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Faut-il aspirer au bonheur ?

Cette question apparaît d’abord comme une fausse question. Elle semble absurde car loin
de constituer un impératif, le bonheur fait l’objet d’une quête spontanée. Autrement dit, c’est tout
à fait naturellement que nous cherchons à être heureux. En e et, il s’agit peut-être même du but
plus ou moins avoué de toutes nos actions. Même le méchant pense que, d’une manière ou d’une
autre, sa méchanceté sert son bonheur, sinon il ne s’y adonnerait pas. Ainsi pourquoi présenter
comme un devoir ce que nous faisons toujours déjà ? En réalité, cette question devient pertinente
à partir du moment où on sonde justement la légitimité de cet idéal. Ce n’est pas parce que de
fait nous tendons au bonheur que de droit il constitue l’idéal le plus haut ou que sa recherche est
légitime. E ectivement, avant même de se mettre en quête de bonheur, encore faut-il s’assurer
qu’il y a bel et bien une réalité derrière ce concept ou que cette recherche n’entrave pas d’autres
considérations plus urgentes, en l’occurence des considérations morales. De plus, le bonheur est
ici présenté comme un but à atteindre, comme un terme qui viendrait couronner nos e orts. Or il
n’est pas dit qu’il s’agisse là de la juste manière de s’y rapporter. Ainsi se mettre en quête du
bonheur, n’est-ce pas déjà une manière de s’en séparer ? Le bonheur ne doit-il pas bien plutôt
être convoqué présentement, plutôt que repoussé à une échéance lointaine et conditionné à
l’obtention de certains biens ?

Il nous faut donc ici nous poser la question suivante : faut-il aspirer au bonheur ou
bien celui-ci constitue-t-il un idéal secondaire voire inconsistant ?

Pour y répondre, nous verrons tout d’abord que nous avons bel et bien le devoir de nous mettre
en quête du bonheur ; ensuite, nous verrons pourquoi cette quête est éminemment problématique
et doit être relayée par le souci de la vertu ; en n, nous verrons qu’au lieu de désirer être heureux,
il y a en réalité un bonheur pris au fait même de désirer.

Éléments à retenir :

- La distinction bonheur/plaisir (état durable/état éphémère de satisfaction)

- La distinction de fait/de droit (ce qui est/ce qui est légitime)

- le bonheur semble à la fois di cile à atteindre et di cile à concevoir.

I — Il faut non seulement aspirer au bonheur mais y oeuvrer.

« Le bonheur est beau à voir ; c'est le plus beau spectacle. Quoi de plus beau qu'un enfant?
Mais aussi il se met tout à ses jeux; il n'attend pas que l'on joue pour lui. Il est vrai que l'enfant
boudeur nous o re aussi l'autre visage, celui qui refuse toute joie; et heureusement l'enfant
oublie vite, mais chacun a pu connaître de grands enfants qui n'ont point cessé de bouder. Que
leurs raisons soient fortes, je le sais; il est toujours di cile d'être heureux; c'est un combat
contre beaucoup d'événements et contre beaucoup d'hommes; il se peut que l'on y soit vaincu;
il y a sans aucun doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que
l'apprenti stoïcien' ; mais c'est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant
d'avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c'est qu'il est impossible
que l'on soit heureux si l'on ne veut pas l'être; il faut donc vouloir son bonheur et le faire.

Ce que l'on n'a point assez dit, c'est que c'est un devoir aussi envers les autres que d'être
heureux. On dit bien qu'il n'y a d'aimé que celui qui est heureux ; mais on oublie que cette
récompense est juste et méritée (…). Aussi n'y a-t-il rien de plus profond dans l'amour que le
serment d'être heureux. Quoi de plus di cile à surmonter que l'ennui, la tristesse ou le malheur
de ceux que l'on aime? Tout homme et toute femme devraient penser continuellement à ceci
que le bonheur, j'entends celui que l'on conquiert pour soi, est l'o rande la plus belle et la plus
généreuse. »

Alain, Propos, 16 mars 1923, t. I, Gallimard, colt. «Bibliothèque de la Pléiade», 1956, p.


472-473.

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a) Le bonheur est un devoir envers soi-même.

