Vous êtes sur la page 1sur 7

φ

TG

(SEQUENCE I : « LA MORALE »)

Séance : Le bonheur

Puis-je être heureux ?

En effet, la question se pose car le mot bonheur suggère par son étymologie latine de
bonum augurium, le « bon augure », l’idée de chance, de bonne tournure des événements, de
hasard favorable comme s’il ne dépendait pas de nous d’être heureux. Il suffit pour s’en
convaincre d’entendre l’homme se plaindre du malheur qui lui « est tombé dessus », alors
qu’il ne l’attendait pas. Pourtant, le bonheur apparaît aussi comme étant le résultat d’une
démarche volontaire et réfléchie dans laquelle la raison semble intervenir ; bien des
situations de bonheur visible sont le résultat d’attitudes élaborées et voulues par l’individu,
« il a le bonheur d’avoir un bon travail » s’entend-on dire mais on oublie les heures d’études
et les sacrifices préalables qui ont permis son élaboration et l’apparition de cet état. Si la
question fondamentale que pose le bonheur est celle de la part qu’il comporte de faveur
extérieure que d’aucuns nommeront divine ou fortuite, il y a aussi dans la notion de bonheur
l’idée de l’expérience vécue de quelque chose d’exceptionnelle au sens large du terme et, du
coup, l’idée d’une faisabilité qui dépend de moi. Seulement, puis-je impulser cet état ? Le
problème qui se pose finalement à travers cette question est celui de savoir si le petit moi
humain peut arriver à réaliser par lui-même une notion dont il est le seul à imaginer son
possible dans l’aléa indéfini des instants. Que serait-ce d’être heureux ?

Le bonheur est-il réalité ? Ai-je une influence sur l’ordre qui l’agence ? En quoi
puis-je être heureux ? (ou ne m’illusionne-je pas ?)

Tout d’abord, il est frappant de constater à quel point le bonheur est difficile à
définir, « par malheur, nous dit Kant dans ses Fondements de la métaphysique des
mœurs, le concept du bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a
tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et
cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments
qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire
qu’ils doivent être empruntés à l’expérience », et Kant continuer de dire que l’homme qui
veut telle chose ou telle autre n’est jamais assuré d’avance que celle-ci lui procura, au final,
le bonheur. « Bref, (l’homme) est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après
quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait
l’omniscience » ajoute-t-il plus loin. Toutefois, si l’on n’est pas assuré d’atteindre le bonheur
selon un principe définitif, valable pour tous de la même manière, chacun, cependant, le vise
selon des critères qui lui sont propres et qui doivent lui permettre d’y accéder, qui « un
régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve, etc. toutes choses qui, selon les
enseignements de l’expérience contribuent en thèse générale pour la plus grande part au
bien-être » (ibidem). Par conséquent, « le problème qui consiste à déterminer d’une façon

©hkhouani
sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème
tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens
strict du mot, de faire ce qui rend heureux parce que le bonheur est un idéal, non de la
raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on
attendrait vraiment qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité
d’une série de conséquences en réalité infinie. » (ibidem). Ce qui ressort clairement de ce qui
vient d’être dit du bonheur c’est qu’une part nous en revient et qu’une autre nous est imposée
par le sort.

Le bonheur est donc affaire de chance car sa relation à l’extériorité est fondamentale,
on aurait beau avoir toutes les peines du monde à vouloir être heureux, on ne le serait pas si
les éléments extérieurs ne le permettaient pas. Il est lié au hasard comme le montre le sens
étymologique arabe (azhar) du terme qui se rattache à l’idée d’une tournure favorable des
choses de la vie, une « bonne fortune ». Ce qui revient à peu près à dire que « le hasard a
bien fait les choses ». Il est évident ici que ce qui arrive ne dépend pas de moi, en tout cas
pour une large part, celle de sa réalisation. Il semble que j’en soi moins l’acteur actif qu’un
acteur passif, héritant de quelque chose que je ne contrôlais pas. Ainsi donc, une part de la
fortune m’échappe, elle reste en dehors de toute maîtrise possible, c’est là le sens même de
l’étymologie du mot montré dès l’introduction : le bonheur c’était dans l’antiquité le destin
propice distribué par les nymphes, les heurs, symboles de la divinité incarnée qui agissent
favorablement ou défavorablement sur le destin des hommes, distribuant le bon présage ici
ou l’indifférence là, ce qui poussait les pieux dans les temples, pour faire référence à
Aristophane. C’est aujourd’hui, de façon générale, l’heure qui est bonne, qui est chanceuse,
qui rend heureux celui qui la traverse, quand le malheur est au contraire l’heure du mal, une
période de déveine, de difficultés, de souffrance, une sorte de gouffre que rend l’adage « je
suis au fond ». Le porte-bonheur est, chez le superstitieux, voué à préserver de ce malheur, à
préserver et rétablir une temporalité positive et bienveillante, la preuve extrême de
l’impuissance humaine sur ce qui serait au-delà de ses moyens.

