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mard, 1971); Über GewijJheit, Oxford, Basil Blackwcll, l'action : le bonheur est la fin ultime dont il est
1969 (trad. fr., De la certitude, Paris, Gallimard, 1965 superflu de demander le pourquoi. Mais la ques­
el 1976). tion décisive, où il n'y a plus d'unanimité, est de
Sandra LAUGIER
savoir si le fait d'être la fin dernière de toutes les
---+ Oescriptivisme , Épistémologie ; Hare ; Mensonge , actions humaines confère au bonheur la moindre
Objectivisme , Responsabilité ; Subjectivisme , Wittgenstein. valeur morale. Certains philosophes ont répondu
positivement : le bonheur que chacun recherche est
l'unique source de moralité. D'autres ont répondu
qu'il n'en était rien : les exigences de la morale
BONAVENTURE ----> François d'Assise et doivent être obéies indépendamment de leurs
Bonaventure conséquences sur notre bonheur. Ce clivage donne
lieu à deux orientations majeures bien définies
dans l'histoire de la philosophie.
Selon la première orientation, la recherche du
BONHEUR bonheur définit le cadre de toute moralité. Dans la
Le bonheur et le souverain bien mesure où le bonheur est conçu comme le moyen
de déterminer la moralité des actions au lieu d'être
« N'est-il vrai que, nous autres hommes, désirons une dimension intrinsèque à l'action morale, cette
tous être heureux? ». C'est à peine une question perspective se distingue nettement de l'eudémo­
que pose Platon dans l'Euthydème, plutôt l'énoncé nisme. De façon épisodique dans !'Antiquité, mais
déguisé d'un axiome pratique (278 e). Il n'est surtout au XVII' s., chez Hobbes, comme au siècle
d'autre fin concevable au désir, il n'est d'autre suivant chez Hume et de façon encore plus claire
principe qui puisse orienter les actions humaines chez les premiers utilitaristes, on voit défendre
que la recherche du bonheur. L'objet essentiel de l'idée que la capacité d'une action ou d'un état de
la présente contribution sera de traiter des rap­ choses à produire le bonheur pourrait être le cri­
ports entre une telle recherche du bonheur et la tère de leur moralité. La manière de définir ce
moralité. bonheur et de le distribuer varie grandement selon
Les philosophes de l'Antiquité ont lié de façon les auteurs. La conception qui leur est commune
essentielle la recherche du bonheur à la moralité. prête toutefois à une série d'objections issues de la
D'où le nom d'eudémonisme (du terme grec eudai­ morale commune. La plus forte est de demander
monia / eù3a,µr,véoc, bonheur, prospérité ou félicité) pourquoi, si le bonheur est la source de la mora­
donné à leur philosophie. On assiste aujourd'hui, lité des actions, renoncer à des actions promettant
dans les courants qui prônent un retour à l'éthique les plus grands bonheurs s'il arrive qu'on les consi­
de la vertu, à un renouveau de cette conception dère comme immorales? D'où vient le critère, tout
qui fait de la vie bonne à la fois la vie heureuse et à fait indépendant du bonheur que ces actions
une vie moralement accomplie. La thèse philoso­ procurent, qui fait qu'elles sont jugées immorales?
phique majeure de l'eudémonisme selon laquelle La seconde orientation souligne au contraire la
l'homme vertueux accède à la seule source du bon­ distinction, sinon la divergence, entre l'aspiration
heur humain, les philosophes antiques l'ont à la vertu et la poursuite du bonheur. Dès l'Anti­
défendue contre les objections fortes et communes quité, cette opposition est un lieu commun de la
qui leur étaient opposées. Polos et Calliclès, inter­ littérature proverbiale. Placé à la croisée des che­
locuteurs de Socrate dans le Gorgias de Platon, mins, Héraclès hésite entre la vertu, austère et sans
sont les avocats les plus ardents d'une forme de joie, et le vice, paré de tous les attraits de la vie
nihilisme moral qui se nourrit de la constatation heureuse. La certitude de l'incompatibilité entre la
que partout les tyrans et les hommes méchants moralité et le bonheur peut certes conduire à
sont les plus heureux des hommes. En revanche, le l'immoralisme : on opte pour le bonheur sans se
cas d'un homme juste qui, refusant de commettre soucier de la vertu. Mais la même certitude peut
la moindre action coupable, voit sa réputation mener aussi à la plus rigoureuse des moralités. Car
détruite, ses biens confisqués, sa famille exter­ elle est au fondement de la thèse qui déclare
minée montre clairement qu'il est très improbable qu'aussi grande que soit l'importance du bonheur
que la vie vertueuse soit une vie heureuse. On dans la vie humaine, la vertu ou l'accomplissement
aperçoit déjà combien la thèse eudémoniste de la moralité suppose une forme de renoncement
n'attend de l'expérience commune ni vérification au bonheur ou à certaines formes de bonheur. La
ni réfutation. philosophie kantienne a donné l'interprétation la
Quittons à présent les philosophes eudémonis­ plus profonde de cette divergence entre les fins
tes et renonçons à la certitude qu'il existe une humaines, les unes orientées vers le bonheur, les
forme d'identité entre la poursuite du bonheur et autres vers la moralité. Mais une telle conception
la visée morale. Il n'en demeure pas moins que la prête aussi à de fortes objections. Si le bonheur est
recherche du bonheur est le ressort évident de distinct de la moralité et si la recherche du bon­
l'action humaine. C'est pour cette raison que le heur reste la source unique de la motivation à
bonheur joue un rôle essentiel en philosophie de agir, comment rendre compte du désir d'agir
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moralement, comment expliquer que des person­ jugeons que certains de nos désirs (mineurs ou
nes raisonnables et rationnelles veuillent se com­ passagers) peuvent rester insatisfaits sans compro­
porter moralement toute en sachant que cela ne mettre le bonheur, il y a un seuil d'insatisfaction,
les rendra pas heureuses et détruira peut-être leur fût-il relatif à des désirs mineurs, en deçà duquel il
bonheur? n'est plus guère possible, dans l'expérience d'une
vie humaine, de parler de bonheur.
Le bonheur et le �rens de la vie On ne saurait dans le bonheur détacher la
Peut-être serait-il bon pour commencer de satisfaction du mode du «senti». Il n'est guère
s'attacher à savoir ce que signifie « être heureux». possible d'être heureux sans se sentir heureux. Il
Le bonheur est un bien proprement humain, qui n'y aurait pas de bonheur sans la capacité à res­
n'est concevable qu'en fonction de ressources pro­ sentir la joie, le contentement ou le plaisir. La per­
prement humaines et n'a de sens qu'à l'échelle de sonne fortement sujette à la dépression et à
la vie humaine. Mais si la vie humaine est bien le l'anxiété, souvent habitée par des sentiments néga­
cadre de référence du bonheur, jusqu'à quel point tifs Ualousie, frustration, envie...) ou qui éprouve
est-il une qualité qui doit s'étendre à l'ensemble de des regrets trop intenses à propos de décisions ou
la vie? Être heureux, cela exige-t-il d'être heureux des événements passés ne pourrait être dite heu­
toute sa vie, ou une partie de sa vie, ou un instant reuse. On peut à la rigueur se sentir heureux tout
de sa vie? Il y a bien sûr un sens à dire qu'un ins­ en éprouvant de la peine, mais le réquisit essentiel
tant de bonheur suprême, comme l'affirmaient les reste toujours cette capacité à ressentir. Certes le
stoïciens, ou même le souvenir d'un bonheur sentiment de satisfaction peut être de qualité,
éprouvé à un moment de la vie, suffisent à rendre quantité et durée variables et l'on peut être plus
cette vie entièrement heureuse, mais le caractère ou moins heureux, mais la présence de cette
paradoxal de œs affirmations révèle que dans la dimension très spécifique de «senti» rend difficile
compréhension commune du bonheur une forme toute entreprise de quantification et de comparai­
minimum de stabilité est requise. Or il est difficile son des bonheurs. Cette question se révélera d'une
d'admettre qu'un instant ou un moment de bon­ grande importance dans les formes classiques et
heur suffise à rendre une vie heureuse pour la rai­ contemporaines de l'utilitarisme et de la théorie de
son précisément qu'on ne peut considérer le bon­ la décision.
heur comme une qualité définitivement acquise. Le Enfin, le sentiment de satisfaction ne peut être
bonheur est touiours soumis à une certaine forme dissocié de l'évaluation de ce à quoi il se rapporte.
de précarité, d'�ltération ou d'évolution. À quel Cette remarque nous fait sortir de la dimension
moment d'une vie humaine peut-on dire qu'elle a essentiellement subjective du bonheur considérée
été une vie heureuse? Faut-il attendre la fin de jusque-là, car ce n'est pas le fait d'éprouver
cette vie, une fois tous les risques de malheur écar­ n'importe quelle satisfaction qui peut rendre heu­
tés? Aristote suggère que c'est seulement après reux. Si la satisfaction se rapporte à une forme de
que la vie s'est achevée qu'on peut dire, qu'un manie (dont le contentement ne procure pas le bon­
tiers peut dire, qu'elle a été une vie heureuse (Aris­ heur mais entretient l'insatisfaction), ou à un objet
tote, Éthique à Nicomaque, I, 11, I 100 a 10). dérisoire ou ignoble, ou encore à une chose voulue
Le trait le plus caractéristique du bonheur est de telle façon que le désir disparaisse avec le fait de
le sentiment de satisfaction éprouvé à l'égard de la la posséder, on hésitera à en faire un ingrédient du
vie entière et le souhait que cette vie se poursuive bonheur. De plus, la satisfaction éprouvée à l'égard
de la même façon. Un tel sentiment de satisfaction des séquences, événements, obstacles surmontés,
doit être rapporté aux désirs et projets que la per­ expériences vécues, décisions de sa propre vie ne
sonne nourrit à l'égard de sa vie. Mais encore résulte pas seulement du fait que ce qui est vécu est
faut-il que ses désirs les plus intenses soient en satisfaisant ; elle inclut aussi un facteur de réflexion
gros satisfaits et qu'ils soient relativement compa­ consciente et d'appréciation de la vie comme un
tibles entre eux. La personne peut certes entretenir tout cohérent. C'est la forme la plus riche du bon­
des désirs contraires - comme de très fortes ambi­ heur, alors que la plus pauvre sera faite de la simple
tions professionnelles associées à la nostalgie satisfaction des désirs immédiats. La présence de
d'une vie familiale riche -, mais dans ce cas la cet élément d'appréciation permet de se représenter
frustration du désir vaincu ne doit pas occasionner sa vie comme heureuse alors même que les éléments
un sentiment d'amertume de nature à compro­ de satisfaction sont rares et que certains désirs sont
mettre tout bonheur. Il est difficile d'imaginer une frustrés. Pour reprendre la distinction introduite
vie humaine au cours de laquelle tous les biens par Harry Frankfurt, au-delà des désirs et satisfac­
accessibles aux humains se trouveraient réalisés - tions de premier ordre, il faut faire l'hypothèse de
de tels biens ne sont sans doute pas compatibles désirs et besoins d'ordre supérieur qui sont relatifs
entre eux ; la nécessité de choisir entre ces biens aux désirs qu'on désire avoir et permettent leur
est associée à toute idée d'un projet de vie. Sou­ régulation (« Freedom of the Will and the Concept
vent même la condition de réalisation d'un projet of a Person», 1971). On peut même faire l'hypo­
tient à la frustration de certains désirs. Mais là thèse, au-delà des désirs de second ordre, d'un désir
encore, c'est une question de degré : même si nous d'un degré encore plus élevé et relatif au bien final
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et global que nous souhaitons poursuivre au sein facile, l'intempérance, la licence» (492 c). Lorsque
de notre vie entière. La maîtrise que nous avons sur Socrate compare cette existence « inassouvie et
notre propre vie se mesure à la détermination sans frein » à l'activité de verser de l'eau dans des
exercée par les désirs les plus élevés, les plus capa­ tonneaux percés qui ne sont remplis qu'à condi­
bles de discriminer entre tous les désirs et de mani­ tion de« travailler jour et nuit, sous peine des plus
fester par les jugements et les actions les projets dures privations», Calliclès soutient que dans ce
fondamentaux de la personne. L'idée sous-jacente cas « l'agrément d'une vie, c'est de verser le plus
est aussi que plus nos délibérations sont riches, plus possible», de ressentir les plus grands désirs et
elles peuvent conduire au bonheur, et on admettra trouver un plaisir extrême à les satisfaire (494 h-c).
difficilement qu'une vie menée au hasard puisse Dans le Gorgias, la critique faite par Socrate se
être une vie heureuse. La richesse des délibérations limite à souligner le caractère insatiable des désirs
est d'autant plus nécessaire que la satisfaction de physiques les plus grands (et la frustration qui se
nos désirs doit se faire dans une situation de rela­ trouve ainsi toujours attachée à leur satisfaction)
tive rareté, persister en dépit de conflits entre nos et à évoquer « la vie honteuse, affreuse, misérable
désirs à court terme et nos désirs à long terme et d'un débauché» (494 e). Mais la véritable réfuta­
survivre à certains de nos désirs et besoins qui peu­ tion conceptuelle de la thèse selon laquelle la vie
vent être nettement autodestructeurs. heureuse serait uniquement composée de « jouis­
Le sentiment de satisfaction doit se rapporter sance, plaisir, contentement de toutes les affec­
à des réalités que la personne puisse considérer tions» (19 c) se trouve dans le Philèbe. Sa portée
comme humainement désirables. En ce sens, le est très générale puisque, contrairement au Gor­
bonheur, ce n'est pas seulement « être heureux», gias où seuls les plaisirs physiques sont considérés,
mais c'est aussi« être heureux de» où la nature de le Socrate du Phi/èbe inclut les plaisirs de la vertu.
l'objet du sentiment (ce que sont ces choses dont Mais le plaisir dans son ensemble appartient au
on peut être heureux) est essentielle à la compré­ genre de l'illimité (apeiron / ihmpov), il n'est qu'une
hension de la réalité de ce bonheur. Plusieurs phi­ genèse et ne possède pas sa nature propre; il ne
losophes ont ainsi souligné l'aspect « proposition­ peut donc être confondu avec le bien humain au
nel» du bonheur. Le bonheur est réel s'il se fondement de la vie heureuse (54 c-55 a). De plus,
rapporte à des états de chose susceptibles d'être sentir qu'on jouit, anticiper une jouissance à venir,
décrits par des propositions vérifiables. Cela se souvenir d'une jouissance passée n'appar­
explique également comment on peut éprouver un tiennent pas à l'état de plaisir mais suppose que la
sentiment de satisfaction à l'égard d'une chose pensée s'ajoute au plaisir (35 e). La vie de plaisir
dont la réalisation n'entraîne pas nécessairement serait donc marquée d'incomplétude, elle serait
son propre bonheur personnel, mais par exemple condamnée à rechercher toujours, sans en avoir la
le bonheur d'un être aimé. Lorsque nous souhai­ moindre représentation mentale, les objets qui
tons le bonheur de ceux qui nous sont chers, nous devraient satisfaire les désirs dont elle est habitée.
ne souhaitons pas seulement qu'ils éprouvent une À ces thèses platoniciennes, on peut opposer
satisfaction, mais aussi que celle-ci se rapporte à les passages du Protagoras où Socrate semble
des états objectivement bons. Dans cette concep­ défendre une conception du bonheur conçue
tion, le fait que les personnes se sentent ou se comme la maximisation des plaisirs à l'échelle de
jugent heureuses serait une condition nécessaire la vie entière. Mais il faut bien distinguer entre
mais non suffisante du fait qu'elles soient effecti­ une compréhension disons « licencieuse» de la vie
vement heureuses. Car leur jugement peut être de plaisir, une conception purement subjectiviste
faux, dépendre d'une fausse croyance ou d'une du bonheur, examinée dans le Gorgias et le Phi/èhe
fausse information. Mais de nombreux philoso­ (où le plaisir est une réalité désirée et sentie, qui se
phes ont soutenu que le bonheur se réduit à la caractérise par le caractère présent, l'intensité
satisfaction et ont voulu le mesurer à la qualité du immédiate, et pour laquelle la distinction entre
plaisir ressenti ou à l'ensemble des satisfactions bons et mauvais plaisirs n'a guère de sens), et, par
éprouvées. ailleurs, une compréhension, disons « rationa­
liste», de la vie de plaisir où ce qui est recherché
Le bonheur comme plaisir est le plus grand nombre - et la meilleure qualité -
ou ensemble de satisfactions de plaisirs au cours de toute la vie. Dans cette
Dans le premier livre de !'Éthique à Nico­ conception, le sujet a la capacité de se détacher du
maque, Aristote souligne qu'aussi diverses et chan­ vécu immédiat du plaisir pour comparer celui-ci
geantes que soient les opinions des hommes sur la aux peines futures que ce plaisir pourrait entraîner
nature du bonheur (puisqu'ils le conçoivent selon ou à d'éventuels plaisirs plus grands à venir. Les
la vie qu'ils mènent), la plupart affirme que la vie bons plaisirs sont ceux qui contribuent réellement
heureuse est la vie de plaisir. au bonheur de l'individu, les mauvais, ceux qui,
La première critique argumentée de cette défi­ tout en semblant y contribuer, entraînent des
nition se trouve déjà chez Platon. Le plus ardent conséquences fâcheuses. Comme le montre le Pro­
défenseur de la thèse hédoniste est le Calliclès du tagoras, et comme le souligneront souvent les
Gorgias, qui affirme que la vie heureuse est« la vie adversaires de l'utilitarisme, la recherche du plus
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grand plaisir oblige à calculer et mesurer en per­ satisfactions du plaisir ont un caractère rhapso­
manence. De plus, à la différence de l'hédonisme dique et détaché que ne peut avoir le bonheur,
licencieux, la conception rationaliste de l'hédo­ lequel ne saurait être conçu comme une simple
nisme n'est guère aisée à réfuter. Il faut soit tenter sommation de plaisirs (Diogène Laërce, Il, 87).
de montrer, comme le fait Platon dans le Phi/èbe, Le meilleur correspondant moderne de la
que le concept de plaisir est ontologiquement conception du bonheur comme plaisir est la
inconsistant, soit montrer l'aberration ou l'invrai­ théorie utilitariste classique de Bentham et de
semblance psychologique qu'il y aurait à recher­ Mill. L'ambition de Bentham visait à déterminer
cher la maximisation des plaisirs sur l'ensemble de un critère unique externe et scientifique en fonc­
la vie, soit enfin prouver que le plaisir ne peut tion duquel définir la fin des actions humaines. Ce
valoir comme critère indépendant et neutre de ce critère est l'utilité, ou tendance d'une action à pro­
qui est la meilleure condition humaine. Mais ni duire le bonheur, entendu comme plaisir et
l'argument d'Aristote (selon lequel la vie heureuse absence de peine ( An Introduction to the Princip/es
humaine doit refléter la caractéristique la plus pro­ of Morais and legislation). Mill complétera la for­
prement humaine, à savoir la faculté rationnelle mule en soulignant que l'utilitarisme propose une
plutôt que la capacité à ressentir le plaisir), ni la théorie de la valeur ou une théorie de la vie selon
remarque de Platon que le plaisir associé à laquelle les deux choses désirables comme fins et
l'intelligence étant meilleur que le plaisir, celui-ci qui conduisent au bonheur sont Je plaisir et la
ne peut être le bien, ne permettent de désarmer libération de la peine : par bonheur «on entend le
l'hédonisme rationaliste. plaisir et l'absence de peine et par absence de
Cette conception holiste du plaisir a été portée peine, on entend la privation de plaisir» ( Utilita­
à son plus haut degré d'accomplissement philoso­ risme, II, p. 48). Toutefois, ce bonheur ne se limite
phique par Épicure. La conception qu'Épicure a pas aux plaisirs qui existent déjà, car l'être humain
du plaisir est très éloignée de la définition com­ est un être de progrès; l'éducation et les arrange­
mune du plaisir comme impulsion violente du ments sociaux peuvent donc permettre de promou­
moment. La vie de plaisir (ou ensemble des satis­ voir certains objets (non immédiatement désirés)
factions éprouvées au cours de la vie) est la seule comme sources des plus grands plaisirs. Si les
vie heureuse, parce que c'est la seule vie qui puisse désirs originels portent sur des formes immédiates
être réglée et conduire à un état de tranquillité de satisfaction, d'autres désirs peuvent se former
intérieure et d'indépendance par rapport aux réali­ par association et, tel le désir de la vertu, entrer
tés extérieures. L'individu accède à une forme dans la conception qu'un individu se fait du bon­
d'autosuffisance en changeant et en adaptant ses heur (IV, 107); mais le plaisir, même dans le cas
désirs. Dans la mesure où ceux-ci sont les produits du désir de vertu, reste un ingrédient essentiel. En
des croyances, sur lesquelles les hommes ont un ce sens tout objet est désiré comme partie du bon­
réel pouvoir rationnel, un état de bonheur caracté­ heur, et non comme moyen d'atteindre celui-ci.
risé par l'absenc:e de peine dans le corps (apo­ Le fameux calcul de la félicité que recommande
nia / hov,0<) et par l'absence de troubles dans Bentham pour déterminer les actions conduisant
l'âme (ataraxia iih"'P"'�'"') peut être atteint. Épi­ au plus grand bonheur est à plusieurs égards fort
cure distingue plusieurs formes de plaisirs : natu­ proche du calcul des plaisirs prôné dans le Protago­
rels et nécessaires, «cinétiques» (dont on jouit au ras de Platon. Mais pareil calcul n'est possible qu'à
moment de la satisfaction) et «catastématiques » condition qu'on ne tienne pas compte des diffé­
(dont on jouit lorsque Je désir est satisfait), rences entre les personnes affectées par les consé­
«maximum» (lorsqu'il y a suppression de la dou­ quences de telle ou telle action. De plus, Bentham
leur) et «variables» (plaisirs de la simple varia­ considère que les plaisirs sont seulement passibles
tion). Les désirs nécessaires au bonheur ont trait d'une appréciation quantitative, même s'il s'efforce
au corps comme à l'âme. Même si les plaisirs psy­ de les distinguer selon différentes dimensions de
chiques se réfèrent aux plaisirs corporels comme à valeur. C'est sur ce point que Mill a innové. Il
leur ultime objet, ils peuvent permettre de surmon­ admet l'existence de plaisirs supérieurs (plaisirs dus
ter l'absence de plaisirs corporels. La source à l'intellect, à l'imagination, aux sentiments
ultime du plaisir étant la réflexion sur les condi­ moraux), plaisirs spécifiquement humains, d'ordre
tions minimales de la satisfaction du corps, le sage plus élevé que les plaisirs communs aux hommes et
pourra donc être heureux sous la torture. L'épi­ aux animaux. Que ces plaisirs soient supérieurs est
curisme peut parfois prendre la forme d'un ascé­ prouvé par le fait que les hommes qui ont
tisme extrême, et l'on a souvent reproché à Épi­ l'expérience des deux ne sauraient manquer d'opter
cure d'avoir deux concepts de plaisir, l'un pour les seconds. La portée de cette distinction
commun, et l'autre qui fait du plaisir une notion qualitative entre les plaisirs est difficile à apprécier.
holiste (Cicéron, Des Fins, 9 et Lettre à Ménécée, Mill donne-t-il une valeur intrinsèque à certaines
131 ). Cette conception a été anticipée, plus d'un activités humaines qui conduisent au bonheur? Ou
siècle avant Épicure, par les philosophes cyrénaï­ bien admet-il qu'il existe un bonheur et des plaisirs
ques. Ces derniers soulignaient que le plaisir est la spécifiquement humains qui ont, en tant que tels,
fin de tout, mais pas le bonheur, parce que les une valeur supérieure?
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Le philosophe anglais G. E. Moore a proposé Enfin, cette disposition naturelle est assimilée à la
dans le chapitre II de son ouvrage Principia Ethica rationalité, dont le meilleur exercice est la délibéra­
(1903) une réfutation restée fameuse de la théorie tion à propos de la fin qu'est le bonheur et des
selon laquelle le souverain bien ou le bonheur moyens d'y parvenir. Le souverain bien est le lieu
seraient identifiables au plaisir. L'argument de d'accomplissement de ce qu'il y a de plus excellent
Moore vise à montrer le caractère absurde de dans la nature de l'homme, que celui-ci ne peut
toute définition du bien à partir d'un état naturel, manquer de vouloir réaliser puisqu'il dispose des
en particulier l'état de plaisir. Les hédonistes sont ressources d'intellect et de motivation requises.
pris, selon Moore, dans le dilemme suivant : d'une L'eudémonisme antique, qui identifie la vie heu­
part, ils définissent le plaisir comme le bien, de reuse et la vie morale, est donc caractérisé par deux
façon non tautologique; d'autre part, ils essaient thèses : la vertu réalise la capacité la plus propre­
de montrer que le bien est le plaisant, ce qui laisse­ ment humaine, à savoir la rationalité ; le bonheur
rait supposer que la relation entre plaisir et bien consiste principalement en l'accomplissement de
est analytique. Mais il n'est pas sûr que Mill com­ cette fonction.
mette l'erreur de raisonnement dont Moore Au début de !'Éthique à Nicomaque, Aristote
l'accuse. Il est vrai que Mill déclarait que « la réfute plusieurs définitions communes du bonheur
seule preuve qu'il soit possible de donner qu'une (le bonheur conçu comme plaisir, richesse, hon­
chose est désirable, c'est que les personnes la dési­ neur), mais il critique également la thèse philoso­
rent réellement» (IV, 104); toutefois Mill ne phique qui fait de la vertu la condition du bon­
voyait sans doute pas en cette formule une défini­ heur. La meilleure preuve que la présence de la
tion du bien, mais simplement la seule preuve vertu ne suffit pas, selon lui, à rendre heureux, est
empirique qui puisse être donnée de la nature du qu'on peut aisément concevoir qu'un homme ver­
bien. Surtout, Mill ne dit pas que la conclusion tueux passe sa vie à dormir ou subisse les pires
selon laquelle le bonheur est désirable se déduit de infortunes. Il faut donc définir le bonheur comme
la prémisse que les personnes le désirent en géné­ activité, la fin la plus digne d'être poursuivie, en
ral. Quoi qu'il en soit, les êtres humains ne sont vue de laquelle tous nos actes sont accomplis ; il
pas seulement des réceptacles où plaisirs et peines n'est jamais désirable en vue d'autre chose
sont versés, mais ils ressentent ces plaisirs et peines ( 1097 a 22). De plus, le souverain bien est une réa­
et s'en servent pour former une réalité de bonheur lité complète, car l'ajout d'aucun autre bien ne
propre à chaque personne, étant acquis que la saurait le rendre plus désirable (1097 b 21-22;
capacité qu'ont certaines réalités à causer le bon­ argument qu'on trouve déjà chez Platon, Philèbe,
heur sera d'autant plus faible que la quantité déjà 60 c). Surtout, l'eudaimonia est le bonheur propre
possédée de ces réalités est grande. Cela ne com­ à l'homme; il est donc une activité menée confor­
promet-il pas toute possibilité de comparaison des mément à la raison et en accord avec la vertu ([, 6,
bonheurs? 1098 a 4-17). Les vertus de sagesse, tempérance,
courage et justice sont des dispositions stables à
Le summum bonum, agir, dans des circonstances appropriées, au terme
bonheur comme eudaimonia d'une bonne délibération et avec les sentiments qui
et l'eudémonisme antique conviennent, mais elles sont sous la dépendance
Rien n'est plus opposé au bonheur conçu de la sagesse pratique ou prudence (phronè­
comme plaisir subjectif que l'idée antique d'eudai­ sis I q,p6v11rnç) (Il, 1103 a). La vie humaine n'est
monia. Les hommes poursuivent une fin dernière une vie heureuse que si elle reste soumise à ce con­
qu'ils se représentent en même temps qu'ils la dési­ trôle rationnel, sans quoi elle ne serait pas la vie
rent et dont la possession permet l'accomplisse­ bonne pour un être humain. Du reste, la vie la
ment objectivement parfait de la nature humaine. meilleure est celle de l'homme prudent (phroni­
C'est ainsi que toutes les éthiques antiques ont mos / qip6vcµoç), exemplaire vivant de la sagesse
défini la recherche du souverain bien, à la fois le pratique, qui réalise au mieux le bien propre,
bien humain, le bonheur, et le bien moral. Plusieurs accessible à l'homme. Dans la mesure où le bon­
éléments caractérisent cette recherche. D'abord, ce heur est une activité, celle-ci a besoin d'un temps
souverain bien doit porter sur l'ensemble de la vie minimal, le temps d'une vie humaine complète,
humaine. Il ne consiste pas en événements, en épi­ pour s'exercer. C'est pourquoi Aristote parle du
sodes ou en sensations, mais doit pouvoir être bonheur « dans une vie accomplie selon son terme,
pensé comme un aspect de l'activité qu'est la vie car une hirondelle ne fait pas le printemps »
même. Par ailleurs, la poursuite du souverain bien (1098 a 18).
est rapportée à une disposition naturelle en Le bonheur se présente comme une réalité à la
l'homme. C'est la tendance naturelle inscrite en fois divine et accessible à la plupart des hommes.
l'homme qui « recommande», pour reprendre la Il ne peut résulter du hasard ; il exige au contraire
belle expression stoïcienne, ! 'homme à la moralité. un considérable effort; seuls les êtres présentant
(Platon est peut-être le seul des philosophes grecs à une certaine valeur morale et exerçant leur raison
souligner dans certains textes la spécificité des rai­ peuvent être dit heureux. C'est pourquoi ni les
sons morales par rapport aux raisons naturelles.) animaux ni les jeunes enfants ne peuvent l'être en
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ce sens, et pas davantage les esclaves qui, n'ayant vie bonne ou vie heureuse pour l'homme est
pas le loisir d'exercer cette activité, sont également conçue comme la vie parfaite, véritable éligible, et
privés de bonheur. L'effort requis pour accéder au autosuffisante, qu'il est possible de « vivre sans
souverain bien ne vise pas à faire du bonheur une arrêt pendant toute une vie» (22 h, et 60 c). La vie
possession inébranlable, comme le penseront les bonne n'est ni vie de plaisir ni vie de sagesse, mais
stoïciens. Des malheurs aussi grands que ceux de une vie mixte où certains plaisirs (non les plaisirs
Priam, éprouvés par soi ou par les siens, peuvent violents, mais les plaisirs les plus purs, plaisirs
ruiner le bonheur. Mais ce sont des cas extrêmes vrais, relatifs aux biens, objets des désirs issus de
et on ne saurait faire dépendre le bonheur des la partie rationnelle de l'âme et qui ne laissent
faveurs ou des vicissitudes de la fortune. Car aucune frustration s'ils restent non satisfaits) sont
consistant en une activité conforme à la vertu, le associés à la sagesse (22 a). La vie bonne est ainsi
bonheur est aussi une disposition stable et par­ « le plus beau mélange», produit d'un « ordre
faite ; il est du reste la meilleure ressource pour incorporel», car c'est un véritable principe formel
tirer parti de l'adversité. Comme la vertu morale a de composition des biens qui est au principe du
rapport aux plaisirs et aux peines, le bonheur ne bonheur. Mais le fait que les plaisirs soient néces­
va pas sans le plaisir (VII, 12, 1152 a 6-8), car saires à la vie bonne ne signifie pas que le bon­
« les nobles et bonnes choses de la vie deviennent heur, et encore moins le plaisir, puissent jamais
à juste titre la récompense de ceux qui agissent être une raison de choisir la vertu. Platon écarte
bien» (1, 9, 1099 a 6-12). Ce plaisir propre à la résolument toute justification instrumentale de la
vertu « achève l'acte [...] comme une sorte de fin vertu : la vertu doit être choisie pour elle-même,
survenue par surcroît, de même qu'aux hommes sans égard au bonheur ou à la question de savoir
dans la force de l'âge vient s'ajouter la fleur de la si la personne vertueuse sera plus heureuse et
jeunesse» (X, 4, 1174 b 32-34). mieux lotie.
La conception aristotélicienne du bonheur et Cette complexité de l'analyse platonicienne, en
du souverain bien s'inspire en les critiquant et en laquelle on voit suggéré un essai de formalisation
les déplaçant de thèmes socratiques et platoni­ du principe du bonheur, n'a pas d'équivalent dans
ciens. Socrate faisait de la recherche du bonheur la la philosophie morale antique ultérieure. L'éthique
fin ultime qui permet d'expliquer nos actions et stoïcienne, fidèle en cela au socratisme, fait de
nos désirs. Le bonheur est conçu comme bonne l'excellence proprement morale, la vertu ration­
pratique (eupragia / eôr.p'.llylœ), comparable à l'ac­ nelle, la condition nécessaire et suffisante du bon­
tion technique qui ne peut manquer de réussir heur. La fin de l'homme, selon les stoïciens, est de
lorsqu'elle est guidée par le savoir. Mais il est « vivre en accord » avec la raison et la constitu­
aussi l'expression immédiate de l'ordre de l'âme. tion rationnelle de l'univers. La vertu étant le seul
La présence en l'âme du bien qui lui est propre, la vrai bien, elle fait, toujours et nécessairement, le
justice, ou ordre de l'âme, est cause immédiate du bonheur de celui qui la pratique. Aucun autre bien
bonheur (République, I, 353 d, et Gorgias, 478 e: n'est donc requis; on peut être heureux sans rien
« L'homme le plus heureux est celui dont l'âme est d'autre que la vertu et en professant une parfaite
exempte de mal,:,). La nature objective de ce bon­ indifférence à l'égard de ce qui n'est ni vertu ni
heur, qui n'a rien de la satisfaction subjective ou vice. Certains biens peuvent susciter une impulsion
du contentement, explique que dans l'éthique naturelle et servir de guide à l'action, mais ils res­
socratique la vertu soit considérée comme la tent moralement indifférents en ce qu'ils ne contri­
condition nécessaire et suffisante du bonheur. À la buent ni au bonheur ni au malheur de l'homme.
question de « savoir si le sort du juste est meilleur En fait, I'eudaimonia recherchée dépend autant de
et plus heureux que celui de l'injuste» (Répu­ la possession de la vertu que de la manière dont
blique, l, 352 d), Socrate répond que choisir la vie s'exerce l'activité propre de l'agent ; la vertu est
de vertu c'est choisir la vie de bonheur. essentiellement une « façon d'être» et elle peut
Dans la pensée platonicienne, la définition même s'exercer au 9rofit de biens non moraux, de
socratique du bonheur est profondément modifiée ces réalités dont Epictète disait qu'elles peuvent
et rapportée à un cadre épistémologique et ontolo­ dépendre ou ne pas dépendre de nous. Mais
gique plus vaste. La vertu est une forme de savoir, aucune perte, aucune vicissitude ne peuvent altérer
mais accessible seulement au terme d'un long ou faire disparaître cette disposition interne qu'est
effort de remémoration où l'âme saisit les réalités la vertu. Dans toute la philosophie hellénistique, le
intelligibles en mème temps qu'elle se ressaisit elle­ bonheur est conçu comme autonomie rationnelle
même dans sa nature propre. Le philosophe­ et indépendance, à l'égard des vicissitudes exté­
gouvernant de la République qui, au terme de cet rieures mais aussi à l'égard des désirs et de la
effort, parvient à contempler la forme du bien, recherche des plaisirs.
voudra à la fois la reproduire dans la cité et Cette conception antique du bonheur en
l'imprimer en son âme, car sa possession est laquelle le rapport avec la vertu est absolument
source de bonheur véritable. Mais une autre façon déterminant suscite quelques remarques. D'abord,
de concevoir le bonheur et le bien suprême acces­ que la vertu soit condition du bonheur ne signifie
sible aux humains est proposée dans le Philèbe. La aucunement que la vertu soit instrumentalisée.
203 BONHEUR

