirs assouvis ne peut vraiment mener
au bonheur. Il est en effet rare, voire impossible de constater une absence totale de
désirs chez un individu. Quand un désir est assouvi, on peut en effet avoir un
sentiment de satisfaction au moment même d’assouvissement du désir. Toutefois, un
autre désir vient souvent rapidement. Une vision quantitative du bonheur, laisse
penser que ce dernier peut toujours être plus assouvi. Il ne serait ainsi pas un état
durable. Pour des penseurs pessimistes comme Schopenhauer, si c’est le désir qui
mène certes les sociétés, il mène les hommes à être pervertis. Le vouloir-vivre pour
Schopenhauer mène les hommes à vouloir se reproduire. Ce désir ronge les hommes
toute leur vie, et la seule manière d’être heureux serait de savoir se retirer de cet état
de dépendance au désir. Schopenhauer pense cependant que cette extraction ne peut
être que momentanée en se faisant via l’art par exemple.
Il convient donc de penser l’atteinte du bonheur par une autre voie que
l’assouvissement de désirs: celle de la volonté.

La volonté peut mener au bonheur de différente manière. La volonté est un


acte menant à un objectif en appréhendant plusieurs objectifs de façon raisonnée. Le
savoir lui-même, peut constituer une forme de bonheur. Elle est même la seule voie
pouvant réellement y mener pour Aristote. La sagesse permet d’accéder à ce
qu’Aristote appelle la “vie contemplative”. Cette forme de vie permet d’appréhender
la nature, la réalité, de la meilleure façon possible en accumulant des connaissances
de nature scientifique ou philosophique. Le fait de savoir quelque chose peut
permettre de résoudre des problèmes. Cela donne une satisfaction à court terme (il
est agréable de résoudre un problème de mathématiques) et peut permettre à
quelqu’un de se prémunir de difficultés qui se dresseraient sur sa route et
empiéterait son absence de trouble de l’âme : condition du bonheur pour les
épicuriens.
De même, si la volonté peut permettre de s’éloigner de troubles et donc de
s'adonner à une vie heureuse, elle permet aussi de s’extraire de l’aliénation des
désirs. Si certains désirs n'amènent pas au bonheur, ils constituent tous pour l’âme
une pente “naturelle”. Instinctivement, l’homme se tournera vers ses désirs. Pour
s’en éloigner, il doit donc faire appel à sa raison. Dans cette optique, le bonheur ne
peut nécessairement s’acquérir que libre. La liberté serait alors à appréhender dans
sa doctrine rousseauiste comme “le fait d’obéir aux lois que l’on s’est prescrites”. Si
l’on a ainsi plaisir à fumer une cigarette, seule une loi que nous nous sommes
donnés, en connaissant les méfaits de cette cigarette pour notre santé sur le long
terme peut réellement nous permettre d’accéder au bonheur.
Toutefois, si le bonheur, pour être atteint, doit faire appel à la volonté et la
raison des individus, cela nie-t-il nécessairement tout désir ?

Finalement, les désirs ne sont pas unilatéralement à rejeter. C’est la thèse que
développe Epictète, philosophe antique épicurien dans sa Lettre à Ménécée. Pour
poursuivre sa définition du bonheur qui passe par l’absence de troubles de l’âme
(ataraxie) et dans le corps (aponie), il tente de distinguer différents désirs. En effet,
certains désirs semblent vains. Ils sont ceux qui “vont à l’infini” : la conquête de
pouvoir, d’argent etc. mènera toujours les individus à en vouloir plus et être
insatisfaits. La voie sage réside donc dans le fait d’abandonner ces désirs ci. Les
autres désirs sont “naturels” et permettent l’accomplissement de notre nature.
Certains désirs ne sont que naturels, autrement dit ils sont dictés par notre nature
mais n’ont pas obligation à être assouvis pour être heureux: le désir sexuel peut-être
assouvi ainsi. Mais il pourrait aussi ne pas l’être, l’existence de l’individu peut
continuer sans cela. Se distinguent toutefois des désirs devant irrémédiablement être
assouvis pour accéder au bonheur que ce soit pour la tranquillité du corps et la survie
biologique en buvant ou mangeant (la faim et la soif ont une tendance à la troubler).
La Philosophie, soit le fait de cultiver la sagesse figure aussi dans les désirs naturels
et nécessaires pour Epictètes: c’est cette sagesse qui permet en effet de classifier
correctement les désirs des individus et d’accéder à terme au bonheur.
Cette vision du bonheur comme absence générale de trouble a certes de quoi
convaincre mais elle peine à sortir d’une logique quantitative, elle en est même une
retranscription négative. Moins l’on a de trouble, plus on peut accéder au bonheur.
Cette logique nous pousse ainsi à vouloir optimiser ce bonheur. Le philosophe
anglais John Stuart Mill poursuit cet objectif avec son mouvement de pensée:
l’utilitarisme. L’utilitarisme vise à faire disposer du maximum de plaisirs aux
individus en leur épargnant le plus de souffrance. Cette logique d’optimisation du
bonheur peut permettre, pragmatiquement, de l’appliquer à une échelle sociale. Des
décisions politiques devraient donc être prises dans cet objectif. Le bonheur
constituerait alors un “souverain bien”, soit un but universel à atteindre. Du moins
l’on devrait essayer. Si le bonheur persiste à paraître subjectif; le “plaisir” éprouvé
par deux individus différents face à une même chose divergeant, dans un contexte
social, il conviendrait aux décisionnaires reviendrait à estimer les choses apportant le
plus de bonheur au plus grand nombre, en épargnant les troubles aux plus grands
nombre de même.

En conclusion, il convient de dépasser l’opposition faite entre le désir et la


volonté pour accéder au bonheur. Le bonheur ne peut être atteint qu’avec
l’accomplissement de certains désirs. Toutefois, tous les désirs ne mènent pas au
bonheur, au contraire. Il faut donc faire usage de raison et de volonté pour pouvoir
clairement distinguer les désirs qui peuvent nous mener au bonheur. Seul un
cheminement réflexif personnel peut permettre de réellement atteindre le bonheur,
ce dernier restant subjectif. L’idée n’est donc pas d’établir des lois générales sur ce
qu’est le bonheur: les définitions de ce dernier varient en fonction des individus et
semblent parfois difficilement réconciliables, mais de parvenir à trouver une
méthode d’accession au bonheur, qui peut, elle, porter, sur certains aspects au moins,
un caractère plus universel.
Le fait d’être heureux, semble constituer un objectif pour l’ensemble des
individus ou presque, dans nos sociétés contemporaines “être heureux”. Du moins, il
semble être une phobie de ne pas l’être: en France, un quart de la population aurait
déjà pris des antidépresseurs. Considérer le bonheur comme souverain bien d’emblée
ne nous contraint-il pas ? Nous pourrions ainsi nous demander,si plus que savoir s’il
faut désirer ou vouloir être heureux, il ne serait pas pertinent d’établir avant si ce
“besoin” d’être heureux émane réellement de nous, et, dans le cas contraire, s’il est
réellement souhaitable d’avoir envie de l’être aujourd’hui ?

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