Lorsque j’avance « au petit bonheur la chance », je m’en remets aux mains du divin
ou du hasard pour le choix de la réalisation de ma vie et compte sur sa bienveillance pour me
protéger du malheur. Cette chance qui entre en jeu dans le bonheur, c’est par exemple pour
beaucoup avoir des moyens de vivre confortablement, avoir une famille aimante et unie,
avoir une certaine santé. Mais comment connaître la juste mesure qui revient à chacun pour
produire ce bien-être ? Le bonheur est « un état subjectif, bien sûr relatif évidemment, dont
on peut contester jusqu’à l’existence. Mais qui a connu le malheur n’a plus de ces naïvetés et
sait, au moins par différence, que le bonheur aussi existe » André Comte-Sponville,
Dictionnaire philosophique. Tout ceci montre en partie en quoi, pour la majorité des
hommes, le bonheur réside : une fortune favorable, un travail, de l’argent, la santé, une
famille, une vie sentimentale réussie. Il ne réside jamais dans un seul de ces domaines, avoir
seulement de l’argent mais pas de santé produit du malheur en tout cas pas le bonheur. Il est
donc toujours dans une mesure moyenne où entre en jeu la composition de plusieurs
éléments, il faut la santé mais pas seulement, de l’argent, un travail. Sauf en ce qui concerne
l’amour, il semble qu’un être aimant et pleinement aimé suffise à faire vivre le bonheur, c’est
ce que montre Epicure : malade, vivant de façon frugale, il se souvient malgré tout de ses
amitiés, ce qui produit en lui l’absence de trouble. Ou encore je vis heureux parce que l’être
aimé est là et cela suffit à être heureux, comme le chante Aznavour dans La bohème,
pourquoi ? Parce que l’amour s’accommoderait d’autre chose que de la simple platitude du
bonheur. En effet, la passion amoureuse se jouerait toujours sur un mode tragique, comme le

©hkhouani
montre Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Majnûn et Laïla pour ne parler que d’eux. Il n’y
aurait pas d’amour plat pourrait-on dire avec Aragon. On pourrait aussi penser à l’amour des
mystiques comme celui de Sainte Thérèse d’Avila, Sainte Thérèse de Lisieux. Le bonheur
est donc clairement une affaire privée, où la mesure personnelle est requise.

Et s’il est vrai que le bonheur est une affaire personnelle, c’est une affaire qui n’est
pas aussi différente pour les uns et les autres, il repose bien sur une substance, même si elle
est laissée à l’appréciation de chacun, car sinon comment chercherait-on quelque chose dont
nous ne connaîtrions pas l’existence ? Par conséquent, les conditions extérieures du bonheur
ne sont donc pas à elles seules déterminantes, comme l’a parfaitement montré l’exemple sur
l’amour. Le bonheur est bien plutôt un équilibre entre une aptitude intérieure au
contentement et une certaine forme de chance qui vient de l’extérieur. C’est là la part qui
nous incombe et sur laquelle je peux agir, ce qui « dépend de moi » dira Epictète. Ce que je
puis faire pour mesurer la vie, comprendre ce que je suis afin d’être en mesure d’attendre
d’elle ce qu’elle est véritablement, pour ne pas la subir comme si elle devrait être ceci plutôt
que cela mais bien plutôt qu’elle soit partie intégrante de moi-même, ce par quoi je suis
existant. Cette chose est la prudence au sens aristotélicien du terme, la phronésis, c’est-à-
dire la sagesse pratique qui me permet de me confronter à la contingence. C’est la sagesse du
bonheur de l’existant, entendez par là le sujet humain.