Vertu et bonheur sont les constituants d'une même bonheur" entre amis. Platon partage avec Aristote
réalité. Le bonheur ne peut manquer de s'ajouter l'idée selon laquelle il existe des biens moraux qui
de surcroît à la vertu. Même dans l'épicurisme, ce ne sont pas accessibles à l'individu indépendam­
n'est pas «pour» le bonheur ou le plaisir (identi­ ment de la communauté politique. Mais comme
fié ici au souverain bien) qu'on choisit la vertu. souvent, la pensée platonicienne présente sur ce
Ensuite, il faut souligner le lien entre la défini­ point une double orientation : le bonheur est,
tion du bonheur et le choix de la vie heureuse. d'une part, conçu de manière strictement indivi­
Quel genre d'existence adopter? Une vie orientée duelle, comme le bon état de l'âme, mais il est,
vers la recherche du vrai bien ou une vie vouée au d'autre part, défini à partir de l'excellence de la
culte des faux biens et aux honneurs de la foule? communauté politique; dans ce cas, le bonheur
Une vie de plaisirs ou une vie philosophique? n'est ni celui de tous les individus, ni celui de ses
C'est là un des lieux communs éthiques le plus membres les plus exceptionnels, mais l'effet de
rebattu de !'Antiquité. La seule vie heureuse pour l'ordre politique.
Platon est la vie bonne empreinte de mesure et La dernière remarque a trait à l'articulation des
d'ordre. Aristote mentionne trois vies possibles biens humains et du bien moral. Tous les philoso­
pour les humains : la vie de richesses, que per­ phes antiques ont le souci de ne pas rompre avec les
sonne ne voudrait rechercher pour elle-même; la tendances naturelles de l'homme. Les épicuriens
vie active et politique, en laquelle l'homme peut donnaient pour fin à cette tendance la recherche du
exercer sa vertu pratique dans la communauté de plaisir; les stoïciens, en revanche, l'identifiaient à
ses semblables, mais sans connaître le loisir ni l'instinct de conservation et d'autodéveloppement;
l'autosuffisance; et enfin la vie de contemplation et même Platon, qui recommande dans le Phédon la
qui est, selon lui, la vie la plus haute que puisse rupture avec les plaisirs, leur attribue par ailleurs
vivre la partie la plus noble de l'homme, par où un rôle important dans la recherche de la vertu.
elle s'assimile à Dieu et s'immortalise (X, 7-8, très Pour tous ces philosophes, il est essentiel de définir
proche de Théétète, 176 a-d). La vie contemplative l'eudaimonia, eût-elle pour condition nécessaire et
est la vie la plus heureuse car elle présente au plus suffisante la vertu rationnelle de l'homme, en conti­
haut degré tous les caractères de l'eudaimonia : elle nuité avec ces tendances naturelles. Il est frappant
est une activité conforme à la vertu, vouée à la de constater que la pensée stoïcienne, qui se réfère
connaissance des réalités belles et divines, elle est le plus constamment à la tendance naturelle (elle
la vie la plus continue, dotée de la plus grande est en ce sens la plus naturaliste des philosophies
autosuffisance et source de la plus grande joie car hellénistiques), est également celle qui a tenté de
elle permet à l'homme de remplir au mieux sa concevoir de la façon la plus extrême un bonheur
fonction. Mais une tension persiste dans la pensée consistant uniquement en la vertu rationnelle et
d'Aristote. Il dit clairement que la contemplation détaché de tous les biens humains (cette pensée
serait le tout de notre bonheur si nous étions des illustre à cet égard une forme radicale de rationa­
êtres sans désir ni corps. Dans la mesure où nous lisme). Le sage stoïcien est heureux «objective­
sommes des êtres composés, la contemplation ment» sans posséder aucun bien ni faire droit à
semble être la meilleure part de notre bonheur aucun plaisir humain, même si on ne peut attribuer
sans en être la totalité. De plus, la vertu et le plai­ au stoïcisme un indifférentisme absolu. Chez Aris­
sir (sous certaines conditions) sont des biens qui, tote, même le bonheur de la contemplation n'est
ajoutés à la contemplation, ne peuvent manquer pas privé des biens extérieurs; ceux-ci peuvent être
de produire un bien encore plus grand que ne l'est requis à titre de ressources ou de· moyens pour
celui de la contemplation elle-même. Peut-être exercer sa spontanéité morale et accomplir des
faut-il attribuer à Aristote une conception duelle actions vertueuses (1099 b 1-9, et VII, 14,
du bonheur, à la fois contemplation et vie active 1153 b 15-20, X, 8, 1178 a 24-35 et le cha­
(selon la double fonction de l'homme), dont les pitre X, 10).
principaux aspects peuvent être, jusqu'à un certain L'eudémonisme et la conception du souverain
point, poursuivis ensemble. bien sont propres à !'Antiquité, mais on en trouve
Une troisième remarque a trait à l'impos­ une reprise dans l'œuvre morale, fortement ins­
sibilité de définir l'eudaimonia de façon strictement pirée d'Aristote, de Thomas d'Aquin. La fin, le
individuelle. L'autosuffisance du bonheur ne bien humain, est recherchée en toute action
désigne aucunement un état qui ne concerne que humaine. Thomas d'Aquin distingue la ratio finis
l'individu, il doit toucher aussi, dit Aristote, «ses ultimi, ou notion formelle de la fin ultime, qui
parents, ses enfants, sa femme, ses amis et ses consiste en la satisfaction compréhensive de tous
concitoyens en général, puisque l'homme est par les désirs de l'homme, en son bien complet et par­
nature un être politique» (1097 b 8-11). Cette idée fait, et les fins, au sens de choses requises pour
que le bonheur de l'homme ne peut être réel satisfaire cette fin ultime, c'est-à-dire la fin ultime
qu'accompagné du bonheur des êtres qui lui sont matérielle L'homme moralement bon exerce son
le plus chers est précisée dans l'analyse qu'Aristote activité rationnelle, la plus proprement humaine,
donne de l'amitié comme amour du bien d'autrui. dans une pluralité de sens. Cela explique que la
Épicure concevra également le bonheur comme perfection de l'activité humaine se réalise selon
BONHEUR 204

une pluralité ordonnée de vertus. Le bien humain tribuer à accroître le bien de l'agent. Il n'est pro­
compréhensif contient la fin de toutes les vertus, bablement pas aisé de donner au perfectionnisme
mais aucune ne suffit à l'accomplissement humain une structure altruiste et universaliste, mais il n'y a
complet qui se produit dans la contemplation et aucune raison non plus de le réduire d'emblée à
représente la perfection de l'activité la plus haute une moralité égoïste. Toutefois, il est difficile de
de la raison humaine. Aussi le bonheur réalisé en détacher le perfectionnisme d'une conception iné­
cette vie est-il un bonheur imparfait, le bonheur galitaire du bonheur, car il est étroitement associé
parfait étant l'union de béatitude avec Dieu dans à l'idée qu'il existe des distinctions de mérite et des
la vie à venir (Somme théologique, première partie différences de valeur entre les perfections.
de la seconde partie, questions 1-3). Les philosophes du XVII' s. ont cherché, à la
suite de Descartes, à définir le bien humain et le
La recherche de la perfection : bonheur à partir de la perfection ontologique de
les conceptions perfectionnistes l'individu. Une des formulations les plus explicites
du bonheur et du t,ien de ce perfectionnisme moral classique se trouve
Les conceptions antiques du souverain bien et dans une Lettre à Élisabeth de Descartes : «car
de l'eudaimonia sont souvent considérées comme toutes les actions de notre âme qui nous acquiè­
une forme de perfectionnisme. On désigne par là rent quelque perfection, sont vertueuses, et tout
une conception morale fondée sur une théorie notre contentement ne consiste qu'au témoignage
objective du bien humain qui recommande, de intérieur que nous avons d'avoir quelque perfec­
façon conséquentialiste, les actions permettant de tion» (1" septembre 1645). Mais c'est dans
réaliser ce bien. Ce qui distingue le perfection­ l'œuvre de Spinoza et dans celle de Leibniz qu'on
nisme de l'utilitarisme classique est précisément en trouve les élaborations philosophiques les plus
que ce bien n'est pas défini de façon subjective complètes.
(comme plaisir, préférences ou bonheur compris Dans le Traité de la réforme de l'entendement,
au sens moderne du terme), mais représente une Spinoza dit rechercher «cet objet qui fût un bien
réalité objective (l'épanouissement de soi, le bon­ véritable, capable de se communiquer, et par quoi
heur fondé sur d,:s états et des activités, ou encore l'âme, renonçant à tout autre, fût affectée unique­
l'eudaimonia). De plus, ce bien objectif peut être ment, un bien dont la découverte et la possession
décrit de façon détaillée, selon un grand nombre eussent pour fruit une éternité de joie continue et
de perfections et d'excellences (comme le savoir, souveraine» (1). Dans la mesure où tout homme,
l'amitié, la réussite, la richesse des relations inter­ par son conatus ou effort, veut persévérer dans son
subjectives), qui peuvent être pratiques ou théori­ être et l'actualiser le plus possible (Éthique, III, 6-
ques, mais se réfèrent à des biens réels (indépen­ 7), ce bien représente le plus grand développement
damment du plaisir qu'ils procurent) et rendent la ou la pleine actualisation de sa puissance d'être.
vie humaine objectivement plus heureuse. Car ce Or développer sa puissance d'être, c'est développer
bien humain objectif est conçu comme le fonde­ sa perfection, cette «nature supérieure» dont la
ment du bonheur. Chez Marx, le bien humain par jouissance est félicité (Traité, 5, 13; Éthique, IV,
excellence, sans lequel on ne saurait parler de vie préface), car la joie est «passage d'une moindre à
humainement accomplie, est le travail productif et une plus grande perfection» (III, déf. 2); en
la coopération sociale. Pour Nietzsche, il est créa­ revanche, les passions tristes, comme la honte ou
tivité et exercice de la volonté de puissance et la pitié, sont exclues de la félicité. Spinoza définit
ouvre à une forme de bonheur aristocratique. Le l'état d'esprit le plus haut auquel les êtres humains
bonheur que recommandent les conceptions per­ puissent parvenir comme acquiescentia ou un état
fectionnistes, fondé sur le caractère objectif d'un d'esprit dans lequel, quel que soit leur lot de mal
bien suprême, n'a souvent que peu en commun relatif, ils acceptent Dieu comme absolument bon.
avec la compréhension commune (en particulier La jouissance de la perfection la plus grande est la
subjective) du terme «bonheur». béatitude ou «connaissance de l'union qu'a l'âme
Les penseurs perfectionnistes ont souvent mis pensante avec la nature entière» ( Traité, 5, 13) :
en rapport le bien humain avec la réalisation c'est la connaissance de Dieu, que Spinoza dans le
d'une nature humaine. Le cas de l'eudémonisme livre V de l' Éthique, désignera comme «l'amour
antique nous montre bien à quel point l'idée intellectuel de Dieu» (32-37). La vertu est l'in­
d'accomplissement humain est liée à celle d'une tuition semblable à celle de Dieu de la nécessité
nature propre à l'homme. Mais il ne faudrait pas universelle. C'est pourquoi, vivre libre, c'est vivre
considérer que toute conception du bonheur de façon rationnelle. « La béatitude n'est pas le
objectif soit dépendante d'une théorie de la nature prix de la vertu, mais la vertu elle-même» (Y, 42).
humaine, du reste fort difficile à penser. Par ail­ On trouve associées chez Leibniz la défense de
leurs, même si la morale perfectionniste est centrée la conception du bonheur comme plaisir et une
sur l'agent et sur le bonheur auquel il peut accéder conception perfectionniste du bien auquel se réfère
par la poursuite de ce bien humain objectif, elle le plaisir. S'opposant à l'école moderne du droit
conçoit parfois que l'exercice de vertus altruistes naturel, Leibniz soulignait que «le bien est
(comme la justice et la bienfaisance) peuvent con- agréable et utile, et l'honnête lui-même consiste en
205 BONHEUR

un plaisir de l'esprit» (Nouveaux essais, l, 21, 41). dans les conceptions éthiques et théologiques de
Mais le plaisir ( voh1ptas) qui constitue la source Richard Cumberland et de Francis Hutcheson.
du bonheur est un «sentiment de perfection» ou Mais ce sont surtout Beccaria et Hume qui ont
de perfection croissante. Leibniz fait de la grada­ contribué à détacher la notion d'utilité de la satis­
tion entre plaisir, joie, bonheur, la base du calcul faction individuelle. La vie morale et le bien public
moral et du choix du meilleur, et il associe à la sont l'objet, selon Hume, d'une approbation
perception des plaisirs, la présence de petits plai­ immédiate, laquelle jaillit d'un sentiment propre
sirs et de petites douleurs inaperçues, qui créent de bonne volonté envers le bien des hommes en
une forme d'inquiétude inhérente au plaisir, «et général : «tout ce qui contribue au bonhéur de la
bien loin qu'on doive regarder cette inquiétude société se recommande à notre approbation»
comme une chose incompatible avec la félicité, je (Enquête sur les principes de la morale, V).
trouve que l'inquiétude est essentielle à la félicité La difficulté majeure que rencontrent les utili­
des créatures, laquelle ne consiste jamais dans une taristes est alors de montrer comment au bonheur­
parfaite possession, qui les rendrait insensibles et plaisir, conçu comme la fin naturelle que poursui­
comme stupides, mais dans un progrès continu et vent tous les individus (c'est la thèse fondatrice de
non interrompu à des plus grands biens» (21, 36). l'hédonisme psychologique que nous leur avons
La conception leibnizienne entre dans le schéma attribuée plus haut), doit se substituer le bonheur
général du perfectionnisme, en dépit d'une ressem­ du plus grand nombre, dont il est difficile de dire
blance de surface avec l'utilitarisme classique. En à première vue qu'il est naturellement recherché
effet, la perfection que le sage doit porter à son par tous les êtres humains. La théorie utilitariste
plus haut degré d'achèvement est la perfection de formule ainsi de façon la plus nette la dissociation
l'univers, dont le bonheur de l'humanité n'est entre la visée morale de l'agent (ici la recherche
qu'une partie; par ailleurs, seule la recherche du d'un bonheur impartial et collectif) et la recherche
bien objectif des individus, au lieu de la satisfac­ du bonheur (entendu comme bonheur personnel).
tion de leurs préférences, peut représenter la fin de En effet, lorsque Bentham identifie le souverain
l'action. bien au bonheur de tous, entendu comme le résul­
tat de la sommation du bonheur égal de chaque
La divergence entre bonheur et moralité : personne, il se démarque nettement de l'égoïsme
utilitarisme et kantisme éthique (selon lequel la recherche du bonheur indi­
Aussi surprenante que soit une telle associa­ viduel est moralement bonne), tout en restant
tion de l'utilitarisme et du kantisme, ces deux phi­ fidèle à une forme d'hédonisme psychologique
losophies illustrent deux façons profondes et systé­ (selon lequel les actions humaines visent d'abord
matiques de penser la divergence existant entre les au bonheur). Loin de proposer une éthique indivi­
fins humaines qui s'orientent vers le bonheur et duelle, Bentham recherche plutôt une arithmétique
celles qui s'orientent vers la moralité. morale qui puisse se réaliser à l'échelle d'une
Bien que l'utilitarisme soutienne que les société en faisant jouer les ressorts de la méca­
actions ne sont morales qu'à raison du bonheur nique humaine. Ce qu'il appelle «déontologie»
qu'elles procurent et qu'il n'est d'autre critère de est l'ensemble des règlements induisant les com­
la moralité que la visée du bonheur. Il nie en fait portements qui maximisent le bonheur de la com­
la thèse essentielle de l'eudémonisme, à savoir que munauté, les intérêts individuels étant transformés
la recherche du bonheur est en même temps une non par la menace de sanctions, mais par la modi­
visée morale et qu'il y a coappartenance et déter­ fication des raisons qui les justifient.
mination réciproque entre le bonheur et la mora­ La définition du souverain bien comme bon­
lité. De plus, le bonheur dont l'utilitarisme fait le heur collectif est encore plus nettement formulée
critère de la moralité n'est pas le bonheur de dans l'œuvre de John Stuart Mill. Dans un pas­
l'individu, mais le bonheur de tous, ou du plus sage fameux du livre IV de l' Utilitarisme, Mill
grand nombre, évalué selon un point de vue semble déduire du fait que tout homme désire son
impersonnel et impartial et dans la perspective propre bonheur la conclusion que tous les hom­
d'une appréciation publique. Cette définition pu­ mes désirent le bonheur de tous (IV, 3). On a
blique et collective du bonheur est essentielle à la reproché à Mill de commettre ici un paralogisme
compréhension de l'utilitarisme. Elle reste l'inspi­ qui confond les sens distributif et collectif de
ration première de Bentham. Pour réformer la «tous». Mais il n'est pas sûr que Mill procède à
moralité, il faut substituer aux fictions illusoires une telle agrégation des quantités de bonheur,
avec lesquelles elle s'exprime des entités réelles et puisqu'il dit seulement que la somme de tous ces
observables, comme le plaisir et l'absence de peine. bonheurs recherchés individuellement est un bien
Les jugements moraux ne peuvent être compris et pour chaque individu. Il reste que la théorie utili­
justifiés qu'à condition d'être formulés dans un tariste du bonheur et du souverain bien soulève
langage public, le langage des plaisirs et des pei­ trois objections majeures. La première est de
nes, accessible à tous les membres de la commu­ savoir s'il est possible de calculer avant chaque
nauté. L'idée selon laquelle l'utilité commune est acte l'apport de bonheur qui lui est propre ou s'il
le seul critère de l'évaluation morale se trouve déjà faut plutôt s'en remettre aux règles; mais corn-
BONHEUR 206

ment résoudre les cas pour lesquels la règle de cède à une construction a priori des concepts
l'utilité semble recommander deux actions incom­ moraux que sont la liberté, le devoir et le souve­
patibles? Par ailleurs, quelle explication psycholo­ rain bien, concepts déduits de la raison pratique.
gique plausible donner du souci «naturel » que les La recherche du souverain bien et du bonheur y
êtres humains auraient du bonheur de tous? retrouve une certaine dignité conceptuelle, liée au
Autant la recherche de son propre bonheur corres­ statut philosophique reconnu à la vertu. Les
pond à une tendance fondamentale de l'être devoirs de vertu doivent viser à la perfection per­
humain, autant la tendance qui recommanderait la sonnelle (dans le cas des devoirs envers soi-même)
recherche du bonheur d'autrui paraît douteuse. ou travailler au bonheur d'autrui (dans le cas des
L'utilitarisme ne parvient pas à mener à son terme devoirs envers autrui). Mais ces devoirs sont
l'ambition naturaliste qu'il revendique. Enfin, si nécessairement «imparfaits », sinon la morale ne
l'on soutient qu'il faut rechercher le plus grand serait faite que de conformité extérieure au
bonheur égal possible, il faut admettre aussi devoir ; ils s'imposent plutôt comme des fins et
l'existence de marchandages permettant d'at­ constituent une téléologie morale. Ce concept de
teindre cette égalité, ce qui obligera à des sacrifices «fin morale» est essentiel à la compréhension
de la part de la minorité, conséquence que les uti­ kantienne du souverain bien, ou accord de la vertu
litaristes ont toujours considérée comme gênante et du bonheur. Kant reproche en effet aux concep­
dans leur conception du bonheur collectif. Rien tions eudémonistes et perfectionnistes d'avoir
n'a suscité une plus grande désapprobation à compris le souverain bien comme un objet, un
l'égard de l'utilitarisme que cette obligation de bien suprême qui devrait être possédé ou encore
sacrifier le bonheur de la minorité pour accroître comme un état mental, une forme de bien intério­
le bonheur de tous. risé, que les hommes puissent expérimenter. Dans
À l'intérieur d'une problématique qui leur est les deux cas, c'est dans une forme de vie bonne,
commune et définie par le refus de concevoir le réalisée dans la dimension concrète et empirique
bonheur comme l'accomplissement de la vie d'une existence humaine, que se fait l'accord entre
morale, rien n'est plus opposé à l'utilitarisme que la vertu et le bonheur. La félicité naturelle que
le kantisme. Le fait que le bonheur soit la fin de la promettaient les philosophes antiques n'est en réa­
vie humaine n'en fait, aux yeux de Kant, ni la voie lité qu'une forme de dépendance, fondée sur les
royale pour accéder à la moralité (ce que soutient attentes des hommes et sur l'espérance de récom­
l'eudémonisme) ni le critère de la moralité (comme
les utilitaristes le pensent). Kant définit la moralité penses. En totale opposition à cette perspective,
à partir de la conscience du devoir, ressentie et Kant propose une conception «critique» du sou­
reconnue sous la forme universelle d'une obliga­ verain bien qui en fait une fin, elle-même soumise
tion objective, comme une contrainte qui s'impose à la finalité morale de la vie humaine. La vertu
à tout être rationnel indépendamment de tout doit produire le bonheur comme une conséquence
autre motif et antérieurement aux préférences et méritée et non comme un effet matériel. Vouloir le
aux penchants. Dans les Fondements de la Méta­ bonheur, c'est se vouloir digne du bonheur, c'est
physique des mœurs ( 1785), Kant part de la cons­ vouloir que sa propre nature puisse sembler être
cience morale commune et du concept de volonté l'effet d'une causalité pratique. S'il est impossible
bonne pour montrer que l'impératif catégorique et de renoncer au bonheur, car ce serait renoncer à
l'autonomie de la volonté sont les principes de la ce qui est en nous nature et finitude, il nous est
philosophie morale, principes purs car détachés de également impossible de concevoir un bonheur
toute recherche sensible de la satisfaction et de d'après nos penchants, et nous devons espérer un
toute visée au bonheur: « La majesté du devoir bonheur que nous n'aurons pas recherché pour
n'a rien à faire avec la jouissance de la vie. » Il n'y lui-même, et qui soit obéissance à la loi univer­
a pas de devoir d'être heureux dans la mesure où selle. Kant ne traite pas ici de l'expérience
tout être humain cherche à l'être naturellement. humaine réelle du bonheur, mais de sa possibilité
La raison pure pratique ne veut pas qu'on renonce idéale, c'est pourquoi il faut dissocier le bien au
à toute prétention au bonheur, mais qu'aussitôt sens le plus noble (la vertu) et le bien au sens le
qu'il s'agit du devoir, on le prenne pas du tout en plus complet (l'alliance de la vertu et du bonheur
considération. Le devoir ne doit pas être accompli qui ne se réalise que dans l'autre monde). Le réel
parce qu'il serait utile (ce sont là des finalités bonheur, dit Kant, dépend de ma volonté libre et
d'action que Kant désigne comme «les impératifs le contentement réel consiste en la conscience de la
de l'habileté») ou parce qu'il conduirait au bon­ liberté. On a opposé au kantisme qu'il n'était
heur (il s'agirait là des «impératifs de la pru­ peut-être pas si facile de trouver dans la psycho­
dence »), mais il résulte de la capacité de la liberté, logie de l'être humain une motivation qui s'adresse
concept entièrement issu de la raison pure pra­ directement à la volonté libre ni de définir de
tique, à se prescrire à elle-même des lois qui ne façon plausible la satisfaction que procure la pos­
font qu'exprimt:r l'autonomie de la volonté. session du souverain bien comme la simple«cons­
Dans la Critique de la raison pratique (1788) et cience de la liberté». Mais la dissociation
dans la Métaphysique de mœurs (1797), Kant pro- prononcée par Kant entre les formes les plus corn-
207 BONHEUR

munes du bonheur et la moralité a très profondé­ Analogy of Religion, reconnaît la réalité de cette
ment influencé la philosophie morale ultérieure. forme de dissociation, ou de partage des fins
humaines, inscrite au cœur de «la faculté ration­
La conciliation entre bonheur et moralité. nelle». Deux principes essentiels commandent la
Pour une conception holiste du bonheur nature de l'homme : le dévouement à autrui, mais
et du sens de la vie aussi l'amour de soi raisonnable, qui fait de
Nul n'a tiré avec davantage de rigueur la leçon l'intérêt que tout homme a pour son propre bon­
du verdict kantien que le philosophe anglais de la heur, une obligation manifeste. Après Butler et
fin du XIX' s., Henry Sidgwick, dans son monu­ Kant, Sidgwick admet qu'il n'y a pas d'autre issue
mental ouvrage, Les Méthodes de /'éthique. à cette divergence des fins que l'hypothèse d'un
L'œuvre de Sidgwick se présente comme un essai gouvernement moral du monde permettant d'as­
de conciliation des différents courants qui ont surer leur conciliation, dans le monde empirique
marqué la philosophie antérieure. Elle consiste en ou de façon idéale. Ni le kantisme (qui pour accé­
un examen critique des principales «méthodes de der à la moralité recommande le renoncement à
l'éthique», ou ensembles relativement unifiés de son propre bonheur, la vertu et le bonheur devant
convictions et raisonnements, servant à recom­ faire l'objet d'une synthèse a priori pratiquement
mander et à justifier les actions et présents dans la nécessaire, mais non accessible dans la vie
conscience morale de l'humanité. Une de ces humaine), ni l'utilitarisme (qui ne parvient pas à
«méthodes», l'intuitionnisme, reprend l'essentiel justifier la conversion de l'intérêt personnel en
de l'impératif kantien dans la mesure où elle dévouement au bonheur de tous, conçu de façon
insiste sur le caractère universel des obligations entièrement impersonnelle), ni enfin l'égoïsme, qui
issues de la raison pratique. Mais Sidgwick refuse ignore la destination morale de l'homme, ne peu­
d'admettre, comme le fait Kant, qu'un homme vent représenter une solution. La version sécula­
rationnel doive poursuivre ses fins morales sans risée du «gouvernement moral» du monde (c'est­
égard à son propre bonheur. Il considère au con­ à-dire des procédures issues de la rationalité per­
traire que les êtres humains ont l'obligation de mettant de convertir, du moins le suppose-t-on,
rechercher leur bonheur, indépendamment du dans des sphères limitées, l'intérêt personnel en
bonheur d'autrui. Sidgwick est ainsi conduit à attitudes inspirées par des considérations de justice
intégrer la «méthode de l'éthique» égoïste, ou impartiale) ne permet pas non plus de résoudre le
«système des règles qui fixent comme la fin de conflit que Sidgwick a si nettement formulé. Par
chaque action individuelle le plus grand bonheur ailleurs, l'eudémonisme et le perfectionnisme sont
personnel», dans la moralité en même temps attachés à une conception de l'objectivité du bien,
que son opposé, à savoir la «méthode» d'inspir­ à une certitude de la stabilité des désirs et des
ation utilitariste, qui recommande la bienveillance besoins qui pouvaient être vérifiées dans des cultu­
rationnelle. Sidgwick remarque que l'altruisme res ou des mondes intellectuels passablement uni­
universel cherche à établir un lien logique entre le fiés, en lesquels un certain consensus était possible
fait que chaque homme désire son bonheur (défini, quant à ce qui est un bien ou une valeur, mais ne
dans la lignée de l'utilitarisme classique, comme le sauraient plus l'être dans un monde aussi hétéro­
plus grand nombre d'états de conscience désira­ gène culturellement, aussi soucieux de diversité et
bles) et le principe moral qui oblige à désirer le de pluralisme qu'est le monde d'aujourd'hui.
bonheur général. Or un tel lien, selon lui, n'existe Au moment de conclure cet essai, il sera utile
pas. La « rationalité de l'intérêt porté à soi­ de revenir aux deux définitions, l'une subjectiviste,
même» (selon lequel son propre bonheur est pour l'autre objectiviste, que nous avions données du
celui qui l'éprouve plus important que le bonheur bonheur et du souverain bien et d'évoquer les cri­
d'autrui) ne peut être conciliée avec «la rationalité tiques qui peuvent leur être adressées. Les concep­
du sacrifice de soi» (qui ne reconnaît pas au tions subjectivistes du bonheur affirment qu'il n'y
propre bien de l'agent plus d'importance qu'a a pas de bonté ou de qualité de bonheur attachée
celui des autres). Il existe, souligne Sidgwick, au à la vie indépendamment de ce que nous ressen­
sein de la conscience commune, une forte dissocia­ tons; il n'y a pas de vie bonne objectivement
tion entre une tendance visant au bonheur (conçu définie à laquelle puisse être comparée la vie heu­
comme personnel) et une tendance visant au bon­ reuse. Certes on peut admettre que le bonheur
heur de tous accessible au terme d'un calcul (ten­ repose parfois sur une fausse croyance (par
dance identifiée à la visée morale). Aucune des exemple, la croyance d'avoir été aimé alors qu'on
sanctions internes ou externes imaginées par Ben­ était trompé) tout en refusant d'en conclure que
tham et Mill ne peuvent faire servir aux fins de cela compromettra la réalité vécue du bonheur. En
l'altruisme les buts que poursuit l'égoïste ni remé­ effet, lorsque je déclare « j'étais heureux parce
dier à ce que Sidgwick appelle « le dualisme de la que...» peut-on concevoir que la falsification de la
raison pratique ». raison que je donne entraîne la disparition de mon
Dans la préface à la sixième édition des bonheur passé ? Sans doute non si ce bonheur a
Méthodes, Sidgwick rend hommage au philosophe consisté surtout en satisfactions physiques, mais si
intuitionniste anglais, Joseph Butler qui, dans The ce bonheur dépendait de la conscience de faire du
BONHEUR 208

bien à autrui et qu'il s'avère que ce bien lui a n'en tire aucune satisfaction, mais cela ne permet
porté en fait grandement tort, la réalité vécue dans aucunement de déduire que le bonheur se réduise
le passé du bonheur peut-elle se maintenir telle à la satisfaction. Le maintien d'une forme d'ob­
quelle? Davantage, lorsqu'on élargit la définition jectivité du bonheur et du bien permet d'abord de
du plaisir jusqu'à y inclure le plaisir d'avoir fait donner une pertinence à la différence radicale qui
son devoir, il est clair qu'il ne peut se réduire au peut exister entre le point de vue de la personne
simple sentiment qu'on en a. À l'inverse, les qui éprouve le bonheur et celui d'un observateur
impressions peuvent être trompeuses et le senti­ détaché (ou point de vue de la troisième per­
ment de satisfaction nous induire en erreur : suffit­ sonne). Selon l'exemple proposé par Philippa Foot
il de se croire sincèrement heureux pour l'être vrai­ (« La vertu et le bonheur», 1994), un individu,
ment? Les adversaires de la conception subjecti­ simple d'esprit ou lobotomisé, peut être parfaite­
viste du bonheur lui reprochent de n'avoir aucune ment heureux (d'un point de vue subjectif) à
ontologie indépendante du bien humain et de se compter des brins d'herbe, mais nulle autre per­
limiter à une défense strictement épistémologique sonne en situation de l'observer ne le jugerait heu­
tendant à montrer qu'il ne peut exister de faux reux. Car il n'y a rien dans son activité qui puisse
sentiments de bonheur. être compté au nombre des choses, des bonnes
Si l'on identifie le bonheur au sentiment du choses susceptibles de rendre heureux un être
bonheur, à quel sentiment précis l'identifier? Au humain et de donner un sens à sa vie. Pour la
sentiment éprouvé au moment où on a accompli même raison, un individu qui connaîtrait le plus
telle ou telle l'action? Au sentiment éprouvé lors­ grand bonheur à faire du mal à autrui, même s'il
qu'on considère l'ensemble de sa vie? On constate était parfaitement heureux, ne serait pas jugé tel
parfois, au terme d'une vie, que les sentiments de par un observateur. Enfin, un individu qui aurait
bonheur éprouvés dans le passé ont en fait conduit commis une mauvaise action (éliminer un concur­
à des épisodes malheureux. Nul ne se voit présen­ rent gênant, trahir ses camarades), qui le regrette­
ter la possibilité, offerte à Scrooge, le héros du rait et qui aurait la possibilité d'absorber une
Conte de Noël de Charles Dickens, de contempler « pilule de l'oubli» lui permettant de ne plus se
les conséquences de toutes les actions qu'il pour­ souvenir de cette action honteuse pourrait certes
rait commettre dans telle ou telle sorte de vie. Si ressentir ensuite du bonheur. Mais peu de gens,
une telle contemplation était possible, à l'échelle sans doute, considéreraient qu'il est vraiment heu­
de la vie entière, les désirs s'adapteraient afin de reux. Certes, on pourra toujours objecter, à l'in­
sauvegarder la plus grande satisfaction des préfé­ verse, qu'il est possible qu'un individu qu'un tiers
rences sur tout l'ensemble de la vie, mais elle n'est jugerait heureux, en raison de toutes les bonnes
jamais possible avant d'avoir vécu et elle ne se choses objectives dont il jouit, ne se sente pas lui­
produit qu'après. Même chez Épicure, la concep­ même heureux, mais précisément, dans de tels cas,
tion du bonheur plaisir fait de celui-ci une forme l'individu lui-même, tout en constatant son inca­
de plaisir « holiste», ce qui suppose l'idée d'une pacité à jouir de ces biens, reconnaîtra aussi que
unification possible de la vie humaine et d'une ce sont des biens qui devraient le rendre heureux.
commensurabilité entre les biens qui y sont pour­ Une conception objectiviste du bonheur a pour
suivis. Enfin, il y a des modes de vie en lesquels, condition l'admission d'une certaine diversité de
quel que soit le degré de satisfaction éprouvée, il biens humains. Ces biens humains ne sont pas seu­
serait difficile d'admettre qu'il y a bonheur parce lement les biens matériels, mais peuvent représenter
que la capacité d'agir et de sentir est très réduite. aussi des talents, des relations personnelles, le res­
Peut-on parler de bonheur en se fondant sur le pect des autres, l'estime de soi-même, et même des
sentiment subjec:tif de bonheur qu'a l'être esclave capacités et des biens plus privés comme la capacité
ou exploité, lorsque de tout petits plaisirs, des à réfléchir, le sens esthétique, la richesse des senti­
choses dérisoires, se trouvent dotés, dans le désert ments éprouvés, l'humour, la capacité à rire des
de satisfaction où ils sont vécus, d'une puissance choses, etc. Si on essaie d'ordonner ces biens de
de plaisir immense? Peut-on parler de bonheur, façon plus systématique, ils se répartissent de la
lorsqu'un sentiment immense de satisfaction est façon suivante : d'abord, les objets généraux du
éprouvé dans des modes de vie ignobles, ou désir (comme la connaissance, l'activité intellec­
lorsque les personnes éprouvent des désirs de pre­ tuelle, les plaisirs, les jouissances, l'amour, la com­
mier ordre impossibles à satisfaire ou contradictoi­ passion, l'accomplissement du devoir, la beauté,
res, ou encore des désirs maniaques qui ne peu­ l'ordre, la justice) ; ensuite, les biens inhérents aux
vent conduire à aucune satisfaction humainement pratiques (l'action technique, l'acte moral, etc.) ;
possible? puis les biens relatifs aux communautés, aux tradi­
Il est donc difficile de définir le bonheur sans tions, aux cultures et aux formes de vie commune ;
rapporter celui-ci à un ou des biens humains qui enfin, les biens qui se réfèrent à une disposition
s'étendent à l'ensemble de la vie, réalisent des inhérente à la nature humaine comme les vertus.
potentialités humaines et soient ouverts à une cer­ Tous ces biens sont les objets possibles de ce que
taine reconnaissance commune. Il est vrai que ces nous avons appelé une compréhension « proposi­
biens peuvent être présents sans que l'être humain tionnelle» du bonheur, la proposition qui les décrit
209 BONHEUR