Selon Alain, nous nous devons d’être heureux car le malheur constitue une paresse voire
une lâcheté. En e et, nous avons toutes les raisons d’être malheureux et le chagrin semble
constituer la pente naturelle de la psyché. Notre existence est encerclée par la maladie, la mort,
qu’elle soit la nôtre ou celle des autres, mais s’abandonner à ce chagrin relève justement d’une
facilité qui est moralement condamnable. Nous avons le devoir de nous hisser au-delà du
marasme des événements funestes et, à défaut d’en trouver, forger des raisons de se réjouir. A n
d’illustrer son propos et certainement pour montrer en quoi ce devoir n’a rien d’inatteignable,
Alain met en vis-à-vis deux gures antithétiques, le prince et l’enfant. Celui-ci est malheureux car
ce n’est que mollement, que passivement qu’il se rapporte au bonheur. Il demande qu’un bou on
vienne le divertir (et, en cela, s’en rend dépendant) mais il ne peut que rester hermétique à ses
bou onneries tant que ses dispositions à lui demeurent lasses. Au contraire, l’enfant incarne
paradoxalement une sagesse qui a valeur d’exemple. Celui-ci oeuvre constamment à son
bonheur. Il est doté de cette capacité inouïe de « muer en terrain de jeu le pire désert »1, et c’est
cette capacité que l’adulte doit s’e orcer de retrouver.

b) Le bonheur est aussi un devoir envers les autres.

Non seulement nous nous devons d’être heureux pour nous-mêmes, mais nous le devons
aussi aux autres, et ce, du fait du caractère contagieux des a ects. E ectivement, aux yeux
d’Alain, c’est notre porosité aux émotions des autres qui rend compte du charme des gens
heureux. S’ils sont tant appréciés, c’est que leur joie se di use et que leur bonheur devient le
nôtre. À l’inverse, l’individu malheureux répand sa tristesse, il accable les autres de son chagrin et
cette contagion est tout aussi blâmable moralement. Pour le dire très simplement, si je viens à
l’anniversaire d’un ami et que je déprime tout le monde avec mes jérémiades, c’est presque un
manque de courtoisie selon Alain.2

Transition : Mais poser le bonheur comme un devoir suppose que celui-ci dépende de nous, qu’il
soit en notre pouvoir de nous rendre heureux. Le devoir suppose un pouvoir et on ne saurait
commander à quelqu’un quelque chose qu’il n’est pas en moyen d’accomplir. Or s’il y a bien un
registre où la volonté peut se trouver défaite ou impuissante, c’est le registre a ectif. J’ai beau
chercher à mettre un terme à ma tristesse, ma volonté se heurte ici à ses limites. Par ailleurs, le
fait que le bonheur ne dépende pas de nous et que, de ce fait, elle ne puisse constituer un
impératif, est avalisé par la langue française comme allemande.3 Le bonheur semble donc
précaire et échapper à toute maîtrise. De plus, « bon » dans « bonheur » suggère l’idée d’un bien.
Mais de quelle nature est ce bien ? S’agit-il du plaisir ou du bien moral ? Le bonheur est-il la n la
plus haute que l’homme puisse se proposer, ou bien en est-il d’autres, comme la justice, ou la
liberté par exemple, qui le surpassent en valeur ou en dignité ?

1 Michel Leiris, dans sa préface aux Soleils bas de Georges Limbour.

2 Au passage, on peut y voir une critique de l’idée de bonheur individuel. Puisque nous sommes perméables aux
émotions des autres, on peut penser que tout bonheur est voué à se di user, et donc à devenir collectif. En d’autres
termes, le bonheur n'est pas par nature égoïste. Il constitue au contraire « l'o rande la plus belle » que nous puissions
faire aux autres.

3 En allemand comme en français, on reconnaît que le bonheur est avant tout une a aire de chance. Ainsi le terme
glücklich vient du terme das Glück qui désigne la chance. Quant au terme français « bonheur », il signi e en e et bon
heur, heur étant dérivé du latin augurium, qui signi e «  augure  », «  chance  ». Le bonheur semble donc précaire et
échapper à toute maîtrise. De plus, « bon » dans « bonheur » suggère l’idée d’un bien. Mais de quelle nature est ce bien
? S’agit-il du plaisir ou du bien moral ? Le bonheur est-il la n la plus haute que l’homme puisse se proposer, ou bien en
est-il d’autres, comme la justice, ou la liberté par exemple, qui le surpassent en valeur ou en dignité ?
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II — Il ne faut pas tant chercher être heureux qu’à se rendre digne du bonheur.

a) Tout bonheur qui n’a pas pour condition la vertu est un bonheur usurpé, illégitime.

« La morale n'est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment
nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur.
C'est seulement lorsque la religion s'y ajoute, qu'entre en nous l'espérance de participer un jour
au bonheur dans la mesure où nous avons essayé de n'en être pas indignes.