La pensée commune tend à gommer la part qui revient à la vertu, l’agir moral, la
pensée agissante, bref l’action raisonnée c’est-à-dire l’effort personnel, le courage dont doit
faire preuve l’individu pour maintenir son état heureux. Ce qu’entreprend la philosophie de
l’antiquité c’est d’atteindre le bonheur par l’effort personnel. Le sage est celui qui, plus que
n’importe qui, est à l’abri du malheur, celui qui est toujours heureux et cela quoi qu’il arrive
parce qu’il est centré sur lui-même, cela le met à l’abri de ce qui serait pour la plupart des
hommes un malheur. Il sait apprécier tous les plaisirs de la vie et tous les instants de
bonheur. Jamais donc il ne gâcherait son bonheur domestique, conjugal et familial comme
tant de personnes s’acharnent volontairement à le faire. Bien entendu, comme tous les autres
hommes une part de la vie du sage est due à la chance et aux avatars de la vie, mais cette part
n’est pas subie mais acceptée et mis à profit au mieux par le sage, et ce qui est une fatalité
pour le commun des mortels est pour lui le moyen de se mettre à l’épreuve, de
s’appréhender, de se transcender littéralement, il faut se changer soi-même plutôt que le
monde. « Il est manifeste, constate Aristote dans l’ Ethique à Nicomaque, que si nous
suivions les changements de fortune, nous serions obligés de déclarer souvent qu’un individu
est tantôt heureux, tantôt infortuné, faisant de l’homme heureux je ne sais quel caméléon ou
une espèce de construction délabrée et branlante. Certes il est tout à fait insensé de s’attacher
à cette fortune changeante car ce n’est pas d’elle que dépend le bonheur ou le malheur ;
néanmoins la vie humaine est tissée de vicissitudes, comme nous l’avons dit, mais ce sont les
activités de l’homme conformes à la vertu qui disposent souverainement du bonheur […].
Aucun des actes de l’homme ne présente une sûreté comparable à celle des activités
conformes à la vertu, qui, de l’avis commun, l’emportent en stabilité […]. Cet avantage que
nous recherchons, la constance, l’homme heureux la trouvera et il demeurera heureux sa vie
durant ; car sans cesse, ou le plus souvent possible, il exécutera et contemplera ce qui est
conforme à la vertu et on verra du moins l’homme vraiment bon, irréprochable et parfait
comme le carré faire bonne figure aux coups du sort et en toutes circonstances les supporter
en restant dans la note juste. […] la fortune resplendit lorsqu’un sage supporte d’un front
serein bien des infortunes graves, non par insensibilité mais par générosité et par grandeur
d’âme. Mais s’il est vrai que l’activité domine souverainement notre vie […] aucun être

©hkhouani
heureux (aucun sage) ne deviendra misérable car jamais il n’accomplira d’actes odieux et
vils. En effet, l’homme véritablement bon et conscient, pensons-nous, fait bon visage à tous
les coups du sort et, en toutes circonstances, il saura tirer des évènements le meilleur parti
possible […] il n’est ni un caméléon ni une girouette. Il ne sera pas facile de le déloger du
bonheur, les infortunes communes ni suffiront pas : il faudra pour cela de grands et multiples
malheurs, à la suite desquels il aura besoin de temps pour retrouver le bonheur ; s’il y arrive,
ce ne sera qu’au bout d’une longue période, et après avoir obtenu de grandes et belles
satisfactions. » Autrement dit, le bonheur pour un philosophe de l’antiquité s’acquiert par la
pratique d’un art de vivre, une éthique qui lui pose une fin à atteindre : celle de la réalisation
immédiate, selon les principes posés par la raison. Cependant que le sage doit tout de même
bénéficier d’une certaine chance qui le maintienne dans une acceptabilité au-delà de laquelle
il ne pourrait se maintenir dans son état « heureux ». Mais là où le commun cède, tangue au
moindre vacillement de la vie, lui résiste car bien que toucher par le sort il reste heureux
tandis que l’autre se fait malheureux. Il est tel « le roseau qui se courbe mais ne se brise
jamais », pourrions-nous ajouter avec le Mathnavi de Roumi ou les Pensées de Pascal. Le
sage est celui qui se met le plus possible à l’abri des coups du sort par sa pratique morale,
bien qu’il ne soit pas complètement inaccessible au malheur. Il a donc besoin lui aussi que
les circonstances dans lesquelles il vit ne lui soient pas toujours et complètement contraire,
mais leur degré de tolérance est néanmoins plus large, au-delà duquel aucun être ne peut se
maintenir. Une telle continuité dans les épreuves est cependant très rare et c’est pourquoi le
sage est si souvent et si complètement heureux, parce qu’il fait toujours bon usage de ce que
la vie lui donne à vivre. Comme le dit Aristote, il sait « tirer des évènements le meilleur parti
possible », en ce sens où il ne flanche pas dans les finalités qu’il s’est posées en toute raison.
La question qui se pose dorénavant est : qu’est-ce d’être vraiment heureux ?