pouvant compléter de façon valide des expressions béatitude) ; il renvoie, d'autre part, à tous les
comme « je suis heureux que ou de ce que... ». La traits et caractéristiques des biens intrinsèques par­
question la plus décisive que suscite cette façon de ticuliers, traits sans lesquels on ne saurait dire que
voir, question que l'eudémonisme ancien considé­ ces biens sont des biens intrinsèques (pour Aris­
rait comme résolue, est de montrer que le fait de ne tote, ce sont, par exemple, l'ensemble des capacités
pas léser autrui ou d'agir avec moralité représente humaines qui s'exercent conformément à la
un des biens, qui donne une raison objective d'être nature; pour les utilitaristes, ce sont des états sub­
heureux. jectifs comme le plaisir). Il faut reconnaître au phi­
Rien de cela n'impose de fonder la réalité du losophe anglais G. E. Moore d'avoir nettement
bonheur sur une norme objective ontologiquement distingué au début de son ouvrage, Principia
définie (qu'il s'agisse de l'ordre cosmique, d'une Ethica (1903), ces deux significations essentielles
caractéristique essentielle de la nature humaine ou du bien : d'une part, qu'est-ce que le bien?
de la définition de la vie bonne). Mais, à l'autre D'autre part, quelles choses sont bonnes?
extrême, une conception objectiviste du bonheur a Les traits qui définissent ce bien sont la complé­
des justifications plus profondes que la seule diffi­ tude (le bien est la fin ultime qui accomplit le
culté épistémologique où se trouve le subjectivisme désir), le caractère compréhensif (il comprend tous
pour montrer qu'il n'y a pas de faux bonheur. La les autres biens), l'autosuffisance, une certaine
phénoménologie de la vie morale enseigne que les forme de saillance dans l'appréhension de l'humain
conceptions du bien sont vécues comme donnant et la capacité à organiser la vie de l'agent de façon
une loi générale d'orientation dans le monde, unifiée. Mais le souverain bien n'est pas nécessaire­
qu'elles sont liées à l'exercice de la raison pratique ment une somme de biens particuliers, il peut être
et à l'activité d'interprétation. Le rapport au bien une façon de se servir des biens, une forme de déli­
ne se révèle pas à partir d'un point de vue détaché, bération et d'unification réflexive que l'agent
mais résulte de la réflexion menée au sein de confère à sa propre vie. C'est une des tâches de la
l'expérience morale (Charles Taylor, Sources of the philosophie que d'aider le sujet à articuler cette fin.
Self). Par ailleurs, la réflexion sur le bien final permet de
La principale raison de recourir à une éthique comprendre la réalisation de divers biens concur­
du bien est de permettre l'intégration de la moti­ rents au sein d'une vie, de constituer, par la délibé­
vation humaine dans la moralité. Le bien est la fin ration, un tissu cohérent de tous les engagements.
naturelle du désir, mais il existe aussi une Mais en quoi cette recherche d'unification, qu'on
connexion conceptuelle entre le bien, le désir, la pourrait appeler le sens de la vie, a-t-il une portée
volonté. Dans le platonisme, ce lien interne entre morale?
désir et bonté est justifié par la parenté de nature La diversité des biens et la pluralité des formes
entre l'âme, principe des actions intentionnelles, et de vie est un des traits les plus frappants de
la réalité intelligible du bien. Chez Aristote, il est l'expérience contemporaine. Il est acquis que les
conçu comme l'effet d'une disposition psycholo­ principes moraux et les valeurs morales ne peuvent
gique qui s'actualise en même temps qu'elle per­ pas être réconciliés dans un unique schème de
çoit son objet comme bien. Chez Élisabeth moralité. Les biens sont hétérogènes et intrinsè­
Anscombe, dans une perspective inspirée par Witt­ quement divers; ils donnent lieu à des modèles de
genstein, le lien entre le bien et la volonté est de vie et à des idéaux non commensurables. Toute
nature grammaticale : la vertu conative du verbe l'expérience morale vécue au cours d'une existence
vouloir doit être complétée par la présentation de humaine est nourrie d'évaluations différenciées; la
l'objet du vouloir sous un aspect où celui-ci paraît capacité unificatrice de la rationalité est donc sou­
désirable. Deux autres raisons de recourir à une vent décalée par rapport au vécu moral. Ces
éthique du bien ont trait au fait qu'une telle éthi­ remarques plaident en faveur d'une pluralité des
que se rapporte à des désirs et besoins spécifique­ conceptions du bien, pluralité tout à fait caracté­
ment humains et qu'elle nous permette d'ordonner ristique de ce que Rawls appelle dans son plus
les grandes catégories de biens données dans la récent ouvrage, Libéralisme politique (1993), « le
réflexion sur l'expérience morale. fait du pluralisme ». Mais cette pluralité et cette
Aristote souligne au début de l'Éthique ù Nico­ diversité des conceptions du bien n'empêchent pas
maque (!, 1) qu'on ne peut en rester à la pluralité de concevoir le recours au bien comme une exi­
des fins, qu'il doit y avoir une fin ultime, un bien gence d'unification. Le schème de référence essen­
unique, le souverain bien. Les philosophes anciens tiel est donné par le cours de la vie humaine.
comme nos contemporains ont abondamment dis­ Lorsque nous considérons une vie humaine, c'est
cuté de la nature de ce bien, des rapports entre ce un schème de compréhension unifiée que nous lui
bien et les biens, des rapports entre ce bien et le appliquons. Il n'y a dans cette manière de faire
bonheur. Une ambiguïté est en effet inscrite au rien qui substantialise la vie ou en fasse le seul
cœur du souverain bien ou summum bonum : il est, modèle de vie digne d'être vécue. Cela signifie sim­
d'une part, ce qu'il y a de plus grand dans l'échelle plement que la vie a un sens, qu'elle réalise un
des valeurs (pour Aristote, c'est l'exercice de la bien seulement si les projets de l'agent ont un lien
rationalité humaine; pour saint Thomas, c'est la minimal entre eux, et qu'elle ne se présente ni
BOUDDHA 210

comme un ensemble incohérent ni comme une suc­ LING J. C. B. & TAYLOR C. C. W., The Greeks on Plea­
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il appartient au clan des Sakya, d'où son autre
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de l'action, Liège, Mardaga, 1991, 241-252). - GOS- Il en va de même pour sa doctrine ( dharma,
499 DÉSIR

ment si ceux qui admettent l'hypothèse naturaliste lions qui existent entre ces concepts. Cette ques­
devraient se ranger parmi les descriptivistes ou tion peut être envisagée d'un point de vue moral,
bien les expressivistes. Les uns comme les autres psychologique ou économique.
amont fort à faire pour nous persuader qu'ils ont D'un point de vue moral, le besoin est le
raison. concept le plus fondamental, au sens où la bien­
veillance consiste à donner à autrui ce dont il a
� BLACKBURN S., Spreading the Word, Oxford, Univ. besoin, ce qui est dans son intérêt. De ce point de
Press, 1984. - BRINK D., Moral Realism and the Founda­ vue, le besoin se situe à l'une des extrémités d'un
tions of Ethics, Cambridge (Mass.), Univ. Press, 1989. - spectre ; ce dont les individus ont littéralement
CLARK D. K., Empirical realism: meaning and the genera­ besoin, c'est ce dont l'absence nuirait profondé­
tive foundation of morality, Lanham, MD, Lexington
Books, 2003. - G!BBARD A., Wise Choices, Apt Feelings, ment à leurs intérêts, même si les personnes ont
Oxford, Clarendon Press, 1990, Paris, PUF, 1996. - aussi d'autres intérêts moins impérieux et se trou­
HARE R., The Language of Morais, Oxford, Univ. Press, vent donc affectées plus ou moins gravement si de
1952. - HARMAN G. & THOMSON J. J., Moral Relati­ tels intérêts ne sont pas privilégiés. Les désirs
vism and Moral Objectivity, Oxford, Basil Blackwell, 1996. entrent en jeu par le biais des théories des besoins
- HUME O., Traité de la nature humaine, trad. fr. f et des intérêts. Selon la plus simple de ces théories,
A. Leroy, Paris, Aubier, 1946 (trad. de A Treatise o l'intérêt d'une personne est de satisfaire ses désirs,
fluman Nature, 1739-1741, éd. Selby-Brigge, 1888, revue
par P. H. Nidditch, Oxford Univ. Press, 1978). - et elle a besoin de satisfaire ses désirs les plus puis­
MOORE G. E., Principia Ethirn, Cambridge, Univ. Press, sants. Les préférences, considérées d'un point de
1903, trad. fr., PUF, 1998). - ÜGIEN R. éd., Le Réalisme vue moral, sont alors une façon pour les person­
moral, Paris, PUF, 1998. - PETTIT Ph. & JACKSON F., nes d'exprimer des degrés comparatifs de désirs à
« Moral functionalism and moral motivation », Philoso­ l'égard de différents objets. L'un des aspects
phical Quarter/y, vol. 45, n' 178, janv. 1995, p. 20-40. - importants des préférences, dans ce contexte, est
RAIL.TON P., « What the non-cognitivist helps us to see qu'un agent qui a pour devoir d'agir en faveur
the naturalist must help us to explain », in HALDANE J.
& WRIGHT C. éd., Reality, Representation and Projection, d'une personne doit prêter attention aux préféren­
Oxford, Univ. Press, 1993 ; « Made on the Shade. Moral ces de cette personne.
compatibilism and the Aims of Moral Theory », Canadian D'un point de vue psychologique, le désir est
Journal of Philosophy. Supplementary, Volume 21, 1995, fondamental : c'est ce qui motive les individus.
79-106. - ROBINSON D. N., Praise and b/ame: moral rea­ Guidés par leurs croyances, ceux-ci agissent en vue
lism and its application, Princeton (NJ), Princeton Univ. d'obtenir ce qu'ils désirent. Placés devant un choix
Press, 2002. - SHAFER-LANDAU R., Moral realism : a entre deux objets désirés, ils choisissent celui qu'ils
defence, Oxford/New York, Oxford Univ. Press, 2003. -
SMITH N. H. éd., Reading McDowe/1: on Mind and world, préfèrent. En réalité, sous un angle psychologique,
London/New York, Routledge, 2002. - V!RVIDAKIS S., c'est là la caractéristique essentielle de la préfé­
« Variétés du réalisme en philosophie morale». Philo­ rence. Toujours du même point de vue, le besoin
sophie, 22, 1989. 2-35. est un désir urgent, dont la satisfaction n'est pas
Michael SMITH facilement différée.
-----+ Connaissance; Épistémologie; Hare; Hume; lnterna­
D'un point de vue économique, c'est la préfé­
lisme ; Méta-éthique ; Moore ; Nature ; Normes et valeurs ; rence qui est fondamentale. Les agents économi­
Objectif, Pratique ; Réalisme moral, Subjectivisme moral, ques agissent de manière à maximiser leur utilité,
Survenance ; Théorie. laquelle est définie en termes de préférences,
comme on le verra plus loin. Les agents économi­
ques sont des individus idéalisés dont les décisions
correspondent à celles de personnes ayant des
DÉSIR désirs parfaitement cohérents, et dont les actions,
Désirs, besoins et préférences prises dans leur ensemble, correspondent à celles de
groupes d'individus réels. La science économique
Des désirs aux besoins n'a nullement l'intention de prévoir ou d'expliquer
Les concepts de désirs, de préférences et de les actions de personnes isolées, et encore moins de
besoins ont toujours joué un rôle essentiel en éthi­ déterminer les actions qui sont dans leur intérêt.
que. Il arrive très souvent que des théories du Il existe ainsi trois perspectives différentes sur
désir non formulées façonnent, d'une main invi­ les concepts de désirs, de préférences et de besoins ;
sible, les théories éthiques. Ce sont là pourtant des chacune d'elles considère ces concepts selon une
concepts déconcertants : la psychologie du désir orientation différente. Il n'est pas du tout évident
est si incertaine et les concepts de désirs, de préfé­ qu'une même définition de chacun de ces concepts
rences et de besoins ont tant de caractéristiques pourra servir dans un contexte moral, psycholo­
troublantes qu'il est difficile de déterminer quelles gique et économique.
sont les hypothèses qu'une théorie éthique peut Je commencerai par le concept de besoins,
considérer comme autant d'hypothèses sûres à leur c'est-à-dire par la perspective morale. La stratégie
sujet. Pour commencer. bien qu'il existe une claire consistera à étudier d'abord une théorie morale
affinité entre désirs, préférences et besoins, on ne particulière, l'utilitarisme, pour voir comment, en
sait pas très bien quelles sont exactement les rela- tentant de définir le besoin en termes de désirs, elle
DÉSIR 500

aboutit en premier lieu aux préférences, puis à une Cette formulation met en lumière un point très
conception du besoin objectif. Nous établirons important : la plus grande satisfaction des désirs
ainsi plusieurs conclusions au sujet des relations signifie la satisfaction des préférences, plutôt que
qui doivent se vérifier entre les concepts de désirs, celle des simples désirs.
de préférences et de besoins, envisagés d'un point Ce point important, selon lequel une forme
de vue moral. Ces conclusions, ayant montré les plus complexe d'utilitarisme fait appel aux préfé­
limites des hypothèses utilitaristes, nous entraîne­ rences plutôt qu'aux désirs, vaut d'ètre exposé de
ront au-delà de l'utilitarisme. façon très explicite, parce qu'il repose sur un argu­
ment qui est fondamentalement moral plutôt que
Besoins subjectifs et objectifs logique. Supposons qu'une personne choisisse l'une
Dans sa formulation commune, l'utilitarisme, des deux actions, A et B. Deux personnes, Marie et
de mème que la plupart des théories morales Pierre, peuvent ètre concernées par ces actions. Si
conséquentialistes, présente des conceptions sub­ l'action A est choisie, Marie obtient une bouteille
jectives des besoins. En effet, selon ces concep­ de vin, qu'elle désire, et une tablette de chocolat,
tions, on postule que le fait qu'une personne a ou qu'elle désire aussi, et Pierre obtient une bouteille
non besoin d'un objet particulier ou d'un objectif de vin, qu'il désire. Si c'est l'action B qui est
possible relève de la psychologie individuelle de la choisie, Pierre obtient une opération qui sauvera la
personne. En revanche, une conception objective vie de son enfant. ce qu'il souhaite. Cette action n'a
des besoins définit en partie les besoins d'une per­ aucun autre effet pertinent. Si l'utilitarisme est
sonne en fonction de facteurs extérieurs à l'esprit défini comme le fait de « choisir l'action qui satis­
de cette personne. Par exemple, selon la version fait le plus de désirs», c'est l'action A qui devrait
très simple de l'utilitarisme que défendaient ètre choisie plutôt que B. Mais ce serait morale­
Jeremy Bentham ou John Stuart Mill, ce qui est ment absurde, et ce, pour une raison, qui peut ètre
moralement pertinent au sujet d'une situation pos­ facilement intégrée dans une perspective utilitariste,
sible, c'est le degré de plaisir ou de douleur qu'elle à savoir que Pierre souhaite que son enfant soit
produirait chez une personne (voir Bentham, opéré plus qu'il ne désire une bouteille de vin. Et
Introduction aux principes de morale et de législa­ Pierre désire cette opération davantage que Marie
tion, chap. 1-4; Mill, L'Utilitarisme, chap. 2, 3). ne désire une bouteille de vin ou une tablette de
Les versions plus complexes de l'utilitarisme se chocolat. Pierre désire mème cette opération plus
définissent en fonction des désirs des agents, mais que Marie ne désire une bouteille de vin et une
ces désirs restent des caractéristiques de l'esprit tablette de chocolat. Par conséquent, si l'utilita­
des agents plutôt que du monde qui les entoure. risme doit avoir la moindre plausibilité en tant que
Par contraste, une théorie comme celle de Rawls, théorie morale, il doit ètre formulé en termes de
qui met en avant le concept de biens premiers degrés de désir, et non simplement en fonction des
(Théorie de la justice, 1971, chap. 11, sect. 11 et objets qui sont désirés. Il faut donc formuler l'uti­
15), définit en partie les besoins d'une personne en litarisme de la façon suivante: la meilleure action
considérant sa situation physique, non psycholo­ est celle qui maximise la satisfaction (attendue) des
gique. (Cette terminologie ne doit pas suggérer préférences des individus. Le mème argument vau­
que les conceptions subjectives font du besoin une drait si nous parlions, non de moralité, mais d'in­
entité intangible ou indéterminée. Même selon une térèt personnel rationnel.
conception subjective, le besoin peut recouvrir une Plusieurs conclusions s'imposent donc. D'une
réalité parfaitement factuelle, mais ce sera une réa­ part, eu égard à des fins normatives (que la norme
lité composée de faits psychologiques. Ce point est soit la rationalité ou la moralité), le concept
clairement expliqué dans Kahneman & Varey, important n'est pas le désir mais la préférence.
« Notes on the psychology of utility».) D'autre part, l'utilitarisme exige de comparer les
L'utilitarisme affirme que la meilleure action préférences d'une personne à celles d'une autre. La
qu'un agent puisse entreprendre est celle qui pro­ deuxième conclusion était implicite dans l'exemple
duit le plus d'utilité. (Ou, en des termes plus com­ ci-dessus: le désir qu'a Pierre d'obtenir une opéra­
plexes, le plus d'utilité attendue: on désigne par là tion pour son enfant est plus grand que le désir
la moyenne de l'utilité de tous les résultats possi­ qu'éprouve Marie d'obtenir une bouteille de vin et
bles d'une action, pondérés en fonction de leur une tablette de chocolat. « Un désir plus grand
probabilité.) Qu'est-ce que l'utilité? D'après une que» peut prendre ici plusieurs sens, dont certains
théorie utilitariste élémentaire, comme celle de sont subjectifs, au sens décrit plus haut, et certains
Bentham, l'utilité est définie simplement comme le sont objectifs.
plaisir, ou la marge de plaisir par rapport à la Le premier sens subjectif est qu'un désir pour­
douleur. Davantage de plaisir (ou moins de dou­ rait être plus grand qu'un autre lorsque le plaisir
leur), c'est plus d'utilité. Les théories utilitaristes qu'une personne tire de la satisfaction du premier
plus complexes définissent l'utilité en termes de désir est plus grand que le plaisir qu'une autre per­
satisfaction des désirs, de sorte que la meilleure sonne, ou la mème, tirerait de la satisfaction du
action est celle qui produit la plus grande satisfac­ second désir. Cela revient à réduire l'utilitarisme à
tion des désirs de tous les individus concernés. sa forme hédoniste originelle, ce qui serait inaccep-
501 DÉSIR

table pour la plupart des auteurs modernes. Le Les sens objectifs du degré de désir
deuxième sens subjectif est qu'un désir pourrait
être plus grand qu'un autre lorsque son intensité Aucune de ces interprétations subjectives du
subjective est plus grande, c'est-à-dire lorsque le degré de désir n'est entièrement satisfaisante. En
premier désir s'impose de façon plus impérieuse à effet, elles posent toutes un dilemme. Soit elles
une personne que le second désir ne s'impose à une mesurent les degrés d'un aspect du désir qui est
autre personne. Fonder une théorie morale sur dépourvu de toute portée intersubjective ou
cette interprétation reviendrait à ignorer les désirs morale (comme c'est le cas des trois premiers
inconscients et à sous-évaluer les désirs dont le rôle, sens), soit elles établissent une distinction entre
dans la motivation d'une personne, ne se traduit différents types de désirs intersubjectifs, sans pour
pas de façon perceptible dans son impression sub­ autant nous permettre d'introduire dans ces désirs
jective. Le troisième sens subjectif est qu'un désir des différences de degrés (comme c'est le cas des
pourrait être plus grand qu'un autre lorsqu'il serait quatrième et cinquième sens). Une première façon
susceptible de produire une déception plus intense. de réagir à cette situation consiste à conclure que
Certains désirs, s'ils ne sont pas satisfaits, engen­ la pertinence morale et la comparabilité entre les
drent de profonds sentiments de déception ou de individus ne doivent nullement être associées aux
regret, ce qui n'est pas vrai d'autres désirs. (Par préférences, mais plutôt à ce que Rawls nomme,
exemple, votre voiture tombe en panne par une dans sa Théorie de la justice, les« biens premiers».
nuit pluvieuse. Vous voulez rentrer chez vous sans Je reviendrai sur ce point plus loin. De nombreux
être trempé. Vous désirez aussi un milliard de moralistes et la plupart des économistes qui ten­
francs - vous seriez très heureux d'obtenir un mil­ tent de définir une conception des préférences qui
liard de francs. Mais en apprenant que vous ne ait une portée morale ne veulent toutefois ni reve­
pourrez pas rentrer chez vous sans marcher sous la nir à une conception hédoniste naïve (sens 1 et 2
pluie, vous serez beaucoup plus déçu qu'en appre­ ci-dessus), ni fonder leur entreprise sur une théorie
nant que vous n'allez pas gagner un milliard de psychologique qui n'est encore qu'à l'état de pro­
francs. Pourtant, en un sens, vous préféreriez messe (sens 3), ni dépendre de notions morales
gagner un milliard de francs que rentrer chez vous préalables comme celle de besoin (sens 4, ou la
sans marcher sous la pluie.) Comme le plaisir ou démarche de Rawls). Ils tentent plutôt de proposer
l'intensité, ce sens semble dépendre de facteurs une conception de la comparaison interpersonnelle
qu'on ne peut pas facilement comparer de façon des préférences qui fasse appel aux caractéristiques
intersubjective. Les deux sens suivants, bien que objectives mais non morales des préférences indivi­
subjectifs au sens que l'on considère ici, dépendent duelles.
moins de l'expérience ou de la perspective intérieu­ L'une des méthodes possibles, adoptée par cer­
res de l'agent. Le quatrième sens subjectif est qu'un tains économistes et quelques philosophes, consiste
désir pourrait être plus grand qu'un autre lorsqu'il à rechercher un large consensus sur les manières
est plus élastique, c'est-à-dire lorsqu'il est plus pro­ dont on peut comparer les différentes possibilités.
bable qu'il réapparaîtrait ou persisterait s'il n'était Étant donné que les individus s'accordent sur le
pas satisfait. Certains désirs, comme l'envie classement ordinal de différents niveaux de reve­
d'acheter un article présenté dans un supermarché, nus, par exemple, on peut, à l'aide de questionnai­
disparaîtront s'ils ne sont pas satisfaits, tandis que res détaillés et d'une analyse statistique adéquate,
d'autres, tels que les besoins biologiques de base, obtenir une comparaison cardinale des degrés aux­
persisteront jusqu'à ce qu'ils soient satisfaits. Le quels un niveau de revenu est préférable à un autre
cinquième sens subjectif (selon lequel un désir (Van Praag, « The relativity of the welfare
pourrait être plus grand qu'un autre) est que ce concept»). L'attitude conforme au sens commun
désir est moins variable, c'est-à-dire qu'il change qu'adopte Scanlon (« The moral basis of interper­
moins lorsque les croyances de l'agent changent. sonal comparison») est dans le même esprit géné­
Les désirs qui portent sur des moyens permettant ral, bien qu'elle prenne une allure nettement plus
d'atteindre des fins implicites changent générale­ normative.
ment lorsque se modifient des croyances relatives à Une autre stratégie, qui soulève des questions
« tel type d'action nécessaire pour obtenir tel résul­ plus fondamentales, consiste à rechercher des
tat». Par exemple, si une personne croit que la comparaisons interpersonnelles dans la structure
vitamine C prévient les refroidissements, elle aura des préférences individuelles. (C'est là, pour
un plus grand désir de vitamine C, et si, ultérieure­ l'essentiel, l'intention de Harsanyi dans« Morality
ment, elle abandonne cette croyance, ce désir dimi­ and the theory of rational behavior».) Pour voir
nuera. Chez un individu parfaitement rationnel, comment cette stratégie pourrait s'appliquer, envi­
une telle évolution des désirs refléterait parfaite­ sageons la suggestion naïve qui suit. Supposons
ment l'effet que produisent les changements de qu'il existe, pour toute personne, un maximum et
croyances sur un ensemble de désirs implicites un minimum sur son échelle de préférences : la
constants. Ainsi, l'invariance mesure l'un des possibilité M est préférée à toutes les autres possi­
aspects des besoins. Mais elle ne mesure pas aussi bilités, et la possibilité m se voit préférer toutes les
bien le degré des besoins. autres possibilités. Classons alors toutes ces autres
DÉSIR 502

possibilités en fonction de la place qu'elles occu­ conque de possibilités qui aient une signification
pent entre ces deux extrêmes. Nous pouvons le morale - la mort, la torture, une vie décente - et
faire de plusieurs manières ; par exemple, une supposons qu'elles représentent des valeurs fixes.
simple procédure à un coup pourrait, pour toute Admettons que le degré de préférence de toute per­
possibilité intermédiaire d, envisager la probabi­ sonne à leur égard est identique à celui de toute
lité p que la personne n'ait pas de préférence autre personne, puis comparons toutes les autres
entre d et une possibilité prise au hasard : M est préférences par rapport à ces points fixes, à l'aide
assorti de la probabilité p et 111 de la probabilité de méthodes telles que celles examinées plus haut.
(] - p). Si la désirabilité de m est r,_ et celle de M (Voir Gibbard, « lnterpersonal comparisons ... »;
est w, alors celle de d est p x (a/w). (Ainsi, si la Scanlon « The moral basis of interpersonal compa­
possibilité supérieure est classée comme 1 et la risons ».)
possibilité inférieure comme 0, le degré de préfé­ L'imprécision et l'incomparabilité posent ici
rence de d est p. L'aspect numérique de cette ana­ des problèmes, dont certains seront examinés ci­
lyse n'est pas aussi important que sa méthode dessous. Mais cette méthode dépend en outre, de
générale, qui est de comparer les désirs en fonction façon inquiétante, du choix des points fixes : si l'on
des paris que l'on est prêt à faire en les acceptant.) utilisait comme points de repères différents aspects
De telles méthodes, permettant de classer la dési­ de la vie qui sont moralement importants, on pour­
rabilité d'une possibilité en fonction d'autres pos­ rait obtenir des échelles différentes. Mais l'impor­
sibilités, sont présentées par F. P. Ramsey dans tance de ces questions ne doit pas détourner notre
« Truth and Probability » et par von Neumann et attention d'une conclusion très profonde que l'on
Morgenstern dans Theory of' Garnes and Economie peut déjà établir, à savoir qu'une question appa­
Behavior (p. 617--632). Elles sont aussi étudiées par remment psychologique s'est transformée en une
Jeffrey dans The Logic of' Decision (chap. 3). Nous question morale. Nous recherchions initialement
pouvons alors stipuler que les possibilités maxi­ une manière d'établir une corrélation entre les états
male et minimale pour chaque personne doivent subjectifs de différents individus, et nous obtenons
être identifiées. Le désir le plus cher et la pire maintenant une corrélation fondée sur une hypo­
crainte de chacun doivent compter autant l'un que thèse morale de sens commun. L'importance de
l'autre. Et étant donné le classement des possibili­ cette constatation s'accroît encore lorsqu'on s'aper­
tés intermédiaires que nous venons de décrire, tous çoit que le point de départ était une théorie morale
les désirs de tous les individus seraient en principe utilitariste. Car cette thèse exige que les préférences
comparables. de différentes personnes soient comparables. Or il
Cette suggestion pose toutefois des problèmes semble maintenant que cette comparabilité doive
insurmontables. Et sa plus grande valeur est de dépendre de considérations morales, qu'un utilita­
faire voir clairement ces problèmes. Pourquoi risme réaliste ne saurait lui-même permettre
devrions-nous supposer que toute personne a des d'établir. En réalité, cet élément introduit une pro­
préférences maximale et minimale? Et même à fonde division entre deux types de théories morales
supposer que celles-ci existent, pourquoi devrions­ conséquentialistes. Une théorie morale utilitariste
nous identifier la désirabilité de la préférence détermine la valeur des résultats en termes d'utilité
maximale ou minimale d'une personne avec celle moyenne, l'utilité étant définie en fonction des pro­
des préférences d'une autre personne? Une per­ priétés subjectives d'agents individuels. Une théorie
sonne ne pourrait-elle avoir des craintes beaucoup morale conséquentialiste détermine la valeur des
plus profondes qu'une autre? L'ambition la plus résultats en termes d'utilité moyenne, celle-ci étant
chère d'une personne ne pourrait-elle valoir définie en fonction de certaines caractéristiques
davantage que celle d'une autre? objectives mais moralement pertinentes de la situa­
Ces doutes posent la question des fins que nous tion des agents. Une théorie utilitariste est donc
poursuivons lorsque nous tentons de comparer les autonome : elle peut se passer du soutien d'une
préférences. Ces fins peuvent être psychologiques, autre théorie morale. Mais ce n'est généralement
économiques ou morales. Penchons-nous sur les pas le cas d'une théorie morale conséquentialiste,
fins morales. Envisageons par exemple le problème qui dépend de comparaisons interpersonnelles des
de la pauvreté extrême, ou la réalisation d'un préférences, lesquelles sont habituellement dérivées
niveau de vie minimal. De tels concepts ne sont pas d'une autre source morale, telle qu'une théorie des
précis, mais ils sont parfaitement intelligibles. Et il besoins.
est extrêmement plausible que la pauvreté d'une Cette conclusion mérite d'être énoncée séparé­
personne soit aussi grande que celle d'une autre, et ment : enfin, le conséquentialisme nécessite le sou­
que la réalisation d'un niveau de vie minimal soit tien d'autres théories morales pour fournir une
un accomplissement aussi important pour une per­ comparaison interpersonnelle des préférences.
sonne que pour une autre. Plusieurs auteurs ont Une source minimale de comparaison interper­
récemment utilisé de tels facteurs pour affirmer la sonnelle des préférences est le consensus moral de
comparabilité des préférences de différentes per­ sens commun. Nous savons tous qu'une personne
sonnes. Au lieu des possibilités maximale et mini­ qui subit la torture souffre beaucoup plus, en un
male examinées plus haut, prenons une paire quel- sens moralement pertinent, qu'une personne qui
503 DÉSIR

est privée d'un voyage en Californie. Mais des une injustice prima fàcie. d) La nuisance: les
théories morales plus élaborées peuvent apporter besoins sont des exigences qui, si elles ne sont pas
une justification plus structurée. Une morale des satisfaites, nuisent aux individus. e) L'impar­
droits étayera la comparabilité interpersonnelle tialité: les besoins sont des exigences dont la satis­
des préférences en utilisant comme possibilités faction se verrait accorder une priorité élevée par
fixes les objets des droits de l'homme élémentaires, un arbitre impartial ou à la suite d'une négocia­
ce qui ne sera pas très différent de l'attitude de tion équitable.
sens commun suggérée par une position consé­ Tous ces éléments servent à caractériser le
quentialiste. Une morale contractualiste prendra concept de besoin tel que l'entend le sens com­
comme possibilités fixes les objets fondamentaux mun. lis sont pourtant tous différents, et l'on
d'un contrat social. Mais toutes ces théories mora­ pourrait se demander lesquels sont plus fonda­
les devront aussi intégrer certains aspects de la mentaux ou plus importants. Il est plausible, par
pensée conséquentialiste, pour gérer les questions exemple, qu'il existe une relation profonde entre b,
de risque et d'incertitude mais aussi pour résoudre e et c. En effet, étant donné b, l'arbitrage ou la
les conflits de droits, ce qui met en évidence négociation suggérés en e pourraient, s'ils por­
l'interdépendance fondamentale des pensées mora­ taient sur des besoins élémentaires, se produire en
les conséquentialiste et déontologique. Chacune l'absence de nombreuses croyances factuelles. Et
prend l'autre pour présupposé. cela suggère qu'un tel arbitrage se produit dans la
Nous sommes ainsi passés d'une conception situation où, selon Rawls, les considérations élé­
subjective à une conception objective des besoins. mentaires de justice sont définies, à savoir « der­
En ce qui concerne tout d'abord la perspective la rière un voile d'ignorance», où les individus dis­
plus profondément subjective, l'utilitarisme, nos posent d'informations minimales sur le rôle qu'ils
efforts pour rendre cette théorie cohérente et expli­ occupent dans la situation sociale pour laquelle ils
cite nous ont inévitablement conduits à introduire définissent ces procédures justes (Rawls, 1971,
des éléments objectifs. Cette conclusion est relati­ chap. 3).
vement peu controversée, et acceptée sous diffé­ Le contraste entre les dimensions subjectives et
rentes formes par des auteurs ayant des positions objectives des besoins n'en demeure pas moins
très théoriques. La nature et le rôle exacts des élé­ présent, et il apparaît très clairement dans un
ments objectifs inévitables demeurent toutefois un débat qui oppose John Rawls, Amartya Sen et G.
sujet de débat. li y a d'une part les auteurs pour A. Cohen. Dans sa Théorie de la justice, Rawls
lesquels les éléments objectifs se limitent, comme défend une vision objective des besoins, selon
dans un utilitarisme élaboré, à ce qui est nécessaire laquelle « ce que l'on désire, quoi que l'on désire
pour établir une comparaison intersubjective des d'autre» figure sur une liste de « biens pre­
préférences. Amartya Sen et Brian Barry sont miers»: droits et libertés, pouvoirs et opportuni­
deux éminents défenseurs de cette position. Et il y tés, revenu et richesse. Rawls reste très imprécis
a d'autre part les auteurs pour lesquels l'évalua­ sur la question de savoir exactement quels droits,
tion des besoins d'une personne est beaucoup libertés, pouvoirs et opportunités doivent figurer
moins liée à l'évaluation de ses désirs ou préféren­ parmi les biens premiers, mais son but est de faire
ces. David Braybrooke, Thomas Scanlon et David en sorte que le bien-être comparatif, dans une
Wiggins sont les principaux représentants de cette société, soit déterminé non par le degré auquel les
position. Selon eux, deux facteurs caractérisent les désirs d'une personne sont satisfaits, mais par le
besoins. L'un de ces facteurs (d'après Braybrooke degré auquel la personne dispose de biens pre­
et Wiggins) est la nécessité de satisfaire le besoin miers. On peut comprendre l'importance de cette
de bien-être physique ou mental d'une personne. exigence lorsqu'on envisage, par exemple, une
Un besoin est une chose dont l'absence nuit à une société qui compte de très nombreux individus
personne ou handicape sa vie. L'autre facteur extrêmement pauvres et dont l'action politique est
(d'après Scanlon et Wiggins) est la signification limitée, mais qui sont cependant parfaitement
politique des besoins. Un besoin est une chose satisfaits de leur sort. D'après de nombreuses
dont l'absence constitue une injustice. Ou encore, théories utilitaristes, la situation de ces individus
comme l'exprime Scanlon, les besoins sont des n'est pas mauvaise, puisque leurs désirs sont satis­
questions d'urgence. faits. Mais Rawls soutient que leur situation est
marquée par les privations, puisqu'ils n'ont ni
Caractériser les besoins richesse ni pouvoir politique. De même, le fait
D'après la discussion qui précède, les caracté­ qu'une personne ait une plus grande capacité
ristiques les plus importantes des besoins d'une qu'une autre à tirer satisfaction d'un bien, peut­
personne sont les suivantes : être parce qu'elle a reçu une meilleure éducation,
a) L'élasticité: les besoins sont des désirs qui lui donnerait, dans une conception utilitariste,
survivent à la non-satisfaction. b) L'invariance: davantage de droit à bénéficier de ce bien, ce qui
les besoins sont des désirs qui restent constants ne serait pas le cas selon la théorie de Rawls.
lorsque les croyances d'une personne se modifient. Sen, au contraire, recommande d'inclure des
c) La justice: la non-satisfaction des besoins crée caractéristiques plus subjectives dans l'évaluation
DÉSIR 504