Quelqu'un est digne de posséder une chose ou un état, quand le fait qu'il la possède est
en harmonie avec le souverain bien. On peut maintenant voir facilement que tout ce qui nous
donne la dignité dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du
souverain bien la condition du reste ce qui appartient à l'état de la personne), à savoir la
condition de la participation au bonheur. Il suit donc de là qu'on ne doit jamais traiter la morale
en soi comme une doctrine du bonheur, c'est-à-dire comme une doctrine qui nous apprendrait
comment devenir heureux, car elle n'a exclusivement a aire qu'à la condition rationnelle
(conditio sine qua non) du bonheur et non à un moyen de l'obtenir. Mais quand elle a été
exposée complètement (elle qui impose simplement des devoirs et ne donne pas de règles à
des désirs intéressés), quand s'est éveillé le désir moral, qui se fonde sur une loi, de travailler au
souverain bien, le premier pas vers la religion a été fait, alors seulement cette doctrine morale
peut être appelée aussi doctrine du bonheur, parce que l'espoir d'obtenir ce bonheur ne
commence qu'avec la religion ».

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788), trad. F. Picavet, Éd. PUF, coll. Quadrige,

Dans ce texte, Kant a rme que le souci de notre bonheur ne peut jamais être prioritaire et
qu’avant de chercher à être heureux, il faut s’e orcer de se rendre vertueux (car c’est cette vertu
seule qui nous rend digne du bonheur).4 Pour Kant, on ne peut pas faire entrer le bonheur dans la
morale car si vous faites quelque chose de bien, ça doit être simplement par respect pour le
devoir, pour la règle morale et non parce que ça vous rend heureux ou que ça procure une
satisfaction quelconque. En e et, pour Kant, une action morale est nécessairement
désintéressée. Ainsi, si mon action a des conséquences positives mais qu’elle est faite parce
qu’elle me sert ou qu’elle me donne du plaisir, alors ce n’est pas une action morale. Tâchons de
prendre des exemples : si je donne de l’argent à un nécessiteux dans le but de me faire bien voir
de mon entourage ou avec l’idée qu’il devra me rendre plus que ce que je lui ai donné, alors mon
action est intéressée et n’est donc pas morale. De même, si je m’abstiens de voler un vélo laissé
là seulement par crainte de me faire surprendre ou non par respect pour la règle morale de
propriété, alors ce n’est pas une action morale puisque ce n’est pas mon respect pour cette règle
mais un a ect (en l’occurence, la peur) qui m’a poussé à agir.

Pourtant, pouvons-nous agir par simple respect pour la loi morale, par simple sens du
devoir ? Nous ne sommes pas des saints mais des êtres humains. C’est pourquoi Kant dit que
l’individu moral, alors même qu’il agit de manière désintéressée, a besoin d’espérer que sa vertu
s’accompagne de bonheur. En e et, puisque cette corrélation n’est jamais garantie dans cette vie
(il n’y a pas de rapport nécessaire entre vertu et bonheur, la preuve en est qu’on peut être très
vertueux et très malheureux, et inversement), on a besoin d’espérer que dans une vie ultérieure,
bonheur et vertu marchent d’un même pas, parce que c’est quand les deux sont réunis qu’on a
en n accès au Souverain Bien selon Kant.

4Ici, nous retrouvons la distinction entre « de fait » et « de droit ». Ce n’est pas parce que de fait des gens immoraux
semblent heureux que de droit il faut se détourner de la vertu au pro t du bonheur car leur bonheur est illégitime (ils ne
sont pas dignes de leur bonheur).
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b) Le bonheur est soit un concept vide soit contradictoire.

« Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout
homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce
que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du
concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être
empruntés à l'expérience, et que cependant, pour l'idée du bonheur, un tout absolu, un
maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire.
Or il est impossible qu'un être ni, si clairvoyant et en même temps si puissant qu'on le
suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ?
Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête  ! Veut-il
beaucoup de connaissances et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard
plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à
présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de
plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une
longue vie  ? Qui lui garantit que ce ne serait pas une longue sou rance  ? Veut-il du moins la
santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé
parfaite, etc.  ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque
principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela, il lui faudrait l'omniscience. »

Emmanuel Kant, Fondements de la m taphysique des mœurs, II.