Un premier moment nous a permis de saisir les présupposés du bonheur, une part
extérieure qui ne dépend pas de moi ; en même temps qu’il me contraint à la transcendance,
sinon l’homme sera heureux ou malheureux selon l’entier aléa de la vie, comme l’a montré
notre référence à Aristote. Interrogeons-nous maintenant sur le fait de savoir ce qu’est ou
doit être le bonheur pour être réalisé par l’homme. Si j’attends ce que je ne peux atteindre
alors le bonheur n’est pas réalisable, ou bien encore a peu de chance de se réaliser. De même
que bien des hommes « ont tout pour être heureux » et ne le sont pourtant pas. Sur quel
principe alors repose le bonheur ? Nous pouvons dès à présent tenter de répondre en
fonction de ce que nous avons vu précédemment, que le bonheur est médiatisé par la vertu.
Epicure nous apprend que le bonheur est le but de toute vie. Partant, la philosophie ne doit
avoir d’autre fonction que de me permettre d’élaborer un mode de connaissance qui me fasse
accéder au bonheur. Elle est ce qui me fait connaître mon corps, mon âme, la vie humaine et
ce que je suis en droit d’attendre et ce sur quoi je peux agir véritablement ; pour Epicure le
plaisir car il est « le commencement et la fin de la vie bienheureuse » (Lettre à Ménécée).
Tout ce que fait l’homme il le fait en visant le plaisir ; seulement tous les plaisirs ne sont pas
bons à prendre, certaines douleurs immédiates sont préférables au plaisir apparent, celui qui
ne permet pas d’atteindre le bonheur à terme. Se laisser aller à tous les plaisirs, sans en
mesurer la contenance ni l’impact pour la vie future, est la preuve d’une non sagesse. Pour se
convaincre que le plaisir a pour fin le bonheur, il suffit de regarder a contrario l’impact de la
drogue et de l’alcool sur les hommes : Jack Kerouac, auteur clé de la « beat generation » par
exemple, y laissera la vie. La vertu vise donc le plaisir dépouillé de toute fausse imagination,
de toutes les peurs et de tous les plaisirs vains. Le plaisir est, selon Epicure, le bien suprême

©hkhouani
mais il doit être intelligemment cherché, c’est-à-dire que c’est à la raison d’en cerner et d’en
maintenir les fondements, non à l’impulsion. « C’est en lui (le plaisir) que nous trouvons tout
principe de tout choix et de tout refus, et c’est à lui que nous aboutissons en jugeant tout bien
d’après l’affection comme canon » (ibidem). La vertu n’a d’autre objet que le plaisir et
s’applique donc pour ce faire à tous les niveaux de l’existence : par exemple, si l’on veut
trouver le plaisir à se nourrir il ne faut pas manger sans faim, ni avec abondance. De même
pour la boisson, si l’on veut apprécier un grand vin encore faut-il ne pas en boire tous les
jours. Si le plaisir exige une certaine forme d’ascèse c’est à cause de cette dérégulation qu’il
subit chez l’homme en tant qu’il est la proie des passions et du désir. Le plaisir pur, rendu à
lui-même, dépouillé du désir et des fausses opinions venues de l’imagination, correspond à
l’épanouissement maximal du plaisir, et il est, en même temps, cette vertu que possède le
sage et que tout être humain recherche dès lors qu’il a compris en quoi consiste exactement
son attente du plaisir. La vertu n’aurait d’autre fin, selon notre philosophe, que celle de la
santé physique et psychique. Autrement dit, la paix de l’âme, l’absence de trouble, en grec
ataraxia, francisé ataraxie, ne repose sur aucun Souverain bien abstrait qu’est le Plaisir et la
maîtrise de soi, du plaisir et du désir. Pour Epicure, le bonheur ne peut être recherché que
dans la jouissance des biens de ce monde. Cette jouissance prise en elle-même comme
principe absolu de toute éthique et de toute pratique inclut sa propre régulation : on ne peut
pas chercher trop de plaisir car le trop est déjà un amoindrissement du plaisir. La vertu est
donc, pour Epicure, rien d’autre que la régulation d’une pratique intelligente du plaisir. Mais
dans ces conditions le bonheur est le principe de toute sagesse, soit ce bonheur qui n’a
d’autre fin que la fin immédiate de l’homme. Mais l’homme sage doit il être sage pour être
heureux ou est-il heureux parce qu’il est sage ?