des besoins et du bien-être. Il affirme ainsi qu'une lités d'épanouissement. Prenons l'exemple de la
personne handicapée, par exemple, tirera une plus nourriture. On peut déterminer si elle est suffi­
grande satisfaction de certains biens - tels que des sante en mesurant la quantité de nourriture
moyens de transport ou de communication spé­ fournie à un individu, ou la valeur nutritive que
ciaux - qu'une personne valide, et il fait appel à cet individu en retire, ou encore le plaisir ou la
l'intuition morale selon laquelle une telle personne satisfaction des besoins éprouvés par cet individu.
a davantage de prétentions à ces biens. Par oppo­ De toute évidence, ce sont trois dimensions diffé­
sition aux exemples que Rawls emploie à l'en­ rentes. Les arguments de Rawls à l'encontre de
contre des conceptions utilitaristes du bien-être, l'utilitarisme dissuadent d'utiliser la troisième
Sen propose des exemples suggérant qu'une plus (mais non la seconde) comme indice de ce que
grande capacité à profiter d'un bien établit une l'individu peut réclamer aux autres. Mais Rawls
plus grande prétention à ce bien. Sen souligne que en conclut, à tort selon Cohen, qu'il faut utiliser
l'avantage qui est retiré du bien en question, dans comme indice la première dimension et non la
ses exemples, n'est pas principalement du plaisir, seconde. Or c'est la seconde dimension, la notion
mais plutôt l'opportunité de réaliser ses potentiali­ de midfare, que Sen nous fait apprécier comme
tés. Il souscrit donc à la conception aristotéli­ dotée d'une signification fondamentale au regard
cienne du bien, selon laquelle il existe une liste, de la morale. La capacité qu'a l'individu d'éprou­
longue mais déterminée, des potentialités que ver des appétits ou des goûts humains normaux
l'individu doit réaliser pour s'épanouir pleinement n'est pas pertinente par rapport à cette seconde
(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 13, 1144 a 7- dimension.
37). Les besoins d'une personne sont fondamenta­ Supposons que Cohen ait raison, et que le
lement orientés vers la réalisation des potentialités midfare - ou, selon la formulation de Cohen, ce
intrinsèques de l'essence humaine, et leur non­ qu'une personne obtient par opposition à ce qu'on
réalisation autorise la personne à revendiquer lui donne - constitue un concept de besoin fonda­
auprès des autres les ressources qui lui permet­ mental et important, distinct du concept d'épa­
tront de réaliser certaines de ces potentialités. nouissement humain (sur ce concept d'épa­
On notera que si la position de Sen possède nouissement voir Nussbaum The Fragility al
certains traits en commun avec la conception utili­ Goodness). Comment doit-on alors définir ce
tariste du besoin, en particulier l'affectation, dans concept? La condition d mentionnée plus haut,
certaines circonstances, de ressources plus grandes selon laquelle les besoins sont des facteurs dont
aux individus qui les apprécieront davantage, elle l'absence nuit aux individus, est évidemment perti­
diffère de l'utilitarisme par le fait que ce ne sont nente ici. Mais que signifie «nuire»? Les condi­
pas le plaisir, la satisfaction ou le désir qui sont tions a et b peuvent nous aider à répondre à cette
pris pour critères. C'est plutôt la capacité ou le question. Elles indiquent que les besoins sont des
potentiel, et comme il s'agit en grande partie de la désirs qui font preuve d'une certaine résistance
capacité de réaliser des biens premiers, ce critère se face à la frustration ou au changement de
situe en définitive quelque part entre l'utilité et les croyance. Ces conditions sont toutefois pertinentes
biens premiers, au lieu de s'opposer ou de coïnci­ d'une manière quelque peu indirecte, car ce n'est
der avec l'une ou l'autre de ces notions. Remar­ pas la satisfaction effective de tels désirs « résis­
quons aussi que la liste des biens premiers selon tants» qui est en jeu dans le mùlfàre, mais le fait
Rawls ne comprend pas simplement des disposi­ que l'individu réalise son aptitude à les satisfaire.
tions matérielles, mais aussi «le pouvoir et les Nuire à l'individu consisterait ainsi à créer un obs­
opportunités». Les contextes dans lesquels Rawls tacle à la satisfaction des désirs résistants.
emploie ces termes suggèrent toutefois qu'il pense Le midfare est un besoin au sens où il établit
aux pouvoirs et aux opportunités dans les domai­ une prétention à bénéficier d'une justice distri­
nes politique et éducatif, et non aux opportunités butive. Il faudrait donner aux individus, toutes
de consommation ou de plaisir. choses égales par ailleurs, la capacité de satisfaire
Dans ses commentaires sur la position les désirs fondamentaux qui rendent possibles
d'Amartya Sen, G. A. Cohen distingue deux types d'autres buts et désirs (condition c). Mais énoncer
de besoins différents. Le premier est ce qu'il cela n'équivaut pas à dire que le besoin l'emporte
appelle «midfare», la conception d'un type de toujours sur le désir. Supposons par exemple
besoin ou de «droit à» tel que l'entend Sen, et qu'une petite fraction de la population d'une
qui se situe à mi-chemin entre les biens premiers et société soit si handicapée que presque toutes les
l'utilité (ou le bien-être). C'est là l'interprétation ressources du reste de la population soient néces­
qu'on peut donner de la plupart des exemples pro­ saires pour conférer à ce petit groupe des capacités
posés par Sen. Mais, d'autre part, il y a les poten­ humaines normales en vue de mener, par exemple,
tialités d'épanouissement humain dans les termes une vie sexuelle satisfaisante. S'ensuivrait-il que le
desquelles les arguments de Sen sont exprimés. reste de la population serait obligé, s'il respectait
Cohen affirme que c'est la notion de midfàre qui les exigences de la justice, d'abaisser son niveau de
est réellement éclairante; on peut l'apprécier sans vie jusqu'au point où de tels besoins seraient satis­
pour autant souscrire à l'importance des potentia- faits? Il est loin d'être évident que la réponse
505 DÉSIR

serait positive. (C'est là un argument avancé, mais sommet d'un ensemble de préférences se trouve la
avec un exemple différent, par Brian Barry dans possibilité qui est préférée absolument (le meilleur
l'introduction à la nouvelle édition de Political salaire et les meilleures vacances), et au bas se
Argument.) trouve la possibilité qui est le moins préférée (le
La mise en balance du manque et du besoin salaire le plus faible et les vacances les moins bel­
est une question difficile, qui se pose dans de nom­ les). Mais entre ces deux extrêmes, les diverses
breux problèmes d'éthique et de philosophie poli­ options se rangent dans des catégories telles que
tique contemporaines. Elle exige de formuler non les éléments d'une même catégorie sont compara­
seulement des procédures d'arbitrage des conflits bles, mais que les éléments de différentes catégo­
entre les manques et les besoins, mais aussi des ries ne le sont pas. Une grande partie de la struc­
moyens d'établir des priorités entre les besoins. Le ture des préférences de n'importe quelle personne
besoin nutritionnel de base, par exemple, est plus prend la forme d'un tel schéma en losange, inscrit
important que le besoin de littérature. L'une des dans d'autres schémas en losange plus vastes.
raisons en est que, en l'absence de nutrition, on ne (C'est l'objet du chap. 3 de Morton, Disasters and
peut pas apprécier la littérature. Mais ce n'est pas Dilemmas.)
tout. En effet, on peut affirmer aussi que le besoin Si des paris entre des options fixes (par
d'être en bonne santé est plus important que le exemple entre les éléments supérieur et inférieur
besoin de littérature, et pourtant, souffrir d'une d'un losange) sont utilisés comme échelle pour
maladie est compatible avec le fait d'apprécier la comparer de tels objets incomparables de préfé­
littérature. Lorsque ces problèmes de mise en rences, le résultat sera que deux possibilités incom­
balance de biens très différents s'associent à des parables, qui sont toutes deux des préférences
questions d'équité de la répartition entre les indivi­ intermédiaires entre deux possibilités extrêmes,
dus, ils deviennent aussi ingérables que troublants. seront elles-mêmes incomparables à des paris entre
L'une des principales tâches de la prochaine géné­ les possibilités extrêmes. (Les côtés du losange
ration des penseurs en sciences sociales sera cer­ seront incomparables à des paris entre le sommet
tainement de trouver des concepts et des argu­ et le bas du losange.) Cela ne signifie pas que des
ments pour nous guider à travers ces problèmes paris entre des possibilités comparables, dans une
complexes. telle structure, ne peuvent pas être comparés à ces
possibilités. De telles comparaisons donneront des
Incomparabilité valeurs numériques permettant de comparer le
Lorsqu'on parle de comparer les degrés des caractère désirable des possibilités comparables.
différents désirs et de mesurer les besoins, on (Cela montre qu'il est beaucoup moins confus de
semble suggérer que les désirs et les besoins sui­ parler de préférences que de degrés de désir. Dans
vent une échelle linéaire, que l'on pourrait mesurer de tels cas, il n'existe pas de réponse quantitative à
numériquement. Et les procédures décrites plus la question « À quel point la personne désire-t-elle
haut, permettant de mesurer la force des désirs en cette chose?», alors qu'on peut trouver des
les comparant à des paris entre des options fixes, réponses quantitatives à la question « À quel point
sont bien destinées à produire une mesure numé­ la personne préfère-t-elle telle chose à telle
rique des préférences. autre?» ou « A quel point préfère-t-on davantage
Mais, en réalité, l'hypothèse d'une mise en cette première chose à cette deuxième qu'on ne
ordre linéaire des besoins et des désirs est très peu préfère cette troisième chose à cette quatrième? »)
plausible, et l'hypothèse de la possibilité d'une L'incomparabilité des désirs présente deux fac­
mesure numérique l'est encore moins. Un schéma teurs dotés d'une portée morale importante. Pre­
fréquemment observé est que les préférences sont mièrement, le fait qu'une possibilité ne soit pas
bien définies entre plusieurs éléments d'une caté­ comparable à une autre peut constituer un aspect
gorie donnée, par exemple les niveaux de revenus essentiel des valeurs d'une personne ou d'une cul­
ou les destinations de vacances, mais qu'elles sont ture. Par exemple si une personne peut comparer
indéfinies entre des éléments appartenant à des l'amitié à l'argent, et sait exactement combien il
catégories différentes. Ainsi, une personne sera faudrait lui donner pour qu'elle cesse d'être loyale
capable d'opérer un choix clair et défini entre des envers l'un de ses amis, on peut douter qu'il
emplois offrant différents salaires, ou entre des s'agisse vraiment d'amitié. La raison n'est pas
possibilités de vacances en différents lieux, alors qu'il n'existe aucune somme d'argent pour laquelle
que si elle est placée devant un choix qui suppose on abandonnerait un ami � car pour une somme
la mise en balance d'un salaire et d'un lieu de qui suffirait à éliminer la famine en Afrique, il
vacances, elle aura beaucoup de difficulté à pourrait être moralement obligatoire d'aban­
prendre une décision. De tels choix supposent que donner son seul ami ; la raison est qu'il n'existe
la personne crée de nouvelles relations entre ses aucune somme fixe pour laquelle on abandonne­
préférences, tout autant qu'ils exploitent des rela­ rait un ami. C'est là un argument qui est présenté
tions préexistantes entre ses préférences. de façon convaincante par Elisabeth Anderson
On constate souvent que les préférences s'ins­ dans Value in Ethics and Economies. Cet argument
crivent dans un schéma en forme de losange. Au suggère d'apporter une réserve à la conception
DÉSIR 506

aristotélicienne d'une vie qui réalise les potentiali­ Athlone Press. 1976. - BLACKWOOD E., Female Desire.
tés humaines. On ne saurait préciser exactement Princeton, Princeton Univ. Press, 1999. - BRAYBROOKE
les proportions que revêtent dans une telle vie des D., Meeting Need,, Princeton, Univ. Press, 1987. -
éléments de valeur incomparable, tels que l'amitié, BROOME J., Weighing Goods. Blackwell, 1991.
BUCHAN J., Frozen Desire: An Inquiry into the A4eaning
la réussite ou l'activité politique, car l'incompa­ of Money, Londres, Picador, 1996. - BUTLER J., Subjects
rabilité de ces valeurs signifie qu'une échelle fixant of Desire, Princeton, Princeton Univ. Press, 1999. -
leur importance relative les dévaluerait. COHEN G. A., « Equality of what?», in SEN A. K. &
La seconde dimension morale de l'incompa­ NUSSBAUM M. éd., The Quality of Lifè. Oxford, Univ.
rabilité apparaît lorsqu'on compare les désirs de Press, 1993. - DECAILLOT M. et al., Besoins et modes de
différentes personnes. Les schémas permettant production, Paris, Éd. Sociales, 1977. - FEDER E. K.,
d'établir des comparaisons moralement significati­ MACKENDRICK K. & COOK S. éd., A passion for wis­
ves entre les préférences de différentes personnes, dom readings in �'estern phi/osophy on /m'e and désire,
décrits plus haut, consistent à comparer l'impor­ Upper Saddle River (NJ), Pearson Education, 2004. -
FREUND J., « Théorie du besoin», Année sociologfrJue,
tance, dans la vie de différentes personnes, de fac­ 1970, 21, 13-64. - GIBBARD A., « Interpersonal compari­
teurs moralement importants tels que la douleur, la sons : Preference, good, and the intrinsic reward of a
misère ou la réalisation d'une vie décente. Mais life», in ELSTER J. & HYLLAND A., Foundations of
étant donné que les désirs d'une personne seront, Social Choice Theory, Cambridge, Univ. Press, 1986. -
pour la plupart, incomparables à de tels facteurs GRIFFIN J., « Against the taste mode!», in ELSTER J. &
interpersonnellement significatifs, il s'ensuit que ces ROEMER J. éd., lnterpersonal Comparisons of We/1-Being,
schémas ne produiront pas la comparabilité des Cambridge, Univ. Press, 1991 (trad. fr. partielle sous le
désirs de différentes personnes. Et il y aura un cer­ titre « Comment comparer la qualité de vies différen­
tes?», in CANTO-SPERBER M., La Philosophie morale
tain degré d'incomparabilité persistant même entre britannique, Paris, PUF, 1994, p. 171-196). - HAM­
les facteurs moralement importants. Cette première MOND P. J., « lnterpersonal comparisons of utility: why
conséquence offre un autre lien entre les concepts and how they are and should be made», in ELSTER J. &
de préférence et de besoin. Les préférences pour les ROEMER J. éd., op. cil., Cambridge, Univ. Press, 1991. -
possibilités autres que des besoins seront en général HARSANYI J., « Morality and the theory of rational beha­
non comparables d'un individu à l'autre. Il n'y a en vior», in SEN A. K. & WILLIAMS B. éd., Utilitarianism
effet aucune raison de comparer l'amour qu'une and Beyond, Cambridge, Univ. Press, 1982. - HAR­
personne éprouve pour Puccini et l'aversion qu'une VEY K., Language and Desire, Londres, Routledge, 1997.
autre ressent pour le football. Les besoins, en - JEFFREY R., The Logic of" Decision, 2' éd., Chicago,
Univ. Press, 1983. - JONES K., « Trust as an Affective
revanche, seront normalement comparables. Il se Attitude», Ethics, 1996, 107, p. 4-25. - KAHNEMAN D.
dessine ainsi encore un autre lien dans le complexe & VAREY C., « Notes on the psychology of utility», in
réseau qui relie le désir et le besoin : les besoins se ELSTER J. & ROEMER J. éd., op. cil., Cambridge, Univ.
situent là où les préférences normalement incompa­ Press, 1991. - MILL J. S., Utilitarianism (1861), Oxford,
rables de différentes personnes deviennent compa­ Univ. Press, 1991 (trad. fr. L'Utilitarisme, Paris, Flamma­
rables. (Ces arguments se rapprochent de ceux rion «Champs», 1964). - MORTON A., Disasters and
qu'avancent Allan Gibbard dans « lnterpersonal Dilemmas, Basil Blackwell, 1991. - NEUMANN J. VON
comparisons... », et Peter Hammond dans « lnter­ & MORGANSTERN O., Theory of Games and Economie
personal comparisons of utility... ».) Behal'ior, 2' éd., Princeton, Univ. Press, 1947. - NUSS­
BAUM M., The Fragility of Goodness, Cambridge. Univ.
La seconde conséquence - l'incomparabilité de Press, 1986 ; The Therapy of Desire: Theory and Practice
la valeur de différents aspects fondamentaux de la in Hellenistic Ethics, Princeton, Princeton Univ. Press,
vie humaine - signale, une fois de plus, les dangers 1994. - RAMSEY F. P., « Truth and probability», in
d'une conception schématiquement aristotélicienne BRAITHWAITE R. B. éd., The Foundations of Mathema­
de la vie bonne. Les vies bonnes sont infiniment tics, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1931.
variées, alors que les vies mauvaises, et surtout les RAWLS J., A Theory of Justice, Harvard, Univ. Press,
vies terribles, sont peut-être beaucoup moins 1971 (trad. fr. C. Audard, Théorie de la justice, Paris, Le
variées dans leur caractère mauvais. La compara­ Seuil, 1987). - RICHARD M., Besoins et désir en société
bilité de nos différents besoins consiste en grande de consommation, Lyon, Chronique sociale, 1980. -
SCANLON T., « The moral basis of interpersonal compari­
partie dans notre aptitude à comparer des facteurs sons», in ELSTER J. & ROEMER J. éd.. op. cil.. Cam­
dont l'absence nous cause du tort. Cette aptitude bridge, Univ. Press, 1991. - SEN A. K., Éthique et éco­
elle-même est limitée, et elle ne s'applique pas à nomie, trad. fr. S. Marnai, Paris, PUF, 1993 ; «Capability
une comparaison simple des façons selon lesquel­ and well-being», in SEN A. & NUSSBAUM M. éd., op. cit..
les nous pouvons nous épanouir. Oxford, Univ. Press, 1993 - SILVERMAN H. J. éd., Phi­
losophy and désire, New York, Routledge, 2000. -
""' ANDERSON E., Value in Ethics and Economies, Har­ SJHOLM C. The Antigone complex: ethics and the inven­
vard, Univ. Press, 1993. - ARISTOTE, Éthique à Nico­ tion of feminine désire, Stanford, Calif., Stanford Univ.
maque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1959: introd. trad. et Press, 2004.. - TODD S., Learning Desire, Londres, Rou­
comm. R. A. Gauthier & J.-Y. Jolif, Louvain/ Paris, tledge, 1998. - VAN PRAAG, « The relativity of the
Nauwelaerts, 2 t., 4 vol., 2' éd., 1970. - BARRY B., Poli­ Welfare Concept», in SEN A. & NUSSBAUM M. éd.,
tical Argument, nouv. éd., Harvester, 1990. - BEN­ The Quality of Life, Oxford, Univ. Press, 1993. -
THAM J., Introduction to the Princip/es of Morais and WALLACE R. J., Reason. Emotion and Will, Dartmouth,
Legislation (1789], éd. J. H. Burns & H. L. A. Hart, Ashgate Publishing Group, 1999. - WIGGINS D., Needs,
815 HÉDONISME

contributions, p. 199-293). - WARNOCK G. E., Contem­ D'un autre côté, cette conception est trop étroite ;
porary Moral Philosophy. Londres, Macmillan, 25-29. - il existe en effet également des sensations de plaisir
WARNOCK M., Ethics since 1900, 1960, Oxford, Univ. - par exemple le plaisir d'un homme lors d'un
Press, 3' éd., 1978. -WILLIAMS B., L'Éthique et les limites
de la philosophie, Paris, Gallimard, 1990 (trad. fr. de Ethics viol -, que certains hommes ne désirent jamais et
and the Limits of Philosophy, 1985) ; « The Structure of il y a des sensations de plaisir qu'aucun désir n'a
Hare's Theory », in SEANOR D. & FOTION N. éd., op. cil., précédées (plaisirs inattendus) ou également que
1988. nous ne voulons pas du moment qu'elles nous ont
William Donald HUDSON été imposées.
3) Le plaisir entendu comme ce que nous dési­
----+ Animaux; Blâme et approbation , Descriptivisme , Dilem­
mes moraux; Identité morale , Impératifs ; Maclntyre ; Méta­ rons maintenir. «Tout plaisir veut une profonde,
éthique ; Moore ; Subjectivisme moral; Williams. profonde éternité» (Nietzsche). Cette conception
est tout aussi attaquable; envers certains plaisirs,
il apparaît en effet après quelque temps un senti­
ment de satiété ou même de dégoût. De plus, nous
HÉDONISME désirons également parfois le maintien d'états qui
Plaisirs et peines ne sont pas plaisants - par exemple un état de
bonne santé ou de calme.
L'hédonisme (du grec hedonê I �3ov+, : plaisir) est un 4) Le plaisir entendu comme une coloration
terme générique qui désigne les conceptions et agréable avec de nombreuses nuances et la polarité
théories du plaisir défendues à l'origine par Aris­ générale du déplaisir. Cette conception évite deux
tippe, Eudoxe et Épicure, et qui ont été renouvelées extrêmes : l'admission d'un plaisir uniforme et
à plusieurs reprises jusqu'à nos jours (Kimmich, partout égal (comme sous J), et le rejet d'une
1993). Quatre conceptions du plaisir peuvent être polarité générale du plaisir et du déplaisir. Cette
distinguées : conception a l'avantage d'expliquer le rôle central
1) Le plaisir entendu comme une sensation du plaisir comme celui d'un amplificateur du motif.
corporelle uniforme qui se répète. Cette concep­ de comportement, un rôle qui n'est pas nécessaire­
tion particulièrement étroite est comparable à ment lié à une opinion, mais au contraire cause
l'idée selon laquelle à toutes les nuances de la cou­ aussi une aspiration non réfléchie au plaisir et à
leur verte ne correspondrait qu'une seule sensation l'évitement ou à la diminution du déplaisir. C'est
homogène de vert. En outre, elle ne tient pas pourquoi l'aspiration au plaisir n'est pas nécessai­
compte du fait que certaines sensations agréables rement liée à une conscience de soi et apparaît
ne sont pas localisables en un endroit du corps ou également chez les petits enfants et chez les ani­
- tel un sentiment de satisfaction - ne se manifes­ maux. Le plaisir est en outre une raison d'agir
tent pas en un endroit du corps. Selon Gilbert positive, parce que nous pensons (nous souvenant
Ryle, plus qu'une simple sensation corporelle, le ou prévoyant) qu'il est agréable. Ni son aspect de
plaisir se rattache plus aux modes les plus variés qualité de sentiment agréable ni sa fonction de
de l'aperception et de l'attention ; en outre, des motif d'action positif ne doivent être négligés. De
expressions telles que «trouver du plaisir à...» ou plus, il y a entre ces deux facteurs un lien qui n'est
«faire quelque chose avec plaisir» renvoient à des pas dû au hasard, dont la «nécessité» apparaît
emplois plus compliqués du terme «plaisir», qui également quand l'aspiration au plaisir n'est pas
ne sont pas exactement analogues à ceux de en relation directe avec l'évolution d'un avantage
l'emploi du simple terme peine (pain) (Ryle, 1954, sélectif pour la conservation de l'individu ou la
chap. 4). Alors qu'il est possible d'oublier tempo­ multiplication de l'espèce. Considérée d'un point
rairement le point d'irritation d'une douleur ou de de vue biologique, la disposition à la douleur a la
se méprendre sur sa provenance, nous ne pouvons valeur d'une centrale d'alarme pour les troubles
à strictement parler rien faire de joyeux sans en organiques; à vrai dire, cette propriété ne produit
être en même temps conscient d'une certaine des effets avantageux que si la capacité sensitive
manière. La critique de Ryle vise le dualisme entre est liée à une forte préférence pour l'évitement de
actes corporels et mentaux, pour lequel le plaisir la douleur. La douleur est désagréable et n'est
serait une simple sensation corporelle qui serait ainsi pas digne d'être recherchée per se même si
accompagnée d'un «acte» de l'attention. elle a une valeur relative en tant que moyen pour
2) Le plaisir entendu comme ce que nous atteindre d'autres buts, pour, par exemple, former
aimons, désirons ou préférons. Cette conception son caractère, développer la compassion ou
insiste sur le lien étroit entre plaisir et préférence comme «excitant» pour des plaisirs spéciaux
et rapproche ainsi le plaisir des raisons motivant (comme chez les masochistes). Il demeure toutefois
un comportement. Toutefois, cette seconde défini­ complètement incompréhensible qu'une forte pré­
tion est d'un côté trop large; il existe en effet éga­ férence pour le maintien ou le renforcement du
lement d'autres états ou activités que nous aimons déplaisir puisse être liée à un sentiment de qualité
ou désirons et qui ne sont pas en eux-mêmes des désagréable. La représentation d'êtres qui aspirent
plaisirs, même s'ils sont vécus comme très plai­ de manière notoire au déplaisir et évitent le plaisir
sants ou contribuent indirectement au plaisir. nous apparaît bizarre {Sprigge, 1988, 127-149,
HÉDONISME 816

174). Trop souvent l'hédonisme est mis au même nante du nouveau-né est la recherche de son
rang que le déterminisme ou l'égoïsme (Watson, propre plaisir (ou l'évitement de son propre
1994, 137) et ainsi rejeté. Les distinctions suivantes déplaisir) ; ce «bébé-hédonisme» admet la possi­
entre hédonisme psychologique, axiologique et bilité que l'homme change sa motivation originelle
normatif, de mëme que les discussions sur l'hédo­ au cours de son évolution et - dans le cas d'une
nisme quantitatif et qualitatif sont propres à écar­ transformation qualitative - développe des motifs
ter cette confusion et à faire ressortir quelques nouveaux et indépendants (comme par exemple
variantes de l'hédonisme qui sont des théories l'amour de l'argent, du savoir et autres sympa­
plausibles de la motivation, de l'évaluation et de thies). Cette évolution suppose à vrai dire une
l'adoption des normes. «chimie psychique», une complète transforma­
tion de la motivation originelle. Cette doctrine va
L'hédonisme psychologique à l'encontre de la thèse selon laquelle l'aspiration
L'hédonisme psychologique se fonde sur le fait au plaisir a la même origine que toute autre dispo­
psychologique que le plaisir opère comme un sition à agir.
encouragement positif à l'action et la douleur, au Les distinctions faites jusqu'ici autorisent une
contraire, comme un inhibiteur du comportement. certaine modification de la notion d'égoïsme en
Ce qui stimule le comportement, c'est ici première­ faveur d'une notion d'égoïsme de groupe. Ce qui
ment le propre plaisir ou déplaisir (ressentis ou pourrait parler en faveur de cette conception, c'est
imaginés), mais parfois également la perception ou que l'égoïsme strictement individuel représente
la représentation des réactions de plaisir ou de plutôt une forme de développement plus tardive,
déplaisir d'autres personnes, ou la représentation qui suppose une solide ébauche d'identité person­
empathique de la façon dont ces autres personnes nelle et des facteurs amplificateurs (concurrence
se sentent. économique et sociale), alors que l'identification
Selon /'hédonisme psychologique strictement diffuse avec le groupe de référence des proches est
monocausal, l'unique motif de l'action humaine (ou plus primitive.
l'aspiration de tous les êtres vivants ?) est la Cette conception peut également être qualifiée
recherche de son propre plaisir (ou l'évitement de d'égofame élargi. D'un côté, l'élargissement de
son propre déplaisir). Cette aspiration a le statut l'égoïsme tient en ce que certaines joies sont le
d'un instinct hédoniste. Cette conception admet un plus souvent des joies partagées - des joies de
déterminisme strict; personne n'est libre de recher­ convivialité. D'un autre côté, nous augmentons
cher son propre déplaisir. Le comportement notre propre plaisir en ce que nous rendons avant
humain peut toutefois nécessiter des corrections tout joyeux ceux qui nous montrent de la grati­
parce qu'en raison d'un défaut d'information, de tude et répondent au principe de réciprocité.
blocages internes (suites d'une éducation ascétique Nous pouvons distinguer à nouveau les trois
ou de la poursuite de grands idéaux), le but du plai­ positions suivantes : 1) /'hédonisme psychologique
sir est souvent manqué. Alors que les êtres vivants strictement « monocausa/ » : le seul motif de
plus simples sont en quelque sorte programmés l'action humaine est la recherche du plaisir des
sans interférences pour l'optimisation du plaisir, il membres de son propre groupe (ou l'évitement du
existe chez les hommes différentes sortes de déran­ déplaisir correspondant); 2) l'hédonisme psycholo­
gements et de déviations de l'instinct hédoniste. À gique « multicausal »: le motif dominant de l'ac­
vrai dire, il semble déjà y avoir chez quelques êtres tion humaine est la recherche du plaisir des mem­
vivants non humains des débuts d'inhibition de bres de son propre groupe (ou l'évitement du
l'instinct : l'instinct hédoniste peut entrer en conflit déplaisir correspondant) ; 3) l'hédonisme psycholo­
avec l'instinct de conservation de soi, l'instinct gique génétique : le motif originel unique ou domi­
maternel ou le programme de multiplication de ses nant du nouveau-né est la recherche du plaisir des
propres gènes. Dans quelques cas, un renoncement membres de son propre groupe (ou l'évitement du
important au plaisir individuel est observé au profit déplaisir correspondant). Cette formulation évite
de la conservation de soi ou du groupe. Ces faits les hypothèses déterministe et égoïste car les hom­
semblent contredire un hédonisme psychologique mes ne restent normalement pas bloqués dans ce
strictement «monocausal». Finalement, l'élargis­ « Baby-H. » et les nouveau-nés n'ont pas encore
sement de cette théorie aux êtres vivants auxquels d'ego aux contours nets, délimité par rapport à
nous ne pouvons attribuer avec certitude la faculté celui de la mère et à l'environnement. Cette der­
de ressentir du plaisir est problématique. nière conception est peut-être la plus plausible.
Selon /'hédonisme psychologique « multicau­ D'un côté, elle permet d'expliquer le rôle prépon­
sa/ ». le motif dominant de l'action humaine est la dérant et persistant du plaisir dans la vie humaine,
recherche de son propre plaisir (ou l'évitement de d'un autre côté elle est ouverte à un développe­
son propre déplaisir). C'est toutefois un motif qui ment important et à une complexification des
est en concurrence avec d'autres motifs et ces der­ motifs humains, que ce soit vers un égoïsme indi­
niers l'emportent toujours (ou le plus souvent). viduel ou vers des motifs relativement indépen­
Enfin, selon /'hédonisme psychologique géné­ dants de considérations envers soi-même (Wolf,
tique, la motivation originelle unique ou domi- l 993, chap. 1 ).
817 HÉDONISME

L'hédonisme axiologique sir intellectuel devient le vrai plaisir ou le plaisir


suprême. JI ne faut pas aller aussi loin que certains
L'hédonisme peut être entendu non seulement penseurs qui placent le véritable (peut-être divin)
comme une théorie de la motivation, mais égale­ être de l'homme dans sa raison, pour rejeter l'idée
ment comme une théorie des valeurs (qu'il ne faut d'un abandon complet à des impressions de plaisir
pas comprendre comme une théorie des valeurs ponctuelles. Il suffit de contester la part, éventuel­
morales, mais de ce qui a une valeur, de ce qui est lement minime, des contacts avec la réalité trans­
valable). Ainsi, par exemple, la thèse axiologique mis par les stimulations extérieures. Le dernier
selon laquelle le plaisir serait l'unique valeur argument critique cité concerne la question de
intrinsèque peut être parfaitement neutre par rap­ l'origine du plaisir: si uniquement et seulement
port à la question de savoir ce qui motive premiè­ compte le plaisir, alors l'origine du plaisir est insi­
rement, de manière principale ou exclusive, le gnifiante; que le plaisir soit le résultat d'une
comportement humain (ou animal). À l'inverse, il erreur ou d'une illusion ne change rien au bilan du
est tout à fait possible que les hommes aspirent plaisir ; si une vie pleine d'illusions (incorrigibles
certes, normalement, premièrement à leur propre pour un individu) garantit mieux un maximum de
plaisir (qu'ainsi une variante de l'hédonisme psy­ plaisir qu'une vie éveillée et sobre, alors il faut la
chologique soit la vérité), bien que le plaisir ne préférer. Cette conclusion semble toutefois contre­
soit nullement l'unique valeur (intrinsèque). Ainsi, dite par le fait que beaucoup d'hommes, en cas de
l'hédonisme psychologique et le pluralisme des garanties pour leur sécurité et leur vie, n'adhé­
valeurs peuvent logiquement être compatibles. reraient pas de bon cœur à une vie pleine
L'hédonisme axiologique peut apparaître d'illusions. En d'autres termes, ils ne désirent pas
comme une contribution à une théorie générale des renoncer à la possibilité de réviser leurs erreurs (ce
valeurs. À la différence de l'hédonisme normatif, il qui parfois ne peut se faire sans douleur). De cela,
n'avance aucune exigence directe, mais essaie plu­ on peut conclure qu'une certaine quantité de
tôt de donner une réponse à la question de ce qui contacts contrôlables avec la réalité fait également
constitue une bonne (ou la meilleure) vie, où partie d'une vie bonne, qu'autrement dit, une part
«bonne» n'est pas seulement compris dans un sens de connaissance (dans le sens modeste de percep­
strictement moral, mais souligne au contraire la tions contrôlables des sens) participe, au moins
dimension vaste d'une vie pleine de sens et digne pour quelques hommes, de la vie bonne, sans
d'être vécue. Déjà dans l' Antiquité, on discutait de considération pour le bilan hédoniste total. Une
ce que serait la manière de vivre la plus élevée ou la réserve est ici émise : cela peut être le cas pour les
meilleure : serait-ce une vie vouée uniquement au personnes qui ont pris les résolutions de vie cor­
plaisir, à la connaissance ou une manière de vivre respondantes; peut-être moins pour d'autres qui
mixte (Platon, Plzilèbe, 11 c - 12 b)? Une conces­ valorisent plus le plaisir personnel. Dans tous les
sion minimale à l'hédonisme pourrait consister à cas, sans une problématique hypothèse supplémen­
considérer une vie totalement dénuée de plaisir taire sur le véritable être de l'homme, la conclu­
comme «surhumaine», vide ou inadéquate pour sion que la meilleure vie consiste en un minimum
un être corporel et sensible. Une concession mini­ d'illusions n'est pas contraignante.
male à la critique de l'hédonisme consiste par Comme nous le préciserons plus loin, l'hédo­
contre à observer qu'il serait«sous-humain» de ne nisme qualitatif tente de réfuter l'objection selon
s'adonner qu'à des sensations de plaisir ponctuelles laquelle l'hédonisme serait aveugle en ce qui
et que cela conviendrait mieux à des coquillages concerne la signification de l'origine du plaisir.
qu'à des hommes. Cette critique n'est pas dirigée Nous pouvons distinguer quatre points de vue
contre la valeur du plaisir per se, mais contre une sur les valeurs, y compris les valeurs morales :
manière de vivre purement hédoniste qui n'est L'hédonisme axiologique moniste : le plaisir est
même pas structurée et unifiée par les souvenirs ou la valeur unique. Cette thèse est particulièrement
les autres facultés intellectuelles. Elle est toutefois invraisemblable, car elle nie sans concession que
également dirigée contre le fait d'isoler complète­ l'effort de volonté, par exemple, ou la connais­
ment le plaisir : pareil isolationnisme dissimule que sance aient une valeur. Il n'y a pourtant pratique­
le plaisir n'intervient pas comme unité séparée, ment personne pour nier sérieusement que l'effort
mais uniquement comme élément de l'accomplis­ de volonté ou la connaissance aient au moins une
sement d'une vie; sa valeur pour un individu et, valeur instrumentale. Malgré les considérations
dans un plus grand ordre de grandeur, pour une déjà citées, nous ne pouvons pratiquement pas
communauté, est attachée à une structuration renoncer à la dichotomie valeur intrinsèque -
minimale ou à une économie du plaisir. valeur extrinsèque dans la théorie des valeurs. Une
Un argument chargé métaphysiquement qui théorie des valeurs n'est claire et sans équivoque
donne la préférence aux plaisirs intellectuels prend que si elle se réfère clairement à des valeurs intrin­
pour point de départ que le véritable être de sèques.
l'homme se trouve dans sa raison. Ainsi, le plaisir L'hédonisme axiologique intrinsèque : le plaisir
de lire ou même de découvrir une formule mathé­ est l'unique valeur intrinsèque. (La joie des vacan­
matique est-il automatiquement privilégié. Le plai- ces, par exemple, est intrinsèquement bonne, alors
HÉDONISME 818

que l'argent et d'autres moyens, qui rendent cette méthode de recherche : le fait qu'il soit toujours
joie possible, la garantissent ou la facilitent, ont adéquat de procéder à cette réduction ou que le
une valeur extrinsèque ou instrumentale.) Cette langage d'autres valeurs ne puisse subsister, au
théorie admet un pluralisme des valeurs manifeste, moins comme façon de parler adéquate, n'est donc
bien qu'elle ait une tendance moniste qui s'ex­ en rien préjugé. Il est possible que la réalisation de
prime ainsi : toutes les valeurs sont en fin de ce programme demande trop d'efforts ou soit
compte ancrées dans la valeur du plaisir. Cet impossible en pratique. Ces réserves, de même que
«ancrage» est compris de manière ontologique, les réserves fondamentales relatives à la précision
on juge ici le plaisir même, pas notre langage ou d'un calcul du plaisir, s'appliquent à la conception
notre théorie du plaisir. Le plaisir est en quelque de /'hédonisme axiologique élimina/if: toutes les
sorte l'être qui apparaît, se manifeste ou se cache valeurs de l'intelligence peuvent être exprimées en
en quelques autres valeurs. Le plaisir forme le un vocabulaire hédoniste sans perte de sens et sans
« noyau ontologique» de toutes les autres valeurs. complications inopportunes ; les valeurs non hédo­
L'hédonisme réductionniste : toutes les valeurs nistes sont superflues du moment qu'elles n'appor­
peuvent être réduites au plaisir ou traduites en un tent aucune force d'explication supplémentaire.
vocabulaire hédoniste. Le plaisir peut être compris
comme l'unique valeur intrinsèque s'il sert de L hédonisme quantitatif et qualitatif
1