Ce texte part d’un constat : chacun cherche à être heureux mais dès qu’il s’agit de dire ce
qui, au juste, est recherché, on trouve toujours le même embarras. En d’autres termes, alors
même que nous cherchons tous à être heureux, personne n’est en mesure de donner une
dé nition rigoureuse du bonheur. Il y a là quelque chose d’étrange : ne faudrait-il pas être sûr de
ce que l’on veut, plus précisément de la nature de ce que l’on veut, avant de le vouloir ? Donc
dans un premier temps on constate les di cultés partagées par le commun des hommes à
produire une dé nition rigoureuse du bonheur (alors même que tous s’accordent pour dire qu’ils
le pourchassent).

Mais admettons même qu’on s’e orce de lever cette insu sance et qu’on essaie de
dé nir le bonheur. Qu’est-ce que l’on constate ? Que toute dé nition du bonheur aboutit à une
contradiction. En d’autres termes, il y a toujours un revers de la médaille. On dit que le bonheur
réside dans la richesse mais la richesse attire les envieux. On dit alors que le bonheur est dans la
santé mais la santé pousse aux excès (statistiquement, on constate que ce sont surtout les
jeunes qui font des overdoses). On dit qu’il réside dans la connaissance mais celle-ci nous donne
à voir des choses que nous aurions préféré ignorer.5 C’est ce qui conduit Kant à a rmer que le
bonheur n’est pas un concept de la raison mais un concept issu de l’imagination.

Transition : On ne comprend pas bien quelle peut être la puissance d’aimantation de la vertu à
partir du moment où elle n’est plus articulée au bonheur (peut-on vraiment s’e orcer d’agir
moralement dès lors qu’on n’en tire pas la moindre satisfaction ?). Kant, qui voit le problème,
s’e orce d’articuler bonheur et vertu par le biais de l’espérance religieuse. Mais cela pose un
double problème : cela revient à dire à penser toute morale à l’intérieur d’un cadre religieux (pour
Kant, il ne peut y avoir d’athée vertueux), ce qui est éminemment discutable, puis cela revient à
condamner moralement le désir de bonheur, alors même que ce désir n’a vraisemblablement rien
de pathologique en lui-même.

5Ici, on peut prendre di érents exemples : depuis Copernic, on sait que la Terre n’est pas du tout au centre de l’univers,
et qu’elle n’est pas même au centre du système solaire. Il y a de quoi se sentir insigni ant… De même, Darwin nous
apprend que les espèces ne sont pas statiques mais qu’elles évoluent et que l’on peut donc mettre en évidence la
provenance animale de l’être humain. Ce rapprochement n’est pas des plus atteurs…

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III - Il y a un bonheur dans l’aspiration elle-même.

« Tant qu’on désire, on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur
ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le
cause. Ainsi cet état se su t à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une sorte de jouissance
qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! il perd
pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on
espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En e et, l'homme avide et borné, fait pour
tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il
désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en
quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modi e au gré de sa
passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux
yeux du possesseur; on ne se gure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce
qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce
monde le seul digne d'être habité et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être
existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. »

Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse (1761), partie VI

On dé nit communément le bonheur par l’obtention de ce que l’on désire. C’est pourquoi
on perçoit le désir comme malheureux. Si je désire quelque chose, c’est que je ne la possède
pas. Sinon je ne la désirerais pas. Ainsi le désir est du côté du manque, de la privation. Le
bonheur résiderait alors dans l’assouvissement de ce désir, c’est-à-dire lorsque le manque est
comblé. Mais ce que pointe Rousseau, c’est qu’il y a un bonheur dans le fait même de désirer.
Prenons l’exemple de deux ancés s’adonnant à une rêverie commune : ils se plaisent à imaginer
le jour de leur mariage (près d’un lac, un jour de beau temps, entouré de la famille et des amis les
plus chers, proférant à leur égard des paroles aimantes et élogieuses etc. Mais le jour J,
l’événement tourne au asco : il pleut, les discours s’apparentent davantage à des règlements de
compte qu’à des hommages, la robe de la mariée se déchire, la cérémonie prend un retard tel
que les plats arrivent froids etc…) Donc ce que nous apprend cet exemple, c’est que non
seulement le désir n’est pas malheureux parce qu’au contraire cette anticipation imaginative est la
source d’un vif plaisir pour les ancés mais elle est même plus heureuse que l’obtention de la
chose désirée. S’il fallait le ramasser d’une formule, il nous faudrait dire : il y a davantage de
bonheur dans l’aspiration que dans l’obtention. Dans cette perspective, on peut souligner la
puissance ornementale de l’imagination. Celle-ci est capable de faire les choses plus belles
qu’elles ne sont, de les parer de toutes sortes de splendeurs ou de merveilles qu’elles n’ont pas
réellement. En e et, dans l’imagination, chacun est roi, je peux m’imaginer grand prince,
scienti que reconnu etc… Le réel, en revanche, c’est ce qui résiste, ce qui déjoue nos attentes.