La question se pose car Epicure fait le pari d’une forme matérialiste de l’existence,
les choses étant posées tant que je suis, la mort par exemple n’est rien car « quand je suis elle
n’est pas et quand elle est je ne suis plus » pourrions-nous résumer avec Anatole France,
selon quoi « la mort ne donne pas de souci » parce que nous ne la rencontrons jamais
véritablement, est-il résumé du Tétrapharmakos, le quadruple-remède d’Epicure. La seule
réalité ontologique étant du seul domaine de la matière, l’atome produisant corps et esprit
d’une telle forme. Mais Epicure tire de son ontologie des conséquences psychologiques,
nous pourrions faire le contraire et tirer de la psychologie des conséquences ontologiques et
métaphysiques. Par quoi, bien entendu, nous pouvons déjà lui objecter, sans grande peine,
que nous ne faisons en réalité que rencontrer la mort, nous la voyons chez les autres et chez
nous-mêmes, elle envahie notre existence comme son prolongement naturel. Nous la
côtoyons et même la pointons dans la visée de notre vie en devenir. Ce n’est que le terme qui
change, mais lorsque je vis et pense à la mort, je sais qu’il s’agit toujours de moi et non d’un
autre, elle me préoccupe autant que ma vie, d’une autre manière. De même, faire du plaisir le
début et la fin de toute attention humaine c’est, pour Platon, enchaîner l’âme à la seule
matérialité car il faut, au contraire, diminuer la fascination que le plaisir exerce sur l’âme
humaine et s’en libérer. Il faut concevoir le bien au-delà du plaisir « des saveurs, de ce qui
charme l’oreille, des émotions qu’une forme agréable donne à la vue » et, pour continuer de
pasticher à l’envers Athénée, disciple d’Epicure, « déraciner tout bien du plaisir du ventre »
car, si pour Epicure les jouissances du corps et de l’âme forment une unité foncière, pour
Platon il faut séparer l’un de l’autre, le corps étant la tombe de l’âme. La vérité du bonheur
est dans la fuite vers les idées, seule réalité capable de se faire réaliser l’homme. Toute vérité
possible, et donc par conséquent le bonheur, repose sur le monde intelligible et non sur la
matérialité simple qui n’est qu’un support d’emblée imparfait. Si la juste mesure concerne

©hkhouani
dans les deux cas, bien entendu, manger et boire sans outrance par exemple, entretenir
l’amitié et son foyer, la différence entre les deux est dans sa fin. La juste mesure est de
considérer avec justice le bien à atteindre. Par son corps, l’homme se maintient dans
l’illusion et l’opinion, il ne peut atteindre par ses sens que les apparences des choses, or leur
réel est au-delà de telle sorte que seule la raison peut y parvenir. Pour ce faire, il faut que
l’homme puisse s’abstraire de ce qui le maintient dans un rapport sensible aux choses, pour
réaliser une sorte de conversion du regard. Par ailleurs, l’idée de bonheur repose elle-même
sur une abstraction de la raison, le bien être du corps n’étant que comme conséquence de
l’archétype qui pose ma fin. En effet, je peux être en bonheur dans ce qu’est pour l’autre le
malheur, Saint Thérèse de Lisieux est pour ça un bon exemple : malade, terriblement
souffrante elle est éprise d’extase ; le corps souffre mais l’âme s’élève, sublimée. Nous
pourrions aussi citer Nietzsche qui lui, dans un autre domaine, fait du corps meurtri le média
d’une volonté qui se renforce en puissante. Tout ceci montre bien que le bonheur est une
idée, un objet de l’âme humaine avant d’être celui du corps. Alors, pour renforcer la
philosophie platonicienne nous pourrions presque conclure que l’idée de bonheur doit
s’élever au rang d’où elle vient : celui du règne de l’esprit.