monnaie commune (« common currency »; l'ex­ De Bentham, qui défend un hédonisme quanti­
pression est de Bernard Williams) à toutes les tatif, provient la déclaration provocante : « Preju­
autres valeurs. Dans cette fonction, il garantit la dice apart, the game of push-pin is of equal value
commensurabilité de toutes les valeurs extrinsè­ with the arts and sciences of music and poetry»
ques. Cette thèse ne dit rien de «l'être» ou de «la (The Works of J. Bentham, 1962, Il, 254). Ben­
forme d'apparition» du plaisir, mais concerne nos tham se prononce ainsi clairement contre la
théories ou explications du plaisir; elle s'offre en conception (inspirée de Platon) selon laquelle il y
quelque sorte comme la plus simple et la plus éco­ aurait différents genres de plaisirs, les vrais et les
nomique des théories des valeurs. Si toutes les faux plaisirs (Lovibond, I989-1990). L'hédonisme
autres valeurs peuvent être expliquées, interprétées qualitatif (Edwards, Pleasure and Pains, I979) est
ou comprises de manière suffisante et satisfaisante une concession supplémentaire à l'objection qu'il y
par des notions exprimant le plaisir, alors cette aurait bien d'autres valeurs à côté de celle du plai­
doctrine des valeurs devrait être mise pour des rai­ sir ou que les projets réductionnistes ou même éli­
sons de méthod,: au-dessus de toutes les autres. minatifs ne seraient pas réalisables, que donc le
Variante de cette thèse, /'hédonisme axiologique simple essai de définition d'unités de plaisir
élimina/if affirme que toutes les valeurs peuvent («pleasure-units», expression tirée de Bentham)
être exprimées en un vocabulaire hédoniste sans serait voué à l'échec. Il ne reconnaît pas les diffé­
perte de signification et sans complications inop­ rentes sources du plaisir et/ou distingue différents
portunes; les valeurs non hédonistes sont super­ genres de plaisir, qui sont qualifiés derechef de
flues du moment qu'elles n'apportent aucune force plaisirs plus bas ou plus élevés. La critique du
d'explication supplémentaire. modèle de la machine à expériences vécues
Ces thèses générales sur les valeurs s'appli­ (modèle de la maximalisation de plaisirs hallucino­
quent donc aussi aux valeurs spécifiques qui expri­ gènes) est absorbée dans l'hédonisme qualitatif de
ment ce qui est bon pour l'acteur lui-même mais Mill (] 86 I, chap. 2). Mill juge les joies liées à
ne coïncident pas nécessairement avec des valeurs l'activation des facultés intellectuelles comme des
morales. C'est le cas, par exemple, de la valeur de plaisirs supérieurs (higher pleasures) pour la rai­
l'intelligence. son apparemment circulaire que ce genre de joies
Selon /'hédonisme axiologique moniste, le plai­ serait préféré de la majorité des personnes qui en
sir est l'unique valeur de l'intelligence. Afin d'ex­ ont fait l'expérience et qui disposent de plus de
clure l'hypothèse peu croyable (aspiration au suc­ faculté de comparaison et de jugement. La théorie
cès, à la connaissance, etc.) selon laquelle il serait de Mill prête au reproche d'introduire dans
per se irrationnel d'aspirer à autre chose qu'au l'hédonisme, avec sa qualification de différents
plaisir, cette position a également besoin de la pré­ genres (ou sources) de plaisirs, des critères indé­
cision apportée par /'hédonisme axiologique intrin­ pendants du plaisir et de faire ainsi éclater
sèque: le plaisir est l'unique valeur intrinsèque de l'hédonisme de l'intérieur (Wolf, 1992, 48-72).
l'intelligence. Toute aspiration à des choses ou des Sous le pseudonyme « d'hédonisme qualitatif» est
états demeure toujours aussi irrationnelle si un introduit un pluralisme des valeurs qui, entre
bilan de plaisir positif, au moins à long terme ou autres, s'oriente d'après la valeur du développe­
en dernière instance, ne peut être tiré pour ment et de la diversité de l'homme en tant
l'acteur. qu' «être de progrès» (progressive being).
D'après /'hédonisme axiologique réductionniste, Ces difficultés mises à part, il demeure dou­
toutes les valeurs de l'intelligence peuvent être teux que l'hédonisme qualitatif soit capable de for­
réduites à celle du plaisir ou traduites en un voca­ muler des arguments contre le rattachement à la
bulaire hédoniste. JI s'agit simplement là d'une machine à expériences, car il est pensable que
819 HÉDONISME

celle-ci puisse également stimuler l'exercice des et passager) est une préoccupation urgente et
facultés intellectuelles. Peut-être pourrait-elle importante? Le fait que l'évitement d'un déplaisir
même, à l'exemple du computer d'échecs, suggérer particulièrement intensif ou long et doté d'une cer­
la pensée avec plus de succès. Une machine à taine priorité pourrait certes sauter aux yeux de
expériences perfectionnée pourrait aussi simuler beaucoup qui généralement préfèrent un jeu sans
provisoirement des expériences désagréables - par risque ( p/aying safe). Pourtant une stratégie qui
exemple celle du narcissisme offensé par la cri­ aspire à des joies très intenses et qui s'accommode
tique - afin de stimuler les joies plus élevées des du risque de déceptions ou d'autres souffrances
plus hautes performances intellectuelles. Para­ n'est pas à l'évidence déraisonnable. (En regard de
doxalement, ce ne sont ainsi pas nécessairement la réalisation de la vie bonne, pareilles témérités
les joies intellectuelles, mais au contraire celles devraient parfois avoir leur place, autrement on
liées aux efforts du corps qui, par la situation pas­ est privé des joies particulièrement intenses.)
sive du corps, deviendront par principe impos­ La position de l'hédonisme normatif, négatif et
sibles après le rattachement à la machine à universaliste (= utilitarisme hédoniste purement
expériences. négatif), qui prescrit de chercher exclusivement à
diminuer la souffrance de toutes les personnes
L'hédonisme normatif concernées par nos décisions, a été critiquée de
L'hédonisme normatif livre expressément des manière répétée. Elle a en effet le cas échéant des
prescriptions à agir. Nous distinguons les varian­ conséquences exterminatrices : la voie la plus
tes égoïste, liée à l'égoïsme de groupe, et universa­ rapide et la plus sûre vers l'élimination de la souf­
liste. Celles-ci prennent des sens différents suivant france maximale et l'évitement préventif de la
que l'on définit un hédonisme moniste ou plura­ souffrance serait d'éviter totalement les êtres capa­
liste. Dans le premier cas, la variante universaliste bles de sensations. Cette critique ne montre pas
exprime, par exemple, un utilitarisme purement seulement quelles peuvent être les conséquences
hédoniste: « Recherche, de la manière la plus quand on néglige complètement la valeur positive
impartiale possible, exclusivement le plaisir de tous du plaisir, mais aussi, malgré toutes les difficultés
ceux qui sont concernés par tes décisions ou évite du calcul précis d'un bilan net du plaisir, qu'il est
exclusivement leur déplaisir ! » Dans le deuxième tout à fait possible de dire qu'il vaudrait la peine
cas, elle exprime un utilitarisme hédoniste mixte : de supporter beaucoup de douleurs pour quelques
« Recherche de la manière la plus impartiale pos­ joies. Il ne peut donc être question que le plaisir
sible principalement le plaisir de tous ceux qui sont ne puisse pas être comptabilisé en rapport avec le
concernés par tes décisions ou évite principalement déplaisir, même s'il n'est pas du tout nécessaire
leur déplaisir' » On pourrait introduire plus de que sa propre vie ou celle de tous les êtres
subdivisions suivant qu'il est prescrit de rechercher humains ne puisse être considérée comme bonne
le plaisir exclusivement, principalement ou sou­ ou digne d'être vécue que si elle accorde plus de
vent, de poser les conditions générales d'une vie plaisirs que de souffrances ou quand le bilan net
plaisante ou de faciliter l'intégration du plaisir est positif. Peut-être une vie vaut-elle la peine
dans une vie réussie. On peut finalement - ce qui à d'être vécue malgré certaines douleurs et souffran­
vrai dire ne peut pas être discuté ici plus en ces. peut-être seulement à cause de quelques joies.
détail - défendre différents modèles d'impartialité Dans ces dernières indications, il ne s'agit bien sûr
selon que l'on tient compte dans le calcul des pas d'arguments typiquement hédonistes. On
bénéfices de l'égalité des ressources, de l'égalité des pourrait bien plutôt en conclure que le plaisir est
chances, de l'inégalité de la distribution à l'origine, une donnée des plus secondaires pour les valeurs
de gains spéciaux, de désavantages déjà subis ou et les normes morales. L'hédonisme négatif, ou
que l'on a des égards particuliers pour les plus généralement l'hédonisme normatif, est-il ainsi dis­
démunis. crédité? Pas nécessairement. L'utilitarisme négatif
Une nouvelle source d'interprétations des paraît plus plausible si l'on ne donne pas une
variantes égoïstes, liée à l'égoïsme de groupe et valeur absolue à l'évitement de la douleur, et que
universaliste, est fournie par le dénommé « utilita­ l'on donne simplement à cette règle le statut d'une
risme négatif» qui prescrit, soit exclusivement, règle de priorité.
soit principalement, la diminution de la souf­ L'utilitarisme négatif mixte : « Cherche en pre­
france. Ainsi, la variante égoïste et moniste de cet mier lieu à diminuer la souffrance de toutes les
hédonisme normatif négatif prescrit de chercher personnes concernées par tes décisions ! » Cette
exclusivement à diminuer sa souffrance. Il est dif­ position ne persiste donc pas dans un total rejet
ficile à comprendre pourquoi cette dernière posi­ ou abandon de la promotion du plaisir au profit
tion devrait être plus rationnelle que celle qui de l'évitement du déplaisir. Elle défend plutôt
aspire en même temps à la maximisation de son exclusivement une certaine asymétrie entre plaisir
propre plaisir (ce qui est le cas de l'hédonisme et déplaisir. On peut faire valoir en faveur de cette
normatif égoïste) - ou doit-on, par exemple, position qu'il est parfois plus simple d'obtenir
prendre pour point de départ que l'évitement de dans de très larges groupes un consensus sur les
son propre déplaisir (pas particulièrement intensif choses considérées comme déplaisantes. L'évite-
HÉDONISME 820

ment de la faim, de la soif, des blessures corporel­ considération de la protection de la sphère privée
les, des maladies sont des valeurs très largement tout aussi peu opportune que la réalisation collec­
répandues. On rencontre par contre moins d'una­ tive de « véritables intérêts» non désirés. Diffé­
nimité sur la question des pratiques, des formes de rents arguments peuvent être trouvés contre une
vie ou des objets qui rendent joyeux chaque indi­ maximalisation paternaliste du plaisir; un argu­
vidu ou de ce qui appartient à une vie pleine de ment important réside en ce que la plupart des
plaisirs. L'asymétrie entre plaisir et déplaisir, en hommes ont une forte préférence à former eux­
rapport avec la facilité de trouver un consensus, mêmes (ou dans tous les cas au sein de cercles plus
n'est à vrai dire pas toujours valable. Car à côté restreints) leur vie de plaisir. L'hédonisme négatif
des déplaisirs sur lesquels il est facile de s'accorder mixte se prononce également contre une société de
comme la faim, le froid et les blessures, il y a aussi consommation unidimensionnelle où il n'existe
de subtiles souffrances, par exemple celle de l'ex­ aucune possibilité de se distancer de la jouissance
ploitation, de l'humiliation ou de l'empêchement. passive. Ainsi vue, la mise sur un même plan de
Nous avons déjà rendu compte de cette multiplica­ l'hédonisme avec le consumérisme peut être
tion des buts et objectifs plaisants avec la qua­ récusée de manière efficace. L'hédonisme négatif
trième conception du plaisir, défendue au début, mixte ne propose pas l'élimination de toutes les
qui n'admet pas de sensation uniforme de plaisir, souffrances et privations ; il ne flirte pas avec
mais uniquement un genre de plaisir avec de mul­ l'utopie d'un monde sans douleur et sans souf­
tiples nuances de plaisir. De plus, qu'objets, activi­ france, mais exprime uniquement la conviction
tés et états de différents êtres humains soient que les souffrances qui sont largement involontai­
investis de diverses nuances de plaisir (ou d'in­ res et sans fonction (pour autant qu'elles ne ser­
différence ou de déplaisir), témoigne en faveur vent pas à rendre accessibles d'autres et plus
d'un hédonisme négatif mixte. En regard de quel­ joyeux buts de l'acteur ou d'autres personnes)
ques états de choses particulièrement sujets à appartiennent aux pires maux.
approbation, qui normalement sont liés à un
déplaisir grand et durable, cet hédonisme pose une � BENTHAM J., An Introduction to the Princip/es of
priorité en faveur de mesures politico-sociales, Morais and Legis/ation, Londres, 1789, nouv. éd., The
alors que la promotion sociale et politique du plai­ Collected Works of J. B., éd. J. H. Burns & H. L. A. Hart,
sir ne peut souvent être réalisée qu'indirectement, Londres, Athlone Press, 1970 (trad. fr., Principes de légis­
lation et d'économie politique, Paris, Guillaumin, 1888);
à savoir en créant les conditions générales afin « The rationale of reward», The Works of Jeremy Ben­
qu'un groupe (ou tous les citoyens) puisse recher­ tham, II, Londres, John Bowring, 1825, réimpr., New
cher et multiplier son plaisir à sa façon. À York, Russel & Russel, 1962. - CAMPBELL C., The
l'inverse, il y aurait bien peu de sens à ne proposer Romantic Ethics and the Spirit of Modem Consumerism,
aux êtres humains que des conditions générales Oxford, 1987. - CARSON T. L., Morality and the Good
pour éviter le meurtre ou la torture, ou l'adoucir, L/fe, New York, Oxford Univ. Press, 1997.
à leur façon. EDWARDS R. B., Pleasure and Pains. A Theory of Quali­
tative Hedonism, Ithaca / Londres, Cornell Univ. Press,
Naturellement, les variantes de l'hédonisme 1979. - FELDMAN F., Utilitarianism, Hedonism and
normatif négatif (égoïsme et égoïsme de groupe) Desert, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1997. -
peuvent être également formulées comme des règles GOSLING J. C. B., Pleasure and Desire. The Case for
de priorité, de sorte qu'à côté de l'égoïsme normatif Hedonism Rei'isited, Oxford, Clarendon Press, 1969. -
moniste, un égoïsme pluraliste demeure pensable. GR!FFIN J., We/1-Being. lts Meaning, Measurement, and
Afin que l'hédonisme se distingue aussi dans ces Moral Importance, Oxford, Clarendon Press, 1986. -
cas des autres théories des valeurs, il doit être KIMMICH D., Epikureische Aujkliirung, Darmstadt, Wis­
concédé à la prédiction - chercher le plaisir et/ou senschaftliche Buchgesellschaft, 1923. - LOVIBOND S.,
« True and False Pleasures », Proceedings of the Aristote­
éviter la souffrance - au moins une claire priorité. /ion Societv, 1989-1990, 213-230. - LYONS W., Gilbert
Dans ces variantes, le plaisir et/ou le déplaisir ne Ryle. An /�traduction to his Philosophy, Sussex (NJ), Har­
seront certes pas posés comme valeurs uniques, vester Press. Humanities Press, 1980, chap. 11.
mais du moins comme les valeurs suprêmes. MILL J. S., Utilitarianism, éd. M. Warnock, Fontana
L'actualité politique d'un hédonisme normatif Press, 1962 (trad. fr. par Catherine Audard, Paris, PUF
négatif mixte pourrait résider en ce qu'il combat «Quadrige», 1998). - NOZICK R., Anarchy, State, and
aussi bien la tendance à l'uniformisation des Utopia, New York, Basic Books, 1974 (trad. fr., Anarchie,
État et Utopie, Paris, PUF, 1988). - O'BRIAN J., Ruthless
modes de vie que la tendance fanatique à donner Hadonism, Chicago, Univ. of Chicago Press, 1999. -
une valeur absolue à des idéaux élevés. Il opère PLATON, Philèbe, éd. et trad. A. Diès, Paris, Les Belles
une certaine asymétrie du plaisir et de la douleur, Lettres, 1941, 2' éd., 1966. - RUDEBUSCH G., Socrates,
ou des souffrances, en vue de la reconnaissance et Pleasure and Value, New York, Oxford Univ. Press. 1999.
de l'exécution de buts et de pratiques politiques. - RYLE G., « Pleasure», Proceedings of the Aristotelian
Un catalogue valide et transculturel de douleurs Society, Supplementary, vol. 28, réimpr. in Essays in Phi­
peut être établi avec peu d'efforts comme peut être losophical Psychology, éd. D. F. Gustafson, Lon­
dres /Basinstoke, Macmillan. 195-205 ; Dilemmas, Cam­
établie une liste de joies correspondantes. La réali­ bridge, Univ. Press, 1954, chap. 4. - SPRIGGE T. L., The
sation administrative de « joies supérieures» au Rational Foundations of Ethics, Londrei / New York,
prix d'un grand déplaisir à court terme est en Routledge, 1988, 127-149. - SUMNER L. W., Welfare,
SOLLICITUDE 1838

mes tous le produit du risque; d'un point de vue tique de la prévoyance sociale, Paris, 1914; « L'éducation
social, nous sommes des aléas : homo aleator. Ce sociale», L 'Éducation de la démocratie française, Paris,
qui fait que l'un n'est pas l'autre, c'est le fruit du 1897; Solidarité, Paris, s.d. - CHEVALIER J. éd., fo Soli­
darité, un sentiment républicain?, Paris, PUF, 1992. -
hasard, des circonstances, d'une distribution CLARK C., Social Work Ethics, New York, Macmillan,
hasardeuse, sédimentée, consolidée par l'histoire. 1999. - COLLIER l., ROGGEMANN H., SCHOLZ 0. &
L'égalité ne résulte plus maintenant de l'identité TOMANN H., Welfare State in Transition : East and West,
d'une commune nature, la voici synonyme d'aléa. New York, Macmillan, 1999. - DURAND P., La Poli­
La notion de risque représente la dernière formule tique contemporaine de Sécurité sociale, Paris, 1953. -
du «tout un chacun», la manière moderne de DURKHEIM É., La Division du travail social, Paris, Alcan,
penser les rapports du tout et de ses parties. Le 1893. - EWALD F. dir., Encyclopédie de /'assurance,
Paris, Econornica, 1998; L'État-providence, Paris, Grasset,
problème de la loi, comme du devoir, est qu'ils 1986; L 'Accident nous attend au coin de la rue, Paris,
doivent être les mêmes pour tous : on avait arti­ 1982. - FOUILLÉE A., La Science sociale contemporaine,
culé cette désirable égalité sur une identité, sur une Paris, 1910. - GIDE C., L'Idée de solidarité en tant que
propriété que nous aurions tous et qui, par sa programme économique, Paris, 1893; « La solidarité éco­
répétition, serait commune. L'un était le tout, et nomique», Essai d'une philosophie de la solidarité, Paris,
c'était en même temps ce qu'il avait à défendre. La 1902 (ouvr. coll.). - HATZFELD H., Du paupérisme à la
notion de risque permet de penser le «tout un sécurité sociale, Paris, 1971. - HERRMANN P. éd., Chal­
lenges for a global weljare system, Commack (NV), Nova
chacun» en dehors de l'idée d'identité : nous som­ Science, 1999. - HUSSON L., Les Transformations de la
mes tous différents, mais la solidarité de ces diffé­ responsabilité. Étude sur la pensée juridique, Paris, 1947. -
rences contient le principe de leur totalisation. Au LAGADEC P., La Civilisation du risque, Paris, 1981. -
croisement de l'institution des assurances sociales NETTER F., La Sécurité sociale et ses principes, Paris,
et de leur réflexion dans la philosophie de la soli­ 1959. - PEASE B. & FOOK J., Transforming Social Work
darité, la catégorie du risque trouve sa vérité Practice, Londres, Taylod & Francis Books Ltd., 1999. -
comme principe propre d'objectivité du jugement RENOUVIER C., Manuel républicain de l'homme et du
citoyen, Paris, 1849. - ROSANVALLON P., La Crise de
social, c'est-à-dire comme règle de justice. /'État-providence, Paris, 1982. - RUBY C., La Solidarité:
Là où Kant pouvait dire : «La loi morale en essai sur une autre culture politique dans le monde postmo­
moi et le ciel étoilé au-dessus de moi», on ne dira derne, Paris, Ellipses, 1997. - SALEILLES R.. Les Acci­
plus désormais que : la société, cette société dont dents du travail et la responsabilité civile, Paris, 1897. -
je suis solidaire dans son histoire - je porte le SCHALLER F., De la charité privée aux droits économiques
poids de mon hérédité individuelle et des généra­ et sociaux des citoyens, Neuchâtel, 1971. - SMITH S. R.,
tions qui m'ont précédé de même que je suis res­ Defending justice as reciprocity: An essay on social policy
and political plzilosophy, Lewiston (NY), Edwin Mellen
ponsable de l'avenir - et dans sa contemporanéité, Press, 2002. - TER MEULEN R., WIL ARTS R. éd., Soli­
puisque à la fois j'en subis les maux et que, parti­ darity in health and social care in Europe, Dordrecht/Bos­
cipant aux avantages qu'elle me procure, j'ai une ton : Kluwer Academic Publishers, 2001. - TUNC A., fo
dette envers tous. L'émergence des doctrines de la Responsabilité civile, Paris, 1981. - VAN PARUS, Sauver
solidarité, à la fin du x1x• s., est contemporaine la solidarité, Paris, Le Cerf, 1995. - Coll. : Ministères des
de ce qu'on pourrait appeler la naissance d'une affaires sociales et de la solidarité nationale, Livre blanc
sociopolitique, c'est-à-dire d'une philosophie poli­ sur la protection sociale, Paris, juin 1983.
tique qui ne cherche plus à fonder la «société», à François EWALD
la légitimer et à lui trouver un principe directeur à
__. Autrui, Bonheur; Communauté ; Comte , Durkheim , Laï­
l'extérieur d'elle-même, à l'aube de sa naissance -
cité ; Protection sociale ,� Rousseau ; Santé publique ;
dans un état de nature, dans une théorie contrac­ Société; Sociologie.
tuelle, ou dans un droit naturel -, mais qui fait de
la «société», en quelque sorte refermée sur elle­
même, sur les lois de son histoire et de sa socio­
logie, un principe permanent d'autolégitimation
politique. Les législateurs de la Révolution fran­ SOLLICITUDE --> Don ; Féminisme
çaise croyaient légiférer pour l'homme, définir et
garantir ses droits naturels, universels et éternels;
désormais, le droit sera «social», la législation
sera «sociale», la politique sera «sociale», la SOUFFRANCE --> Mal, souffrance, douleur
«société» devenant à elle-même principe et fin,
cause et conséquence, et l'homme ne trouvera plus
son salut et son identité qu'à se reconnaître lui­
même comme être social, c'est-à-dire à la fois fait, SPINOZA Baruch, 1632-1677
défait. aliéné, brimé, réprimé ou sauvé par la
«société». Spinoza a écrit une éthique, ce que certains parfois
ont tendance à oublier, et qu'il nous rappelle
.- BAUMAN Z., Work, Consumerism and the New Poor, pourtant dès l'abord : il a donné ce titre à son
Milton Keynes, Open Univ. Press, 1998. - BOUGLE C., livre majeur, où s'offre à lire la totalité de son sys­
Le Solidarisme, Paris, 1924. - BOURGEOIS L., La Poli- tème. C'était suggérer déjà l'essentiel : que ce sys-
1839 SPINOZA

tème, aussi abstrait qu'il fût parfois, était au ser­ sexe...), à l'amour de ce qui ne manque jamais, ni
vice de la vie, pour la transformer, pour en faire ne lasse, ni ne déçoit, de ce qui peut seul nous
une vie plus heureuse, plus libre, plus sage. Spi­ combler, qui est Dieu ou la Nature, et qui est tout.
noza ne philosophe pas pour passer le temps, mais C'est le chemin de !'Éthique, qui suppose ce grand
pour faire son salut. Il s'agit de penser mieux, détour, si l'on peut dire, par le plus court chemin :
pour vivre mieux. Mais il n'y a qu'un mieux de la par la théorie de la substance cause de soi et abso­
pensée, qui est la vérité en acte. Qu'un mieux de lument infinie. Le suivre nous entraînerait pour­
vivre, qui est la joie. Cela résume le projet de Spi­ tant trop loin de l'objet de ce dictionnaire, qui
noza : connaître, pour se réjouir; penser vrai, nous invite à nous concentrer, au contraire, sur ce
pour vivre bien. C'est l'éthique même. que Spinoza lui-même nommait « la philosophie
C'est aussi le point de départ de Spinoza, tel morale» (« Morali Philosophiœ», TRE, 5/15),
qu'il l'évoque rétrospectivement dans le Traité de autrement dit sur la théorie du bien et du mal, des
la réforme de /'entendement (TRE). On ne se lasse passions et des vertus, laquelle théorie débouche,
pas d'en relire les premières lignes: « L'expérience selon son auteur, et doit déboucher, sur « une
m'avait appris que toutes les occurrences les plus conduite droite de la vie, ou des principes assurés
fréquentes de la vie ordinaire sont vaines et futi­ de conduite» (Éth. V, 10, sc.; voir aussi 41,
les; je voyais qu'aucune des choses qui étaient dém.). Ce n'est pas le tout de l'Éthique, mais c'est
pour moi cause ou objet de crainte, ne contient une part essentielle de son contenu, qui en fait une
rien en soi de bon ni de mauvais, si ce n'est à pro­ éthique proprement, et l'une des plus grandes qui
portion du mouvement qu'elle excite dans l'âme : ait jamais été écrite.
je résolus enfin de chercher s'il existait quelque
objet qui fût un bien véritable, capable de se com­ Amoralisme théorique
muniquer, et par quoi l'âme, renonçant à tout Le paradoxe de cette éthique est qu'elle semble
autre, pût être affectée uniquement, un bien dont d'abord les récuser toutes. On sait que la nature,
la découverte et la possession eussent pour fruit pour Spinoza, est le tout du réel; or, « le bien et le
une éternité de joie continue et souveraine» (TRE, mal n'existent pas dans la Nature » ( Court
1). C'est le chemin, ou plutôt c'est son commence­ traité. I, 10 et II, 4). On sait que la vérité est le
ment: de la déception à la résolution, des faux tout de la pensée; or, « la connaissance d'un mal
biens à la quête d'un vrai. Les faux biens? est une connaissance inadéquate» (Éth. IV, 64),
L'argent, la gloire, la volupté. Le vrai bien? La d'où il suit que « si l'âme humaine n'avait que des
béatitude, et tout ce qui y mène. Encore les faux idées adéquates, elle ne formerait aucune notion
biens ne le sont-ils pas en eux-mêmes, mais seule­ de chose mauvaise» (ibid., coroll.) « ni consé­
ment par la tristesse ou l'esclavage qu'ils entraî­ quemment (bien et mal étant corrélatifs) de chose
nent. Quant à la béatitude, elle passe par « la bonne» (Éth. IV, 68, dém.). On sait que Dieu est
connaissance de l'union qu'a l'âme pensante avec le. tout de tout; or, il n'a « ni principe ni fin»
la nature entière» (TRE, 5113), autrement dit par (Eth. IV, préf.), ni amour ni haine (Eth. V, I 7,
la connaissance de Dieu (Éth. IV, 28) et par la joie corail.) : rien ne l'offense ni ne lui agrée, rien ne le
qui naît de cette connaissance. C'est ce que l'Ethi­ peine ni ne lui plaît (Lettre 23, à Blyenbergh).
que appellera « l'amour intellectuel de Dieu» (V, Deus sive Natura (Éth. IV, 4, dém.): il n'y a pas
32-37), qui est l'amour vrai de tout (V, 24). Car d'autre Dieu que la Nature, laquelle est sans
l'éthique de Spinoza est une éthique de l'amour, et morale ni éthique, pas d'autre perfection que la
cela, encore une fois, dès le Traité de la réforme de réalité (Éth. II, déf. 6), laquelle est sans valeur ni
/'entendement: « Toute notre félicité et notre finalité. « La perfection et l'imperfection ne sont
misère ne résident qu'en un seul point: à quelle que des modes de penser, explique Spinoza, je
sorte d'objet sommes-nous attachés par l'amour? veux dire des notions que nous avons accoutumé
Pour un objet qui n'est pas aimé, il ne naîtra point de forger parce que nous comparons entre eux les
de querelle; nous serons sans tristesse s'il vient à individus de même espèce ou de même genre ; à
périr, sans envie s'il tombe en la possession d'un cause de quoi j'ai dit plus haut que par perfection
autre; sans crainte, sans haine et, pour le dire et réalité j'entendais la même chose» (Éth. IV,
d'un mot, sans trouble de l'âme; toutes ces pas­ préf.J. À quoi pourrait-on comparer la nature,
sions sont au contraire notre partage quand nous puisqu'elle est tout? À quoi le réel, sinon, absur­
aimons des choses périssables, comme toutes celles dement, à l'irréel? Tout est parfait, en ce sens,
dont nous venons de parler. Mais l'amour allant à mais non parce que tout est bien: parce que tout
une chose éternelle et infinie repaît l'âme d'une est réel, simplement, parce que tout être est parfai­
joie pure, d'une joie exempte de toute tristesse; tement ce qu'il est (oui, sans aucune faute!), et
bien grandement désirable et méritant qu'on le parce que la nature, étant unique et absolument
cherche de toutes ses forces» ( TRE, 3/9-10; voir infinie, ne saurait être soumise à quoi que ce soit
aussi Court traité, II, 5). L'amour est le chemin, qui la dépasse ou qui puisse la juger. Spinoza
pour chacun, mais tous les amours ne se valent semble reprendre ici le lieu commun théologique et
pas. Il s'agit de passer de l'amour de ce qui rationaliste d'après lequel le mal n'est rien. Mais,
manque, déçoit ou lasse (l'argent, la gloire, le remarque Gilles Deleuze, c'est en le transformant
SPINOZA 1840

radicalement, comme le montre la correspondance Le relativisme, ou la normativité immanente


avec Blyenbergh: « Si le mal n'est rien, selon du désir
Spinoza, ce n'est pas parce que seul le Bien est et
fait être, mais au contraire parce que le bien n'est Nihilisme? Non pas, puisque tout est Dieu,
pas plus que le mal, et que !'Être est par-delà le puisque Dieu est tout: le néant n'existe pas, et
bien et le mal» (Spinoza, Philosophie pratique, rien ne manque au réel. Quant à la valeur, le désir
p. 45). C'est pourquoi l'on peut, en toute rigueur, suffisamment la porte, qui l'engendre (Éth. Ill,
parler, à propos de Spinoza, d'amoralisme théo­ scolies des prop. 9 et 39). L'amoralisme de Spi­
rique. Aucune morale n'est vraie, absolument noza, pour le dire autrement, est un amoralisme
parlant, parce qu'aucune vérité n'est morale: Dieu purement théorique, qu'on ne saurait sans contre­
ne juge pas, la vérité ne juge pas - et l'on ne juge sens ériger en norme pratique (en immoralisme)
que faute de la connaître adéquatement ou ou en négation pratique des normes (en nihilisme).
complètement. Certes, le bien et le mal, le bon et le mauvais
Cela vaut par exemple pour les phénomènes (bonum et malum) n'indiquent « rien de positif
cosmiques ou météorologiques. On ne juge que ce dans les choses, considérées du moins en elles­
qu'on ne comprend pas. Ainsi l'enfant dira la pluie mêmes, et ne sont autre chose que des modes de
méchante, parce qu'elle l'empêche de jouer. penser ou des notions que nous formons parce que
L'adulte, dans la mesure où il connaît les causes de nous comparons les choses entre elles» (Éth. IV,
la pluie, renonce à la juger, et ne s'en protège que préf.). Comparaison n'est pas raison, et c'est pour­
mieux. Mais cela vaut aussi pour les phénomènes quoi, on vient de le voir, aucune morale n'est tout
humains, que Spinoza d'ailleurs compare explicite­ à fait ou exclusivement rationnelle. Il reste qu'on
ment aux intempéries (Traité politique, 1, 4). ne peut pas considérer les choses simplement « en
L'homme n'est pas un empire dans un empire : il elles-mêmes» (il faut les considérer aussi par rap­
n'est qu'une partie de la nature, dont il suit l'ordre port à nous) ni, donc, éviter toute comparaison.
ou (à nos yeux) le désordre. Qui condamnerait, Le microbe qui me tue fait partie de la nature, et à
moralement, une éclipse ou un tremblement de ce titre il n'est ni bon ni mauvais: il est ontologi­
terre? Et pourquoi faudrait-il condamner davan­ quement parfait, pourrait-on dire, et moralement
tage un meurtre ou une guerre? Parce que les hom­ innocent. Mais qui contesterait qu'il est mauvais
mes en sont responsables? Disons qu'ils en sont pour moi? La même raison fera bon le remède qui
causes, mais eux-mêmes déterminés par d'autres me sauve, et justifiera qu'on les compare l'un à
causes, qui le sont à leur tour par d'autres, et ainsi l'autre. Ce raisonnement, appliqué aux hommes,
à l'infini (Éth. I, 28). Il n'y a rien de contingent ne réintroduit nullement une morale absolue, qui
dans la nature (Éth. I, 29), ni, donc, rien de libre reste illusoire, mais laisse sa place à une morale
dans la volonté (Éth. I, 32 et Il, 48): les hommes ne relative, dont on ne peut se passer. Il n'y a pas de
se croient libres de vouloir que parce qu'ils igno­ morale du point de vue de Dieu, mais pas non
rent les causes de leurs volitions (Éth. 1, app., Il, 35 plus d'humanité sans morale (voir par ex. Éth.
sc. et Ill, 2, sc. ; voir aussi la Le/Ire 58, à Schuller). IV, 50, se.). Il n'y a pas de morale vraie, mais pas
La croyance au libre arbitre n'est qu'une illusion, et d'homme non plus qui n'habite que la vérité. Le
c'est pourquoi toute morale (si l'on entend par là ce désir et l'imagination nous en séparent, qui en
qui autorise à blâmer ou louer absolument un être font partie. Un écart se creuse ici, nécessairement,
humain) est illusoire aussi. Dès lors que « tout suit entre la théorie et la pratique. Une idée vraie, en
de la nécessité de la nature divine », il faut tant qu'elle est vraie, est la même en moi et en
admettre que« tout ce qu'[on] pense être insuppor­ Dieu; mais une valeur, non (Éth. 1, app.): toute
table et mauvais, et tout ce qui, en outre, paraît vérité est absolue, toute valeur est relative (II, 11,
immoral, digne d'horreur, injuste et vilain, cela corail. et 32-34, à comparer, par exemple, à Il, 39,
provient de ce qu'[on] conçoit les choses d'une se.).« Bon et mauvais ne se disent que d'une façon
façon troublée, mutilée et confuse» (Éth. IV, 73, relative», explique Spinoza (TRE, 5/12), mais se
sc.; voir aussi T.P., II, 8). Non, répétons-le, parce disent alors à juste titre: cette relativité, loin de les
que tout serait bien ou pour le mieux (Spinoza est à abolir purement et simplement (comme s'il n'y
l'opposé de Leibniz) ; mais parce que tout est, et avait aucune différence entre un poison et un
parce que tout est nécessaire. Le bien et le mal ne remède, entre un méchant homme et un homme
sont pas l'objet d'une connaissance, mais le résultat bon), est au contraire la forme que prend pour
d'une méconnaissance. « Il suffit de ne pas com­ nous - et qu'elle prend nécessairement - la diffé­
prendre pour moraliser» (Deleuze, op. cil., p. 36). rence des essences singulières dans leur rapport à
Et inversement: il suffit de comprendre (c'est-à­ la nôtre. Si les œuvres des gens de bien et celles
dire de connaître par les causes) pour ne plus mora­ des méchants découlent nécessairement des lois
liser. La morale se dissout dans le vrai. Comment éternelles de Dieu ou de la Nature, explique Spi­
pourrait-on connaître ce qui n'existe pas? Or, répé­ noza, il n'en reste pas moins qu'elles « diffèrent les
tons-le, il n'y a ni bien ni mal dans la nature, et rien unes des autres non seulement en degré, mais par
d'autre que la nature: la morale est sans objet et leur essence : bien qu'en effet un rat aussi bien
sans vérité. qu'un ange, la tristesse comme la joie, dépendent
1841 SPINOZA