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Bonus :

Selon Adorno, il n’y a de bonheur que perdu. Dès lors, il ne faudrait pas aspirer au bonheur (ce qui
suppose qu’il est à venir) puisque de toute façon on ne peut jamais que le regretter. Il n’y aurait de
bonheur qu’au passé, qu’a posteriori.

« Il arrive au bonheur exactement ce qui arrive à la vérité : on ne la possède pas, on est
dedans. Le bonheur, en e et, c’est se sentir enveloppé, réminiscence de la sécurité éprouvée
dans le ventre maternel. C’est aussi la raison pour laquelle ceux qui sont heureux ne le savent
pas. Pour voir le bonheur, il faudrait en sortir : ce serait comme une naissance. Celui qui dit qu’il
est heureux ment et, en invoquant le bonheur, il pèche contre lui. Seul celui qui dit : j’étais
heureux, lui est dèle. La seule relation de la conscience au bonheur est la gratitude : c’est là que
réside son incomparable dignité. »

Theodor W. Adorno, Minima Moralia, §71

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« Des questions embarrassantes non négligeables se posent lorsque nous demandons ce


qui compte en dehors de la façon dont les gens ressentent «  de l’intérieur  » leur propre
expérience. Supposez qu’il existe une machine à expérience qui soit en mesure de vous faire
vivre n’importe quelle expérience que vous souhaitez. Des neuropsychologues excellant dans la
duperie pourraient stimuler votre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vous
êtes en train d’écrire un grand roman, de vous lier d’amitié, ou de lire un livre intéressant. Tout ce
temps-là, vous seriez en train de otter dans le réservoir, des électrodes xées à votre crâne.
Faudrait-il que vous branchiez cette machine à vie, établissant d’avance un programme des
expériences de votre existence ? Si vous craignez de manquer quelque expérience désirable, on
peut supposer que des entreprises commerciales ont fait des recherches approfondies sur la vie
de nombreuses autres personnes. Vous pouvez faire votre choix dans leur grande bibliothèque ou
dans leur menu d’expériences, choisissant les expériences de votre vie pour les deux ans à venir
par exemple. Après l’écoulement de ces deux années, vous aurez dix minutes, ou dix heures, en
dehors du réservoir pour choisir les expériences de vos deux prochaines années. Bien sûr, une
fois dans le réservoir vous ne saurez pas que vous y êtes ; vous penserez que tout arrive
véritablement. Vous brancheriez-vous ? »

Robert Nozick, Anarchie, État et utopie (1974), « La théorie de l’état de nature »

Ce qu’il faut retenir de cette expérience de pensée, c’est qu’alors même que l’on a dé ni
le bonheur comme un état de satisfaction maximal et durable, on voit à quel point cette dé nition
ne résiste pas à l’épreuve de l’expérience et même que cette dé nition semble charrier une thèse
réductionniste, pensant que l’humain se réduit à son cerveau et donc qu’on le rendra heureux en
lui administrant une charge massive de sérotonine. Cette ction nous laisse à penser que les
choses sont plus compliquées que ça. En e et, contre toute attente, on peut trouver toute une
série de raisons de ne pas se brancher :

- le bonheur est aventureux. Si la plani cation intégrale (par l’écriture d’un scénario idéal) permet
d’annuler l’imprévu, celui-ci est pourtant un élément essentiel de notre existence. Il semble que
le bonheur suppose la surprise.

- Le bonheur succède à un e ort. Je suis heureux lorsque j’ai obtenu quelque chose (que je
convoitais ardemment) à la sueur de mon front.

- Vérité > bonheur. On veut être heureux mais pas à n’importe quel prix. Nous ne voudrions pas
d’un bonheur illusoire ou dont on sait qu’il est factice.

- La fuite hors de la réalité n’est-elle pas moralement répréhensible ? La maturité n’implique-t-


elle pas d’intégrer le réel avec ce qu’il peut comporter de déception ou de frustration ?

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- Le bonheur, semble-t-il, est a aire de contraste. Il suppose son contraire. Autrement dit, il faut
avoir traversé la tristesse pour véritablement éprouver et savoir apprécier la joie. On pourrait
même aller jusqu’à dire qu’il n’y a de bonheur que « négatif », c’est-à-dire comme cessation de
la sou rance ou du déplaisir.

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