Si le sage est imperturbable ou ne se laisse pas facilement perturber c’est parce qu’il
connaît les causes du trouble, il est maître de ses pensées et plus particulièrement de cette
partie du mental qui peut le conduire aux souffrances psychiques : l’imagination liée à la
conscience temporelle et existentielle. Il peut alors contempler la puissance de l’existence à
l’instar de Lucrèce qui contemple celle de l’océan déchaîné et qui se réjoui de ne pas être
dans le fracas de sa houle, l’instant est savourer hic et noc. Autant qu’Epictète ne se plaint
pas de sa condition : esclave, à son maître qui l’écrase de son poids sous la violence de ses
coups, il dira d’un ton calme « tu me brises la jambe » ; autant Socrate devant la mort restera
serein, indifférent au poison qui envahit le corps, la mort étreignant petit à petit chacun de
ses membres. Le sage n’a en effet aucun regret, n’a pas peur de l’avenir, ni ne craint la mort,
comme l’a montré Socrate. Il ne perd ni sa dignité ni sa maîtrise, tout comme il supporte les
difficultés là où les autres s’effondrent. Le sage possède une permanence qui fait qu’il suit la
ligne de conduite qu’il s’est donnée sans jamais déroger, contrairement à nous, les autres
hommes qui, comme le dit Montaigne « flottons entre divers avis » et « ne voulons rien
librement, rien absolument, rien constamment » (Essais). Le sage est le seul qui ne considère
pas le bonheur comme simple jouissance mais comme capacité à être libre car il ne dépend
pas des évènements, il définit les causes et s’y maintient selon ses principes. Voilà pourquoi
bonheur rime avec « moi », parce qu’il est le fruit d’une vie pleinement assumée, qui prend
en compte tant la contingence que là où il peut agir. Sa sagesse vient de ce quant-à-soi qui le
caractérise, il est centré sur lui-même car il place tous ses désirs dans son propre être. Alors
que chez la majorité des hommes le désir est entièrement tourné vers l’extérieur, posséder
ceci ou cela ou paraître de cette façon ou de celle-là, pour le sage ce qui est désirable avant
tout c’est la dignité propre, ce qui est en relation avec des causes ou des effets supérieurs, ce
qui fera abandonné, chez un disciple de Plotin, la charge de sénateur avec tous les avantages
sociaux que cela génère (in Porphyre, Vie de Plotin). Ce recentrage sur soi et sur ce qui
dépend de soi est le noyau de toute sagesse. Cela se traduit par une acceptation de la réalité,
dès lors que je n’attends rien des autres et que je n’ai mis aucun espoir dans les choses de les
voir se réaliser absolument, j’accueille la vie telle qu’elle se présente, et la joie de vivre
surgit, elle qui n’est rien d’autre que l’aptitude à savourer le présent tel qu’il est et non tel
qu’il devrait être, ce qui permet ainsi de s’installer dans un bonheur durable.

©hkhouani
Pour conclure, nous avons vu dans un premier temps que la notion de bonheur
contient deux dimensions, une reliée à la chance, au hasard du sort qui favorable ou
défavorable ; une autre à la production imaginaire qui doit permettre l’émergence du
bonheur. En ce cas on le voit bien, l’homme reste tributaire de la force que prend la vie, je
n’aime plus ce que je voulais hier, et ma fortune acquise ne me donne plus de bonheur.
Toutefois, notre réflexion nous a permis de voir, dans un second moment, qu’il pourra
malgré tout rester heureux dès l’instant où il aura compris le rôle fondamental qu’il joue dans
le bonheur. En effet, celui-ci n’est pas donné d’emblée mais le résultat d’une conception, au
départ abstraite, de la réalité, c’est pourquoi il reste lié au pouvoir de la raison. Il est d’abord
en relation fondamental avec l’engagement personnel que peut faire un individu. Autrement
dit, le bonheur est le jeu interprétatif que fait l’homme de la réalité existentielle, ce qu’il est à
même de concevoir, d’entreprendre, de subir et de transcender. Les conditions extérieurs du
bonheur ne sont jamais données de façon définitif, remises en question en permanence elles
s’inscrivent véritablement dans la dialectique héraclitéenne du « panta reï », du mouvement
permanent de toutes choses ; mais c’est l’esprit qui lui donne sa stabilité. Ainsi, à ce stade
de notre réflexion, à la question « puis-je être heureux ? », nous pouvons répondre que oui
parce que la notion est avant tout une conception humaine et une finalité que l’esprit peut
atteindre sur les événements à condition d’en élaborer volontairement tout le sens.

Bibliographie in « Philosophie, Terminal L, Es, S, éd. Belin 2012 » :

*Epictète p 414

*Kant p 418

*Freud p 421

Texte annexe : Schopenhauer, Le Monde …

©hkhouani

Vous aimerez peut-être aussi