de Dieu, un rat ne peut cependant pas être une davantage, ce n'est pas vivre plus longtemps (la
espèce d'ange non plus que la tristesse une espèce perfection d'une chose, explique Spinoza, n'a « nul
de joie» (Lettre 23, à Blyenbergh). Le relativisme égard à sa durée», ibid.), c'est vivre plus
n'est pas un nihilisme: rien ne vaut absolument, humainement. C'est où il y a chez Spinoza, nous y
mais tout, pour nous, ne se vaut pas. « Il n'y a pas reviendrons, un humanisme au moins pratique,
de Bien ni de Mal, explique Gilles Deleuze, mais il sans lequel sa morale serait inintelligible. Après
y a du bon et du mauvais ... Il n'y a pas de mal (en avoir rappelé que le bon et le mauvais ne se disent
soi), mais il y a du mauvais (pour moi)» (op. cil., que relativement ( « la musique est bonne pour le
p. 34 et 48). Cette dernière distinction n'apparaît mélancolique, mauvaise pour l'affiigé; pour le
pas dans le texte de Spinoza (bonum et malum peu­ sourd, elle n'est ni bonne ni mauvaise » ), Spinoza
vent se traduire indistinctement par bien ou bon, ajoute ceci, qui est décisif: « Bien qu'il en soit
mal ou mauvais), mais elle est éclairante, comme ainsi, cependant il nous faut conserver ces voca­
l'est ici le rapprochement avec Nietzsche: « Par­ bles. Désirant en effet former une idée de l'homme
delà le Bien et le Mal, cela du moins ne veut pas qui soit comme un modèle de la nature humaine
dire: par-delà le bon et le mauvais» ( Généalogie placé devant nos yeux, il nous sera utile de conser­
de la morale, i, 17, cité par Deleuze, ibid.). Il y a ver ces vocables dans le sens que j'ai dit.
ce qui s'accorde avec mon essence, ce qui conforte J'entendrai donc par bon, dans ce qui va suivre, ce
ma puissance d'agir, ce qui me fait exister davan­ que nous savons avec certitude qui est un moyen
tage, ce qui me rend joyeux, etc., et c'est ce que de nous rapprocher de plus en plus du modèle de
j'appelle bon; et puis il y a ce qui s'oppose à mon la nature humaine que nous nous proposons. Par
essence, ce qui m'affaiblit, ce qui me fait exister mauvais, au contraire, ce que nous savons avec
moins, ce qui me rend triste, et c'est ce que certitude qui nous empêche de reproduire ce
j'appelle mauvais. Cela vaut pour tout homme, et modèle. Nous dirons, en outre, les hommes plus
pour toute l'humanité. C'est en quoi l'Éthique est ou moins parfaits, suivant qu'ils se rapprocheront
bien davantage qu'une simple éthologie (malgré ce plus ou moins de ce même modèle» (Éth. IV,
qu'écrit G. Deleuze, op. cit., p. 40): la normativité préf.). Mais cela demande quelques explications
immanente du désir, qui est à la fois l'un de ses préalables.
objets privilégiés et son moteur principal, y est
assumée comme telle (ce dont un éthologue Moralité pratique
n'aurait que faire) et tout entière utilisée au service Le cœur du système, en tout cas le centre de
d'une vie indissolublement plus humaine, plus l'Éthique, est le livre III, et sans doute, dans celui­
libre et plus heureuse. Il s'agit, répétons-le avec le ci, la théorie du conatus: « chaque chose, autant
Traité de la r�forme de /'entendement, de trouver qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son
« un bien véritable, capable de se communiquer» être» (Ill, 6), et cet effort ( conatus) n'est autre
(§ 1 ). Quel bien? Tout ce qui nous rapproche de la que « l'essence actuelle de cette chose» (III, 7).
pleine actualisation de notre puissance, autrement C'est par quoi nous participons (non bien sûr en
dit de la perfection de l'humanité ou, pour parler un sens platonicien, mais au sens où nous sommes
comme Spinoza, d'une nature humaine supérieure à la fois pris dans et parties prenantes de) à l'infinie
à celle qui est présentement la nôtre, mais que productivité causa sui de la substance. Tout ce qui
nous pouvons au moins concevoir - « le souverain est est en Dieu (1, 15), et par Dieu (1, 16): être,
bien étant d'arriver à jouir, avec d'autres individus c'est participer à la causalité immanente de la
s'il se peut, de cette nature supérieure» (TRE, Nature (1, 18). L'être est puissance (mais en acte),
5/13; voir aussi Éth. IV, préf.). Car si tout homme force, énergie : être, pour un mode fini, c'est donc
veut persévérer dans son être et l'actualiser le plus s'efforcer d'être, c'est agir et réagir, c'est résister et
possible, tous n'y parviennent pas également, ni s'affirmer. Puissance d'agir et force d'exister sont
d'une façon aussi favorable aux autres hommes. une seule et même chose (« agendi potentia sive
C'est en quoi, comme l'a montré Alexandre existendi vis», III, déf. gén. des affects, explic.), et
Matheron (Individu et communauté chez Spinoza, la chose même. Cette puissance, en l'homme, se
p. 245), « l'évaluation morale garde un sens»: fait volonté, appétit ou désir, qui sont trois occur­
sera bon, moralement, ce qui me fait exister plus, rences de notre conatus (autrement dit de la ten­
donc ce qui me rend joyeux, et aussi (mais nous dance de chacun d'entre nous à persévérer dans
verrons que ce n'est jamais contradictoire) ce qui son être propre) et l'origine de toutes nos évalua­
en moi, ou par moi, aide d'autres hommes à exis­ tions positives ou négatives. Ce n'est pas la valeur
ter davantage (Éth. IV, prop. 37 et se.; voir aussi qui est première, à quoi le désir serait soumis;
l'appendice). Or, comment pourrais-je exister c'est le désir qui est premier, dont toute valeur
davantage, sinon en actualisant mon essence? (autrement dit toute valorisation) dépend ou
« Un cheval est détruit aussi bien s'il se mue en résulte : « Il est donc établi par tout cela que nous
homme que s'il se mue en insecte» (Éth. IV, ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons
préf.); un homme, aussi bien s'il se mue en ange ni ne désirons aucune chose, parce que nous la
que s'il se mue en bête. Exister davantage, c'est jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons
développer au mieux sa propre humanité: exister qu'une chose est bonne parce que nous nous effor-
SPINOZA 1842

çons vers elle, la voulons, appétons et désirons» départ de toute réflexion éthique pertinente. Mais
(Ill, 9, se.). Relativisme intégral: « Nous appelons ce n'est pas son point d'arrivée: « Agir par vertu,
bonne la chose que nous désirons, mauvaise la c'est toujours conserver notre être selon le principe
chose que nous avons en aversion ; chacun juge de l'intérêt personnel. Mais cette quête [...] n'est
ainsi ou estime, selon son affect, quelle chose est véritablement efficace que si elle se déroule sous la
bonne, quelle mauvaise, quelle meilleure, quelle conduite de la Raison; faute de quoi nous restons
pire, quelle enfin la meilleure ou quelle la pire» la proie des choses» (A. Matheron, Individu et
(III, 39, se.). Mais c'est par quoi aussi l'on communauté ... , II, 7) et échouons dans notre
échappe au nihilisme. Le désir est l'essence même effort. C'est où l'on passe, explique A. Matheron,
de l'homme (III, déf. 1 des affects), qui est tou­ de /'égoïsme biologique (d'abord vivre) à un utilita­
jours désir d'affirmer sa puissance, donc d'exister risme rationnel (vivre, mais pas n'importe com­
le plus possible, donc de se réjouir le plus possible ment ni à n'importe quel prix: vivre sous la
(puisque « la joie est le passage de l'homme d'une conduite de la raison), lequel utilitarisme débou­
moindre à une plus grande perfection», ibid., chera à son tour sur un intellectualisme (vivre pour
déf. 2 des affects), donc d'aimer le plus possible connaître et aimer la vérité : amour intellectuel de
(puisque « l'amour est une joie qu'accompagne Dieu). Or, autant nos passions nous opposent,
l'idée d'une cause extérieure », ibid., déf. 6 des autant la raison, sans laquelle ce parcours serait
affects). Le relativisme mène à l'eudémonisme, qui impossible, nous est commune et nous rapproche:
mène - ou ramène - à la morale: « Le désir de « Dans la mesure seulement où les hommes vivent
vivre, d'agir, etc., de façon heureuse, c'est-à-dire sous la conduite de la raison, ils s'accordent tou­
bien, est l'essence même de l'homme» (IV, 21, jours nécessairement en nature» (IV, 35), et c'est
dém.). Tout le spinozisme se joue là, et l'infinie pourquoi « il n'est donné dans la nature aucune
complexité du système ne doit pas faire oublier la chose singulière qui soit plus utile à l'homme
forte et belle simplicité de son inspiration: toute qu'un homme vivant sous la conduite de la rai­
vie humaine est désir, tout désir est de joie, toute son» (ibid., corail. 1). Le rationalisme intégral de
joie est d'amour. Il est de l'essence de l'homme, Spinoza, s'il instaure quelque chose comme un
autrement dit, de désirer être et se réjouir: il est antihumanisme théorique (l'homme n'est pas un
de l'essence de l'homme, ou plutôt de chaque empire dans un empire: il n'est qu'une partie de la
homme (il n'existe que des individus), de désirer nature, dont il suit l'ordre), débouche pourtant, ou
aimer. Tout ne se vaut donc pas, puisque nous à cause de cela, sur un humanisme pratique, à
n'aimons pas tout pareillement; et rien pourtant quoi tout, dans la nature, peut et doit être soumis,
qui ne puisse valoir, puisque tout peut être aimé, pour autant du moins que nous en ayons le pou­
et le doit (au sens non d'un devoir moral, mais voir. C'est parce que la nature n'est pas humaine,
d'une exigence éthique) : puisque tout fait partie ni anthropocentrée, ni anthropomorphe, que rien,
de la nature, qui nous contient et nous fait être, dans la nature, ne saurait à nos yeux valoir
puisque tout est en Dieu, puisque Dieu est en tout. l'humanité. Tant pis pour les écologistes radicaux,
C'est où l'éthique de Spinoza, parce qu'elle est qui voudraient aujourd'hui se réclamer de Spi­
une éthique de l'amour, rencontre ou retrouve noza : « Outre les hommes, nous ne savons dans la
l'éthique judéo-chrétienne, et spécialement évangé­ Nature aucune chose singulière dont l'âme nous
lique : Spinoza, ici à l'opposé d'un Nietzsche, s'est puisse donner de la joie, et à laquelle nous puis­
voulu expressément fidèle à ce qu'il appelle lui­ sions nous joindre par l'amitié ou aucun genre de
même « l'esprit du Christ», qui est de justice et de relation sociale ; ce qu'il y a donc dans la Nature
charité (voir par ex. Lettre 43). Sur ce sujet, on ne en dehors des hommes, la règle de l'utile ne
peut s'étendre, mais seulement renvoyer aux beaux demande pas que nous le conservions, mais nous
livres de Sylvain Zac ( Spinoza et /'interprétation de pouvons, suivant cette règle, le conserver pour
l'écriture) et surtout d'Alexandre Matheron ( Le divers usages, le détruire ou l'adapter à notre
Christ et le salut des ignorants chez Spinoza). usage par tous les moyens» (IV, app., XXVI;
L'essentiel est de souligner, plus généralement, voir aussi 35, se.). La nature est Dieu, ou il n'y a
qu'il n'y a, chez Spinoza et quoi qu'on en ait dit, pas d'autre Dieu que la nature. Mais c'est
aucun immoralisme pratique, aucun renversement l'homme d'abord qu'il faut protéger et servir: la
des valeurs, aucune volonté de vivre par-delà le protection de l'environnement, comme nous
bien et le mal. Comment le pourrait-on? Ce serait disons aujourd'hui, si elle est bien sûr nécessaire,
se prendre pour Dieu (quand on n'en est qu'un n'a de sens, pour un spinoziste, qu'au service de
mode fini) et se couper de l'humanité (quand nous l'humanité, ou qu'à la condition, en tout cas, de
ne pouvons vivre heureusement qu'en son sein). ne pas lui nuire. Un tel humanisme n'apparaît pas
Certes, « l'effort pour se conserver est la première en passant, comme une concession ou une facilité
et unique origine de la vertu» (IV, 22, corail.), et de plume. Il est essentiel au projet même de Spi­
le bien n'est pas autre chose que ce qui nous est noza, et indissociable de son rationalisme (dont il
utile (IV, déf. 1, et prop. 20 à 24). De là ce qu'on est la forme pratique): il s'agit, répétons-le, de
a pu appeler l'égoïsme biologique, qui est bien, « nous rapprocher de plus en plus du modèle de la
pour Spinoza comme pour Hobbes, le point de nature humaine que nous nous proposons»
1843 SPINOZA

(Éth. IV, préf.), modèle caractérisé par l'augmen­ commençons par le plus désagréable, ce que
tation de notre pouvoir de connaître (IV, 26 à 37) j'appellerais volontiers le moralisme, ou la morale
et donc de vivre et d'agir humainement (humani­ des moralisateurs. Contre ceux-là, prêtres ou
ter, IV, 37, se.). C'est le principe de la vertu, en misanthropes, satiristes ou théologiens, Spinoza ne
chacun, et de la concorde, en tous: « Les hommes trouve pas de mots assez durs: « Les superstitieux,
qui sont gouvernés par la raison, c'est-à-dire ceux qui savent flétrir les vices plutôt qu'enseigner les
qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite vertus, et qui, cherchant non à conduire les hom­
de la raison, n'appètent rien pour eux-mêmes mes par la raison mais à les contenir par la
qu'ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et crainte, leur font fuir le mal sans aimer les vertus,
sont ainsi justes, de bonne foi et honnêtes» ne tendent à rien d'autre qu'à rendre les autres
(IV, 18, se.; voir aussi la prop. 37). Immoralisme ? aussi misérables qu'eux-mêmes; il n'est donc pas
Au contraire : « J'appelle moralité, écrit tranquil­ étonnant qu'ils soient le plus souvent insupporta­
lement Spinoza, le désir de faire du bien qui tire bles et odieux aux hommes» (IV, 63, se.; voir
son origine de ce que nous vivons sous la conduite aussi 35 se., 45 se., et app., XIII et XXXI). Ce
de la raison» (IV, 37, se. 1; la plupart des traduc­ n'est que tristesse et ressentiment. L'éthique du
teurs s'accordent pour traduire pietas, qui n'a ici sage est à l'inverse: ce n'est que joie et liberté. Le
aucune connotation religieuse, par moralité). sage, pour autant qu'il est sage (c'est-à-dire libre
Quant à son contenu, cette morale pourra sembler ou gouverné par la seule raison), n'est jamais
bien traditionnelle, et l'est en effet, ce qui ne conduit par l'idée du mal, fût-ce négativement ou
signifie pas qu'elle soit ordinairement pratiquée ni, pour le fuir; les idées de devoir ou d'interdit, de
encore moins, qu'elle soit dépassée ou dépassable. faute ou de péché, lui sont donc étrangères (IV, 63
« Qui vit sous la conduite de la raison, écrit par à 68 et passim): la connaissance et l'amour lui suf­
exemple Spinoza, s'efforce, autant qu'il peut, de fisent (V, 42, dém. et se.). Mais nul n'est sage
compenser par l'amour ou la générosité, la haine, d'abord ni totalement (IV, 4 et coroll., et 68, se.),
la colère, le mépris qu'un autre a pour lui» et c'est pourquoi la morale, en pratique, reste
(IV, 46). C'est la morale des Évangiles, tels du nécessaire. Elle ne sert qu'aux ignorants, sans
moins que Spinoza les lit, mais ce sera aussi la doute, qu'à ceux, à tout le moins, qui ne sont pas
morale des Lumières, au XVIII' s., comme ce sera libres totalement. Mais comment mieux dire
encore, au XX' s., la morale d'un Cavaillès, qu'elle sert à tous?
comme c'est encore la nôtre, autant que nous De là une troisième morale, qui n'est ni le
le pouvons, dans son double ancrage affectif moralisme des prêtres ni l'éthique du sage, mais ce
(l'amour) et intellectuel (la raison). Morale tradi­ que Sylvain Zac appelle à juste titre « la morale de
tionnelle, donc, mais point conservatrice. Quelle tout le monde» (La Morale de Spinoza, 2' éd.,
tradition plus transformatrice, au contraire, plus 1972, chap. 5). De quoi s'agit-il? D'une morale de
progressiste, on oserait presque écrire plus révolu­ l'obéissance (et non, comme pour le sage, d'une
tionnaire? L'humanité n'est pas donnée une fois éthique de la liberté). Encore cette morale est-elle
pour toutes: elle est toujours à construire, tou­ susceptible de degrés divers. On peut en effet obéir
jours à reconstruire, et la morale n'est pas autre à une loi purement reçue (par l'éducation) ou pré­
chose que cette construction, en soi, de l'huma­ tendument révélée (par les prophètes), c'est-à-dire
nité. L'essentiel, de l'aveu même de Spinoza, tient à une injonction que l'on ne comprend pas, que
en une phrase: « La haine doit être vaincue par l'on ne saisit que par la mémoire ou l'imagination,
l'amour, et quiconque est conduit par la raison et c'est ce qu'on peut appeler la morale des igno­
désire pour les autres ce qu'il appète pour lui­ rants - laquelle pourtant peut suffire à assurer leur
même» (IV, 73, se.). Par quoi la morale est uni­ salut (Traité théologico-politique [TTP}, XV). Et
verselle, au moins à l'intérieur de l'humanité, ou l'on peut aussi obéir à ce que Spinoza appelle des
peut l'être : ce que Spinoza appelle les « comman­ « règles de vie» ou des « préceptes de la raison»,
dements de la raison» (voir par ex. IV, 18, se., ou qui restent imaginaires en quelque chose (ce sont
V, 10, se.), s'ils restent en pratique soumis à la des abstractions, qui ne sauraient tenir lieu de
normativité du désir - la raison ne vaut que pour connaissances singulières ni d'amours effectifs),
qui la désire - n'en valent pas moins pour tout mais qui peuvent nous guider, nous aider à pro­
homme, au moins en théorie, en tant qu'il est rai­ gresser, nous assurer, à défaut de sagesse ou de
sonnable ou susceptible de le devenir. Il s'agit de béatitude, une vie au moins raisonnable. C'est ce
vivre « avec humanité et douceur», écrit Spinoza qu'on pourrait appeler la morale des philosophes:
(IV, 37, se.), et comment le pourrait-on sans un « Le mieux que nous puissions faire, tant que nous
minimum de raison et d'amour? n'avons pas une connaissance parfaite de nos
affections, est de concevoir une conduite droite de
Les trois morales la vie, autrement dit des principes assurés de
Ce qui rend le problème plus difficile, et qui en conduite, de les imprimer en notre mémoire et de
a égaré certains, c'est que la morale apparaît, chez les appliquer sans cesse aux choses particulières
Spinoza, de trois (voire quatre) façons différentes, qui se rencontrent fréquemment dans la vie, de
qu'on se plaît parfois à confondre. Il y a d'abord, façon que notre imagination en soit largement
SPINOZA 1844

affectée et qu'ils nous soient toujours présents. lité, l'homme qui a honte de ce qu'il a fait est
Nous avons, par exemple, posé parmi les règles de cependant plus parfait que l'impudent qui n'a
la vie que la haine doit être vaincue par l'amour et aucun désir de vivre honnêtement» (IV, 58, se.).
la générosité, et non compensée par une haine S'agissant de la pitié, Spinoza nous en avait déjà
réciproque. Pour avoir ce précepte de la raison averti. Après avoir démontré qu'elle est «en elle­
toujours présent quand il sera utile, il faut penser même mauvaise et inutile dans un homme qui vit
souvent aux offenses que se font communément sous la conduite de la raison» (c'est une tristesse),
les hommes et méditer sur elles, ainsi que sur la il ajoute ceci, qui est bien clair : « Et je parle ici
manière et le moyen de les repousser le mieux pos­ expressément de l'homme qui vit sous la conduite
sible par la générosité ; de la sorte, en effet, nous de la raison. Pour celui qui n'est mû ni par la rai­
joindrons l'image de l'offense à l'imagination de son ni par la pitié à être secourable aux autres, on
cette règle, et elle ne manquera jamais de s'offrir à l'appelle justement inhumain, car il ne paraît pas
nous quand une offense nous sera faite» (V, 10, ressembler à un homme» (IV, 50, se., qui renvoie
se., qui renvoie à IV, 46, se. et à II, 18). On voit à Ill, 27). Le choix - en tout cas le choix accep­
combien c'est abusivement qu'on a voulu faire de table - n'est pas entre morale et immoralisme,
Spinoza un immoraliste : la morale, que ce soit comme chez Nietzsche, mais entre une morale de
celle de l'ignorant ou du philosophe, occupe au l'obéissance (qui ne va pas sans espoir et crainte,
contraire, ou doit occuper, toute la place que la sans repentir, sans pitié et bienveillance) et une
sagesse en nous échoue (mais cet échec est le morale de la liberté (faite surtout de courage et de
nôtre, non le sien) à remplir ou à libérer. Pour le générosité: III, 59, se.), laquelle débouche sur une
sage, certes, «l'obéissance fait place à l'amour» éthique de la connaissance et de l'amour, c'est-à­
(TTP, note 34 du chap. XVI). Mais pour tous les dire sur la béatitude (V, passim). C'est moins un
autres, l'obéissance, faute d'amour, faute de choix, d'ailleurs, qu'un processus : tous commen­
connaissance, reste due ou salutaire : « Les ensei­ cent par l'obéissance et la pitié, puisque tous com­
gnements moraux, qu'ils reçoivent ou non de Dieu mencent par l'enfance, par la passion et l'imitation
une forme juridique, sont toujours divins et salu­ des affects (Ill, 27, avec les corail. et se. ; voir
taires, et le bien qu'engendrent la vertu et l'amour aussi les se. des prop. 32 et 55, ainsi que l'explic.
de Dieu, qu'il nous vienne de Dieu conçu comme de la déf. 27 des affects) ; d'où chacun, autant
un juge ou découle de la nécessité de la nature qu'il le peut, s'élève à plus de connaissance, donc
divine, n'en sera ni plus ni moins désirable, à plus d'action et de liberté (Éth. IV et V, passim).
comme en revanche les maux qu'engendrent les Car seule la vérité est libre, et libère. « Une affec­
actions et les passions mauvaises ne sont pas tion qui est une passion cesse d'être une passion
moins à redouter parce qu'ils en découlent néces­ sitôt que nous en formons une idée claire et dis­
sairement, et enfin que nos actions soient nécessai­ tincte» (V, 3), et c'est ainsi qu'on passe - mais on
res ou qu'il y ait en elles de la contingence, c'est n'en a jamais fini - de la servitude à la liberté : par
toujours l'espérance et la crainte qui nous condui­ la connaissance adéquate de nos affects, autrement
sent» (Lettre 75, à Oldenburg). Cela n'est plus dit par la joie active (et non plus, comme dans la
vrai pour le sage, certes (IV, 47 et se.), mais c'est servitude, passive ou réactive) de vivre et de
donc vrai pour nous, et pour nous tous. connaître (Ill, 1, 58 et 59, avec les dém., corail.
Même la « dévalorisation des passions tris­ et se.). Entre ces deux morales, d'ailleurs, ou entre
tes», comme dit Deleuze (op. cil., p. 37 et sq.), est ces deux pôles, pour mieux dire, de la moralité, la
beaucoup moins unilatérale qu'on ne le prétend différence est certes considérable quant aux affects
parfois. Cela vaut spécialement pour la pitié, mis en œuvre et quant à la puissance déployée
l'humilité, le repentir et la honte. Certes, ce ne (passions d'un côté, qu'elles soient tristes ou déjà
sont pas là des vertus, mais des tristesses et des joyeuses, joies purement actives de l'autre), mais
impuissances : le sage, donc, n'en a que faire guère quant aux valeurs prônées ou assumées. Il
(IV, 50, 53 et 54, avec les dém., corail. et se.). s'agit dans les deux cas, quoique différemment,
Pour tous les autres, ces affects valent pourtant d'être «justes, de bonne foi et honnêtes» (IV, 18,
mieux que leur absence ou, a fortiori, que leur se.), de «travailler avec zèle à établir la concorde
contraire. « Les hommes ne vivant guère sous le et l'amitié» (IV, app., XIV), enfin, et cela revient
commandement de la raison, observe par exemple au même, de pratiquer «la justice et la charité»,
Spinoza, ces deux affections, je veux dire l'humi­ qui sont toute la loi, comme le rappelle Spinoza
lité et le repentir, et en outre l'espoir et la crainte, après saint Paul (TTP, XIV), cette loi dont le
sont plus utiles que dommageables» (IV, 54, se.). Christ libéra ses disciples tout en la confirmant et
Même chose pour la honte et la pitié : «Comme la en l'inscrivant à jamais - puisqu'ils feront par
pitié, la honte, qui n'est pas une vertu, est bonne amour ce qu'ils faisaient auparavant par obéis­
cependant, en tant qu'elle dénote dans l'homme sance - «au fond des cœurs» (TTP, IV). C'est ce
rougissant de honte un désir de vivre honnête­ que Spinoza appelle «l'esprit du Christ» (Lettres
ment ; de même la douleur, qu'on dit bonne en 43, 73, 75 et 76 ; Éth. IV, 68, se.), et c'est l'esprit,
tant qu'elle montre que la partie blessée n'est pas aussi, du spinozisme : «Qui sait droitement que
encore pourrie. Bien qu'il soit triste donc, en réa- tout suit de la nécessité de la nature divine et
1845 SPIRITUALISME FRANÇAIS

arrive suivant les règles éternelles de la Nature, ne noza, Paris, Vrin, 1972. - COMTE-SPONVILLE A., «Spi­
trouvera certes rien qui soit digne de haine, de noza contre les herméneutes», Une éducation
raillerie ou de mépris, et il n'aura de pitié pour philosophique, Paris, PUF, 1989, p. 245 à 264 (voir aussi, à
propos du «spinozisme» de Cavaillès, les p. 287 à 308:
personne [ce qui ne l'empêchera pas, rappelons-le, << Jean Cavaillès ou l'héroïsme de la raison»).
d'être "secourable aux autres"] ; mais, autant que DELBOS V., Le Problème moral dans la philosophie de Spi­
le permet l'humaine vertu, il s'efforcera de bien noza et dans l'histoire du spinozisme, Paris, 1893, rééd.
faire, comme on dit, et de se tenir en joie» (IV, 50, Paris, PUF, 1990. - DELEUZE G., Spinoza et le problème
se. ; voir aussi 73 se., et l'appendice, en entier). de l'expression, Paris, Minuit, 1968; Spinoza, Philosophie
Cela vaut indépendamment de la sagesse ou de la pratique, Paris, Minuit, 1981. - DONAGAN A., Spinoza,
béatitude : « Quand bien même nous ne saurions Univ. of Chicago Press, 1989. - JACQUET C., Spinoza ou
de la prudence, Paris, Quintette, 1998. - LACROIX J.,
pas que notre âme est éternelle, la moralité et la Spinoza et le problème du salut, Paris, PUF, 1970. -
religion et, absolument parlant, tout ce que nous LAZZERI C., Droit, pouvoir et liberté. Spinoza critique de
avons montré dans la quatrième partie qui se rap­ Hobbes. Paris, PUF, 1998. - MACHEREY P., Introduction
porte à la fermeté d'âme et à la générosité, ne lais­ à l' Éthique de Spinoza, Paris, PUF, 5 vol., 1994. -
serait pas d'être pour nous la première des cho­ MATHERON A., Individu et communauté chez Spinoza,
ses» (V, 41 ; voir aussi le se.). La béatitude, en Paris, Minuit, 1969; Le Christ et le salut des ignorants
revanche, inclut la morale, par la connaissance, et chez Spinoza, Paris, Aubier-Montaigne, 1971; Anthropo­
logie et politique au XVIf s. ( Études sur Spinoza), Paris,
la dépasse, par l'amour : « La béatitude n'est pas Vrin, 1986. - MISRAHI R., Le Désir et la réflexion dans
le prix de la vertu, mais la vertu elle-même ; et cet la philosophie de Spinoza, Paris, Londres/ New York,
épanouissement n'est pas obtenu par la réduction Gordon & Breach, 1972; L'être et la joie. Perspectives
de nos appétits sensuels, mais c'est au contraire cet synthétiques sur le spinozisme, Encre marine, 1997. -
épanouissement qui rend possible la réduction de MOREAU P.-F., Spinoza, L'expérience et l'éternité, Paris,
nos appétits sensuels» (V, 42). Telle est la dernière PUF, 1994. - NEGRI A., L 'Anomalie sauvage, Milan,
proposition de !'Éthique, et le sommet de la 1981, trad. fr., Paris, PUF, 1982. - POLLOCK F., Spi­
noza: His Life and Philosophy. Londres, C. Kegan Paul,
morale : quand elle ne fait plus qu'un - ici et 1880. - RAMOND C., «Accomplissement éthique et
maintenant, et pourtant dans « une sorte d'éter­ accomplissement physique chez Spinoza», in Spinoza et la
nité» (V, 23, se. et passim) - avec la joie de vivre, philosophie moderne. Constitutions de l'objectivité, Paris,
de connaître et d'aimer. L'Harmattan, 1998. - ROUSSET B., La Perspective finale
de /'Éthique et le problème de la cohérence du spinozisme,
• Les éditions de référence sont celles de Van Vloten et Paris, Vrin, 1968. - ZAC S., La Morale de Spinoza, Paris,
Land (La Haye, 1883, rééd. 1895 el 1914), el surtout de PUF, 1959, 2' éd., 1972; Spinoza et l'interprétation de
Gebhardt (Heidelberg, 1925, rééd. 1972). En français, la /'Écriture, Paris, PUF, 1965. - TOSEL A., Spinoza ou le
meilleure traduction des œuvres (presque) complètes de crépuscule de la servitude. Essai sur le traité théologico­
Spinoza reste celle d'Appuhn (c'est elle que je suis le plus politique, Paris, Aubier, 1984. - Coll. : La Etica de Spi­
souvent dans cet article ; elle est toujours disponible, en noza, Fundamentos y significado, Actes du colloque de
4 vol. au format de poche, chez Garnier-Flammarion, Ciudad Real, Almagro, A. Dominguez éd., Ed. de la Uni­
1964-1966; la trad. Appuhn de I' Éthique a également été versidad de Castilla-La Mancha, 1992. - Spinoza on Rea­
publiée, en version bilingue, par Vrin, Paris, 1977). son and the « Free Man» ( Éthique IV), Spinoza by 2000,
S'agissant de la seule Éthique, signalons aussi les belles vol. 4, The Jerusalem Conferences, éd. Y. Yovel & E.
traductions de Pautrat (Le Seuil, 1988, avec le texte latin J. Brill (à paraître; on annonce une trad. fr. chez Vrin).
en regard), Misrahi (PUF, 1990), et surtout Guérinot (Éd. - Studia Spinozana, vol. 7, 1991 ( The Ethics in the
d'art Édouard Pelletan, 1930, rééd. IVREA, Paris, 1993). « Ethics ») - Studia Spinozana, vol. 9, Spinoza and
S'agissant des commentateurs, la bibliographie qui suit, Modernity · Ethics and Politics, Würzburg, Kônigshausen
qui ne peut être que sommaire, ne retient que les études & Neumann, 1993.
accordant une place particulière à la philosophie morale. André COMTE-SPONVILLE
Œuvres (édition publiée sous la direction de P.­
F. Moreau), Ill, Tracta/us Theologico-Politicus / Traité ----t Amour; Bonheur, Égoïsme ,. Intérêt, Moralistes français
théo/ogico-politique, texte établi par F. Akkerman, trad. et des XVII' et XVIII' s .. Nature . V,e et mort
notes J. Lagrée & P.-F. Moreau, Paris, PUF «Épi­
méthée», 1999.

• ALAIN, Spinoza, 1900, rééd. revue et augm., Paris, Gal­ SPIRITUALISME FRANÇAIS
limard «Tel», 1986. - ALBIAC G., La Synagogue vide.
Paris, PUF, 1994. - ALLISON H., Benedict de Spinoza: La dimension éthique
An Introduction, éd. revue, New Haven, Yale Univ. Press, du spiritualisme français
1987. - BALIBAR É., Spinoza et la politique. Paris, PUF,
1985. - BARTUSCHAT W., Spinozas Theorie des Mens­ Le spiritualisme français de la fin du XIX' s. et du
chen, Hamburg, F. Meiner, 1992. - BENNETT J., A XX' s. n'est pas avant tout une philosophie morale,
Study of Spinoza 's Ethics, Cambridge. Univ. Press, 1984. mais une philosophie de l'esprit, dont la double
- BOVE L., « Spinoza et la question de la résistance», origine est à chercher chez Maine de Biran et chez
L'Enseignement philosophique, 43e année, n° 5, mai-juin
1993, p. 3 à 20; «Épicurisme et spinozisme : l'éthique», Kant. Faute de recul, les interprétations courantes
Archives de philosophie, t. 57, 1994, p. 471 à 484; La Stra­ insistent plus sur les différences que sur l'inspi­
tégie du conatus, Affirmation et résistance chez Spinoza, ration commune de ce mouvement. Les deux
Paris, Vrin, 1995. - BRYKMAN G., La Judéité de Spi- représentants les plus marquants en sont Henri
V

VALEUR INTRINSÈQUE__. Bien et mal; Normes optimiste de la vie); et entre les traits de caractère
et valeurs et d'autres dons ou défauts naturels (comme une
bonne mémoire, la lenteur d'esprit, ou une imagi­
nation libre et vivace). La définition de ces ressem­
blances et différences n'est pas le propos central
VALEURS-• Normes et valeurs du présent essai, qui porte plutôt sur les questions
suivantes : pourquoi accordons-nous de la valeur à
certains traits de caractère, pourquoi les considé­
rons-nous comme des excellences humaines?
VERTU Quelle est la relation entre la valeur que nous
Éthique de la vertu attribuons à ces traits et d'autres valeurs que nous
trouvons dans l'action et l'accomplissement
Lorsqu'on doit recommander une personne, on humains? Pourquoi devrions-nous souhaiter pos­
s'attache généralement à identifier et vanter les séder des vertus, et en quoi sont-elles nécessaires?
aspects excellents de son caractère, ainsi que ses Quel lien existe-t-il entre le fait d'être vertueux et
talents et les qualités de son tempérament. On le fait d'accomplir son devoir et, plus générale­
pourrait, par exemple, vanter son caractère cons­ ment, d'honorer ses responsabilités morales? Que
ciencieux, ses qualités de coopération, le fait signifie, au plan moral, le fait d'acquérir, de possé­
qu'elle soit digne de confiance, sa loyauté, etc. Ce der et d'exercer des vertus dans l'action?
sont de telles excellences humaines que l'on Pour examiner ces questions, il nous faut au
appelle des vertus, des qualités de caractère admi­ minimum une bonne conception de ce que cons­
rables et louables. De manière comparable, les titue la possession d'une vertu. En l'absence d'une
vices sont également des qualités de caractère, telle conception, nous ne pourrions pas voir claire­
mais des qualités méprisables et indignes. On se ment ce qui est particulièrement significatif et por­
réfère parfois aussi aux vertus d'une personne teur de valeur dans la possession d'une vertu. Pos­
dans un contexte ou un rôle restreints, par séder une vertu, c'est reconnaître de façon
exemple ses qualités sportives ou son habileté raisonnée l'importance d'un bien qui peut être
manuelle. Dans de tels cas, on se réfère simple­ obtenu ou préservé par l'action humaine, et accor­
ment aux qualités excellentes qui permettent à la der à ce bien, dans l'économie de nos pensées, sen­
personne d'accomplir à un degré supérieur les timents, souhaits, désirs et activités, la place qui
tâches liées à ce rôle. Mais je n'examinerai pas de correspond précisément à cette estimation de son
tels cas ici. importance, en tant que bien à rechercher ou à
C'est un exercice analytique complexe que préserver. Grâce à cette attitude, notre engage­
d'expliquer de manière complète et précise en quoi ment vis-à-vis de ce bien occupe une place stable
consiste le fait d'avoir un trait de caractère, et et durable dans notre vie, une place qui informe et
comment la possession d'un trait de caractère sup­ façonne nos réactions aux individus et aux situa­
pose une cornbinaison de schémas de pensée, de tions, qui guide nos choix et nos décisions, et qui
sentiment, de désir et d'action. C'est aussi une tempère nos espoirs et nos regrets. La possession
tâche complexe de préciser quelles sont les ressem­ d'une vertu intègre et harmonise de très nombreux
blances et les différences entre les traits de carac­ aspects d'une personne. Posséder une vertu, ce
tère et les compétences (maîtrise du langage, ou n'est pas simplement s'en tenir au jugement
capacité de sculpter le bois de manière artistique); rationnel et à la volonté, en étouffant ou en igno­
entre les traits de caractère et les qualités du tem­ rant les sentiments sous prétexte qu'ils seraient
pérament (comme le sang-froid, ou une vision non pertinents ou importuns. Mais il ne s'agit pas
VERTU 2012

non plus simplement d'une réaction chaleureuse, être bon, et ne signifie pas qu'elle possède la vertu
qui serait indifférente aux informations apportées de bonté.
par un jugement intelligent et des considérations Cette conception de la possession d'une vertu
appropriées. revient en fait à présenter en termes ordinaires la
À titre d'exemple, envisageons la vertu qu'est façon dont Aristote explique ce qu'est l'accom­
la bonté. Cette vertu suppose de prendre en consi­ plissement vertueux d'un acte. Aristote écrit (Éthi­
dération les besoins et les maux de l'autre, de que à Nicomaque, II, 3, 1105 a 30-35) que, pour
comprendre qu'il mérite notre attention et notre que les actes soient accomplis de manière juste ou
aide, et de désirer apporter le réconfort et le sou­ tempérée : « li faut encore que l'agent lui-même
tien requis lorsque c'est nécessaire. La bonté soit dans une certaine disposition quand il les
consiste aussi normalement à souhaiter aux autres accomplit; en premier lieu il doit savoir ce qu'il
la réalisation de leurs espoirs et aspirations, et à fait; ensuite, choisir librement l'acte en question,
partager leurs succès et leurs déceptions. Pour une et le choisir en vue de cet acte lui-même; et en
personne bonne, l'aide apportée à autrui sera une troisième lieu, l'accomplir dans une disposition
source de plaisir, et elle considérera le temps d'esprit ferme et inébranlable» (trad. J. Tricot). Il
qu'elle y passe comme du temps bien employé, du est important aussi d'être attentif à la distinction
temps évidemment consacré à un objet digne de qu'Aristote établit entre vertus «naturelles» et
valeur. Une personne bonne aura tendance à vertus «au sens strict», ces dernières faisant
interpréter de façon positive les motifs et les appel, contrairement aux premières, à une com­
actions d'autrui, en particulier lorsque ceux-ci ont préhension intelligente et consciente de la valeur
des points communs avec ses propres desseins. Et de ce qui est accompli par la vertu (ibid., VI, 13,
elle le fera non parce qu'elle pense que ce serait 1144 b 2-17).
bon de sa part, mais parce qu'elle estime et res­ Les réflexions d'Aristote sur ces questions
pecte directement les autres individus. De plus, ce n'ont encore jamais été vraiment surpassées; de
respect ne sera pas facilement ébranlé ou anéanti à manière générale, les dialogues de Platon et les
la moindre provocation ; ce sera une facette stable, traités moraux d'Aristote attachent plus d'impor­
généralement dénuée d'affectation, de son point de tance aux vertus que ne le font tous les écrits ulté­
vue sur le monde. rieurs en éthique (sauf lorsqu'ils s'en inspirent
Par contraste, on peut avoir le cas d'une per­ consciemment). Le caractère distinctif des philoso­
sonne qui est toujours parfaitement scrupuleuse, phes grecs, dans leur manière d'aborder les que3-
voire exceptionnellement attentionnée, dans son tions éthiques sous l'angle de la vertu, deviendra
souci de venir en aide à autrui. Cependant, elle plus évident si nous comparons leur point de vue à
peut, pendant tout ce temps, s'irriter de ce qu'elle deux autres méthodes employées pour déterminer
considère comme une importunité et du temps pourquoi l'on devrait entreprendre un certain type
qu'elle y consacre, temps qu'elle ne peut pas pas­ d'action (voir aussi Thomas d'Aquin, Somme théo­
ser à faire d'autres choses qu'elle aime. Une telle logique, la 2ae OQ 49-67; 2a 2ae QQ 47-170).
personne, bien entendu, n'est pas dépourvue de
vertu. D'aucuns diraient même qu'elle est excep­ L'éthique de la vertu confrontée
tionnellement vertueuse. Il s'agit assurément d'une à d'autres perspectives
personne consciencieuse, assidue, responsable. Imaginons qu'une personne demande, à pro­
Mais j'estime qu'une telle personne n'est pas pos d'une certaine action, «Pourquoi devrais-je
bonne, parce que ses sentiments envers autrui ne faire cela?». On pourrait lui proposer schémati­
sont pas chaleureux et qu'elle ne prend guère de quement trois types de réponses différentes. On
plaisir à ce qu'elle fait avec autrui. (Cet exemple peut tout d'abord évoquer les conséquences béné­
implique que toutes les occurrences de vertu ne fiques de cet acte: tant d'individus en seront plus
s'inscrivent pas dans le schéma général que repré­ heureux, ou verront leurs maux atténués grâce à
sente, à mon avis, la bonté.) cette action. C'est dans les théories éthiques utili­
D'autre part, il y a le cas de la personne qui se taristes que cette perspective conséquentialiste sur
préoccupe des autres seulement lorsqu'ils sont la valeur des actions est développée de la façon la
activement troublés, bouleversés, par leurs difficul­ plus approfondie. Deuxièmement, on peut se réfé­
tés, et qui restera tout à fait indifférente aux rer à une règle obligatoire qui prescrit à la per­
autres s'ils ne sont pas en détresse. Dans un tel sonne d'accomplir cette action, ou qui l'oblige à le
cas, la stabilité et la cohérence de l'attention et de faire, soit parce qu'il s'agit d'un devoir moral
la considération pour autrui que nous nous atten­ général, soit parce que son rôle ou son poste
dons à trouver dans un trait de caractère comme l'exige. Cette optique déontologique (portant sur ce
la bonté fait défaut. Cela ne signifie pas, tout qui doit être fait) trouve peut-être son illustration
comme dans le cas précédent, qu'une telle per­ la plus connue dans les Dix Commandements, qui
sonne n'ait aucun attribut honorable. Le fait d'être définissent comme des devoirs impérieux certaines
ému par les difficultés des autres au point de leur prescriptions et interdictions spécifiques (lesquelles
porter secours constitue, très évidemment, un bien. peuvent aussi se rapporter à des attitudes, comme
Mais cela ne suffit pas à faire d'une personne un la convoitise, et non seulement à des actions
2013 VERTU

devant être accomplies). Troisièmement, pour de la vertu.) Il faut montrer que nous avons par­
répondre à cette question, on peut mentionner le fois de bonnes raisons d'accorder une importance
trait de caractère dont un tel acte serait une spéciale, une signification particulière, aux traits
expression typique ou représentative: ainsi, on de caractère qu'une personne possède et manifeste
pourrait lui dire qu'il serait généreux, ou atten­ dans sa conduite, indépendamment de son respect
tionné, ou loyal d'accomplir cet acte. Ici, l'action pour les règles morales et du fait qu'elle favorise le
est identifiée comme un acte qu'une personne bien-être génocal. Cela peut être démontré, comme
dotée d'une certaine vertu accomplirait, même si, nous le verrons lorsque nous comprendrons mieux
en l'occurrence, la personne qui pose la question le rôle que joue la possession d'une vertu dans la
ne possède pas cette vertu, ou n'est pas mue par vie d'une personne.
cette vertu. Le comportement qui est typique
d'une disposition vertueuse est présenté comme un Les vertus et les personnes, bonnes et mauvaises
modèle ou un schéma à imiter même si, à ce stade, Lorsque nous possédons une vertu, cela veut
la «face interne» de la préoccupation vertueuse dire que nous accordons à un certain bien une
est absente. Un conseil moral, dans ce type de cas, place dans l'économie de nos pensées, sentiments
pourrait prendre la forme suivante: «Essayez et actions, et ce faisant nous intégrons ce bien
d'imaginer ce qu'une personne patiente, ou loyale, dans notre vie active comme un bien doté pour
ou attentionnée, ou autre, ferait, dirait; puis ten­ nous d'un certain poids ou d'une certaine impor­
tez d'en faire autant.» Il n'est pas nécessaire tance. Nous consacrons une certaine quantité de
d'invoquer des règles morales spécifiques, ni de se temps, d'énergie, de pensée, etc., au bien en ques­
référer très directement aux conséquences qu'en­ tion, une quantité appropriée quand notre souci
traîne le fait d'imiter un modèle de comportement. est d'un type convenable (comme dans la vertu),
À l'évidence, ces différentes réponses ne sont ou une quantité inadéquate quand notre préoccu­
pas nécessairement indépendantes, non seulement pation est erronée ou défectueuse (comme dans le
parce que plusieurs d'entre elles peuvent s'appli­ vice). De tels biens constituent la substance d'une
quer à la même action, mais aussi en raison de vie qui a une portée morale, et c'est par l'intérêt
relations plus profondes. Ainsi, on pourrait soute­ porté à ces biens que notre vie et nous-mêmes
nir que, en réalité, si nous attachons de la valeur acquérons notre caractère distinctif.
au trait de caractère qu'est la bonté et si nous la Ainsi, pour poursuivre l'exemple utilisé, c'est
considérons comme une vertu, c'est uniquement parce qu'on possède la vertu de bonté qu'on
parce que les personnes bonnes ont tendance à «enregistre» dans sa vie l'importance que revê­
faire progresser le bien-être humain. Le trait de tent les besoins des autres et l'atténuation de leurs
caractère tire alors sa valeur de la qualité des maux. Pour prendre un cas différent, c'est la vertu
résultats que l'exercice d'un tel trait doit normale­ de patience qui nous amène à prendre conscience
ment produire. Si les circonstances devaient chan­ du bien que représente le fait d'accueillir les échecs
ger au point que ces résultats ne se produisent et les déceptions de façon sereine et solide; ou
plus, on ne considérerait plus la bonté comme une encore, c'est grâce à la vertu de tact que nous
excellence. Ou encore, on pourrait affirmer que de «enregistrons» comme un bien le fait de ne pas
strictes règles morales nous interdisent de blesser piétiner cruellement les sentiments d'autrui. Et
autrui, ou nous imposent de respecter les droits de ainsi de suite. Dans tous les cas, lorsque nous pos­
l'homme élémentaires, là aussi parce que le strict sédons une vertu, nous « enregistrons» ces bonnes
respect de ces règles produit certaines conséquen­ préoccupations et activités d'une manière
ces pour le bien-être humain en général. C'est par appropriée et à un degré adéquat. Nous accordons
ce raisonnement qu'on élabore une théorie éthique au soulagement des maux d'autrui, par exemple, le
moniste, fondée exclusivement sur la valeur des degré d'importance qu'il devrait légitimement
conséquences de l'acte, pour expliquer le bien­ avoir dans la vie de toute personne (ou dans notre
fondé de toute règle et l'excellence de tout trait de vie en particulier).
caractère. Une brève illustration de ce point de Les exemples de vices mettent aussi ce fait en
vue peut être empruntée à Mill (L "Utilitarisme, évidence. Une personne impatiente, par exemple,
chap. 2) : « Selon les utilitaristes, ce sont les bon­ ne supporte pas le moindre retard, ou elle considère
nes actions qui fournissent, à la longue, la meil­ la moindre frustration comme un abus intolérable,
leure preuve d'un bon caractère; et ils se refusent qui l'irrite à un degré et pendant une durée dispro­
résolument à considérer comme bon un caractère portionnés. Cela montre que l'idée de l'importance
où prédominerait la tendance à se conduire mal. » qu'elle accorde à ses propres projets, à son droit
Si l'éthique de la vertu doit s'imposer, dans la d'exécuter immédiatement ses désirs, est déformée,
théorie (et la pratique) éthique, comme un courant exagérée. Ou encore, un homme irascible se soucie
utilement différent et distinctif, il faudra refuser du bien que constituent le respect et la considéra­
toute réduction moniste de ce type. (Bien entendu, tion manilèstés pour sa personne, mais à un degré
nous ne devons pas nous attendre non plus à ce excessif, de sorte qu'il ne laisse jamais passer aucun
que les points de vue conséquentialiste et déonto­ affront, ou qu'il interprète le moindre manque
logique soient subsumés sous une théorie éthique d'attention comme une intention de nuire.
VERTU 2014

li s'ensuit clairement que la valeur et l'im­ ses d'une valeur distinctive qui disparaîtrait si
portance de l'acquisition, de la possession et de la l'éthique de la vertu se réduisait à une éthique de
manifestation de dispositions vertueuses doivent la règle ou du résultat. Mais il nous faut aussi
venir en très grande partie : /) de la valeur et de considérer l'hamrnnie et l'intégration des pensées
l'importance du bien auquel la disposition en sur ce qu'il convient de faire, les sentiments
question est liée; et 2) de la valeur et de l'im­ d'attirance et de répulsion, les élans qui nous
portance que revêt la prise en compte de l'intérêt poussent à aider ou à faire du tort, éléments qui se
porté à de tels biens dans la forme et l'orientation manifestent dans la psychologie d'une personne
de sa propre vie, ou de toute vie humaine; la prise par le fait d'avoir une disposition vertueuse stable.
en compte de cet intérêt devant se réaliser de la Les vertus confèrent aux sentiments, aux désirs,
manière même dont on l'intègre dans sa propre vie aux espoirs et aux résistances une cohérence
lorsqu'on possède une disposition vertueuse à son durable, qui l'emporte sur les divisions intérieures,
égard. Je souligne «de la manière même», parce sur les conflits et la confusion de l'esprit, et qui
que l'intérêt pour de tels biens peut prendre fait de l'action excellente l'expression sincère et
d'autres formes, telles qu'un sens rigoureux du honnête de l'intention complète d'une personne.
devoir dépourvu de tout engagement émotionnel, Une telle action devient un plaisir, une récom­
cas que j'ai évoqué plus haut. Le caractère distinc­ pense inhérente et un accomplissement satisfai­
tif de l'éthique de la vertu vient en grande partie sant. C'est pourquoi il est juste de dire que la
de cette seconde clause (2), qui se réfère spécifi­ vertu est une récompense en soi. Cela ne signifie
quement à la manière précise dont l'attention et pas simplement qu'une personne qui recherche une
l'engagement vis-à-vis des biens en question sont récompense extérieure, ultérieure, n'est pas vérita­
incorporés au caractère et au schéma de vie d'une blement vertueuse, bien que ce soit assez vrai. Cela
personne. signifie que, pour une personne vertueuse, accom­
L'exemple de la vertu de bonté peut, là encore, plir des actes de vertu reviendra pour l'essentiel à
illustrer ce propos. La bonté est en grande partie faire exactement ce qu'elle veut faire, ce qu'elle
estimable et estimée parce que nous voyons com­ aime faire et ce qu'elle prend plaisir à faire. Elle
bien il est important pour les êtres humains d'être verra dans de telles actions l'un des intérêts de sa
prêts à s'aider mutuellement, à le faire en raison vie. Une personne qui, en revanche, exerce un sens
d'une volonté durable et stable, avec une réelle marqué du devoir en maîtrisant, par exemple, son
sollicitude affectueuse, et avec un certain degré de irritation et son amertume pourra néanmoins
plaisir personnel et de chaleur humaine. Pour les accomplir beaucoup de bonnes actions en faveur
mêmes motifs, nous avons de bonnes raisons de d'autrui. Mais, ce faisant, elle aura tendance à être
cultiver ou de préserver une disposition à la bonté insatisfaite, à se sentir opprimée par ces «exigen­
en nous-mêmes. Mais nous devons aussi envisager ces» incessantes, à être déchirée par des conflits
ce que la bonté montre de façon plus générale intérieurs entre l'idée qu'elle a de «ce qu'elle
quant à la manière dont une personne voit les devrait faire» et ce qu'elle aime réellement faire.
autres, et considérer comment le fait d'avoir une Dans la mesure où elle offre une manière de sur­
disposition à la bonté donne un sens à la vie d'une monter ce genre de conflits intérieurs, la posses­
personne. sion de dispositions vertueuses peut être consi­
Une personne bonne regarde les autres avec les dérée comme ayant une valeur particulière.
yeux de l'amour. Nous considérons une telle Un troisième aspect de l'importance distinctive
bonne volonté affectueuse envers les autres comme des dispositions vertueuses est le suivant. Une très
intrinsèquement bonne, parce qu'elle représente, grande partie de nos relations avec les autres, à la
en tant que telle, une belle forme de relation et de maison, au travail, etc., ne peuvent pas être codi­
communion humaine, une forme qui est belle fiées sous forme de devoirs et d'interdictions, et ce
même si rien d'autre n'en émane. Etre tenu en pour deux raisons. La première est qu'une large
bonne estime et faire l'objet d'une attention bien­ part de ce dont nous devons nous soucier, de ce à
veillante comptent parmi les finalités chères à la quoi nous devons être attentifs, va beaucoup plus
vie humaine, et l'importance de l'attention bien­ loin que la notion de ce qu'on «devrait» faire ou
veillante réside en partie dans le fait qu'elle permet non, au-delà d'une question d'obligations. Une
de réaliser cette finalité, ce bien suprême. Il n'y a personne qui fait seulement ce qu'elle doit faire
là rien de mystérieux. Le bien analogue que repré­ peut échapper au blâme, mais elle n'a pas de
sente l'amitié réside dans la communion affec­ mérite spécial et nous ne l'estimons pas. C'est bien
tueuse des amis, et pas vraiment dans les autres le propre de la vertu que d'aller au-delà de la règle
avantages que se procurent mutuellement des amis et du principe, et d'être ouvert, sensible, attentif à
(bien que de tels avantages puissent exister). la réalité humaine des autres d'une manière souple
Ainsi, dans les états vertueux, nous réalisons, et libre. Mais, deuxièmement, la variation des cir­
par le caractère même de notre conduite et de constances, dans les affaires humaines, est si
notre attention vertueuses, certaines des conditions grande qu'aucun ensemble de règles, et surtout pas
humaines qui sont intrinsèquement dignes d'être un ensemble qui pourrait être appris et utilisé, ne
réalisées, et cela montre que les vertus sont porteu- pourrait couvrir tous les cas où il faut prendre une
2015 VERTU

décision raisonnable quant à ce qui doit être fait. s'éveillent [ ...] celui qui n'est que bon ne demeure
Ce n'est que par le type de souci et d'attention tel qu'autant qu'il a du plaisir à l'être [...] Qu'est­
constants que contient une disposition vertueuse ce donc que l'homme vertueux? C'est celui qui
qu'une personne peut s'attendre avec certitude à sait vaincre ses affections. Car alors il suit sa rai­
être capable d'agir et de réagir d'une manière son, sa conscience, il fait son devoir, il se tient
appropriée dans la variété infinie de situations dans l'ordre, et rien ne peut l'en écarter.»
qu'elle peut rencontrer. En l'absence d'une telle Il importe toutefois de conserver à l'esprit cer­
disposition, c'est le caprice qui l'emporte quand taines distinctions. Il est vrai que si une personne
les règles sont épuisées, ou alors la personne est était équanime seulement dans des circonstances
paralysée, n'ayant aucune idée de ce qu'elle peut faciles et exemptes de provocation mais devenait
tenter de réaliser, de ce dont elle doit se soucier. irritable dès que la situation se détériorait, nous
Un souci général pour la promotion du bien­ pourrions alors douter de la réalité de son équani­
être humain ne serait pas non plus d'un secours mité. L'équanimité, si elle est présente, l'est en
très efficace. En effet, le bien-être humain est une toutes circonstances, et n'est pas simplement une
chose complexe, aux facettes multiples; et dans vertu « de beau temps». Mais il ne s'ensuit pas
presque toutes les situations de la vie réelle, le qu'une personne possède la vertu d'équanimité
bien-être d'une personne doit être mis en balance seulement si, ayant beaucoup de difficultés à gar­
avec le bien-être d'autres personnes. Seules les ver­ der son calme, elle n'y arrive que par un vigoureux
tus nous sensibilisent aux différentes facettes de ce effort de volonté. Elle peut néanmoins trouver
bien-être, et aux variations multiples des exigences facile d'accepter et de résoudre les situations qui
et des contre-exigences qu'exercent les besoins des provoquent sa volonté. Il s'ensuit encore moins
individus et leur position à notre égard. Ainsi, par qu'une telle personne sera vertueuse seulement s'il
rapport à une éthique déontologique et à une est difficile pour elle de devenir équanime. Elle
éthique conséquentialiste, une éthique de la vertu peut avoir la chance de posséder un tempérament
a un rôle indispensable et incontournable à jouer, confiant, facile et égal. C'est une chose d'être
pour nous permettre d'agir bien et de manière admirable ou estimable parce qu'on devient une
appropriée dans les diverses circonstances que personne équanime, face à des circonstances très
nous rencontrons. éprouvantes par exemple, et une autre d'être admi­
On pourrait déplorer que les trois éléments rable ou estimable parce qu'on est équanime,
que j'ai identifiés jusqu'à maintenant comme quelle que soit la manière dont on y est arrivé.
ayant une signification particulière en relation Mais il existe ici des asymétries complexes
avec l'éthique de la vertu n'expliquent pas vrai­ entre les louanges et le blâme, entre le crédit et le
ment pourquoi nous devrions estimer et admirer discrédit, qui font qu'il est très difficile d'expliquer
les personnes du fait de leurs vertus. Une raison de manière claire et exacte la responsabilité et le
majeure souvent avancée pour donner de la mérite qui reviennent à une personne dans la pos­
valeur à une qualité de caractère est, semble-t-il, session d'une vertu (ou d'un vice). Ce qui est clair,
qu'il s'agit d'une qualité extraordinairement diffi­ cependant, c'est que le fait de devenir vertueux ne
cile à acquérir ou à conserver, et que le fait de dépend pas de la seule force de volonté, et que la
l'avoir acquise met en évidence un accomplisse­ possession d'une vertu ne tient pas à une simple
ment humain particulier, une force personnelle disposition de la volonté rationnelle. Hume for­
tout à fait extraordinaire. Comme on le fait sou­ mule certains des points en question ici de manière
vent remarquer, les vertus exigent ou impliquent très subtile, mais avec un tranchant caractéris­
que l'on ait certains types de force, pour résister tique: il affirme que le caractère« volontaire» des
à la tentation et à des options faciles et séduisan­ vertus, du moins par rapport aux aptitudes natu­
tes, pour les surmonter, pour lutter contre les relles, est en grande partie un mythe, et ne peut
pressions et les défis, dans le but ultime de se être la source de leur mérite (Traité de la nature
mettre plus ou moins hors d'atteinte de telles humaine, 3, 3, 4; Enquête sur les principes de la
éventualités. Spinoza et Rousseau faisaient de la morale, Ap. IV.).
« force» l'un des signes distinctifs de la vertu et,
ce faisant, expliquaient peut-être pourquoi nous Vertu et " droite règle n
tenons certaines vertus en si haute estime. Ainsi, Lorsqu'Aristote explicite les éléments et la
Rousseau écrit (Émile, liv. V, p. 817-818; Émile structure d'une vertu particulière, il dit presque
reçoit une leçon de son tuteur): « Mon enfant, il toujours deux choses : premièrement, cette vertu
n'y a point de bonheur sans courage ni de vertu est un milieu entre deux extrêmes, chaque état
sans combat. Le mot de vertu vient de force; la extrême étant un vice; deuxièmement, c'est un
force est la base de toute vertu. La vertu état dans lequel nos sentiments, nos désirs et nos
n'appartient qu'à un être faible par sa nature et actes sont en accord avec la « droite règle» ou,
fort par sa volonté; c'est en cela que consiste le plus strictement, sont non seulement en accord
mérite de l'homme juste [...] Tant que la vertu ne avec elle, mais le sont d'une manière qui intègre la
coûte rien à pratiquer, on a peu besoin de la compréhension de la droite règle ou qui est
connaître. Ce besoin vient quand les passions ordonnée par elle (qui « implique la présence» de
VERTU 2016

la droite règle. Voir Éthique à Nicomaque, VI, 13, est prudent consiste à voir s'il fait les bons choix
1144 b 23-30; comparer avec Il, 2, 1103 b 30-34). et entreprend les actions appropriées (voir, par
La première thèse représente ce qu'on a appelé exemple, Éthique à Nicomaque, VI, 7, 1141 b 12-
chez Aristote la «doctrine de la médiété ou du 23). Or cela a pour effet de vider de sa substance
juste milieu». Par exemple, la vertu de générosité, la première thèse, puisque nous ne disposons
état médian (intermédiaire), se situe entre les deux d'aucune voie indépendante pour saisir chacune
états extrêmes, ou vices, que sont la prodigalité et des deux notions en jeu ici (à savoir en quoi
l'avarice. Une personne prodigue donne son consiste le milieu et qui possède la «prudence»?).
temps, son argent, son énergie, indépendamment Pour cette raison, Aristote est parfois accusé de
de l'occasion et du sérieux de la cause, au détri­ présenter un raisonnement circulaire, une tauto­
ment de ses propres besoins et biens, et aux logie vide de sens.
dépens d'autres sollicitations plus adéquates et Deuxièmement, et là encore par référence à
plus pressantes. Ce faisant, elle manifeste une esti­ Aristote, on a pu affirmer que le choix «juste»,
mation erronée de l'importance qu'il y a à utiliser l'action« juste», etc., en relation avec des disposi­
son temps, ses talents, etc., d'une manière tions vertueuses, se mesuraient en fonction de
réfléchie, et cela donne à sa vie une forme et une l'acquisition et de la pratique des dispositions qui
direction inappropriées. On pourrait offrir une conduisent un individu à mener une vie pleine­
analyse correspondante de l'avare. L'avare, celui ment réalisée, ample et riche, une vie qui est, de
qui est mesquin ou met de la mauvaise volonté en façon caractéristique, humaine (une vie d'eudaimo­
tout, est un personnage familier de la littérature et nia / euôa:,µav(a:, selon certaines interprétations de
du cinéma. cette notion). Aristote souligne assurément le rap­
Une personne généreuse, par contraste avec port entre une vie de vertu et une vie prospère et
ces deux portraits, sait trouver la juste mesure. réussie, adaptée à la nature humaine (voir par
Elle attribue une valeur et un poids appropriés au exemple Éthique à Nicomaque, I, 6). C'est essen­
fait de donner, et de préserver, son argent, son tiellement parce que l'on tente de trouver, ou
temps et ses talents; ses buts, ses choix, ses senti­ d'établir, un tel lien entre vie vertueuse et vie heu­
ments et ses actions sont informés et modérés en reuse que l'éthique de la vertu a fait l'objet d'un
conséquence, d'une manière solidement ancrée, regain d'intérêt ces dernières années. Ce lien, s'il
durable et habituelle. Mais comment déterminons­ existe, semble en effet offrir une réponse convain­
nous «la valeur et le poids appropriés» qu'une cante à la difficile question «pourquoi être
personne doit accorder à ces choses, et quel est le moral?», question à laquelle la plupart des théo­
mode approprié pour les intégrer dans la forme et ries morales récentes n'offrent aucune réponse
l'orientation de notre vie? satisfaisante. Mais s'il nous faut posséder des ver­
On ne saurait donner ici une réponse exhaus­ tus pour être moraux, et si, du fait que nous pos­
tive à ces questions, car elles touchent à l'une des sédons des vertus, nous vivons une vie humaine
plus profondes questions concernant la valeur, qui complète et satisfaisante, alors la vertu et le bon­
nécessiterait elle-même un examen complet. Com­ heur, le devoir et l'intérêt semblent être intime­
ment détermine-t-on, comment sait-on, qu'une ment liés, ce qui donne à chacun la meilleure des
action, un but, une forme de vie sont bons, et raisons (du moins sous l'angle de sa propre satis­
meilleurs que d'autres? Telle est la question fon­ faction personnelle) pour être moral, pour acqué­
damentale de la théorie de la valeur. L'éthique de rir des dispositions vertueuses.
la vertu, en tant que telle, ne tente pas de Cependant, la manière dont ce lien s'établit
répondre directement à cette question, mais exa­ n'est pas totalement convaincante. Premièrement,
mine plutôt comment les valeurs, une fois identi­ il ne semble pas exister de conception très claire ni
fiées, doivent être intégrées à la forme d'une vie solide d'une vie qui serait, de façon caractéris­
humaine. On peut néanmoins proposer trois tique, humaine et pleinement réalisée. On ne peut
remarques. Premièrement, en certains passages où donc pas utiliser cette notion comme repère pour
il présente sa «doctrine du juste milieu», Aristote déterminer quelles dispositions on doit avoir pour
dit que ce sont les choix et les actions de mener une telle vie. Deuxièmement, même s'il exis­
l' «homme prudent» (phronimos / tpp6Vlµaç) qui tait une conception claire et solide d'une telle vie,
donnent la mesure du juste milieu (par exemple, il ne serait pas du tout évident, lorsque les détails
Éthique à Nicomaque, Il, 6, 1107 a 1-5). Cette sug­ en auraient été explicités, que tout le monde vou­
gestion correspond à ce qu'on a noté plus haut, à drait, ou aurait les meilleures raisons de vouloir,
savoir qu'il est plus approprié, en éthique de la vivre une vie de ce type. Ce n'est qu'en restant à
vertu, de demander non ce qu'une certaine règle un niveau de description assez vague et schéma­
morale prescrit ou exige, mais ce qu'une personne tique (de ce qui est «satisfaisant pour un être
dotée d'un certain caractère et d'un certain point humain», par exemple) que l'on semble pouvoir
de vue choisirait et ferait, lorsque nous cherchons éviter cette difficulté. Troisièmement, il demeure
un guide pour nos propres décisions et actions. une profonde ambiguïté dans la notion de «vie
Cependant, Aristote semble parfois suggérer aussi bonne», qui est censée être définie pour l'essentiel
que la seule manière de déterminer si un homme comme une vie de dispositions et d'actions ver-
2017 VERTU

tueuses. S'agit-il de la vie noble et moralement lui-même un degré de réaction approprié à notre
admirable, qui illustre des traits et des accomplis­ propre bien et à nos propres besoins (comme dans
sements humains tenus en estime, comme c'est le la vertu de prudence). C'est une sorte de puzzle,
cas, doit-on supposer, de l'être magnanime chez dont les pièces s'encastrent les unes dans les autres
Aristote, le megalopsydws / fLE'(:tM�uzoç (l'homme mais ne s'assemblent que si elles sont toutes simul­
«à la grande âme» ; Ethique à Nicomaque, IV, 3, tanément en place. Si une seule pièce est déplacée,
1123 a - 1125 a 33)? Ou s'agit-il d'une vie de plai­ elles le sont toutes et ne s'assemblent pas correcte­
sir, de gratification, de prospérité, de satisfaction, ment.
de contentement durable O Il est invraisemblable Il s'agit là d'une vision profonde de l'unité et
que ce soit là ce qui est au cœur de la vie de de l'intégrité des biens et des vertus de l'homme.
l'homme à la grande âme, ou qui explique pour­ Cette doctrine est parfois remise en cause pour le
quoi sa vie est «la vie bonne». Il faut donner la motif, par exemple, que les exigences de la justice
prééminence à l'une de ces notions de «vie et de l'amitié personnelle sont souvent incompati­
bonne», et établir un lien, soigneusement argu­ bles. Il peut être utile de se rappeler, à ce sujet, les
menté, entre ce qu'implique cette notion privi­ remarques de Mill (L'Utilitarisme, chap. 5, p. 155-
légiée de magnanimité par rapport à l'autre notion 156): « Il apparaît, à la lumière de ce qui précède,
de vie bonne. Le fait d'hésiter simplement entre que le mot justice désigne certaines exigences
ces différentes conceptions des critères d'une morales qui, considérées dans leur ensemble, se
«bonne» vie ne montre en rien qu'il existe un lien situent très haut dans l'échelle de l'utilité sociale,
significatif entre elles. et sont donc plus rigoureusement obligatoires que
Dans une optique plus positive, il est utile n'importe quelles autres ; cependant il peut se pré­
d'examiner la doctrine de l' «unité des vertus», à senter des cas particuliers dans lesquels un autre
laquelle Socrate accorde tant d'attention et qui est devoir social est si important qu'il nous oblige à
reprise (sous une forme légèrement différente) par négliger les maximes générales de justice. Ainsi,
Aristote. C'est une doctrine, apparemment tout à pour sauver une vie, non seulement on peut se
fait défendable, qui pose que toutes les différentes permettre, mais c'est un devoir, de voler ou de
vertus particulières sont en réalité (ou, à vrai dire, prendre par la force la nourriture ou le médica­
par nécessité) inextricablement liées, et donc que ment nécessaires, ou d'enlever le médecin, quand il
l'on ne peut pas posséder pleinement, ou convena­ est le seul praticien qualifié, et de le contraindre à
blement, une vertu sans les posséder toutes. Ainsi, remplir sa fonction. Dans de tels cas, comme nous
je ne pourrai pas, par exemple, savoir ce qui doit refusons le nom de justice à ce qui n'est pas une
me mettre en colère, ce que je dois pardonner, ou vertu, nous disons d'habitude, non pas que la jus­
ce que je dois ignorer, si je ne sais pas ce que les tice doit faire place à quelque autre principe
individus méritent de la part des autres en termes moral, mais que ce qui est juste dans les cas ordi­
de devoir, de respect, de sollicitude, etc. Ainsi, naires cesse, en raison de cet autre principe, d'être
pour être équanime, je dois aussi être juste (savoir juste dans le cas particulier. Grâce à cet artifice
ce que chacun doit attendre de chacun), intègre commode de langage, nous conservons à la justice
(respecter les prétentions et le statut des person­ son autorité indéfectible et nous échappons à la
nes), et bon (être attentif aux besoins et aux maux nécessité d'affirmer qu'il peut y avoir une injustice
d'autrui). De même, je ne dois pas être trop exi­ louable.»
geant dans ce que j'attends d'autrui : je dois être
patient, tolérant et indulgent. Si ces vertus me font Quelques cas spéciaux :
défaut, je deviendrai irritable, importun, impi­ la personne scrupuleuse et la personne courageuse
toyable. On peut aussi reprendre l'exemple des Comme on a pu le remarquer, certaines vertus
personnes généreuses, prodigues et avares. Là, il ne correspondent pas au schéma primaire que j'ai
s'agit de mettre en balance ses propres besoins et esquissé. Je vais examiner deux de ces cas et expli­
ceux des autres, ou les demandes des amis, de la quer l'origine de leurs différences.
famille, et les exigences du perfectionnement de soi Le premier cas est celui de la personne scrupu­
et de la satisfaction de ses propres désirs. Et ainsi leuse, dévouée. C'est clairement une excellence
de suite. humaine que de prêter attention aux exigences
Dans chaque cas, pour trouver la place qui morales dont nous sommes l'objet (qu'elles éma­
convient à chaque bien (ce qu'il faut faire pour nent de notre statut d'être humain, de notre posi­
chaque vertu), il faut préciser son importance par tion, en tant que parent, par exemple, ou de notre
rapport aux autres biens qui réclament à juste titre travail), et d'être infailliblement prêt à tenir
notre attention. Et ces biens, à leur tour, trouvent compte de ces exigences et à y réagir selon les
leur juste place par rapport au premier bien envi­ besoins de la situation. C'est ce qu'est, à mon avis,
sagé. Cela signifie que l'on ne peut pas juger un une personne consciencieuse et dévouée. Cette
bien et y réagir de façon atomiste, sans prendre en vertu peut aussi être représentée comme un juste
considération les autres biens et y réagir. Un degré milieu entre deux extrêmes, chaque extrême étant
de réaction approprié aux prétentions d'autrui un vice. D'une part, on a la personne conscien­
(comme dans la vertu de justice) doit contenir en cieuse à l'excès, obsessivement soucieuse de faire
VERTU 2018

ce qu'elle doit faire, poursuivie par un sentiment d'une témérité étonnante face à des défis et des
d'échec coupable, incapable de «marquer une terreurs redoutables. Cette conception va très loin.
pause» ou de voir que certaines choses sont sim­ La racine étymologique de «vertu» provient du
plement des questions de goûts et de penchants, et latin vir, qui se rapporte à la fois à la force et au
non des questions de droits et de devoirs. D'autre courage, et à la virilité.
part, on a la personne irresponsable et négligente, On retrouve dans cette conception le schéma
qui ne sait pas ce qu'elle devrait faire et ne s'en habituel qui constitue la vertu. Un certain bien
soucie pas, qui vit selon l'humeur du moment, humain (prouesse et domination vaillantes) est
insensible à l'idée que quiconque puisse avoir des intégré à une vie par la régulation et la réorienta­
exigences à son égard. tion du sentiment et de l'action. Cependant, la
Mais cette vertu que possède la personne scru­ civilisation occidentale étant devenue plus domes­
puleuse présente une double différence par rapport tique et paisible (dans ses valeurs officielles sinon
aux cas principaux que nous avons examinés. Pre­ en pratique), cette glorification des hauts faits de
mièrement, elle ne comporte pas le raffinement et guerre a perdu de son éclat. Il apparaît alors une
la régulation de désirs ou d'émotions particuliers, seconde conception du courage, celle qui en fait
comme c'est le cas de la bonté, de la patience, de une «vertu instrumentale». Ainsi compris, le cou­
la générosité, du courage, de l'équanimité, etc. En rage nous permet d'affronter et de vaincre les dan­
un sens tout à fait général, une personne conscien­ gers, les difficultés et les maux qui nous assaillent
cieuse doit garder la maîtrise de ses sentiments et tandis que nous nous efforçons d'atteindre les buts
de ses élans si elle veut faire son devoir correcte­ que nous poursuivons du fait de nos autres vertus
ment. Mais cette vertu ne constitue pas elle-même et dispositions (bonté, loyauté, patriotisme, ambi­
le raffinement et la régulation de désirs ou tion, etc.). En faisant preuve de courage, nous sur­
d'émotions particuliers. Dans de nombreux cas, montons les obstacles qui nous empêcheraient de
nous devons même être particulièrement conscien­ réaliser nos bonnes finalités. Le courage
cieux lorsque nous ne sommes pas partie prenante, n'implique pas en soi que nous nous préoccupions
par nos sentiments, dans une question quelconque. d'un bien spécifique à un degré raisonnable, sauf
C'est lorsque nos dispositions vertueuses nous dans la mesure où cette vertu doit être étroitement
abandonnent que nous devons le plus évidemment liée au souci prudent de notre propre bien-être,
faire appel au sens du devoir. Cependant, il ne pour ne pas se transformer en une confiance en soi
faut pas exagérer le contraste que l'on trouve ici. excessive et imprudente.
Les vertus du type primaire dont nous avons parlé La principale qualité de l'éthique de la vertu
doivent elles-mêmes contenir un élément de dispo­ est qu'elle place au centre de la réflexion morale
sition consciencieuse, au sens où elles doivent d'une personne la question : Quel type de personne
inclure une volonté stable et ferme de favoriser et est-ce que je veux devenir? Au lieu de se deman­
de protéger un certain bien, et non simplement der quels devoirs moraux s'imposent à elle (très
une attirance émotionnelle pour ce bien. Une telle souvent, à vrai dire, en se demandant secrètement
volonté restera en place le jour où, pour une rai­ comment les éviter), ou quels bons résultats elle
son ou une autre, nos sentiments ne nous seront devrait tenter de produire par sa vie, la personne
d'aucun secours pour réagir par exemple à la envisage principalement les types de dispositions,
détresse d'autrui. de sensibilités, d'amours, de haines, de buts, aux­
Une deuxième différence majeure qui distingue quels elle veut offrir une place dans son cœur et
la disposition consciencieuse des autres vertus est dans sa vie, en sachant que, de ce fait, elle devient
qu'elle tire clairement sa valeur de l'importance une personne dotée d'un certain type de caractère,
des devoirs auxquels elle s'applique. La personne avec un certain mode d'engagement vis-à-vis des
consciencieuse cherche à savoir et à faire ce qu'il individus, des affaires et des jours qui passent.
est de son devoir de savoir et de faire, et Est-il admirable, attrayant, intéressant, gratifiant,
l'excellence de cette caractéristique doit dépendre d'être, par exemple, autoritaire, ambitieux, impi­
des devoirs ainsi accomplis. Dans toute «éthique toyable, dur et inflexible? Ou est-ce qu'une per­
de la vertu» crédible, le caractère consciencieux sonne, et la vie d'une personne, qui est plus
ou scrupuleux doit nécessairement occuper un sta­ réservée, qui intime discrètement le respect et
tut secondaire. accomplit une œuvre honorable n'est pas, en fait,
L'autre cas spécial que je voudrais examiner plus estimable, plus durablement satisfaisante?
est celui de la vertu de courage. Il existe en fait Telles sont les questions qu'une éthique de la vertu
deux conceptions très différentes du courage. La place au premier plan. Bien entendu, peut-être
première est la capacité d'entreprendre avec bra­ n'est-il pas en notre pouvoir d'accéder simplement
voure des prouesses viriles : conduire les hommes à aucune de ces vertus, mais l'effort lui-même peut
à la victoire dans une guerre, escalader des monta­ être un trait excellent ; reconnaître ses propres
gnes et braver des tempêtes, arracher des jeunes limites et ajuster sa vie en conséquence constituent
filles aux griffes des dragons, etc. Là, le bien cependant aussi un choix convenable.
consiste à faire preuve d'une force virile magni­ En accordant ainsi une place centrale à la
fique, d'ingéniosité, d'une force d'âme intrépide et question du type de personne qu'on pourrait sou-
2033 VIE HUMAINE

sion : optimisme et pessimisme - le monde moral - le pari les prolongements existentialistes ne s'imposaient
moral», vol. 2, 1886, 244-354. - RILKE R.-M., « Das pas moins. En effet, les pensées de l'existence ont
Studenbuch, von der Armut und vom Tode», Gesammelte rendu explicites et analysé les notions d'absurdité,
Werke, li, 1902. - ROUSSEAU J.-J., Du contrat social
(1762), Amsterdam, chap. V : « Du droit de vie et de d'angoisse et de désarroi qui marquent la réflexion
mort». - SCHOPENHAUER A., Die Welt ais Wi//e und contemporaine. Par ailleurs, la réflexion contem­
Forstellung (1818), 2' éd. avec suppl. 1844 (trad. fr., Le poraine a rattaché ces questions à la philosophie
1Wonde comme volonté et comme représentation, Paris, de l'esprit.
PUF, 1966). - SINGER P., Rethinking Life and Death. The
Collapse of our Traditional Ethics, New York, St. Martin's Entre la vie trop bonne
Griffin, 1996. - UBEL P. A., Pricing Life, Cambridge et les illusions de la délibération rationnelle
(Mass.), The MIT Press, 2000. - UNGER P., Living High
and Letting Die, New York, Oxford Univ. Press, 1996. - Le vecteur principal de cette popularité nou­
VUILLEMIN J., Essai sur la signification de la mort, Paris, velle du thème de la vie humaine fut la notion de
PUF, 1948. - WEIL S.,« Cahiers d'Amérique» (1942), La vie bonne. L'expression « vie bonne » est en elle­
Connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard, 1950. - même remarquable puisqu'elle est la traduction lit­
WEISMANN A.,« Ueber die Dauer des Lebens» (1881) et térale d'une expression grecque (le bien vivre, eu
« Ueber Leben und Tod» (1883), trad. angl., in Essays zein) qui se retrouve dans toute la philosophie
upon Heredity, Oxford, Clarendon Press, 2' éd. 1892 (trad. antique. Mais il va sans dire que le contenu intel­
fr. in Essais sur l'hérédité et la sélection naturelle, Paris,
Reinwald, 1892). - WHITEHEAD A. N., Process and Rea­ lectuel qui a rendu cette notion si fameuse est lar­
lity. An Essay in Cosmology, New York/ Cambridge, Free gement indépendant du sens que lui donnaient les
Press Macmillan/ Univ. Press (éd. sép.), 1929 (trad. fr., Grecs. Pour eux, la vie bonne était avant tout la
Procès et Réalité. Essai de cosmologie, Paris, Gallimard, vie de sagesse et de contemplation. Pour nous, elle
1995). - WILCOCKSON M., Issues of Life and Death, est principalement une vie qui allie réalisation de
Londres, Hodder and Stoughton Educational Division, soi et recherche du bonheur. La même expression
1999. - WILLIAMS B., « The Makropulos case: ref1ec­ recouvre donc, selon qu'il s'agit de !'Antiquité ou
tions on the tedium of immortality» (1973), Problems of
the Selj; Cambridge, Univ. Press, 1984 (trad. fr. in La d'aujourd'hui, des contenus très différents. Le
Fortune morale, Paris, PUF, 1994). - Coll. : Médecine & malentendu se trouve redoublé par le fait que la
Philosophie, Paris 1994/ Medicine & Philosophy, Paris faveur qu'a connue la notion de vie bonne est
1994, Actes du premier congrès mondial/ Proceedings of empaquetée dans la description indulgente et com­
the First World Congress, European Philosophy of Medi­ plaisamment critique des mœurs contemporaines.
cine and Health Care. Bulletin of the ESP M H 1995, La Grèce est devenu pour nous, Modernes, la
vol. 3: 4 (CD-Rom). - Institut de France, Académie des source d'une philosophie populaire du réconfort.
sciences (1995), La Propriété intellectuelle dans le domaine
du vivant/ lntellectual Property in the Realm of Living Là, le détournement est très grand. Car les
Forms and Materia/s, Paris, Technique & Documentation Anciens n'ont pas écrit des manuels de self help
Lavoisier. destinés à remédier au désarroi contemporain. Ils
Anne FAGOT-LARGEAULT ont plutôt cherché à concevoir ce que pourrait être
une vie humaine entièrement façonnée par la philo­
---t Avortement; Espérance, Euthanasie, Mal, souffrance, sophie, la rationalité, la réflexion et l'examen cri­
douleur, Médicale /Éthique); Schopenhauer; Suicide; tique. C'est l'idéal commun qui traverse le monde
Vieillesse.
grec, de Socrate jusqu'aux penseurs stoïciens.
Par ailleurs, s'est répandue dans la philosophie
anglo-américaine d'aujourd'hui une conception de
la vie humaine pour laquelle la vie se présente
VIE HUMAINE comme un ensemble d'options à actualiser, cha­
cune de ces options étant accompagné de déci­
Le thème de la vie humaine était le thème de pré­ sions, de choix, de conceptions des biens et des
dilection de la philosophie de !'Antiquité. La ques­ plaisirs. Cette conception de la vie humaine a été
tion socratique : « Comment dois-je vivre?» sur­ ébauchée par Henry Sidgwick, dans un livre f
par
plombe l'ensemble de la réflexion grecque sur la ailleurs remarquable intitulé Methods o Ethics,
morale. La réponse qu'en donnait Socrate: « Une paru en Angleterre à la fin du XIX0 s. Mais c'est
vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue» surtout la troisième partie du livre du philosophe
a été constamment reprise et commentée chez les américain John Rawls, Theory of Justice, publié
philosophes grecs. Or curieusement, c'est une en 1971, qui a popularisé cette façon de voir.
question qui a été peu traitée depuis, et quasi Compris par rapport à une telle représentation de
négligée par la philosophie contemporaine - sinon l'existence, le projet de vie d'un individu rassemble
de façon sporadique dans la phénoménologie. Elle les désirs et les objectifs qui font de cet individu
est davantage abordée dans la tradition existentia­ l'auteur d'une vie unifiée. Ainsi parmi tous les
liste et de loin en loin dans la philosophie analy­ projets de vie qui sont accessibles à un individu, à
tique contemporaine. un moment donné de son existence, celui-ci choisit
Le point de départ grec est inévitable. Les le projet qui lui paraît être le meilleur au terme
Anciens ont formulé des questions qui sont au d'une délibération rationnelle. Les principes de
cœur de toute réflexion sur la vie humaine. Mais rationalité auxquels la délibération est soumise
VIE HUMAINE 2034

nous commandent, selon cette conception, de demment à entendre ici en un sens assez large. La
maximiser l'espérance mathématique du solde net recherche de l'unité, cela signifie l'aspiration à un
de satisfaction ou, de manière plus vague, certain ordre, à une forme de hiérarchie entre les
d'adopter le projet de vie qui a le plus de chances désirs et les projets de la personne.
de réaliser nos buts les plus importants. Le prin­ Mais si la pensée grecque est le point de
cipe directeur d'une telle délibération est de faire départ, on ne peut méconnaître l'acquis de la
toujours en sorte que notre action soit protégée réflexion sur l'absurdité de la vie humaine menée
contre les reproches de notre moi futur. Le bon­ au sein de la tradition existentialiste. N'oublions
heur est alors présenté comme une sorte de test pas que c'est dans ce sentiment aigu d'absence de
psychologique du succès d'un projet de vie. sens de la vie que se rencontre une figure concrète
La réflexion sur la vie humaine menée des limites de l'humain.
aujourd'hui dans le sein de la philosophie anglo­ L'expérience de perte de sens et l'évidence d'un
américaine est entièrement dominée par cette manque ou d'une frustration des demandes de
conception. Or celle-ci est discutable, car c'est sens que nous adressons à la vie sont au cœur du
l'idée même d'une délibération rationnelle portant sentiment d'absurdité. On peut certes s'interroger
sur l'ensemble de la vie humaine qui paraît psy­ sur la vie humaine sans pour autant ressentir ce
chologiquement invraisemblable. Surtout, pareille que Camus appelait «l'incalculable sentiment qui
conception donne une image faussée de la prive l'esprit du sommeil nécessaire à la vie»
réflexion sur la vie humaine. Car elle conduit à (Mythe de Sisyphe ( 1942), Paris, Gallimard, 1999,
considérer l'existence à l'image d'un rectangle qui p. 20). Dans ce qui suit, je ferai l'hypothèse qu'un
nous serait présenté d'un seul coup afin que nous tel sentiment d'absurdité non seulement rend la
le remplissions au mieux. Or ce modèle est faux. question existentielle particulièrement pressante,
Ma vie n'est pas un rectangle dont la taille serait mais aussi qu'il nous donne un accès privilégié à
donnée d'avance. Le genre de vie que je mène son sens.
conditionne en chaque moment de ma vie mes Parler de «sentiment» d'absurdité est ici un
désirs et mes jugements ultérieurs. C'est pourquoi peu trompeur. Davantage qu'un «sentiment», il
la réflexion sur la vie humaine ne saurait être assi­ s'agit d'une prise de conscience renvoyant à une
milée sans précautions à une «délibération ration­ condition cognitive particulière. L'angoisse qui
nelle des projets de vie» ou à une sommation accompagne une telle conscience est un révélateur
d'utilités. de cette condition, mais elle n'en est pas la cause
Si la philosophie peut entretenir la moindre ni elle n'en résume la nature. Dans des pages
prétention de pertinence, c'est bien dans la mesure fameuses du Mythe de Sisyphe, Camus a décrit les
où elle est capable d'élucider des questions de ce « origines de l'absurde» : l'étonnement qui se fait
type. Quelle est la condition d'existence d'un être jour dans la lassitude de vivre, la reconnaissance
humain? Comment sommes-nous capables de réa­ brutale du fait que l'homme «appartient au
liser dans nos vies une certaine forme de bien ? temps», l'inhumanité de la nature et des pantomi­
Cette question est loin d'être dépassée. C'est même mes humaines, et le caractère «mathématique»,
l'une des questions les plus difficiles que la philo­ «élémentaire et définitif» de la mort. Camus
sophie soit en mesure d'aborder. Elle fournit un considère que les formes à chaque fois particuliè­
cas décisif où étudier les limites de l'humain. res de ce discord entre l'homme et le monde amè­
nent à poser la question du pourquoi de l'exis­
L'absurdité de la vie tence et créent «cette épaisseur et cette étrangeté
D'où partir? Comment réfléchir? Un point de au monde», propres à la conscience de l'absurdité
départ s'est imposé d'emblée, la question socra­ (A. Camus, Mythe de Sisyphe, p. 29, 31 et 20:
tique déjà évoquée : comment dois-je vivre? Car « Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et
c'est à la faveur de cette question qu'a été défini son décor, c'est proprement le sentiment de
pour le première fois le lien entre la réflexion sur l'absurdité»).
l'existence, la recherche des raisons et des justifica­ Les descriptions littéraires et philosophiques
tions relatives aux choix et aux décisions, et la réa­ du sentiment d'absurdité ou de l'absurde de
lité même de l'existence. Le lien est en effet très l'existence humaine ont été si diffusées et si pré­
profond entre ma volonté de réfléchir à ma vie et à gnantes que d'une certaine façon il n'est plus pos­
ce que je suis, aussi bien lorsqu'il s'agit de considé­ sible d'avoir accès à la réalité mentale associée à la
rer des choix ou des décisions isolés que le cours question du sens de la vie indépendamment d'une
entier de mon existence. La philosophie de la vie rhétorique de la désorientation ou de l'étrangeté.
humaine qu'on trouve dans la Grèce antique a Un lecteur sceptique pourrait se moquer et décla­
reconnu aussi l'importance d'un autre thème d'une rer que l'individu qui n'a pas été mis (:Il contact
importance capitale. C'est l'aspiration à l'unité au avec la littérature existentialiste n'éprouverait ni
sein de la vie humaine. La encore, il y a un lien, un ne décrirait de cette façon l'expérience mentale qui
lien quasi conceptuel, entre une vie humaine réelle accompagne la question existentielle.
et une vie qui est réelle dans la mesure où elle porte Cette objection, à mon sens, ne tient pas. Cer­
en elle une certaine forme d'unité. Unité étant évi- tes, la philosophie existentialiste et la littérature
2035 VIE HUMAINE

dont elle s'est inspirée ont constamment ramené la vions vraiment, devraient bouleverser toute notre
compréhension de la question existentielle à vie» (A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 35).
l'exploration du sentiment d'absurdité. Or cette Un sceptique encore pourra rétorquer qu'il y a
réflexion est appropriable pour nous surtout en ce dans ce sentiment d'absurdité un élément d'arti­
qu'elle est moderne. Elle a été déployée par Dos­ fice, qu'il est toujours possible de susciter plus ou
toievski, Tolstoï et Camus. Elle associe étroite­ moins délibérément cette condition de distance ou
ment la réflexion sur la vie avec une expérience d'étrangeté, et que l'intelligence humaine ferait
affective et émotionnelle forte, le sentiment de mieux de trouver un recours pour remédier à cette
désarroi et de désorientation. Elle nous donne des néfaste propension. Même en concédant cela,
ressources supplémentaires pour aborder la ques­ même si le sentiment de l'absurde résultait de
tion de la vie humaine. Mais cela ne veut pas dire l'orgueil et d'une sorte de romantisme de l'ego, le
que l'expérience de l'absurdité en tant que telle problème resterait entier. Une fois que le senti­
aurait été méconnue dans !'Antiquité. ment d'absurdité s'est imposé, nous ne pouvons y
Le fait que le sentiment d'absurde ait été décrit échapper. Notre seul recours est d'en faire une res­
au sein d'une tradition philosophique n'établit pas source supplémentaire de la réflexion sur l'exis­
qu'il n'est que le produit de la philosophie. Ce tence humaine.
sentiment d'absurdité, nul n'a besoin d'être philo­
sophe pour l'éprouver, il serait plutôt l'effet natu­ La rationalité de la vie humaine
rel de toute réflexion sur l'existence humaine. La réponse de Camus au défi des limites que
Même parmi les philosophes, les penseurs existen­ représente l'expérience de l'absurdité de l'existence
tialistes n'ont été ni les premiers ni les plus poi­ est qu'il faut assumer l'absurde jusqu'au bout.
gnants dans l'évocation du dérisoire de toute vie C'est en ce sens, dit Camus, que le suicide n'est
humaine. Le sentiment de l'absence de sens de la pas une solution, car il n'est pas une réponse
vie humaine est présent chez les poètes orphiques appropriée à l'évidence de l'absurde. La seule
et le genre de la déploration sur l'existence est très réponse accessible à l'homme et qui domine
largement répandu dans !'Antiquité. l'expérience de l'absurdité est de vivre l'absurde
Ce qui caractérise la condition cognitive liée à jusqu'au bout. La réponse à l'absurde est de ren­
la conscience de l'absurdité est la distanciation à chérir sans cesse sur le sentiment d'absurdité par le
l'égard de sa propre vie et l'étrangeté au réel. La défi, l'engagement, le choix réitéré.
perception d'un décalage entre le monde et soi C'est en quelque sorte un activisme de
s'exprime traditionnellement sous différentes plain­ l'absurde que Camus recommande. Il fait écho à
tes: la brièveté de la vie humaine, l'immensité de l'injonction d'Aliocha dans l'un des moments les
l'univers, l'inéluctabilité de la mort, l'effacement de plus poignants des Frères Karamazov: « Aime la
la mémoire. vie par-dessus tout autre chose (...) Aime-la sans
Un autre effet cognitif caractéristique du senti­ t'occuper de la logique, elle n'a rien à voir avec la
ment d'absurdité consiste en l'impression d'étran­ logique, c'est seulement alors qu'on comprend
geté à l'égard de sa propre vie. Nous devenons en quel est son sens.» Dans une telle conception, le
quelque sorte le spectateur de notre existence, fait de nous approprier notre vie résulte de l'acte
comme si elle se jouait, détachée de nous. Nous la même de vivre. Vivre une vie, c'est nous placer
contemplons sans présupposition, sans familiarité, dans l'action, adhérer à l'existence, adopter une
sous la forme de cet« arrêt d'existence» que Tols­ attitude, en partie façonnée par nos intérêts, nos
toï a décrit. Les liens qui relient la vie mentale et aspirations et nos engagements.
émotionnelle d'un individu au monde extérieur et Les penseurs existentialistes ont repris l'injonc­
qui conditionnent la familiarité et l'orientation se tion d'Aliocha en en faisant l'objet d'une affirma­
trouvent distendus. On se trouve projeté loin de tion donatrice de sens. Le« Vivre le plus», auquel
son point de vue particulier et personnel, jusqu'à Camus nous somme dans Le Mythe de Sisyphe,
un point de vue impersonnel, divin ou immergé nous engage à nous plonger dans la conscience de
dans la matière du monde. l'absurdité, à renchérir sur elle, en lui imposant
Que le sentiment d'absurdité soit d'abord une nos choix, nos engagements, nos valeurs, en
condition cognitive est manifeste par le rôle qu'y défiant constamment ce que Camus appelle
jouent les croyances. Une forme de dissonance « l'irrationalité du monde». Le sens de la vie ne
cognitive vient du fait que nos croyances relatives doit venir que des projets que nous avons affirmés
aux buts ou conséquences bénéfiques de nos comme nôtres. Notre responsabilité est d'entre­
actions paraissent déraisonnables, voire irration­ tenir l'absurde en renouvelant les fortes demandes
nelles, dès qu'elles sont confrontées à la connais­ de sens qui sont les nôtres, et de l'approfondir en
sance que nous avons de la précarité de nos exis­ lui surimposant nos décisions.
tences. L'absurde tient, disait Camus, à ce Ce qu'ont en commun les réponses qui reven­
« décalage constant entre ce que nous imaginons diquent le défi, le mépris, l'engagement, voire le
savoir et ce que nous savons réellement, le consen­ retrait, à l'égard de l'existence humaine, c'est de
tement pratique et l'ignorance simulée qui fait que considérer d'une certaine façon que la réponse au
nous vivons avec des idées qui, si nous les éprou- sens de la vie n'a rien à voir avec le travail de la
VIE HUMAINE 2036

rationalité ou plus précisément avec la recherche Il ne faut pas ignorer que la présence de ces
des raisons. Comme si l'intelligence ne pouvait invariants entraîne de nombreuses conséquences
intervenir que pour décrire le monde tel qu'il est sur les justifications dont nous nous servons dans
(ou nous permettre de le prédire et de définir des l'existence. À vrai dire, leur présence suffît à en
moyens d'action), tandis que ce sont à des actes de faire des justifications qui gardent quelque chose
la volonté, des attitudes, des décisions, des choix de « bizarre», qui sont quasi hétérodoxes. En
qu'il reviendrait de prendre en charge le sens de effet, comment concevoir qu'une justification
l'existence. Dans cette perspective, la prétention à puisse dépendre du rapport à un sujet singulier ?
l'objectivité appartiendrait exclusivement au point Comment imaginer qu'une justification soit sen­
de vue extérieur, tandis que la volonté serait seule sible aux événements ultérieurs et puisse être cor­
habilitée à donner un sens à la vie, un sens rivé au roborée ou infirmée selon le tour que prennent ces
point de vue, dit de première personne, de événements? Comment parler de justification, si
l'individu lui-même (O. Wiggins, « Vérité, inven­ celle-ci n'est pas indépendante du moment tempo­
tion et le sens de la vie», in Needs, Values, Truth, rel où l'on se trouve? Tous ces traits nous entraî­
Oxford, Blackwell, 3' éd, 1997, trad. in R. Ogien nent vers une conception de la justification au
éd., Le Réalisme moral, Paris, PUF, 1998). fond assez éloignée de ce que nous appelons ordi­
nairement une justification. Car une justification,
Donner sens à la vie humaine stricto sensu, est non relative au sujet, non dépen­
Je voudrais défendre une définition du sens de dante des événements ultérieurs, non soumise à
la vie qui ait trait à la texture même de la justifica­ modifications selon le moment de sa vie où l'on se
tion dans l'existence (il ne peut donc s'agir d'une trouve. Avec la justification existentielle, nous
justification qui consiste à exhiber une condition sommes bien en présence d'une justification mais
du type: « c'est justifié parce que x existe»). C'est d'une justification décalée, en porte-à-faux, pour­
d'une certaine façon la réponse d'inspiration rait-on dire.
grecque que j'annonçai plus haut. Une réponse Je voudrais montrer qu'on ne peut pas faire
grecque à la question en partie moderne du sens beaucoup mieux que proposer ce type de justifica­
de la vie. La réflexion que nous menons sur notre tions décalées, du moins en matière de raisonne­
vie est soumise à des contraintes qui résultent de ment sur la vie humaine. L'exigence de rationalité
traits généraux de la condition humaine. Les traits doit demeurer entière, mais lorsque la rationalité
particuliers que présentent les justifications exis­ s'applique à la vie, il me semble qu'il ne pourra
tentielles me paraissent expliquer en grande partie s'agir jamais que d'une rationalité « à côté» de la
la conscience du sentiment d'absurdité, et sa per­ rationalité classique. Ce sont précisément ces justi­
sistance à l'arrière-fond de notre esprit. Ces traits fications décalées, les seules dont nous disposions,
nous donnent l'expérience la plus concrète des qui à la fois expriment notre engagement profond
limites de l'humain en matière de justification envers la rationalité et nous condamnent, dans
appliquée à l'existence humaine. l'exercice même de cette rationalité, à un inévi­
Ces traits propres à la condition humaine, je table décalage. Cela signifie qu'au cœur même de
voudrais les appeler des invariants de la vie la réflexion la plus éclairée sur la vie humaine
humaine. Ils me paraissent valoir pour toute cul­ nous continuons toujours quelque peu de perce­
ture où il existe un sens minimal de l'individualité voir notre condition au travers d'une expérience
et où les personnes ont un engagement réel à d'absurdité.
l'égard de la rationalité, du moins dans le rapport En un mot. En matière de justifications relati­
qu'elles ont à elles-mêmes. ves à l'existence humaine, nous devons maintenir
Quels sont les traits majeurs qui sont présents nos engagements de rationalité, mais nous devons
dans les raisons et justifications qui s'efforcent de admettre aussi la fragilité des raisons. Les raisons
donner un sens à la vie humaine? Un premier existentielles sont soumises à des conditions très
trait est le rapport au sujet. Toute réflexion sur particulières, mais malgré ces conditions spécifi­
l'existence, même si elle ne se définit pas seulement ques, elles n'en demeurent pas moins des justifica­
en termes d'attitude ou de choix, n'en reste pas tions. L'analyse détaillée des contraintes formelles
moins toujours la réflexion d'un sujet. Par ailleurs, auxquelles est soumis ce travail de justification
autre trait distinctif, la réflexion sur les raisons qui nous permettra de comprendre la réponse socra­
expliquent les décisions et les engagements graves tique: une vie sans examen ne vaut pas la peine
de nos existences ne s'achève pas avec la prise de d'être vécue, tout en rendant celle-ci compatible
décision. Ces justifications deviennent parfois mal­ avec cette tenace impression d'absurdité liée aux
léables en fonction des événements ultérieurs. limites mêmes de la condition humaine.
Enfin, nos justification existentielles sont étroite­
ment liées au temps. Elles sont bornées par un Rationalité de l'existence et limites de l'humain
horizon de mortalité qui caractérise notre condi­ J'ai essayé de montrer combien l'expérience de
tion. Elles sont de qualité différente au fur et à l'absurdité était étroitement dépendante des traits
mesure qu'on avance dans l'existence. Le poids du particuliers des justifications appliquées à l'exis­
passé pèse de plus en plus sur elle. tence. Elle dépend en partie de ces traits que j'ai
2037 VIEILLESSE

évoqués plus haut : la relativité à l'agent et le rôle Nicomaque 1105 a 31, 1099 b 18-25; De l'âme,
des événements. Ces traits remettent en cause la 417 b 18-26. Voir Politique, 1323 b 24-29). Pareille
définition traditionnelle de la justification. Dans expérience des limites de la rationalité enracinée
leur version orthodoxe, les justifications sont en au cœur de la réflexion sur l'humain est tout ce
effet impersonnelles et strictement non dépendan­ que nous avons pour réfléchir à nos vies, mais
tes des événements ultérieurs. Mais l'incertitude, c'est déjà beaucoup.
dont les justifications sont affectées quand elles se
rapportent à la vie humaine, crée assez de vacilla­ � ARENDT H., Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974;
tion pour que toute réflexion sur l'existence soit La Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy,
marquée inévitablement d'un caractère de quasi 1961. - CAMUS A., Le Mythe de Sisyphe, Paris, Galli­
incertitude. Cela ne compromet aucunement leur mard, 1999. - FLANAGAN O., Self Expression. Md,
objectivité, comme j'ai essayé de le montrer, mais Morais and the Meaning of Life, Oxford, Oxford Univer­
cela prépare les éléments d'une expérience de l'ab­ sity Press, 1994. - HARE R., A pp lications of Moral Philo­
sophy, Londres, Macmillan, 1972. - JASPERS K.,
surdité comme élément constitutif de la réflexion Nietzsche. Introduction à sa philosophie (1936), Paris, Gal­
sur l'existence. limard, 1950. - KIRKEGAARD S., Ou bien..• ou bien
Il y a, dans cette expérience obstinée d'un (1843), Paris, Gallimard, 1943, 1995. - NAGEL T., Ques­
maintien nécessaire de l'absurdité au sein même de tions mortelles (1975), Paris, PUF, 1985; Qu'est-ce que tout
la rationalité, du moins, et exclusivement, quand cela signifie ? (1987), Nîmes, Éditions de !'Éclat, 1993. -
celle-ci est appliquée à l'existence, une conscience NIETZSCHE F., Volonté de puissance, Paris, Gallimard,
persistante des limites de l'humain. 1935. - NOZICK R., Phi/osophical Explanations, Oxford,
Oxford University Press, 1981 ; Méditations sur la vie
Dans l'Antiquité, la réflexion sur la vie (1989), Paris, Odile Jacob, 1995. - SARTRE J.-P., L'Étre
humaine était surtout soucieuse de dégager les et le Néant (1943), Paris, Gallimard, 1992. - SCHO­
principes rationnels de la vie, capables d'inspirer PENHAUER A., Le lvfonde comme volonté et représentation
des actions conformes à la rationalité, ressource de (1819), Paris, PUF, 1966. - TAYLOR C., The Expiation of
détachement à soi. La réflexion a aujourd'hui un Behaviour, Londres, Routledge & Kegan, 1964.
statut différent. La matière de vie, si l'on peut WILLIAMS B., La Fortune morale, Paris, PUF, 1994.
dire, sur laquelle elle s'exerce ne relève plus que Monique CANTO-SPERRER
rarement de la vie politique et contemplative. Elle
porte plutôt sur la vie privée, non sociale, non --+ Antiquité . Justification ; Mal. finitude, temporalité ; Sub­
jectivisme moral.
héroïque. Par ailleurs, notre connaissance de nous­
mêmes n'est plus seulement guidée par l'exigence
de séparer les passions, la raison et l'affectivité;
l'introspection psychothérapique ou psychanaly­ VIEILLESSE
tique nous rend surtout sensible aux déplacements, Problèmes éthiques et personnes âgées
transferts de sens, figurations incessantes entre les
parties du psychisme. En matière d'exemplarité Le vieillissement individuel est une part de
des vies humaines, !'Antiquité disposait de quel­ l'aventure humaine qui soulève les questions fon­
ques descriptions canoniques, mais notre réflexion damentales de l'existence. Confronté à sa finitude,
sur nous-mêmes, après plusieurs siècles de littéra­ l'homme âgé réinterprète sa présence au monde.
ture, s'est trouvée nourrie de formes de vie multi­ Dans cette histoire il n'est pas isolé mais reste
ples empruntées à toutes les époques et à toutes les étroitement solidaire du groupe culturel, social et
cultures. L'intelligibilité de nos vies ne dépend pas familial auquel il se rattache. Toute société
de l'adhésion à des mythes et autres significations attribue, implicitement ou explicitement, un rôle à
collectives, mais à une élaboration individuelle; ses anciens et organise des réponses aux besoins
elle n'est pas façonnée en fonction d'une hié­ des plus faibles, en particulier les grands vieillards
rarchie d'activités humaines, au sommet desquelles dépendants.
se trouve la contemplation.
Une vie sans examen ne vaut pas la peine Fin de vie et quête de sens
d'être vécue, disait Socrate. Pour mener un tel De prime abord, on peut s'étonner du
examen, il recommandait la philosophie. Aujour­ modeste intérêt accordé aux problèmes des per­
d'hui, la réflexion sur l'existence requiert la philo­ sonnes âgées dans les débats éthiques, par ailleurs
sophie non comme une forteresse contre la vie ou au goût du jour. Ces débats n'ignorent certes pas
une sagesse à bon compte, mais comme une forme les données particulières aux groupes vulnérables,
à imprimer dans la vie. Elle est une condition, notamment les difficultés du consentement chez
parmi d'autres sans doute, de la réflexion sur les sujets incapables. Cependant, les aspects liés
l'existence. Dans les cas les plus heureux, elle faci­ au grand âge : isolement sociofamilial, ressources
lité l'intégration des résultats de la réflexion dans financières, mode d'hébergement et dépendance,
sa propre vie. Il n'est pas sûr qu'elle calme les pas­ font rarement, dans ce cadre, l'objet d'un travail
sions ou rende la vie meilleure, mais elle contribue d'approfondissement.
à développer la capacité en l'homme d'un agir Conclusion souhaitée de toute vie heureuse
autonome lié à la rationalité (Aristote, Éthique à (vieillir est encore la seule alternative à mourir

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